Programme Nouakchott

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« Partenariat entre les langues : perspectives descriptives et perspectives didactiques » JOURNEES SCIENTIFIQUES INTER-RÉSEAUX organisées par le réseau Dynamique des langues, et francophonie (DLF) de l'Agence universitaire de la Francophonie 1

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« Partenariat entre les langues : perspectives descriptives et perspectives didactiques »

JOURNEES SCIENTIFIQUES INTER-RÉSEAUX

organisées par le réseauDynamique des langues, et francophonie (DLF) de l'Agence universitaire de

la Francophonie

5-7 novembre 2007

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PROGRAMME GÉNÉRALNOUAKCHOTT, 5-7 NOVEMBRE 2007

Lundi 5 novembre

Matin : Palais des Congrès

10h30 -12h00 : Table ronde : Le partenariat linguistique en MauritaniePrésident de séance : Moussa DaffRapporteur : Pierre Martinez

Bah Ould Zein (La situation sociolinguistique de la Mauritanie), Idoumou Ould Mohamed Lemine (Les réformes du système éducatif mauritanien), Mohamedoune Wane, dit Doudou (Le partenariat des langues en Mauritanie), Julien Kilanga Musinde (Le concept de partenariat des langues en francophonie).

Après-midi : Faculté des Lettres :

14h30-17h30 : Atelier 1 : Représentations associées aux formes du partenariat entre les langues :

Président de séance : Julien Kilanga Musinde (OIF)Synthèse et présentation des travaux : Martine Marquilló LarruyRapporteur : Denis Douyon

Communicants :

AREZKI Abdenour (Algérie) : L’impact des représentations sociolinguistiques sur le choix de l’enseignement/apprentissage du français en Algérie.

RAPANOEL Séverine (France) : Les créoles se trouvent-ils encore en situation de diglossie ? Confrontation entre les représentations des enseignants et des chercheurs en contexte réunionnais.

CAMBRONE Stella (France/Antilles) : Pratiques et représentations des langues (anglais, créole et français) dans la Caraïbe anglophone : de la coexistence au partenariat dans le système éducatif. Approche comparative des dynamiques sociolinguistiques de la Dominique et de Sainte – Lucie.

MIGUEL-ADDISU Véronique (France/Éthiopie) : Apprendre le FLM/FLS dans un contexte plurilingue et pluriculturel : quelles pratiques et représentations des élèves ? Pour quel partenariat entre les langues ?

GBETO Kossi Souley (Togo) : La production des discours procéduraux en l’éwé (L1) et en français (L2) en contexte diglossique.

AL MAQTARI Salla et FERRARI Aurélia (Yémen) : Partenariat entre les langues du Yémen : représentations linguistiques et perspectives didactiques.

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Mardi 6 novembre

Matin : Faculté des Lettres :

9h-9h30 : Allocution de Julien Kilanga Musinde (OIF) : « Le partenariat des langues en Afrique centrale, et en particulier en République Démocratique du Congo ».

9h30-13h00 : Atelier 2 : Descriptions des différents types de partenariat entre les langues :

Président de séance : Marc Van CampenhoudtSynthèse et présentation des travaux : Ambroise QueffélecRapporteur : Farid Benramdane

Communicants :

EBONGUE Augustin Emmanuel (Cameroun) : Partenariat français/langues locales dans la presse écrite camerounaise : Entre continuum et hybridation.

BILOA Edmond (Cameroun) : Le partenariat anglais – français ou le problème Anglophone au Cameroun.

LOUSSAKOUMOUNOU Alain-Fernand (Congo) : Construction d’un partenariat linguistique au Congo : état descriptif e pistes d’aménagement linguistique et didactique.

KOULAYAN Nicole (France) : Créer un « Observatoire des pratiques linguistiques bilingues : arabe/français » en Méditerranée pour mieux favoriser le dialogue des langues - cultures. DIALLO Mamadou Saliou (Guinée) : Partenariat entre les langues et émergence d’une culture identitaire nationale via l’école guinéenne : quelle politique linguistique ?

SKATTUM Ingse et LYCHE Chantal (Norvège) : Le français contemporain en Afrique et dans l’Océan indien : usage, variétés et structure.

Après-midi :

14h30-17h30 : Atelier 3 : Propositions didactiques permettant l’appropriation de formes de partenariat entre les langues :

Président de séance : Pierre MartinezSynthèse et présentation des travaux : Pierre DumontRapporteur : Gueorgui Jetchev

Communicants :

FEUSSI Valentin (Cameroun) : Parler, décrire et enseigner, (son) français à Douala : des pratiques contextualisées. NGAMASSU David (Cameroun) : Contacts / conflits des langues, représentations linguistiques et didactique du français en zone anglophone au Cameroun.

LAVOIE Constance et TAPSOBA Célestin (Canada/Burkina Faso) : Perspectives didactiques culturellement durables : éducation bilingue au Burkina Faso.

AYEWA Noël Kouassi (Côte d’Ivoire) : De la langue maternelle ivoirienne écrite à l’appropriation du français langue seconde dans les écoles du PEI, en Côte d’Ivoire.

MAURER Bruno (France) : Construire une didactique intégrée langues africaines – français : qu’enseigner, comment et pourquoi ?

THIAW Ndèye Fatou et al. (Sénégal) : Concevoir des outils didactiques pour des langues en partenariat : le cas du dictionnaire électronique unilingue wolof et bilingue wolof – français.

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Mercredi 7 novembre

Matin : École Normale Supérieure (Amphithéâtre)

9h-9h30 : Allocution d’Amidou Maiga (OIF) : « Le suivi de l'enseignement bilingue par l'OIF depuis les États Généraux de Libreville ».

9h30-11h00 : Atelier 4 : Analyse des formes de partenariat dans les contextes didactiques :

Président de séance : Idoumou Ould Mohamed LemineSynthèse et présentation des travaux : Bruno MaurerRapporteur : Abou Napon

Communicants :

BENRAMDANE Farid (Algérie) : Représentations, partenariat des langues et question de pédagogie en milieu plurilingue : le cas du Maghreb.

KABANZA Faustin (Rwanda) : Partenariat du français et d’autres langues dans l’éducation de base au Rwanda : Enjeux politiques et pédagogiques.

TIRVASSEN Rada (Ile Maurice) : Influences inter linguistiques et appropriation du français en zone franco – créole.

11h-13h00 : Atelier 5 : Le partenariat entre les langues dans l’enseignement des littératures francophones :

Présidente de séance : Aïchetou Mint Med AbdallahiSynthèse et présentation des travaux : Abdallah Mdarhri AlaouiRapporteur : Arnaud Carpooran

Communicants :

DUMONT Pierre (France) : Les implications politiques et didactiques du concept de partenariat linguistique.

DOUYON Denis (Mali) : Le français en partenariat avec le malinké et le ouolof dans Goorgi de Moussa Konaté. AMURI Maurice Mpala-Lutebele (RDCongo) : Quels principes méthodologiques pour l’enseignement de la littérature francophone en milieu plurilingue ? Cas de la République Démocratique du Congo.

Après-midi : Palais des Congrès

15h00-16h00 : Synthèse des Journées Grand Témoin : Colette Noyau

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Table des matières

Atelier 1 : Représentations associées aux formes du partenariat entre les

langues ..............................................................................................................................7

L’impact des représentations sociolinguistiques sur le choix de l’enseignement/apprentissage du français en

Algérie........................................................................................................................................................................8

Les créoles se trouvent-ils encore en situation de diglossie ? Confrontation entre les représentations des

enseignants et des chercheurs en contexte réunionnais...........................................................................................23

« Pratiques et Représentations des langues (anglais, créole et français) dans la Caraïbe anglophone : de la

coexistence au partenariat dans le système éducatif. Approche comparative des dynamiques sociolinguistiques de

la Dominique et de Sainte-Lucie. »..........................................................................................................................30

Apprendre le FLM/FLS dans un contexte plurilingue et pluriculturel : quelles pratiques et représentations des

élèves ? Pour quel partenariat entre les langues ?....................................................................................................41

La production des discours procéduraux en l’éwé (L1) et en français (L2) en contexte diglossique. ..................52

Partenariat entre les langues au Yémen :  représentations linguistiques et perspectives didactiques......................65

Atelier 2 : Descriptions des différents types de partenariat entre les

langues............................................................................................................................70

Partenariat français/langues locales dans la presse écrite camerounaise : entre continuum et hybridation.............71

Le partenariat anglais-français ou le problème anglophone au Cameroun..............................................................85

Construction d'un partenariat linguistique au Congo : état descriptif et pistes d'aménagement linguistique et

didactique.................................................................................................................................................................95

Créer un "Observatoire des pratiques linguistiques bilingues : arabe/français "en méditerranée pour mieux

favoriser le dialogue des langues-cultures.............................................................................................................107

Partenariat entre langues et émergence d’une culture identitaire nationale via l’école guinéenne : quelle politique

linguistique ? .........................................................................................................................................................120

Le français contemporain en Afrique et dans l’Océan Indien : usage, variétés et

structure ........................................................................................................................................137

Atelier 3 : Propositions didactiques permettant l’appropriation de formes de partenariat entre les

langues ....................................................................................149

Parler, décrire et enseigner, (son) français à Douala : des pratiques contextualisées............................................150

Contacts/conflits des langues, représentations linguistiques et didactique du français en zone anglophone au

Cameroun...............................................................................................................................................................168

"De la langue maternelle ivoirienne écrite à l’appropriation du français langue seconde dans les écoles du PEI, en

Côte d’Ivoire".........................................................................................................................................................185

Construire une didactique intégrée langues africaines – français : qu’enseigner, comment et pourquoi ?............195

Concevoir des outils didactiques pour des langues en partenariat : le cas du dictionnaire électronique unilingue

wolof et bilingue wolof-français............................................................................................................................205

Représentations, partenariat des langues et question de pédagogie en milieu plurilingue : le cas du Maghreb....211

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Atelier 4 : Analyse des formes de partenariat dans les contextes didactiques..217

La langue française en Algérie : de nouvelles fonctions?......................................................................................218

Partenariat du français et d’autres langues dans l’éducation de base au Rwanda : Enjeux politiques et

pédagogiques..........................................................................................................................................................232

Influences interlinguistiques et appropriation du français en zone franco-créole..................................................240

Atelier 5 : Le partenariat entre les langues dans l’enseignement des littératures

francophones......................................................................................................253

Les implication politiques et didactiques du concept de partenariat linguistique .................................................254

Le français en partenariat avec le malinké et le ouolof dans Goorgi de Moussa Konaté......................................262

Quels principes méthodologiques pour l’enseignement de la littérature francophone en milieu plurilingue ? Cas

de la République Démocratique du Congo...........................................................................................................269

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Atelier 1 : Représentations associées aux formes du partenariat entre les langues

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L’impact des représentations sociolinguistiques sur le choix de l’enseignement/apprentissage du français en Algérie

par Abdenour AREZKIUniversité Abderrahmane MIRA (Béjaia), Algérie

De notre échantillon constitué de 1165 lycéens, répartis sur les différents établissements des villes ; Annaba et de Béjaia, nous avons obtenu les résultats suivants : Les élèves qui ont affirmé avoir acquis l’arabe populaire comme première langue représentent 79.74%, et ceux ayant acquis le berbère représentent 17.59% de l’effectif. Dix neuf élèves n’ont pas répondu à la question, et ceux qui ont affirmé avoir acquis le français comme première langue représentent 1,03% de l’effectif des lycéens. Dans la partie signalétique du document distribué aux élèves, nous avons formulé l’énoncé suivant : Quelle est votre première langue acquise avec vos parents ? Nous sommes conscient que les réponses des élèves peuvent ne pas être conformes à la réalité vécue. Dans certaines situations, les locuteurs d’une langue minorée auront tendance à masquer leur origine linguistique et à affirmer la langue "valorisée", comme étant leur langue maternelle. C’est dans cette optique, que nous avons évité l’emploi de la notion de "langue maternelle", concept ambigu et souvent chargé d’une forte connotation idéologique. La distinction langue maternelle/ langue de l’école est perçue comme la manifestation la plus tangible de la domination linguistique et ethnique. Les lycéens interprètent la question se rapportant à la "langue maternelle" comme une invitation à décliner leur "race", leur ethnie. Dès lors, ils fournissent des réponses autres que celles liées à leurs pratiques d’une langue ou d’une autre. Le nombre de locuteurs n’est pas toujours facile à évaluer car dans beaucoup d’ethnies dont la langue est minorisée, les membres du groupe qui se revendiquent comme tels, ne sont pas nécessairement tous locuteurs de cette langue. L’adjectif "maternelle" renvoie à la diversité des vécus des personnes interviewées. Les représentations sociales qui lui sont associées peuvent varier en fonction des sujets. Louise DABENE (1994, p15) évoque les raisons qui ont amené bien des chercheurs à abandonner cette expression au profit d’autres termes jugés moins ambigus, "l’explication de ce phénomène, est à nos yeux la suivante : en fait ce qui est ambigu dans l’expression, ce n’est pas tant les termes qui la constituent que leur association dans la mesure où ils n’appartiennent pas au même domaine de référence". C’est pour palier à cette ambiguïté du terme, qui prête à plusieurs interprétations, que nous avons choisi la formulation pesante mais précise : Quelle est la première langue acquise avec vos parents ? Ce critère d’ordre de la première langue acquise, nous a permis de distinguer dans notre étude entre ce que nous appelons natifs arabophones et natifs berbérophones. L’utilisation de la dérivation adjectivale "natifs", nous permet de contourner l’ambiguïté du terme "maternelle".

Les natifs arabophones : 929 élèves

A la question (1) : Quelle(s) langue(s) parlez-vous à la maison ? 2. l’arabe populaire 3. l’arabe classique4. le berbère (le kabyle, le chaoui…)5. le français

Les élèves qui affirment parler l’arabe populaire comme seule langue à la maison, représentent 76,62% de l’effectif des natifs arabophones. Presque un tiers des natifs arabophones parlent une autre langue avec leurs parents.Il en ressort que d’autres langues ont fait irruption dans la vie familiale de ces élèves. Dans son propre espace "privé", où certaines fonctions sociales lui sont dévolues, l’arabe populaire s’expose à la dangereuse concurrence d’autres langues. Ceux qui affirment parler l’arabe populaire en association avec le français à la maison, représentent 10.03% de l’effectif des natifs arabophones. Cette intrusion du français chez les familles indique que cette langue étend son audience, c’est ce qui contribue à fragiliser la capacité de résistance de la langue vernaculaire. Claude HAGEGE (2000, p239) insiste sur ce facteur ;"Il suffit de rappeler que les langues ethniques auxquelles leurs usagers restent attachés tout en étant bilingues sont plus menacées que celles qui n’ont que des utilisateurs unilingues".Les bilingues (arabe populaire+berbère) et (arabe populaire+arabe classique) ne représentent respectivement que 1.78% et 6.58% des natifs arabophones. Les différentes dispositions et mesures d’aménagements linguistiques prises en faveur de l’arabe classique, n’ont pas engendré les résultats escomptés. Aucun lycéen n’a déclaré parler l’arabe classique à la maison, or 2.12% de l’effectif des natifs arabophones affirment utiliser le français dans leurs relations familiales.

A la question (2) : Parlez-vous une autre langue dans la rue ?oui

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nonSi oui, laquelle ?...................

Presque un tiers des élèves, 30.09% de l’effectif déclare parler une autre langue dans la rue. Les lycéens qui déclarent parler l’arabe populaire dans la rue comme une autre langue que celle(s) de la maison, représentent 19.28% de l’effectif des natifs arabophones. C’est la langue qui recueille le pourcentage le plus élevé de locuteurs. Louis-Jean CALVET (2000, p19) s’interroge sur le rôle des représentations dans la question du plurilinguisme urbain en ces termes ;" L’arabe dialectal profite-t-il du statut de l’arabe classique ? En d’autres termes, dans une situation de bilinguisme A/B (ici arabe dialectal/berbère) et de diglossie A/A’ (arabe dialectal/arabe classique), la variété basse A tire-t-elle du statut de la variété haute Ậ’ un "plus" dans ses rapports avec l’autre langue B ?". Si nos données corroborent cette hypothèse, il y a lieu de constater que c’est le français qui tire aussi des dividendes de cette situation. Il recueille 8.17% de locuteurs et il talonne de près l’arabe dialectal. Le berbère par contre, subit les conséquences de cette situation. Les élèves qui déclarent parler cette langue dans la rue, ne représentent que 1.24% de l’effectif.

A la question (3) : Pendant vos moments libres, lisez-vous des revues, journaux, livres… ?a- ouib- non

Si oui, dans quelle(s) langue(s) ?a- en arabeb- en françaisc- en anglais

Globalement les élèves dans leur écrasante majorité déclarent lire des revues. Ils représentent 89.82% de l’effectif. Précédemment, nous avons constaté que le français semble s’étendre à d’autres espaces, langue de la famille, langue de la rue, désormais il marque le pas. Les lycéens qui déclarent lire en arabe, sont plus nombreux que ceux qui lisent en français et respectivement, 40.19% de lecteurs arabophones, contre 19.33% de francophones. Les bilingues (arabe+français) représentent 24.06% de l’effectif et ils viennent en deuxième position derrière les lecteurs monolingues arabophones. L’anglais, langue supposée mise en concurrence avec le français, ne recueille que 0.66% de lecteurs.

Les natifs berbérophones : 205 élèves

Sur un échantillon de 1165 lycéens répartis sur les différents établissements des villes de Annaba et Béjaia, ceux qui ont affirmé avoir acquis le berbère, comme première langue, représentent 17,59% de l’effectif, soit deux cent cinq (205) élèves sur 1165. Ce taux est largement en dessous des différentes estimations fournies par les différents chercheurs et recensements qui donnent le pourcentage de 30% de berbérophones en Algérie. Rabah KAHLOUCHE (1996, p37) en décrivant le processus de berbérisation de la capitale, Alger, au début du XXème siècle estime que ;"Les berbérophones étaient un peu plus de 30%, 40% en 1925".Si notre échantillon ne peut être représentatif de toute la population algérienne, néanmoins les résultats de notre enquête fournissent des indices sur le recul de la pratique du berbère notamment chez les jeunes citadins, ici des villes de Béjaia et de Annaba.

A la question (1) : Quelle(s) langue(s) parlez-vous à la maison ? a- l’arabe populaire b- l’arabe classiquec- le berbère (le kabyle, le chaoui…)d- le français

Les lycéens qui affirment parler uniquement le berbère à la maison représentent 64.35% de l’effectif des natifs berbérophones. Ce nombre réduit de locuteurs berbérophones peut être considéré, surtout quand il ne cesse de décroître comme une menace qui pèse sur le berbère. Ceux qui utilisent d’autres langues à la maison, parmi les natifs berbérophones, représentent plus d’un tiers soit 35.65% de l’effectif. Dans les situations où plusieurs langues cohabitent, l’image que l’on pense donner à l’autre de la relation qu’on entretient avec lui, est fonction de la (des) langues(s) utilisée(s), et du statut social qu’on lui reconnaît.Pour la communauté kabylophone, le berbère n’est plus, ou n’est pas perçu essentiellement comme "un outil de communication ", mais plutôt un acte d’affirmation identitaire…Dans la communauté kabylophone, la vox populi considère que ceux qui parlent une langue autre que le berbère à la maison ou dans d’autres situations précises comme des "renégats". Un ensemble de qualificatifs leur sont attribués…C’est en ce sens qu’il nous

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parait important de noter que cette pénétration d’autres langues dans l’espace familial marque un changement dans les comportements sociolinguistiques des natifs berbérophones.

Autrement dit, en additionnant ceux qui parlent l’arabe populaire à la maison, 6.20% de locuteurs avec ceux ne parlant que le français 4.45% et les bilingues (arabe populaire+français) 4.85% de l’effectif, cela représente 15.50% de locuteurs natifs berbérophones qui ont "abandonné" la pratique du berbère…Il est en effet difficile, sans connaissance précise des pratiques réelles des lycéens, d’évaluer avec précision une telle situation. Médéric GASQUET-CYRUS (2003) dans son étude sur les contacts de langues intitule sa conclusion ;"Quand les représentations vont plus vite que les pratiques". Certains lycéens peuvent probablement associer la pratique de plusieurs langues à une forme de progrès, à un état supérieur d’évolution culturelle et matérielle. Et par conséquent, ils peuvent prétendre parler plusieurs langues, autres que leur langue maternelle.

A la question (2) : Parlez-vous une autre langue dans la rue ?a- oui b- non

Si oui, laquelle ?......................

Les natifs berbérophones qui affirment parler une autre langue dans la rue représentent plus de la moitié de l’effectif, 55.81%. Ils sont plus nombreux à parler plusieurs langues dans la rue que les natifs arabophones. Ceux qui déclarent parler l’arabe populaire dans la rue comme une autre langue que celle(s) de la maison, représentent 23.32% de l’effectif. C’est la langue qui recueille le pourcentage le plus élevé de locuteurs. Elle occupe la première place des langues utilisées dans la rue, comme chez les natifs arabophones. Le français avec 17.05% de locuteurs, vient en deuxième position, comme chez les natifs arabophones, toutefois avec un pourcentage nettement inférieur chez ces derniers. Louis-Jean CALVET (1981, p96) définit la langue véhiculaire ;"Il s’agit effectivement, d’une langue (parfois composite : le pidgin) utilisée pour l’intercommunication dans des situations plurilingues. Elle sert de moyen de communication entre des populations qui n’ont pas la même langue maternelle".

Au vu des données recueillies sur les pratiques linguistiques des lycéens natifs arabophones et berbérophones, l’arabe populaire vient en première position des langues utilisées par les élèves dans certaines situations. Il remplit par conséquent la fonction de première langue véhiculaire. A la différence des natifs arabophones, aucun natif berbérophone n’affirme parler l’arabe classique dans la rue.

A la question (3) : Pendant vos moments libres, lisez-vous des revues, journaux, livres… ?a- ouib- non

Si oui, dans quelle(s) langue(s) ?...........a- en arabeb- en françaisc- en anglais

Les natifs berbérophones comme les natifs arabophones déclarent dans leur grande majorité, 89.53% de l’effectif, lire des revues. Globalement les élèves dans leur écrasante majorité déclarent lire des revues. Ils représentent 89.82% de l’effectif. Ceux qui lisent en arabe, représentent 36.11% de l’effectif des natifs berbérophones. Comme chez les natifs arabophones, cette catégorie de lecteurs, dans des proportions presque identiques, arrive en première position.Les lecteurs (arabe+français) représentent 24.91% de l’effectif des natifs berbérophones. Si le français dans des situations informelles, à la maison, dans la rue… s’affirme comme langue de communication chez un grand nombre de lycéens, l’arabe classique a su préserver une fonction sociale qui n’est pas des moindres, celle de langue de l’école et de la culture….Son statut de langue officielle et les différentes qualités qui lui sont associées dans les représentations sociales collectives ont contribué à ce qu’elle jouisse encore, d’un certain prestige qui lui fait fonction d’une cuirasse.

Synthèse des pratiques linguistiques

Cette enquête, comme nous l’avons signalé précédemment, n’a pas pour objectif de fournir des données sur la façon dont les lycéens parlent les langues.Il n’est pas question ici, de se transformer en voyante extralucide quant à l’avenir des langues populaires, du français et de l’arabe classique, nous pouvons par contre entreprendre de caractériser certaines catégories sociales et prédire leur évolution, même si les comportements humains sont relativement imprévisibles, imprédictibles.

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Les données recueillies des questionnaires montrent que la variable ethnique constitue un facteur de différenciation des pratiques linguistiques des élèves. Elles nous fournissent le point de vue des élèves eux-mêmes sur leurs pratiques linguistiques et sur leurs propres opérations de catégorisation des langues. La prise en charge de la variable ethnique nous permet d’observer les corrélations entre les comportements linguistiques des lycéens et leur appartenance ethnique supposée "arabophone" ou "berbérophone".S’il y a bien une volonté de s’inscrire dans un groupe, à un moment donné, le positionnement est fluctuant en fonction de certaines variables.En guise de conclusion à son article ;"Théorie sociolinguistique et étude des comportements langagiers dans une communauté de langue minorée", Jean-Marie COMITI (1994, p24) s’interroge ; "A la question, existe-t-il des comportements langagiers propres aux communautés de langue minorée ? Il semble que l’on puisse répondre par l’affirmative".Cependant, les lycéens se différencient dans leurs pratiques linguistiques en fonction de leur appartenance "ethnique", supposée arabophone ou berbérophone. Cette enquête comme nous l’avons souligné précédemment n’a pas pour objectif de fournir des données sur la façon dont les lycéens (ici, natifs arabophones/berbérophones) parlent les langues.Par ailleurs les opinions qu’affichent les élèves, certainement avec sincérité, ne correspondent pas nécessairement à leur exacte pratique linguistique, et il se peut très bien qu’ils estiment, par exemple, que tel ou tel type de communication se déroule en français, simplement parce qu’ils commencent en français selon un rituel plus ou moins formel, et se poursuit, après un bref ajustement, soit en arabe dialectal/ou en berbère, soit en faisant alterner les codes. C’est ce dernier type de phénomènes très fréquent dont cherchent à rendre compte les réponses des élèves ; (arabe populaire+français), (berbère+français) etc. Mais il est probable que souvent la tendance a pu être de rapporter un comportement linguistique incertain à l’un des deux pôles, alors que la réalisation effective était intermédiaire, ce qu’évoque Lambert-Félix PRUDENT(1982) lorsqu’il parle de "diglossie dans la compétence et continuum dans la performance". Pour notre part, nous observons peu de différences dans les réponses des élèves (entre les natifs arabophones et berbérophones). A la question ; quelle(s) langue(s) parlez-vous à la maison ? Le français recueille dans des proportions presque identiques les mêmes pourcentages. Et c’est plutôt, la pratique conjointe de deux langues qui constitue un facteur de différenciation entre les deux catégories. Cette notion de continuum linguistique a eu un succès particulier dans les travaux menés sur le créole dans les années soixante. Elle est utilisée pour décrire l’ensemble des productions linguistiques qui se trouvent entre les deux pôles. Son émergence a ainsi complexifié la problématique des situations de contacts de langues, simplement décrites jusqu’à alors en termes de domination d’une variété dite "prestigieuse" par rapport à une variété posée comme "inférieure".La notion de continuum implique non pas l’existence de variétés bien distinctes mais au contraire une zone de contact mal définie, zone mouvante rendant délicates les opérations de catégorisation linguistique visant à référer un énoncé à une variété. Or, si la présence du continuum linguistique rend difficile la description et l’identification des variétés (des langues) en présence par le linguiste, elle gêne également en la rendant confuse l’identification des langues par les locuteurs eux-mêmes. Ils ne sont pas toujours en mesure de donner une étiquette précise à leurs productions et/ou à celles des autres. Il est probable dans notre situation que des élèves donnent à leurs pratiques langagières des étiquettes qui ne correspondent pas à la réalité. D’autre part, la question de l’identification des pratiques linguistiques par les locuteurs eux-mêmes (critère de l’autodéfinition, "je parle français","je parle arabe et français" ou "arabe"), pratique liée, aux représentations sociales dans la mesure où les jugements épilinguistiques dépendent des attitudes qu’adoptent les sujets locuteurs vis-à-vis des langues. Anne-Marie HOUDEBINE (1996, p9) utilise le concept "imaginaire linguistique" qu’elle définit comme :"Le rapport du sujet à la langue (…) repérable et repéré dans les commentaires évaluatifs sur les usages ou les langues (…) des attitudes qui elles-mêmes sont des expressions, des représentations sociales et/ou des ‘imaginaires linguistiques". On peut se demander si la mouvance extrême qu’implique la notion de continuum linguistique ne risque pas, en raison des représentations qu’elle entraîne (chez les locuteurs), de gommer la dimension conflictuelle propre aux situations de contact de langues et dont les alternances codiques (thème récurrent), semblent pourtant être une des expressions. C’est ce que rappelle Pierre BOURDIEU (1982, p14) quand il écrit : "(…) Les rapports de communication par excellence que sont les échanges linguistiques sont aussi des rapports de pouvoir symbolique où s’actualisent les rapports de force entre les locuteurs ou leurs groupes respectifs". Les règles d’étiquette aussi bien que les représentations que les élèves se font des langues en présence seront d’autant plus difficiles à cerner "objectivement".

La situation d’enquête est également une situation d’énonciation mettant en œuvre elle-même toutes ces représentations et qu’en conséquence les données fournies par les réponses aux questionnaires ont déjà été "filtrées". Ce qui reviendrait à dire que nous ne pouvons pas prétendre être en mesure de déterminer à coup sûr ce que parlent réellement les élèves dans telle ou telle situation, mais seulement ce qu’ils affirment parler (comme langues).

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Appropriation du français ? Ou étiolement des langues populaires ?

