REMERCIEMENTS - ISLN
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REMERCIEMENTS
Tous nos remerciements vont Ă M. Hichem Hlioui, directeur de lâISLN, Ă M. Souheil Souilem, secrĂ©taire gĂ©nĂ©ral de lâISLN, ainsi quâĂ lâĂ©quipe technique de lâISLN, qui ont tous veillĂ© Ă la bonne organisation et au bon dĂ©roulement de notre journĂ©e dâĂ©tudes. Nos remerciements vont aussi Ă M. Mohamed Harmel, qui nous a honorĂ©s par sa prĂ©sence et sa participation enrichissante, malgrĂ© ses engagements ; aux collĂšgues intervenants, qui ont fait montre dâun grand sĂ©rieux et dâune vĂ©ritable maĂźtrise dans leurs communications ; Ă Mme Olfa Abdelli, qui a pris lâinitiative de lancer cette journĂ©e et dâen proposer le thĂšme ; aux collĂšgues et aux Ă©tudiants prĂ©sents qui, par leur participation aux discussions, ont contribuĂ© Ă la rĂ©ussite de notre journĂ©e.
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AVANT-PROPOS
A lâheure oĂč prolifĂšrent un peu partout dans le monde les tendances nationalistes et toutes sortes dâextrĂ©mismes, il est sans doute bien indiquĂ© dâorganiser une journĂ©e dâĂ©tudes autour du thĂšme de lâaltĂ©ritĂ© culturelle avec, comme axe de recherche la littĂ©rature maghrĂ©bine, laquelle reprĂ©sente sans contexte le meilleur terrain dâinvestigation pour rechercher des traces dâaltĂ©ritĂ© culturelle. En effet, câest une littĂ©rature Ă©crite en langue française, mais dont le contenu est dâexpression nord-africaine, ou maghrĂ©bine. A cause de la colonisation, les sociĂ©tĂ©s nord-africaines se sont retrouvĂ©es en contact direct avec la langue et la culture françaises, et la terre dâAfrique est devenue, par la force des choses, un espace oĂč deux univers culturels se rencontrent, se confrontent et sâenrichissent. La littĂ©rature qui naĂźt de cette confrontation ne peut que sâinscrire sur un fond de mĂ©tissage culturel et de dialogisme. Cette littĂ©rature, que lâon appelle maghrĂ©bine, rĂ©unit ainsi deux cultures en un seul style dâĂ©criture. MalgrĂ© leurs origines diverses et leurs grandes dissemblances, les auteurs maghrĂ©bins soulĂšvent gĂ©nĂ©ralement les mĂȘmes thĂšmes : rencontre des cultures ; rapports entre les Nord-Africains et la France, parfois conflictuels, parfois passionnĂ©s, mais souvent ambigus ; quĂȘte dâidentitĂ© ; dĂ©part ; voyage initiatique⊠La rencontre avec autrui pousse les auteurs maghrĂ©bins Ă sâinterroger sur leur propre identitĂ©, tout en portant un regard Ă la fois lucide et critique sur leur sociĂ©tĂ© dâorigine. Tous ces thĂšmes ont Ă©tĂ© Ă©voquĂ©s par les diffĂ©rents intervenants qui ont pris la parole au cours de notre journĂ©e dâĂ©tudes. A partir de La MĂ©moire tatouĂ©e et Amour bilingue dâAbdelkĂ©bir Khatibi, Chedlia Jedidi montre que
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lâentrecroisement de cultures diffĂ©rentes produit diverses rĂ©actions qui passent par le dialogue, le choc et le conflit. Et câest Ă travers ces rĂ©actions que lâauteur tente de dĂ©finir sa propre identitĂ©, mais il sâaperçoit que, pour sâaffirmer, il est nĂ©cessaire dâassimiler et mĂȘme de sâapproprier la langue et la culture de lâautre. Le thĂšme du dĂ©part et du voyage est prĂ©sent dans plusieurs Ă©crits maghrĂ©bins. A partir de lâensemble de lâĆuvre du mĂȘme AbdelkĂ©bir Khatibi, Olfa Abdelli montre que le dĂ©part Ă la rencontre de lâautre peut engendrer un dĂ©doublement de la personnalitĂ©, ce qui donne lieu Ă une double vie, une double Ă©criture et une double lecture. Mais dans son Ă©tude de Partir de Tahar Ben Jelloun, ZeĂŻneb Salaani montre que le dĂ©part pour la quĂȘte de lâautre reprĂ©sente en mĂȘme temps une quĂȘte de libertĂ©, qui est aussi une quĂȘte du texte, dâune nouvelle forme dâĂ©criture. Dans le mĂȘme sens, dans LĂ©on lâAfricain dâAmin Maalouf, Ă©tudiĂ© par Raouia Haddad, la quĂȘte de lâautre se transforme en quĂȘte dâun idĂ©al universel. En mĂȘme temps, le voyage est fondateur de lâĂ©criture littĂ©raire, et aussi dâune identitĂ© plurielle qui balaie le concept de racines et dâorigines. A partir de lâĂ©tude des nouvelles de Tahar Ben Jelloun, Syrine Bahri montre que le dialogue avec lâautre peut ĂȘtre purement littĂ©raire : les livres se font Ă©cho, aboutissant Ă des rĂ©cits universels, et donc Ă une culture universelle. Une culture universelle, câĂ©tait dĂ©jĂ le rĂȘve des souverains abbassides qui, au cours des VIIIĂšme et IXĂšme siĂšcles, sâĂ©taient attelĂ©s Ă la traduction de toutes sortes dâouvrages Ă©trangers, en quĂȘte dâun autre savoir. Dans son intervention, intitulĂ©e "Le mouvement de traduction Ă Bagdad : une reprĂ©sentation culturelle de lâaltĂ©ritĂ©", Amel Fatnassi montre que lâobjectif de ce mouvement de traduction Ă©tait la dĂ©couverte et lâassimilation de
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nouvelles cultures, et que la quĂȘte de lâautre faisait partie des principes les plus anciens de la culture arabo-musulmane. La dĂ©couverte dâune autre culture passe nĂ©cessairement par lâapprentissage de la langue de lâautre, et dans son intervention intitulĂ©e "LâinterfĂ©rence linguistique : le cas du calque français/arabe", Abdelatif Chkir montre que lâentrecroisement de cultures diffĂ©rentes donne toujours lieu Ă des emprunts rĂ©ciproques qui sâopĂšrent entre les deux langues dans lesquelles sâexpriment ces cultures. Ces emprunts contribuent ainsi Ă lâenrichissement des deux langues. Enfin, prĂ©sentant son premier roman, Sculpteur de masques, le jeune Ă©crivain tunisien Mohamed Harmel explique pourquoi il a choisi des personnages peaux-rouges et la culture amĂ©rindienne comme cadre pour son roman. Dans son intervention, Mohamed Harmel montre que, ce que lâon dĂ©signe par "notre identitĂ©", ne peut ĂȘtre quâune identitĂ© universelle, formĂ©e des divers fragments quâelle a appris sur les autres cultures, quelque Ă©loignĂ©es quâelles soient dans le temps et lâespace. Ils sont loin les temps oĂč la littĂ©rature maghrĂ©bine Ă©tait considĂ©rĂ©e comme un simple sursaut de nationalisme ou de lutte contre la colonisation française, les Ă©tudes prĂ©sentĂ©es au cours de cette journĂ©e montrent bien la richesse et le caractĂšre dâuniversalitĂ© de la littĂ©rature maghrĂ©bine moderne, qui peut dĂ©sormais ĂȘtre classĂ©e parmi les grandes littĂ©ratures universelles.
MOHAMED HABIB BEN SLIMANE
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Partance et altérité chez Abdelkébir Khatibi
Olfa ABDELLI
Introduction
« Sâen aller dans la fascination, Ă©pars dans lâunivers : tout voir et connaĂźtre, disparaĂźtre dâavance dans la notion de son voyage. [Il] aurai[t] Ă©tĂ© loin dans dâĂ©tranges pays et [il] aurai[t] tout aimĂ© dans cette partition en errance » (p. 91), une errance en se « dĂ©doublant ouvertement » (p. 85)⊠Lâextrait nomme une partance-quĂȘte qui se conçoit par le moyen de lâĂ©criture et de la lecture. Le livre est alors selon Khatibi « un commencement sans commencement, temps de lâĂ©criture, et dont le livre â ouvert ou pas â nâest quâune traversĂ©e, une sorte de halte, marquĂ©e, dĂ©marquĂ©e et emportĂ©e par lâĂ©criture⊠». La langue française, qui est sa langue dâĂ©criture, et celle oĂč il effectue un voyage en quittant Ă la fois sa langue maternelle et sa diglossie, « nâest pas la langue française : elle est toutes les langues internes et externes qui la font et la dĂ©font »1, et câest le voyage de la langue pour sâenrichir, et sâalimenter et se nourrir des diffĂ©rences.
I â La partance chez Khatibi
Partir, chez Khatibi, est dâores et dĂ©jĂ une traversĂ©e vers lâanamorphose, vers la transformation des espaces.
1 Abdelkébir Khatibi, Maghreb Pluriel, Editions Denoël, 1983.
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LâĂ©criture khatibienne est un processus de « bricolage littĂ©raire [qui] dĂ©place ce regard fascinĂ© sur soi, vers un choc de doubles, partis dâune illusion et comme entraĂźnĂ©s en une complexitĂ© gĂ©omĂ©trique â lâĂ©criture. » (p. 113) Cette complexitĂ© gĂ©omĂ©trique, celle de lâĂ©tude de lâespace et des plans traduit la complexitĂ© de lâĂ©criture oĂč la page devient un plan et un document topographique. Câest ici lâespace du « diversel » dans ce quâil y a de plus universel, puisque comme lâaffirme Khatibi, « lâunivers est notre demeure ». (p. 112)
On retrouve alors tout au long de ces textes la mĂ©taphore de la partance qui nous brosse le portrait dâun Khatibi « Ă©tranger professionnel », parce que Gharib (et gharib, ce seul mot en arabe, possĂšde « un double sens en majeur »1 français : Ă©trange et Ă©tranger) et « intellectuel colonisĂ©-dĂ©colonisĂ© » qui avoue :
« Voyages ou danse ? Mon errance chez tous ces peuples, dont je reprendrai un jour les interférences, face à face, interminable fascination dont je dénonce les signes, et quelle fable racontera mon mouvement ? Furtif échange, une fantaisie, une équation de visions qui me font flotter, à la croisée des différences, vers ma propre divination. » (p.102)
Aussi devant le salut à « lâamitiĂ© des livres » et « aux fraternitĂ©s littĂ©raires », le narrateur se nourrissait de la lecture des Ćuvres françaises et sâalimentait de romans et de poĂšmes arabes. Il Ă©crivait en français et « bifurquai[t] un moment vers le roman arabe moderne » pour Ă©crire ses premiers poĂšmes dans sa langue mĂšre.
1 Ibid. (p. 215)
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Double vie, double « je », jeu dĂ©doublĂ© : nombreux sont les signes du double qui permettent au personnage-personne de relever comme des signes⊠Ces signes sont ceux de sa destinĂ©e marquĂ©e par la partance et par le perpĂ©tuel dĂ©part vers dâautres lieux, mondes et cultures, vers une altĂ©ritĂ©, un autre diffĂ©rent et qui de par sa diffĂ©rence dĂ©finit et dĂ©termine lâidentitĂ© du « je » en lâenrichissant, la modifiant et dessinant davantage ses marques, celles de la diffĂ©rence.
La partance de notre sujet actant nâest pas seulement gĂ©omĂ©trique et gĂ©ographique. Il est Ă lâimage des siens et « aurai[t] appris par clin dâĆil, ficellement du corps, Ă lire dans un mort, et Ă©crire pour les survivants de [son] dĂ©racinement â sa gĂ©nĂ©ration â, rivĂ© Ă un double langage » (p. 46). Câest Ă la fois une partance-lecture, dĂ©part au moyen des livres, et une partance-Ă©criture, accomplie par le biais de la littĂ©rature.
IIâ La partance-lecture et lâautre texte (et lâaltĂ©ritĂ©)
Chez AbdelkĂ©bir Khatibi, on retrouve cette mĂȘme tendance Ă la rĂ©fĂ©rence et Ă lâĂ©vocation des arts et des lettres qui renvoient aussi bien aux origines maghrĂ©bines et Ă la littĂ©rature arabe, quâau monde occidental et aux littĂ©ratures et arts Ă©trangers. Dans La mĂ©moire tatouĂ©e, on relĂšve les rĂ©fĂ©rences suivantes :
- « La nymphe Calypso » qui, au risque dâarrĂȘter la quĂȘte et le voyage, promet lâimmortalitĂ© Ă Ulysse dans lâOdyssĂ©e, Ă©pisode qui a inspirĂ© un grand nombre d'Ćuvres littĂ©raires et artistiques au cours des siĂšcles. Le terme dĂ©signe alors un nom commun rĂ©fĂ©rant au rĂ©cit de voyage : « Ulysse » (p. 17), « le rĂ©cit premier de lâerrance ». Le Maroc fut
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ainsi chantĂ© par lâEurope⊠comme une contrĂ©e lointaine rĂȘvĂ©e dans lâĂ©clat du mythe »1.
- « le Coran » qui signifie lecture (« el qorâen » ; p. 18). - « Cosmos de Gombrowicz » (p. 21) qui nous fournit :
« [âŠ] des reprĂ©sentations de plus en plus claires (processus de
molairisation ?), avant de sâinstaller physiquement dans le monde rĂ©el. Gombrowicz y dĂ©crit Ă©galement des processus de capture de codes, nous Ă©clairant peut-ĂȘtre un peu mieux sur des phĂ©nomĂšnes aussi insensĂ©s que lâaccouplement pervers « dâune guĂȘpe et dâune orchidĂ©e. »2
- « la calligraphie » (p. 25). Le mot est formĂ© Ă partir des termes grecs « kallos », la beautĂ© et « graphein », Ă©crire. La calligraphie est donc lâart de la belle Ă©criture oĂč « la racine sâĂ©carte dâelle-mĂȘme pour vibrer dans le vent »3.
- « le poĂšte maudit » (p. 34) Ă©voquĂ© ici avec lâarticle dĂ©fini « le », nous installe dans la dĂ©termination qui permet Ă Khatibi de pointer du doigt ce poĂšte qui nâest autre que tous les autres Ă©crivains incompris dont la malĂ©diction littĂ©raire constitue une sorte de topique, voire un mythe.
- « MĂ©dor » lâinfidĂšle devenu par la force et lâusure du temps symbole de la fidĂ©litĂ©.
- « Tartarin » et son voyage vers lâAtlas : cette histoire inspirĂ©e Ă Daudet par les voyages de son cousin lors de son retour dâAfrique (p. 41).
1 Abdelkébir Khatibi, Maghreb Pluriel, Editions Denoël, 1983, p. 215. 2 http://gmpg.org/xfn/11 3 Abdelkébir Khatibi, Maghreb Pluriel, Editions Denoël, 1983, p 216.
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- « Delacroix » (p. 43) et la conception globale quâil offre de la crĂ©ation artistique, conception oĂč la philosophie esthĂ©tique cohabite et coopĂšre avec les diverses palettes de lâart pour conclure Ă la prĂ©Ă©minence de la peinture et la musique et ce comme chez « Cherkaoui », peintre marocain dont la technique « prend appui sur la culture populaire marocaine : tatouages. »1
- « Baudelaire » (p. 51) et le renouvellement des motifs poĂ©tiques, cet « Albatros » qui lâemporte sur « La charogne » au moyen de lâart et câest alors « Baudelaire de [sa] prĂ©fĂ©rence » .
- « la poĂ©sie bĂ©douine » de la tradition orale qui accompagne la vie quotidienne et qui Ă©voque le sable et l'immensitĂ© oĂč la voix du poĂšte et les mots profonds qu'il dĂ©clame sont une sublimation de cet univers bĂ©douin.
- « Imrou Al Qais et sa tendre incantation » ainsi que lâampleur de ses dĂ©sirs et ses longues litanies dĂ©voilant une profonde inspiration poĂ©tique (p. 53) et traduisant sa disparition dans « lâenvolĂ©e des rimes » ayant perdu sa bien-aimĂ©e dans le dĂ©sert, double partance !
- « Julien Sorel » (p. 54) : le parcours initiatique et sa fougue romantique ne sont autres quâun dĂ©part, une partance vers dâautres expĂ©riences et aventures qui seront dĂ©terminantes comme celles de « tout adolescent rencontrĂ© dans la littĂ©rature » (p. 54)
- « Jibrane » et Le ProphÚte en exil qui, encore sur le point de partir, nous livre des enseignements et des questions avec quelques réponses sur la vie et les thÚmes universels.
1 Ibid. p. 218.
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- « Zarathoustra », poĂšme philosophique de Nietzsche quâil prĂ©sente comme un « 5Ăšme Ă©vangile » oĂč il introduit des rĂ©flexions philosophiques sur la chose et son autre, sur la dualitĂ© du bien et du mal.
- « Cinna », « Le Cid », « Racine », « Curiace », « Horace » (p. 56) reprĂ©sentent des rĂ©fĂ©rences Ă la tragĂ©die, au thĂ©Ăątre oĂč figurent des personnages vouĂ©s Ă lâĂ©chec, au dĂ©chirement et au malheur.
- « Hugo » (p. 57), « Prévert » et la magie des mots. - « Marx » et son engagement (p/ 62). - « Sartre » et ses dualités : existentialisme et humanisme,
LâĂtre et le NĂ©ant (p. 67). - « Segalen » et son amour pour la navigation, le voyage et
la découverte. - « Laforgue » et son invention du vers libre, traduction de
son aspiration à la liberté. - « Mallarmé » et sa poésie nouvelle qui reflÚte le pouvoir
du verbe. - « Valéry » et ses profondes réflexions sur le monde. - « Eluard » (p. 71) et le dadaïste aux actions artistiques
engagées. - « le drame de Gurvitch » ou « la discontinuité sociale » (p.
75). - « Régis Debray ou des écrivains obscurs » et son
engagement politique et spirituel. - « Narcisse comblĂ© » et les voies de lâĂ©tablissement de
« soi » resté sans repÚres autres que ceux de son environnement.
- « Vian » (p. 78) et ses Ćuvres oĂč humour et mĂ©lancolie se mĂȘlent et se confondent.
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- « SĂ©nac » (p. 79), le rĂ©volutionnaire Ă la recherche de son identitĂ© profonde, lâidentitĂ© individuelle, personnelle et culturelle et sa volontĂ© de crĂ©er un monde de fraternitĂ©.
- « Kateb », son Ćuvre « Nedjma » et le monde mythique quâil cherche Ă peindre.
- « Chagall » (p. 80) peintre-poÚte yiddish. - « Hamlet » - « Antar » (p. 100) le poÚte arabe préislamique, sa
bravoure et son esprit chevaleresque, ce « barde arabe » qui « trancha mille tĂȘtes pour que sâenracinĂąt le dĂ©sir » (p. 100).
- « Les Mille et Une Nuits », ces contes arabes enchĂąssĂ©s et leurs personnages en miroir reflĂ©tant le monde persan et indien, transmis Ă lâEurope comme une Ćuvre de lâorientalisme. Contes en lien avec le voyage, vouĂ©s Ă la propagation qui nâest autre quâune partance dans le monde.
- « Le Livre des Chants » (p. 104).
Avec toutes ces lectures Khatibi semble sâincliner vers une thĂ©orie du Divers que Patrick Chamoiseau, hĂ©ritier de Glissant, dĂ©finit ainsi :
« DĂ©tester tout abandon. Tenter la mise Ă jour des influences actives. Garder cette posture-lĂ qui se veut crĂ©atrice. Se soustraire aux dominations demande une intelligence des accĂ©lĂ©rations, aller par lâintime faisant socle aux Ă©changes. Ni clos, ni ouvert, mais clos-et-ouvert, son moteur en soi-mĂȘme, toutes labiles rĂ©fĂ©rences construites par soi-mĂȘme dans ce vent des partages du Divers. »1 1 Patrick Chamoiseau , Ecrire en pays dominĂ©, Editions Gallimard, 1997, p. 342.
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Câest alors la « SentimenthĂšque » khatibienne. Outre toutes ces rĂ©fĂ©rences introduites dans le roman
autobiographique, rĂ©fĂ©rences qui nous rĂ©vĂšlent les lectures et la formation livresque de Khatibi, il faudrait sâarrĂȘter sur le titre de son livre autobiographique, qui est trĂšs rĂ©vĂ©lateur de la pertinence de cette mĂ©taphore de la partance et ce, en sâinscrivant dans les origines et les racines propres Ă lâauteur. Un auteur maghrĂ©bin marocain qui prend appui sur sa culture originelle comme pour souligner lâĂ©mergence de ses racines et la vibration des voix de son sol natal. Tout un contexte social et culturel nous est alors rĂ©vĂ©lĂ©. Ainsi lâimage du tatouage, porteuse dâ« une symbolique tribale : rites, guĂ©rison, marquage guerrier »1, sans oublier le fait que, selon Khatibi, « ce qui circule dans la trace du tatouage câest lâĂȘtre subtil du dĂ©sir »2 . La dĂ©couverte de la diffĂ©rence dans chacun des dĂ©parts fait vibrer ce tatouage et lui attribue « sa parole au corps ». Ainsi la lecture est lâautre nom de la partance, de ce voyage effectuĂ© dans lâespace des livres, dans lâespace du monde « scripturaire ».
Notre auteur maghrĂ©bin du « maghrib al aqsa », issu du Maroc, ce pays qui « se loge en un site rotatif, et quâainsi enchĂąssĂ© Ă la mer (au nord et Ă lâouest), le Maroc [qui] se trouve conduit au dĂ©sert par le sud et lâest [âŠ] » communique au lecteur le transport Ă©motionnel quâil vit, sa transe et la transmutation quâil effectue inlassablement dans des mouvements Ă©vasifs parfois dĂ©routants qui sont vĂ©cus et considĂ©rĂ©s comme une souffrance nĂ©cessaire et un vĂ©ritable enchantement. Ainsi, il dĂ©clare : « Je tatoue sur ton sexe ; Occident, le graphe de notre infidĂ©litĂ©, un feu au bout de chaque doigt. Point nodal, crac ! » (p. 105). « Ce point nodal » et ce mouvement rotatif rejoignent ici lâexpression 1 AbdelkĂ©bir Khatibi, Maghreb Pluriel, Editions DenoĂ«l, 1983, p 218. 2 Ibid.
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rĂ©currente et redondante dont use le narrateur dans le troisiĂšme chapitre du roman intitulĂ© « Ainsi Tourne la Culture », la « sainte culture » (p. 103), comme pour traduire davantage « la croisĂ©e des diffĂ©rences », « la vague ressemblance » (p. 41), le flottement « au dessus de lâunivers et de la langue » (p. 277) et ce, par le biais de lâĂ©criture Ă©galement.
IIIâ La partance-Ă©criture
« Ăcrire Ă©tait une maniĂšre de survivre au souvenir, de flotter dans le temps, feuille hasardeuse et trouble ». LâĂ©criture chez Khatibi nâest autre que lâacte de partir, un parcours permettant de dĂ©couvrir des lieux et des frontiĂšres et considĂ©rant les frontiĂšres comme garants de vie et de survie et dans ce sens il dĂ©clare : « Je suis moi-mĂȘme un Ă©tranger professionnel dans la mesure oĂč lâĂ©criture ne me prĂ©occupe maintenant que comme exercice dâaltĂ©ritĂ© cosmopolite, capable de parcourir les diffĂ©rences. »1
Lâespace typographique, lâespace de lâĂ©criture est une Ă©tendue dâouverture et dâaccueil mais aussi de dĂ©part et de voyage oĂč Khatibi arpente les frontiĂšres, les limites et les diffĂ©rences pour aller vers lâautre, rentrer dans son monde et le ramener au sien. La partance est aussi celle effectuĂ©e vers dâautres rives, dâautres contrĂ©es pour dâautres aventures : « Rien que cela : câest lĂ â en un sens â toute la question de lâart arabe situĂ© entre lâOrient et lâOccident »2, et il ajoute « Le mot maghrib : lieu oĂč le soleil se couche, occident. Par extension, extrĂȘme Ă©loignement. Toujours un horizon qui appelle le voyage, lâexil, la sĂ©paration avec le lieu natal. »3
1 Figures de lâĂ©tranger de la littĂ©rature française, 2 AbdelkĂ©bir Khatibi, Maghreb Pluriel, Editions DenoĂȘl, 1983, p 214. 3 Ibid.