Les lycéens qui parlent une seule langue à la maison, sont nombreux chez les natifs arabophones 76.62% de l’effectif contre 64,35% de l’effectif des natifs berbérophones. Il y a lieu de constater que les domaines traditionnels d’usage des langues populaires, sont atteints et livrés à la concurrence d’autres langues. A.VALDMAN (1997, p144) la décrit comme situation génératrice d’étiolement linguistique ; "Tout facteur social qui contribue à réduire les domaines d’utilisation de la langue dominée, tend à la fragiliser".D’autres langues pénètrent les usages les plus privés et familiaux des élèves. Ce phénomène est nettement perceptible chez les natifs berbérophones. Ils sont plus d’un tiers, 35.65% des élèves, à utiliser d’autres langues à la maison. Dans cette niche linguistique, le nombre de locuteurs bilingues et trilingues, penche en faveur du français. Dans les différents cas où les lycéens déclarent parler deux langues à la maison, le français est largement présent. Chez les natifs arabophones, les bilingues (arabe populaire+français), représentent 10.03% de l’effectif, plus nombreux que les bilingues (arabe populaire+berbère) 1.78% de l’effectif (des natifs arabophones).Le français tend à acquérir une nouvelle fonction sociale, qui, traditionnellement est dévolue à l’arabe populaire. Hormis son usage dans les relations quotidiennes (langue domestique), en tant que deuxième langue derrière l’arabe populaire, le français est aussi parlé comme seule langue à la maison, 2.12% de lycéens natifs arabophones. Si on se fie aux résultats de l’enquête menée par Yacine DERRADJI (2002, p23) sur un échantillon de 176 étudiants de l’université de Constantine, " 46.59% des étudiants s’expriment en français chez eux". Cette cohabitation du français avec l’arabe populaire ne constitue pas une menace pour ce dernier qui a indéniablement une certaine vitalité. De même il serait insensé dans ces conditions de prédire son hypothétique disparition.En revanche, cette multiplication de situations (où le français est en contact avec les langues populaires) va entraîner une modification formelle et fonctionnelle de ces langues (le français y compris).Car l’appropriation d’une langue et son utilisation impliquent son adaptation. Les natifs berbérophones qui affirment ne parler que le français à la maison représentent 4.45% de l’effectif. Ce pourcentage de locuteurs de français est nettement supérieur à celui des natifs arabophones 2.12% de l’effectif. Cette intrusion du français dans les familles, comme nous l’avons décrit précédemment chez les natifs arabophones dans les proportions presque identiques, est inhérente au prestige qu’a cette langue dans la société algérienne. Louis-Jean CALVET (1999, p53) nous fournit une autre explication sur ce bilinguisme : "Si le bilinguisme" logique" berbère/arabe est en Kabylie concurrencé par le bilinguisme berbère/français, c’est parce que, dans cette niche particulière, il y a entre les deux langues des relations mutuelles de dépendance".Ceci nous amène à aborder la question sous un autre angle ; celui des représentations sociolinguistiques qu’ont les enquêtés des langues en présence. A la différence des natifs arabophones, aucun natif berbérophone ne déclare parler l’arabe classique à la maison. Néanmoins, c’est l’arabe populaire qui entre en compétition avec le berbère sur un terrain où les conditions ne lui sont pas habituellement favorables. Ceux qui parlent l’arabe populaire comme seule langue à la maison, représentent chez les natifs berbérophones 6.20% de locuteurs. A cette catégorie de monolingues, s’ajoutent cette fois des bilingues arabe populaire /français, 4.85% de locuteurs natifs berbérophones qui, à leur tour ont exclu l’usage du berbère à la maison. Si le couple français/berbère s’est constitué pour un besoin tactique qui permettrait à ce dernier (le berbère) de se prémunir des langues qui le guetteraient, la stratégie semble désormais marquer ses limites. Si une certaine hostilité à la langue arabe est justifiée par la manière autoritaire dont l’arabisation a été conduite, il en demeure que la pratique de l’arabe populaire et particulièrement dans les villes, est perçue comme une marque de "citadinité", un état supérieur d’évolution culturelle et matérielle. Une plaisanterie prisée à Béjaia, consiste à désigner de "mouhouche", une personne rustre ne parlant que le kabyle sans recours à l’arabe (parler désigné péjorativement : kabyle "rural").Cette incursion, encore dans le domaine des représentations, nous amène à nous poser la question suivante : Les représentations déterminent-elles les pratiques linguistiques, ou bien est-ce le contraire ?

Les attitudes et les comportements des lycéens à l’égard de l’apprentissage des langues

Jusque là, nous avons fréquemment parlé des attitudes et des comportements linguistiques sans prendre le temps de les définir, de voir les liens qui existent entre ces notions. Or d’une part ces notions ne vont pas de soi et méritent que l’on s’y attarde, et d’autre part il faut bien avoir à l’esprit que les choix terminologiques ne sont pas des choix fortuits de la part des chercheurs, mais des choix qui s’opèrent toujours en fonction de leurs optiques théoriques.

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Cela n’est d’ailleurs pas par hasard si William LABOV, qui s’inscrit dans un courant positiviste, ne traite ni de sentiments, ni de représentations sociales. Son propos est d’obtenir des données tangibles, objectives et mesurables. Or il est bien évident que l’appréhension des représentations sociales par exemple, relève avant tout de l’interprétation qu’en fait le chercheur. De même la compréhension et la description d’un sentiment, d’un état émotionnel, par définition subjective, ne peuvent s’opérer d’une manière totalement "objective".En outre, il peut sembler bien difficile d’être en mesure de tester la fiabilité d’une part, des interprétations faites par le chercheur (bien que sur ce point il existe des techniques qui permettent de réduire le taux d’erreur), et d’autre part, celle des propos mêmes des témoins. Ces derniers peuvent par exemple refuser de répondre à une question ou exprimer un avis qui n’est pas le leur, ce qui a comme conséquence que l’on ne peut jamais être tout à fait certain de la véracité de ce qui est exprimé par le biais du questionnaire. On peut choisir de commencer par s’intéresser à la notion la plus abstraite, celle d’opinion, que le Petit Robert définit comme une manière de penser, de juger, une assertion de l’esprit qui accepte ou qui rejette. Ainsi, l’opinion peut être considérée comme une pré -attitude. Elle peut même être décrite, comme en atteste le Petit Robert, comme "une attitude de l’esprit". L’attitude, moins abstraite, plus extériorisée, est d’abord un état qui se déclenche en fonction d’une certaine stimulation. L’attitude peut se décrire comme une sorte de réponse qui se déclenche de manière plus ou moins semblable, dans telle ou telle situation. Elle constitue de ce fait une donnée relativement instable, mais également prédictible. Cet ensemble de jugements et de tendances qui constituent l’attitude possède un pôle concret qui est le comportement. Ainsi, comme l’écrit Madeleine GRAWITZ (1996, p458) ; " (…) L’attitude implique un pôle conduite, puisqu’elle se traduit par des comportements et un pôle caractérisation, ou prise de position vis-à-vis de l’objet. Avoir une attitude vis-à-vis de quelque chose, le percevoir plus ou moins hostile ou sympathique. (…). Une attitude ne peut exister que par rapport à quelque chose ou à quelqu’un". L’attitude en tant que réponse à une situation, possède un caractère dynamique. Au fur et à mesure de ses expériences, ici, succession de questions l’enquêté réajuste ses attitudes, cherchant à adopter celles qui lui réussissent le plus, qui le valorisent davantage. Les attitudes qui intéressent plus précisément notre propos sont naturellement les attitudes sociolinguistiques. Elles se traduisent par le biais des réponses des lycéens aux questions se rapportant au choix des langues à apprendre…Pour William LABOV, ces attitudes linguistiques en tant qu’évaluations des usages par rapport à la norme fondent l’unité de la communauté linguistique. Il s’agit pour notre part, de se demander si la variable ethnique, (appartenance à une communauté arabophone ou berbérophone) joue un rôle dans les positionnements des uns et des autres à l’égard des langues en présence. L’attitude a une fonction primordiale d’intégration au groupe, à une communauté supposée, dans la mesure où elle est un moyen d’expression de ses valeurs et de ses opinions.

Les natifs arabophones

A la question (4) : Quelles langues préférez-vous apprendre à l’école ? Choisissez trois réponses et les classez de 1 à 3.4. l’arabe populaire5. l’anglais6. le français 7. l’allemand8. le berbère (le kabyle, le chaoui…)9. l’italien10. l’arabe classique

L’arabe classique recueille 45.26% d’avis favorables chez les natifs arabophones. Presque la moitié de l’effectif l’a choisi comme première langue d’enseignement. L’arabe populaire n’a pas été retenu dans le choix des élèves. Plus de 65% de l’effectif des élèves ont affirmé à la question précédente (1), ne parler que l’arabe populaire à la maison.Toutefois, ils lui dénient le statut de langue et ils s’opposent à son enseignement. Cette attitude de rejet de la langue populaire de l’enseignement, est la conséquence de l’idéologie dominante qui ne reconnaît comme langue que l’arabe classique. Cette inégalité entre les deux systèmes linguistiques se traduit au niveau de leurs statuts respectifs mais également au niveau des valeurs sociales qu’ils véhiculent. L’arabe populaire ne possède pas de place véritablement reconnue dans la vie officielle. En revanche, ce sont les langues étrangères qui sont retenues dans les choix des élèves.Le français, avec l’indice de 25.46% d’avis favorables, occupe la deuxième place derrière l’arabe classique. Il sera suivi de l’anglais avec l’indice de 13.25% d’avis favorables. Jacques THIERS (1994, p116) écrit à propos de telles situations ; "Qu’il y’a fonctionnalisation des langues en présence (…) l’une est dévolue aux contextes et aux usages formels de la parole : actes publics, vie administrative, scientifique, etc. L’autre est d’ordinaire

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réservée fonctionnellement aux contextes d’emploi non formels : vie familiale,…". Cette situation d’infériorité dans laquelle l’arabe populaire est mis vis-à-vis des autres langues s’explique en partie, par l’école elle-même qui alphabétise en arabe classique et en français.

A la question (5) : Quelles sont les raisons de ce choix ?Classez vos réponses de 1 à 5.a- le développement des capacités physiques et intellectuelles de l’élève.b- le renforcement de l’identité culturelle et nationale.c- la découverte des autres cultures et civilisations.d- la maîtrise technologique.e- autre raison, précisez…………………

Les élèves donnent les raisons de leur choix des langues selon le classement suivant  ; le renforcement de l’identité culturelle et nationale est la première raison évoquée avec l’indice de 31% de voix favorables. Ensuite viendra en deuxième la réponse (a) ; le développement des capacités physiques et intellectuelles de l’élève. La découverte des autres cultures et civilisations (réponse c) vient en troisième position. La maîtrise technologique (réponse d) est évoquée comme quatrième raison de ce choix des langues avec un indice seulement de 19.14% de voix favorables. Les facteurs susceptibles de déterminer ces choix linguistiques sont inhérents aux représentations sociolinguistiques des élèves. Il semble que le critère décisif qui permette aux natifs arabophones de se définir comme tels, et qui permette par conséquent de fonder, de préserver une identité, réside dans leur attachement à l’arabe classique. Dans l’imaginaire linguistique des élèves, la construction identitaire n’est véhiculée que par l’arabe classique à l’exclusion de toute autre langue. Toutes les Chartes algériennes présentent l’arabisation comme un processus irréversible et il n’y a pas de force politique aujourd’hui, qui soit capable de remettre en cause cette option… En 1973 dans son discours, le président Boumediene (1973) s’exprime sur le sujet ; " Il n’est pas question, dit-il de choisir entre, d’une part, l’enseignement du français et d’autre part, celui de la langue arabe ; en optant pour l’enseignement du français nous n’aurions oeuvré qu’à la francisation et l’acculturation du peuple algérien".Les natifs arabophones donnent comme deuxième raison de leur choix, la réponse (a) : le développement des capacités physiques et intellectuelles. Les élèves excluent dans leur choix les langues populaires, considérées inaptes à remplir ces fonctions. Associées aux représentations sociales du "vulgaire" du "profane"…, ces clichés sont évidemment renforcés par tout ce que l’école en particulier, véhicule de l’intégrité symbolique de l’arabe classique. Le fait que l’arabe populaire n’est pas enseigné à l’école, prouve pour les élèves qu’il n’est pas une langue. En définitive, la plupart des jugements négatifs sont la reproduction du discours idéologique dominant.

A la question (6) : A quelle(s) autre(s) langue(s) votre enseignant recourt-il dans les cours de math, de sciences naturelles …, pour vous expliquer mieux certains points de la leçon ?

a - à l’anglaisb - au français c - à l’arabe populaired - au berbère (le kabyle, le chaoui)

Les élèves affirment dans leur majorité, que l’enseignant recourt le plus souvent à l’arabe populaire pour mieux expliquer certains points du cours. Le classement selon la fréquence d’utilisation des langues en classe se présente comme suit. L’arabe populaire avec l’indice de 66.78%, vient en première position. Il sera suivi de l’association (arabe populaire+français) avec l’indice de 15.19% et enfin le français avec l’indice de 13.42%. Il est à noter que l’anglais n’est pas cité comme langue en usage en classe. Hormis, il apparaît en association avec le français (français +anglais) avec l’indice de 1.77%, et occupe la dernière position. Nous relevons, ici, une sorte de décalage entre les pratiques réelles des élèves et leurs représentations sociales des langues. Si une langue recevait sa valeur au prorata de ses locuteurs, l’arabe populaire serait la langue la plus cotée sur le marché linguistique, ici l’école. Or, ce sont les langues, le français et l’anglais qui bénéficient d’attributs valorisants puisqu’elles sont retenues dans les choix des élèves et non pas l’arabe populaire. C’est en ce sens que les notions de "valeur" ou de "prestige" relèvent plus des représentations que des pratiques linguistiques. Les élèves dans leur majorité reconnaissent "l’existence", la pratique de l’arabe populaire en classe (65.78% de l’effectif à l’affirmer), mais ils lui dénient la légitimité d’être reconnu, d’être enseigné…Cette attitude du moins ambivalente montre l’importance des stéréotypes linguistiques dans la vie sociale et leurs liens avec la situation sociolinguistique.

A la question (7) : Quelles langues préférez-vous étudier à l’école en plus de l’arabe classique ?Choisissez trois réponses et les classez de 1 à 3.

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a- l’anglaisb- le françaisc- le berbèred- l’arabe populaire

A la question précédente (4), où nous avons proposé sept langues, les lycéens n’ont pas retenu l’arabe populaire dans leur choix et ils ont opté pour l’arabe classique, le français puis l’anglais. A la question (7), où nous avons gardé la même formulation en réduisant toutefois le nombre de langues parmi lesquelles il faut choisir trois, les lycéens ont cette fois-ci retenu l’arabe populaire comme troisième langue à apprendre à l’école. Notre hypothèse sur l’attitude des natifs arabophones à l’égard de l’enseignement du berbère semble se vérifier. Les lycéens dans leur majorité ont préféré apprendre les langues étrangères. Le français avec un indice de 38.16% d’avis favorables, occupe la première place. L’anglais avec un indice de 26.56%, vient en deuxième position, puis il est suivi de l’arabe populaire avec un indice de 16.28% d’avis favorables.

En revanche, le berbère ne figure pas parmi les langues choisies par les élèves. La raison de cette attitude de rejet du berbère ne peut s’expliquer seulement par le fait que cette langue a été durant longtemps proscrite et objet d’attributs sociaux péjoratifs. Les différents mouvements ou associations qui prennent en charge la revendication de cette langue, en tant que langue nationale et officielle, sont présentés par les média étatiques comme des ennemis de la nation, des traîtres à la solde des intérêts étrangers. Et selon la formule consacrée, on désigne toute personne qui émet une réserve ou un point de vue critique à l’égard de la politique linguistique, de "hizb frança", c'est-à-dire du parti de la France (coloniale). Lors des manifestations liées aux revendications linguistiques le journal télévisé par un trucage d’images, présente des jeunes brûler le drapeau algérien. Depuis le mois de mars de l’an 2003, la langue amazighe est inscrite officiellement dans la Constitution algérienne, dans son article 3 bis , en tant que langue nationale, néanmoins les préjugés qu’ont les élèves sur sa promotion et son enseignement demeurent toujours vivaces. Malgré cette réhabilitation (statutaire), l’introduction de cette langue dans le système éducatif demeure aléatoire. Elle n’est enseignée que dans certains établissements (situés majoritairement en Kabylie) en tant que matière facultative…Par contre le français qui n’a pas d’existence officielle, puisque aucune des Chartes (1976-1986) n’y fait référence. Il bénéficie en réalité, d’un statut que certains auteurs désignent de co-officialité Foudil CHERIGUEN (1997, p62) explique justement l’un des aspects : "Bien que relégué au rang de langue étrangère, les textes ne lui accordent pas moins une mention implicite dans les Chartes (même si le terme n’est jamais cité). Les Chartes utilisent "  langues étrangères" ou  " autres langues ".Elles évitent soigneusement d’employer "langue française".Or dans la réalité elle peut prétendre à une certaine co-officialité : dans la mesure où elle est utilisée à titre officiel (prise de parole du président de la république et des responsables politiques, parution du journal officiel et de la presse dans cette langue…).

Ce sont ces différentes incohérences qui mettent à nu les contradictions entre la politique linguistique et les mesures mises à l’œuvre sur le terrain d’application, qui ont conduit les lycéens à adopter des attitudes souvent ambivalentes à l’égard des langues en présence. Les natifs berbérophones

A la question (4) : Quelles langues préférez-vous apprendre à l’école ? Choisissez trois réponses et les classez de 1 à 3.

a- l’arabe populaireb- l’anglaisc- le français d- l’allemande- le berbère (le kabyle, le chaoui…)f- l’italieng- l’arabe classique

Il ressort des résultats de l’enquête que les natifs berbérophones ont adopté une attitude différente de celle des natifs arabophones à l’égard des langues.Le français avec l’indice de 38.60% d’avis favorables, est la première langue souhaitée à apprendre par les lycéens natifs berbérophones. Or, chez les natifs arabophones c’est l’arabe classique qui occupe la première place avec l’indice presque égal à cinquante pour cent de l’effectif, 45.26%.Nous avons constaté précédemment qu’il n’y a pas de différence notable au niveau de la pratique de ces langues par les lycéens. Si le français est plus au moins parlé dans des situations similaires (à la maison, dans la rue…), par contre aucun élève (natif arabophone ou berbérophone) n’affirme parler l’arabe classique.

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Ce qui différencie les lycéens des deux communautés ce sont dans plutôt, les fonctions sociales réelles ou symboliques qu’ils attribuent à chacune des langues. Si pour les premiers, le choix de l’arabe classique obéit à des considérations d’ordre identitaire et religieux, les seconds trouvent dans l’adoption du français un réflexe défensif pour se préserver d’une entreprise (l’arabisation), perçue aliénante. Inférer sur les pratiques linguistiques et de les modifier est l’un des objectifs de la planification linguistique. Les différents décrets, arrêtés promulgués en faveur de la généralisation de l’usage de l’arabe classique dans tous les domaines de la vie, depuis plus d’une quarantaine d’années, n’ont pas abouti à la transformation des habitudes linguistiques des Algériens. Néanmoins, le discours idéologique qui a accompagné ces mesures d’aménagement linguistique a agi sur les représentations socioculturelles. Mohamed HARBI (1999, p127) en décrit les conséquences ;"Le refus de prendre en considération toutes les époques culturelles qui ont concouru à la formation de l’Algérie, est à l’origine du caractère schizophrénique de l’identité algérienne ". S’il est un critère qui a été souvent avancé à l’appui de l’existence de la notion d’ethnie ; c’est bien celui de la langue. Une langue commune ou perçue comme telle, va définir la structure symbolique de la communauté."La recherche des critères "objectifs" de l’identité "régionale" ou "ethnique", selon Pierre BOURDIEU (1982, p135) ne doit pas faire oublier que dans la pratique sociale, ces critères (par exemple la langue, le dialecte ou l’accent) sont l’objet des représentations mentales c'est-à-dire d’actes de perception et d’appréciation. (…). Les agents investissent leurs intérêts et leurs présupposés dans des stratégies intéressées de manipulation symbolique qui visent à déterminer la représentation (mentale) que les autres peuvent se faire de ces propriétés et de leurs porteurs".

C’est dans et par la langue que les individus et les groupes sociaux se définissent comme entité homogène en comparaison à d’autres communautés pratiquant d’autres langues. L’Etat met en place un dispositif hégémonique ayant pour finalité de construire un espace culturel unique, dont l’arabisation constitue le cheval de Troie. Il procède par assimilation ne reconnaissant aucune communauté. Face à ce processus de négation et de marginalisation, les cultures menacées réagissent et cherchent à aménager ou à modifier ces relations inégales. Les attitudes des natifs berbérophones à l’égard de l’arabe classique semblent obéir à cette logique et peuvent revêtir une dimension qui se veut davantage symbolique que référentielle.

A la question (5) : Quelles sont les raisons de ce choix ?Classez vos réponses de 1 à 5.a- le développement des capacités physiques et intellectuelles de l’élève.b- le renforcement de l’identité culturelle et nationale.c- la découverte des autres cultures et civilisations.d- la maîtrise technologique.e- autre raison, précisez…………………………

Les élèves donnent les raisons de leur choix des langues selon le classement suivant :

La découverte des autres cultures et civilisations est la première raison évoquée, avec l’indice de 24.42% de voix favorables. Ensuite viendra en deuxième position la réponse (a), le développement des capacités physiques et intellectuelles de l’élève. La réponse (b), le renforcement de l’identité culturelle et nationale avec l’indice de 21.26% d’avis favorables occupe la troisième place. Chez les natifs arabophones, elle est évoquée comme première raison de leur choix des langues à apprendre à l’école et elle recueille 31% d’avis favorables. Si pour les derniers leur choix de l’arabe classique découle de la valeur identitaire dont est investie cette langue dans leur imaginaire linguistique, par contre pour les natifs berbérophones, en optant pour le français comme première langue, leur choix répond à un désir de découverte des autres cultures. C’est probablement une attitude liée à un réflexe de survie face à un "unicisme" linguistique, perçu globalement hégémonique. Les natifs arabophones et berbérophones participent à leur tour, même d’une façon inconsciente au processus de minorisation et de dévalorisation de leurs langues maternelles.

Ils refusent de concevoir que leurs langues puissent assurer les fonctions sociales valorisées  ; langue identitaire ou langue permettant le développement des capacités physiques et intellectuelles… De telles attitudes sont la conséquence d’une planification linguistique qui a exclu les langues populaires de l’école. L’alphabétisation en langue officielle est plus portée par une idéologie culturelle et identitaire que par une logique de formation liée à un projet de développement social et économique. Ce rôle semble réservé aux langues étrangères, au français notamment, perçu langue de la promotion sociale et d’ouverture à d’autres cultures…

A la question (6) : A quelle(s) autre(s) langue(s) votre enseignant recourt-il dans les cours de math, de sciences naturelles …, pour vous expliquer mieux certains points de la leçon ?a - à l’anglaisb - au français

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c - à l’arabe populaired - au berbère (le kabyle, le chaoui )e - à l’arabe populaire et à l’arabe classiquef- à l’arabe classique et au françaisg – à l’arabe populaire et au françaish - à l’arabe classique et à l’anglaisi – autre réponse, précisez……………………

Les élèves dans leur majorité estiment que l’enseignant recourt fréquemment à l’usage de deux langues (berbère+français) pour mieux expliquer certains points de la leçon. Si chez les natifs arabophones c’est l’arabe populaire qui est la langue la plus utilisée en classe par l’enseignant, avec l’indice de 66.78%, en revanche chez les natifs berbérophones, le mélange (berbère+français) avec l’indice de 40.70%, occupe la première place. Pour les uns, l’arabe populaire semble se substituer à l’arabe classique en tant que langue d’enseignement. Pour les autres, c’est plutôt la tendance à l’usage de plusieurs langues où le berbère n’est jamais utilisé seul. Il en ressort une sorte de décalage, de discordance entre le discours épilinguistique des lycéens et leurs pratiques linguistiques réelles. Les natifs arabophones affirment parler, dans leur majorité l’arabe populaire à la maison et ils reconnaissent son existence en tant que langue en classe, mais ils lui dénient la "légitimité" d’être enseignée. C’est à l’arabe classique à leurs yeux, que revient le droit d’être la première langue d’enseignement.

De même si le berbère bénéficie d’une large mobilisation populaire pour sa reconnaissance en tant que langue nationale et officielle, en témoignent les différentes grèves générales et émeutes en Kabylie, en revanche les natifs berbérophones sont peu enclins à l’adopter comme première langue d’enseignement devant le français et l’anglais. Le discours politique dominant utilise le thème de l’arabité/islamité pour le dénaturer dans l’échange de poncifs et de stéréotypes surannés. Il a laissé à l’arabité et à la berbérité le rôle et la fonction d’un objet qu’on peut exhiber ou échanger, dont on peut se prévaloir comme emblème mais qui est plus un corps idéalisé qu’une pratique réelle, assumée. Et par conséquent, il ne fait que souligner par exagération et caricature les différences et le fossé qui séparent les deux imaginaires collectifs.

A la question (7) : Quelles langues préférez-vous étudier à l’école en plus de l’arabe classique ?Choisissez trois réponses et les classez de 1 à 3.

1. l’anglais2. le français3. le berbère4. l’arabe populaire

Nous avons interrogé précédemment les lycéens (référence question (4)) sur les langues qu’ils souhaitent apprendre à l’école, en leur proposant de choisir trois langues parmi les sept énumérées. Cette fois-ci, nous avons cité quatre langues parmi lesquelles il faut choisir trois en sus de l’arabe classique. Cette démarche nous permet de vérifier si les lycéens vont reconduire les mêmes choix en opérant un même classement des langues.Nous avons constaté que les natifs arabophones, à la question (4), ils ont opté pour l’arabe classique comme première langue, puis le français et en dernier, l’anglais. En revanche à la question (7), mis en situation où il faut choisir trois langues parmi les quatre, les natifs arabophones "repêchent" l’arabe populaire comme langue à apprendre derrière l’arabe classique en sus, le français et l’anglais. Le processus de stigmatisation du berbère et de ceux qui revendiquent sa reconnaissance par l’idéologie dominante a déterminé probablement l’attitude des natifs arabophones. Ils excluent la langue berbère de leur choix des langues à apprendre. Amar HAOULI, (2004) universitaire, lors d’un colloque a affirmé : "Qu’il y a à Tizi- Ouzou (Kabylie) quinze Eglises et que leur fréquentation est motivée par les aides financières distribuées par les missionnaires…". Cette information d’ailleurs erronée, a été tout de suite reprise à la Une de certains journaux, sous le titre "Evangélisation de la Kabylie". Certains milieux politiques ont toujours associé la cause berbère à une revendication de l’autonomie de la Kabylie ou à une croisade contre l’islam…L’école à son tour, où le religieux s’est incrusté dans tous les programmes d’enseignement nie le sujet citoyen lui préférant un être croyant. Dans cette perspective l’institution scolaire ne peut que contribuer à figer les mentalités, au lieu de les faire évoluer. Les attitudes des lycéens vis-à-vis des langues reflètent cette organisation sociale dans son ensemble. Le sentiment exacerbé d’appartenance à une telle communauté ou à une autre, a déterminé les positionnements des uns et des autres.L’institutionnel et le représentationnel se confortent et par conséquent ils se renforcent souvent l’un à l’autre. Cependant les natifs arabophones ont adopté l’arabe populaire par "défaut", autrement dit parce qu’ils estiment qu’ils n’ont pas d’autre choix, et les natifs berbérophones pour autant ont choisi par dépit le berbère comme troisième langue.

Conclusion

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La lecture des données nous permet de saisir une différence importante dans les réponses des élèves aux différentes questions. Les lycéens paraissent plus à l’aise et expriment un avis plutôt consensuel lorsqu’il s’agit de formuler des généralités sur l’état de la situation socioéducative, exemple de leurs réponses à la question ; Dans quelles conditions de travail vous étudiez ? Les élèves dans leur majorité partagent un même avis et ils choisissent les mêmes réponses. Les sensibilités ethniques et les positionnements des uns et des autres s’expriment autrement quand nous analysons les questions linguistiques. Les attitudes des élèves à l’égard des langues sont inhérentes à leur appartenance ethnique supposée arabophone ou berbérophone. Les élèves cherchent constamment à être le plus conforme possible aux modèles (social, identitaire et linguistique) de référence et ils dénient une perception qui leur semble en décalage avec "les idées reçues". Cette perception de manque de légitimité du "paraître" sur lequel est pourtant fondé l’essentiel de l’identité sociolinguistique, a comme conséquence une propension particulièrement accrue chez les élèves à modifier leur positionnement en fonction de l’image qu’ils souhaitent projeter d’eux-mêmes. Ce qui fait apparaître dans les réponses des élèves un certain nombre d’ambivalences et même de contradictions. Les analyses qui ont précédé ont révélé des différences importantes entre les attitudes des élèves. Les natifs arabophones (de langue première, l’arabe populaire) ne semblent pas se suffire de cette donnée linguistique dans leur revendication d’une identité sociolinguistique. Ils adjoignent l’arabe classique comme élément constitutif de leur identité sociale. Les élèves se positionnent en fonction de la sphère dans laquelle ils se situent, de l’image qu’ils souhaitent projeter d’eux-mêmes. Le poids de l’idéologie dominante exerce un impact considérable sur les attitudes des élèves face au choix des langues à apprendre au lycée. Les élèves adhèrent à l’idée préétablie que les langues populaires (l’arabe populaire et le berbère) sont inaptes à être enseignées à l’école. En ce sens, l’attitude sociale a une fonction primordiale d’intégration au groupe, à une communauté. Les élèves adoptent des réponses et élaborent des choix en fonction d’une certaine représentation sociale, identitaire qu’ils ont du groupe supposé auquel ils appartiennent. Il ressort que les natifs arabophones choisissent l’arabe classique comme première langue d’enseignement, avec un indice avoisinant la moitié de l’effectif global 49.28%, puis le français en deuxième position et en dernier lieu l’anglais. Dans le même ordre d’idées, les natifs berbérophones relèguent l’enseignement du berbère à la dernière position. Ils choisissent par contre le français, comme première langue d’enseignement avec l’indice de 58.60 %, puis l’anglais et enfin le berbère avec un taux très faible d’avis favorables pour son apprentissage au lycée, avec l’indice de 10.47 % .Il en demeure que l’arabe classique constitue la pomme de discorde. Si les natifs arabophones mettent en avant le renforcement de l’identité culturelle nationale (réponses à la question 4), comme première raison de leur choix de cette langue, par contre les natifs berbérophones l’excluent dans leurs options et adoptent le français en évoquant comme première raison (réponses à la question 4), la découverte des autres cultures et civilisations. Ces attitudes des élèves à l’égard des langues mettent en évidence le poids du social et du culturel dans les positionnements des uns et des autres. Le groupe social traditionnel oriente l’individu vers le culte des ancêtres et vers l’intégration à la fratrie, à une supposée communauté homogène, solidaire… Pierre TAP (1985, p479) explique la nature des liens qui rattachent l’individu au groupe auquel il prétend appartenir ; "Là où l’homme de la culture moderne occidentale se pose la question du "Qui suis-je, à mes propres yeux ?". L’homme des cultures traditionnelles se demande : "Qui sont les autres ? Et qui suis-je à leurs yeux ? ". Différentes dispositions sont prises en faveur de l’arabe classique comme unique langue officielle et à défaut du réel ce sont les représentations qui sont aménagées et atteintes.Ces actes de langage visent à modifier les attitudes des gens, la façon dont ils représentent les choses et provoquent des réactions qui sont autant d’indices précieux pour une analyse sociolinguistique. On culpabilise ainsi les locuteurs des langues populaires que l’on traumatise afin de faire naître et d’entretenir en eux une sorte d’insécurité linguistique, donnant voix à des attitudes négatives et hostiles envers leurs propres langues. Les élèves dans leur majorité (les natifs arabophones et les natifs berbérophones) ont préféré étudier l’arabe classique, le français, l’anglais et non leurs langues maternelles considérées inaptes à transmettre le savoir et les connaissances….Toutefois, les natifs berbérophones marquent leur différence avec les natifs arabophones et optent pour le français comme première langue d’enseignement. Les analyses précédentes ont fait apparaître la relation de dépendance que les élèves entretiennent vis-à-vis du système social et de la hiérarchisation des langues, du schéma diglossique dont ils ne parviennent jamais à se détacher. Cette dépendance constante et absolue a comme conséquence, que l’attribution de la légitimité ou de l’illégitimité à l’arabe classique, l’affirmation d’appartenance à la sphère arabophone ou berbérophone n’ont de sens que lorsqu’elles permettent de s’exclure mutuellement. Les natifs berbérophones ont exprimé leur rejet de l’arabe classique. Cette attitude constitue un moyen de marquer leur différence avec l’autre (natif arabophone). Leur choix du français apparaît comme un refuge

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linguistique, identitaire et protecteur. En ce sens, le français constitue une langue du paraître dans la mesure où son utilisation est liée à la volonté de marquer, en regard de l’autre, son appartenance identitaire, sa différence. Ce qui frappe certainement le plus, à travers la lecture de ces données, est la tendance constante chez les élèves à tout définir par la négative, non pas par ce que sont les choses, mais par ce qu’elles ne doivent pas être, par ce à quoi elles ne doivent pas ressembler.Ce point à notre sens est l’idée fondamentale qui est exprimée à travers la représentation décrite par Michel FRANCARD (1993) comme "signe d’insécurité linguistique" ou de sentiment de perte d’identité. Ce manque de confiance en soi a comme conséquence que les attitudes des élèves sont toujours réglées en fonction des représentations collectives du groupe et de l’image qu’ils se font de l’autre. La donnée ethnique est ainsi certainement plus pertinente, en tant que variable jouant un rôle sur les positionnements des uns et des autres à l’égard des langues à apprendre.