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LâĂ©criture est vĂ©cue aussi comme une tricherie que le narrateur dĂ©finit ainsi : « [âŠ] tricherie mienne et grosses taches sur cahiers, la main sâhabituant, par peur, Ă courir dans le dĂ©sordre. Comme inceste miroitant, cette peur devant lâĂ©criture, peur dâĂȘtre dĂ©vorĂ© par elle, le plus loin possible, et de mourir en conspirateur Ă la fin dâun interminable monologue. »
LâĂ©criture est un moyen de parcourir et de coloniser le monde, de rĂ©gner sur les lettres et les ĂȘtres :
« Nous rĂ©gnions sur la littĂ©rature. Ăcrire bien Ă©crire, devenait notre technique terroriste, notre lien secret. Et nous traversions les annĂ©es, portĂ©s par une fascination inexorable. Je devins Ă©crivain public [âŠ]. EntourĂ© de mes dictionnaires, jâĂ©tais exaltĂ©, multiple Ă travers ces passions Ă©pistolaires. Je gĂ©rais ainsi, jusquâĂ midi, la sensibilitĂ© du monde. » (p. 53)
Khatibi considĂšre ainsi que lâ « Ăcrire » est un moyen de vivre dans un perpĂ©tuel dĂ©part, dâĂȘtre partout et dâembrasser lâĂ©ternitĂ©:
« JâĂ©crivais, acte sans dĂ©sespoir et qui devait subjuguer mon sommeil, mon errance. JâĂ©crivais puisque câĂ©tait le seul moyen de disparaĂźtre du monde, de me retrancher du chaos, de mâaffĂ»ter Ă la solitude. Je croyais au destin des morts, pourquoi ne pas Ă©pouser le cycle de mon Ă©ternitĂ© ? » (p. 57)
La feuille blanche qui se prĂ©sente Ă Khatibi ne cherche quâĂ entreprendre une relation occulte, et le « je » Ă©pris de cette page immaculĂ©e dĂ©clare alors :
« Et que la rime sâĂ©toilĂąt filante, en moins de rien, jâattendais tranquillement que puissent bĂ©gayer dâautres merveilles, sur ma
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plume souvent Ă moitiĂ© brisĂ©e. Ăa, câĂ©tait du souffle ! Le mot, esthĂ©tiquement incluait un signe graphique, rĂ©sumĂ© Ă©motif de ma fascination devant la feuille blanche. Qui aurait osĂ© mâempĂȘcher de faire rimer foi avec froid en tremblant dâaudace, qui ? (p 58)
LâĂ©criture est dĂšs lors une partance vers un monde de lâĂ©merveillement et de la fascination, celui de la poĂ©sie que Khatibi se plaĂźt Ă nommer « Douce Colombe », et il soliloque en ordonnant : « DĂ©tends-toi, dĂ©lie ta langue, car voltigeront entre vous deux quelques phrases dĂ©grisĂ©es, fines et touchĂ©es⊠» (p. 58) et en se dĂ©plaçant vers elle, cette poĂ©sie « va au-delà » de [lui]⊠et il « voyagera une deuxiĂšme fois Ă sa rencontre »⊠vainement⊠alors lâĂ©crivain-poĂšte arrangera « [son] cĆur mignon dans [sa] poĂ©sie dĂ©funte, il nâ y aura que le corps souverain Ă conquĂ©rir, sur [lui], sur les autres », et ayant une « tĂȘte pensante », il « sera »⊠il sera cet « Ă©tranger professionnel » dont lâĂ©criture est la professionâŠ
Conclusion
« Ăcrivain Ă©vasif », Khatibi effectue « une fugue sur la diffĂ©rence » qui constitue une fuite des premiĂšres reprĂ©sentations de son environnement, certes tatouĂ©es dans sa mĂ©moire. Cette partance est vĂ©cue comme une destinĂ©e et un sort pour lâemporter sur lâĂ©vanouissement mutuel oĂč lâabsence de toute diffĂ©rence est un non-sens notoire.
« Voyageur invertĂ©brĂ© », Khatibi devient « soi-mĂȘme dans sa double identitĂ© » quâil cherche à « basculer dans un terrain vague » : « Londres », « Paris », « lâInde », « Berlin », « New Delhi », « Delhi », « Stockholm ». Son cheminement est entre les villes, entre une langue et une autre, entre « une altĂ©ritĂ©
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irrĂ©ductible » et « lâimpossible retour au mĂȘme ». Et lâidentitĂ© nâest autre quâ« une ligne Ă tracer dans la pensĂ©e entre identitĂ© et diffĂ©rence, simplement ligne Ă faire voyager dans le souffle⊠entre notre interchangeabilitĂ© et le cri Ă venir. »
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La quĂȘte de lâidentitĂ© entre rejet et assimilation dans La MĂ©moire tatouĂ©e et Amour bilingue dâAbdelkĂ©bir Khatibi
Chedlia JEDIDI
« [âŠ] cette rencontre avec lâOccident me ramĂšne Ă la mĂȘme
image ondoyante de lâAutre, contradiction dâagression et dâamour [âŠ] »1 AbdelkĂ©bir Khatibi appartient Ă cette nouvelle gĂ©nĂ©ration dâĂ©crivains maghrĂ©bins qui inaugurent le dĂ©passement de la relation de violence Ă la langue. Ce rapport gĂ©nĂ©rĂ© autrefois par un sentiment de soumission et de dĂ©possession est rĂ©volu. Lâauteur adopte une approche identitaire et linguistique plus sereine qui a pour but de camper lâĂ©criture de lâĆuvre dans un espace irrĂ©mĂ©diablement ouvert sur soi et sur le monde, tout en transcrivant les tensions qui travaillent cette relation entre le sujet et lâaltĂ©ritĂ©.
Notre auteur fait Ă©galement partie de ces Ă©crivains qui essaient de (re)penser, de (re)crĂ©er et de (rĂ©)investir la langue dans cet espace nouveau de « lâentre-deux ». Or, penser Ă (re)territorialiser son identitĂ© dans ce mi-lieu dâambivalence entre lâici et lâailleurs est extrĂȘmement difficile. Cela exige dâabord de lâauteur de circonscrire, par lâintermĂ©diaire de son Ćuvre, lâimpact quâa eu le passage de la (dĂ©)colonisation Ă la postcolonisation sur la structure intime de la subjectivitĂ©.
1 Abdelkebir Khatibi: La mémoire tatouée, Paris, Denoël, 1971 p.15.
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La colonisation a constituĂ© le cadre socioculturel dans lequel a grandi toute une gĂ©nĂ©ration maghrĂ©bine. Le « natif colonisĂ© » se voit donc imposer, dĂšs son plus jeune Ăąge, une langue autre que sa langue dâorigine et lâenseignement dâune culture Ă©trangĂšre qui vient se superposer Ă son appartenance premiĂšre. Dans La mĂ©moire tatouĂ©e, lâentrĂ©e Ă lâĂ©cole française, imposĂ©e par lâautoritĂ© du pĂšre, est vĂ©cue comme un arrachement Ă son origine et Ă son mode dâappartenance :
« [âŠ] je devins la conscience dĂ©gradĂ©e, donnĂ©e Ă la mĂ©crĂ©ance. »1.
« Mon pĂšre mâenvoya Ă lâĂ©cole franco-musulmane [âŠ]. Ă lâĂ©cole, un enseignement laĂŻc, imposĂ© Ă ma religion ; je devins triglotte, lisant le français sans le parler, jouant avec quelques bribes de lâarabe Ă©crit, et parlant le dialecte comme quotidien. OĂč, dans ce chassĂ©-croisĂ©, la cohĂ©rence et la continuitĂ© ? »2.
Câest ainsi que naissent ces effets de duplicitĂ© linguistique et culturelle intrinsĂšques au colonisĂ© maghrĂ©bin qui se retrouve de fait doublement Ă©tranger, dâun cĂŽtĂ© Ă sa culture souche quâil ne reconnaĂźt plus, et de lâautre Ă celle du colonisateur, qui ne lui appartient pas. Le dispositif colonial sâest ainsi lancĂ© dans un mĂ©canisme de nĂ©antisation des racines culturelles de lâindividu colonisĂ© en essayant de lui confisquer son histoire et de dĂ©naturer la lĂ©gitimitĂ© de son identitĂ© culturelle. Câest dans ce sens que dans Maghreb pluriel, Khatibi explique :
« [âŠ] cet intime de notre ĂȘtre est frappĂ© et tourmentĂ© par la volontĂ© de puissance dite occidentale [âŠ] hallucinĂ© par lâhumiliation, la domination brutale et abrutissante [âŠ]»3
1Ibid,p.18. 2Ibid, p.54. 3 Abdelkebir Khatibi, Maghreb pluriel, Paris, Denoël, 1983. pp. 11-12.
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En effet, afin dâassurer une supĂ©rioritĂ© garante de sa domination, le systĂšme colonial place le colonisĂ© dans un espace identitaire vidĂ© de toute mĂ©moire culturelle. DĂšs lors, nâayant aucun groupe dâappartenance par rapport auquel il pourrait se dĂ©finir, le colonisĂ© se retrouve contraint de se contenter de miettes de culture, dâune histoire usurpĂ©e et dâune identitĂ© bafouĂ©e.
LâĂ©cole constitue dâailleurs pour le colonisateur le moyen ultime de domination. Elle contribue Ă remplacer lâappartenance identitaire premiĂšre du colonisĂ©, que lâoppresseur travaille Ă Ă©jecter, par des donnĂ©es culturelles qui lui sont propres. LâunitĂ© identitaire se retrouve alors en proie Ă une dualitĂ© irrĂ©versible, privĂ©e dâun ordre identitaire archĂ©typal et intelligible, car situĂ©e par lâhistoire aux confins de deux mondes.
Mais le personnage se retrouve pris dans les mailles dâune situation paradoxale. ParallĂšlement Ă cette acculturation vĂ©cue comme une mutilation de lâidentitĂ©, lâĂ©cole introduit le jeune personnage dans un univers qui va fortement lâinfluencer malgrĂ© la rĂ©sistance premiĂšre quâil manifestera. Lâattrait que la langue française exerce sur lâadolescent fait dĂ©couvrir Ă ce dernier un monde fascinant : celui de la littĂ©rature.
Nous observons de fait deux attitudes fonciĂšrement antinomiques. Dâun cĂŽtĂ©, la fascination quâexerce la langue française sur le personnage et qui est dâailleurs vĂ©cue dans une souffrance gĂ©nĂ©rĂ©e par un sentiment de trahison envers ses racines culturelles, et de lâautre, les rĂ©actions de rejet que ce mĂȘme personnage manifeste et qui dĂ©coulent dâun sentiment dâautoprotection et de rĂ©volte contre le joug colonial. Mais si le narrateur dĂ©nonce ce sentiment de dĂ©possession auquel le condamne la colonisation, il reste nĂ©anmoins dĂ©pendant dâune double condition culturelle dĂ©routante et dans laquelle il peine Ă se situer : « [âŠ] tu errais dans cette ville qui te refuse
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maintenant, tu avais deux mĂšres et du lait artificiel [âŠ] »1. Ainsi, quâil soit prĂ©sent ou absent sur le territoire, le colonisateur a inscrit lâidentitĂ© de lâindividu maghrĂ©bin de sa prĂ©sence. LâaliĂ©nation coloniale laisse de fait place Ă une sorte dâaliĂ©nation dĂ©coloniale, une subordination inextricable Ă lâancien oppresseur.
En fait, la crise identitaire du sujet est gĂ©nĂ©rĂ©e par cette inadĂ©quation entre le Moi et lâimage de soi, entre ce que le personnage veut ĂȘtre et ce quâil est rĂ©duit Ă ĂȘtre rĂ©ellement. Lâimage de lâautre altĂšre donc et rĂ©gule lâimage de soi. Ă cet effet, la lecture des romans et des poĂšmes dĂ©clenche chez lâadolescent une tentative dâappropriation et dâintĂ©gration de lâautre comme une sorte de « pastiche corporel » gĂ©nĂ©rĂ© par lâimage attractive que renvoie lâautre au personnage et qui active le processus dâidentification :
« Le soir oĂč jâĂ©tais Julien Sorel, comme tout adolescent rencontrĂ© dans la littĂ©rature, je troquais mon ennui contre de lâorgueil, je flottais, immortel du tout au tout [âŠ]. JâĂ©tais un autre, durĂ©e fantasque et animĂ©e de ferveur [âŠ]. Vivre, le jour et la nuit, de rĂȘves empruntĂ©s, Ă©tait lâimage absente dâun corps dĂ©rĂ©alisĂ©, comme traversĂ© par une simple divagation dâun dĂ©sir contournĂ©, vibratoire et jamais nommĂ©. »2
Ă travers ce miroir dĂ©formant qui le fait paraĂźtre dans sa brillance et sa force dominatrice, lâ«autre » se manifeste comme une identitĂ© idĂ©ale Ă recouvrir. Or, cette assimilation de lâautre en soi porte en elle les germes de la rĂ©volte Ă venir. Le pastiche qui a baptisĂ© lâactivitĂ© scripturale de lâauteur en devenir sert dans un premier temps Ă maĂźtriser la langue de lâautre et Ă se lâapproprier. Par la suite, en rĂ©Ă©crivant les textes et en les dĂ©tournant de leur sens premier, souvent Ă des fins ludiques, la parodie permet au 1 Ibid, p.51. 2 Ibid, pp.82-83.
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colonisĂ© de prendre, en un sens, sa revanche sur le colonisateur : « Nous rĂ©gnions sur la littĂ©rature. Ecrire, bien Ă©crire, devenait notre technique terroriste, notre secret. »1 La langue française Ă©tait alors impliquĂ©e dans un processus de dĂ©colonisation puisquâil sâagissait dâutiliser lâidiome de lâautre contre lui-mĂȘme, dâabord en le neutralisant, pour par la suite lui infliger toutes sortes de torsions afin de le remodeler et de le dompter en vue de se dĂ©barrasser de ce sentiment de soumission.
Dans La Langue de lâautre, Khatibi rappelle une parole du prophĂšte Mohammed fort significative : « Celui qui apprend la langue dâune nation a conjurĂ© le sort malĂ©fique de cette derniĂšre »2, lâauteur dĂ©clare:
« Cette langue de lâautre [âŠ] rien ne mâempĂȘchait de la revendiquer Ă ma maniĂšre, disons comme un Ă©tranger professionnel, ne fĂ»t-ce que pour me faire reconnaĂźtre par autrui, mâaccorder un titre, une signature, un statut⊠»3
Le pastiche et la parodie reprĂ©sentaient ce qui Ă©tait pour le personnage un acte de rĂ©sistance. En maĂźtrisant la langue de lâautre et en tournant ses « dieux officiels»4 (emblĂšmes de la culture) en ridicule, le narrateur obtenait sa revanche sur cet « autre » en le dominant Ă son tour grĂące au pouvoir de la langue : « Jâapprenais aux autres Ă Ă©crire leur propre langue. On applaudissait, sans plus. Je souhaitais une victoire
1 Ibid, p.79. 2 AbdelkĂ©bir Khatibi, La Langue de lâautre, Les Mains SecrĂštes, New York-Tunis, 1999, p.32 3Abdeljalil Lahjomri, Hommage posthume Ă Abdelkebir Khatibi : Nous sommes tous des Ă©trangers professionnels, confĂ©rence prĂ©sentĂ©e par l'auteur au colloque international organisĂ© les 16 et 17 mars 2010 Ă lâuniversitĂ© Ibn TofaĂŻl de KĂ©nitra. URL : http://www.libe.ma/_a10772.html?print=1 4 La mĂ©moire tatouĂ©e, pp.86-87.
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irrĂ©versible »1. La langue française devenait donc un moyen pour signifier un revirement du rapport de force instaurĂ©e par lâancienne puissance coloniale.
Lâexpression de ce double rapport Ă lâautre est aussi valable pour Amour bilingue.
Dans lâespace dâune pensĂ©e purement post-coloniale, ce rĂ©cit prĂ©figure dĂ©jĂ , avec le titre, la trajectoire nouvelle que lâĂ©criture de lâauteur va adopter. Si La mĂ©moire tatouĂ©e sâouvre sur une rupture historique et sur la brisure de lâunitĂ© personnelle du sujet, Amour bilingue annonce, dĂšs le dĂ©but, la topique amoureuse. Il nâen demeure pas moins que lâ«alliance amoureuse »2, que lâĆuvre prĂ©sente, procĂšde, elle aussi, dâune « duplicitĂ© antinomique3 ». LâĆuvre avance effectivement par une opposition dualiste qui reflĂšte bien lâambiguĂŻtĂ© du rapport Ă lâautre dans la bi-langue quâil dĂ©crit comme Ă la fois: « [âŠ] une chance et un gouffre »4, ou encore comme ayant un « charme dĂ©vastateur »5.
Mais la liaison amoureuse du couple que forment le RĂ©citant et lâĂ©trangĂšre est reprĂ©sentative du dĂ©sir dâamour de lâautre et de la langue de lâautre. Le rĂ©cit met en scĂšne cette relation diglossique du couple et lâosmose amoureuse quâelle dĂ©gage : « Deux pays se faisaient lâamour en nous [âŠ] comme si ton passĂ© avait Ă©pousĂ© le mien, accouchant dâun enfant â notre amour [âŠ] »6. Or, si la relation du RĂ©citant bilingue et de la femme Ă©trangĂšre se solde par
1 Ibid, p.114. 2 Hassan Wahbi, Abdelkebir Khatibi : La fable de lâaimance, lâHarmattan, Paris, 2009, p.114. 3 Jacques Derrida, Le Monolinguisme de lâautre, GalilĂ©e, 1966, p.23. 4 Amour bilingue, p.208. 5 Ibid, p.213. 6 Ibid, p.218.
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la « dĂ©liaison » du couple, câest quâau dĂ©but, la mĂ©moire de cette derniĂšre Ă©tait pour ainsi dire dĂ©racinĂ©e1.
Contrairement au roman La mĂ©moire tatouĂ©e, oĂč câest le personnage qui se retrouve enrĂŽlĂ© de force sur un espace culturel Ă©tranger, dans Amour bilingue câest lâĂ©trangĂšre amnĂ©sique qui, faute de se souvenir de ses racines culturelles, amĂ©nage lâespace de son appartenance identitaire dans le territoire individuel de son amant. NĂ©anmoins, en sâimplantant dans lâespace bifide du RĂ©citant, lâĂ©trangĂšre transpose les lieux de sa mĂ©moire dâun espace vide Ă un autre oĂč tout lui Ă©tait incomprĂ©hensible, et dĂšs lors tout aussi vide. Dâun cĂŽtĂ©, lâĂ©trangĂšre Ă©tait maintenue dans une abstraction Ă laquelle lâambiguĂŻtĂ© du bilinguisme la condamnait : « [âŠ] câĂ©tait dĂ©routant. Autour dâelle, on parlait tantĂŽt dans une langue, tantĂŽt dans lâautre, et parfois on les mĂ©langeait si fĂ©brilement. En fait, aucune langue ne se dĂ©cidait Ă sâimposer [âŠ]. Elle sâhabitua Ă osciller dans ce mouvement, Ă y assurer des replis de solitude, dâabsence et de rĂȘverie. »2
De lâautre, ce brassage constant des langues que le bilinguisme implique, fausse la communication entre les deux amants. Le RĂ©citant Ă©tait alors Ă son tour rejetĂ© dans une solitude due Ă lâincommunicabilitĂ© de sa duplicitĂ© linguistique :
« Tu mâentends ? â Oui, rĂ©pondait-elle. RĂ©ponse qui me bouleversait chaque fois : ce oui infini de ta langue. Ah, si mâentendais de ta troisiĂšme oreille, je ne me perdrais pas dans la magie de lâenfance, enfance dĂ©doublĂ©e dans la tienne, dans un perpĂ©tuel exil. » 3.
1 Lâamante du RĂ©citant souffrait dâune amnĂ©sie rĂ©trograde, dâoĂč le double sens que recouvre lâappellation dâ « Ă©trangĂšre ». 2 Amour bilingue, pp.245-246. 3 Ibid, p.234.
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Ni le RĂ©citant, ni son amante nâĂ©taient donc « eux-mĂȘmes » dans cette relation oĂč la langue prend les commandes de la liaison. Si le RĂ©citant souffre de ce quâil appelle la « frigiditĂ© linguistique »1 de sa compagne, celle-ci Ă©tait tiraillĂ©e entre un univers qui se refusait Ă elle et un monde enfoui dans une mĂ©moire dĂ©faillante. Au final, aucun des deux amants ne pouvait se comprendre et sâaccepter dans leurs diffĂ©rences mutuelles :
« Oui, je te voyais souffrir de nâavoir pas Ă©tĂ© totalement acceptĂ©e [âŠ] Chacun de nous souffrait de sa langue maternelle [âŠ] »2
En revanche, une fois que lâĂ©trangĂšre recouvre la mĂ©moire, elle se rend Ă son exigence de lâunique et sombre dans ce que Khatibi appelle « la diffĂ©rence sauvage » et quâil dĂ©finit comme Ă©tant « lâillusion dâune altĂ©ritĂ© absolue »3 : « Son altĂ©ritĂ© devenait obsĂ©dante, et son identitĂ©, autrefois dĂ©tournĂ©e, Ă©tait lâabsolu mĂȘme [...] »4. Câest Ă partir de ce moment que le rĂ©citant redevient, au sein mĂȘme de son couple, un colonisĂ© sombrant de nouveau dans les souvenirs de lâaliĂ©nation et de la domination coloniale passĂ©e. En effet, lâamante tente dĂšs lors non seulement de dĂ©possĂ©der ce dernier de la double rĂ©fĂ©rence inhĂ©rente Ă son identitĂ©, en Ă©jectant cette autre partie de lui qui lui est inaccessible, mais aussi de le dominer par le truchement de la langue. Cette altĂ©ritĂ© absolue que lâamante recherche implique lâidĂ©e de la mort comme dessaisissement dâune part de soi.
La diffĂ©rence sauvage de lâĂ©trangĂšre est responsable dâune identitĂ© prĂ©datrice qui replace le RĂ©citant dans son passĂ© de colonisĂ© en se servant de la langue comme moyen dâoppression. 1 Ibid, p.247. 2 Ibid, p.240. 3 Abdelkebir Khatibi, « Pour une vĂ©ritable pensĂ©e de diffĂ©rence », Lamatif, n°85, janvier 1977. 4 Amour Bilingue, p.276.
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Câest ce que ce dernier raconte dans un Ă©pisode, central dans le rĂ©cit, oĂč lâĂ©trangĂšre, faisant gĂ©nĂ©ralement usage du « vous », tutoie, exceptionnellement, une domestique marocaine dâune façon mĂ©prisante :
« [âŠ] ce fut si sauvage que je me sentis rabaissĂ© dans mon dialecte. Ce qui Ă©tait terriblement humiliĂ© en mon enfance lui faisait face [âŠ] Ce que je souffrais, ce que je payais pour mon passĂ© et pour les miens, lui Ă©chappait dangereusement. Et elle-mĂȘme se nourrissait de cette humiliation [âŠ] » 1.
Les deux Ćuvres montrent bien ce dĂ©chirement que subit le personnage khatibien. Dâun cĂŽtĂ©, le dĂ©sir de la rencontre avec lâautre est motivĂ© par lâhĂ©gĂ©monie que la langue occidentale colporte, de lâautre, le personnage rejette cette mĂȘme langue et culture car elles sont relatives Ă un systĂšme colonial responsable de lâaltĂ©ration de sa mĂ©moire culturelle et identitaire. Le personnage suit donc un itinĂ©raire engendrĂ© par ce sentiment de dĂ©perdition dans cet « entre-deux » vacillant qui reprĂ©sente bien lâidentitĂ© tiraillĂ©e entre sa fascination et son rejet de lâOccident.
NĂ©anmoins, cet « entre-deux » permet Ă lâauteur de transcender le champ de la dualitĂ© afin de dĂ©senclaver les frontiĂšres du monde et en faire un espace habitable pour un « destin intercontinental »2. La rupture mĂȘme du RĂ©citant et de lâĂ©trangĂšre dans Amour bilingue apparait comme lâacte primal qui a permis au personnage dâentamer un voyage le livrant aux travers du monde dans une Ă©ternelle dĂ©ambulation.
Khatibi a rĂ©ussi Ă montrer que la voie de lâ« aimance » et de la « pensĂ©e-autre », pensĂ©e mĂȘme de la relation, est une construction Ă partir dâun principe de comprĂ©hension de lâaltĂ©ritĂ© de soi et de 1 Ibid, p.247. 2 Ibid, p.250.
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lâautre en vĂ©hiculant le principe de « fixation de la disponibilitĂ© amoureuse »1 . Ainsi cette transcendance2, permet de penser lâidentitĂ© comme pure libertĂ© dans une volontĂ© de vivre la relation Ă lâautre autrement que dans le conflit mais dans et par lâaimance comme prĂ©sence au monde qui redĂ©finit lâidentitĂ© par la diffĂ©rence.
1 Hassan Wahbi, « Abdelkebir Khatibi : La fable de lâaimance », Op.cit., p.117. 2 La transcendance est concrĂ©tisĂ©e dans le dernier chapitre de La mĂ©moire tatouĂ©e qui illustre la dĂ©sintĂ©gration de lâĂȘtre en deux contaminĂ© par la rupture linguistique et culturelle quâil a vĂ©cu.
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Bibliographie
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Le chant dâAmphitrite(1)
dans Partir de Tahar ben Jelloun
ZeĂŻneb SALAANI
"Partir. RenaĂźtre ailleurs.
Partir par tous les moyens. Se sentir pousser des ailes.
Courir sur le sable en criant sa liberté." (Partir, p 50)
Lu en 2006, Partir Ă©veille encore en nous des rĂ©sonnances profondes. Câest lâhistoire chenue dâune Ăąme aptĂšre qui, voulant fuir une friche de lĂ©sine et dâhumiliations, tombe, une astĂ©rie Ă©corchĂ©e, dans lâocĂ©an Ă©tale des malheurs. A Tanger lâalgiditĂ© perdure. Sur les oscillations isochrones du pendule, Toutia sâadonne Ă sa danse chaloupĂ©e. Au cafĂ© Hafa, Azel voit cĂ©der les tristes rais de lâespĂ©rance. Du remugle qui sâexhale de son quartier flĂ©tri, de la ville fourbue, de ce Maroc aveuli, frappĂ© de la gangrĂšne de corruption, Azel, comme ses cousins, apprend Ă aimer la fragrance stipendiĂ©e de lâEspagne. Alors, pour sauver les feuilles marcescentes de sa jeunesse dĂ©catie, il doit partir. Azel veut partir, loin du visage taillĂ© Ă coups de serpe dâAl Afia, le nautonier dont le fauchard a moissonnĂ© tant de pieds qui ont rĂȘvĂ© de fouler un jour le sol de lâEurope, "la terre de la libertĂ© et de la prospĂ©ritĂ©"(2). Oui, Azel va partir, pour oublier tous les
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visages chavirĂ©s de dĂ©nuement, de deuil. Il va partir sâemmitoufler dans une peau flavescente, se tailler une identitĂ© extasiĂ©e, loin des yeux patibulaires dâAl Hdaj, ce "zamel"(3) qui veut faire de lui un choĂ©phore muet pour les fĂȘtes carillonnĂ©es de la chair inassouvie. Azel part, malgrĂ© toutes les admonestations de PosĂ©idon(4), par un temps bruineux, Ă la dextre un contrat de travail, au cĆur le rĂȘve dâ"une vie meilleure"(5). Amphitrite le prend par la main pour lui faire traverser le dĂ©troit. Elle fredonne la vieille chanson des bannis, et lâire des flots calmit. Azel est parti. Chez Miguel, son employeur, il dĂ©couvre que Spania est mĂšre de la perdition. Pour y vivre, il faut oser se faufiler dans une identitĂ© bigarrĂ©e, une identitĂ© avachie, et se perdre dans les essaims de fourvoyĂ©s. Et la djellaba de son pĂšre, le caftan de mariĂ©e de Kenza sa sĆur, et son pays, son "soleil et [sa] tristesse"(6), comment peut-il leur apprendre quâenfin, pour survivre, il a Ă©touffĂ© sa conscience et laissĂ© violer sa virilitĂ© ? En quarante chapitres balancĂ©s, et dans un français tĂ©nu, entrelardĂ© de ce chatouillant parler marocain, Ben Jelloun dĂ©crit les jours claudicants dâAzel, broyĂ© entre un passĂ© noyĂ© dans les pleurs de Toutia et un prĂ©sent barbouillĂ© du sourire chafouin de Miguel. Or, ce que nous trouvons si caractĂ©risĂ© dans ces chapitres, câest que leurs titres participent pleinement et de lâaventure du hĂ©ros, qui quitte la terre aride de ses mĂąnes en quĂȘte de quelque champ arable oĂč il peut se rĂ©aliser, sâaccomplir, et de lâaventure de lâĂ©criture qui se dĂ©fait de tous les oripeaux des discours aseptisĂ©s oĂč sont souvent langĂ©es les idĂ©es les plus Ă©culĂ©es, les plus capiteuses, et sâĂ©lance Ă©moustillante, heureuse Ă caracouler. En effet, sur ces quarante chapitres, trente-sept portent comme titres des noms propres, les noms des personnages de lâhistoire. Quant aux chapitres premier, huitiĂšme et dernier, ils dessinent les
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linĂ©aments des deux quĂȘtes : celle du hĂ©ros et celle du texte. En fait, le chapitre premier sâintitule "Toutia", une façon de dĂ©signer la mort Ă Tanger, le huitiĂšme a pour titre "Le pays" et le dernier "Revenir". Entre la Mort et la Vie, entre lâoubli dĂ©semparĂ© et des aspirations rĂȘches est ancrĂ© le "Pays" de Ben Jelloun, lâĂ©crivain francophone, le pays dâAzel et ses compagnons de fiction, Siham, Malika, Noureddine, Mounir⊠Dans la mythologie grecque, le chiffre 8 Ă©voque lâidĂ©e de lâĂ©ternel retour, aussi le chapitre huitiĂšme est-il intitulĂ© : "Revenir", revenir au "pays des racines", Ă "la terre des origines", dans un "bateau magique baptisĂ© Toutia"(7)! Partir est ainsi un rĂȘve poĂ©tique de retour, retour de lâĂȘtre Ă son terroir, retour des lettres Ă leur tiroir.
Dans les huit premiers chapitres du roman, et dans le dernier aussi, lâimagination du dĂ©part et du retour se cristallise Ă travers une constellation dâimages qui disent lâangoisse humaine devant le changement, devant le dĂ©part sans retour et la mort. A la lumiĂšre du "rĂ©gime diurne de lâimage"(8), que Gilbert Durand Ă©tudie, dans toute sa complexitĂ©, dans le Livre premier de ses Structures anthropologiques de lâImaginaire, nous allons analyser ces images tout en colligeant les symboles thĂ©riomorphes, nyctomorphes et catamorphes qui les travaillent. Notre objectif est de dĂ©montrer que, bien quâelles soient disparates et que les unes soient du cĂŽtĂ© de la lumiĂšre alors que les autres soient du cĂŽtĂ© des tĂ©nĂšbres, ces images sont isomorphes. Elles sont toutes les armes contendantes dont lâĂ©crivain se sert pour Ă©craser les Visages du Temps et sâassurer ainsi une victoire sur la menace nocturne, sur lâinfinitude des estocades du destin et la finitude de la vie.
1- Partir ou... mourir
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L'imagination aquatique et un baroud d'honneur devant les Visages du Temps
Au Maroc, à Tanger, au café Hafa, deux mains "préparent
minutieusement la potion qui ouvre les portes du voyage"(9) et les yeux, perdus depuis des siĂšcles dans les brumes du haschich, se dĂ©lassent dans la morgue de lâattente. Silencieux, Azel darde son regard sur ces laquais de la dĂ©gradation qui ne vivent que pour partir un jour. Il compulse dans ces livres ouverts Ă la contrition la tragĂ©die de partir ou.... mourir. L'hiver, la nuit, "tout le monde se tait, tout le monde prĂȘte l'oreille."(10) Depuis quelque temps, Toutia menace de faire apparition. Elle viendra vomir sur la terre les vies que la mer a moissonnĂ©es Ă la noirceur. Qui est Toutia ? Elle est la gardienne intraitable des eaux profondes. En elle, s'enlacent spectaculairement l'imaginaire thĂ©riomorphe, qui dĂ©coule du symbolisme animal(11), lâimaginaire nyctomorphe, que tamisent des symboles de la nuit et des tĂ©nĂšbres(12) et l'imaginaire catamorphe, que vĂ©hiculent les images dynamiques de la chute(13). Dans la pensĂ©e des TangĂ©ens, Toutia est "l'araignĂ©e dĂ©voreuse de chair humaine"(14), le maĂŻa des ondes mortuaires. Gilbert Durand, dans ses RĂ©gimes anthropologique de lâImaginaire, voit que l'araignĂ©e est un petit animal qui condense de grandes forces malĂ©fiques. "CachĂ© dans le noir, fĂ©roce et agile, il lie ses proies d'un lien mortel"(15). Ainsi, pour nous apprendre la mort, Ben Jelloun recourt au symbole arachnĂ©en, Ă la mĂ©taphore consacrĂ©e de "l'araignĂ©e menaçante au centre de sa toile."(16) Puis, pour nous dĂ©sapprendre les affres de ce dĂ©part sans retour, il offre Azel aux ondes. Courageux, Azel ferme les yeux et voit son corps nu "dans une barque peinte en blanc et en bleu, une barque de pĂȘcheur s'Ă©loignant avec une lenteur dĂ©mesurĂ©e vers le milieu de la mer, car Azel a dĂ©cidĂ© que la mer qu'il voit
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face Ă lui a un centre, et ce centre est un cercle vert, un cimetiĂšre oĂč le courant s'empare des cadavres violentĂ©s pour les mener au fond, les dĂ©poser sur un banc d'algues."(17) Le romancier Ă©difie ainsi son hĂ©ros, et ses lecteurs, sur la tragĂ©die humaine ici-bas. Depuis la nuit du temps, la mort livre Ă la vie une guerre d'usure. Des hommes, dâimpuissance, cĂšdent Ă la lĂ©thargie, des hommes, d'impatience, s'adonnent Ă un baroud d'honneur dans le landerneau du mal infini. Noureddine, le cousin d'Azel et le fiancĂ© de sa sĆur Kenza, est parti, pour toujours, parce qu'il a rĂȘvĂ© de marcher sur les brisĂ©es de quelques mentors Ă©clairĂ©s. Il a rĂȘvĂ© de partir, devenir un homme debout, loin de son Maroc qui gĂźt dans les tĂ©nĂšbres de la dĂ©chĂ©ance. Azel, qui a enterrĂ© le cadavre de Noureddine, et tous les secrets de la traversĂ©e nocturne au cours de laquelle il a pĂ©ri, voit encore des "yeux blancs" et une main "fermĂ©e sur une clĂ©"(18). Il entend encore les priĂšres des "Tolbas, les lecteurs du Coran", et une voix cuivrĂ©e qui crie, en arabe, le deuil du quartier Ă mesure que le cortĂšge s'arrĂȘte Ă la mosquĂ©e : "JanĂązatou Rajoul, funĂ©railles d'un homme !"(19)
Toujours est-il que, de ce Maroc dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©, de ce Tanger meurtri, les tentatives de "brĂ»ler l'ocĂ©an" sont exemplairement punies. Sous des yeux indiffĂ©rents qui se prĂ©lassent au cafĂ© Hafa, Toutia engloutit ceux qui veulent traverser le dĂ©troit. "L'eau violente, explique Bachelard dans LâEau et les RĂȘves, est bientĂŽt l'eau quâon violente. Un duel de mĂ©chancetĂ© commence entre l'homme et les flots. L'eau prend une rancune, elle change de sexe. En devenant mĂ©chante, elle devient masculine"(20). AussitĂŽt, Azel change lui aussi de sexe pour calmir la colĂšre des flots, et panser la plaie de la perte de Noureddine. EmasculĂ©, il se jette au centre de l'humanitĂ© songeuse. "Il faut se jeter au centre, au cĆur, au rond-point oĂč tout prend sa source et son sens: et voilĂ que se
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retrouve le mot oubliĂ©, ou rĂ©prouvĂ©, l'Ăąme"(21), comme lâaffirme Bachelard dans La PoĂ©tique de lâEspace.
Toutefois, dans la maison somptueuse d'Al Hadj, une maison de tolĂ©rance pavoisĂ©e au cĆur de la luxure qui fait rĂȘver, Azel ne retrouve guĂšre son Ăąme. Aussi perd-il son identitĂ© et sa virilitĂ©, imaginant qu'il est plus tolĂ©rable de se vendre la nuit Ă un Espagnol que mendier un visa le jour, sous les yeux vairons des Marocains. Au bout de quelques semaines, la honte de la perdition accourt. Azel ne peut plus souffrir le regard douloureux de sa mĂšre. Sâil peut sâarracher Ă cette lie de vils qui le jette chaque nuit, comme lâancre, dans le gouffre du dĂ©shonneur⊠Sâil peut partir loin, et mourir inconnu...
2- Partir et mourir... L'imagination aérienne et le songe expiatoire d'une vision béatifique
Ben Jelloun commande aux Ă©vĂ©nements et, Ă son insu, le texte devient un palimpseste ! L'imagination aquatique, membrue et pesante s'Ă©vapore, et, dans le dernier chapitre du roman, une imagination aĂ©rienne, preste et efficace, vient Ă tire d'aile rosir les pensĂ©es suicidaires d'Azel, nuer quelques rais d'espoir dans le reste de son histoire. Alors, lui qui a quittĂ© Siham pour ce Miguel rongĂ© par le dĂ©mon de midi, lui qui s'est empĂȘtrĂ© des annĂ©es dans la ronceraie du mal innommable, veut mener Ă la fin une vie Ă©difiante. Il nâa alors quâĂ lâimaginer. "Toujours imaginer sera plus grand que vivre"(22), nous avoue Bachelard. Azel rĂȘve et le poĂšme du retour commence.
"Depuis plusieurs jours dĂ©jĂ , ils sont plusieurs Ă sâĂȘtre mis en route"(23). Bravant les intempĂ©ries, ils marchent de jour et de nuit sur les traces de ceux qui lâont devancĂ©s, ceux qui ont regagnĂ©
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leur pays parce quâils nâont pas trouvĂ© leur place dans cette Espagne chaleureuse pour ses enfants, pernicieuse aux Ă©trangers. Au port, un bateau baptisĂ© Toutia les attend. En Espagne, la terre de la perdition, ils ont oubliĂ© leurs noms, ils ont perdu leurs visages et pourtant Toutia-la-Sublime, la femme du capitaine, les reconnaĂźt tous. Graves et pensifs, ils montent par petits groupes et viennent se reposer Ă lâombre de cet arbre altier, "un oranger ou un citronnier"(24), qui fait toute la fiertĂ© de la traversĂ©e. "Comme lâimagination dynamique lâadore, cet ĂȘtre toujours droit, cet ĂȘtre qui ne se couche jamais"(25), Ă©crit Bachelard dans LâAir et les Songes. AssurĂ©e et confiante, la belle Toutia ferme les yeux et entonne solennellement un air arabo-andalou. Miguel est lui aussi au rendez-vous. Devenu musulman, il veut revenir au Maroc, Ă Tanger, au cimetiĂšre des "Moudjahidines"(26), Ă sa tombe qui lâattend, sous un arbre qui veille sur la Montagne, sur la mer et la vieille ville. Soumaya arrive la derniĂšre, toute enveloppĂ©e dans un haĂŻk blanc, le linceul de sa grand-mĂšre morte Ă la Mecque. Il est temps dâappareiller. Mais Soumaya, inquiĂšte, prie le capitaine dâattendre encore un passager. Soudain, deux hommes en tenue militaire dĂ©posent sur le quai "une grande caisse qui a tout lâair dâun cercueil"(27), puis, ils partent sans se retourner. La caisse se mue en arbre, lâarbre devient homme, lâhomme sâapprĂȘte Ă sauter dans le bateau quand deux agents de la Guardia civil lâarrĂȘtent et lui demandent ses papiers. Alors lâhomme redevient arbre, lâarbre secoue ses branches et ses feuilles tombent, encore vertes, se muent en cartes dâidentitĂ© de plusieurs pays, en des passeports, des papiers administratif et quelques pages dĂ©tachĂ©es dâun livre Ă©crit en une langue inconnue. Les lettres quittent les feuilles du grimoire, volent en direction des deux agents, puis sâarrangent, forment la phrase : "La LibertĂ© est notre mĂ©tier"(28), sâĂ©lancent furieusement sur les deux agents ahuris, leur crĂšvent les yeux.
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Alors, lâarbre-homme saute dans le bateau, salue Toutia, le capitaine et les passagers Ă©merveillĂ©s. Enfin, le bateau quitte le port.
Le voyage de retour, poĂ©sie de lâattrition⊠Rien quâavec des lettres voisĂ©es, lâimagination aquatique sâincurve Ă la fin du roman et, sous un arbre sans racines dans la terre, des ĂȘtres libres, et purs, se reposent le temps de revenir Ă leur monde dâorigine. Nous assistons ainsi Ă un renversement radical des valeurs de lâimaginaire diurne. Nous passons de "lâaraignĂ©e aquatique" Ă "lâarbre aĂ©rien". Lâangoisse des profondeurs est dissipĂ©e par la clartĂ© triomphante des hauteurs. En dĂ©finitive, Partir est, Ă tout le moins, une tentative poĂ©tique de maĂźtriser le Temps et de sâassurer imaginairement une victoire sur la menace nocturne et sur la Mort.
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Notes
1- Amphitrite : (myth. gr.) NĂ©rĂ©ide, fille du dieu marin NĂ©rĂ©e ; Ă©pouse de PosĂ©idon, dieu des Mers. 2- Jelloun, Tahar (ben). Partir. Paris : Gallimard, fĂ©vrier 2006, p.39. 3- Jelloun, T. (b.). Partir. Paris : Gallimard, fĂ©vrier 2006, p.21. 4- PosĂ©idon : (myth. gr.) dieu des Mers, fils de Cronos et de RhĂ©a, frĂšre de Zeus et de HadĂšs. Il Ă©pousa Amphitrite et eut plus de quatre-vingt amantes, dont DĂ©mĂ©ter et MĂ©duse. 5- Jelloun, T. (b.). Partir. Paris : Gallimard, fĂ©vrier 2006, p.14. 6- Jelloun, T. (b.). Partir. Paris : Gallimard, fĂ©vrier 2006, p.74. 7- Jelloun, T. (b.). Partir. Paris : Gallimard, fĂ©vrier 2006, p.256. 8-Durand, Gilbert. Les Structures anthropologiques de lâImaginaire. Paris : DUNOD, 1992, p.p.67- 215. 9- Jelloun, Tahar (ben). Partir. Paris : Gallimard, fĂ©vrier 2006, p.11. 10- Ibid. p.1. 11- Durand, Gilbert. Les Structures anthropologiques de lâImaginaire. Paris : DUNOD, 1992, p.71. 12- Ibid., p.96. 13- Ibid., p.122. 14- Jelloun, T. (b.). Partir. Paris : Gallimard, fĂ©vrier 2006, p.12. 15- Durand, G., Les Structures anthropologiques de lâImaginaire. Paris : DUNOD, 1992, p.115. 16- Ibid. 17- Jelloun, T. (b.). Partir. Paris : Gallimard, fĂ©vrier 2006, p.13. 18- Ibid.
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19- Ibid., p.29. 20- Bachelard, Gaston. L'Eau et les RĂȘves. Essai sur l'imagination de la matiĂšre. Paris : Librairie JosĂ© Corti, 1947, p.21. 21- Bachelard, G. La PoĂ©tique de l'Espace. Paris : P.U.F., 1961, p.5. 22- Ibid., p.90. 23- Jelloun, T. (b.). Partir. Paris : Gallimard, fĂ©vrier 2006, p.255. 24- Ibid., p.256. 25- Bachelard, G. L'Air et les Songes. Essai sur l'imagination du mouvement. Paris : Librairie JosĂ© Corti, 1943, p.235. 26- Jelloun, T. (b.). Partir. Paris : Gallimard, fĂ©vrier 2006, p.258. 27- Ibid., p.265. 28- Ibid., p.266.
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LâidĂ©al interculturel dans LĂ©on lâAfricain dâAmin Maalouf
Raouia HADDAD
La littĂ©rature qui a pour objet la MĂ©diterranĂ©e nâest jamais aussi vivante et crĂ©ative que lorsquâelle sâattache Ă nous associer aux secrets de lâAutre et Ă faire pĂąlir les origines et les racines face Ă un monde divisĂ© par la violence et les marasmes. En effet, Amin Maalouf dĂ©teste le concept « racines » et dĂ©clare ouvertement, dans son livre Origine que : « dâautres que [lui] auraient parlĂ© de « racines ». Ce nâest pas [son] vocabulaire. [Il] nâaime pas le mot « racines », et lâimage encore moins. »1.
Amin Maalouf se place Ă lâencontre de la poĂ©tique crĂ©ole, et plus prĂ©cisĂ©ment Ă la poĂ©tique glissantienne. Les textes dâĂdouard Glissant se basent sur une production mĂ©taphorique qui cĂ©lĂšbre le contraste entre les deux termes : « racine » et « rhizome », dont les Ă©tudes francophones et postcoloniales accordent une importance non nĂ©gligeable.
PrĂŽnant la reprĂ©sentation de lâenracinement, Ădouard Glissant applique au concept dâidentitĂ© lâimage de lâarbre qui porte une seule tige mais plusieurs enracinements. Dans son livre intitulĂ© Le QuatriĂšme SiĂšcle2, Glissant justifie les dĂ©rives racialisantes par ce manque dâenracinement. Cependant, Amin Maalouf nous empĂȘche de nous retrancher derriĂšre un discours de « lâorigine », puisque, dâaprĂšs lui, celle-ci dispose de cette possibilitĂ© dâĂȘtre riche et multiple. Et pour contredire la mĂ©taphore de 1Maalouf (Amin), Origines, Edition Grasset, 2004, 507 p. 2GLISSANT Ădouard, Le QuatriĂšme SiĂšcle, Editions Gallimard, 1997, 330p.