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Les créoles se trouvent-ils encore en situation de diglossie ? Confrontation entre les représentations des enseignants et des chercheurs en contexte réunionnais.

par Séverine RAPANOEL

Dans cette communication je propose de montrer les effets de l’appropriation de certains concepts sociolinguistiques notamment celui de « diglossie » et d’« interlangue » par un groupe d’enseignants investi dans une action glottopolitique centré sur l’Apprentissage du Français en Milieu Créolophone, que je nommerai désormais l’AFMC.

L’AFMC est une action appuyée par un plan de formation des enseignants, menée sous la tutelle de l’Education Nationale en association avec le projet éducatif global de la ville du Port. L’inspecteur, la conseillère pédagogique et la formatrice de ce projet organisent des stages pour des enseignants afin de les sensibiliser au contexte linguistique réunionnais et de les accompagner dans un changement de leurs pratiques langagières et pédagogiques en classe. Je montrerai que la diffusion du concept de « diglossie » a eu un impact important auprès des enseignants qui se servent encore de ce modèle pour saisir la réalité linguistique à La Réunion alors que les faits langagiers analysés aujourd’hui ne vont plus dans ce sens. L’appropriation de ce concept par les enseignants a cristallisé une représentation des usages langagiers qui n’est pas valide et a provoqué des répercussions dans les pratiques de classes et dans les usages du créole.

Dans un premier temps, je reviendrai sur le cadre sociolinguistique dans lequel se pose la question pédagogique. Je ferai un récapitulatif des différents modèles qui ont servi à décrire la situation sociolinguistique réunionnaise. C’est à ce moment que j’exposerai les avancées des chercheurs scientifiques.Dans un deuxième temps je montrerai la perception de la situation linguistique chez le groupe d’enseignants impliqués dans le programme AFMC en m’appuyant sur des entretiens semi-directifs réalisés entre 2002 et 2004. Puis, je présenterai à travers des illustrations pédagogiques que les représentations des enseignants induisent des activités particulières basées sur l’approche contrastive et ignorent les pratiques langagières qu’ils utilisent habituellement en classe. Je rappelle que cette action glottopolitique se déroule dans un département français, où le français remplit la fonction de langue officielle et de langue de l’école. Il occupe des positions symboliquement importantes et connaît une survalorisation dans des discours encore imprégnés par l’idéologie diglossique.

Le créole, lui, n’est reconnu comme langue régionale que depuis 2001. Depuis, les discours à son égard sont plus modérés qu’avant. Mais malgré cette politique de valorisation qui est affichée, le créole reste toujours une langue minorée car il est sans arrêt comparé au standard dominant qui possède des fonctions socialement plus valorisées.

Aperçu sur l’évolution des concepts dans la sociolinguistique réunionnaise

Dès les années 70, les premiers travaux réalisés sur le terrain réunionnais font référence au concept de diglosssie, élaboré par Ferguson en 1959, pour traduire les usages langagiers des locuteurs. Ce modèle issu de la sociolinguistique nord-américaine rappelle qu’il existe deux langues qui se partagent l’espace énonciatif de façon fonctionnelle. Ainsi, le français est défini comme une langue prestigieuse, standardisée, apprise et non acquise (à l’exception de certaines familles, ce qui est déjà en décalage avec les critères fergusoniens), utilisée dans des situations formelles. A l’opposé, le créole n’est pas toujours considéré comme une langue, il est dévalorisé, non standardisé, acquis au sein de la famille, utilisé dans des situations informelles et auquel on attribue des valeurs identitaires et affectives (c’est la langue du cœur).

Même si depuis Ferguson, ce concept a été critiqué et sans cesse revisité puisque sa définition jugée trop rigide camouffle les pratiques empiriques, il reste une référence majeure de la sociolinguistique réunionnaise car il souligne l’inégalité statutaire entre le français et le créole. Nombreux sont les chercheurs qui dénoncent cette situation de diglossie et les conséquences qui en découlent telles que l’insécurité linguistique en français de l’enfant créolophone, les troubles psychiques comme le manque de confiance en soi, le sentiment d’infériorisation ou encore l’échec scolaire. Pierre Cellier, en 1985, dans sa recherche sur la description syntaxique du créole réunionnais va même jusqu’à employer le terme de dys- glossie avec un « y » et un « s » pour évoquer le dysfonctionnement sociolinguistique qui impose une hiérarchie entre le français et le créole entraînant alors un conflit symbolique entre ces deux langues. Si ce modèle connaît encore un succès aujourd’hui c’est parce qu’il rappelle systématiquement la situation de domination d’une langue sur une autre.

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Cependant, d’autres concepts ont été retenus pour rendre compte des usages langagiers à La Réunion et notamment celui de « continuum linguistique ». Le continuum complexifie la problématique du contact des langues qui, jusqu’à présent, était traité en termes de domination d’une variété haute sur une variété basse. Il postule l’existence d’une zone intermédiaire comme une variation continue de mésolectes hiérarchisés répondant à des règles implicationnelles. En fait, un lecte est caractérisé en quelque sorte comme un faisceau de variantes qui entretiennent entre elles des relations d’implications : il s’agit d’établir que la présence de telle variante suppose nécessairement la présence d’une autre. Les tenants de cette théorie ont pour objectif de démontrer que la variation n’est pas « libre » ou « accidentelle », mais qu’elle est régie par des règles. Michel Carayol et Robert Chaudenson sont les premiers à appliquer la théorie du continuum linguistique au contexte réunionnais dans les années 70. En étudiant des variables phonétiques, ils montrent que l’ensemble des productions est situé sur un axe dont la variété standard du français constitue le pôle acrolectal et, à l’autre extrémité, la variété du créole la plus archaïque et éloigné du français constitue le pôle basilectal. Au milieu se trouve le mésolecte qui comporte principalement deux variétés : le français régional et le français créolisé.Il est vrai que l’usage du continuum présente des avantages au niveau de la description linguistique, mais il connaît un certain nombre de défauts liés notamment à la rigidité des règles implicationnelles qui empêchent la classification d’une quantité de productions langagières observées sur le terrain.Ainsi, il existe des usages langagiers qui ne trouvent pas leur place sur l’axe du continuum comme par exemple les énoncés « métissés » où le créole et le français s’entremêlent ou encore des productions qui s’intègrent par exemple dans un moule syntaxique du français mais qui relèvent d’une prosodie caractéristique du créole.

C’est pourquoi, les derniers travaux sur la dynamique des langues en contact à La Réunion convoquent de plus en plus les concepts d’interlecte et de macrosystème mis en évidence par Lambert-Félix Prudent dès 1981, lorsqu’il a analysé la situation sociolinguistique martiniquaise. Le macrosystème constitué de l’ensemble des répertoires langagiers des Réunionnais offre la possibilité aux locuteurs de former des énoncés qui n’obéissent ni au basilecte nucléaire ni à la grammaire acrolectale et qui permettent toute sorte d’ « hybridation » ou de « mélanges » dans une infinie diversité. Ce mode de communication constitue un espace créatif pour les Réunionnais qui ne cessent de mêler allégrement le français et le créole pour construire leurs discours en se moquant des règles des deux langues puisque leurs paroles se forgent « sur un viol permanent des contraintes grammaticales des deux codes » (Prudent & Mérida 1984 : 43).

Ce sont cependant les premiers travaux scientifiques qui ont trouvé écho dans le secteur éducatif. Le concept de diglossie se répand dans les médias, dans les formations universitaires et professionnelles. Et si les enseignants remettent aussi en cause la répartition fonctionnelle des usages liée aux différentes situations de communication, ils s’appuient sur le modèle de la diglossie pour expliquer la domination du français sur le créole. Ils se servent de ce cadre de pensée pour lutter contre la minoration du créole à l’école (Wharton, 2005 : 15) et envisager une situation idéale représentée par la situation de bilinguisme.

2) La diglossie : un concept de référence chez les enseignants AFMC

Des enseignants participant au projet glottopolitique AFMC, axé sur l’apprentissage du français en milieu créolophone, se sont appropriés le concept de diglossie et y font régulièrement référence lors des entretiens que j’ai menés dans le cadre de ma thèse. Par exemple, lorsque j’ai interrogé une enseignante sur sa perception des langues présentes à La Réunion, elle a répondu :E1 : D’un point de vue professionnel euh / ben il me semble que / il y a deux langues en présence hein / donc qu’on doit absolument tenir compte de l’une et de l’autre sans perdre de vue quand même que l’école doit être le >+ enfin le lieu où l’enfant va rentrer dans l’apprentissage de la langue nationale de la langue euh / de la réussite le français hein / donc bon maintenant le fait qu’il y ait le créole doit absolument être pris en compte ne serait-ce que pour que l’enfant ne soit pas en situation de diglossie quoi.1

Dans la citation suivante, l’enseignante explique que l’exclusion du vernaculaire de l’enfant risque de maintenir la situation de diglossie :E1 : Si on lui dit non c’est pas ta langue c’est pas celle-là qu’on parle dans la classe ben du coup il est dévalorisé par rapport à ce qui est dit dans sa famille / hein / c’est de la diglossie tout le monde en parle tout le monde connaît.Dans les entretiens que j’ai réalisés, j’ai pu constater que le point de vue de cette enseignante est largement partagé par ses collègues qui ont suivi la formation AFMC. Le concept de diglossie leur apparaît satisfaisant pour comprendre la situation sociolinguistique réunionnaise car ils n’en retiennent que deux traits principaux : l’existence de deux variétés homogènes et la hiérarchie entre ces deux variétés. Aussi, imprégnés profondément par une « idéologie monolingue », les enseignants ont du mal à saisir le dynamisme qui régit le système langagier réunionnais, leur conception d’une langue renvoyant à la définition traditionnelle commune d’une entité linguistique homogène. Par conséquent, par analogie avec le monolinguisme, leur représentation du bilinguisme se réduit à la capacité de parler deux langues dans des situations de communication précises sans les

1 Les conventions de transcription sont mentionnées à la fin de la communication.

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mélanger. C’est pourquoi, les formes métissées que les enseignants observent dans les pratiques langagières ordinaires des élèves sont stigmatisées et considérées comme des sources d’erreurs, des interférences ou de l’ « interlangue » :E2 : Je crois qu’il y a un problème aujourd’hui c’est qu’on sait plus dans quoi on parle / c’est le problème de l’interlangue / et qu’on essaie nous de dépatouiller en classe / et donc ben ne sachant plus en quoi ils parlent ils parlent en tout / et ni le créole ni le français L’analyse des enseignants sur les pratiques langagières des élèves postule l’existence d’un déficit linguistique. En effet, les enseignants identifient leurs élèves à des locuteurs « semilingues » ne sachant parler ni le français ni le créole car ils les mélangent et n’atteignent le niveau du « locuteur natif » dans aucune d’elles. Ce qu’ils ignorent c’est que ce mode de communication est maintenant très usuel à La Réunion et ne doit pas être interprété comme des aberrations fautives produites par des personnes ne sachant parler ni le français ni le créole mais comme une volonté de communiquer avec toutes les formes disponibles de son répertoire langagier comprenant le français dans toute sa variation, le créole dans toute sa variation et tout le panel linguistique entre ces deux pôles. Ces pratiques interlectales ne sont pas spécifiques aux élèves mais aussi aux adultes (l’enseignant et les asem2). Par conséquent, elles ne devraient pas être sous estimées dans les apprentissages.

Nous pouvons voir quelques illustrations de ces pratiques interlectales.

Dans une classe maternelle, au moment de l’accueil, qui est une situation informelle et non axée sur l’apprentissage des langues puisque les enfants s’amusent, l’enseignante produit un énoncé interlectal lorsqu’elle demande aux enfants s’ils ont dit au revoir à leurs parents et produit l’énoncé suivant :

E3 : Allez vous avez dit au revoir les marmailles? 

En français standard, « marmaille » est un nom féminin appartenant à un registre familier et péjoratif (Le Petit Robert) et signifie un groupe nombreux de jeunes enfants. En créole, ce même signifiant désigne un enfant et non plusieurs, c’est pourquoi il peut être mis au pluriel pour renvoyer à un ensemble plus large.

En séance de langage ou d’apprentissage les enseignants utilisent aussi souvent des termes qui existent en français standard mais dont la signification diffère partiellement ou totalement en contexte réunionnais. Dans les illustrations qui suivent par exemple

- « Crier » a subi un glissement de sens par rapport au français standard et signifie « gronder » :

E4 : Ben non toi aussi tu as fait une phrase et je t’ai pas crié hein / on est là pour apprendre

- « Attraper » est employé dans le sens de « prendre »

E5 : Attraper vos calendriers

E5 : Attraper vos stylos

- « gagner » est employé dans le sens de « avoir »

E6 : On gagne des organes sexuels ? / à la naissance le bébé il a pas des organes sexuels alors ? // à la naissance / est-ce que le bébé il a déjà des organes sexuels ?

Les asem utilisent aussi ses productions interlectales. Par exemple, lorsqu’elle dirige un travail en groupe, une asem mélange les langues et produit l’énoncé suivant :A : La queue i mèt derière // fais jusqu’au bout Nourdine(Trad : la queue se met derrière // fais jusqu’au bout Nourdine).Je pourrai multiplier les exemples mais je terminerai en affirmant que ces énoncés interlectaux sont présents à n’importe quel moment dans les classes à La Réunion, quels que soient les locuteurs : chez les élèves, les asem ou les enseignants et quelle que soit la situation de communication : en situation informelle et parfois même en situation d’apprentissage.

Or, actuellement les enseignants sont imprégnés par une conception sociolinguistique fondée sur le cadre de la diglossie et se basent sur ce modèle pour tenter de développer une compétence bilingue idéale chez leurs élèves. Ils n’accordent aucune place aux pratiques effectives produits par les locuteurs réunionnais. Ainsi, les enseignants engagés dans le projet AFMC calquent leur pédagogie du créole sur celle du français et tombent dans les mêmes dérives. Ils privilégient la forme  et délaissent la composante communicative en ne proposant essentiellement que des activités contrastives. Ils exigent que les élèves reproduisent des énoncés créoles de la variété basilectale et rejettent les autres variétés de cette langue.

3) Les pratiques pédagogiques issues du cadre de la diglossie

2 agent spécialisé en école maternelle

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J’ai pu mettre en lumière certaines activités mises en place par les enseignants ayant suivi la formation « Apprentissage du français en milieu Créolophone ». Ces enseignants, soucieux d’introduire le créole dans les apprentissages s’appuient sur le cadre théorique de la diglossie qui leur a été apporté lors de cette formation et entreprennent des activités s’inscrivant dans une approche contrastive. Mais ils se heurtent vite à de nombreuses difficultés et contradictions.

Ainsi, ils ne s’accordent pas sur la norme du créole à légitimer (pour des raisons liées à l’identité, aux passions ou autres). Par conséquent, les évaluations des productions langagières des élèves sont tributaires de la représentation de la norme de chaque enseignant.

A titre d’exemple, je peux citer deux cas où une enseignante valide la réponse d’un élève qui dans un énoncé créole a utilisé la forme « mon mézon » :

EL4 : Samdi / Ingrid la vni mon mézon .

(Trad : Samedi / Ingrid est venue chez moi)

Cela signifie que pour elle, ce groupe nominal est créole alors qu’une autre enseignante sanctionne cette forme qu’elle considère comme un mélange et corrige avec une expression qui lui paraît plus correcte qui est « mon kaz » :

El10 : Ma joué la maison

(Trad : J’ai joué à la maison)

E : C’est pas français c’est pas créole donc c’est rien du tout / là c’est blblblblblbl // on ne mélange pas / on ne dit pas UN maison / ça ne se dit pas alors comment on dit vraiment en créole ?

JER : Mon kaz

(trad : ma maison)

E : Oui mon kaz / répète/ Ma joué //

(trad : Oui ma maison / répète/ Ma joué //)

LOG : Mon kaz

(trad : ma maison)

E : Mon kaz

(trad : ma maison)

Or l’élève en employant « mon mézon » ne fait que reproduire un énoncé qu’il a déjà entendu dans son environnement immédiat (à l’école ou à la maison) mais se le voit refuser quand c’est lui qui le formule. Cette pédagogie reproduit une idéologie uniformisante de la langue. L’enseignante reproduit pour le créole la pédagogie qu’elle applique pour le français. Elle s’en sert pour entreprendre un travail compensatoire sans considérations des particularités. Cette méthode découle d’une volonté de standardiser le créole afin d’établir une frontière avec le français et toute variation qui s’éloigne de la norme fictive est considérée comme une faute. Cette simple transposition oublie que le créole est une langue à forte tradition orale et que cela représente une donnée primordiale. Appliquer une pédagogie linguistiquement répressive contribue à renforcer une politique aliénante pour les utilisateurs des formes rejetées (variétés acrolectales, interlecte). Psychologiquement, elle n’est pas rassurante car l’enseignante reproche à l’élève de ne savoir parler ni le français ni le créole et le stigmatise par des propos vexants (c’est rien du tout / là c’est blblblblbl)

Et l’on tombe vite dans les déviances lorsque dans une séance de langage bilingue, où les enfants jouent à un jeu de cartes, une enseignante sanctionne la parole créole de deux élèves qui disent :

E11 : Mi ve le zanfan la giny son >+ son chosèt (Trad : Je veux l’enfant qui a eu ses >+ ses chaussettes)E12 : Mi ve le marmay la brulé son min(Trad : Je veux l’enfant qui s’est brûlé la main)

Ces énoncés sont parfaitement créoles mais l’enseignante aurait préféré la forme « marmay » à la place de « zanfan » et « la bril » à celle de « la brûlé » qui selon elle représente mieux la norme du créole.

Ainsi la variation appréhendée comme un écart donne lieu à des reformulations ou des corrections de la part de l’enseignant qui sanctionne sans forcément expliquer son évaluation. Ces expressions considérées comme des fautes suivent pourtant les normes langagières que l’enfant active dans son environnement. Par conséquent, ne

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pas reconnaître son mode d’expression, c’est le placer en dehors de la norme scolaire et l’amener à une insécurité linguistique aussi en créole.

Toutes ces pratiques sont bien révélatrices d’un tâtonnement empirique où l’enseignante s’efforce de raisonner selon un schéma linguistique très simplifié, caractérisé par un face à face entre deux langues homogènes bien déterminées. A mon avis, il n’est pas logique de vouloir copier une pédagogie d’une langue standardisée et normée pour l’appliquer scrupuleusement à une langue qui ne dispose pas encore de standard. De plus il me paraît inefficace de se fonder sur un modèle caricatural que propose la diglossie pour vouloir le dépasser et arriver à la situation désirée qu’est le bilinguisme.

ConclusionPour conclure, je dirai que le projet AFMC a eu le mérite de sensibiliser les enseignants sur la nécessité

de prendre en compte le créole dans les apprentissages et d’encourager les enseignants à initier des activités. Cette langue dévalorisée trouve ainsi une place un peu plus noble à côté du français. Cependant, par manque d’encadrement, de moyens et par la transmission d’un savoir théorique non valide, les enseignants se sont lancés dans une pédagogie désorganisée et tâtonnent pour trouver des solutions afin de développer un bilinguisme parfait chez leurs élèves. Ils mettent en place des activités contrastives et pensent que la distinction des deux langues leur permettra de mieux développer leur conscience linguistique. Ils privilégient alors la variété basilectale la plus éloignée du français pour bien marquer l’éloignement de ces deux langues. En adoptant de tels comportements, on pourrait se demander si à la longue cela n’induirait pas une insécurité linguistique en créole. Et dans ce cas-là, quel est l’intérêt d’introduire le créole à l’école ?

Il est donc évident de penser autrement la pédagogie du créole et de ne pas se contenter d’un transfert de pédagogie calqué sur l’apprentissage du français qui n’a d’ailleurs pas fait ses preuves dans les contextes créolophones puisque l’échec scolaire est encore important.

Ne serait-il pas temps maintenant dans les formations, de véhiculer une image plus dynamique des langues qui se côtoient à l’intérieur du répertoire langagier de chaque locuteur réunionnais, de montrer les usages diversifiés de leurs pratiques et d’entreprendre l’apprentissage des langues et de leurs normes en tenant compte du mode spécifique de communication lié à l’interlecte ?

Conventions de transcription/ Pause brève, correspondant à la fin de la chaîne parlée// Pause moyenne ou longue (la longueur n’est pas objectivé par une mesure de temps)>+ Auto-interruption ; rupture de construction, faux départ<+ Hétéro-interruption : le locuteur est interrompu par une intervention d’un tierschanTÉ Phonème, syllabe ou segment accentuéX Syllabe inaudibleXX Deux ou plusieurs syllabes inaudibles(rires) Phénomènes non verbaux, commentaires du transcripteur? Interrogation marquée ou non marquée morphologiquement

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idéologie dans une communauté antillaise. Thèse de Doctorat en Sciences du Langage. Université de Rouen

Haute Normandie.

WHARTON, Sylvie (2005). La sociolinguistique à l’épreuve des institutions en situation diglossique in Du

plurilinguisme à l’école, vers une gestion coordonnée des langues en contextes éducatifs sensibles, Prudent

Lambert-Félix, Tupin Frédéric & Wharton Sylvie (Eds). Berne, Peter Lang, 20-36.

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« Pratiques et Représentations des langues (anglais, créole et français) dans la Caraïbe anglophone : de la coexistence au partenariat dans le système éducatif. Approche comparative des dynamiques sociolinguistiques de la Dominique et de Sainte-Lucie. »

par Stella CAMBRONE, Université des Antilles et de la Guyane(CRILLASH / IRD Centre Caraïbe - Martinique)

INTRODUCTION GENERALE

Dans le cadre de notre thèse de doctorat intitulée comme indiqué dans le titre ci-dessus, nous avons choisi de circonscrire nos travaux de recherche à deux états-nations francophones de la Caraïbe, à savoir la république de la Dominique et l’île de Sainte-Lucie. Nous présenterons la particularité de ces contextes plurilingues dans l’espace caribéen en dégageant la dynamique sociale et culturelle des langues anglaise, créole et française. Nous partageons les propos tenus par une linguiste française, Louise Dabène (1994 : 67) qui déclare que :

« Toute communauté linguistique se caractérise par les usages particuliers qu’elle fait du langage : celui-ci est en effet utilisé comme un outil intimement associé à la plupart des actes de la vie collective, mais la façon dont se réalise cette association – c’est-à-dire, en fait, les rôles dévolus à l’activité langagière et les règles qui régissent celle-ci peut varier considérablement d’un groupe ethnique à un autre. En situation de contact inter-ethnique comme les situations de plurilinguisme ou même dans la situation d’enseignement-apprentissage d’un idiome étranger, ces variations pourront être à l’origine de conflits, de malentendus ou, tout au moins, d’erreurs d’interprétation. ».

L’étude de l’usage linguistique dans son contexte politique, social et culturel est le propre même du sociolinguiste qui s’efforce de corréler deux objets distincts : langue et société. Qui parle quoi ? Pour s’adresser à qui ? Et à quels moments ? Voici là notre point de départ. Aussi, un certain nombre de questionnements alimentera notre réflexion tout au long de l’étude, à savoir : quel(s) rôle(s) les langues jouent-elles dans l’insertion sociale ? En quoi les représentations sociolinguistiques influencent-elles les pratiques langagières ? En quoi l’étude du français langue étrangère permet de mieux appréhender les autres langues en présence (anglais et créole) ? Pierre Martinez et Marzena Watorek (2005 : 27) participent également à cette réflexion en déclarant que :

« Toute didactique procédant d’un contact de langues, c’est dans ce cadre plus large qu’il faut étudier le développement du lecte d’apprenant en classe et seules les sciences humaines et sociales contributives peuvent y pourvoir (…). Une comparaison des langues est donc inévitable dans tout essai de facilitation de l’apprentissage et elle est enrichissante. ».

Ainsi, pour mener à bien notre étude, des entretiens semi-directifs ont été menés auprès des différents partenaires de l’école (enseignants, élèves, parents, directeurs d’école, inspecteurs de l’éducation, ministre de l’éducation, de la jeunesse et des sports, etc.) ; ceci afin de montrer combien les représentations socio-culturelles influencent l’enseignement-apprentissage des langues. Le linguiste français Patrick Dahlet (2000 :15) souligne un point essentiel à la compréhension du concept de représentations sociales des langues :

« Il n’y a pas d’un côté la réalité et de l’autre la perception qu’on en a. Le réel est indissociable des représentations qu’on s’en forme : ‘ le monde est notre représentation’ (Schopenhauer, 1986, p. 25). Les représentations sont ces savoirs que chacun, en l’absence de connaissances spécialisées, se constitue sur le monde pour le rendre intelligible, afin d’agir ou de croire agir sur lui. C’est un savoir composé à des fins pratiques pour remplir les rubriques vides d’une connaissance à la fois manquante et nécessaire ».

L’enseignement-apprentissage du français langue étrangère permet de mieux cerner le répertoire linguistique et les compétences bilingues à la fois des enseignants et des apprenants. Nous préférons parler de partenariat entre les langues plutôt que d’une simple coexistence de systèmes linguistiques. En d’autres termes :

« Il s’agit d’enseigner le français dans une perspective où l’on prend appui sur les identités, homologies ou analogies entre créole et français, tout en soulignant les différences, mais le tout s’opérant dans une stratégie pédagogique fondée, progressive et raisonnée. » (Chaudenson, 2006 : 111).

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A ce jour, aucune politique linguistique régionale n’atteste que l’anglais standard est le médium d’enseignement le plus adéquat pour faire face à un taux d’échec scolaire assez élevé dans ces deux régions. Bien que la langue créole suscite des interférences contre productives dans l’apprentissage à la fois de l’anglais et du français, dans quelle mesure sa prise en compte à l’école pourrait favoriser un meilleur enseignement-apprentissage des autres langues ? Cette hypothèse implique tout un jeu de stratégies à la fois didactique, pédagogique, identitaire voire politique que Pierre Dumont (1983 : 35) exprime en ses termes :

« Il s’agit de faire prendre conscience au locuteur en situation d’apprentissage des difficultés spécifiques qu’il va rencontrer et qu’il devra surmonter, définies en fonction de sa langue maternelle. Il s’agit également de faire prendre conscience à l’enseignant de la spécificité de son enseignement destiné à des gens qui apprennent une autre langue que leur langue maternelle ».

Nous présenterons, dans un premier temps, les motivations et intérêts de notre recherche; puis la place de l’enseignement-apprentissage du français dans ces régions, et en dernier lieu, une présentation succincte de notre méthodologie de travail permettra d’introduire quelques résultats sommaires de nos travaux.

1. MOTIVATIONS ET INTERETS DE LA RECHERCHE Quatre raisons essentielles expliquent l’approche comparative de notre étude :

1.1 Un passé colonial communCes deux états-nations partagent à la fois un espace géographique proche et une histoire coloniale commune. La Dominique a été colonisé une fois par les français et une fois par les anglais ; et l’île de Sainte-Lucie, sept fois par les français et autant de fois par les anglais ; avant d’accéder à l’indépendance en décembre 1978 pour la Dominique et en février 1979 pour Sainte-Lucie. A cette proximité historique s’ajoute la proximité géographique car ces deux pays anglophones forment un arc avec les deux départements français de la zone Caraïbe. On retrouve successivement l’alignement suivant : Guadeloupe / Dominique / Martinique / Sainte-Lucie.

1.2 Un environnement sociopolitique et économique presque identiques Ils sont tous deux, états membres du Commonwealth, de la Caricom, de la Francophonie, et de la Caraïbe Orientale.

1.3 Un paysage linguistique similaire (à quelques exceptions près) Ils présentent à priori les mêmes situations sociolinguistiques, où l’anglais est la langue officielle et le créole la langue nationale. Ce contexte diglossique commun est un facteur que nous avons pris en compte pour le choix d’une approche comparative, mais également, par souci économique, afin que les résultats de nos travaux puissent bénéficier à l’un comme à l’autre de ces pays.

1.4 Des motivations moins objectivesEt enfin, des motivations plus personnelles ont guidé le choix géographique de ma recherche, car ayant une mère originaire de la Dominique, j’ai voulu participer activement au développement du système éducatif dans ces régions.Il convient désormais de présenter brièvement le contexte sociolinguistique de notre étude. Notre seconde partie s’attache à présenter la place et le statut de chacune des langues en présence.

2. UN PEUPLE, DES LANGUES, UNE IDENTITE …Le contact de langues (Cambrone, 2004) caractérise un nombre grandissant d’espaces géographiques et socioculturels variés et ne se résume pas simplement à la coexistence de plusieurs langues dans une communauté donnée. Les outils de communication en jeu peuvent s’alterner ou se mélanger, se développer en s’affrontant ou en se complétant. La Dominique et Sainte-Lucie n’y échappent pas. Ces derniers présentent un contexte sociolinguistique particulier où conflit et contact de langues (anglais, créoles et français) rythment la vie quotidienne des locuteurs.