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lâenracinement reprĂ©sentĂ©e par Glissant, Maalouf dĂ©peint cette image dâune maniĂšre diffĂ©rente, pour lui les racines : « sâenfouissent dans le sol, se contorsionnent dans la boue, sâĂ©panouissent dans les tĂ©nĂšbres, elles retiennent lâarbre captif dĂšs sa naissance, et le nourrissent aux prix dâun chantage : "tu te libĂšres, tu meurs !" »1
En se dĂ©racinant et en voyageant, lâindividu dĂ©couvre la multitude, sâarrache et se dĂ©barrasse de toutes les « identitĂ©s meurtriĂšres » qui le hantent. Il entame une recherche de valeurs universelles, dans le seul but de maintenir la diffĂ©rence et surtout dâĂ©viter le conformisme affaiblissant. Le but est dâaborder le contact des cultures dâun point de vue renouvelĂ©. On ne veut pas dâune vision qui amĂšne Ă une conception manichĂ©enne comme base des dynamiques identitaires.
Le sentiment dâappartenance ne doit jamais ĂȘtre exclusivement gĂ©ographique, il doit ĂȘtre aussi humain. LĂ©on LâAfricain dĂ©pend des deux rives de la MĂ©diterranĂ©e, les antipodes lui ont rĂ©vĂ©lĂ© son Ă©trangetĂ© qui fait sa diversitĂ© et sa richesse. Homme de lâOrient et de lâOccident, il se mobilise contre la grande « fracture sismique qui envahit la MĂ©diterranĂ©e »2. Son but est de rĂ©unir, dâattacher, de redonner la primautĂ© Ă ce qui est collectif, pour enfin arriver Ă restituer une identitĂ© communautaire dans la diversitĂ© et lâĂ©change.
Toutes les identitĂ©s mĂ©diterranĂ©ennes se sont rĂ©unies en lui pour ainsi forger une identitĂ© plurielle, riche et complexe. TrĂšs jeune, lâĂ©ternel voyageur a compris que la diffĂ©rence des langues conditionne des visions diffĂ©rentes du monde. Câest ainsi quâil a
1Origines. (Ibid) 2 MORIN Edgar, Alerte en Méditerranée. Extrait du discours de Barcelone. Agence de presse, EpisthÚmes, (Courrier Nord-Sud 1994), (discours prononcé à Barcelone lors de la remise à l'auteur du prix international Catalunya 1994).
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appris Ă parler le latin, lâarabe, lâhĂ©breu, lâitalien, le grec, le français et bien dâautres langues.
Pour Hassan El Wazzan, lâidentitĂ© est une quĂȘte qui se construit grĂące Ă lâerrance : « Dieu nâa pas voulu que mon destin sâĂ©crive tout entier en un seul livre, [Ă©crit Hassan, en se confessant Ă son fils], mais quâil se dĂ©roule, vague aprĂšs vague, au rythme des mers. »1. Illustrant un type dâexistence en mouvement perpĂ©tuel, Hassan El Wazzan nâa eu dâautres patries que la route. Dâailleurs, dĂšs les premiĂšres lignes, le narrateur se prĂ©sente Ă son fils et au lecteur, comme un homme hybride, portant en lui une identitĂ© mĂ©tisse et polyculturelle. Il dĂ©clare :
« Moi, Hassan fils de Mohamed le peseur, moi, Jean-LĂ©on de MĂ©dicis, circoncis de la main dâun barbier et baptisĂ© de la main dâun pape, on me nomme aujourdâhui lâAfricain, mais dâAfrique ne suis, ni dâEurope, ni dâArabie. On mâappelle aussi le Grenadin, le Fassi, le Zayyati, mais je ne viens dâaucun pays, dâaucune citĂ©, dâaucune tribu. Je suis le fils de la route, ma patrie est caravane, et ma vie la plus inattendue des traversĂ©es.[âŠ] De ma bouche, tu entendras lâarabe, le turc, le castillan , le berbĂšre, lâhĂ©breu, le latin et lâitalien vulgaire, car toutes les langues, toutes les priĂšres mâappartiennent. Mais je nâappartiens Ă aucune. »2
Toutes les pĂ©ripĂ©ties aventureuses qui ont jalonnĂ© la vie de Hassan, sont Ă lire comme une longue et profonde initiation Ă la tolĂ©rance et au respect mutuel, fondĂ© sur la reconnaissance de la valeur intrinsĂšque de toutes les cultures. Câest un parcours dâabsorption de la connaissance au bout duquel il a acquis une personnalitĂ© universelle devenue une composante de son ĂȘtre.
1 Maalouf, Amin, LĂ©on LâAfricain, Jean-Claude LattĂšs, 1986, p: 87. 2 Ibid. p : 9
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Il a toujours refusĂ© de fusionner dans « un moule homogĂšne »1 imposĂ©. Son seul projet est dâinciter la multitude à « dĂ©placer [ses] horizons vers des mĂ©langes nouveaux »2, pour ainsi Ă©largir le sentiment dâidentitĂ© et concevoir, ce que le philosophe Charles Taylor appelle, un « mariage » entre les cultures, construisant ainsi « une sociĂ©tĂ© Ă dessins collectifs »3.
Puisque « lâidentitĂ© individuelle est partiellement constituĂ©e par les dialogues collectifs. »4, LĂ©on LâAfricain nâavait quâun seul souhait : celui de jeter un pont entre lâOccident et lâOrient, entre les diffĂ©rentes cultures, dans le but dâĂ©tablir un dialogue entre les musulmans, les chrĂ©tiens et les juifs afin de parvenir Ă une entente gĂ©nĂ©rale « pour que naisse un jour, Ă partir des nombreuses patries ethniques, une patrie Ă©thique. »5
Pour mieux protĂ©ger les diffĂ©rences, il faudrait sâouvrir au grand large transculturel mĂ©diterranĂ©en. Les contacts culturels sont sources de diversitĂ© et de savoir : « LâidentitĂ© mĂ©diterranĂ©enne ne sâhĂ©rite pas, elle se conquiert. Câest une appartenance volontaire et non une descendance obligĂ©e. IdentitĂ©-relation, elle se construit par les multiples interactions qui ont fait lâhistoire de la MĂ©diterranĂ©e, par les emprunts et les Ă©changes. »6
Amin Maalouf a montrĂ©, Ă partir de son Ćuvre LĂ©on Lâafricain, que le brassage des langues, des traditions, des
1 TAYLOR Charles, Multiculturalisme, différence et démocratie. Flammarion, 1999. P. 63. 2 Op. Cit. p : 98. 3 Op. Cit. p : 80. 4 Op. Cit. p : 18 5 Maalouf Amin, Le dérÚglement du monde, Edition Grasset, 2009. p : 310. 6 FABRE Thierry, A propos de la Méditerranée, in Méditerranées, p : 11
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civilisations, des savoirs, mais aussi des religions nâaboutissait pas nĂ©cessairement Ă un dĂ©sastre littĂ©raire. Au contraire, il a prouvĂ© que le voyage est fondateur de la littĂ©rature, que lâidentitĂ© sâexprimait aussi par lâĂ©criture et que lâĂ©criture avait le pouvoir de dĂ©coloniser lâidentitĂ©.
Amin Maalouf joue avec les frontiĂšres et prĂ©sente au lecteur une nouvelle forme de pensĂ©e, selon laquelle tout nâest pas forcĂ©ment perceptible dâune maniĂšre manichĂ©enne, catĂ©gorique et prĂ©cise. Il use dâune Ă©criture marquĂ©e par le mĂ©lange des genres. Nous sommes devant un style littĂ©raire qui a dĂ©construit les frontiĂšres traditionnelles, en combinant le roman, la poĂ©sie et lâautobiographie, pour enfin crĂ©er un nouvel espace communicationnel transculturel. Cette hybridation au niveau de la forme narrative traduit aussi lâancrage de cette Ă©criture dans un espace culturel mĂ©tissĂ© qui entraĂźne aussi bien, le lecteur occidental quâoriental, dans des univers communicationnels jusquâici non exploitĂ©s Ă cause de lâĂ©gocentrisme de lâun et la misanthropie de lâautre.
Tout cela nous permet de comprendre que cette structure textuelle hybride puise sa richesse dans la polyphonie de lâespace culturel, aboutie entre deux civilisations diffĂ©rentes qui sont dĂ©sormais devenues grĂące Ă LĂ©on LâAfricain indissociables, Ă©tant donnĂ© que la culture occidentale ainsi que la culture orientale sont omniprĂ©sentes dans lâĆuvre. Tout cela nous amĂšne alors Ă dĂ©clarer que le mĂ©tissage se manifeste, dans le cadre de la littĂ©rature, au niveau des Ă©chos crĂ©Ă©s entre des imaginaires et des espaces culturels diffĂ©rents.
Chez Amin Maalouf, lâĂ©criture devient symboliquement cette passerelle qui rĂ©ussit Ă faire rejoindre les deux rives de la MĂ©diterranĂ©e. Et sur cette mĂȘme voie, sâachemine aussi lâidĂ©e de lâuniversalitĂ© recherchĂ©e par lâĂ©crivain. Ce dernier sâest basĂ© sur
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lâintertextualitĂ©, tout en prĂŽnant une mĂ©moire collective susceptible de rĂ©unifier les deux civilisations antagonistes, afin dâoffrir au lecteur un espace culturel hybride enrichissant.
LâĂ©criture chez Amin Maalouf ne se limite pas Ă un champ « territorial » prĂ©dĂ©fini, c'est-Ă -dire que lâĂ©crivain ne privilĂ©gie pas une culture par rapport Ă une autre. Ce nâest pas parce quâil sâexprime en français quâil ĂŽte Ă ses Ă©crits toutes les empreintes de lâĂ©criture ou de la culture orientale. Loin de lĂ , avec lui, ces deux mondes sont tissĂ©s et imbriquĂ©s, dans le but de former une nouvelle entitĂ© oĂč se cĂŽtoient deux Histoires et deux imaginaires a priori contradictoires.
Câest ainsi que lâĂ©crivain rĂ©ussit Ă nous prĂ©senter une rĂ©alitĂ© mouvante qui se reflĂšte derriĂšre lâimage de son hĂ©ros, toujours en quĂȘte de repĂšres et de stabilitĂ©. Toute son Ă©criture rĂ©vĂšle sa tendance Ă vouloir rĂ©concilier les deux frontiĂšres de la MĂ©diterranĂ©e pour ainsi crĂ©er un nouvel espace crĂ©atif, mallĂ©able et mouvant. On pourrait Ă©voquer Ă ce sujet lâidĂ©e de « lâidĂ©al interculturel », dĂ©fini par Diana Pinto en ces termes :
« Il ne faut pas que lâinterculturel soit un brassage dâidentitĂ©s profondĂ©ment vides, qui donnent souvent lieu Ă la crĂ©ation dâidentitĂ©s crispĂ©es et intolĂ©rantes. La solution idĂ©ale se trouve dans la crĂ©ation dâune identitĂ© hybride aux allĂ©geances multiples, qui permettrait Ă chaque individu de composer son identitĂ© en prenant le meilleur de ses cultures. »1
1 PINTO Diana, « Forces et faiblesses de lâinterculturel », in Lâinterculturel : rĂ©flexion pluridisciplinaire, Paris, LâHarmattan, 1995, pp.14-19.
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Dans ce sens, on alors peut dire que « lâidĂ©al culturel » chez Amin Maalouf rĂ©side dans ce brassage entre ces cultures doubles, dans cette capacitĂ© de voir les choses Ă travers deux langages diffĂ©rents. Et câest ainsi que lâĂ©criture se redĂ©finit comme une maniĂšre diffĂ©rente de rendre compte dâune mĂȘme rĂ©alitĂ©.
Dans son Ćuvre La PensĂ©e mĂ©tisse1, lâhistorien Serge Gruzinski explique quâil nâexiste pas de cultures « authentiques », « pures » ou « fixes », puisque le mĂ©lange et lâhybridation ont toujours marquĂ© lâHistoire. Câest dans cette perspective quâAmin Maalouf rĂ©ussit Ă rĂ©unir dans la mĂȘme Ćuvre deux cultures qui ont perpĂ©tuellement Ă©tĂ© considĂ©rĂ©es comme antagonistes.
Si on sâattarde sur lâaspect textuel, on note que plusieurs indices valorisent la cohabitation des identitĂ©s et des cultures. Dâabord, la narration offre diffĂ©rentes focalisations, donnant Ă lâoccasion accĂšs aux pensĂ©es des personnages, quâils soient Grenadins, Castillans ou Romains. Lâeffet de rapprochement de chaque identitĂ© est significatif du fait quâil accorde un point de vue privilĂ©giĂ© de chaque individualitĂ© tout en illustrant la multiplicitĂ© des identitĂ©s en relation. De mĂȘme, lâacceptation des Ă©trangers est renforcĂ©e par leur intĂ©gration marquĂ©e au niveau de la narration.
Mise Ă part la maniĂšre linguistique qui permet Ă lâauteur de manifester, dâune part ses appartenances orientales, et dâautre part sa maĂźtrise des traditions de la civilisation occidentale, Amin Maalouf Ă©voque les rites propres Ă lâIslam qui peuvent, pour un lecteur non averti, sembler incomprĂ©hensibles. Ainsi est dĂ©crite, la cĂ©rĂ©monie de la circoncision de Hassan El Wazzan avec force
1 GRUZINSKI Serge, La pensée métisse, Paris, Fayard, 1999, « Mélanges et métissages », pp.33-57.
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détails nécessaires pour rendre compte de ce rituel religieux et des traditions arabo-musulmanes.
On peut encore penser Ă une autre coutume initiatique, celle qui a marquĂ© symboliquement le passage de Hassan El Wazzan de lâenfance Ă lâĂąge adulte : la Grande RĂ©citation1. Cet extrait nĂ©cessite, pour un lecteur mĂ©connaissant la culture islamique, un certain effort pour la comprĂ©hension du texte. Lâoccidental se trouve alors, devant lâobligation dâeffectuer une lecture transculturelle pour pouvoir assimiler cette culture diffĂ©rente de la sienne, afin de saisir le sens de ce rite.
De plus, si la culture arabo-musulmane est omniprĂ©sente dans LĂ©on lâAfricain, la lecture nous amĂšne pareillement Ă mettre en lumiĂšre lâempreinte de la culture occidentale dans lâĆuvre. Dans ce sens, on pourrait citer le dernier livre de lâĆuvre : « le livre de Rome », Ă travers lequel lâauteur nous transporte dans le monde occidental et ses traditions.
On constate aussi que Hassan El Wazzan attribue une certaine importance au fait de dater les annĂ©es de son parcours en fonction de la naissance du Christ, mais aussi en fonction de lâHĂ©gire. Tout au long de ses voyages, il a rĂ©ussi Ă parler des juifs, des chrĂ©tiens et des musulmans avec un remarquable dĂ©tachement, montrant ainsi que le mal ou le bien nâont ni race, ni nationalitĂ©, ni ethnie, ni territoire, ni identitĂ©, ni religion. Il sâĂ©vertuait Ă faire passer le sens humain avant le sens religieux et racial.
Câest en 1520 que Hassan al-Wazzan est catĂ©chisĂ© et reçoit le baptĂȘme chrĂ©tien Ă la basilique Saint-Pierre. Ce rituel, typiquement occidental, nous renvoie Ă de nouveaux reprĂ©sentants religieux comme : le cardinal, lâĂ©vĂȘque et le pape. On ne saurait donc occulter lâimportance rhĂ©torique des oppositions dans le
1Ibid. p : 132.
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roman de Maalouf, oppositions qui mettent en parallÚle deux modes de vie divergents et présentés comme inconciliables.
Sans doute, faut-il Ă©galement prĂ©ciser que, mises Ă part les diffĂ©rences au niveau des traditions et des rituels religieux, il conviendra aussi de signaler les dissemblances entre les deux civilisations concernant lâart architectural et pictural. Hassan El Wazzan nâa pas visitĂ© Rome Ă nâimporte quelle Ă©poque. Câest Ă lâapogĂ©e de la Renaissance quâil y a vĂ©cu. Il a cĂŽtoyĂ© RaphaĂ«l dâUrbino, les MĂ©dicis, les peintres et les poĂštes les plus cĂ©lĂšbres de Rome. LĂ©on LâAfricain a ainsi permis au lecteur mĂ©connaissant de la civilisation occidentale de se promener au chĂąteau Saint-Ange, Ă la basilique Saint-Pierre et dans les rues de Rome.
Ces quelques exemples de transferts culturels qui favorisent le renouvellement de lâidentitĂ© de Hassan illustrent la positivitĂ© du mĂ©tissage et des Ă©changes culturels que propose le roman. Le lecteur, quelles que soient son appartenance, ses origines ou bien sa nationalitĂ©, se trouve, avec Amin Maalouf, dans lâobligation de sâapproprier, de cerner et dâinvestir une culture autre, diffĂ©rente de la sienne pour ainsi contribuer Ă un mĂ©lange de cultures dĂ©signĂ© par le terme : mĂ©tissage.
Ainsi, aux dires de François Laplantine, chercheur français du vingtiĂšme siĂšcle : « Le mĂ©tissage est un processus dĂ©licat qui se produit rarement car il est lâacceptation de lâautre non pas Ă lâextĂ©rieur de soi mais en soi-mĂȘme. »1
Le concept de « mĂ©tissage culturel » est devenu Ă la mode dans les annĂ©es quatre-vingt-dix. Amin Maalouf sâest appropriĂ© sa
1 Propos recueillis par Henri Vaugrand et Nathalie Vialaneix, « Entretien avec François Laplantine : Le métissage, moment improbable d'une connaissance vibratoire », (X-Alta, n° 2/3, Multiculturalisme., novembre 1999, p. 35-48).
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signification pour rĂ©ussir Ă le mettre en Ćuvre dans ses Ă©crits. Son but est dâimbriquer deux imaginaires artistiques pour en former un autre plus riche et multiculturel. Lâobjectif premier de lâĂ©crivain est dâinciter les sociĂ©tĂ©s xĂ©nophobes Ă renouveler leurs expĂ©riences grĂące Ă un dialogue interculturel. En effet, selon lâĂ©crivain Natalie Zemon Davis :
« Le mĂ©tissage porte [âŠ] un certain type de connaissance Ă franchir les frontiĂšres ; il aide au chevauchement des valeurs et au « patchwork des identitĂ©s » ; il engendre des conflits dont lâeffet de trouble est aussi une force de transformation. »1
En effet, nous savons trĂšs bien quâAmin Maalouf dispose lui aussi, Ă lâimage de son personnage, dâune identitĂ© culturelle hybride puisquâil se rĂ©clame en tant quâarabe, chrĂ©tien et libanais Ă la fois. Il explicite sa pensĂ©e auprĂšs de Thomas Flamerion disant :
« Jâinsiste toujours pour dire que je suis français et libanais, mĂȘme si cela est difficile Ă accepter dâun cĂŽtĂ© ou de lâautre. »2
Cela nous fait comprendre encore mieux que cet Ă©crivain franco-libanais Ă identitĂ© plurielle, exige que ses textes soient placĂ©s aussi sous le signe de la mixitĂ© et de la mobilitĂ©. Câest ce qui vise Ă justifier, dans un certain sens, le parcours riche de Hassan El Wazzan. Il est le rĂ©cit dâun mĂ©tissage culturel. Il illustre ce va-et-vient entre lâIslam et la ChrĂ©tientĂ©, entre lâEurope et lâAfrique.
Lâouverture du rĂ©cit paraĂźt alors comme une stratĂ©gie permettant lâinterchangeabilitĂ© des identitĂ©s. Lâauteur porte un nouveau regard sur les violences, la xĂ©nophobie, lâintolĂ©rance
1 ZEMON DAVIS Natalie, « MĂ©tissage culturel et mĂ©ditation historique », ConfĂ©rences Marc Bloch, 1995, [en ligne], mis en ligne le 11 juillet 2006. URL : http://cmb.ehess.fr/document114.html. ConsultĂ© le 10 juin 2010. 2 Propos recueillis par Thomas Falamerion, « conflits dâidentitĂ© », Grasset, juin 2007.
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entre les civilisations, afin de transformer cette conscience en un mĂ©tissage culturel, dĂ©passant de la sorte toutes les contradictions. LâĂ©crivain montre Ă travers ses Ćuvres quâil est constamment Ă la recherche dâune position impartiale avec un remarquable dĂ©tachement. La culture mĂ©tisse est ainsi un art qui emprunte Ă la fois Ă lâart andalous et Ă lâart occidental pour former un nouvel art multiculturel. On pourrait Ă©voquer, Ă ce sujet, lâidĂ©e de Natalie Zemon Davis qui, dans une confĂ©rence, affirme que :
« Les mĂ©tissages nous Ă©loignent des autels impurs du nationalisme et des races, ils nous pressent de penser par-delĂ les frontiĂšres, ils nous rappellent le mĂ©tis qui est en nous-mĂȘmes. Et Babel vaut mieux quâune langue unique, car les peuples divers dispersĂ©s sur la terre ne font pas que se combattre ; ils se rencontrent, ils se mĂ©langent, ils Ă©changent, ils se traduisent. »1
Amin Maalouf part de deux cultures, de deux forces marquĂ©es par la haine, la peur, le mĂ©pris, pour en produire une troisiĂšme culture : une « littĂ©rature mĂ©tisse » dont le rĂ©sultat dĂ©coule dâun Ă©change et dâune interactivitĂ© entre les frontiĂšres culturelles. LâĂ©crivain a pris assise dans lâHistoire, faisant de Hassan El Wazzan un guide pour reconstruire notre mĂ©moire collective. Ainsi, on pourra aisĂ©ment dĂ©finir LĂ©on Lâafricain comme Ă©tant un texte Ă voix plurielle, qui rend compte dâun regard dĂ©multipliĂ© et donc collectif. LâĂ©criture dâAmin Maalouf serait alors une rĂ©Ă©criture de la mĂ©moire.
Lâessayiste français HervĂ© Marchal affirme quâ« il faut donc en finir avec ce mythe dâune substance identitaire liĂ©e indissociablement Ă une culture close et stable, constituĂ©e de
1 ZEMON DAVIS Natalie, « Métissage culturel et méditation historique », Conférences Marc Bloch, 1995, [en ligne], mis en ligne le 11 juillet 2006. URL : http://cmb.ehess.fr/document114.html. Consulté le 10 juin 2010.
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reprĂ©sentations, de croyances, de symboles qui dĂ©termineraient les maniĂšres de penser, dâagir et de sentir des individus. »1
Cette propension Ă ne juger lâAutre quâĂ travers ses appartenances religieuses ou ethniques, cette tendance Ă classer les gens selon la couleur de leurs peaux, leurs origines ou encore leurs accents, contribue Ă figer les personnes dans leurs appartenances, et Ă les enfermer dans leurs « clans » respectifs. LâidĂ©al est, tout dâabord, de traiter chacun en faisant abstraction de son origine, de ses appartenances et de sa religion, ensuite de glorifier la diversitĂ©, tout en examinant et aussi en apprĂ©ciant lâorigine et la culture de chacun.
1 MARCHAL HervĂ©, LâidentitĂ© en question. (Editions ellipses, 2006. p : 115.)
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Bibliographie
FABRE Thierry, A propos de la Méditerranée, in
MĂ©diterranĂ©es, p : 11. GLISSANT Ădouard, Le QuatriĂšme SiĂšcle, Editions
Gallimard, 1997, 330p. GRUZINSKI Serge, La pensée métisse, Paris, Fayard,
1999, « MĂ©langes et mĂ©tissages », p.33-57. MARCHAL HervĂ©, LâidentitĂ© en question. Editions
ellipses, 2006, 149p. Maalouf Amin, Le dérÚglement du monde, Edition
Grasset, 2009.314p. Maalouf Amin, LĂ©on LâAfricain, Jean-Claude LattĂšs,
1986, 347p. Maalouf Amin, Origines, Edition Grasset, 2004, 507 p. Morin Edgar, Alerte en Méditerranée. Extrait du discours
de Barcelone. Agence de presse, EpisthÚmes, (Courrier Nord-Sud 1994), (discours prononcé à Barcelone lors de la remise à l'auteur du prix international Catalunya 1994). Maalouf (Amin), Origines, Edition Grasset, 2004, 507 p.
PINTO Diana, « Forces et faiblesses de lâinterculturel », in Lâinterculturel : rĂ©flexion pluridisciplinaire, Paris, LâHarmattan, 1995, pp.14-19.
Propos recueillis par Henri Vaugrand et Nathalie Vialaneix, « Entretien avec François Laplantine : Le métissage, moment improbable d'une connaissance vibratoire », X-Alta, n° 2/3, Multiculturalisme., novembre 1999, p. 35-48.
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Propos recueillis par Thomas Falamerion, « conflits dâidentitĂ© », Grasset, juin 2007.
TAYLOR Charles, Multiculturalisme, différence et démocratie, Flammarion, 1999. 144p.
ZEMON DAVIS Natalie, « Métissage culturel et méditation historique », Conférences Marc Bloch, 1995, [en ligne], mis en ligne le 11 juillet 2006. URL : http://cmb.ehess.fr/document114.html. Consulté le 10 juin 2010.
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Trace et Altérité dans les nouvelles de Taher Ben Jelloun
Syrine BAHRI
Avant de commencer, je voudrais mâattarder sur la citation qui rĂ©sume le thĂšme de cette journĂ©e : « Quâil faille sâimplanter dans une culture Ă©trangĂšre, contempler le monde Ă travers son regard soit ! Câest une phrase indispensable dans la procĂ©dure de comprĂ©hension dâune culture ».
A. BAKHTINE, « Les Ă©tudes littĂ©raires aujourdâhui » (in EsthĂ©tique de la crĂ©ation verbale, p. 341.)
Lorsquâon veut aborder la littĂ©rature francophone et
approfondir le concept de lâaltĂ©ritĂ© avec Tahar Ben Jelloun, nous constatons que ce dernier nous plonge dans le cĆur mĂȘme de la sociĂ©tĂ© arabo-musulmane et de la culture maghrĂ©bine en particulier. Ces textes sont par excellence dialogiques et reprĂ©sentent lâaboutissement dâun travail de mĂ©moire assimilant lâensemble des lectures qui lâont certainement marquĂ©. On constate dĂšs lors que ces textes sont souvent nourris de rĂ©fĂ©rences culturelles et issues dâautres livres ou dâautres Ă©poques portant la trace de ses lectures. Les nouvelles composant Le Premier amour est toujours le dernier et Amours sorciĂšres sont souvent nourries par les contes des Milles et Une Nuits, par le rĂ©el et lâimaginaire maghrĂ©bins. Ce sont des histoires Ă la fois simples sans structures complexes ni lĂ©gendaires, des faits divers dâamour qui nous parlent des difficultĂ©s de communiquer, du plaisir des souffrances
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et des malentendus qui opposent encore lâhomme et la femme arabes.
Lâallusion Ă tous ces textes laisse entendre des Ă©chos lointains et nous offre lâopportunitĂ© dâassocier, dans ces nouvelles, la voix du prĂ©sent Ă celle du passĂ©, de mĂ©langer lâancien au nouveau. Nous avons lâimpression que chaque livre est lâĂ©cho des livres qui le prĂ©cĂ©dent. Ainsi, ces nouvelles contiennent les traces des « matrices originaires », selon lâexpression de Habib Salha.
1. Lâunivers des Mille et Une Nuits :
Les contes des Mille et Une Nuits ont connu un trĂšs grand
succĂšs dans le monde occidental. Câest en rĂ©alitĂ© une Ćuvre dynamique qui a soulevĂ© des problĂšmes de tout ordre et de tout temps. Elle est donc intemporelle. Ce recueil primitif, de mĂȘme que les contes oraux, seront ensuite diffusĂ©s et rĂ©pandus dans le monde arabe grĂące entre autres aux marchands avides qui rĂ©citaient ces rĂ©cits pour briser la monotonie de leurs voyages. Tahar Ben Jelloun ne cache pas sa fascination pour la littĂ©rature arabe et en particulier les Mille et Une Nuits, lâĆuvre la plus ancrĂ©e dans lâimaginaire collectif du monde occidental.
Voyons maintenant ou rĂ©side la trace de cet Ćuvre grandiose dans ces rĂ©cits ?
Sur le plan formel, les deux rĂ©cits ont presque la mĂȘme structure narrative. Ce vaste recueil de contes rĂ©digĂ©s dĂšs le XIĂšme siĂšcle maintient la curiositĂ© du lecteur mĂȘme aujourdâhui grĂące aux conteurs qui insĂ©raient des histoires selon leur propre dĂ©sir et leur propre plaisir en adoptant la structure de lâenchĂąssement. En effet, le lecteur rencontre dans les deux cas un narrateur qui relate le cadre prĂ©alable, lâhistoire de ShĂ©hĂ©razade, qui, elle-mĂȘme prend lâinitiative de raconter les histoires des Mille et Une nuits.
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Tel est le cas de lâhistoire du barbier. ShĂ©hĂ©razade relate lâaventure de ce jeune homme et dans le mĂȘme rĂ©cit, se juxtaposent dâautres contes. Les nouvelles de Ben Jelloun, comme Les Filles de TĂ©touan, recourent Ă la mĂȘme structure de lâenchĂąssement. Les rĂ©cits enchĂąssĂ©s dans les deux recueils font en quelque sorte dĂ©couvrir lâunivers dans lequel baignent les personnages, et rĂ©vĂšlent les intentions du narrateur ainsi que ses relations avec le narrataire. En inventant plusieurs histoires, le narrateur maintient de la sorte la curiositĂ© du narrataire. Les deux ouvrages sont composĂ©s dâun rĂ©cit servant de cadre dans lequel sont insĂ©rĂ©s des rĂ©cits hĂ©tĂ©rogĂšnes. Ils permettent Ă ShĂ©hĂ©razade de tenir en haleine la curiositĂ© du roi et de lui faire oublier son funeste projet. De la mĂȘme maniĂšre, les rĂ©cits brefs permettent aux femmes dâaffaiblir la puissance des hommes. Dans les deux cas, plusieurs histoires se superposent, ce qui permet aux narrateurs de mieux retenir lâattention du narrataire.
Un autre trait distinctif permet de reconnaitre toujours sur le plan formel les traces des Mille et Une nuits dans les textes benjallouniens, câest sans doute la phrase : « Raconte-moi une histoire ou je te quitte ! » qui revient comme un leitmotiv dans la plupart des nouvelles, et qui nous rappelle la cĂ©lĂšbre phrase des Mille et Une nuits : « Raconte-moi une histoire ou je te tue ! »
« Raconte-moi une histoire ou je te tue ! », phrase qui se rĂ©pĂšte dans presque tous les rĂ©cits des Mille et Une Nuits formant Ă chaque fois une histoire, mais pour aborder le mĂȘme thĂšme. LâĂ©crivain marocain, comme Ă lâaccoutumĂ©e, ne cache pas le tracĂ© de ces lectures. La lecture et lâĂ©criture restent pour lui les deux activitĂ©s essentielles de la production littĂ©raire, elles procĂšdent lâune de lâautre.
En outre, au niveau du contenu, les deux textes comportent des histoires extraordinaires, au centre desquelles la magie, les
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sorciĂšres et les talismans insistent entre autres sur la puissance, lâaudace, voire le cynisme fĂ©minin, comme la femme qui se transforme en vipĂšre1. FascinĂ© par le pouvoir quasi-absolu et dĂ©moniaque des femmes dans Les Mille et Une Nuits, Tahar Ben Jelloun attribue Ă ses personnages fĂ©minins les mĂȘmes traits de caractĂšre et les mĂȘmes actes. Ainsi, lâamour qui Ă©tait le principal thĂšme abordĂ© dans les rĂ©cits de ShĂ©hĂ©razade, demeurera lâobsession premiĂšre des femmes dans les courts rĂ©cits. Les deux ouvrages baignent de ce fait dans une atmosphĂšre de plaisir charnel. On se rend compte que lâamour et la sexualitĂ© organisent le fonctionnement des deux recueils en redonnant Ă la femme la place quâelle nâoccupe guĂšre dans la sociĂ©tĂ©. Il sâagit dans ce cas de lâamour-passion qui provoque des troubles dans les existences et lâagitation dans lâĂąme. La passion sera donc un besoin car elle se laisse dĂ©finir comme une reconnaissance et une raison dâĂȘtre. Elle provoque souvent un changement radical dans les comportements et dans les attitudes des ĂȘtres, dans la mesure oĂč lâon est en prĂ©sence dâun « affrontement entre le dĂ©sir et la loi, lâordre et le tournant amoureux »2. Cet attrait irrĂ©sistible peut conduire Ă lâaveuglement de la raison, et parfois Ă des actes incontrĂŽlables. Lâamour tel quâil est connu, Ă lâinstar de tous les sentiments, nâest pas soumis Ă la volontĂ©. Il est le destin de tous les personnages fĂ©minins des Mille et Une Nuits et des courts rĂ©cits benjellouniens.
2. Lâunivers fĂ©minin / ShĂ©hĂ©razade :
1 La vipĂšre bleue, in Le premier amour est toujours le dernier. (Seuil, p.45) 2 J.E. BENCHEIKH, CL BREMOND, et A. MIQUEL, Mille et un contes de la nuit, Gallimard p. 315
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Pendant longtemps, la littĂ©rature a prĂ©sentĂ© la femme comme un objet. Son existence se limitait Ă servir un maĂźtre et Ă satisfaire ses besoins et ses dĂ©sirs. Nous sommes loin de ce contexte dans les nouvelles de Ben Jelloun. On rencontre des femmes Ă©mancipĂ©es qui possĂšdent un pouvoir qui les rapproche par son entreprise, dâun autre visage fĂ©minin trĂšs symbolique, celui du pouvoir, de la ruse et de la sĂ©duction. Cette figure est celle de ShĂ©hĂ©razade. Si cette princesse a recouru Ă toutes les armes dont elle disposait : le verbe, lâintelligence, la sĂ©duction et la mĂ©chancetĂ©, les femmes benjallouniennes adoptent la mĂȘme stratĂ©gie de la reine afin dâĂ©branler et de retenir leurs maris. Par la parole et par les actes, les femmes deviennent de vĂ©ritables manipulatrices. Sur le plan physique, elles sont Ă la fois belles et gracieuses. On peut ajouter une autre caractĂ©ristique positive, Ă savoir lâhabiletĂ©. Elles sont donc symbole de la beautĂ© et de fatalitĂ©, du bien et du mal. Elles sont mi-anges, mi-dĂ©mons, selon le constat de Hamza, le hĂ©ros de lâamour sorcier1, qui Ă©tait pris par le charme de Najat, il affirme Ă ce propos : « Sa volontĂ© est devenue la mienne, je suis dĂ©possĂ©dĂ© de ma dĂ©termination. Je tourne en rond et je nâarrive pas Ă la chasser de mon esprit. Quand elle est lĂ , mon dĂ©sir est violent, je ne redeviens moi-mĂȘme quâaprĂšs avoir assouvi ce dĂ©sir, câest infernal ! câest ça lâamour »2. Lâhomme succombe ainsi Ă son charme. Il reconnait en elle une personnalitĂ© puissante et un pouvoir de sĂ©duction irrĂ©sistible, câest ce qui fait dâelle, selon Hamza, une femme fatale. Najat, la brune et la blonde3, la femme de lâami de Montaigne4, Kenza1, etc. transgressent souvent lâordre, et par lĂ
1 Amour sorcier, in Amours sorciĂšres, seuil, mars, 2003, p. 9 2 Ibid. p.9 3 Ruses de femmes, op.cit. p. 35 4 La femme de lâami de Montaigne, op.cit. p.112
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mĂȘme, le rĂŽle traditionnel de la femme. Elles rĂ©clament, en effet, leur libertĂ©, et leurs corps refusent dâĂȘtre emprisonnĂ©s dans une maison à « portes barricadĂ©es et fenĂȘtres grillagĂ©es »2. Lâhomme devient ainsi sa propre victime et joue le rĂŽle dâun objet. Pour ShĂ©hĂ©razade et ces femmes, câest le corps qui se rebelle, qui cherche dâautres moyens pour sâexprimer. Ce sont seulement leurs attributs fĂ©minins qui leur donnent de la force et les rattachent Ă la vie. Le corps devient pour chacune dâelles, le langage qui marque leur prĂ©sence active et les Ă©loigne du statut de femmes passives et soumises.
3. Les modÚles arabes : formes courtes et oralité :
Lâinfluence des contes est indĂ©niable dans les nouvelles, tant
au niveau de la forme que dans le contenu. Lâart de conter, Ă©crit A. Bouhdiba : « a Ă©tĂ© Ă©levĂ© parfois Ă la hauteur dâune vĂ©ritable institution, conter Ă©tait jouer un rĂŽle social »3. Comment se traduit le passage vers les contes oraux dans les nouvelles ?
Les contes oraux jouent un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant dans la vie quotidienne des maghrĂ©bins et particuliĂšrement des marocains. Tahar Ben Jelloun souligne dans ses textes cette importance. Il « exploite les possibilitĂ©s quâoffre le genre court par sa proximitĂ© avec le conte auquel la nouvelle est liĂ©e historiquement »4. Sur le plan formel, dans lâensemble des recueils Ă©tudiĂ©s, des formules
1 La femme de Salem, Ibid. p.127 2 Driss ChraĂŻbi, Le passĂ© simple, Seuil, p.143 3 BOUHDIBA A., Lâimaginaire maghrĂ©bin : Etude de six contes pour enfants, Ed. CĂ©rĂšs 1994, p.10 4 FILI Touria, La nouvelle marocaine dâexpression arabe et française dans la derniĂšre dĂ©cennie du XXĂšme siĂšcle, mĂ©moire de D.E.A. sous la direction de Charles Bonn, UniversitĂ© de Lyon 2, annĂ©e universitaire 2000-2001.
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comme « racontait », ou encore « Ă©coutez »1, sont rĂ©currentes, mettant en scĂšne lâacte mĂȘme de la transmission de la parole. On peut les rapprocher des rĂ©cits arabes classiques se rĂ©fĂ©rant Ă une longue chaine de transmission de la narration avec le fameux verbe « haddathanĂą » (il nous a racontĂ©). ShĂ©hĂ©razade attire lâattention du roi et Ă©veille en lui sa curiositĂ©, sa soif et son dĂ©sir. Elle le domine par les histoires quâelle lui raconte chaque nuit. Le roi devient ainsi captif. Les femmes benjellouniennes, quant Ă elles, sâexpriment Ă travers la parole et leurs corps.
De plus, la cĂ©lĂšbre formule « il Ă©tait une fois » nous rappelle les contes merveilleux qui prĂ©sentent un univers agrĂ©able oĂč se dĂ©roule une histoire dont la fin est toujours heureuse. Les deux nouvelles, La VipĂšre bleue et La Haine, nous baignent dans un monde merveilleux. Or, dans ces deux rĂ©cits, le narrateur nâa pas employĂ© la cĂ©lĂšbre formule « il Ă©tait une fois » pour crĂ©er cet effet, mais pour nous tromper. Ainsi, contrairement Ă nos attentes, il conduit ses personnages Ă une fin mystĂ©rieusement tragique : la mort.
A travers le glissement vers le conte, lâauteur nous montre que le personnage fĂ©minin brise toute une tradition faite de soumissions et de sacrifices. Son corps refuse dâĂȘtre relĂ©guĂ© au deuxiĂšme rang. Il se laisse voir comme pour susciter une envie de renaissance et de rĂ©surrection.
Cette atmosphĂšre de plaisir charnel dans laquelle baignent les nouvelles de Ben Jelloun nous rappelle les Contes et Nouvelles en vers de Jean de La Fontaine (1665). Ce recueil, qui date du XVIIĂšme siĂšcle, moins connu du lecteur, Ă©voque des thĂšmes traditionnels comme lâamour, lâinitiation sensuelle, en faisant lâĂ©loge du dĂ©sir et du plaisir. Les aventures de la brune et la
1 Lâhomme qui racontait des histoires dâamour.
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blonde, et de Najat, font-elles allusion aux contes de la Fontaine, La Courtisane amoureuse et Comment lâesprit vient aux filles1 ? Ainsi, lâauteur ne se contente pas de pasticher le conte arabe, oriental, il garde aussi la trace de lâimaginaire arabo-musulman.
4. Lâimaginaire arabo-musulman :
a. La mĂ©moire des ancĂȘtres bĂ©douins :
Les nouvelles Ă©voquĂ©es nous plongent dâemblĂ©e dans un monde caractĂ©risĂ© par le rĂ©el et lâimaginaire. On retrouve la magie du monde arabe-maghrĂ©bin entre les pratiques sociales, le mode de vie et surtout les croyances. A travers cette orientation, lâauteur conjugue plusieurs thĂšmes souvent considĂ©rĂ©s comme tabous, par exemple lâĂ©rotisme, la violence des rapports entre lâhomme et la femme, la difficultĂ© dâaimer dans un cadre Ă la fois rĂ©el et imaginaire. Lâauteur aborde des problĂšmes rĂ©els qui hantent la sociĂ©tĂ© marocaine dans un imaginaire Ă la fois lĂ©gendaire et banal, et essaye de rĂ©pondre aux attentes lĂ©gitimes de son lecteur.
Dans La VipĂšre bleue, par exemple, le personnage principal, Brahim, a Ă©tĂ© maudit par une vipĂšre jeune et ardente, qui « lui fut amenĂ©e dâun village rĂ©putĂ© pour ses reptiles »2. Dans ce rĂ©cit, lâimaginaire rĂ©side dans le fait que lâauteur attribue au reptile les caractĂ©ristiques de lâĂȘtre humain en lui accordant la parole Ă deux reprises pour avertir le protagoniste de ne pas se servir dâelle : « Nâessaie pas de mâexpliquer ton problĂšme, sâĂ©cria la vipĂšre, et dâobtenir ma pitiĂ©. Renonce Ă moi et tu auras la paix. Jâai trop Ă faire. Câest la saison des moissons, je dois retourner sous les
1 Jean de LA FONTAINE, Contes et nouvelles en vers, Gallimard, 1982, p.200 et 235. 2 Op.cit, p.46
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pierres. Jâaime les mains fraiches des jeunes filles qui se baissent pour ramasser le blĂ©. Tes touristes mâĂ©cĆurent. Ils ne sont pas beaux ; et toi tu te contentes de leurs pourboires dĂ©risoires. Aie un peu de dignitĂ© (âŠ) Mais si tu veux avoir la paix, rends-moi ma libertĂ© »1.
En somme, on peut constater que cet animal Ă©tait la voix de toutes les femmes opprimĂ©es et asservies, qui souffrent de lâincomprĂ©hension de lâhomme. Lâimaginaire rĂ©Ă©crit ainsi le rĂ©el. Ce rĂ©cit bref qui ne dĂ©passe pas deux pages nous permet de pĂ©nĂ©trer dans lâunivers masculin afin dây dĂ©truire toutes les valeurs pĂ©nibles et oppressantes. Pour ce faire, la vipĂšre aurait servi Ă dĂ©truire le mythe de la puissance masculine, destruction nĂ©cessaire Ă lâinstauration de ces rapports de reconnaissance et dâaffirmation de soi et de toutes les femmes. La vipĂšre dĂ©clare Ă la fin de la nouvelle : « Il faut se mĂ©fier des vipĂšres, surtout quand elles ont Ă©tĂ© maudites par la lune, un soir oĂč elle Ă©tait pleine dâamertume et de dĂ©goĂ»t »2. Ainsi, la vipĂšre incarne lâesprit de conscience fĂ©minine qui se rebelle en renversant la situation avilissante et humiliante quâelle supporte.
b. Ruses de femmes :
Dans les rĂ©cits de lâĂ©crivain marocain, le personnage masculin
dĂ©montre que la ruse est une qualitĂ© propre Ă la femme : « Lorsquâune femme dâentre nous dĂ©sire quelque chose, rien ne saurait la vaincre »3 rĂ©pĂšte sans cesse Najat. A la suite du Coran (XII, 28 « inna kaĂŻdahonnaâadhĂźm : leur ruse est Ă©norme ! »), lâimaginaire arabo-musulman, ne cesse de prĂ©senter la femme
1 Op.cit, p. 52 2 Op.cit p. 52 3 Amour sorcier, Op.cit, p. 13
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comme un personnage diabolique qui possĂšde le charme puĂ©ril et pervers dâune vĂ©ritable sorciĂšre. Un conte maghrĂ©bin, Rayon de soleil, fait dire Ă lâune des femmes : « Il nâest de ruse (al-kayd) que celles des femmes. Quant aux hommes, de quelle ruse peuvent-ils se prĂ©valoir ? »1 Al Baghdadi, par exemple, explique pourquoi il consacre tout un livre Ă ce sujet. Pour Ibn Al Jawzi, « La beautĂ© fĂ©minine est une manifestation diabolique ». La femme toute entiĂšre est un mal, comme le fait remarquer le banquier dans la nouvelle intitulĂ©e La beautĂ© est une fatalitĂ© supĂ©rieure Ă celle de la mort. Ce dernier finit par mourir de chagrin sous lâemprise du charme de la bibliothĂ©caire. Dans tous ces cas, la ruse est un moyen dâĂ©chapper au systĂšme dâemprisonnement dans lequel la femme arabe musulmane est placĂ©e depuis des siĂšcles ; câest aussi un moyen pour sâaffirmer petit Ă petit dans une sociĂ©tĂ© qui refuse de lui donner la libertĂ© de sâexprimer, oĂč la maitre mot est accordĂ© Ă la gent masculine. Stipulons, la femme utilise la sĂ©duction et la ruse pour soumettre ainsi lâhomme. Dans Amour sorcier, Najat nâa-t-elle pas essayĂ© de soumettre Hamza Ă ses dĂ©sirs et Ă ses fins au point quâ« elle lui prenait toute son Ă©nergie, occupait ses pensĂ©es. Il nâavait pas lâhabitude de ce genre de relation dĂ©vorante, envahissante et assez surprenante »2, affirme le narrateur. En effet, cette femme maitrise bien le pouvoir magique hĂ©ritĂ© de sa mĂšre. Il est frĂ©quent au Maroc de voir les gens recourir Ă cette fameuse phrase : « Si tu connais ces femmes sorciĂšres ». Au Maroc, la femme apparait comme la cliente la plus fidĂšle des marabouts. Dâailleurs, Hamza finit ainsi par conclure Ă un vĂ©ritable envoĂ»tement.
1 Al Baghdadi, Les fleurs Ă©clatantes dans tes baisers et lâaccolement, trad. REN Khawam, Paris, Albin Michel, 1973, p.30 2 Op.cit, p. 20
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Comment se fait-il que la femme, depuis longtemps considĂ©rĂ©e dans lâinconscient de lâhomme comme un ĂȘtre faible, dĂ©munie de tout pouvoir, soit tant diabolisĂ©e et surtout rusĂ©e dans les rĂ©cits brefs de Ben Jelloun ? Quâest-ce qui fait que la femme prĂ©sentĂ©e comme une dĂ©mone dans le patrimoine culturel universel puisse paraitre dans les fantasmes de lâhomme comme celle qui possĂšde les clĂ©s du dĂ©sir et du plaisir ?
On peut dire que le changement du statut de la femme de son espace humain Ă lâespace inhumain la fait sortir de son aspect nĂ©gatif, lui assure sa revanche. La sĂ©duction diabolique de la femme entraine certainement lâhomme dans une descente aux enfers ? A ce propos, un poĂšte iraquien affirme : « Ruse de femme, cette femme qui est comme un ouragan, comme une tempĂȘte qui engloutit la pensĂ©e⊠Qui est toute proche du diable⊠Qui est trompeuse et ingrate. O femme, cyclone des mers, qui vient engloutir la pensĂ©e »1.