2.1 La langue anglaise Dans les deux régions, elle est à la fois langue officielle, médium d’enseignement et facteur d’insertion sociale. L’anglais est pratiqué dans toutes les sphères de la société : en politique, dans les médias, dans les institutions formelles et / ou informelles, etc. Toutefois, il existe un anglais standard qui se distingue d’un anglais régional appelé « anglais dominiquais et anglais saint-lucien ». A titre d’exemple, nous pouvons citer l’extrait d’un article tiré d’un hebdomadaire de la Dominique :

« Nabes tell we how one reelie hi-profile case did de murder of patty cake and she remine we how by de time de oversea intelligence get call in, dey couldn do noffing for how, de krime scene did so badlie kontaminate an de perpetrator dem doh get punish. So she say, it well important to we development and

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de preservayshan of law an order for we to can equip doze dat involve in de uphole of law an order by train dem well good to do dere job. And dis fing bout rely on dustin for fingerprint dat doh never workin muss to upgrade to DNA tessin, she say, becosein dat be de latess tecknologie. An Nabes say how while she be appreciatein dat we doh has de rezources for dat, neidder de populayshan for dat, we should able to, if have de facilitee in one of de more bigga countree inside Karicom, to sen proper prepare specimen to dat lab afta bein properlie prepare by train personel here. Nabes tell we how onliess dis week she hear a storie inside de raddio where a man inside Merica get charge wif de murder of he likkle brudder over 40 year ago. So, Nabes tell we fudder, at de rate dat de goverment be lossin all it case speshullie it murder case, de call for ackshan by de polises woman be well timelie an be deservein of serieous konsiderayshan. For we fuss meetin in 2007 we say for we to get togedder and has famalie dinner inside Nabes home, New Year day, earlie mornin and den for we to can make de konfrance, afta, while de chillren go in de seckan Nabes house nex door and dance on dere kine of noizee musick. ».1

Il existe donc une forme d’interlangue qui est actuellement en train d’émerger. S’agirait-il d’un anglais créolisé, d’un créole anglicisé ou plutôt de la construction d’un autre mode de communication ? Aux côtés de ces systèmes linguistiques complexes s’ajoute le créole à base lexicale française qui reste très proche du français standard.

2.2 La langue créole (désormais CR)Le CR a le statut de langue nationale. Il est communément appelé « patois » par ces locuteurs qui ne portent aucun jugement péjoratif par cette appellation. La langue créole est pratiquée par la quasi-totalité de la population. Elle est utilisée principalement pour exprimer des émotions fortes, des injures, des blagues, en résumé toute la charge affective du sujet-locuteur. La langue créole est souvent utilisée au côté de l’anglais en tant que médium d’enseignement, mais simplement de façon officieuse. Depuis quelques années, le gouvernement tend à introduire la langue dans des sphères nouvelles tel que le journal télévisé ou encore dans la politique. En effet, depuis 2001, le gouverneur Général de Sainte-Lucie, son Excellence Dame Pearlette Louisy présente son discours annuel au Parlement en langue anglaise puis en langue créole. Voici ci-après l’extrait en version créole du discours introductif qu’elle a prononcé pour l’année 2003 :

« Misye Pwezidan, Misye Speaker,Nou vini ansanm anko an kay konsit peyi-a pou pwezante se plan-an gouvedman mwen an ni pou lanne-a ki ka vini an, pou defwiche adan se pwoblenm-lan nou kay ni pou lite kont lan, epi pou ankouwaje tout moun peyi-a pou fe tout sa yo pe, pou fe fos ko yo pou asiwe ki Sent Lisi fe kalite pwogwe-a nou ni pou fe a pou ewisi an se tan twistes sala (…). Tout lajoune, nou ka tann epi nou ka we sa ki ka fet epi ladje-a ki ka pwan kou an Iraq-la. Tout moun vle wete pwe kay yo; moun pe voyage lwen peyi yo. Pwi lwil machin ka hose jodi, ka bese denmen. Vale lajan epi linvestisman ka moute, I ka desann. Tout moun ka espewe we ki mannye ladje-a kay afekte pa Iraq selamn, me tout late-a. Tout moun antjet: ni gouvedman, ni jan biznis, ni twavaye. ».

A ces réalités linguistiques qui caractérisent ces deux pays s'ajoutent trois particularités. Depuis l'année scolaire 2005-2006, le chinois est enseigné à Sainte-Lucie en tant que troisième langue étrangère après l’espagnol (deuxième langue étrangère). A la Dominique, deux langues locales supplémentaires enrichissent la diversité linguistique et culturelle de l'île (le Garifuna, un héritage linguistique des descendants Caraïbes et le kòkòy, un créole à base lexicale anglaise) :

2.3 Le Kòkòy Le kòkòy est parlé principalement dans le Nord-Est du pays, à Castle Bruce, à Wesley et à Marigot. Il est présent dans la sphère éducative en tant que matière incluse dans le programme sur l’héritage culturel. Il peut exceptionnellement être utilisé par certains enseignants pour compléter une consigne ou renforcer une idée. Seul le créole à base lexicale française s’impose comme langue seconde ou médium d’enseignement, à la fois à la Dominique et à Sainte-Lucie. Il n’existe à ce jour, aucune documentation écrite propre au kòkòy de la Dominique.

2.4 Le Garifuna De la nation caraïbe, il ne reste aujourd'hui que deux communautés Garifuna : la première, sur l'île de la Dominique; et la seconde, issue des caraïbes noirs de Saint Vincent déportés par les anglais, est répartie entre le Belize et le Guatemala. La Dominique fut habitée à l’origine par les Arawaks et les Indiens Caraïbes. D’après le dernier recensement national (2001), l’île abrite encore environ 3500 Indiens Caraïbes descendants des premiers habitants qui vivent sur un territoire d’environ 1500 hectares au nord-est de l’île. Cette partie de l’île est appelée ‘réserve des Caraïbes’ et a été fondée en 1903, elle est la propriété commune de tous les habitants. Les Caraïbes de la Dominique se singularisent du reste des dominiquais par leur héritage culturel : la langue Garifuna. Il n’est

1 The Chronicle, 5 Janvier 2007, « Nabes & I », Dominique.

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pas chose étonnante d’entendre cette population affirmer que c’est la langue de leurs ancêtres ou encore que c’est leur culture et leur identité. Pourtant, la langue Garifuna ne fait pas partie des pratiques langagières de la jeune génération de Caraïbes. A la Dominique, elle n’est parlée que par une infime partie de la communauté caraïbe : les personnes âgées. En voici quelques expressions2 :

Transcription phonétique Garifuna Français[mabʁika/jɔʁakao/katukaʁai] Màbrika ! Yourakhào (your-hào?)

kàtou karahi ?Bonjour ! Comment allez-vous?

[itɛniakaʁai] Itènia (itèlia) karahi ? Ca va bien.[ɛnaitabuanaku] Ennaï tàboua nà (n) kou Je vais dormir.[mialamahatina] (mia) lamahàtina J’ai faim.[makaʁahatina] Makarahàtina J’ai soif

Les jeunes pensent qu’ils ne parlent pas cette langue à cause des restrictions imposées par leurs grands-parents qui ne voulaient pas que leurs sujets de conversation soient compris. Aujourd’hui, la langue maternelle de ce peuple est devenue le créole à base lexicale française. Compte tenu de la situation socio-économique des Caraïbes (70% de chômage) et du phénomène de mondialisation, les jeunes aspirent à une modernité qui se traduit par l’usage d’un anglais standard et d’un enthousiasme à apprendre le français langue étrangère, symbole de promotion sociale.

2.5 Le français langue étrangère (désormais FLE)Le FLE est la première langue étrangère enseignée dans les cycles primaires et secondaires dans les deux régions. Le programme de l’enseignement-apprentissage du FLE a commencé en 1996 dans les écoles primaires qui souhaitaient participer à ce projet d’éducation bilingue. Aujourd’hui, le FLE est enseigné dans pratiquement toutes les écoles primaires dans les deux régions. Il n’est pourtant obligatoire qu’à partir de la première année de collège (en classe de 6éme), et ce, pendant deux ans au côté de l’espagnol (LV2). A la troisième année, l’élève doit choisir l’une des deux langues qu’il souhaite passer à l’examen de fin de cycle (LE BREVET DES COLLEGES). Depuis cinq ans, on observe une baisse du nombre d’inscription en français pour l’examen final. Les professeurs de français de ces régions expliquent cette démotivation en soulignant plusieurs points que nous résumons comme suit :

POUR DES RAISONS ECONOMIQUES : Les quatre bourses annuelles attribuées par l’ambassade de France de Sainte-Lucie (auprès des pays francophones de la Caraïbe insulaire) ne rivalisent guère avec le nombre de bourses proposées pour étudier l’espagnol (soit un total de 30 par an).

POUR DES RAISONS STRATEGIQUES : Les conditions imposées par l’ambassade de France pour bénéficier des bourses françaises semblent influencer le choix des étudiants. Trois règles priment : 1/ Choisir d’étudier en français les domaines d’études que le pays d’origine aura considéré comme prioritaires; 2/ Valider chaque année scolaire afin de bénéficier des trois années d’études de la Licence; et enfin, 3/ Revenir dans le pays d’origine pour y travailler pendant une période de cinq années minimum. Ces limites ne figurent pas dans les clauses d’attribution de bourses pour l’espagnol. Les étudiants qui bénéficient de cette bourse ont la possibilité pendant cinq années consécutives de faire des études dans la discipline de leur choix.

POUR DES RAISONS PRATIQUES VOIRE POLITIQUE : L’ambassade de Cuba offre un service gratuit de soins médicaux aux dominiquais et saint-luciens qui sont amenés à partir à Cuba pour se faire soigner au niveau des yeux.

POUR DES RAISONS DE COMMUNICATION : Les élèves sont de plus en plus enthousiastes à l’idée d’apprendre l’espagnol compte tenu de l’immigration croissante d’une population espagnole dans ces sociétés anglophones et créolophones.

POUR DES RAISONS DE REPRESENTATIONS LINGUISTIQUES : Les élèves estiment que leur pratique de la langue créole suffit amplement à communiquer avec n’importe quel locuteur francophone. Par conséquent, apprendre l’espagnol est perçu comme un atout tandis que l’apprentissage du français est vécu comme une simple formalité.

2 Stella Cambrone, 2006, Lettre du Doyen n°16, Université des Antilles et de la Guyane.

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3. ENQUETES ET RESULTATSLa quasi-totalité de la population dans ces régions s’expriment en anglais et en créole, pourtant ils ne maîtrisent aucun de ces outils de communication. Cette complexité linguistique pose un vrai problème quant au choix du médium d’enseignement. La question de savoir dans quelle langue doivent être dispensés les apprentissages premiers, ceux qui permettent à l’enfant d’entrer dans l’écrit, est un problème débattu de manière récurrente dans ces régions. Il pose également le problème de la langue de référence pour l’enseignement-apprentissage d’une langue étrangère. L’étude du français langue étrangère permet, de ce fait, de mieux cerner la place qu’occupe le médium d’enseignement dans la conscience langagière des sujets. Les premiers résultats auxquels nous sommes parvenus montrent combien les enjeux éducatifs, culturels, économiques et identitaires sont implicitement à l’œuvre.

3.1 MéthodologieAu cours de l’année 2005-2006, des enquêtes quantitatives ont été effectuées sous forme de questionnaire (soit 2500 questionnaires au total). Par souci de clarté, les résultats qui seront mentionnés dans ce communiqué, se réfèreront seulement aux pratiques déclarées des enseignants (toutes disciplines confondues).

Tableau 1 : Nombre de questionnaires administrés aux enseignantsDOMINIQUE SAINTE-LUCIE

Cycles Public Primaire Collège Total Primaire Collège Total

Enseignants 55 64 119 90 87 177

3.2 Résultats des enquêtesVoici ci-après un extrait des réponses apportées aux questions adressées aux enseignants. Nous avons organisé ces données selon quatre rubriques :Les informations personnelles,Les pratiques langagières déclarées,Le statut de la langue créole,Les représentations sociales des langues. 3.2.1 Informations personnelles 3.2.1.1 Sexe

PaysSexe

Dominique Sainte-Lucie Total

Nb. cit. Fréq. Nb. cit. Fréq. Tot. Nb Moy. Fr.féminin 91 76,5 % 137 77,4 % 228 77 %masculin 28 23,5 % 40 22,6 % 68 23 %TOTAL OBS. 119 100 % 177 100 % 296 100 %

Les femmes sont plus présentes dans la sphère éducative. Cette répartition résultante de nos enquêtes se retrouve dans les statistiques scolaires où la même tendance est avérée.

3.2.1.2 Age

PAYSAGE

Dominique Sainte-Lucie

Nb. cit. Fréq. Nb. cit. Fréq.18-25 25 21 % 37 20,9 %26-35 41 34,4 % 51 28,9 %36-45 27 22,7 % 42 23,7 %46-65 9 7,6 % 25 14,1 %sans réponse 17 14,3 % 22 12,4 %TOTAL OBS. 119 100 % 177 100 %

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La moyenne d’âge des personnes qui ont répondu à notre enquête est relativement comparable d’un pays à l’autre. Un nombre significatif d’enseignants n’ont pas voulu spécifier leur âge craignant de perdre leur anonymat. Les tranches d’âge les plus importantes concernent les 26-35 ans et les 36-45 ans : nous avons donc à faire à une population assez jeune. Cela est encore plus vrai à la Dominique où les 26-35 ans représentent 34,4 % de notre population d’enquête. Les enseignants sont recrutés directement après le A Level (le baccalauréat) sans passer par un institut universitaire de formation des maîtres.

3.2.1.3 Nombre d’années d’enseignement

Dominique Sainte-LucieNb. cit. Fréq. Nb. cit. Fréq.

1-10 61 51,3 % 69 39 %11-25 39 32,8 % 73 41,3 %26-35 12 10,1 % 22 12,4 %+36 3 2,5 % 5 2,8 %sans réponse 4 3,3 % 8 4,5 %TOTAL OBS. 119 100 % 177 100 %

Les enseignants sont jeunes dans leur majorité et cela apparaît évidemment dans leur nombre années d’enseignement. On observe les enseignants qui totalisent de 1 à 25 ans d’expérience sont largement majoritaire : 84,1% à la Dominique et 80,3% à Sainte-Lucie. Cela est encore plus vrai à la Dominique où 51,3% des enseignants de notre population d’enquêtes ont entre 1 et 10 ans d’enseignement.

3.2.2 Pratiques langagières déclarées

3.2.2.1 Dans quelle langue vous sentez-vous le plus à l’aise ?

Dominique Sainte-LucieNb. cit. Fréq. Nb. cit. Fréq.

anglais 64 53,8 % 101 57,1 %anglais et créole 53 44,6 % 70 39,5 %créole 1 0,8 % 3 1,7 %autre 1 0,8 % 3 1,7 %TOTAL OBS. 119 100 % 177 100 %

Si l’anglais est cité en premier dans les deux pays, il est intéressant de souligner que les enseignants déclarent qu’ils sont également à l’aise dans l’utilisation conjointe de l’anglais et du créole. Toutefois on note que les enseignants utilisent très peu le créole seul comme l’indique le graphique ci-dessous :

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3.2.2.2 Langue première de la majorité de la population

Dominique Sainte-LucieNb. cit. Fréq. Nb. cit. Fréq.

anglais 31 26,1 % 42 23,7 %anglais et créole 54 45,4 % 80 45,2 %créole 23 19,3 % 49 27,7 %je ne sais pas 11 9,2 % 6 3,4 %TOTAL OBS. 119 100 % 177 100 %

L’ordre d’importance des langues citées n’est pas le même selon les pays : l’anglais seul arrive en seconde position à la Dominique mais c’est le créole seul qui occupe cette position à Sainte-Lucie. Cela apparaît si l’on agrège les données (anglais + anglais et créole d’une part ; créole + anglais et créole d’autre part) :

Dominique Sainte-Lucieanglophones 71,5 % 68,9 %créolophones 64,7 % 72,9 %

Selon les pratiques déclarées, il y aurait davantage d’anglophones à la Dominique mais davantage de créolophones à Sainte-Lucie.3.2.2.3 Fréquence d’utilisation du français dans la vie quotidienne

Dominique Sainte-LucieNb. cit. Fréq. Nb. cit. Fréq.

très souvent 0 0 3 1,7 %souvent 10 8,4 % 10 5,6 %parfois 61 51,3 % 86 48,6 %jamais 48 40,3 % 78 44,1 %TOTAL OBS. 119 100 % 177 100 %

La hiérarchie des réponses est identique dans les deux pays. Toutefois, le français serait légèrement plus utilisé dans la vie quotidienne des enseignants de la Dominique (59,7 % contre 55,9 %). A noter également le nombre considérable d’enseignants qui déclarent ne pas du tout pratiquer cette langue.3.2.2.4 Qualité de la pratique du français

Dominique Sainte-LucieNb. cit. Fréq. Nb. cit. Fréq.

très bien - - 7 3,9 %bien 8 6,7 % 5 2,8 %assez bien 6 5 % 24 13,6 %mal 59 49,6 % 66 37,3 %pas du tout 46 38,7 % 75 42,4 %

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TOTAL OBS. 119 100 % 177 100 %

Les enseignants des deux pays considèrent que leur pratique du français est mauvaise voire nulle. Cela est très net si l’on agrège les données :

DCA SLUtrès bien – bien – assez bien 11,7 20,3mal, pas du tout 88,3 79,7

On observe des différences selon les pays : les enseignants (toutes disciplines confondues) auraient une pratique légèrement meilleure à Sainte-Lucie. Cela apparaît dans le graphique suivant :

3.2.3 Statut de la langue créole : « Définissez le créole ? »

PaysPropositions

Dominique Sainte-Lucie

Nb. cit. Fréq. Nb. cit. Fréq.une langue 80 67,2 % 121 68,3 %la langue nationale 6 5 % 30 16,9 %ma langue 17 14,3 % 12 6,8 %un dialecte français 12 10,1 % 7 4 %une langue étrangère 0 0 1 0,6 %je ne sais pas 4 3,4 % 6 3,4 %TOTAL OBS. 119 100 % 177 100 %

Le créole est considéré par les enseignants comme étant avant tout une langue à part entière. Il est intéressant de noter que le créole est également considéré comme « la langue nationale » et cela surtout à Sainte-Lucie. Un nombre restreint d’enseignants déclarent que le créole n’est autre qu’une variante dialectale du français. Cette considération de la langue n’est pas insignifiante dans la mesure où elle permet de mieux cerner la place du français dans ces régions. Car ce sont ces représentations de la langue qui participent au mode d’appropriation du français langue étrangère.

3.2.4 Représentations sociales des languesA la question : « Parmi les langues que vous parlez, laquelle considérez-vous comme la moins importante  ? », les enseignants feront plusieurs propositions en justifiant leur choix.

Tableau 2 : Les langues considérées comme moins importantes à la Dominique.

Pays

Langue

DOMINIQUE

La langue n’est pas assez présente dans ma vie de tous les jours.Je n’ai pas beaucoup d’occasion de la pratiquer.Elle me permet de communiquer uniquement avec mes proches d’origine française.

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FrançaisCe n’est pas une langue qui est nécessaire voire obligatoire pour communiquer ici à la Dominique.Ma pratique du français se limite à mon parcours scolaire.Je ne parle français que lorsque je voyage.

Créole

Ce n’est pas une langue très importante.Le créole n’est pas assez reconnu en tant que langue.Il n’y a pas énormément de productions écrites dans cette langue. De plus, elle est utilisée dans très peu de pays.Le créole est compris par un groupe limité de personnes.Les opportunités qui sont associées à la langue sont très étroites.Seules les personnes âgées parlent très souvent le créole.

Espagnol

Je ne le parle pas régulièrement.La majorité de mes collègues ne comprennent pas l’espagnol. Je n’ai pas besoin de l’utiliser pour communiquer ici à la dominique.

AucuneLes langues sont égales.Chaque langue a sa valeur.Les langues sont des modes de communication.Chacune des langues répond à un objectif en particulier.

On peut constater qu’à la Dominique, l’anglais ne figure aucunement comme la langue la moins importante parmi les langues parlées. La réponse à cette question permet d’approcher les représentations que les locuteurs ont des langues qu’ils pratiquent ou entendent. Une langue semble plus ou moins importante par rapport aux besoins de communication qu’elles remplient. Il est important d’enseigner ou d’apprendre une langue principalement pour sa capacité à réunir autour d’elle un nombre illimité de locuteurs. Ces propositions appellent à repenser l’objectif de l’enseignement-apprentissage du français compte tenu des attentes des locuteurs. Lorsque la case « aucune »est justifiée, il semble que les langues sont perçues comme égales et complémentaires, remplissant des fonctions diverses selon les besoins des locuteurs. Tableau 3 : Les langues considérées comme moins importantes à Sainte-Lucie.

Pays

Langues

SAINTE-LUCIE

Français

Le français n’est pas très utilisé partout à Sainte-Lucie.Je n’ai pas l’opportunité de l’utiliser assez fréquemment.Je ne rencontre pas souvent de locuteurs d’origine française.Je sais parler le créole.Le créole peut être utilisé pour communiquer avec des locuteurs français.

Créole

J’emploie le créole pour les conversations informelles. C’est un parlé familier.Ce n’est pas une langue internationale.La plupart des personnes qui m’entoure parlent plus souvent l’anglais.Le créole ne nous aide pas à acquérir un meilleur niveau académique.Par rapport au sentiment de hontes et aux propos négatifs que l’on attribue aux gens qui parlent trop souvent le créole.Je considère que c’est une langue seconde.

Espagnol

L’espagnol n’est pas utilisé pour les interactions quotidiennes.Je n’habite pas dans un pays hispanophone.Je n’ai aucune occasion de le pratiquer.

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AucuneChaque langue est utile en fonction des objectifs et des conditions de communication.

Cette présentation succincte des pratiques déclarées des enseignants permet de prendre conscience de l’importance des représentations sociolinguistiques que les sujets ont de leurs pratiques langagières. Elle est révélatrice des attentes et limites d’un enseignement-apprentissage du FLE dans cet espace caraïbéen. Il est clair que la langue considérée comme la moins importante est définie non pas en fonction de son utilité mais bien de son statut dans la société. 4. CONCLUSION ET PERSPECTIVES DE RECHERCHEL’école reste le lieu de rencontre qui reflète partiellement mais significativement le poids des langues dans ces régions. Dans le cadre de nos travaux de thèse, nous avons été amené à rejoindre la Commission Nationale des Langues de Sainte-Lucie. Cette dernière réfléchie actuellement à l’élaboration d’une véritable politique linguistique qui prend en compte toute la diversité linguistique et culturelle de ces régions. Un projet d’éducation bilingue est présentement mené pour répondre aux exigences de l’institution scolaire, à savoir : « Dans quelle langue apprendre ? ».

5. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUESStella Cambrone, 2004, Contact de langues en milieu scolaire, Mémoire de D.E.A, Université des Antilles et de la Guyane.

Louise Dabène, 1994, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues, Pais, Hachette.

Patrick Dahlet, 2000, « L’apprentissage des langues, espace de représentations » in : Espace créole, Espace francophone n°10, Guadeloupe, Ibis Rouge Editions, pp.15-28.

Pierre Dumont, 1983, Le français et les langues africaines au Sénégal, Paris, ACCT – Karthala.

Robert Chaudenson, 2006, « De la coexistence au partenariat des langues dans l’espace francophone. Un cas exemplaire : créoles (français te portugais) et langues européennes (français et portuguais) » in : Dominique Fattier, Vers une didactique du français en milieu créolophone, Paris, Etudes Créoles, l’Harmattan, pp. 69-128.

Pierre Martinez et Marzena Watorek, Janvier 2005, « L’apprentissage des langues, une cognition située : quelques implications pour le français langue d’enseignement » in : Français langue d’enseignement, vers une didactique comparative, Le français dans le monde – Recherches et applications, pp. 27-46.

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Apprendre le FLM/FLS dans un contexte plurilingue et pluriculturel : quelles pratiques et représentations des élèves ? Pour quel partenariat entre les langues ?

par Véronique MIGUEL-ADDISU

Les recherches sur la didactique des langues en contextes plurilingues sont aujourd’huifortement marquées par ce que les sociolinguistes 1 (dont Labov est le précurseur, 1978) ont montré des liens entre variation et identité sociale. Louise Dabène (1994) par exemple, et plus récemment Danièle Moore (2006) ont montré combien les contextes d’apprentissages sont marqués par les situations de plurilinguisme vécues par les apprenants : pratiques langagières et pratiques d’apprentissage sont liées. La notion de contexte (Porquier et Py, 2004) renouvelle les questionnements : quels liens se tissent ? Dans une perspective didactique, il s’agit donc de comprendre quels sont ces liens dialectiques entre pratiques langagières et pratiques d’apprentissage, pour pouvoir proposer des pistes pédagogiques adaptées aux contextes pluriels de l’enseignement des langues2.C’est donc avec une approche socio-constructiviste que nous menons notre recherche : nous cherchons à faire émerger les liens dialectiques que des adolescents plurilingues tissent entre leurs pratiques langagières et leurs représentations sur l’apprentissage du français et en français au Lycée franco-éthiopien d’Addis-Abeba (Ethiopie). Nous verrons qu’une didactique adaptée aux apprenants en tant que sujets ne peut faire l’économie d’une compréhension fine du contexte dans lequel les apprentissages se déroulent. L’étude de notre terrain pourra permettre de proposer des pistes didactiques à explorer dans ce sens.Nous nous appuyons ici sur des questionnaires et des propos d’élèves de sixième. Nous présenterons dans un premier temps les pratiques langagières des élèves enfamille, et nous verrons qu’elles diffèrent notablement selon qu’ils sont de familles éthiopiennes ou non. Nous verrons en quoi cela influe sur les interactions entre pairs (dans la cour) et quels sont les enjeux d’un parler bilingue, véritable sociolecte à fonction identitaire.Cette « langue du Lycée Guebre Mariam » ne reste pas aux portes des classes, et les représentations des élèves sur les langues de l’apprentissage sont empruntes de ces pratiques, ce qui nous interroge sur les pistes didactiques à favoriser pour que l’élève réussisse.

1- Le cadre de notre recherche

1-1 Un contexte exolingue

Les élèves du Lycée Guebre Mariam3 (Addis-Abeba, Ethiopie), apprennent en français, alors que le pays n’est pas francophone et que la communauté scolaire (1800 élèves ; 800 au secondaire) est composée d’élèves éthiopiens (70%), d’élèves français (5%) et d’élèves d’autres nationalités (15%) dont beaucoup viennent de pays africains francophones.Addis-Abeba, capitale de l’Ethiopie, est une ville dont la plupart des habitants parle amharique. Cette langue est en effet la langue des amharas, mais aussi la langue utilisée dans l’administration même si on recense dans le pays plus de 80 langues.4 Par ailleurs, l’influence de l’anglais est forte dans les classes aisées (par le média de l’Université et des influences extérieures) mais la majorité des habitants le parle très peu au quotidien.Le Lycée franco-éthiopien Guebre Mariam est né en 1947 d’un accord de coopération entre les deux états. Le but était de former une élite éthiopienne francophone (70% des élèves) et de scolariser les enfants francophones qui le souhaitaient. L’ « Organisation de l’Unité Africaine », créée en 1963, s’établit à Addis-Abeba, et de nouveaux élèves s’inscrivent : les enfants de diplomates africains francophones. Mais les accords ne changent pas : 70% d’élèves éthiopiens sont scolarisés, et le montant des frais de scolarité reste modique pour eux.

1 Dont Labov est le précurseur (voir en particulier Le parler ordinaire, 1978, éditions de Minuit)2Pour une synthèse sur la question entre pratiques langagières et scolarisation, et les orientations de la recherche,

voir Bautier, 2001.

3 Désormais « LGM ».4 Les raisons sont historiques et politiques, nous ne les développerons pas ici.

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Aujourd’hui, le Lycée enseigne aux élèves les programmes français et les prépare aubaccalauréat. Les enseignements se font en français. Les langues étrangères proposées sont : l’anglais, l’espagnol, l’amharique, l’italien, l’arabe... Les élèves éthiopiens doivent suivre un double cursus puisque les accords stipulent qu’ils doivent aussi préparer les examens éthiopiens.Les élèves éthiopiens peuvent s’inscrire au Lycée en petite section de maternelle. Ils ne sont pas acceptés dans les classes supérieures, à moins d’avoir déjà été scolarisés dans un autre établissement français. Ils apprennent donc le français dès 3 ans, avec des enseignants français et éthiopiens. Des cours d’amharique et des cours d’anglais leur sont dispensés (de 1 heure à 2 heures par semaine). Ils s’approprient donc le français dans le cadre de l’Institution scolaire, et développent leurs compétences langagières en amharique essentiellement dans le cadre familial. Lorsqu’ils arrivent en sixième, ils ont suivi un enseignement en français pendant au moins 8 ans. Leurs compétences en français sont donc assez différentes des compétences langagières d’enfants monolingues : ils parlent au moins deux langues (amharique et français) mais ont des répertoires verbaux différenciés : l’amharique est la langue de la famille, le français la langue de la classe ; dans la cour, on pratique au moins les deux langues.Cet établissement scolaire français –de tradition monolingue- scolarise donc à la fois des élèves plurilingues éthiopiens (70%)), et des élèves français, francophones, ou d’autres nationalités (30%), qui ne parlent généralement pas amharique. Les programmes français sont dispensés dans un contexte exolingue5 et pluriculturel.

1-2 Protocole de recherche

Notre expérience empirique d’enseignant de français dans cet établissement depuis 1996 nous a poussée à choisir une approche plurielle pour notre recherche. Pour comprendre ce que les enfants vivent en-dehors de la classe, nous nous appuyons sur des questionnaires et sur des entretiens. Les questionnaires6 ont été remplis en cours par 4 classes en mars 2006 (sixième, quatrième, première, 84 élèves). Dix-huit élèves ont accepté un entretien d’explicitation suite aux questionnaires. Pour identifier les pratiques et représentations en classe, nous nous appuyons sur ces mêmes questionnaires et entretiens, que nous complétons par des analyses de productions orales et écrites en classe.Faute de temps, nous ne présentons ici que les résultats de notre analyse des questionnaires remplis par les 24 élèves de sixième, ce que nous compléterons le cas échéant par des extraits des entretiens. La comparaison avec des élèves plus âgés permettrait de nuancer nos conclusions, mais n’en changerait pas le fond.