Lisons et percevons lâimage significative exprimĂ©e par les vers du cĂ©lĂšbre poĂšte contemporain Nizar Kabbani, qui nous rappelle lâimage de la femme donnĂ©e par Tahar Ben Jelloun dans ses nouvelles :
« Entre tes seins sont des villages brĂ»lĂ©s Et des millions de tranchĂ©es⊠Et des dĂ©bris de vaisseaux naufragĂ©s Et des armures dâhommes tuĂ©s⊠Dont jamais aucune nouvelle nâest parvenue, Tous ceux qui sont passĂ©s par tes seins ont disparu Et celui qui est restĂ© jusquâau matin sâest suicidé⊠»2
1 J. BERQUES, Les Arabes dâhier Ă demain, Paris, Seuil, 1969, p. 203 2 Nizar KABBANI, Femmes, trad. Oudaimah, Paris, Arfuyen, 1988, p. 10-11
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Lâhomme est ainsi condamnĂ© Ă mener une guerre contre le corps fĂ©minin. Sa violence prend le sens dâun vĂ©ritable combat. On peut poser Ă cet Ă©gard la question suivante : comment peut-il Ă©chapper Ă cette attirance fatale ?
Ce qui parait Ă©vident, câest que lâhomme dans les nouvelles est perdu dans son systĂšme. Il est devenu impuissant devant la femme sĂ©ductrice. Dans les courts rĂ©cits, la femme renverse sa situation dâinfĂ©rioritĂ© physique, par le fait quâon la traite de rusĂ©e et de manipulatrice.
c. Lâirrationnel collectif arabo-musulman :
Les nouvelles de Ben Jelloun témoignent de la permanence
dâune culture, voire dâune vision du monde depuis longtemps ancrĂ©e, et qui structure la vie sociale, mentale et affective des personnages.
Pour rĂ©soudre leurs problĂšmes, souvent affectifs, les personnages ont recours aux marabouts et aux frimeurs de leur pays. Anwar les prĂ©sente comme des « ignorants prĂ©tendant donner des rĂ©ponses aux questions les plus difficiles dans un monde insondable, ils sont en outre dangereux, utilisant lâislam Ă des fins inavouables ; le fanatisme et lâintolĂ©rance viennent de cette banalisation de lâignorance »1 . Cependant, il nâa pas cessĂ© de suivre leurs conseils, et lâun dâeux va ĂȘtre son compagnon pendant son voyage en AmĂ©rique. Il convient donc de parler du culte des saints, essentiellement maghrĂ©bin, avant de passer aux significations donnĂ©es par notre auteur dans ces courts rĂ©cits. Le cheikh, quâil soit « marabout ou imam, voire instituteur Ă lâĂ©cole coranique »2, joue un rĂŽle 1 Amour sorcier, op.cit, p. 9 2 Malek CHEBEL, op.cit, p. 80
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prĂ©pondĂ©rant dans la vie des Marocains. Il sera le symbole vivant de lâattachement au passĂ© et aux mĆurs du pays.
Ainsi tous les saints prĂ©sents dans les nouvelles de Ben Jelloun nâont pas le mĂȘme statut, ni la mĂȘme prĂ©sence. Certains ne sont que des charlatans ou des illuminĂ©s qui manipulent leurs victimes en leur promettant un avenir radieux, comme la mĂšre de Najat, qui a consultĂ© un cheikh pour lâaider Ă retenir son amant de crainte quâelle ne devienne une « hebourra », c'est-Ă -dire une vieille fille ; mais ce dernier a fini par rompre le charme mis en branle par la mĂšre de Najat, aidĂ© lui aussi par un autre cheikh. A la fin de la nouvelle, la femme sâadresse Ă lui en disant : « Ton sorcier est bien plus fort que le mien ! peux-tu me donner son adresse ? »1
Câest souvent la femme qui a recours Ă ces charlatans. Ces vieux hommes apparaissent dans leurs rĂȘves comme les porteurs de solutions Ă tous les problĂšmes de la vie quotidienne. Ainsi, ils portent tous une assistance diabolique dans la vie de tous les jours, ou bien elle a recours Ă une femme plus ou moins ĂągĂ©e, considĂ©rĂ©e comme excellente pour dĂ©voiler les points faibles des hommes. De plus, elle est la meilleure « connaisseuse » des artifices fĂ©minins. Sous ces images quâon reprĂ©sente dans le patrimoine culturel, la vieille femme, est montrĂ©e dans la vie rĂ©elle comme la plus grande complice de la femme dans sa stratĂ©gie dĂ©fensive et offensive contre lâhomme.
Selon lâauteur, on ne peut pas expliquer lâamour, alors quand on le rencontre, on le retient par des moyens irrationnels et mystĂ©rieux pour ne pas le perdre. La femme est le destin de lâhomme. Il est donc condamnĂ© Ă mener une guerre contre les dĂ©mons femelles.
1 Op.cit
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Conclusion :
La sociĂ©tĂ© arabe dâaujourdâhui hĂ©site entre plusieurs chemins.
Comment, avec toutes ses contradictions, sâengager dans la voie de la modernitĂ© sans trahir dĂ©finitivement la tradition ? Comment cultiver la mĂ©moire du passĂ© sans hypothĂ©quer durablement celle du futur ? Notre Ă©crivain se retrouve entre ces deux facettes. Il a eu lâavantage dâassocier dans ses courts rĂ©cits la voix du prĂ©sent et celle du passĂ©, et surtout de produire une Ćuvre dâart sous lâĂ©clairage des textes antĂ©rieurs. Les deux recueils sont riches en rĂ©fĂ©rences culturelles et esthĂ©tiques. Richesse qui fait coexister le conte, le fait divers, lâimaginaire arabo-musulman. Nous avons essayĂ© de relever les plus Ă©videntes et nous avons laissĂ© la lecture ouverte. Un travail qui pourrait sâapprofondir dans le cadre dâun colloque international prochainement.
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Bibliographie
A. Corpus :
- Tahar ben Jelloun, Le Premier amour est toujours le
dernier, Paris, Seuil,(1995). Les nouvelles étudiées de ce recueil sont :
Ruses de femmes, p. 35 La VipĂšre bleue, p.45 LâHomme qui Ă©crivait des histoires dâamour, p. 79
- Tahar ben Jelloun, Amours sorciĂšres ( 2004), Paris, Seuil.
Les nouvelles Ă©tudiĂ©es de ce recueil sont : LâAmour sorcier, p. 9 La Femme de lâami de Montaigne, p.123 La Femme de Salem, p. 141
B. Ćuvres citĂ©es - Al Baghdadi, Les Fleurs Ă©clatantes dans tes baisers et
lâaccolement, trad. REN2 Khawam, Paris, Albin Michel, 1973
- BENCHEIKH J.E., CL BREMOND CL. et MIQUEL A., Mille et un contes de la nuit, Gallimard
- CHRAIBI Driss, (1954), Le Passé simple, Paris , Gallimard
- De LA FONTAINE Jean, Contes et nouvelles en vers, Gallimard
- KABBANI Nizar, Femmes, trad. Oudaimah, Paris, Arfuyen, 1988
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C. RĂ©fĂ©rences : - BAKHTINE A., « Les Ă©tudes littĂ©raires aujourdâhui » in
EsthĂ©tique de la crĂ©ation verbale, Paris, Gallimard, 1984 - BERQUES J., Les Arabes dâhier Ă demain, Paris, Seuil,
1969 - BOUHDIBA A., LâImaginaire maghrĂ©bin : Etude de six
contes pour enfants, Ed. CĂ©rĂšs, 1994 - FILI Touria, La nouvelle marocaine dâexpression arabe et
française dans la derniÚre décennie du XXÚme siÚcle, mémoire de D.E.A. sous la direction de Charles Bonn, Université de Lyon 2, année universitaire 2000-2001.
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Le mouvement de traduction Ă Bagdad : une reprĂ©sentation culturelle de lâaltĂ©ritĂ©
Amel FATNASSI
« La nature fait les hommes semblables, la vie les rend différents. » Confucius1
LâaltĂ©ritĂ© suppose autant lâidentitĂ© que la diffĂ©rence. Lâautre,
en effet, nâest autre que mon semblable, celui qui me ressemble tellement du fait de notre appartenance Ă lâespĂšce humaine, mais qui demeure cependant dissemblable pour moi Ă plus dâun titre. Ce rapport Ă lâautre, qui suppose autant lâidentitĂ© que la diffĂ©rence, se trouve parfaitement traduit par Claude LĂ©vi-Strauss, dans Le totĂ©misme aujourdâhui (p. 111) qui dit que « seuls ceux qui se ressemblent diffĂšrent », admettant ainsi que lâidentitĂ© est une condition logique de la diffĂ©rence.
Ce rapport devient problĂ©matique lorsque la diffĂ©rence, condition naturelle, devient contradiction, opposition, rejet. Ce mĂȘme rapport est au contraire fĂ©cond lorsquâil sâavĂšre source dâenrichissement mutuel, dâinterdĂ©pendance, de progrĂšs. Montaigne conseille de « frotter et limer sa cervelle contre celle
1 Né en 551av. J-C et mort en 479 av. J-C, considéré comme le 1er
Ă©ducateur de la Chine.
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dâautrui »1, ce frottement Ă©tant un Ă©lĂ©ment dĂ©cisif de renouveau, de crĂ©ativitĂ©.
Nous pouvons dire que lâaltĂ©ritĂ© comme rapport organique entre deux sujets, quâils soient groupes ou individus, lâaltĂ©ritĂ© comme influence rĂ©ciproque, trouva pleinement sa place dans la Bagdad abbasside, notamment Ă travers le mouvement de traduction qui fut tellement encouragĂ© par le calife al-MaâmĂ»n en particulier. Notre exposĂ© tentera de montrer que la traduction fut un vecteur dĂ©cisif dans la connaissance de lâautre. Ce fut lâoccasion pour les Arabes, et pour les Musulmans en gĂ©nĂ©ral, dâacquĂ©rir autant le gĂ©nie que les faiblesses des peuples qui les entouraient. Ainsi parvinrent-ils Ă formuler tant les Ă©loges que les critiques Ă lâĂ©gard dâillustres auteurs grecs, latins, perses, syriaques, adeptes du christianisme, du judaĂŻsme, ou des religions de lâIran antique ou mĂ©diĂ©val.
Commençons dâabord par mieux connaitre la maison de la sagesse, Beyt al-hikma, fondĂ©e par al-Maâmoun, fils de Haroun ar-Rashid. Elle Ă©tait perçue par les intellectuels de lâĂ©poque comme une association de bibliothĂšque, de centre de traduction et de lieu de rĂ©union. Dâautres estimaient que le lieu Ă©tait une espĂšce dâuniversitĂ© dans la lignĂ©e de la bibliothĂšque dâAlexandrie de lâĂ©poque hellĂ©nistique, ou quâelle ressemblait Ă lâantique acadĂ©mie de Gundishapour des Sassanides, ou bien encore Ă lâĂ©cole de Dayr QonnĂą, une Ă©cole de scribes nestoriens de culture syriaque. Cette maison de la sagesse a jouĂ© un rĂŽle important dans la transmission de lâhĂ©ritage des civilisations antĂ©rieures, les
1 Montaigne, Les Essais, III, P. 9.
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connaissances et le savoir-faire du Moyen-Orient, de la GrĂšce, de la Perse, de lâInde et de la Chine.
Un bref aperçu historique sur la situation de Bagdad lors de lâĂ©panouissement de la traduction au sein de la maison de la sagesse est indispensable pour pouvoir comprendre le contexte gĂ©nĂ©ral qui favorisa cette mixitĂ© de races, de religions, bref cette richesse multiculturelle.
Les premiers temps du califat abbasside apparaissent comme une pĂ©riode de relative stabilitĂ©, oĂč les califes successifs parviennent Ă maintenir les frontiĂšres Ă©tablies par les Omeyyades et Ă conserver un pouvoir rĂ©el sur lâensemble de lâempire, du moins jusqu'Ă ce que le pouvoir passe aux mains des iraniens avec les Buyides dâabord, et aux mains des turcs Seldjoukides par la suite. Lâempire conserve ainsi son intĂ©gritĂ© territoriale. De plus, lâefficacitĂ© administrative, particuliĂšrement pour le prĂ©lĂšvement des impĂŽts et le dĂ©veloppement dâune Ă©conomie agraire performante permettent la prospĂ©ritĂ© Ă©conomique et financiĂšre de lâempire. Cet Ă©panouissement Ă©conomique Ă©tait accompagnĂ© par une Ă©poque florissante sur le plan culturel, littĂ©raire et artistique. Bagdad, la capitale de lâempire, est devenue une ville cosmopolite qui brasse de nombreuses cultures trĂšs diverses1.
Câest dans cette ambiance que le deuxiĂšme calife abbasside al-Mansour (136-158 h), amateur dâastronomie, fait venir de la Perse le plus brillant astronome de son temps Nawbakht ; le fils de ce dernier, AbĂ» Sahl b. Nawbakht, succĂšdera Ă son pĂšre comme lâastronome principal du roi. Ainsi, plusieurs livres dâastronomie furent traduits, du temps dâal-Mansour dĂ©jĂ . Le mĂȘme calife tĂ©moigna un grand intĂ©rĂȘt pour la mĂ©decine, pour des raisons plus
1 Pour plus dâinformations sur Bagdad, voir : « Bagdad », E. I. 2 par Duri, A.
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subjectives. Comme il tomba malade en 148h et que les mĂ©decins de sa cour ne rĂ©ussirent pas Ă lui trouver un remĂšde efficace, il fit venir Jorjis b. Bakhtishou, dâorigine syriaque, qui devint le mĂ©decin en chef de (lâuniversitĂ©) de Gundishapour. Il fut le mĂ©decin et lâami personnel du calife. JorjĂźs b. Bakhtishou connaissait plusieurs langues, notamment le grec, le syriaque, le persan et lâarabe. Il a pu traduire plusieurs livres de mĂ©decine pour al-Mansour. Pendant le rĂšgne de ce dernier, ce sont les livres dâastronomie, de mĂ©decine et de gĂ©omĂ©trie qui ont Ă©tĂ© favorisĂ©s pour la traduction. Le troisiĂšme calife abbaside al-MahdĂź (775/785) initie Ă son tour une grande entreprise de traduction de textes de sagesse grecque, indienne, iranienne et mĂȘme chinoise en arabe via le syriaque, le pehlevi et le sanskrit. Cette entreprise est relayĂ©e par son successeur al-Rachid (786-809) et atteint son apogĂ©e avec le calife al-MaâmĂ»n (813-836).
Il est utile de rappeler que le projet de traduction rĂ©pondait Ă des besoins pratiques. En effet, les ouvrages traduits portaient particuliĂšrement sur la mĂ©decine, la physique, les mathĂ©matiques, lâastronomie et surtout la logique. Au cours des deux premiers siĂšcles de lâĂšre abbasside, la religion musulmane Ă©tait encore au stade dâĂ©laboration, et les contacts avec des peuples et des religions et croyances diverses, du manichĂ©isme au mazdĂ©isme, en passant par le judaĂŻsme en Irak, Ă Alexandrie ou Ă Ispahan, et le christianisme, Ă Antioche, Ă Edesse, Ă Nicibe, en SĂ©leucie ou Ă GundishpĂ»r. Ce contact fut donc le produit des premiĂšres conquĂȘtes. Le domaine de lâislam Ă©tait en fait large et hĂ©tĂ©rogĂšne en matiĂšre de religion et de pratiques sociales.
Des auteurs musulmans sâefforcĂšrent de dĂ©fendre lâislam face Ă ces religions qui prĂ©tendaient au mĂȘme titre que lui Ă la vĂ©ritĂ© aussi bien cĂ©leste que terrestre. Pour cela, ils eurent besoin dâun arsenal logique pour pouvoir rĂ©futer les arguments de leurs
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adversaires par le biais de lâart de la dialectique thĂ©ologique. La logique grecque fut dâun prĂ©cieux secours pour les thĂ©ologiens musulmans, surtout aprĂšs la reconnaissance du muâtazilisme1 comme doctrine officielle de lâempire par le calife al-MaâmĂ»n en 827. Ce fut le motif aux traductions des traitĂ©s de logique dâAristote, Les topiques et la Physique de lâauteur entre autres ouvrages. Cette diversitĂ© religieuse2, et surtout cet Ă©lan culturel Ă vouloir traduire le gĂ©nie de la GrĂšce antique, traduit une rĂ©elle ouverture dâesprit de quelques califes musulmans qui ont su ouvrir Ă lâIslam les portes de lâuniversel en intĂ©grant dans cette civilisation tout esprit Ă©veillĂ© susceptible de lâenrichir. Ibn AbĂź Usaybiâa dans son âUyun al-anbaâ fĂź TabaqĂąt al-attibbĂąâ nous permet dâapprendre que le calife al-MaâmĂ»n a envoyĂ© un cortĂšge des lettrĂ©s de la maison de la sagesse parmi lesquels on cite al-HajjĂąj b. Matar, Ibn al-BatrĂźq et SalamĂą Ă lâempereur romain portant une missive dans laquelle le calife al-MaâmĂ»n lui demandait la permission de sauver les sciences et les livres anciens quâil possĂ©dait et que Byzance avait hĂ©ritĂ©s des Grecs. Lâempereur formula des rĂ©serves mais finit par accepter. Al-MaâmĂ»n fait la mĂȘme chose avec tous les rois et les souverains de son Ă©poque. Câest ainsi quâil a pu constituer un immense fond de livres anciens. Une fois les livres rangĂ©s Ă la maison de la sagesse, al-MaâmĂ»n ordonna immĂ©diatement de les traduire, et il mobilisa des sommes colossales pour encourager les traducteurs. On apprend mĂȘme
1 Câest un mouvement religieux qui justifie la religion par la raison et qui essaie de crĂ©er une certaine harmonie entre raison et religion. 2 Pour plus dâinformation sur la diversitĂ© religieuse dans la cour du calife al-Maâmun, voir : Ibn BĂąbĂ»ye, âUyĂ»n akhbĂąr al-RidĂą, Najaf, 1970, pp. 130, 131.
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quâil a donnĂ© lâĂ©quivalent en or au poids du livre traduit1. Les traducteurs Ă©taient originaires dâIrak, de Syrie, et de la Perse. Des Nestoriens, des JacobĂ©ens, des sabĂ©ens, des mazdĂ©ens, des brĂąhmanes traduisaient du Grec, du persan, du syriaque, du sanskrit, du nabatĂ©en et du latin. Al-Maâmoun avait en outre nommĂ© un responsable pour chaque langue, dont la mission Ă©tait de contrĂŽler la justesse du travail des traducteurs ; ils recevaient eux aussi un trĂšs bon salaire.
Le mĂ©tier de traducteur fut hĂ©ritĂ© de pĂšre en fils. Pour la traduction du grec Ă lâarabe, se spĂ©cialisĂšrent la famille BakhtishĂ»â, des syriaques nestoriens, la famille Hunayn, des chrĂ©tiens du HĂźra. Hunayn a traduit la Politique de Platon, Lâorganon dâAristote, le Sermon dâHippocrate. On apprend que le fils de Hunayn, IshĂąq, est devenu Ă lâĂ©poque du calife al-Mutawakkil (calife dĂšs 233 h.) le traducteur en chef de la maison de la sagesse (riâĂąsata al-tarjamati). Il eut sous ses commandes plusieurs traducteurs, comme IstifĂąn b. BĂąsĂźl et MĂ»sĂą b. khĂąlid. Câest lui qui supervisait leurs traductions.
Quant Ă la traduction du syriaque en arabe, elle fut assurĂ©e par la famille de Masarjawayh. Ce dernier Ă©tait juif de confession, syriaque dâorigine. La famille karkhĂź, ainsi que la famille ThĂąbith, joua Ă©galement ce rĂŽle. On trouve aussi des traducteurs individuels tels que Ibn NĂąâima al-HimsĂź, MĂ»sĂą b. KhĂąlid, AbĂ» Bishr MattĂą b. YĂ»nus, YahyĂą b. âAdiyy etc.
Pour les traducteurs de la langue persane, on cite Ibn al-Mouqaffaâ, la famille Nawbakht, ainsi que MĂ»sĂą et YĂ»suf, les fils de KhĂąlid, Mohammad al-Jahm al-barmakĂź, etc.
Du Sanskrit, on cite Mankah al-Hindß, Ibn Dahn al-hindß. Du nabatéen ou Chaldéen, on cite Ibn Wahshiyya.
1 Ibn AbĂź Usaybiâa, TabaqĂąt al-AttibbĂąâ, t.1, p. 138.
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GrĂące Ă cette vaste entreprise de traduction, la langue arabe
devint le rĂ©ceptacle de toutes les sciences de son temps. On remarque Ă©galement que la plupart des traducteurs viennent de Syrie, dâIrak et de la pĂ©ninsule arabique. Plusieurs dâentre eux gardĂšrent leur religion dâorigine. Ils Ă©taient proches des califes et furent les conseillers de la cour califale, comme ce fut le cas de JorjĂźs b. BakhtishĂ»â avec le calife al-MansĂ»r1. A travers ces traducteurs encouragĂ©s et soutenus par la volontĂ© du calife, des ouvrages dâun grand intĂ©rĂȘt ont Ă©tĂ© traduits, tels que La politique de Platon, Le syllogisme, la Dialectique et LâĂ©thique dâAristote, Le sermon dâHippocrate, La nature de lâĂȘtre humain⊠les seize livres de Galinos, Les bases de la gĂ©omĂ©trie dâEuclide, Le livre al-MajistĂź de PtolĂ©mĂ©e.
Quant aux livres persans, ce sont surtout des mĂ©moires de princes et des livre du savoir-vivre et dâastronomies tels que kalĂźla wa dimna, khudĂąynĂąmĂ©, hazĂąr afsĂąnĂ©, al-adab al-saghĂźr wa al-adab al-kabĂźr⊠Le livre indien al-namĂ»dĂąr fĂź al-aâmaĂąr, le livre des secrets du nouveau-nĂ© du Kankah al-HindĂź, le livre de lâagriculture nabatĂ©enne, traduit par Ibn Wahshiyya, la traduction de la Tora en 330h par SaâĂźd al-fayyoumĂź.
En somme, chaque territoire que les musulmans « ouvraient » par lâĂ©pĂ©e leur permettait dâouvrir des milliers dâouvrages dâintĂ©rĂȘts divers. Ils sâattachĂšrent, avec les Abbassides principalement, Ă les arabiser en mĂȘme temps quâils arabisaient progressivement lâadministration et la sociĂ©tĂ© des territoires conquis. Des penseurs comme al-KindĂź, al-FarĂąbĂź, Ibn SĂźnĂą ou Ibn
1 Voir JorjĂź ZaydĂąn, TĂąrĂźkh al-tamaddun al-islĂąmĂź, t. 2, sans date, pp. 156-157.
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Rushd mariĂšrent AristotĂ©lisme et nĂ©oplatonisme avec la pensĂ©e apologĂ©tique musulmane, fruit des premiĂšres spĂ©culations sur Dieu, le monde et les hommes. La littĂ©rature philosophique arabe fut Ă son tour traduite en latin et se retrouva Ă lâorigine de la philosophie europĂ©enne moderne.
La diffĂ©rence est aujourdâhui considĂ©rĂ©e comme un vĂ©ritable dĂ©fi Ă toutes les sociĂ©tĂ©s. Il nây a rien de plus efficace que la traduction pour que la diffĂ©rence soit rĂ©ellement vĂ©cue comme une altĂ©ritĂ© et non comme une contradiction.
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Orientations bibliographiques
BadawĂź, âAbd arrahmĂąn, La transmission de la
philosophie grecque au monde arabe , J. Vrin, 1987. Balty-Guesdon, « Le bayt al-hikma de Bagdad », Arabica,
XXXIX, 1992, pp. 131-150. Gutas, Dimitris, Pensée grecque, culture arabe : Le
mouvement de traduction grĂ©co-arabe Ă Bagdad et la sociĂ©tĂ© abbasside primitive (II-IV/ VIII-Xe siĂšcle, Londres, 1998, traduit de lâanglais par Abdesslem Cheddadi aux Ă©ditions Aubier, 2005, 340 pages.
Le Coz, Raymond, Les mĂ©decins arabes nestoriens au moyen-Ăąge: les maĂźtres des arabes, lâHarmattan.
Ibn Babuye al-QummĂź, âUyĂ»n akhbĂąr al-RidhĂą, al-Najaf, 1970.
Levinas, Emmanuel, Altérité et transcendance, LGF, Fata Morgana, 1995.
Salama, Myriam-Carr, La traduction Ă lâĂ©poque Abbasside, Ă©dition Didier 1990.
ZaydĂąn, GeorgĂź, TĂąrĂźkh al-tamaddun al-islĂąmĂź, t. 2, sans date.
Touati, H., lâArmoire Ă sagesse : bibliothĂšques et collections en islam, Paris, Ă©d. Aubier, 2003.
EncyclopĂ©die de lâislam, nouvelle Ă©dition, art. Tarjama, Bayth al-hikma, Muâtazila, HĂąrĂ»n al-rachĂźd et al-MaâmĂ»n
Schoeler, Gregor, Ecrire et transmettre dans les dĂ©buts de lâislam, PUF, 2002.
Fatnassi, Amel, La pensĂ©e doctrinale imamite Ă lâĂ©poque bouyide (334-447/ 945- 1055), 2010, sous presse.
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Traduction et calque en arabe :
des collocations aux expressions figées
Abdelatif CHKIR
Introduction
Les traces de la langue française en arabe peuvent ĂȘtre repĂ©rĂ©es Ă travers lâemprunt mais Ă©galement Ă travers le calque qui consiste en une traduction littĂ©rale de L1 vers L2 dâexpressions prĂ©fabriquĂ©es, câest-Ă -dire des collocations et des expressions figĂ©es de diffĂ©rentes catĂ©gories grammaticales avec leurs contraintes dâemploi et leurs significations dans la langue source. Cette traduction concerne tous les domaines : scientifique, littĂ©raire, juridique, journalistique, etc. Elle rĂ©sulte de la proximitĂ© gĂ©ographique et de la situation sociolinguistique caractĂ©risĂ©e par le multiculturalisme et lâinterfĂ©rence linguistique qui se manifestent entre autres par le recours frĂ©quent chez le locuteur tunisien au code-switching et Ă lâemprunt. Elle est lâĆuvre de personnes qui ont une connaissance approfondie de la langue française et partant qui apprĂ©hendent le sens non compositionnel de ces expressions et les transfĂšrent dans leur propre langue. Elle constitue ainsi une forme de nĂ©ologie puisquâelle permet dâenrichir la langue arabe avec de nouvelles expressions qui comblent un vide dĂ©nominatif. Bref, câest un phĂ©nomĂšne complexe qui sâinscrit dans un processus relevant Ă la fois du linguistique et de lâextralinguistique.
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Toutefois ces expressions traduites nâaccĂšdent pas toutes au statut de calque et ne sont pas toutes consacrĂ©es en tant que telles.
Notre travail sâarticule autour de trois axes. Nous discuterons tout dâabord le statut des calques que nous distinguerons des traductions littĂ©rales. Nous esquisserons ensuite une typologie de ces expressions prĂ©fabriquĂ©es calquĂ©es. Sur cette base nous rĂ©flĂ©chirons sur le sort de ces expressions traduites en arabe en vĂ©rifiant leur degrĂ© de fidĂ©litĂ© par rapport aux expressions de dĂ©part. Nous allons Ă©tudier ces expressions Ă partir dâun corpus relevĂ© dans deux quotidiens Tunisiens : Assabah et Al Maghreb.
1. Traduction littérale et calque
Notre travail traite des expressions prĂ©fabriquĂ©es et prĂȘtes Ă
lâemploi qui se situent dans un continuum allant des collocations aux expressions figĂ©es. Ce sont des sĂ©quences idiomatiques qui se distinguent par des caractĂ©ristiques spĂ©cifiques, et qui sont en principe intraduisibles dâune langue Ă lâautre, câest un des critĂšres de leur reconnaissance soulignĂ© par la plupart des linguistes. Or, nous constatons que la langue arabe utilisĂ©e en Tunisie regorge dâexpressions issues principalement du français, traduites littĂ©ralement par le procĂ©dĂ© du calque, que leur sens soit compositionnel ou non. Ce procĂ©dĂ© consiste en une reproduction plus ou moins exacte du modĂšle Ă©tranger. Autrement dit, il sâagit de traduire mot Ă mot un phrasĂ©ologisme dâune langue Ă lâautre tout en essayant de rester le plus proche de lâexpression de dĂ©part. La part de lâemprunt serait donc le signifiĂ© dans la langue source de lâexpression et sa structure morphosyntaxique. Mais ce signifiĂ© ne peut ĂȘtre compris que par un retour Ă la langue de dĂ©part avec une consultation des dictionnaires de cette langue. Cependant nous ne pouvons pas dire que toutes les traductions littĂ©rales sont
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des calques, elles ne peuvent le devenir quâĂ la suite dâune frĂ©quence dâemploi qui leur permette dâaccĂ©der Ă ce statut. En effet, nous constatons que certaines expressions nâont pas Ă©tĂ© baptisĂ©es comme calques, elles sont demeurĂ©es au stade de la traduction littĂ©rale qui constitue en fait la premiĂšre Ă©tape du processus couronnĂ© par le statut de calque. Câest lâexemple de cordon ombilical, al Ï°ait assorri, pieds noirs, al Êaqda:m assawda:Ê, la face cachĂ©e de lâiceberg ÊabalÉn minal Êali:di la: yura: minhu Êillal qimma, Je ne mĂąche pas mes mots Êana: la: ÊamÉ€iÎŽu kala:mi
Ces expressions ne sont pas heureuses, elles sont utilisĂ©es rarement Ă lâoral et Ă lâĂ©crit journalistique, ce qui les condamne inĂ©luctablement Ă lâoubli et Ă la disparition. Dâautres expressions traduites littĂ©ralement sont au contraire heureuses, elles sont employĂ©es frĂ©quemment et adoptĂ©es par les locuteurs tunisiens parce quâelles se sont intĂ©grĂ©es naturellement dans le systĂšme linguistique arabe ; ce qui leur permet dâaccĂ©der au statut de calque.
Ces expressions se situent dans un intervalle allant des collocations aux expressions figĂ©es. Câest lâexemple des collocations suivantes : - jouer un rĂŽle laÊiba dawran, - construire une relation jabni: Êala:qatan - assumer une responsabilitĂ© taħammala masÊu:lijjatan - la bonne gouvernance al ħawkama rraÊi:da, - Ă titre honorifique bisi:fa Êarafijja, - solution de rechange ħallan badi:lan, - les valeurs universelles Êal qijam Êal kawnijja ; et des expressions figĂ©es comme :
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- Donner un chĂšque en blanc Ă quelquâun : ÊaÊta:hu sakkan Êala: baja:Ă° - Jeter de lâhuile sur le feu : jasobbuz zajt Êala: nna:r - Faire couler beaucoup dâencre Êasa:la kaÉ”i:ran mina l ħibr
Bref, ces expressions figĂ©es et ces collocations traduites suivent tout un parcours qui dĂ©terminera leur sort : ĂȘtre utilisĂ©es rarement et disparaitre, avoir une utilisation frĂ©quente pour accĂ©der au statut de calque et ĂȘtre adoptĂ© par le systĂšme linguistique de la langue dâarrivĂ©e, en lâoccurrence lâarabe.
Cependant ces expressions calquées sont trÚs variées.
2. Typologie
Dans ce corpus qui nâest pas trĂšs exhaustif nous avons relevĂ© des collocations formĂ©es gĂ©nĂ©ralement dâune base et dâun collocatif et diffĂ©rents types dâexpressions figĂ©es : des phrases figĂ©es, des verbes figĂ©s et des noms composĂ©s figĂ©s. Nous nâallons pas nous intĂ©resser Ă la locution prĂ©positive parce que nous nâen avons repĂ©rĂ© que peu dâexemples comme : Ă la lumiĂšre de : Êala: Ă°awÊi, dans le cadre de : fi: Êitari, dans le cĆur de : fi: qalbi, Ă la tĂȘte de Êala: raÊsi. Il faudra faire des recherches sur des corpus plus vastes pour dĂ©celer ce genre de locutions.
2.1. Les expressions figées 2.1.1. Phrases figées Observons les exemples suivants
-La goutte qui a fait dĂ©border le vase Al qÉtratil lati: Êafa:Ă°atil kaÊs ۧÙÙ۷۱۩ ۧÙŰȘÙ ŰŁÙۧ۶ŰȘ ۧÙÙŰŁŰł -Le courant ne passe plus entre eux Êattajja:ru la : jamÉrru bajnahuma : ۧÙŰȘÛۧ۱ Ùۧ ÛÙ Ű±ŰšÛÙÚŸÙ Ű§
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-Tous les chemins mĂšnent Ă Rome kollu ttorÉq tuÊaddi Êila: ru:ma ŰŁŰŻÙ Ű„ÙÙ Ű±ÙÙ Ű§ ŰȘÙÙ Ű§ÙŰ·Ű±Ù Dans ces exemples, toute la phrase est figĂ©e, et il nây a pas de possibilitĂ© de commutation dâun Ă©lĂ©ment en français et arabe : *La goutte qui a fait dĂ©border le verre. *Al qÉtratil lati : Êafa:Ă°atil maÊraba
MĂȘme si elles sont conformes aux normes syntaxiques de la combinaison, ces deux phrases sont inacceptables parce que la substitution dâun Ă©lĂ©ment leur fait perdre leur sens initial. En effet, dans les phrases obtenues le sens nâest plus opaque mais compositionnel. Nous remarquons Ă©galement que cette impossibilitĂ© de commutation est valable mĂȘme pour lâexemple arabe ; ce qui confirme que la phrase a Ă©tĂ© transfĂ©rĂ©e en L2 avec toutes ses caractĂ©ristiques acquises en L1.
Notre corpus nous rĂ©vĂšle par ailleurs que trĂšs peu de phrases figĂ©es sont transfĂ©rĂ©es vers lâarabe parce que les locuteurs tunisiens usent frĂ©quemment du code-switching. Autrement dit, ils ne produisent pas un discours dans toute sa totalitĂ© en français, mais ils intĂšgrent des mots Ă©trangers en parlant en arabe ou bien ils traduisent des expressions pour les intĂ©grer dans leur discours en arabe.
2.1.2. Verbes figés Les structures à verbe figé sont moins contraintes que les
phrases entiĂšrement figĂ©es parce quâelles admettent certaines substitutions en arabe et en français comme nous pouvons lâobserver Ă travers ces exemples : Il lui adonnĂ© le feu vert ÊaÊta:hu Ă°Ă°awÊal ÊaÏ°Ă°ara Ű·Ű§Ù Ű§Ù۶ÙŰĄ ŰčŰŁ ۧÙۣ۟۶۱
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Je mets les points sur les i ÊaĂ°aÊun niqat Êalal ħuru:f ŰčÙÙۣ۶Űč ۧÙÙÙۧ۷ ۧÙŰ۱ÙÙ Ils mettent les points sur les i. jaĂ°aÊu:nan niqat Êalal ħuru:
ۧÙŰ۱ÙÙ ŰčÙÙÛ۶ŰčÙÙ Ű§ÙÙÙۧ۷
Ces verbes admettent le changement du sujet en français et en arabe ainsi que les changements de temps comme dans cet exemple : Jâai mis les points sur les i waĂ°aÊtun niqa:t Êalal ħuru:f
En effet, nous constatons que dans les deux langues, le passĂ© composĂ© sâest substituĂ© au prĂ©sent et dâautres tiroirs verbaux sont Ă©galement possibles. Cependant, Ă part le sujet et le temps, ces verbes figĂ©s rĂ©sistent Ă toute forme de commutation en français et en arabe: *Je pose les points sur les i ÊaħÉttun niqat Êalal ħuru:f ŰŁŰŰ· ۧÙÙÙۧ۷ ŰčÙÙ Ű§ÙŰ۱ÙÙ
Comme nous pouvons le remarquer, ces expressions deviennent inacceptables en arabe et en français avec la substitution du verbe.
2.1.3. Noms composés figés Les noms composés sont de loin les expressions figées les plus
transfĂ©rĂ©es en arabe par le procĂ©dĂ© du calque. Nous en proposons quelques exemples : Pierre angulaire ħaÊariz za:wija Űۏ۱ ۧÙŰČۧÙÛŰ© MatiĂšre grise Êal ma:dda ÊÊaÏ°ma ۧÙÙ Ű§ŰŻŰ© ۧÙŰŽŰźÙ Ű© Lavage de cerveau É€aslil mÉÏ°/ diama:É€ Ù Ű§Űș ŰŻŰșŰłÙ Ű§ÙÙ Űź / Ű§Ù Blanchiment de lâargent É€asli/ tabji:Ă°il amwa:l Û۶ ۧÙŰŁÙ ÙŰ§Ù ŰșŰłÙ / ŰȘŰšÛ Arme Ă double tranchant sila:ħ ÎŽu ħaddajn ŰłÙŰ§Ű Ű°Ù ŰŰŻÛÙ
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Arme blanche sila:ħ ÊabjaĂ° ŰłÙŰ§Ű ŰŁŰšÛ۶ Nuit blanche lajla bajĂ°a:Ê ÙÛÙŰ© ŰšÛ۶ۧۥ Le printemps arabe arrabi:Ê al Êarabi ۧÙ۱ۚÛŰč ۧÙŰč۱ۚÙ
Dans tous ces exemples, les expressions figĂ©es sont formĂ©es dâun nom et dâun adjectif ou dâun nom et d'un groupe prĂ©positionnel. Cependant nous constatons que ces noms figĂ©s ne fonctionnent pas tous de la mĂȘme maniĂšre. Certaines expressions sont totalement opaques comme matiĂšre grise, arme Ă double tranchant, pierre angulaire, alors que dâautres sont partiellement figĂ©es comme arme blanche qui est une arme et nuit blanche qui est une nuit. Cela se reflĂšte Ă travers leur structure. En effet, les expressions partiellement figĂ©es fonctionnent comme des « locutions nominales endocentriques »1 composĂ©es dâun substantif-tĂȘte qui constitue le pivot et de classifieurs. Câest le cas de nuit blanche et arme blanche oĂč nuit et arme fonctionnent comme des substantifs-tĂȘtes tandis que les autres expressions sont considĂ©rĂ©es comme des « locutions nominales exocentriques »2 parce quâelles ne sont pas structurĂ©es autour dâun substantif-tĂȘte, arme Ă double tranchant nâĂ©tant pas une arme ni pierre angulaire une pierre.
Il est à remarquer cependant que ce transfert élude les processus de glissement et de métaphorisation que ces expressions ont suivi pour devenir figées.
2.2. Les collocations
Les collocations ou semi-phrasĂšmes, selon la terminologie de Melâcuk, sont des cas de « co-occurrence conventionnelle
1 GROSS G., Les expressions figées en français : noms composés et locutions, Ophrys, 1996, 35. 2 Ibid. p. 35.
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rĂ©sultant dâune forte contrainte sĂ©mantique de sĂ©lection qui se manifeste dans la valence dâune unitĂ© lexicale, et qui a pour effet de restreindre la compatibilitĂ© des mots avec lâunitĂ© en question »1. Mais contrairement aux expressions figĂ©es, leur sens est transparent. Ainsi les collocations sont des expressions intermĂ©diaires, Ă mi-chemin entre les expressions figĂ©es dont le sens est opaque comme dans les exemples prĂ©sentĂ©s ci-dessus et les expressions libres dont le sens est compositionnel. Mais le phĂ©nomĂšne des collocations reste mal dĂ©fini et ses contours sont flous. La dĂ©finition la plus partagĂ©e est celle qui considĂšre que « la collocation est une cooccurrence lexicale privilĂ©giĂ©e de deux Ă©lĂ©ments linguistiques entretenant une relation syntaxique »2.
Ces expressions se caractĂ©risent en gĂ©nĂ©ral par une structure binaire, elles sont constituĂ©es de deux Ă©lĂ©ments dont lâun est la base et lâautre le collocatif. Mais il faut remarquer que la base de la collocation nâest pas systĂ©matiquement la tĂȘte du syntagme. Les collocations prototypiques mettent en jeu des constituants contigus qui forment un syntagme, mais ce nâest pas toujours le cas et plus particuliĂšrement quand la collocation est formĂ©e dâun verbe et dâun nom.
Ces expressions que lâon indexe sous lâĂ©tiquette de collocation relĂšvent de patrons trĂšs variĂ©s. Cependant, nous pouvons procĂ©der Ă un classement de ces expressions transfĂ©rĂ©es en arabe selon la nature de la base et de celle du collocatif pour prĂ©senter les moules les plus frĂ©quents et Ă©galement pour vĂ©rifier, sur cette base, le degrĂ© de fidĂ©litĂ© des Ă©quivalents calquĂ©s en arabe. Nous 1 Neveu F. Dictionnaire des sciences du langage Armand Colin, Paris, 2004, p. 71. 2 Tutin A., Grossmann F. « Collocations rĂ©guliĂšres et irrĂ©guliĂšres, esquisse dâune typologie du phĂ©nomĂšne collocatif, Revue française de linguistique appliquĂ©e, 2002/1 Vol. VII, p. 9.
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pouvons dĂ©gager les modĂšles suivants, qui sont les plus productifs : Nom+ adjectif La bonne gouvernance Êal ħawkama rraÊi:da ۧÙŰÙÙÙ Ű© ۧÙ۱ێÛŰŻŰ© Appareil exĂ©cutif Êal Êiha:z ittanfi:ÎŽi ۧÙŰŹÚŸŰ§ŰČ Ű§ÙŰȘÙÙÛŰ°Ù La violence extrĂȘme Êal ÊÉnf ÊÊadi:d ۧÙŰčÙÙ Ű§ÙŰŽŰŻÛŰŻ Extermination collective Êal Êiba:da lÊama:Êijja ۧÙۄۚۧۯ۩ ۧÙŰŹÙ Ű§ŰčÛŰ© Les valeurs universelles Êal qiam Êal kawijja ۧÙÙÛÙ Ű§ÙÙÙÙÛŰ© La paix sociale Êassilm ilÊiÊtima:Êijja ۧÙŰłÙÙ Ű§ÙŰ„ŰŹŰȘÙ Ű§ŰčÛŰ© La discrimination raciale Êattamji:z Ê alÊÉnsuri: ۧÙŰȘÙ ÛÛŰČ Ű§ÙŰčÙŰ”Ű±Ù Liquidation physique Êattasfia lÊama:Êijja ۧÙŰȘŰ”ÙÛŰ© ۧÙۏ۳ۯÛŰ© Les meilleures salutations fa:Êiq taħijja:ti ÙŰ§ŰŠÙ ŰȘŰÛۧŰȘÙ Les meilleurs vĆux fa:Êiq ittaha:ni ÙŰ§ŰŠÙ Ű§ÙŰȘÚŸŰ§ÙÙ Ma haute considĂ©ration fa:Êiq iħtira:ma:ti ÙŰ§ŰŠÙ ŰąŰŰȘŰ±Ű§Ù Ű§ŰȘÙ Nom + SP Rapports de force mi:za:n alquwa: Ù ÛŰČŰ§Ù Ű§ÙÙÙÙ Solution de rechange ħallan badi:l ŰÙۧ ۚۯÛÙۧ Le rĂšglement de comptes tasfiatil ħisa:ba:t ŰȘŰ”ÙÛŰ© ۧÙŰ۳ۧۚۧŰȘ La feuille de route waraqata ttari:q ۱ÙŰ© ۧÙ۷۱ÛÙ Ù En lever de rideau fi: rafÊi ssita:r ÙÙ Ű±ÙŰč ۧÙŰłŰȘۧ۱ Verbe + Nom Construire une relation jabni: Êala:qa ÛŰšÙÙ ŰčÙۧÙŰ© Joindre la voix jaĂ°Émmu sawtahu ÛŰ¶Ù Ű”ÙŰȘÚŸ Contenir, receler des dangers maħfufan bil maÏ°a:tir Ù ŰÙÙÙۧ ۚۧÙÙ ŰźŰ§Ű·Ű± Assumer une responsabilitĂ© tahammala masÊulijjatan ŰȘŰÙ Ù Ù ŰłŰ€ÙÙÛŰ© Jouer un rĂŽle jalÊabu dawran ÛÙŰčŰš ŰŻÙ۱ۧ
Dans toutes ces occurrences, la base est constituĂ©e du nom qui sĂ©lectionne son collocatif. Mais il faut noter que cette base nâest pas toujours Ă la tĂȘte de la collocation. Il est Ă©galement Ă
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remarquer que cette liste nâest pas exhaustive, mais ce sont des exemples emblĂ©matiques des expressions calquĂ©es en arabe et des problĂšmes quâelles posent lors de leur transfert en arabe.
3. Le transfert vers arabe
Ces expressions figĂ©es ont Ă©tĂ© empruntĂ©es en arabe par le procĂ©dĂ© du calque qui consiste en une traduction littĂ©rale, mais qui transfĂšre le sens de lâexpression tel quâil se prĂ©sente dans la langue source, sens qui ne peut ĂȘtre compris que par un retour Ă la langue de dĂ©part. Cependant, certaines expressions restent fidĂšles au modĂšle de dĂ©part alors que dâautres sâen Ă©cartent.
3.1. FidĂ©litĂ© Comme nous lâavons remarquĂ© Ă travers notre corpus, ces
calques restaurent en gĂ©nĂ©ral, en plus du sens opaque, les tropes et la structure syntaxique de dĂ©part lors du transfert de L1 vers L2. De mĂȘme, ils rĂ©sistent aux opĂ©rations de transformation et de substitution comme les expressions dâorigine. Câest le cas des verbes figĂ©s et des collocations comme dans ces exemples : Donner un chĂšque en blanc ÊaÊta sakkan Êala: baja:Ă° ŰŁŰčŰ·Ù Ű”Ùۧ ŰčÙÙ ŰšÛۧ۶Donner le feu vert ÊaÊta Ă°Ă°awÊal ÊaÏ°Ă°ara ŰŁŰčŰ·Ù Ű§Ù۶ÙŰĄ ۧÙۣ۟۶۱ Jeter de lâhuile sur le feu jasÉbbu zzajt Êala: nna:r Û۔ۚ ۧÙŰČÛŰȘ ŰčÙÙ Ű§ÙÙۧ۱ Jouer un rĂŽle: jalÊabu dawran ÛÙŰčŰš ŰŻÙ۱ۧ Assumer une responsabilitĂ© taħammala masÊu:lijja ŰȘŰÙ Ù Ù ŰłŰ€ÙÙÛŰ© Toutes ces expressions qui fonctionnent comme des verbes figĂ©s ou des collocations sont fidĂšles, elles restaurent le patron de dĂ©part, Ă savoir la structure verbe + complĂ©ment Noms figĂ©s
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tableau noir lawħa sawda:Ê ÙÙŰŰ© ŰłÙۯۧۥ matiĂšre grise ma:dda ÊaÏ°ma ۧÙÙ Ű§ŰŻŰ© ۧÙŰŽŰźÙ Ű© fuite en avant Êal huru:b Êilal Êama:m ۧÙÚŸŰ±ÙŰš Ű„ÙÙ Ű§ÙŰŁÙ Ű§Ù
Ces calques rétablissent également le modÚle de départ Nom + adjectif ou nom + syntagme prépositionnel. Nous pouvons donc dire que ces patrons sont les plus proches des expressions sources.