1-3 Présentation du groupe

La classe se compose de 26 élèves (2 questionnaires sont inexploitables). Les 24 questionnaires étudiés sont ceux de 13 élèves de famille éthiopienne et 11 élèves de famille non éthiopienne. Dans tous les cas étudiés ici, la pratique des langues en famille recoupe les nationalités : toutes les familles éthiopiennes parlent au moins l’amharique en famille, et toutes les familles non éthiopiennes parlent au moins le français en famille.Le groupe d’élèves non éthiopiens est très divers (tous utilisent le français en famille comme langue principale) : 6 élèves depuis peu dans le pays et 5 élèves scolarisés depuis la maternelle au LGM, les familles sont souvent mixtes (7/11), 8 nationalités sont représentées.Le groupe des élèves éthiopiens est plus homogène (tous utilisent au moins l’amhariqueen famille) : - 12 élèves sont scolarisés dans l’établissement depuis la petite section de maternelle 1 élève est depuis peu dans le pays (3 ans, auparavant à Djibouti)

1-4 Pourquoi ces élèves sont-ils scolarisés au LGM7 ?

7 Les enfants pouvaient donner plusieurs réponses.8 Il est cependant important de noter que rien ne nous permet de savoir exactement dans quelle proportions ces

langues sont utilisées : les élèves devaient en effet dire « quelles langues » ils utilisaient avec les différents membres de la

famille, mais il ne leur était pas demandé d’évaluer le volume des divers échanges, ce qui leur aurait été impossible à faire.

Par ailleurs, pour des raisons techniques et déontologiques, aucun enregistrement n’a été fait dans les familles. Une seule

question permettait d’évoquer une « quantité d’alternances » dans leurs pratiques personnelles (Q. B/2 : « A la maison,

mélanges-tu deux langues dans une conversation ? jamais/parfois/souvent », voir plus bas pour l’analyse des réponses).9 Nous ne pouvons cependant pas mesurer ici dans quelle mesure il s’agit d’emprunts ponctuels ou d’alternances

fréquentes.

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Pour les enfants de familles éthiopiennes, c’est surtout parce que le LGM est réputé pour être une « bonne école » (6 réponses), mais aussi parce que certains parents sont francophones et/ou anciens élèves et/ou enseignants au LGM (6 réponses).Les enfants de famille non éthiopienne soulignent que c’est la seule école francophonedu pays (11/11 réponses), 1 élève a évoqué la qualité de l’enseignement.Il y a donc une différence cohérente entre les réponses : on choisit son école en lien avec les pratiques familiales (familles francophones) ou pour mener à bien un projet de réussite scolaire (familles non francophones). Ces réponses sont cohérentes avec ce que nous savons du contexte sociolinguistique à Addis-Abeba.

2- Quelles pratiques langagières en famille ?2-1 Les enfants de famille éthiopienneLes 13 élèves éthiopiens parlent tous au moins l’amharique à la maison, et au moins une autre langue est nommée : le français (9 cas), l’anglais (10 cas). On évoque ces 3 langues dans 6 familles. Tous ces élèves ont donc une pratique plurilingue quotidienne, ce qui les différencie des élèves scolarisés dans des écoles publiques à Addis-Abeba8. L’anglais9, omniprésent dans les échanges avec les parents (dans 10/13 questionnaires) renvoie à des pratiques culturelles d’une classe aisée et ouverte sur l’étranger. Ces familles appartiennent le plus souvent à un milieu socio-culturel aisé et minoritaire dans le pays, ce qui est très probablement lié au choix d’un établissement scolaire étranger. Aucune autre langue éthiopienne n’est citée (alors qu’il en existe 80 environ dans le pays) et pourtant ces familles ne sont pas toutes amharas. On peut avancer l’hypothèse que les enfants ne pensent pas à évoquer ces langues, mais la raison en est plus probablement l’évolution des pratiques en milieu urbain : tendance à l’unification et choix d’une langue ayant un statut reconnu (Calvet, 1994). Nous pensons cependant que cela est en train d’évoluer très vite en ville, et qu’une étude urbaine plus fine est nécessaire.Les pratiques plurilingues sont cependant à nuancer : si 13 élèves les évoquent, seuls 9 d’entre eux disent utiliser plusieurs langues avec un même parent. Mais tous utilisent« parfois » (7/13) ou « souvent » (6/13) plusieurs langues avec leurs frères et sœurs. Cela nous fait penser que les pratiques « jeunes » se différencient des pratiques des adultes. Tous disent utiliser l’amharique, en alternance avec l’anglais (3 cas) et/ou avec le français (6 cas10).La plupart des élèves disent qu’alterner les langues est « naturel » (9 réponses)11, qu’ils le font « par plaisir » (4 réponses) ou « par facilité » (1 réponse). Ils estiment que « cela n’a pas d’importance » pour leur(s) interlocuteur(s) (8 réponses), que cela « permet unemeilleure compréhension » (1 réponse). Il est spécifié 1 fois que la maman se fâche et refuse que l’enfant mélange les langues ; cela semble « gêner » dans 1 réponse.12

Les réponses des enfants ne sont pas toujours parfaitement cohérentes dans le détail, c’est la raison pour laquelle nous ne pouvons ici que dégager de grandes tendances : les pratiques langagières en famille sont globalement plurilingues, - les enfants peuvent choisir des langues différentes ou un parler bilingue selon leurs interlocuteurs, - les enfants semblent davantage pratiquer l’alternance des langues entre eux qu’avec les parents,- ils utilisent majoritairement l’amharique, le français et l’anglais (dans l’ordre croissant).Ces conclusions nous semblent aller dans le sens d’autres études faites sur des populations étrangères en France (voir en particulier Deprez, 1994 et Leconte, 1997).

2-2 Les enfants de famille non éthiopienne ou de famille mixte

Les élèves non éthiopiens ont des pratiques langagières diverses. Le français est évoqué dans toutes les familles, il est présenté comme la seule langue utilisée dans 5/11 familles. L’utilisation de 3 langues n’est évoquée que dans 1 questionnaire. Les langues évoquées sont variées (7 langues), mais les pratiques ne sont pas toutes plurilingues. On peut supposer ici qu’il n’existe pas nécessairement de lien entre le fait d’être plurilingue et le fait d’appartenir à une famille pluriculturelle (parents ayant des langues maternelles différentes).La plupart disent alterner des langues (8/11) mais 3 disent ne jamais le faire. Tous disent utiliser au moins le français. 3 élèves disent utiliser l’amharique en alternance avec d’autres langues, alors qu’ils ne la citent pas dans

1 04 élèves ne répondent pas ; ce type de réponse sera désormais note « NRP ».11Un élève pouvait donner plusieurs réponses.122 NRP.13Les eux élèvent qui ne citent pas l’amharique citent cependant cette langue ailleurs : dans « langue parlée avec les

gens qui travaillent chez toi ». Les deux élèves « nouveaux » mais présents en Ethiopie depuis plus d’un an ne citent pas

l’amharique. On peut dès lors supposer que les enfants de familles étrangères ont des approches et représentations assez

différentes de cette langue, ce qui se vérifiera plus loin.

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les « langues parlées en famille », ce qui montre qu’ils développent des pratiques différentes de celles transmises en famille. On peut penser que cela est lié à un désir d’intégration dans le pays et/ou le groupe de pairs au LGM. Les élèves présents depuis longtemps dans le pays citent plus facilement l’amharique (3/513),que les « nouveaux » (1/6).Les raisons données à l’alternance sont variées, 3 d’entre eux disent que c’est « naturel », 2 disent qu’ils se font ainsi mieux comprendre, et 1 évoque une stratégie personnelle d’apprentissage du français et/ou de l’amharique. Selon 5 questionnaires, l’interlocuteur n’y attache pas d’importance, cela est perçu comme gênant dans 1 questionnaire.14

Les tendances que nous pouvons dégager ici sont donc : - les pratiques langagières en familles ne sont pas homogènes - si la plupart disent alterner les langues, certains ne le font jamais ; - ils utilisent diverses langues, mais ils utilisent tous au moins le français, - l’amharique est peu présent.

2-3 Points communs à tous les élèves:

Malgré les différences, nous pouvons donc voir ici que la plupart des élèves sont bilingues 15; beaucoup ont une pratique régulière de l’alternance de langues, ce qu’ils considèrent comme « naturel ». Les langues les plus présentes dans leur répertoire sont le français (langue la plus partagée), l’amharique (langue la plus utilisée quantitativement), puis l’anglais. C’est cette diversité dans les pratiques, et cette réalité du plurilinguisme qui s’exprime à l’intérieur de l’établissement scolaire.

3- Pratiques langagières et représentations au LGM : la cour16

3-1 Un parler bilingue

Point de vue des enfants de famille éthiopienneEn dehors des cours, 11/13 disent utiliser plusieurs langues (dont au moins l’amharique et le français), 1 dit n’utiliser que l’amharique, aucun n’évoque que le français.L’anglais est cité à 3 reprises. L’amharique et le français sont donc les langues majoritaires,mais dans un contexte de parler bilingue.Les langues qu’ils citent en exemple de « ce qu’ils entendent le plus souvent dans la cour » témoignent en effet d’une pratique bilingue : 8 évoquent un mélange de langues (français cité 7 fois, amharique cité 7 fois, anglais cité 3 fois, LA17 citée 1 fois), 3 citent le français, 1 cite l’anglais. La plupart des élèves « ne savent pas s’il existe une langue du LGM ». Les 4 élèves qui ont répondu « oui » la caractérisent pas un mélange de français/amharique/autres langues (dans 2 cas) ou par un registre familier/vulgaire (dans 2 cas).Les entretiens menés avec 5 d’entre eux confirment ces résultats et les nuancent : il s’agit d’un répertoire verbal plurilingue, qui trouve son unité dans la diversité plutôt que dans le fait que chacun la parle. Les élèves qui parlent ici ne disent pas la pratiquer, mais la présentent comme caractéristique du parler des élèves. C’est la raison pour laquelle nous pouvons maintenant parler de « parler bilingue18 » entre élèves.

16.35 E : et quand tu dis qu’au Lycée ya d’autres langues aussi c’est lesquelles ?16.36 WEN : l’italien + et + les langues africaines le Sénégal tout ça / moi quelquefois dans une phrase je dis « le » et je dis en amharique et je mélange tout / au Lycée je parle plus souvent français / 80% /

1 4 2 NRP.15Nous entendons ici par « bilingues les personnes qui se servent de deux ou plusieurs langues dans la vie de tous

les jours » (Grosjean, 1993 :14)16Les élèves n’ont aucune obligation statutaire de parler le français dans la cour. En classe, la règle est de parler

français.17L.A. : langue africaine autre qu’une langue éthiopienne.18Nous nous référons ici à la définition donnée par Grosjean (1993 :21) et qui nous semble la plus apte à interroger

le contexte que nous étudions ici : c’est le mode de communication du bilingue « lorsqu’il est face à un autre bilingue qui

parle les deux mêmes langues que lui, et qui accepte le mélange des langues ».

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1.18 ABE : c’est desfois qu’on mélange mais beaucoup de fois on parle en amharique / au lycée la majorité je parle amharique / le quatre-vingt / dix % en amharique / j’entends l’amharique et le français j’entends beaucoup de fois / le camerounais et les autres langues d’Afrique je connais pas /Pour 5/13 élèves, les « fautes19 en français qu’ils ne faut pas faire entre élèves » sont linguistiques, 2 citent une attitude, mais 6 ne répondent pas : la question leur a semblé déconcertante. Nous verrons cependant que les élèves plus âgés répondent plus naturellement à cette question. Il est ici remarquable que les « fautes en français qu’il ne faut pas faire entre élèves » soient d’ordre linguistique ; elles désignent plus précisément des erreurs de genre, de pronoms, de constructions verbales...toutes reprises de façon récurrente par les enseignants.On peut donc voir émerger une certaine représentation de la norme linguistique : elle est liée à la pratique du français de scolarisation et non à la pratique du parler bilingue, qui serait ainsi considéré par les élèves comme le moyen (unique ?) de pouvoir s’exprimer librement, en respectant les langues parlées par tous les élèves. Voici ce qui est dit de la réaction des pairs lorsqu’un élève fait une erreur :

15.173 E : mhmhm d’accord / et ça faut pas faire ces fautes-là quand on est entre élèves ou on peut les faire ?15.174 SIT : mmh / c’est mieux si on les fait pas /15.175 E : mhmhm / et si on les fait quand même quelqu’un qui les fait comment les autres vont réagir ?15.176 SIT : euh / ils vont expliquer à l’élève qui ont fait la faute /15.177 E : d’accord / donc en fait vous vous donnez des ptits cours de français entre vous ?15.178 SIT : oui /15.179 E : ça c’est tous les élèves qui font ça ?15.180 SIT : euh + à peu près oui /15.181 E : en fait entre vous vous essayez / t’as l’impression qu’vous essayez de parler beaucoup français ou pas ?15.182 SIT : oui /15.183 E : oui ?* et vous essayez de corriger beaucoup vos fautes / de vous corriger / (signe d’assentiment) /

1.31 E : Et toi des fois tu fais des fautes ?1.32 ABE : oui desfois oui quand je parle rapidement je fais des fautes et je les corrige /1.33 E : et les autres élèves corrigent pas ?1.34 ABE : desfois ils les corrigent / des fois ils savent pas qu’ils ont fait des fautes /Les attitudes sont donc diverses : il faut parler « en bon français » (influence de la norme scolaire), les autres corrigent parfois, ce qui peut donner lieu à des discussion épilinguistiques.On sent ici que cela peut provoquer une certaine insécurité identitaire chez certains. Dans ce cas, des stratégies d’hypercorrection, ou au contraire d’évitement seraient repérables.

Point de vue des enfants de famille non éthiopienneParmi les 11 élèves de cette classe, 4 disent ne pratiquer que le français ; ils sont tous arrivés en Ethiopie depuis peu. Les 7 autres disent pratiquer plusieurs langues ; tous utilisent au moins le français, 4 citent aussi l’anglais, 3 l’amharique, 1 une LAF. Tous les élèves qui citent l’amharique sont dans l’établissement depuis la maternelle.Les « fautes en français qu’il ne faut pas faire entre élèves » sont d’ordre linguistique pour 4 d’entre eux, mais 6 ne répondent pas. Leurs représentations de la norme du français sont donc comparables à celles des autres élèves, même si on ne sait rien de leurs réactions face aux erreurs des pairs. Aucun d’entre eux n’a en effet donné suite à la proposition d’entretien.Si les pratiques langagières sont repérées comme caractéristiques d’un groupe de pairs,en quoi cela touche-t-il leur identité ?

3-2 Etre « mieux dans sa peau »...Leurs « langues préférées » sont variées20 mais quelle que soit la langue et l’origine des élèves, la plupart disent que ce choix est lié à « l’habitude », à « la facilité » (12/24), 8/24 disent que c’est « la seule langue qu’ils 1 9 Terme discutable du point de vue linguistique, mais qui a été intentionnellement choisi dans le

questionnaire, car il fait davantage sens pour les élèves que « erreur ». Par ailleurs, il peut éventuellement permettre de mettre

en évidence certaines représentations des élèves.2 0 Elèves éthiopiens : amharique (8), français (4), alternance amharique français (1) ; Elèves d’autres

nationalités : français (7), anglais (2), alternance français/italien (1), bambara (1)21 Notre analyse de productions orales d’élèves le montre aussi, mais nous ne pouvons la présenter ici par manque

de place. L’analyse d’un corpus écrit montre par ailleurs la difficulté de certains élèves à adopter la norme pédagogique

nécessaire pour leur réussite en français.

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connaissent » ou leur « langue maternelle » ou la « langue de la famille ». Seuls 4/24 font un choix lié au principe de coopération (Grice,1979) : la langue qu’ils préfèrent est celle qui leur permet de se faire comprendre de davantage de personnes. Il ne s’agit donc pas tant de communiquer que de se dire. La fonction identitaire prime21. L’âge des locuteurs y est pour beaucoup22.Quant à lier francophonie/bilinguisme et bien-être, les réponses permettent de dégager des points communs à l’ensemble des élèves : « être francophone » ne doit pas être une source de discrimination. On voit ici que la réaction au discours de l’Institution scolaire est un moyen de privilégier l’identité plurielle des adolescents. Pour 11 d’entre eux, « être bilingue permet d’être mieux dans sa peau » alors qu’ « être francophone » n’est cité que 7 fois, principalement par des élèves de famille non éthiopienne. Ces derniers contrebalancent peut-être le fait qu’ils sont peu nombreux par l’attachement à la langue de prestige de l’établissement scolaire. Mais ce n’est peut-être pas tant « être francophone » que pouvoir voir sa langue maternelle reconnue statutairement qui permet d’être « mieux dans sa peau ».

3-3 Une communauté linguistique ?Au vu de ces réponses, une question se pose : comment tous ces enfants (tous francophones, amharophones pour la plupart, mais qui parlent plusieurs langues en alternance) s’entendent-ils ? Comment les élèves qui ne parlent « que » le français peuvent-ils s’intégrer ? Nous avons quelques éléments de réponse dans les entretiens des élèves éthiopiens :

11.53 E : et comment y font les élèves qui parlent pas l’amharique alors ?11.54 NAT : ++ euh je crois qu’ils parlent seulement le français /1.19 E : quels sont les élèves qui parlent surtout amharique ?1.20 ABE : les Ethiopiens /1.21 E : et les élèves qui parlent surtout français ?1.22 ABE : / tout qui sont ici / qui apprennent ici /1.23 E : et ceux qui parlent surtout les autres langues africaines ?1.24 ABE : les noirs / beaucoup de fois les noirs /1.25 E : / toi tu comprends un peu les langues africaines maintenant ?1.26 ABE : non /Un entretien23 évoque une différence entre les âges (les petits se comprennent à travers ce parler bilingue, mais pas les grands24), l’entretien n°11 évoque une incapacité de certains à comprendre le groupe (car ils ne parlent pas l’amharique), l’entretien n°1 confirme à la fois l’utilisation de plusieurs langues et le fait que certains ne se comprennent pas. Mais il est rappelé que le français est compris par tous.On peut donc entrevoir ici une pratique de groupe : celle d’un parler marqué par l’alternance et le respect de la différence de chaque idiolecte. Mais les pratiques individuelles sont le plus souvent fondées sur des alternances de langues et/ou des emprunts, alors même que l’interlocuteur peut ne pas comprendre toutes les informations. Nous renvoyons ici aux réponses qui ont été présentées plus haut : pour la plupart d’entre eux, parler ainsi est « naturel », et cela « n’a pas d’importance » pour l’interlocuteur. Tous les élèves éthiopiens parlent aussi le français, la plupart des autres élèves présents depuis longtemps parlent l’amharique, mais les élèves « de passage » ne semblent pas se trouver très à l’aise dans un contexte si particulier. Sans pouvoir l’assurer, nous pensons que le fait qu’aucun d’entre eux n’ait accepté d’en parler lors d’un entretien va dans le sens de cette hypothèse. Par ailleurs, le fait que les corrections « entre élèves » soit une pratique reconnue, sinon courante, montre combien les enfants sont marqués par un des traits de ce que nous appellerons la « culture Lycée » : dans la mesure où cela n’atteint pas à la face25 du locuteur, il faut parler un bon français », ou bien mieux vaut peut-être parler amharique26.Mais les traits culturels identifiés par les élèves restent très différents selon les groupes. Les élèves éthiopiens disent tous avoir des traits culturels éthiopiens. Ils ne pensent pas avoir de traits culturels français (12/13) ni d’autres traits culturels (11/13). Les autres élèves pensent avoir des traits culturels français (9/11). 6/11 disent

22 Pour une synthèse, voir Bauvoix, 1998.2 3 Non reproduit ici.

24 Ce que nos observations ne confirment pas ; il s’agirait plutôt de stratégies identitaires différenciées.25Au sens de Goffman (1974 :9)26 En tant que locuteur français, nous ne pouvons éviter de poser la question de la « face » du locuteur francophone :

comment vit-il son identité francophone dans ce contexte ? Les questionnaires et entretiens de quatrième montrent que cela

n’est pas simple à gérer pour eux, alors que les élèves de première ont trouvé des façons originales et plurielles d’assumer

leur identité francophone.

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aussi avoir des traits culturels éthiopiens. Mais 10/11 disent aussi avoir d’autres traits culturels (8 parlent du pays d’origine). la langue n’est généralement pas présentée comme un « trait culturel ».Si les uns se perçoivent donc plutôt comme ayant une seule culture, les autres se voient comme ayant des appartenances culturelles plurielles. Pratiques plurilingues et identité pluriculturelle ne vont donc pas nécessairement de pair. Cela ne leur permet pas de se reconnaître dans une culture commune, puisque 18/24 (groupe 1 : 9 ; groupe 2 : 9) pensent qu’il n’y a pas « une culture des élèves du Lycée ».Pourtant, le parler bilingue que nous avons identifié est bien selon nous un « capital linguistique 27 » commun, qui participe à la construction d’une culture commune. Ce parler bilingue se caractériserait ici par une reconnaissance statutaire des pairs, sans qu’ils le pratiquent nécessairement. Il ne s’agirait donc pas de leur point de vue d’une revendication identitaire, mais d’un moyen de mieux s’entendre. Nous pouvons parler en ce sens de « communauté linguistique »28. Cette norme (que nous appelons endogène) s’oppose de fait à la norme du français scolaire prônée en classe. Il s’agirait donc pour les élèves de savoir adapter leurs pratiques à des situations exolingues différenciées ; se situer sur un axe exolingue-plurilingue29 entre pairs, et exolingue-unilingue dans la classe. C’est dans ce contexte que le partenariat se tisse entre les langues.

4- Les pratiques langagières et représentations au LGM : en cours4-1 Apprendre, en quelle(s) langue(s) ?

Norme et langues déclaréesEn cours30, si tous les élèves éthiopiens parlent le français en classe, 8 d’entre eux ont donc une pratique plurilingue31. Tous les autres élèves pratiquent le français, 3/11 citent l’anglais (ils le citent aussi dans les langues qu’ils parlent dans la cour), aucun ne cite l’amharique. On peut ici parler d’un continuum : selon la situation, ces élèves adoptent une pratique plutôt plurilingue (hors-cours) ou davantage unilingue (en cours).Selon le premier groupe d’élèves, les « fautes en français que les profs reprennent toujours » ont trouvé peu d’écho : 7 élèves ne répondent pas. Dans les entretiens les élèves semblent peu au fait des stratégies de correction des enseignants.15.153 E : (...) // j’tavais d’mandé des exemples de « fautes en français qu’les profs reprennent toujours »/ alors tu m’en avais donné deux / « souligner les titres » et « faut pas mâcher de chewing-gum en cours » /est-ce que tu penses à d’autres choses ? tu as remarqué d’autres choses que les profs reprennent toujours ?15.154 SIT : + euh + « on ne commence pas une phrase par « que » » ? (demande d’assentiment)

Cela peut vouloir dire que les élèves ne font pas d’erreur (mais notre expérience personnelle infirme cette hypothèse), ou que celles-ci ne sont pas corrigées par les enseignants (ce qui n’est pas le cas dans les situations que nous avons observées), ou bien que les élèves ne considèrent pas ces corrections comme importantes. C’est pour cette hypothèse que nous penchons. Dans une perspective didactique, il s’agit d’en chercher les raisons potentielles.Selon le deuxième groupe d’élèves, les « fautes en français que les profs reprennent toujours » sont linguistiques (4/11), mais 4 ne répondent pas. Il semble donc que ce groupe d’élèves porte une plus grande attention (relative) à la correction linguistique que les élèves éthiopiens.Croiser ces réponses avec celles liées aux appartenances culturelles fait supposer qu’il existe un lien entre pratiques familiales en français et répertoire verbal pluriel dans la même langue. Ne pas pratiquer le français en-dehors de la classe serait gênant pour s’approprier cette norme pédagogique. Ces mêmes élèves semblent par contre savoir davantage utiliser un répertoire plurilingue pour entrer en communication avec d’autres enfants.

Un seul langage intérieur ?Les élèves éthiopiens pensent apprendre grâce à un langage intérieur dans 12/13 cas32.Beaucoup évoquent l’amharique et le français (9), 1 l’amharique, 1 le français. Aucun élève ne cite l’anglais. 33

Parmi les élèves qui évoquent 2 langues, 3 pensent qu’il vaut mieux « apprendre en français », les autres 2 7 Voir à ce propos Bourdieu, 1982.

28 Au sens de Labov (1976:38) un communauté linguistique est « un groupe de locuteurs qui ont en commun un

ensemble d’attitudes sociales envers la langue ».29 Pour une présentation précise de la typologie sur laquelle nous nous appuyons ici, voir De Pietro, 1998

3 0 Question : quelle(s) langue(s) parles-tu en cours avec le professeur avec les copains.

3 1 Cela ne veut évidemment pas nécessairement dire qu’ils recourent à un parler bilingue dans ce cas.

3 2 La question était : « On dit qu’on apprend grâce à un « langage intérieur » et à un « langage extérieur ».

Penses-tu avoir un « langage intérieur » » ?

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estiment que l’amharique est plus efficace. Au total, 6 penchent pour le français et 6 pour l’amharique. Les avis sont donc très partagés. Nous n’avons pas trouvé de lien pertinent entre le niveau des élèves en français et leurs réponses.Les autres élèves donnent des réponses plus hétérogènes: 5/11 disent ne pas avoir de langage intérieur, ils pratiquent tous le français à la maison. Les 5 autres élèves (plurilingues) disent utiliser le français et au moins une autre langue (dont l’anglais dans un cas). Les 4 élèves estimant que leur langue maternelle n’est pas le français ont répondu dans 3⁄4 qu’il était plus efficace d’utiliser leur langue maternelle34.On peut sans doute voir ici de compétences métacognitives reconnues chez les enfants bilingues35. Mais le questionnaire ne permet pas de savoir s’il vaut mieux réfléchir dans sa langue maternelle ou dans la langue d’apprentissage. Cela dépend sans doute des enfants, et des situations. C’est en tout cas ce que la variété des réponses suggère.

Francophonie/bilinguisme et apprentissageLes élèves éthiopiens disent qu’être francophone c’est « parler français » (5/13), « parler, comprendre le français (2/13), « parler, comprendre et lire le français » (1/13), « bien parler français » (1/13), « parler, écrire ET être lié à une communauté francophone » (1/13), « être français » (1/1336). Dix d’entre eux utilisent donc le verbe « parler » alors qu’il n’apparaît pas dans les « qualités du bon élèves ». Pourtant, 10 d’entre eux se disent francophones, et 12 disent que « cela permet de mieux apprendre au LGM ». Les raisons invoquées sont d’ordre interne (mieux comprendre...) dans 6 cas. Mais dans 5/13 cas, on fait simplement mention du statut du français dans l’établissement (langue de scolarisation) sans tirer de conséquences sur l’apprentissage proprement dit.Les autres élèves définissent la francophonie de la même manière et dans des proportions similaires37. Ils se disent tous francophones. Seuls 6/11 disent que « cela aide à mieux apprendre » (les raisons invoquées sont semblables). Les deux élèves ayant répondu par la négative expliquent que « le français ne suffit pas pour être bon » et que « la plupart des gens qui terminent le trimestre premiers sont amharophones38 ».Les liens entre francophonie et apprentissage ne sont donc pas très clairs pour les élèves. Tout le monde sent confusément qu’être francophone est une condition nécessaire mais pas suffisante pour réussir au LGM. Les représentations qu’ils ont de la réussite scolaire sont sans doute liées : que faut-il faire pour apprendre ? S’agit-il de se plier à ce qui est demandé ou de s’approprier des démarches et des stratégies ? Ces élèves de sixième sont décidément en train d’apprendre à apprendre...Si pour 11/24 élèves, « être bilingue permet d’être mieux dans sa peau », 8/13n Ethiopiens et 6/11 élèves de familles non éthiopiennes disent que cela aide aux apprentissages (14/24 ; 7 NRP, 3 non). Les raisons invoquées sont variées, mais la principale est que cela permet d’ « être meilleur dans davantage de matières » (6 réponses). Il semble donc que les élèves aient perçu le système scolaire comme une accumulation de matières, dans lesquelles on leur demande d’utiliser une langue ou une autre. Mais il ne s’agit pas de travailler un sujet en alternant les langues même s’ils le font dans leur « langage intérieur ». Dans 2 cas, on redit que réfléchir en plusieurs langues aide à l’apprentissage.Croiser ces résultats avec les représentations qu’ils ont du « bon élève » permet de confirmer cette tendance.

4-2 Qui sont les bons élèves ?Les « qualités du bon élève » selon eux39 nous ont en effet étonnée car elles ne sont jamais liées à la maîtrise du français (sauf 1 réponse). Voici les principaux résultats :Qualités citées Elèves éthiopiens Elèves non éthiopiens

3 3 2 NRP.

3 4 La question était : « Si ta langue maternelle n’est pas le français, penses-tu qu’on apprend mieux : en

réfléchissant dans sa langue maternelle/en réfléchissant en français ». Nous pouvons voir ici un biais du questionnaire, qui ne

permettait pas à l’élève d’évoquer un répertoire verbal mixte. Ce biais est lié au fait que l’enquêtrice avait sous-estimé

l’importance des pratiques plurilingues des élèves.3 5 Voir à ce sujet en particulier Lüdi, 1998.

3 6 Ce dernier dit d’ailleurs plus bas qu’il n’est pas francophone.

3 7 1 élève dit que c’est « parler français ET être ressortissant d’un pays francophone ».

3 8 Ce que nos observations confirment.

3 9 Nous leur avons donc demandé d’en citer 3

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Apprendre 10 5Ecouter 8 5Etre sage 3 6Travailler 4 2Poser des questions 3 1Etre heureux 2 0

Outre le fait que beaucoup parlent d’ « apprendre » comme quelque chose d’assez mystérieux (une analyse fine des réponses nous apprendrait beaucoup sur leur rapport au savoir), ont peut souligner que 13 disent qu’il faut écouter (et donc se taire) alors que seuls 4 disent qu’il faut « poser des questions » (et donc parler). Aucun élève éthiopien ne cite des, qualités liées à la francophonie, et seul 1 élève le fait dans la classe. Bien apprendre selon eux, ce n’est donc décidément pas d’abord parler (français) ! Les quatre compétences de base évoquées traditionnellement pour l’apprentissage d’une langue sont savoir lire/écrire/parler/comprendre dans la langue en question. On peut estimer que ces connaissances sont requises pour un apprentissage efficace dans la langue en question. Or la plupart des réponses n’évoquent aucune de ces compétences. Ces élèves maîtrisent-ils suffisamment le français pour ne plus le considérer comme une « qualité nécessaire », ou bien au contraire pensent-ils que la maîtrise du français n’est pas vraiment nécessaire pour réussir au Lycée ? Ce qui revient à dire que pour beaucoup, « être bon élève », c’est faire ce que les enseignants serinent en terme d’attitudes « depuis depuis »...

4-3 Une culture d’apprentissageLe cours en français est pour tous l’occasion de parler davantage français (mais pas uniquement). Les élèves éthiopiens semblent peu sensibles à la norme pédagogique instituée par le système scolaire français, et il semble même que les corrections soient repérées comme étant davantage le fait des pairs en-dehors de la classe. Les élèves d’autres nationalités semblent s’être davantage appropriés la norme standard du français. Tous les élèves sont aux prises avec une tension propre aux situations plurilingues et pluriculturelles : il faut savoir construire son identité, en respectant la différence de l’autre, tout en considérant la norme unilingue prônée par l’Institution comme une composante nécessaire à l’apprentissage. Pour apprendre, il ne s’agit pas tant de « bien parler français » que de se comporter comme il se doit.Ces résultats montreraient que la fonction identitaire de la langue est première pour ces élèves. De cette fonction naîtrait une norme endogène entre pairs (parler bilingue ici), qui ne s’harmoniserait avec la norme pédagogique (externe au groupe) qu’à la condition que la fonction identitaire soit préservée40. Il faut savoir trouver sa place dans le groupe de pairs, tout en acceptant que les stratégies utilisées pour cela ne soient pas reconnues par les enseignants, même si elles peuvent se révéler un atout cognitif. Il semble que cette problématique soit à gérer par tous les élèves, quelle que soit leur langue principale. Ce serait la composante première de cette « culture du LGM » que d’aucun récusent en sixième, mais qui s’exprime davantage en quatrième.

Conclusions provisoires:Les premières conclusions que nous tirons ici (et qui seront à nuancer et confirmer ultérieurement) sont donc que dans un contexte exolingue pluriel comme celui que nous étudions plurilinguisme ne rime pas nécessairement avec identité pluriculturelle, pour des adolescents, communiquer dans un tel contexte revient d’abord à chercher des stratégies

identitaires qui ne menacent pas leur face, ces stratégies sont plus ou moins efficaces selon la réaction du ou des autres groupes auxquels on s’adresse,

on peut alors choisir de ne pas communiquer ; ce qui revient à dire que pour certains, mieux vaut ne pas s’écouter pour mieux s’entendre ;

la norme pédagogique (unilingue) nécessaire à l’apprentissage se présente alors comme un autre pôle pour l’élève,

pour s’approprier cette norme (nécessaire à l’apprentissage dans une visée de réussite),l’adolescent doit savoir se situer en tant qu’apprenant sans que sa face d’adolescent se sente menacée.

4 0 Une étude complémentaire se rapportant à des travaux de groupe montrent que les élèves éthiopiens

recourent à l’amharique pour des explications entre pairs, et que les élèves ne parlant pas ou peu amharique apprécient d’être

dans un groupe mixte, dans lequel les explications doivent alors se faire en français.

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il semble que la pratique de plusieurs répertoires verbaux en français ET la pratique d’un répertoire plurilingue lié aux langues en présence aideraient à un processus d’apprentissage plus efficace ET à la construction d’une identité plurielle pacifiée.

Dans une perspective didactique, l’enseignant qui développerait une compétence interculturelle (Abdallah-Preitceille, 2003) ET une compétence exolingue, serait sans doute apte à reconnaître ce qui se joue pour l’élève-adolescent-apprenant avec qui il interagit. Mais « le danger est grand de passer de la reconnaissance (...) des usages quotidiens des jeunes, au maintien de ces derniers dans une marginalisation linguistique et sociale » (Bautier, 1997 :16). L’enjeu est donc bien de chercher à favoriser chez l’élève un partenariat entre ses répertoires verbaux, dans l’objectif d’un apprentissage efficace, pour une meilleure intégration sociale, rôle premier de l’école s’il en est.

BibliographieABDALLAH-PRETCEILLE M., 2003, Eduquer et Former en milieu hétérogène. Pour un humanisme du divers, Anthropos, Paris.BAUTIER E, 1997, « Usages identitaires du langage et apprentissage. Quel rapport au langage ? Quel rapport à l’écrit ? », Migrants-Formation n°108, mars 1997,pp.5-20.BAUTIER E., 2001, « Pratiques langagières et scolarisation », Revue française de pédagogie n°137, 2001/12 p.117-161.BAUVOIS C., 1998, « L’âge de la parole : la variable âge en sociolinguistique », dans DiversCité langues, en ligne vol.III,.www.uquebec.ca/diverscite.BOURDIEU P., 1982, Ce que parler veut dire, L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard.CALVET L.J., 1994, Les voix de la ville, introduction à la sociolinguistique urbaine, Essais Payot.DABENE L., 1994, Repères sociolinguistiques pour l’enseignement des langues, Paris, Hachette « références ».DE PIETRO J.F., 1988, « Vers une typologie des situations de contacts linguistiques », dans Langages et Sociétén°43, pp.65-89.DEPREZ C., 1994, Les enfants bilingues, Didier, Paris.GOFFMAN E., 1974, Les rites d’interaction, Paris, Editions de Minuit.GRICE H-P., 1979, « Logique et conversation », dans Communications n°30, pp. 57-72.GROSJEAN F., 1993, « Le bilinguisme et le biculturalisme : essai de définition » TRANEL, n°19, pp. 13-42.LABOV W., (1972) 1976, Sociolinguistique, Ed de minuit.LECONTE F., 1997, La famille et les langues. Une étude sociolinguistique de la deuxième génération africaine dans la région rouennaise, l’Harmattan, Paris.LÜDI G., 1998, « L’enfant bilingue : chance ou surcharge ? », ARBA n°8, pp.13-30, Elaboration d’un projet linguistique pour la Suisse, http://www.romsem.unibas.ch/sprachenkonzept/ Annexe_8.htlm.MOORE D., 2006, Plurilinguisme et école, Lal, Didier.PORQUIER R., PY B., 2004, Apprentissage d’une langue étrangère, contextes et discours, Crédif/Didier, Paris.

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La production des discours procéduraux en l’éwé (L1) et en français (L2) en contexte diglossique.

Par Kossi Souley GBETOUniversité de Lomé.

RésuméLe contexte diglossique offre une véritable situation de contact de langues engendrant ainsi un phénomène de mélange linguistique. Cet article vise à analyser les manifestations de ces contacts de langues dans les discours procéduraux. Ce phénomène pose des problèmes linguistiques et fonctionnels évidents. Nous nous interrogerons d'une part sur la sociolinguistique de la diglossie qui considère notamment les phénomènes d’alternance des langues comme relevant de la conscience langagière et linguistique des apprenants. Il s’agit donc d’analyser les transformations qui s’opèrent lorsque les locuteurs passent de langue première (L1) à la langue seconde (L2), comment ils désignent les objets et les entités, construisent la syntaxe des énoncés complexes dans les procédures d’actions. Ainsi, nous étudions le partenariat entre la L1 et la L2 dans le contexte scolaire à partir de la condensation notamment le degré d'empaquetage propositionnel pour montrer comment les élèves togolais gèrent leur bilinguisme dans la perspective du dialogue des cultures de manière à envisager la notion de la pédagogie convergente au Togo. Ce corpus obtenu est recueilli dans le cadre du projet multilatéral CORUS/AUF « Appropriation du français langue de scolarisation en situation diglossique.» mené par l'université de Paris X-Nanterre (France) avec l’Université de Lomé (Togo).  Dans la situation d’acquisition étudiée par ce projet, une place de choix est accordée au contexte sociolinguistique, culturel et d’une part, et à la genèse du bilinguisme et le partenariat entre la langue seconde et la langue première d’autre part.

La production des discours procéduraux en l’éwé (L1) et en français (L2): Etude des phénomènes de contact de langues

INTRODUCTION

La réflexion sur le parler bilingue ne date pas d'aujourd'hui. Au cours des siècles, la langue française a été influencée par diverses langues avec lesquelles elle s'est trouvée en contact à travers les guerres et les échanges culturelles entre autres. Plusieurs études ont été menées sur le parler bilingue dans une perspective interactionnelle (Auer 1996) où plusieurs langues sont employées en alternance pour la construction du sens. Costa-Galligani (1998) a étudié les apports du bilinguisme à travers le français parlé par les migrants espagnols. Mais peu d'analyses se sont occupées des discours procéduraux et explicatifs en contexte scolaire et diglossique en vue d'étudier le partenariat entre les langues en présence.de façon à s'appuyer au mieux sur les pré requis des apprenants comme préconisés dans les Etats généraux de l'enseignement du français en Afrique francophone. ( Libreville 2003). La production des discours procéduraux et explicatifs en L2 pour les apprenants débutants n'est pas sans poser de difficultés. Ceux que nous avons interrogé qui sentent des limites à verbaliser la procédure élaborent des stratégies spécifiques proches aux modèles de conceptualisation de sa L1 pour construire les actions en L2 (Afola 2006). En outre, l'étude portant sur le français langue de scolarisation en situation diglossique présente un intérêt réel pour la recherche sur le développement du langage en mettant en relief le fonctionnement général de l’acquisition aussi bien pour l’acquisition de la L1 (éwé) que pour l’étude du fonctionnement cognitif lors de la conceptualisation liée à la production langagière. L'objectif de cet article est d'étudier les phénomènes de contact de langues dans les discours procéduraux en vue de montrer comment les enseignants peuvent se servir de ce genre discursif pour créer un pont entre le monde social et culturel auquel appartiennent les enfants et le monde de l'école avec ses savoirs calibrés. (Noyau 2004)Est-il possible de trouver, chez les élèves togolais dont le français est la langue d''enseignement et de construction de connaissances, le phénomène de contact de langue qui engendre du point de vue sociolinguistique des formes de création lexicale et  sémantique? Comment se manifeste ce phénomène dans les lectes d'apprenants? Notre interrogation porte donc sur les usages qui sont faits de l'alternance et du recours à la L1 dans les production d'énoncés en L2.

I- CADRE THEORIQUE

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Les discours procéduraux sont des types de textes souvent utilisés dans la société mais qui n'ont pas font pas l'objet d'abondantes d'études. Ce genre mérite d'être défini en vue de montre l'intérêt de son étude. En outre, le problème fondamental qui se pose quand on réfléchi sur les phénomènes de contact de langues c'est de déterminer les faits qu'on observe dans les données. La divergence conceptuelle et terminologique rencontrée dans la littérature exige une délimitation d'un cadre théorique précis pour maintenir une cohérence dans les analyses.

1.1 Les discours procéduraux et explicatifs : Définition et intérêt d'étude

Les discours procéduraux sont des textes qui prescrivent des actions, des textes instructionnels ou injonctifs qui relèvent du « dire de faire ». Ce sont des textes à finalité pragmatique (Richard, 1991) par opposition aux textes à finalité épistémique. La notion de texte procédural fait référence à tous les textes dont la fonction principale est de communiquer des procédures en vue d’une exécution ponctuelle. Ces discours procéduraux communiquent des actions qui comportent beaucoup d’implicites, de nombreuses inférences. Les types de textes,  tels que les règles de jeu et les recettes de cuisine, nous ont paru un support particulièrement pertinent pour les raisons suivantes . Des études ont été conduites en linguistique et en psycholinguistique dans plusieurs genres de discours procéduraux. Vermersch (1985) s’est intéressé aux recettes de cuisines dont l’action discursive ou du moins l’action langagière engagée est englobée dans le dire de faire (Adam 2001). Ces discours sont familiers aux enfants donc très proches de leur Zone Proximale de Développement (Vygotsky 1997). Ces types de discours ne sont pas travaillés ou étudiés en classe mais amplement utilisés dans la société. Le constat de la non utilisation ou d’une mauvaise utilisation des consignes ou modes d’emploi sont nombreux et engendrent des difficultés pratiques. En psycholinguistique textuelle, les principales études ont jusqu’ici porté sur le récit, dans la mesure où existent plusieurs modèles de fonctionnement du récit, dont la validité psycholinguistique a été prouvée […]. Certaines études commencent à être conduites […] sur des structures narratives et d’éléments relatifs à la description chez les sujets âgés normaux ou déments (Cadilhac, Gely-Nargeot, Virbel, Nespoulous, 1997), mais les autres types de discours continuent à être peu étudiés ( Garcia-Debanc & Grandaty, 2001). L'intérêt réel des procéduraux s'explique surtout par le fait que leur fonctionnement est conceptualisé soit comme une situation d'apprentissage qui fait intervenir le langage (savoir) soit comme une situation communicative dont l'objectif est de transmettre les connaissances (savoir-faire) « l'acquisition d'une procédure est représentée comme un processus complexe de transformation, conversion d'une représentation déclarative externe en connaissance procédurale » (Heurley,2001). Ainsi les règles de jeu et les recettes de cuisine comportent une forte caractérisation planifiée. Au Togo, les élèves au cours de leur scolarisation, font un usage empirique de ces types de discours au point que les sciences d'observation sont réduites à leur portion congrue, c'est-à-dire limitée à la description des objets et des corps escamotent ainsi la procédure. (Afola, 2003). Le choix d''un tel support à visée pragmatique ne peut qu'avoir des retombées positives sur le plan didactique de manière à mettre plus l'accent pas seulement sur la mémorisation mais également sur la dimension communicative et procédurale.

1.2- Les notions de L1/L2

Dès lors que l’on se place dans une perspective didactique, il est fréquent d’observer que le concept de langue s’accompagne de nombreuses épithètes. C’est ainsi qu’on découvre des relations binaires comme, par exemple « langue maternelle/langue étrangère », « langue première/langue seconde ». Le premier critère généralement invoqué pour définir la langue maternelle renvoie à « l’étymologie » du terme : la langue de la mère. Ce critère étymologique s’invalide dès lors qu’on se situe dans des sociétés où la langue de l’enfant est différente de la langue de la mère, comme c’est fréquemment le cas en contexte africain (Louise Dabène, 1994). Le deuxième se fonde sur « la première acquise » suivant une logique chronologique qui conduit les didacticiens à lui attribuer le chiffre premier ; de fait, la solution du numérotage leur permet d’identifier les langues suivant leur ordre d’acquisition (voir les télescopages occasionnés avec le système éducatif : L1, L2, L3 etc.). Le troisième lui confère «d’être la mieux connue», ce qui implique un niveau supérieur de compétence : « Le locuteur natif est donc considéré généralement comme le meilleur connaisseur de la langue » (Dabène 1994 :11). Ensuite, le quatrième la définit comme la langue acquise « naturellement », d’une part pour son mode d’acquisition naturel par l’entremise de simples interactions et donc sans l’aide d’une intervention pédagogique et d’autre part, avec une contribution minime de réflexion métalinguistique. Ce dernier critère est vivement contesté par Louise Dabène qui voit dans l’acquisition naturelle un guidage pédagogique, non pas institutionnel mais celui de l’entourage familial. De plus, ce n’est pas la seule langue à bénéficier d’une acquisition naturelle.

1.3- Le phénomène de contact de langue dans les procéduraux

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Le mélange linguistique ( Hamers & Blanc 1983 :77) est le fait d'utiliser des éléments de la langue B dans un énoncé en langue A ou d'alterner entre la langue A et B dans un même énoncé. L'interférence se produit lorsque le locuteur s'efforce de contenir son discours à l'intérieur d'une seule langue (Lûdi & Py 1986 : 142). Le mélange de langue se manifeste par substitution et de ce fait il peut se confondre à l'alternance codique (mélange de codes). Selon Gumperz, c'est la présence de deux codes dans le discours. Et ce qui est objectivement observable dans les lectes des apprenants togolais se ramène à une série de phénomène de contact. Plusieurs chercheurs se sont intéressés à l'étude de l'alternance codique :

deux codes ou plusieurs sont présents dans le discours, segments de discours dans une langue alternant avec des segments de discours dans une ou plusieurs autres langues » (Hammers & Blanc 1983 :198)« c'est le passage momentané mais complet d'une langue à l'autre pour la durée d'un mot, d'un syntagme d'un ou de plusieurs propositions » (Grosjean 1984 : 29)C'est « le passage d'une langue à l'autre dans une situation définie comme bilingue par les participants » (Ludi & Py 1986 : 142)On peut définir avec Gumperz l'alternance codique (code switching) comme la juxtaposition à l'intérieur d'un même échange verbal de passage ou le discours appartient à deux systèmes ou sous systèmes grammaticaux différents (Gumperz 1989 : 57). Ce phénomène est fréquent dans les communautés marquées par des situations de types diglossiques. Au Togo, l'éwé (L1) et le français (L2) alternent dans les productions des élèves selon des règles complexes que nous allons élucider. L'alternance codique telle que définie se distingue difficilement de l'emprunt.Les emprunts sont des unités lexicales provenant d'une langue (L2) introduit dans la langue réceptrice (L1) mais subissant des adaptations les rendant conformes aux patrons phonologiques, morphologiques et syntaxiques de la langue cible. (Poplack 1989 :142) C'est donc un item lexical isolé n'ayant subi aucune modification morphologique et de ce point de vue il se démarque aussi de l'interférence. Pour distinguer l'alternance codique de l'emprunt, nous définirons l'emprunt comme l'introduction d'une variété dans une autre de mots isolés ou d'expressions idiomatiques brèves ou figées. Les items en questions sont incorporés dans le système grammatical de la langue qui les empruntent et sont traités comme s'appartenant son lexique. En revanche, l'alternance codique repose sur la juxtapostion significative de ce que, concrètement ou non, les locuteurs doivent traiter comme des chaînes formées selon des règles internes de deux systèmes grammaticaux distincts.Quant au transfèrt, il se manifeste par l'intégration d'un terme étranger et permet de mesurer la créativité du bilingue. Notre étude prend comme point de départ les spécificités de la langue maternelle de l'apprenant ici le gengbé qui a une incidence sur la formulation de la procédure. Cette incidence est perceptible tant au niveau de la construction du lexique verbal (Kihlsteadt, 2003) que sur la lexicalisation des procès en L2 différent de celle du L1 où on note la construction sérielle ou la construction des séries verbales (Noyau & Takassi,2002) EXEMPLE:Cette facon de conceptualiser et de formuler les procès dans les procédure en L2 s'explique par le fait que les apprenants part tiquent deux systèmes linguistique différents. C'est cela la diglossieie la mise en contact de deux systèmes linguistique chez le même locuteur les pratiques

1.4 La condensation et les énoncés complexes

La condensation est une notion qui permet de définir le degré de complexité du discours en termes du nombre de propositions par énoncé et des hiérarchisations entre propositions d’un énoncé. Il s’agit, selon Noyau et Paprocka-Piotrowska (2000), d’une “modalité du façonnage grammatical des informations”. Nous pourrions représenter cette relation par l’équation suivante1:Degré de condensation = Nombre de propositions

Nombre d’énoncés

Elle permet d’observer comment les élèves togolais acquièrent et structurent leur discours dans les deux langues et voir aussi comment s’installe leur diglossie.

II- METHODOLOGIE

2.1- Pourquoi l'approche transversale ? L’étude transversale vise à mettre en évidence les grands facteurs en jeu, dont la complexité et l’imbrication nécessitent des méthodes

1 Nous tenons à préciser que ceci est un schéma simple et que le taux brut de condensation n’est pas le tout pour aborder des comparaisons acquisitionnelles.

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rigoureuses d’investigation. Pour ces élèves, le français est la langue de scolarisation, la langue officielle et de travail de leur société. Les niveaux concernés sont CP, CE, CM ,5ième et 3ième.Pour mener, en réalité, une enquête sur une durée de trois ans3, la marge de manœuvre pour effectuer une étude longitudinale 4est mince. Menée dans une perspective fonctionnaliste, cette étude s’intéresse au système langagier à savoir par quels moyens linguistiques les élèves expriment la procédure.  « Les fonctionnalistes (…) s’intéressent prioritairement au travail que fournit l’apprenant pour s’approprier progressivement de la L2 en communiquant… » (Perdue & Gaonac’h 2000)

2.2- Constitution du corpus

Le corpus qui est à la base de cette étude est composé de 100 discours procéduraux et explicatifs oraux produits dans deux genres : les règles du jeu et les recettes de cuisine recueillis auprès de 50 locuteurs répartis en cinq paliers. Ces données ont été recueillies dans des écoles et collèges de Lomé (la capitale du Togo) dans le cadre d’un programme collectif intitulé Le  «Appropriation du français, langue d’enseignement en situation diglossique».5 Ce projet a deux visées principales :

Tout d’abord, mieux comprendre les processus en jeu chez les élèves dans l’apprentissage de la langue de scolarisation et de travail, dans un environnement bi- ou pluri-lingue français / langue autochtone, et les modalités de mise en œuvre de ces processus dans différents environnements sociolinguistiques ;

Dans un deuxième temps, s’appuyer sur les processus d’apprentissage analysés et sur les caractéristiques spécifiques de ces situations d’acquisition pour améliorer l’apprentissage du français en réaménageant les démarches d’enseignement du français langue seconde et d’enseignement de l’ensemble des matières scolaires enseignées en français.

2.3-Les sujets

Langues

Les informateurs étaient initialement cherchés parmi ceux qui parlent gengbé ou éwé (continuum gbe, gengbe-ewegbe parlé dans le sud du Togo.

L’âge

Le choix de la tranche d’âge est de six à seize ans. En effet, l’âge de six ans correspond à l’entrée de l’enfant à l’école. A seize ans, il est supposé être en troisième et avoir une bonne maîtrise du français L2 lui permettant d’entrée dans la vie active.

Le milieu

Tous les élèves ont été interviewés à Lomé où ils habitent avec leurs parents. Ce sont des élèves qui vivent dans un milieu urbain, avec un environnement linguistique plus favorable que le milieu rural où, à part l’école, l’élève n’a plus d’occasion d’être en contact avec le français . 

Le sexe

Nous avons choisi le jeu echoue, la version togolaise de la marelle, parce qu’il est bien pratiqué à la fois par les garçons et les filles. Le facteur sexe ne devrait avoir aucune influence sur les résultats.

2.4-Ordre et procédure d’enregistrement

2.4.1- L’ordre d’enregistrement des procédures

Nous avons choisi de recueillir les données dans l’ordre suivant :D’abord L1 (éwé) puis en L2 (français). En effet, la production discursive en L1 et en L2 permet notamment d’étudier les effets de la L1 sur le développement des capacités langagières en L2. En s’appuyant sur le modèle

3 La durée du programme Corus est de trois ans et ma thèse est supposée tenir dans ce délai.4 Une étude longitudinale exige des quantités importantes de données pour chaque individu, enregistrées avec une périodicité assez dense, si l’on veut retracer de façon exacte les étapes successives de l’acquisition et comprendre la structure du développement linguistique. Elle ne peut donc pas porter sur un nombre important de sujets, et ceux-ci doivent être sélectionnés de façon à constituer un groupe suffisamment homogène, situé de façon précise dans l’espace de variation sociolinguistique.5 Ce programme de recherche multilatéral « Appropriation du français et acquisition des connaissances via la scolarisation en situation diglossique » (2001-2005) constitue une Action de Recherche Partagée de l’AUF au du Réseau Sociolinguistique et Dynamique des Langues ; il est soutenu parallèlement par le programme CORUS et l’ACI « Ecole et Sciences Cognitives ». Il regroupe des linguistes, des psycholinguistes, des psychologues de la cognition, des didacticiens de la langue et des disciplines.

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Page 51: Programme Nouakchott

psycholinguistique, nous visons à articuler les représentations conceptualisées et formulées en L1 et en L2 et à accéder aux représentations cognitives des connaissances construites par ces élèves. 2.4.2- Les modalités de recueil de données

Dans le cadre de cette thèse, les données ont été recueillies dans une perspective linguistique et psycholinguistique. Pour trouver un terrain qui se prête à ces types d’analyses, nous avons privilégié un mode de production transparent qui permet de remonter à la conceptualisation et à la formulation du message articulé par les élèves, selon le schéma du modèle de production de Levelt 1989. En effet, les recherches sur le langage peuvent utiliser deux types de données : des «données spontanées» et des « données provoquées » (Frauenfelder et Porquier, 1980, p.62). Les premiers sont tout simplement le résultat de l’activité langagière, contrairement aux secondes qui sont suscitées par diverses procédures de sollicitations. Ces deux types de données sont complémentaires l’une de l’autre et peuvent permettre de comprendre, décrire et expliquer le comportement langagier des élèves. La production orale en temps réel s’est avérée le terrain d’observation idéal pour analyser le lecte des enfants, un discours en construction qui offre la chance d’observer les capacités linguistiques à l’œuvre.2.4.3-La procédure d’enregistrement

Dans le cadre de cette étude, des données orales en français L2, en gengbé L1 ont été recueillies. Pour recueillir des données reflétant l’évolution transversale de la compétence discursive des élèves à cinq paliers de scolarisation, nous avons procédé à des prélèvements périodiques selon un calendrier établi en fonction du découpage de l’année scolaire. La consigne.

«Tu vas nous dire comment on joue aux billes de manière à permettre à tes camarades qui ne savent pas y jouer de pouvoir le faire en t’écoutant»Cette consigne est donnée en français lorsque l’enfant produit en français et en gengbé lorsqu’il produit en gengbé.

III- ANALYSE ET RESULTATS

3.1-Les emprunts

Tableau : Manifestations de la L2 dans les discours procéduraux en L1 aux cinq paliers

Paliers et genre c- Les lexèmes d'origine française

CPRègle de jeu

tête, quatre, bille, carreau, pas, camp, jeu, carreau, mis

CERègle de jeu

excuse, carreau, côté, tracer, cage, début, un deux trois,croix,gagner, fois, carré, sauter, croix, gagner

CMRègle de jeu

case, carreau,cadre, après, tracer, cage, jeu, raté, deuxième cage, tomber, sauter, tourner dos, caillou,

5ieme Recette de cuisine

cube, torchon, préparer, préparation, mesure, dose, donc, cinq, cinq minutes

3ième Recette de cuisine

temps,, laisser temps, trois minutes, mélanger, cube, cinq minutes, casseroles, après, donc.

Les emprunts simples ou isolés fortuitement isolés dans le déroulement du discours sont ceux rencontrés fréquemment. Il s'agit des lexèmes : ( substantif, adjectif, verbes ) des conjonction3.1.1- Emprunts des lexèmes verbaux

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Page 52: Programme Nouakchott

L'éwé est une langue qui se caractérise par l'absence de flexion sur les verbes contrairement au français où les verbes sont fléchis dans les énoncés. Elle fonctionne donc suivant le système mode et aspect marqués par des phonèmes qui n'ont aucune influence sur la morphologie verbale. Comment les verbes français sont -ils traités quand ils entrent dans les productions en L1? Nous observons dans les exemples 1 et 2 des occurrences de lexèmes verbaux de la L1 en L2 qui sont à la forme infinitive. Cette indice nous permet de distinguer les emprunts des alternances. Il s'agit des emprunts d'origine française. Dans nos données, nous n'avons pas identifier de verbes qui portent la flexion provenant de la L2.Exemple 1 : Informateur 3 : ESSE, palier 56

6a. ne o, ko E de me + si 2PS verser 3OBJ mettre dans si tu le verses dedans6b. o, la, laisser temps nE ++ 2PS FUT laisser temps 3OBJ tu vas lui laisser le temps6c. ne e la,' mélanger kudo ti,mati, kudo ye,besse++ pour que 3PS FUT mélanger et tomate et pimentpour qu'elle se mélange avec la tomate et le piment

Exemple 2 : Informateur 2 : Dodzi, palier 4

1d. a do torchon do akplO, a dzi ++ 2PS mettre torchon mettre table DEF sur tu mets un torchon sur la table1c. ne funua - ba te kO si LOC 3PS IMP pouvoir propre pour que l'endroit soit propre1f. o la préparer nu dekpekpe sO da Da akplO ,a dzi ze de,ka++ 2PS FUT préparer chose tout prendre laisser mettre table DEF sur une fois untu vas disposer toutes les choses une fois sur la table

3.1.2-Les connecteursExemple : Informateur 2 : Dodzi, palier 4

5r. o la va ko E De me 2PS FUT venir verser 3OBJ mettre LOC tu vas la mettre dedans5s donc e la bi ++ donc 3PS FUT cuire donc ça va cuire

Exemple : Informateur 10 : Dodzi, palier 3

3C. après o, la, tourner dos après 2PS FUT tourner dos après tu vas tourenr le dos3d. o, la, da caillou, a + 2PS FUT lancer caillou DET

Rq: Le français, au Togo est la langue d'apprentissage et de scolarisation, langue de promotion sociale . Pour mettre en exergue leur niveau d'instruction et de culturel, les élèves ont recours à la langue français

Tableau: Manifestations de la L2 dans les discours procéduraux en L1 aux cinq paliers

Paliers et genre les lexèmes d'origine étrangère

CPRègle de jeu

hésitations : C'est un_......; on appelle_......,Oui, il va _.........exemple

6 Les abréviations linguistiques et signes de transcription: +, pause courte ++ pause moyenne ,+++ pause longue, _: intonation descendante; 2PS : 2eme personne du singulier, FUT: futur, DEF: défini (déterminant), PT : particule finale, 3OBJ : 3eme, IMP: impératif, LOC: locatif,

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CERègle de jeu

hésitations un autre va ............, elle jette...............

CMRègle de jeu

hésitations

5ieme Recette de cuisine

agbelima, ebesse, klopot, akpalavi, nuho-hoE, akumE, gboyebesse, ablo

3ième Recette de cuisine

Dessipupui, dzemekpE, gboyebesse, gari.