3.2. Ecart
Certaines expressions ne sont pas fidĂšles au modĂšle dâorigine sur le plan syntaxique ou sĂ©mantique. Câest lâexemple de : Le compte Ă rebours ۧÙŰčŰŻ ۧÙŰȘÙۧŰČÙÙ/ ۧÙŰčÙŰłÙ Êal Êad attana:zuli:/ Êal Êaksi:
A travers cet exemple, nous constatons que le SP Ă rebours devient adjectif. Mais nous avons trouvĂ© dans notre corpus deux Ă©quivalents tana:zuli et Êaksi. tana:zuli signifie dĂ©gressif. Êaksi parait donc plus heureux. Câest Ă©galement le cas de : solution de rechange ħallan badi:lan ŰÙۧ ۚۯÛÙۧ Langue de bois lu:É€a Ï°aÊabijja ÙŰșŰ© ۟ێۚÛŰ© oĂč le SP devient adjectif.
Parfois, nous avons le phĂ©nomĂšne inverse, comme dans cet exemple : pierre angulaire ħaÆ·ariz za:wija Űۏ۱ ۧÙŰČۧÙÛŰ©
En effet, nous constatons Ă travers cette expression que lâadjectif est devenu nom : za:wija qui signifie angle. Cet Ă©cart est Ă©galement perceptible Ă travers lâexpression le goulot dâĂ©tranglement ÊÉnq zzuÊa:Êa ŰčÙÙ Ű§ÙŰČۏۧۏ۩ qui est un calque de goulot dâĂ©tranglement. Le complĂ©ment dĂ©terminatif en français met lâaccent sur lâeffet que donne la partie supĂ©rieure de la bouteille, tandis quâen arabe on focalise sur toute la bouteille.
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3.2. Ecart qui rĂ©sulte des spĂ©cificitĂ©s de la langue arabe : Certains transferts adaptent lâexpression traduite aux normes
de la langue arabe, et par consĂ©quent ils sâĂ©cartent du modĂšle de dĂ©part. Câest lâexemple de : Mettre les points sur les i waĂ°aÊa nniqa:t Êalal ħuru:f Ù۶Űč ۧÙÙÙۧ۷ ŰčÙÙ Ű§ÙŰŁŰ۱Ù
Nous sommes en prĂ©sence dâun cas dâadaptation dâune expression Ă la langue arabe. En effet, la langue arabe, mĂȘme si elle contient des voyelles comme toutes les langues, ne les transcrit pas Ă lâĂ©crit, alors que certains graphĂšmes contiennent un, deux, voire trois points, comme le graphĂšme Ê ou É”. Il fallait donc adapter cette expression Ă lâarabe en disant littĂ©ralement : mettre les points sur les lettres graphĂšmes.
Lâadaptation est Ă©galement perceptible quand il sâagit dâintroduire le complĂ©ment du nom. En effet, contrairement au français oĂč le complĂ©ment du nom est prĂ©cĂ©dĂ© en gĂ©nĂ©ral de la prĂ©position de, en arabe le complĂ©ment du nom est dâun emploi direct. Câest ce que nous observons dans la traduction de boule de neige et bouĂ©e de sauvetage qui ont pour Ă©quivalent kurat É”ilÊ Ù۱۩Ù۱۩ Ùۏۧ۩ et kurat naÊa:tۧÙŰ«ÙŰŹ
Un autre Ă©cart sâexplique Ă©galement par les spĂ©cificitĂ©s de la langue arabe qui nâadmet pas lâantĂ©position de lâadjectif par rapport au nom. Nous constatons ce phĂ©nomĂšne dans le transfert de la bonne gouvernance qui a pour Ă©quivalent al ħawkamar raÊi :da. En effet, dans cette expression, lâadjectif raÊi:da est placĂ© aprĂšs le nom ħawkama conformĂ©ment Ă la norme de la langue arabe. A travers cette expression, nous retenons Ă©galement un Ă©cart au niveau sĂ©mantique. En effet, bonne a Ă©tĂ© traduit par raÊi:da : raisonnable, lĂ oĂč on attendrait ħasana et cette traduction semble heureuse.
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Nous avons relevé également quelques expressions problématiques.
3.3. Expressions problĂ©matiques Certaines expressions posent problĂšme dans la mesure oĂč la
traduction reflĂšte une situation de flottement. Câest lâexemple de blanchiment de lâargent É€asl /tabji:Ă° ilÊamwa:l ŰșŰłÙ / ۧÙŰŁÙ ÙŰ§Ù Cette expression reprend la confusion chez certains .ŰȘŰšÛÛ۶locuteurs entre blanchiment et blanchissement, alors que dans ce cas, lâexpression adĂ©quate est blanchiment. Cette confusion est perceptible Ă travers lâhĂ©sitation dans la traduction entre / ŰșŰłÙ Câest pour cela que nous trouvons dans certains journaux .ŰȘŰšÛÛ۶
ŰȘŰšÛÛ۶ ۧÙŰŁÙ ÙŰ§Ù Ù ŰșŰłÙ . Le cumul des noms, quand bien mĂȘme il essaierait de proposer une solution, rend la situation plus confuse. Certains calques ne sont pas heureux, mĂȘme sâils sont consacrĂ©s. Zones dâombre mana :tiq iĂ°Ă°Él Ù ÙŰ§Ű·Ù Ű§ÙŰžÙ est trĂšs rĂ©vĂ©lateur en ce sens. En effet, cette traduction littĂ©rale ne prend pas en considĂ©ration les spĂ©cificitĂ©s climatiques et culturelles. Lâombre est nĂ©gative dans les rĂ©gions froides alors quâelle est recherchĂ©e chez nous au moment de la chaleur. Il aurait mieux fallu traduire parÊal mana:tiq Êal maħru:ma ۧÙÙ ÙŰ§Ű·Ù Ű§ÙÙ Ű۱ÙÙ Ű© Ă©quivalent de zones dĂ©favorisĂ©es.
3.4. Extension de sens et libération de la structure Certaines expressions transférées se sont intégrées dans la
langue arabe Ă tel point quâelles ne sont plus ressenties comme des calques et quâelles acquiĂšrent une libertĂ© que lâexpression dâorigine nâavait pas ; ce qui constitue une forme dâintĂ©gration dans le systĂšme linguistique arabe. En effet, certaines expressions ont acquis dâautres acceptions par glissement de sens. Câest le cas de blanchiment de lâargent :
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Tabji:Ă° iddawla Blanchiment de lâĂ©tat ŰȘŰšÛ۶ ۧÙŰŻÙÙŰ© Tabji:Ă° ilÊirha:b Blanchiment du terrorisme ŰȘŰšÛÛ۶ ۧÙŰ„Ű±ÚŸŰ§Űš Tabji:Ă° ilÊiÊla:m Blanchiment de lâinformation ŰȘŰšÛÛ۶ ۧÙŰ„ŰčÙۧÙ
Nous constatons Ă©galement que certaines expressions nâobĂ©issent plus aux mĂȘmes contraintes quâen français. Câest lâexemple de langue de bois qui a pour Ă©quivalent lu:É€a Ï°aÊabijja. En effet, conformĂ©ment Ă la nature non concatĂ©native de la langue arabe, nous constatons une libĂ©ration de la structure de lâexpression, qui peut prendre la forme de TaÏ°Êib Êal Ï°ita:b littĂ©ralement « boisification » du discours. A travers cette transformation, lâadjectif devient un dĂ©verbal (masdar).
Conclusion
Une des caractéristiques des expressions figées est leur caractÚre idiomatique, elles sont spécifiques à chaque langue, et en principe intraduisibles. Cependant, nous assistons à la transgression des frontiÚres et des obstacles linguistiques parce que nous observons plusieurs calques des expressions françaises en arabe standard utilisé en Tunisie à cause de la proximité des deux pays et de leurs histoires communes.
Les calques sont des emprunts transfĂ©rĂ©s avec leur sens de dĂ©part, mĂȘme sâils ne rĂ©vĂšlent pas leur source. Ce sont des cas de nĂ©ologie qui permettent de renouveler et dâenrichir la langue arabe. Ils sont le fruit de lâinterfĂ©rence des langues qui semble ĂȘtre une propriĂ©tĂ© dĂ©finitoire de toutes les langues. Certes, cette traduction est intĂ©ressante, elle permet dâenrichir la langue arabe avec de nouvelles expressions, mais ces traductions occultent le processus mĂ©taphorique qui a prĂ©sidĂ© Ă
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lâavĂšnement de ces expressions dans la langue source et qui sâest Ă©talĂ© dans le temps. Toutefois, il est Ă remarquer que nous ne trouvons aucune trace de ces expressions dans les dictionnaires arabes ; ce qui constitue un rĂ©el souci pour les locuteurs arabophones qui cherchent Ă expliquer ces expressions. LâĂ©laboration dâun dictionnaire des calques français / arabe devient une exigence Ă laquelle il faudra rĂ©pondre pour combler un tel manque.
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Références bibliographiques
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Pourquoi les indiens ?
Par Mohamed HARMEL (Texte écrit le 8 avril 2013 à l'occasion de la premiÚre rencontre euromaghrébine d'écrivains, sous le thÚme des "identités plurielles", et qui sera publié dans un collectif de cette rencontre)
Il y a une question quâon mâa posĂ©e tellement de fois depuis la sortie de « Sculpteur de Masques », que jâai fini par me la poser Ă moi-mĂȘme, alors que je ne me la suis jamais vraiment posĂ© lorsque jâĂ©crivais ce roman. Cette question câest : « Pourquoi avez-vous choisi un contexte diffĂ©rent, un contexte qui nâest pas votre Tunisie ? Pourquoi une culture amĂ©rindienne qui est si Ă©loignĂ©e de la vĂŽtre ? Pourquoi les indiens ?». La question est intĂ©ressante. Parce quâelle soulĂšve la problĂ©matique du contexte, de lâidentitĂ© et de la culture : « Pourquoi avez-vous choisi les indiens, vous qui ĂȘtes tunisien ? » Dâailleurs, dans les questions de certains dâentre eux, il y avait un sous-entendu critique, comme si jâĂ©tais pareil Ă un architecte qui construit des bĂątiments sans tenir compte du climat, de lâenvironnement et de tout le contexte dans lequel il doit construire. Parfois aussi, câĂ©tait un sous-entendu moralisateur, comme si jâavais trahi ma patrie ou ma culture en me coupant de mes racines. Dans ma tĂȘte pourtant, ce nâĂ©tait pas trĂšs compliquĂ© : jâĂ©tais fascinĂ© par cette culture, des scĂšnes se sont imposĂ©es Ă moi dans mon imaginaire, et jâai Ă©prouvĂ© du plaisir Ă les dĂ©rouler et Ă les dĂ©velopper, puis je me suis dis que plonger dans ce monde-lĂ Ă©tait
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dâune grande richesse, et me permettait en plus de dire tout ce que je voulais en toute libertĂ©, sans risquer lâinquisition religieuse. Tant que je me cachais derriĂšre les masques indiens, jâĂ©tais en sĂ©curitĂ©.
Mais aprĂšs la sortie du roman, au fil des prĂ©sentations, des rencontres et des dĂ©bats, plus je me retournais sur cette histoire dâindien sculpteur de Masques et plus jâavais lâimpression que ce que jâavais Ă©crit mâĂ©chappait en fait complĂštement. Je me retrouvais, Ă chaque fois, contraint de me plonger dans une investigation sur ma propre Ćuvre pour pouvoir Ă©laborer une connaissance de ce processus dâĂ©criture qui, tout compte fait, dĂ©bordait complĂštement de mon emprise, comme sâil possĂ©dait une richesse qui me dĂ©passait, comme sâil Ă©tait guidĂ© par un inconscient qui dĂ©bordait ma conscience.
Et câest lĂ que jâai commencĂ© Ă mâinterroger plus profondĂ©ment sur cette question : pourquoi les indiens ? Mais bien plus encore : pourquoi jâai crĂ©Ă© cette connexion, aussi fictive soit-elle avec les indiens ? comment cela se fait-il que je porte en moi cet infime fragment de la culture amĂ©rindienne ? Parce que, pour que ces images sâimposent Ă ma conscience, il faudrait quâelles soient dĂ©jĂ en moi⊠Alors, pourquoi au-delĂ de cette fascination, ai-je dĂ©sirĂ© ĂȘtre cet indien qui a jetĂ© le masque lors du Rituel et qui est devenu lui-mĂȘme un sculpteur de masques ?
Jâai puisĂ© dans ma mĂ©moire et fini par me rappeler que, quand jâĂ©tais gosse, jâavais un livre illustrĂ© que ma mĂšre me lisait souvent. Il contait lâhistoire dâun hĂ©ros indien dont jâai oubliĂ© le nom, et ce hĂ©ros avait un certain rĂŽle Ă jouer dans une prophĂ©tie oĂč il Ă©tait question dâun bison blanc. Jâavais complĂštement oubliĂ© cette histoire pour ne m'en rappeler que suite aux interrogations soulevĂ©es par le "choix" des indiens⊠Ce que je cherche Ă vous dire Ă travers cette anecdote, câest que ce conte nâest pas
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seulement une histoire quâon mâa racontĂ©e, et qui fait partie de mon passĂ©, c'est-Ă -dire qui sâest logĂ©e dans une partie de mes souvenirs. Ce conte reprĂ©sente bien plus : câest un fragment de culture indienne qui a traversĂ© le temps et lâespace pour venir se loger en moi, pour devenir une partie de moi-mĂȘme, une partie de mon identitĂ©.
De mĂȘme, la philosophie de Nietzsche, dont le livre porte lâincontestable influence, nâest pas seulement une philosophie que jâai lue et qui mâa marquĂ© : elle est devenue une partie de moi-mĂȘme, je me la suis incorporĂ©e, et elle a jouĂ© un rĂŽle fondamental dans la construction de mon identitĂ© Ă un moment donnĂ© de ma vie.
Spinoza a bien parlĂ© du pouvoir du corps dâĂȘtre affectĂ©. Et quâest-ce qui nous affecte ? Nous affecte tout ce qui vient Ă
nous du dehors avec la violence, la vĂ©hĂ©mence, et la passion de son ĂȘtre, pour sâinscrire dans notre corps, non seulement dans la mĂ©moire qui se rapporte aux simples souvenirs, mais dans la mĂ©moire ontologique, la mĂ©moire gĂ©ohistorique qui sillonne les territoires et les cultures, parcoure les vies et les peuples, traverse les dĂ©cennies et les siĂšcles, fragments disparates qui sont le matĂ©riau brut de la genĂšse de nos identitĂ©s.
Je suis tout ce que jâai aimĂ©, tout ce que jâai dĂ©sirĂ©, tout ce qui est venu Ă moi, tout ce qui mâa heurtĂ© avec violence, je suis toutes ces musiques qui ont dĂ©chirĂ© mon Ăąme, et je porte en moi un fragment des auteurs qui les ont composĂ©es, des peuples qui les ont chantĂ©es et jouĂ©es, je suis tous ces films et ces romans dans lesquels jâai voyagĂ© et errĂ©, et je porte en moi un fragment de la culture de ces mondes imaginaires. Si je suis les Mille et une nuits, si je suis Sindbad le marin, alors je suis la Perse des siĂšcles passĂ©s, si je suis Janis Joplin ou Jimmy Hendrix, alors je suis aussi Woodstock, si jâai passĂ© des nuits blanches aprĂšs avoir vu le
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film The Ring, et si jâai Ă©tĂ© bouleversĂ© en lisant la ballade de lâimpossible de Murakami, câest quâil y a un souffle du Japon en mon cĆur. Si mon grand pĂšre a Ă©tĂ© exilĂ© en Russie alors, je porte en moi un bout de cet exil et un bout de cette Russie⊠Par ma mĂšre, je suis les Ăźles placides et paresseuses de Djerba, par mon pĂšre, les ruelles laborieuses et bourgeoises de la mĂ©dina. Si dâailleurs, je cherche une cohĂ©rence dans mon identitĂ©, je ne la trouve pas. Mes dĂ©sirs sont Ă©parpillĂ©s, jâai tellement de projets, je nâai aucune profession fixe, aucun statut bien dĂ©fini, mĂȘme si je vois quâil y a bien lĂ une hiĂ©rarchie dans ces moi multiples, mĂȘme si je suis conscient de cette quĂȘte incessante dâun Ă©quilibre dans ce complexe identitaire ouvert.
Et câest tout cela qui fait de nous ce que nous sommes, qui constitue ce que nous appelons notre identitĂ©. Une fois enfoncĂ©s dans ce tourbillon dâimages et de simulacres qui nous fondent, le je devient bien plus quâun autre, le je est un je qui se cherche parmi une multiplicitĂ© dâautres. Et câest quelque part entre cette multiplicitĂ© sans cesse confrontĂ©e Ă un dehors, sans cesse brisĂ©e et refondĂ©e, que nous Ă©voluons.
Nous sommes ouverts sur le monde, branchés en continuité sur une géohistoire c'est-à -dire sur des espace-temps qui sillonnent les distances et les ùges et nous connectent avec des monstres disparus, des guerres éteintes, des batailles sanglantes, des océans perdus, des peuples et des civilisations dispersés dans les recoins de la terre et du temps ; et cette ouverture sur la mémoire géohistorique est en étroite corrélation avec le processus de constitution de notre identité.
Mais quâest-ce qui fait alors dans ce cas que ce tout processus finit par se cristalliser dans des catĂ©gories identitaires normatives bien dĂ©limitĂ©es, sortes de masques immobiles ? Par
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exemple : au-delĂ de tout cela, je suis quand mĂȘme tunisien avant tout, au-delĂ de tout cela, mon identitĂ© est arabo-musulmane, etc. Si nous avons parlĂ© de lâidentitĂ© en tant que processus chaotique guidĂ© par le dĂ©sir, les passions et le hasard, dĂ©sormais câest sous lâangle de la constitution de rapports de pouvoir quâil faudra lâaborder. Des rapports de pouvoir liĂ©s Ă des sentiments de crainte, Ă des besoins de sĂ©curitĂ©, et dâappartenance Ă un groupe dominant et avantageux.
Prenons par exemple le rapport de ce qui constitue la culture dâune civilisation telle que la civilisation tunisienne â câest Ă dire son langage, ses connaissances, ses productions, et donc la constitution de son identitĂ© â avec les invasions ou la colonisation : en Tunisie, lâincorporation dâune culture française est en rapport avec la colonisation et les implantations dâinstitutions de production et du savoir, que ce soit par ses apports positifs ou dĂ©testables. Cependant, lorsquâon dresse le constat de cette colonisation ou lorsquâon la juge, on le fait toujours en se rĂ©fĂ©rant Ă une identitĂ© quâon suppose originelle et pure et qui est lâidentitĂ© arabo-musulmane : mais comment sâest constituĂ©e lâidentitĂ© arabo-musulmane si ce nâest par lâinvasion des arabes, qui ont Ă©crasĂ© les berbĂšres puis imposĂ© et sĂ©lectionnĂ© par la pression et la force une autre forme culturelle avec son langage et ses croyances ? LâidentitĂ© arabo-musulmane est tout autant liĂ©e Ă des processus dâinvasion et de domination. Ainsi lâhistoire de lâidentitĂ© dâun peuple, nâest autre que lâhistoire des dominations qui ont accompagnĂ© les acculturations, lâhistoire des prĂȘtres et des dictateurs qui ont accompagnĂ© la fabrication des grands masques immobiles.
LâidentitĂ© en tant que langage se constitue par la colonisation, lâidentitĂ© religieuse par lâinstauration dâun dispositif de pouvoir religieux, lâidentitĂ© en tant que rapportĂ© Ă une patrie, par
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lâimplantation dâun appareil dâĂ©tat, lâidentitĂ© comme profession par lâintĂ©gration dâune institution de savoir, lâidentitĂ© comme coutumes et traditions par des codes de groupe qui peuvent ĂȘtre trĂšs cruels, lâidentitĂ© comme mode universelle vestimentaire et gastronomique par de grosses machines capitalistes de production.
Ainsi, il y a dâun cĂŽtĂ© lâidentitĂ© comme Ă©tant le disparate existentiel continuellement branchĂ© sur une gĂ©ohistoire universelle, et de lâautre lâidentitĂ© comme unitĂ© rapportĂ©e Ă un foyer de pouvoir.
Toute la tragĂ©die de lâidentitĂ© survient lorsque lâidentitĂ© rapportĂ©e Ă un foyer pouvoir, lorsque le masque du dieu ou de la tribu tente dâĂ©touffer, mutiler et rĂ©primer ce processus du disparate identitaire en se rĂ©fĂ©rent Ă elle-mĂȘme comme Ă©tant lâidentitĂ© vĂ©ritable et parfaite rapportĂ©e soit Ă une race supĂ©rieure, soit Ă une religion parfaite, Ă une idĂ©ologie dĂ©finitive, soit encore Ă des traditions sacrĂ©es : elle condamne ces fragments comme Ă©tant un extĂ©rieur Ă©tranger Ă soi, comme une corruption, une menace. Elle se comporte comme un trou noir qui piĂšge le disparate et la multiplicitĂ© en les noyant dans son tourbillon et en les amputant de leur potentiel crĂ©ateur. Le malheur câest quand lâidentitĂ© comme catĂ©gorie pour une masse ou un peuple est incapable de porter en son sein le multiple et le disparate, mais nâarrive plus Ă fonctionner autrement que comme une machine qui broie la diffĂ©rence. La forme la plus triste en est lâidentitĂ© sacrĂ©e ou lâidentitĂ© religieuse : car elle ne peut asseoir son pouvoir que par le biais de mythes situĂ©s en dehors de lâhistoire et du monde, qui la placent dans une sorte de dimension inaccessible, une mĂ©tahistoire inaccessible Ă lâhistoire qui lui octroie le statut dâune vĂ©ritĂ© dĂ©finitive unique et immobile qui dĂ©truit la richesse dâun processus identitaire sans cesse en
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devenir. Il est impossible de sculpter le masque dâun dieu, dâen faire une copie ou de la modifier, puisque le mythe dit que le dieu lâa rapportĂ© du ciel et quâil contient dĂ©jĂ toute la vĂ©ritĂ©. Pourquoi sommes-nous Ă chaque reprise ramenĂ©s Ă lâidentitĂ© religieuse comme rĂ©fĂ©rent principal, si ce nâest parce quâelle constitue un foyer de pouvoir qui piĂšge un processus positif de mĂ©langes et de multiplicitĂ©s, pourquoi sommes-nous sans cesse ramenĂ©s Ă nos traditions, si ce nâest parce quâelles constituent un foyer de pouvoir ancrĂ© dans lâinconscient de la sociĂ©tĂ© et qui ramĂšne chaque acte Ă elles, pour juger de son adĂ©quation avec la norme identitaire ? La peinture, le cinĂ©ma, lâarchitecture, toutes ces productions se trouvent jugĂ©es en se rĂ©fĂ©rant Ă ces catĂ©gories dâidentitĂ©s dominantes qui entravent les processus de crĂ©ation.
Quâest-ce que la sculpture de soi en ce sens ? Câest se libĂ©rer du joug des identitĂ©s mortifĂšres et avoir le courage de sculpter son identitĂ©, sculpter son propre masque par un acte de crĂ©ation qui affirme ces fragments disparates de gĂ©ohistoire que lâon porte en soi en leur donnant une forme et un sens. Et peut-ĂȘtre que lâacte de crĂ©ation se fera dans lâessence mĂȘme de cette lutte.
Câest cela, se sculpter soi-mĂȘme. Câest cela « se crĂ©er libertĂ© », lâinjonction NietzschĂ©enne « Soyez les sculpteurs de votre propre existence ». Avoir le courage de renverser les perspectives, faire en sorte que ce soit ce disparate peuplĂ© de milliers de cultures, de rencontres et de curiositĂ©s qui interroge les limites de lâidentitĂ© qui nous entravent, aimer ce vertige, ce chaos, ce manquement dâordre, cette carence du je, inhĂ©rents Ă notre identitĂ©, et en faire quelque chose. Et pourquoi pas un conte dâindiens et de masques ?
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