Dans les trois premiers paliers, il n'y a aucune trace de la L1 dans les productions, mais elles sont caractérisées par des énoncés inachevés nécessitant un étayage soutenu. Dans les deux derniers paliers par contre, nous avons un lexème varié qui mérite d'être expliqué. Tableau :

Lexèmes Explication

« agbelima  c'est une pâte obtenue à partir de la pulpe de manioc râpé.

nuhoe hoE littéralement cela signifie la chose qui sent bon bon, En français , c'est une épice

klopot c'est un mot d'origine anglaise « cool-pot » En français , « c'est le poêle, un appareil de chauffage clos où brûle un combustible (bois, charbon) c'est un fourneau » Le Robert.

akumE La pâte de maïs.

ablo une pâte de maïs ou de riz cuit souvent au bain mari ou au four traditionnel.

akpalavi une sorte de tilapia fumé

dzemekpE poisson salé qui sert à assaisonner la sauce

Dessipupui littéralement la sauce sèche. On l'appelle aussi la sauce de l'assiette. un sauce de préparation simple que tout le monde peut faire pour accompagner n'importe quel repas.

gboyebesse, Piment vert, une sorte de poivron

Exemple: informateur 1: Ablavi, palier 4

3. après ça je mets la tomate et ebesse 6b. je mets agbelimaExemple : informateur 2 : Sabine, palier 4

1a. pour faire la cuisine_1b. premièrement tu prends le kolpot+++ 2. tu mets le charbon +++3. tu allume le feu +++

Exemple : informateur 3, palier 5, Esse5h. on met du sel et des piments communément appelés gboyebesse

3.2-Les alternances de codesTableauExempleo, la kO a,mi do e me2PS FUT verser huile mettre 3OBJ LOCtu verseras l'huile dedansExempleo, la te wu gali vide le dzi2PS FUT pouvoir épandre farine petit être surtu peux l'asperger d'un peu de farine (saupoudrer

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Page 54: Programme Nouakchott

C'est dans ces exemplesqu'on perçoit l'influence de la L1 des actions en L2 et le rôle joué par les constructions verbales sérielles. Nous avons voulu savoir le phénomène conceptuel qui se produit lorsque l'élève passe d'une langue à l'autre en interaction avec sa culture. Pour formuler l'action «assaisonner » la sauce, c'est-à-dire ajouter un ingrédient pour relever le goût, l'élève dispose en L1 deux verbes verser (ko) +mettre (do). Donc en L2, il dira: « on mets le sel dans la viande ou on verse de l'huile dedans » De la même manière, pour dire saupoudrer le sel, (asperger un liquide), il dispose en L1 du verbe wu qui signifie épandre ou arroser. Donc en L2, on a « tu l'arroses avec un peu gari »Dans l'énoncé en L2 suivant: « tu ramasses le feu, tu éteint ça », il y a la part de la culture qui intervient. je prépare Ѳ, je saute Ѳ Ces verbes par exemples sont transitifs en L2. Mais dans les données ,les élèves font un emploi transitif. Il s'agit d'un glissement sémantique du COD. Une analyse de ces verbes dont nous avons relevé un certains nombre d'occurrences suffisent pour justifier le traitement. En effet, un certain nombre de verbes transitifs ne peuvent s'employer sans complément sous peine d'agrammticalité :  « leur sens codé réclame que leur complément d'objet soit réalisé et spécifié, fût-cesous forme nominale (Riegel et al.1994 :220)Les occurrences de complément Ѳ sont courant dans le français du Sud-Togo: « Dans les exemplesjouer (au ballon Ѳ ) préparer (la sauce Ѳ) semble la norme locale car le COD lié au verbe a été écarté de l'énoncé français par analogie à l 'éwé » Lafage, 1985:329 )3.3-La condensation et les énoncés complexes L1 ET L2Tableau : Degré d’empaquetage propositionnel en L1 et en L2

Langues L2 L1 L2 L1 L2 L1 L2 L1 L2 L1

E.à 14 props 1

100%2

66,66%

E.à 13 props

E.à 12 props 1100%

E.à 11 props 1100%

E.à 10 props 266,66%

133,33%

E.à 9 props 111,11%

111,11%

111,11%

666,66%

E.à 8 props 00%

00%

583,33%

3100%

116,66%

E.à 7 props 228,57%

228,57%

114,28%

1100%

228,57%

E.à 6 props 624%

832%

624%

2100%

520%

E.à 5 props 411,76%

10,71%

720,58%

411,76%

1348,14%

926,47%

1348,14%

1029,41%

E.à 4 props 44,59%

916,07%

64,28%

712,25%

815,68%

1221,42%

1733,33%

1119,64%

1631,37%

1730 ,35%

E.à 3 props8

9,19%16

25,39%18

12,85%7

11,11%25

30,12%1422,22%

1012,04

1523,80%

2226,50%

3453,96%

E.à 2 props11

12,64%32

27,35%36

25,71%13

11,11%51

37,5%54,27%

1813,23%

1916,23%

2014,70%

4841,02%

E.à 1 prop 6628,20%

6272,09%

7933,76%

55,81%

7532,05%

1112,79%

93,84%

0%

52,13%

89,30%

Paliers 1 2 3 4 5

La capacité d’empaquetage requiert un effort cognitif particulier puisque sur le plan conceptuel deux propositions seront activées en même temps. Nous avons vu que les CP n’ont pas cette capacité conceptuelle pour construire les énoncés complexes. Les élèves de la classe de 3ième (palier 5) par contre ont cette capacité parce qu’ils ont un âge avancé et ont une expérience et une exposition plus longue à la langue française. En L1,  les élèves même au CP ont déjà une assez longue année d’exposition à la langue et ont pu produire des énoncés complexes.En L2, CP (palier 2), CM (palier 3) 3ième (palier 5) ces élèves ont une exposition différée à la langue de scolarisation. En effet, une bonne capacité discursive demande la maîtrise des mécanismes linguistiques qui permettent d’intégrer plusieurs propositions entre elles en vue de la construction d’énoncés complexes. L’un des aspects de la compétence discursive est la capacité de lier plusieurs propositions au sein du même énoncé. Sur le plan de la production du discours, cette capacité est liée à la capacité de planification (le locuteur au lieu de découper l’information en une succession d’énoncés indépendants, opère une certaine synthétisation, empaquetée dans les énoncés et propositions, ce qui suppose un degré de planification).

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Page 55: Programme Nouakchott

Chez les CP, (stade précoce de l’acquisition) cette capacité de planification et de synthétisation de l’information en propositions est freinée par certaines contraintes lexicales (carence ou lacunes en vocabulaire ou certains automatismes qui ne sont pas encore en place), hésitations vis-à-vis de certaines structures grammaticales. Cette surcharge limite la capacité à conceptualiser la procédure de façon plus globale.Eu égard à tout ce qui procède, la lecture cursive de ce table montre clairement une meilleure capacité discursive en L1 par rapport à la L1, un résultat qui ne surprend personne. Ce résultat suffit pour l'on cesse de traumatiser les élèves dès leur entrée au CP ou à la maternelle en les accueillant avec le français. Si les CP sont capables de produire des énoncés complexe en L1 pour quoi ne pas s'appuyer sur cette langue et un support qui leur est familier pour mener à bien les activités pédagogiques.

CONCLUSION

Cette étude qui porte sur les phénomènes de contact de langues dans les discours procéduraux en L1 et L2 montre la présence importante d' emprunts confirmant les prédictions théoriques de Sankoff et al. (1986), Poplack (1988) qui ont montré que les types de faits de contact de langue qu'on rencontre le plus fréquemment sont les emprunts quand les langue en présence ont des différence typologique aux niveaux des structures syntaxiques. Ces emprunts tels qu'ils apparaissent dans les productions des élèves posent des problèmes pédagogiques et didactiques. En d'autres termes comment l'enseignant doit-il réagir quand le lecte de l'enfant est truffé d'émergence de la langue maternelle de l'apprenant (Daniel Moore, p. 79) Nous avons aussi cherché à cerner l’appui réciproque éventuel que fournissent d’une part la langue première (L1) au développement des capacités langagières en français (L2) et l’expérience scolaire du français au développement des capacités langagières en langue première d’autre part. Le concept d’appropriation se justifie ici dans la mesure où il désigne les changements structuraux que la langue française aura subi au cours du contact des langues L1 /L2. Les résultats auxquels nous sommes parvenus à l’issue de cette recherche, les décideurs 7 pourront s’en inspirer pour proposer une approche plus intégrée de l’enseignement du français et l’enseignement des différentes matières scolaires via le français en tenant compte du contexte diglossique des enfants et ce non seulement pour le Togo, mais aussi pour l’ensemble des pays francophones dont les situations linguistiques et éducatives sont similaires. Cette étude, de par l’interaction entre le gengbé (L1) et le français (L2) est une piste qui pourra favoriser l’efficacité du système éducatif togolais comme d’ailleurs c’est le cas dans des pays comme le Mali et le Bourkina-Faso. Cette piste correspond au modèle notamment de la pédagogie convergente qui établit un partenariat entre les langues du milieu et la langue du colonisateur, aboutissant ainsi à un bilinguisme harmonieux, bien maîtrisé et bien intégré

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Page 58: Programme Nouakchott

Partenariat entre les langues au Yémen :  représentations linguistiques et perspectives didactiques.

Aurélia Ferrari, docteur en linguistique,

Université de Sanaa, Yémen.

Introduction :

État d'Asie occidentale, le Yémen occupe la pointe sud-ouest de la péninsule d'Arabie ; le pays possède une longue façade maritime au sud (golfe d'Aden) et à l'ouest (mer Rouge) ; il est limité par l'Arabie saoudite au nord et Oman à l'est. Au Yémen, pays où la langue officielle unique est l’arabe classique, plusieurs langues coexistent : dialectes arabes et langues sud arabiques modernes.

Si l’anglais demeure la première langue seconde véhiculaire, la francophonie instaurée par l’intermédiaire du centre culturel français et des départements universitaires de français (Sanaa, Dhamar, Aden, Taez..) commence à prendre une place non négligeable. Après avoir fait une description détaillée de la situation et de la politique linguistique au Yémen et de l’histoire de la francophonie dans ce pays, nous analyserons les résultats d’une enquête réalisée auprès des étudiants de l’Université de Sanaa, sur les représentations linguistiques en vue de mettre en place des propositions didactiques permettant un meilleur apprentissage du FLE par l’intermédiaire de l’exploitation des partenariats entre les langues (traduction, production et utilisation de littérature francophone…). Nous prendrons l’exemple comme outil pédagogique d’une pièce de théâtre bilingue dialecte sanaani et français imaginée par des étudiants et des traductions en français d’oeuvres littéraires yéménites.Nous conclurons sur l’avenir des partenariats entre les langues au Yémen.

SITUATION ET POLITIQUE LINGUISTIQUE AU YEMEN

1.1. Les différentes langues et dialectes arabes au Yémen.

La langue numériquement la plus importante du Yémen est l'arabe sanaani parlée à la fois par les Yéménites du Nord et les Yéménites de la Tihama (41,2 %). Suivent l'arabe taizzi-adeni (36 %), l'arabe hadrami (17 %) et les langues sudarabiques modernes : le soqotri, le mehri et le hobyot, qui ne sont plus parlées aujourd’hui qu’en deux endroits : l’île de Socotra et dans la région du Mahra.

1.2. Politique linguistique et enseignement des langues au Yémen.

La politique linguistique du Yémen favorise l’arabe classique au détriment des dialectes locaux et des langues sudarabiques en promulguant dans la constitution cette langue comme langue officielle et nationale qui devient par conséquent la langue unique de la législation et de l’administration. La langue des médias reste également sans contredit l'arabe classique. Les journaux tels que Al Motamar, Al Shmoa, Al Thawra, Al Wahdawi, Al Ayyam, Al Gumhuryah, Al Mathak, Al Sahwa, Al Shoura, etc., paraissent tous en arabe. Seuls les hebdomadaires Yemen Observer et le Yemen Times sont publiés en anglais. Il en va de même pour la radio et la télévision qui diffusent essentiellement en arabe à l’exception de quelques émissions très rares diffusées en anglais.

Le ministère de l'Éducation nationale a mis en place un enseignement de l'anglais langue seconde dès le primaire. Mais cette politique se heurte à de nombreuses difficultés (manque de matériel et d’enseignants, classes surchargées...) Par ailleurs, au Yémen, le taux d'alphabétisation demeure l'un des plus bas de tout le monde arabe (38 % environ), ce qui est un frein certain à l’expansion des langues véhiculaires internationales telles le français ou l’anglais.

La francophonie au Yémen

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Malgré que la francophonie soit traditionnellement inexistante, des efforts ont été effectués ces dernières années.

Selon un rapport du Ministère des Affaires Etrangères français, l'enseignement du français absorbe une part importante des crédits affectés à la coopération et mobilise l'essentiel des bourses et du personnel dont dispose le poste de coopération à Sanaa.

Cette promotion du français porte ses fruits puisque dix lycées yéménites comportent en 2002 un cursus du français qui concerne 25 professeurs et 8.820 élèves. La création d'un corps d'inspecteur de français en juin 1999 a même permis l'introduction d'une épreuve de français au baccalauréat national.

Dans l'enseignement supérieur, quatre universités sont dotées de départements de français à part entière  : Sanaa, Aden, Taëz et Dhamar. Une première promotion de licenciés est sortie en 1995 de Sanaa, en 1997 d'Aden et en 1998 de Taëz. L’université de Sana’a accueille aujourd’hui plus de 600 étudiants, les professeurs sont d’origine diverses, pour la plupart Yéménites mais aussi Français, Français d’origine Maghrébine et Egyptien. L’enseignement s’y fait en français uniquement, avec l’approche communicative. La langue mais aussi la littérature, la civilisation, la traduction, la linguistique ou bien encore la didactique et la méthodologie de la recherche y sont enseignées. Au département des Lettres de l’Université de Sanaa, le cursus va jusqu’au niveau Master 2. Dans les autres départements, le cursus s’arrête en Licence.

La francophonie est aussi promulguée par d’autres institutions, d’une part l’école française de Sanaa qui, des petites classes jusqu'au collège, joue un rôle important pour la communauté française mais aussi pour d'autres expatriés, francophones ou non francophones. D’autre part, le Centre Français d'Archéologie et de Sciences Sociales (CEFAS) de Sanaa encourage les recherches en français sur le monde arabe et fait un effort méritoire de traduction de certaines publications en arabe.

Enfin, le Centre Culturel et de Coopération linguistique de Sanaa est un lieu majeur d’une part pour l'enseignement du français langue étrangère puisqu'il accueille plus de 300 étudiants et d’autre part d’un point de vue culturel car les différentes cultures et les coopérations culturelles sont soutenus par l’intermédiaire de nombreux événements artistiques. De plus, il est un des rares lieux publics mixtes de la ville.

Depuis la fermeture de la Maison Rimbaud, la coopération linguistique française avait quelque peu délaissé le sud du pays. Si la fermeture de la maison Rimbaud, le transfert des coopérants français de l'université d'Aden vers celle de Sanaa, la suppression des bourses d'études de longue durée étaient motivées par de stricts motifs économiques, ces mesures auraient été considérées par les autorités yéménites comme un véritable acte de défiance politique.

L'ouverture en 2001 d'une antenne du centre culturel et de coopération linguistique de Sanaa à Aden, si elle ne compense pas le vide laissé par la maison Rimbaud, a dès lors été vue comme un signe encourageant par le Yémen, et notamment par les populations du sud, à la recherche depuis 1994 d'un rééquilibrage de la coopération étrangère du Nord vers le sud.

Le rapport conclu sur la question des débouchés professionnels des étudiants yéménites après licence ou master, dans un pays où le besoin en professeurs de français est limité.

REPRESENTATIONS LINGUISTIQUES

Lors d’une enquête réalisée récemment auprès des étudiants de français de l’Université de Sanaa par entretiens semi directifs, nous avons pu constaté que le français est plutôt étudié par plaisir que par besoin ou dans un projet professionnel. Ceci est d’autant plus flagrant chez les étudiantes qui constituent 75% de la population étudiante dans le département de français. Elles affirment qu’elles apprennent le français par amour pour cette langue considérée suivant un dicton arabe comme « la langue des oiseaux ». Le français est aussi considéré comme une ouverture sur le monde dans un pays resté longtemps fermé sur lui-même. Peu d’étudiants environ 10% apprennent le français dans le but de voyager en France ou de travailler dans une institution française. Une minorité apprend le français par rapport à un lien avec cette langue : grand parent français, long séjour en France, origine d’un pays francophone….. Il faut aussi noté que certains étudiants se retrouveraient dans ces départements pour n’avoir pas obtenu d’assez bonnes notes au baccalauréat pour suivre le cursus universitaire initialement choisi. Donc les motivations dans ce cas précis sont assez limitées.

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Dans les représentations des étudiants, le français a le statut de langue de prestige au même niveau que l’arabe. Cependant, la langue arabe est associée à la Nation et à la religion alors que le français est associé à l’art et à la modernité. Quand aux langues sud arabiques modernes, elles sont méconnues et dépréciées dans l’imaginaire linguistique des Sanaanites. Le français dans les pratiques langagières est considéré comme un jeu entre étudiants, comme une façon de se démarquer des étudiants des autres départements. Il est bien entendu souvent utilisé en alternance comme code switching avec l’arabe ou énoncé avec de nombreux calques sur les dialectes locaux. Ainsi, par exemple, la phrase française « je suis malade » donne chez les étudiants « je suis fatigué » par calque avec le dialecte sanaani qui ne possède qu’un seul mot pour « malade » et « fatigué », de même que le verbe « être » se trouve souvent absent surtout dans les productions écrites.Si l’usage du français peut ouvrir certaines portes dans le domaine du tourisme toutefois peu développé au Yémen ou dans le domaine de l’enseignement, ces débouchés restent assez limités. D’autant plus dans l’enseignement, où les assistants, anciens étudiants ayant fini leur licence dans les premiers de leur promotion, doivent travailler trois ans bénévolement pour l’Université avant de percevoir pour les plus chanceux un modeste salaire.

L’enseignement du français et de la culture française dans cette université est resté cantonné à un usage très classique. Les étudiants méconnaissent les pays francophones ou bien encore les DOM TOM, l’enseignement de la littérature et de la civilisation restent jusqu’à ce jour centré sur l’hexagone. L’usage du français reste associé à l’univers de la France et l’exploitation des contacts avec les langues locales ne fait pas encore partis des priorités didactiques. Quant à l’utilisation de l’arabe, il est proscrit des cours.Face à ces représentations linguistiques, l’équipe enseignante a été amenée à mener une réflexion sur l’appropriation possible de partenariat avec les langues en vue d’une plus grande interculturalité.Notons que pour l’instant les partenariats ne peuvent être envisagés qu’avec les dialectes arabes, car dans les zones géographiques éloignées où les langues sud arabiques modernes sont parlées le français n’y est pas enseigné.

PERSPECTIVES DIDACTIQUES ET EXPLOITATION DES PARTENARIATS ENTRE LES LANGUES

Traductions d’oeuvres littéraires yéménites en français et leur utilisation comme outil pédagogique.

Certaines œuvres de poètes yéménites ont été traduites en français grâce au soutien de l’Université de Sanaa, nous citerons en autre : 5. « Médiations poétiques » de Dr Abdel Aziz AlMaqaleh traduit de l’arabe par Mohamed Yéhia Ibrahim, 2005.6. « Le livre du village » Abdel Aziz Al Maqaleh traduit par Dr. Malaka Abiad et Dr. Mohammed Yéhia Ibrahim, 2004. 7. « La rose sauvage » Khalid Abdallah Al Rwaichan traduit par Dr Malaka Abiad, 2004.8. « Poèmes choisis », Sulaiman Al-Issa traduits par Dr Malaka Abiad, Mabrouk Mubarak, 2004.

Les traductions de certains poèmes du grand écrivain yéménite contemporain Abdel Al Maqaleh ont pour but de susciter chez les lecteurs français et francophones le désir de lire ses ouvrages à travers lesquels s’exprime la modernité yéménite, c'est-à-dire selon l’introduction de l‘ouvrage Médiations Poétiques : « ce que les valeurs de nos contemporains peuvent avoir de plus dynamique, et ce qui concerne non seulement notre avenir, mais aussi celui des Arabes […] le refus de la domination d’une seule nation sur le globe et son exploitation des autres nations, l’aspiration à l’égalité et à la liberté de tous les hommes et le respect de la personne humaine ». Certains thèmes sont récurrents comme celui de la Palestine.

On trouve aussi quelques traductions d’œuvres françaises traduites en arabe et destinées à un public yéménite.9. « La reine étripée » Habib Abdulrab. 10. Contes de Pierre Gripari, CCCF de Sanaa, et Ecole Normal Supérieur de Paris, 2007.

Ces œuvres qui sont pour l’instant restés en bibliothèque et dont leur diffusion fut très limitée n’ont pas encore servi d’outil pédagogique. Les cours de traduction dans notre université restent cantonnés à l’arabe classique/français alors que l’utilisation de la poésie arabe en dialecte sanaani pourrait servir pour une meilleure compréhension du français et des techniques de traduction, ce que nous envisageons d’initier dés cette rentrée. Ce type d’entraînement encouragera certainement un plus grand échange entre le français et les dialectes arabes yéménites. Des études comparatives entre la poésie française et l’arabe yéménite seront alors nécessaires.

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Nous pensons aussi mettre en place en cours de littérature des ateliers de littérature francophone dans le but d’une part d’inciter la lecture de la littérature francophone en générale et celle produite en pays arabophone en particulier et d’autre part dans le but d’encourager tout en mettant en place un suivi pédagogique la production de la littérature francophone yéménite jusqu’alors inexistante.

Création de pièces de théâtre bilingues.

En 2007 à l’occasion de la semaine internationale de la francophonie, les étudiants de première année de l’Université de Sanaa ont réalisé une pièce bilingue français/dialecte sanaani, intitulée « Sanaa-Paris » au centre culturel français. Cette pièce qui évoquait l’histoire d’un jeune français a la recherche d‘une yéménite qu’il avait connu en France et dont il était amoureux, a eu un réel succès. De plus, elle a permis aux étudiants qui ont réalisés la pièce d’améliorer d’une façon rapide et efficace leur niveau en français. La pièce écrite par un étudiant était ainsi faite que les personnes ne parlant que le français devinaient ce qui était dit en arabe, de même que les arabophones devinaient ce qui était joué en français. Cette pièce montrait également le choc culturel permettant ainsi de confronter culture yéménite et française pour finalement trouvé un « compromis culturel ».Une telle expérience doit être renouvelée annuellement car elle augmente la motivation des étudiants à apprendre la langue et car elle montre une interculturalité intéressante.

CONCLUSION : L’avenir des partenariats au Yémen.Le français et les langues locales ont des statuts et des fonctions dans les pratiques langagières tout à

fait différentes. Cependant, malgré la « jeunesse » de la francophonie au Yémen et malgré l’expansion encore limitée de partenariat entre les langues, des projets semblent se mettre en place au sein des départements de français et du centre culturel français de façon intéressante dans un rapport égalitaire puisque le Yémen n’a pas de passé colonial. Le français par rapport aux autres langues internationales a l’avantage d’être considéré comme une langue « artistique », non seulement par sa sonorité mais aussi par la culture qui y est associée. Ce prestige que possède le français dans cette communauté permet de mettre en place des actions culturelles et des procédés didactiques en exploitant les partenariats entre les langues, ceci en vue d’encourager la littérature francophone, les productions artistiques métissées, les événements interculturels et la recherche en français sur le Yémen.

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Atelier 2 : Descriptions des différents types de partenariat entre les langues

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Partenariat français/langues locales dans la presse écrite camerounaise : entre continuum et hybridation

Emmanuel Augustin EbongueUniversité de Yaoundé I

Décrivant l’histoire du plurilinguisme africain, Biloa (2003 : 64-65) écrit : Avant la colonisation, l’Afrique, au Sud du Sahara, est caractérisée par un plurilinguisme actif. Comment pouvait-il en être autrement, dans la mesure où les mouvements des populations, l’entremêlement de lignages des différents groupes ethniques sur un même territoire, les transactions commerciales à longue distance exigeaient des Africains moyens qu’ils soient des locuteurs multilingues. Les empires pré-coloniaux tolèrent et s’accommodent de la multiplicité des langues africaines. La colonisation surimpose aux langues africaines locales […] l’anglais, le portugais, l’espagnol, le français en Afrique subsaharienne, tout en leur conférant un statut dominant. Le Cameroun, Etat d’Afrique subsaharienne, est le meilleur exemple illustrant cette multiplicité des langues qui caractérise les pays d’Afrique noire. Le journal Le Popoli traduit une forte expression du phénomène du contact de langues et du multilinguisme qui établit un partenariat inévitable entre les langues parlées et écrites au Cameroun.

Journal à vocation satirique et offrant une langue proche des milieux propices à la variété basilectale, ou tout moins mésolectale, Le Popoli apparaît comme une vitrine linguistique du Cameroun. Ainsi par sa stratégie communicative qui consiste à offrir à ses lecteurs des images et une langue caricaturales, c’est un corpus représentatif des usages du français et des langues locales qui permet d’appréhender les visages linguistiques et les implications/conséquences linguistiques et sociolinguistiques du partenariat français-langues locales. D’où l’intérêt accordé à cet organe de presse qui rend compte des rapports que le français entretient avec les autres langues dans l’espace francophone camerounais.

Nous nous sommes ainsi posé deux principales questions qui sous-tendent notre étude, à savoir  : comment fonctionne la cohabitation entre le français et les langues locales dans le journal camerounais Le Popoli ? Y a-t-il des rapports conflictuels ou complémentaires entre ces langues ? On peut dire a priori que le français, l’anglais et les langues identitaires entretiendraient des rapports de partenariat qui leur permettent de s’entraider. En outre, comment un journal qui tourne en dérision la gestion politique d’un Etat peut-il être diffuseur et promoteur d’un interlecte ? Enfin, la continuité linguistique et le phénomène d’hybridation constitueraient quelques-uns des compromis linguistiques qui seraient signes d’une collaboration entre les langues.

Afin d’analyser la problématique, nous présenterons succinctement dans une première partie le paysage linguistique et sociolinguistique du Cameroun. En second lieu nous définirons le cadre théorique de notre analyse. En troisième lieu, nous passerons au crible les manifestations du contact de langues et du multilinguisme dans le corpus, afin de mettre en lumière l’impact socio-linguistique de ce partenariat.

11. Présentation du paysage socio-linguistique du CamerounLes linguistes et sociolinguistes s’accordent à reconnaître que le Cameroun est un véritable eldorado

linguistique. L’on dénombre plus de 250 unités-langues, soit autant d’ethnies et de cultures. Il y a au Cameroun deux grands groupes de langues sur le plan fonctionnel : les langues identitaires communautaires qui comptent un nombre important de locuteurs. Leur nombre se situe entre 50 et 60, d’après Tabi-Manga (2000 : 185). A côté de ces langues communautaires qui ne sont parlées que dans des départements, il y a des langues véhiculaires  : quatre langues véhiculaires nationales ont une aire de diffusion de grande importance […] on peut citer le fulfuldé, le bëti-faŋ, le basaa et le duala (Tabi-Manga, idem : 186).

De la colonisation, le Cameroun a hérité les autres langues d’importation européenne, à savoir le français et l’anglais qui deviendront plus tard les langues officielles. La cohabitation langues officielles étrangères, les langues camerounaises et le pidgin-english permet de lire quatre variétés de français selon que l’on est ressortissant des provinces du Centre, de l’Ouest, du Littoral ou du Nord du Cameroun. (Cf. Biloa 2003  ; Mendo Zé 1990). L’accent beti caractérise le français parlé dans les provinces du Centre, du Sud ; l’accent bamiléké est ressenti dans la province de l’Ouest ; le français du Littoral se distingue par l’accent basaa ; et le français des provinces du Septentrion se reconnaît par un fort accent « nordiste ». Il est ainsi clair que la variation géographique influence fortement le français au Cameroun.

Pour nous résumer, l’on peut dire que le Cameroun est un pays à très grande diversité linguistique qui rend dynamique la langue française au Cameroun, où l’on rencontre des langues communautaires et des langues camerounaises véhiculaires qui ont une influence considérable sur la pratique du français au Cameroun, comme on tentera de le démontrer tout au long de notre communication. Dans ce manteau d’arlequin linguistique, s’instaure un partenariat entre les langues que nous entendons examiner. Avant l’examen d’un tel partenariat,

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nous voulons d’abord définir le cadre théorique de la présente étude.

6. Cadre théorique En Afrique noire, le paysage linguistique se caractérise par une diversité de langues comme on l’a noté

en amont. Cette diversité linguistique reste particulièrement accentuée dans certains Etats tels que le Nigeria et le Cameroun où l’on dénombre environ 300 langues, soit presque autant de cultures et d’ethnies. Il se crée alors des situations de plurilinguismes qui sont le plus souvent décrites en termes de diglossie, de répartition fonctionnelle des langues ou de conflits linguistiques (Marimoutou, 2001 : 24).

Pour l’essentiel, dans cette perspective, il s’agit d’une mise en évidence des rapports disharmonieux que peut entretenir la cohabitation des langues. La diglossie telle que la définit Chaudenson (1989), comme rapport inégalitaire entre deux (ou plusieurs langues), peut parfois entraîner des conséquences néfastes/négatives telles que la glottophagie de la/les langue(s) fonctionnellement minoritaire(s), l’insécurité linguistique, des conflits entre les langues, etc. Notre communication ne s’inscrit pas dans une telle logique, elle tente de questionner les situations plurilinguistiques à partir d’un contrat de partenariat qui peut naître entre les langues en contact. Ce contrat de partenariat pourra favoriser la formation d’un continuum qui introduit l’existence des pôles dans une variété de langue au bout de laquelle se trouvent le pôle supérieur et le pôle inférieur. Pour Manessy (1978  : 93), le français d’Afrique se présente comme un continuum dont un des pôles est la langue très pure de nombreux écrivains ou intellectuels africains et dont l’autre se perd souvent dans une zone indécise où l’on a peine à distinguer ce qui est réalisation approximative des structures françaises de ce qui ressortit aux langues du substrat. Ainsi, comme le pense Queffélec (2004), à l’intérieur du continuum que présentent les divers français en usage, les descripteurs sont enclins à repérer trois grandes variétés qui correspondent à trois groupes de locuteurs en fonction de l’utilisation prioritaire ou exclusive que ceux-ci se font de ces variétés : l’acrolecte […] le mésolecte […], le basilecte […]. Ce partenariat favorise également la naissance des mots et parlers hybrides par le phénomène d’hybridation, processus de formation des mots hybrides que Dubois et al. (2001 : 235) définissent comme des mots composés dont les constituants sont empruntés à des racines de langues différentes. L’hybridation crée aussi des mots et des parlers nouveaux comme nous le verrons dans le corpus d’analyse. Ainsi, afin de cerner la dynamique des langues et ses implications linguistiques et sociolinguistiques dans le journal Le Popoli, l’étude s’inscrira dans la perspective variationniste. Car comme le postule son père fondateur, W. Labov (1976), pour comprendre un discours et le reconstruire, il ne suffit pas d’étudier la grammaire des phrases, il faut procéder à une véritable analyse du discours en l’insérant dans son contexte. On s’attellera donc à décrire les formes linguistiques qui déclinent le contrat de partenariat dans le corpus en questionnant certaines variables telles que la culture, le niveau d’études, l’histoire, l’espace géographique et la variable linguistique.

Manifestations des phénomènes du contact de langues et du multilinguismeLa lecture du journal Le Popoli met en évidence différentes expressions du multilinguisme. Celles-ci

vont des emprunts et alternances codiques, aux calques et unités onomatopéiques. Leur présence traduit la porosité du français aux langues qui l’accompagnent dans l’espace francophone camerounais. La cohabitation entre le français, l’anglais et les langues camerounaises établit des relations de partenariat qui se manifestent de prime a bord par l’acceptation et la reconnaissance des phénomènes du contact de langues et du multilinguisme. C’est la mise en évidence de ces phénomènes qui ferra l’objet de la présente section.

3.1. Les empruntsIl y a emprunt, écrivent Dubois et al. (2001 : 177), quand un parler A utilise et finit par intégrer une

unité ou un trait linguistique qui existait précédemment dans un parler B (dit langue source) et que A ne possédait pas ; l’unité ou le trait emprunté sont eux-mêmes qualifiés d’emprunts. Il s’agit ici d’une définition classique du terme emprunt. Cependant dans notre étude, nous considérons comme emprunt tout item lexical étranger à la langue française. C’est, selon Deroy (1956 : 21), le plus fréquent, le plus apparent, le plus largement connu.

Les rédacteurs de Le Popoli empruntent essentiellement des lexies aux langues locales identitaires camerounaises. Un premier ensemble est ainsi constitué d’occurrences provenant de la langue ewondo du groupe faŋ beti, parlée dans les provinces du Centre, Sud et de l’Est du Cameroun :

(1) Dis-donc, c’est vrai que Paul Nkukuma veut reprendre l’affaire-là en 2001 ? (LP, n° 237, 2005 : 3).(2) C’est un véritable coup de théâtre, « assimba » qui a eu lieu mercredi dernier à la Crtv (LP, n° 184, 2005 : 4).(3) Détrompez-vous, ce n’est pas du bikutsi c’est la house music (LP, n° 35, 1994 : 6).(4) Attends- quoi ? Tu veux qu’il fasse avaler le kwèm sans sel à mes invités quand il sera ici pour que tu comprennes qu’il gaffe fort ? Je dis nooo ! (LP, n° 194 : 2005 : 3).

Les items mis en gras sont représentatifs de la variété de langue beti-faŋ. Le mot Nkukuma signifie chef, assimba signifie miracle alors que les lexies bikutsi et kwèm renvoient respectivement au rythme musical

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pratiqué en majorité par les Camerounais originaires des provinces du Centre et du Sud et un plat camerounais fait de purée de feuilles de manioc fort apprécié par les locuteurs de cette même langue. La variété de français présentée par les journalistes du Popoli varie ainsi en fonction des cultures et des langues naturelles des locuteurs responsables des énoncés. Les journalistes qui les font parler essaient de s’exprimer comme des locuteurs natifs de la langue beti-fañ tout en adoptant leurs styles et leurs cultures caractéristiques desdits peuples beti.

D’autres lexies sont empruntées aux langues duala et basaa qui recrutent également leurs locuteurs des provinces du Littoral et du Centre. Il en va ainsi de mbobog, sissonghos, ndolo, njooh, njomba, etc.

(5) Voilà que débarquent sur les lieux les patriarches du monde bassa, les mbobog (LP, n° 113, 1995 : 6).(6) Mais où sont les hommes valables ? Certains dans les sissonghos (LP, n° 193, 2005 : 6).(7) Aux dernières nouvelles, on signalait que Jack avait pris sur lui de rembourser à l’hôtel les millions emportés par sa njomba (LP, n° 184, 2005 : 9).(8) Du moment où il travaillait, les deux amis se rendaient visite réciproquement sans incident. Mais le ndolo a pris une autre tournure quand « Galant » a pris sa retraite (LP, n° 219, 2005 : 9).(9) Le Japonais du canon en villégiature à ‘’Mbeng’’ (LP, n°219, 2005 : 1).

Chez les basaa, les mbobog sont les patriarches. En français du Cameroun, les lexies sissonghos et ndolo renvoient respectivement à une sort d’herbe que mangent les chevaux et les cochons d’inde et à l’amour. Njomba en duala siginfie épouse, maîtresse ou fiancée. Mbeng est un terme qui désigne le pays des Blancs d’abord et par extension, l’Europe et les Etats-Unis. Celui qui a séjourné en Europe ou aux Etats-Unis est appelé « mbenguiste ». La présence des lexies basaa et duala montre que les personnages sont soit locuteurs des dites langues, soit ils se conforment juste aux pratiques réelles de la langue cible.

Dans ce rendez-vous du donner et du recevoir, les langues des grassfields apportent également leur part de contribution en termes d’emprunts lexicaux. Ceux-ci renvoient tantôt aux faits divers, tantôt à l’actualité politique internationale, africaine et surtout camerounaise. On rencontre une variété de ces mots comme l'atteste l’échantillonnage suivant :

(10) Une jonglerie qui fait perdre à l’Etat camerounais de ‘’nkap’’ en terme de recettes fiscales (LP, n° 182, 2005 : 7).(11) Vous dégusterez le nkui, le vrai nkui (LP, n° 193, 2005 : 8).(12) Pour la famille Log Sen de Nkongui dont était issue la défunte, l’heure est aux pleurs et aux interrogations. S’agit-il d’une mort naturelle et du Moukwagne (LP, n° 193, 2005 : 8).(13) Le malheur s’abat sur nous. On accusait le malheur alors que c’est le famla (LP, n° 166, 2004 : 2).

Les trois dernières occurrences mises en gras désignent, comme on peut le remarquer, des réalités socioculturelles très connues des Camerounais originaires de l’Ouest du Cameroun. Elles connaissent une généralisation d’emploi dans le français du Cameroun. Moukwagne et famla renvoient à une seule et même réalité, à savoir une secte garantissant aux adeptes une très grande richesse. Nkui désigne une sauce gluante fort appréciée par les Camerounais (Bamilékés) des Grassfields.

Il arrive enfin que les journalistes du Popoli intègrent dans leurs papiers des anglicismes, entendus ici comme les mots et expressions anglais qui sont intégrés dans la variété de français décrite. On a pipeline (grands canaux d’écoulement des produits pétroliers), because (parce que), land (pays), etc.

(18) C’est comme le pipeline qui choisit de passer par le Cameroun pendant que le Tsunami se verse à Sumatra (LP, n° 182, 2005 : 2).(19) La nouvelle loi de finance […] devrait donner le tournis aux opérateurs indélicats. Because, le manque à gagner accusé par vient renforcer indûment leurs poches (LP, n° 182, 2005 : 7).(20) A Biya land ? Faut pas rêver nom de Dieu (LP, n° 219, 2005 : 2).

En agrémentant leurs papiers de termes provenant de l’anglais, les rédacteurs mettent en évidence le goût prononcé des Camerounais pour cette langue dominante dans la sphère mondiale; ou ils manifestent tout simplement le caractère bilingue de l’Etat camerounais.

On peut dire à l’analyse que le partenariat français et les langues environnantes donne naissance, sur le plan lexical, à un phénomène de variation qui n’est que l’acceptation des langues en présence. Autrement dit, le français qui sort d’un purisme reposant sur toute idéologie du conservatisme linguistique […] à postuler dans la prééminence de ce qui a été au détriment de ce qui se crée (Guilbert, 1972 : 44-45), a finalement admis et accepté les langues camerounaises avec lesquelles il entretient désormais des rapports de complémentarité, de partenariat. En insérant dans leurs discours des items lexicaux provenant des langues camerounaises quand ils font parler leurs compatriotes, les journalistes présentent un français qui est considérablement influencé par des langues et des cultures camerounaises.

La cohabitation linguistique entre le français et les langues camerounaises donne également à lire

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l’émergence de quatre langues à grande diffusion qui peuvent assumer les fonctions de langues nationales. Il s’agit des langues bëti-faŋ(ewondo, bulu), duala, basaa et fulfuldé. Elles font partie de la politique linguistique proposée par Tabi-Manga (2000) pour revaloriser les langues nationales identitaires du Cameroun. Il s’agit, selon le linguiste, d’une politique linguistique reposant sur le quatrilinguisme.

Le contact de langues perçu dans le journal Le Popoli favorise une harmonisation des rapports français/langues locales qui se matérialisent, comme on l’a vu, par l’intégration des items lexicaux ressortissant soit de l’anglais, soit des langues camerounaises. L’harmonisation linguistique aboutit à une coopération linguistique qui se manifeste à son tour par le passage d’un code à un autre.

3.2. Les alternances codiquesNous n’entendons pas dissocier alternance et mélange de codes. Nous nous inscrivons dans la logique

de Kumar (1986 : 205) qui pense que les deux phénomènes sont intimement liés et qu’il n’y a aucune raison de les distinguer. Est considéré comme alternance ou mélange codique le passage d’un point à un autre, d’une phrase à une autre ou d’un locuteur à un autre à l’intérieur du discours. Le journal Le Popoli met en évidence plusieurs variétés d’alternance des codes dont le point de départ est la langue d’écriture, le français. On a d’abord l’alternance français/langues locales camerounaises :

(20) Un Tsunami aux trousses du système Mendo Ze.- Eh ! Ma wou ! Vamoulké m’a tué… (LP, n° 194, 2005 : 1).(21) Pitié, ékié, ékié, a zamba wam (LP, n° 38, 1994 : 10).(22) Bi aboya alors ? (LP, n° 202, 2005 : 4).(23) Tu es un gars mignon, Wa wog ? (LP, n° 162, 2004 : 9).(24) C’est toi papa. Heu ? Ma fille m’a tué ooooh…A chef, Esselemba ! Euh, supporte-moi, gardez-moi chez-vous ! (LP, n° 119, 2004 : 7).(25) A quel leurre et au prix de combien de heurts ? Mais bana Loba, qui a vraiment tropmpé ces pauvre étudiants ? (LP, n° 219, 2005 : 2).

Les manifestations d’alternance codique sont légion dans le texte. Ceux ci-dessus cités sont juste sélectionnés à titre indicatif. Les segments de phrases a zamba wam (mon Dieu), Wa wog (tu entends/comprends ?; vous entendez/comprenez ?), bi aboya (que faisons-nous ; en français du Cameroun, l’équivalent est « on fait comment ? »), sont des exemples d’alternance français/ewondo. Les occurrences bana Loba (au nom de Dieu), esselemba (laisse-moi/laissez-moi) sont des alternances français/duala. Le français alterne parfois avec les langues de l’Ouest du Cameroun. C’est ce qu’attestent les énoncés ci-dessous :

(26) – Donc c’est une chefferie des stars…- Je veux purifier cette chefferie- C’est la géhenne qui commence ici !!!- Wō nyeu ? Wō nyeu ? Qui a mis ? (LP, n° 181, 2005 : 4).(27) Mais ce que la population n’a pas compris est que l’être mystique vient détromper leur vigilance car, pendant qu’ils sont en train d’éteindre le feu à l’entrée de la chefferie…- Poha chè !...- Envoyez de l’eau !...- Yièh !... Akem’ha ? Akem’ha ! Que faire ? Rire ?... Pleurer ? …- Jamais n’emperdu ! … Demsi tse tsea yanbaka ? On fabrique encore quoi sur cette terre ?...(LP, n° 181, 2005 : 4).(28) Le chef Bandjoun, sa Majesté Honoré Djomo Kamga a tellement pleuré que le chef Baleng, venu pour la circonstance, l’a ramené avec lui à la chefferie Baleng où il logeait au moment où nous allions sous presse.- Fô ten doo pèh ! Un chef ne pleure pas ! …. (LP, n° 181, 2005 : 4).

Il n’y a pas grande difficulté à comprendre les passages qui sont en langues locales car ils sont toujours suivis des traductions. Ces exemples mettent en évidence des personnages qui expriment leur désolation face à un incendie qui a ravagé la chefferie bandjoun. Cette alternance français/langues locales montre donc le degré d’intériorisation du bilinguisme axé sur le français et une langue camerounaise. Il convient de signaler ici que les locuteurs qui s’engagent aux phénomènes d’alternance et mélange codiques ne sont pas toujours des locuteurs natifs de la langue qui prend en relais le français. Aussi un Camerounais beti, basaa ou duala peut se retrouver en train d’alterner le français avec les rudiments d’une langue relevant d’un autre espace socioculturel et dont il n’est même pas locuteur. Ce locuteur veut juste se conformer aux usages du milieu, à une certaine norme. On peut également percevoir ici le rapport entre le code linguistique, le public cible, les intéressés et le contexte. Il s’agit là des facteurs qui constituent les motivations de l’alternance. En effet, devant certaines circonstances telles que les coups de vol, les pertes d’argent, les cas d’incendies, etc. un locuteur camerounais peut parfois convoquer soit des tours exclamatifs, soit des énoncés entiers provenant des langues dont il n’est pas locuteur

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natif. Il peut également arriver qu’un personnage veuille tourner en dérision tel ou tel groupe ethnique, en se servant de l’alternance des codes. En plus, lorsque les journalistes abordent, dans le cas d’espèce, un thème qui concerne particulièrement les Camerounais originaires de l’Ouest du Cameroun, la juxtaposition des codes devient une stratégie discursive utilisée visant à singer leurs modes de parler et leur mimique. L’anglais se juxtapose également au français pratiqué dans le journal Le Popoli. Il en va ainsi des passages tels que wonderful (Extraordinaire), help me, because (aide moi, parce que), but your english is very moche (mais ton anglais est très moche) :

(29) Une femme qui porte dans son sein pendant 9 mois, un enfant qu’elle offre ensuite aux asticots d’un w.c. Wonderful (LP, n° 219, 2005 : 11).(30) Peut-être Thabo Mbeki que Biya vient de saisir saura-t-il apporter la solution au miracle : - Help me, frère Mbeki help me, because Obassanjo me dépasse.- But your english is very moche!- Il peut aussi compter sur moi le jour où il a des problèmes avec le Swaziland (LP, n° 220, 2005 : 3).

Dans ce dernier exemple, on assiste à un échange téléphonique fictif entre les présidents Paul Biya du Cameroun et Thabo Mbeki d’Afrique du Sud. On voit comment le président camerounais se sert de l’alternance des codes pour juguler son sentiment d’insécurité linguistique en anglais. Les deux systèmes sont tellement bien agencés qu’on a de la peine à dissocier les deux codes dans les propos de Paul Biya. Du côté de Thabo Mbeki, celui-ci fait montre d’un bilinguisme improvisé lié à l’identité francophone de son interlocuteur Paul Biya du Cameroun. Il est certes vrai que cette conversion est de prime abord fictive, mais elle nous informe sur l’identité linguistique des locuteurs. La reproduction d’une telle conversation donne à penser que les locuteurs ressortissants des espaces socioculturels, géographiques différents peuvent se compléter des rudiments dont chacun dispose dans la langue de l’autre, le plus important étant ici l’atteinte des objectifs communicationnels. Ce qui correspond bien à la définition du concept d’alternance, à savoir l’habileté à alterner linguistiquement et de manière appropriée selon les changements situationnels (Verma, 1975 : 35).

On peut dire que les cas d’alternance codique traduisent le caractère compatible des langues parlées au Cameroun avec le français qui devient à cet effet très réceptif, conciliable. On obtient des parlers mixtes. Leur récurrence dans le corpus montre que la distance séparant les langues locales, l’anglais et le français est infime  ; elle est tellement réduite qu’un locuteur peut aller, de façon consciente ou inconsciente, d’un code à un autre sans s’en rendre compte, surtout lorsque son interlocuteur parle la même langue L1 que lui. Dumont et Maurer (1995 : 156) pensent ainsi que l’alternance peut s’opérer, dans un premier temps, avec la langue maternelle du sujet si celui-ci s’adresse à des locuteurs de sa communauté linguistique. Il y a donc un passage aisé d’une langue à une autre qui peut s’expliquer par la maîtrise de deux systèmes partenaires. Queffélec (2004) pense ainsi que du point de vue sociolinguistique, l’usage de l’alternance codique est nettement catégorisable socioculturellement : elle est l’apanage des bilingues possédant une bonne connaissance du français et donc situés au sommet du continuum. Les langues africaines entrent alors en continuité avec le français dans le partage d’un même espace socioculturel. Ce qui produit un effet de mixité des langues. Il arrive souvent que les rédacteurs du journal Le Popoli, en voulant écrire le français tel qu’il est parlé dans les rues des grandes villes du Cameroun, bref tel qu’il est parlé par une bonne franche de la population, procèdent à des traductions littérales des langues du substrat. On aboutit ainsi, au-delà des manifestations des mélanges codiques, aux calques et structures onomatopéiques.

3.3. Les calques Un calque est une forme d’emprunt qui consiste à transposer les unités lexicales de la langue L1 dans

les structures de la langue L2. On analysera les calques lexicaux et syntaxiques que Lipou (2001 : 134) définit comme l’importation des langues africaines en français dans une opération qui colle au texte de départ. Ces deux types ne sont pas très connus par l’ensemble des Camerounais et peuvent de ce fait générer un sentiment d’insécurité linguistique. Ils sont juste de simples transpositions de structures lexicales et syntaxiques des langues camerounaises sur celles du français. Ils sont le plus souvent ignorés des Camerounais ressortissant d’une autre aire socioculturelle. Considérons à titre illustratif ces occurrences:

(31) C’était lundi dernier. Ils ont décidé de faire un sit in devant le rectorat pour protester contre un gombo qu’ils estiment, disent-ils, que l’administration veut leur extorquer.- faire quoi faire quoi il va nous entendre (LP, n° 237, 2005 : 2).(32) Douala. Un voleur de pistache poignardé à mort (LP, n° 234, 2005 : 1).(33) Soyez compréhensif, le président a faroté, bien sûr. Mais l’argent n’a pas de pieds. Soyons patients (LP, n° 237, 2005 : 2).(34) Alors si c’est ça, c’est pas sérieux ! Oyono ne doit pas mettre le cœur des gens en haut pour rien (LP, n° 237, 2005 : 3).(35) Pour 450 millions, Anne Marie Ndzie veut tuer un cadavre (LP, n° 200, 2005 : 3).

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(36) Ouais, papa Gervais Bulldozer, il faut qu’on l’aide à pleurer son deuil, l’homme d’autrui a le sang à l’œil (LP, n° 170, 2004 : 6).

Les calques syntaxiques et lexicaux tels que il va vous entendre (il saura de quoi nous sommes capables), voleur de pistache (celui qui sort avec les femmes mariées. En français du Cameroun, on dit aussi voleur de mari), l’argent n’a pas de pieds (présuppose qu’il faut être patient, il faut attendre, car le processus est en cours), mettre le cœur des gens en haut pour rien (semer le doute dans les esprits des gens ; leur faire peur), tuer un cadavre (faire du scandale) et pleurer son deuil (compatir) sont de simples transpositions des structures des langues locales sur les structures du français. Ils sont le fait d’un télescopage entre les langues. Seulement, ils ne sont pas toujours compris par tous les membres de la communauté linguistique camerounaise. Ils sont juste reconnus par des locuteurs des langues dont ils sont issus.

3.4. Les unités onomatopéiquesLes unités onomatopéiques constituent d’autres éléments que les langues du terroir livrent au français

dans le corpus d’étude. Dubois et al. (2001 : 334) définissent l’onomatopée comme une unité lexicale créée par imitation d’un bruit naturel, même visant à reproduire le son du réveil […] On rencontre dans le corpus un nombre considérable de termes onomatopéiques qui relèvent des langues locales camerounaises. Ces éléments ont fini par être acceptés dans le système français, bien qu’on note la moindre capacité d’accueil du français pour l’onomatopée, comparée à celle d’autres langues (Dubois et al., idem). On retient à titre indicatif l’échantillon suivant :

(37) Yowaaah ! Ton pistache a encore produit quel enfant ? (LP, n° 210, 2005 : 2).(38) Çaa ! Yemalé, il m’a fait ! Aie, mon argent (LP, n° 57, 1994 : 5).(39) Quand souffle le mauvais vent le chef se barricade ! Womooo. Ils ont alors sorti le grand de l’agression (LP, n° 182, 2004 : 4).(40) Vous osez salir le tapis du RDPC avec vos pauvres chaussures là Ka ï … Quand je pense à cet argent, le rhumatisme veut m’attraper (LP, n° 182, 2005 : 5).

Le plus important dans ces exemples est que les onomatopées identifient le locuteur du français du Cameroun. Elles informent, en effet, sur l’origine tribo-ethnique du locuteur (Ebongue, à paraître). Le français s’adapte ainsi au système phonologique de la langue de chaque locuteur. Les occurrences yowaaaa et kaï sont de la langue fulfuldé ; les onomatopées womooo et yemalé rappellent les locuteurs originaires de l’Ouest du Cameroun.

L’analyse des phénomènes du contact de langues et du multilinguisme dans le journal décline une coopération qui s’établit entre le français et les langues locales qui accompagnent le français dans l’espace francophone camerounais. Le phénomène du contact de langues et du multilinguisme n’est plus celui qui implique des phénomènes de diglossie, de polyglossie et d’insécurité linguistique comme certains travaux l’ont souvent démontré, mais plutôt celui qui entraîne une tolérance aboutissant à une acceptation mutuelle des langues en présence. Cette acceptation donnant lieu à un partenariat entre les langues a engendré au fil du temps des conséquences et implications sociolinguistiques qui peuvent être considérées comme des fruits de ce partenariat, de cette coopération linguistique.

Il apparaît que le contact de langues qui se manifeste dans l’espace francophone camerounais ne favorise plus l’établissement des rapports plus ou moins conflictuels, plus ou moins disharmonieux. Il est l’expression d’un partenariat bien négocié ou en cours de négociation ; il génère des parlers mixtes, des phénomènes lexicaux, syntaxiques, morphosyntaxiques, sémantiques, etc. L’intérêt affiché pour tous ces procédés découle du fait que cet organe de presse est un lieu d’expression privilégié de ce partenariat entre le français, l’anglais et les langues identitaires camerounaises. Nous pouvons ainsi s’interroger sur l’impact dudit partenariat.

11. Impact sociolinguistique du partenariat français/langues environnantesComme tout contrat de partenariat, il génère toujours des retombées somme toute positives. Le

partenariat qui s’établit entre la langue française et les langues environnantes au Cameroun ne tarde pas à produire des fruits qui en constituent l’impact sociolinguistique et linguistique réel. Parmi ces conséquences l’on note l’existence d’un continuum, des langues et parlers mixtes et hybrides et la confirmation d’un interlecte.

4.1. Constitution des variétés de françaisLa constitution des variétés de français dans le journal Le Popoli apparaît comme l’une des

conséquences directes de la coopération entre les langues. Ces variétés de français participent de la constitution d’un vaste continuum qui se caractérise, selon Carayol citée par Dumont et Maurer (1995 : 155), par la présence d’un « diasystème » bipolaire allant d’un acrolecte caractérisé par des formes socialement valorisées à un « basilecte » correpondant à l’état de langue dévalorisé socialement. Bien entendu, l’acrolecte et le basilecte

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possèdent en commun un nombre considérable de traits linguistiques et la différentiation ne porte que sur un nombre limité d’éléments, ce qui permet une relative intercompréhension entre les deux pôles du continuum.

Le journal Le Popoli met donc en exergue ces trois groupes de français. Le pôle supérieur qui est proche de la norme hexagonale est l’acrolecte. Pour le mettre en évidence dans notre corps, nous nous servirons des résultats de l’enquête réalisée par Fassi (2006). Elle examine, à travers un questionnaire, le profil des rédacteurs dudit organe de presse. En voici les résultats :

Les éléments que renferme le profil de ces informateurs portent sur le sexe, l’âge et le niveau d’études :- Le sexe : Nos informateurs appartiennent aux deux sexes, dont six du sexe masculin et quatre du sexe

féminin.- L’âge : La tranche d’âge dans laquelle se situent nos informateurs est comprise entre 20 et 35 ans.-Le niveau d’études : Les rédacteurs du M. P. (Messager Popoli) sont pour la plupart des personnes

ayant fait des études universitaires. Certains d’entre eux sont des produits de l’école de journalisme. L’impression générale qui se dégage du profil des rédacteurs est la suivante : ces derniers qui se

recrutent dans les deux sexes ont un niveau d’études assez élevé. Ils ne sont donc pas analphabètes et ils peuvent utiliser une variété acrolectale car, comme l’affirme Queffélec (2004 : 96), l’acrolecte […] devrait concerner tous ceux qui ont un niveau scolaire post-baccalauréat.

Pour les rédacteurs, conclut Fassi, ils ont une maîtrise parfaite de la langue française. Aussi rencontre-t-on des constructions ou des énoncés conformes à la variété haute, que nous ne pouvons pas mentionner pour des besoins de cause. Cependant, si l’on rencontre des manifestations de la variété du basilecte, il s’agit juste des stratégies discursives qui aboutissent aux effets socio-pragmatiques. Ce sont des discours utilitaires à coloration argumentative et iconoclaste. Ils consistent à tourner en dérision la manière dont les affaires de l’Etat sont gérées, en employant une langue relâchée, une langue qu’utilise la plupart des couches sociales.

La variété basilectale qui s’inscrit dans le pôle inférieur du continuum n’est qu’un moyen ou une stratégie discursive visant un grand lectorat, d’autant plus que les locuteurs du basilecte sont majoritaires au Cameroun. Le basilecte se reconnaît dans le journal par l’emploi d’un français fortement enraciné dans le cocon maternel, une variété de français imprégnée d’une abondance de lexies, des interférences, des calques et bien d’autres traces linguistiques ressortissant des langues africaines camerounaises. Le basilecte se présente alors comme une variété de français très réceptive des agressions des langues locales qui lui imposent une coopération. C’est la variété de ceux qui n’ont pas achevé le cycle primaire durant le parcours scolaire. Queffélec le présente ainsi comme un français approximatif et instable marqué par l’interférence du substrat linguistique et par ses écarts importants par rapport à la norme de référence ; c’est la seule variété à la disposition des analphabètes qui n’ont pas du tout fréquenté l’école et des peu lettrés qui n’ont suivi qu’un cursus scolaire très court (début du primaire).

On voit ainsi comment les papiers des rédacteurs sont truffés de mots, des interférences et des structures des langues locales camerounaises que les personnages qu’ils font parler importent en français. Les langues sources sont dans la plupart des cas les langues des grassfields, le fulfuldé, le basaa, le duala, l’ewondo, etc. Bref, toute la gamme des langues camerounaises est représentée dans le journal Le Popoli. Le plus difficile reste à retrouver les langues sources de ces manifestations du contact des langues et du multilinguisme.

D’autres faits morphologiques et morphosyntaxiques déclinent le basilecte. Il s’agit des interférences des substrats camerounais qui mettent à rude épreuve la morphologie et la morphosyntaxe du français. Il en va ainsi de chéri de quoi, tes ‘’chéri ‘’ là, yo quel yisme, ne me contamine pas ta malchance là, etc.

(41) – Mais chéri- Chéri de quoi ? Appelle-moi patron ou gombiste. Mets-moi tout ça là et arrête-moi tes ‘’chéri’’ là (LP, n° 170, 2004 : 7).(42) Idriss, ne me contamine pas ta malchance là ! (LP, n° 117, 2004 : 1).(43) Ça ne peut plus durer très longtemps ! On ne va pas semer sur la pierre là ! (LP, n° 119, 2004 : 5). (44) – Je le vois se tresser, porter des boucles… Je croyais que c’était le yoyisme.- Yo quel yisme ? Ha !... Ça c’est la sorcellerie !!! (LP, n° 128, 2004 : 9).

La dominance du basilecte dans le journal Le Popoli a un réel impact communicationnel sur la population cible qui est en majorité locutrice de cette variété. En plus, elle rend accessibles les discours journalistiques.

Au milieu de ces deux pôles se trouve le mésolecte qui est une variété de français en relation assez lâche avec la norme scolaire et riche d’un grand nombre de régionalismes (lexicaux mais aussi syntaxiques)  ; il est parlé prioritairement par ceux qu’on appelle localement les lettrés, les locuteurs ayant suivi en français un enseignement primaire complait et une partie au moins de l’enseignement secondaire (Queffélec, 2004). C’est pourtant la variété la plus utilisée dans le corpus. Elle se présente comme la variété standard qui produit de moins en moins un rapport négatif à la langue française chez les locuteurs camerounais ; elle assure un maximum de sécurité linguistique aux locuteurs qui en font usage. Ceux-ci s’expriment sans complexe, sans menace d’un sentiment d’insécurité linguistique. Les caractéristiques de la variété seront analysées plus loin,

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puisque cette variété est présentée comme la concrétisation de l’interlecte camerounais.Nous pensons que la formation des variétés basilectale, mésolectale et acrolectale est loin d’être un fait

du sémilinguisme, mais plutôt le fait d’un multilinguisme très avancé qui se projette dans les productions langagières des locuteurs qui sont représentées dans le journal Le Popoli à travers les images caricaturales. Il en découle un envahissement plus moins considérable du français par des langues locales africaines tant aux niveaux lexical, phonético-phonologique, que syntaxique et morphosyntaxique. Ainsi plus une variété sera fortement influencée par les langues partenaires du français, plus elle tendra vers le « bas » ; moins elle présentera les traces d’autres langues, plus elle tendra vers le « haut ». Le rejet de la thèse du sémilinguisme reste défendable dans la mesure où il existe une toute petite distance, ce que l’on pourrait appeler une zone indécise, insaisissable entre les limites des différentes variétés.

Le fait même que les journalistes du Popoli qui appartiennent en principe à la variété haute parlent toutes les variétés met déjà en évidence l’absence d’une barrière étanche entre les variétés acrolectale, mésolectal et basilectale et écarte la possible thèse d’un sémilinguisme. Batiana (1998 : 24) affirme à cet effet que ce découpage du continuum n’a qu’une validité scientifique réduite puisque beaucoup de locuteurs possèdent la capacité de comprendre, sinon de parler, ce qui se dit dans les autres variétés . Il faut dire qu’au Cameroun tout dépend de la situation d’énonciation. Un même locuteur, comme c’est le cas chez les étudiants, passe habilement d’une variété à une autre. Ce point de vue avait déjà été soutenu par Queffélec (2004) qui affirme que les locuteurs mésolectaux sont susceptibles d’utiliser éventuellement le basilecte lorsque la situation les y oblige  ; de même, les intellectuels peuvent se servir de la variété mésolectale (par exemple en contexte informel pour éviter le reproche de parler un gros français) mais il leur est difficile d’encoder sinon en se servant artificiellement de quelques formules stéréotypes du français basilectal qu’ils comprennent cependant facilement grâce à leur connaissance des véhiculaires africains. Le continuum ainsi formé tel que le montre Le Popoli implique la naissance des parlers mixtes et hybrides générés par les phénomènes d'hybridation et de mixité.

4.2. Des effets par hybridation et par mixité Le contrat de partenariat français/langues locales produit des effets par hybridation et par mixité

formant à la fois des parlers et lexies mixtes. En effet, la naissance des parlers hybrides participe du phénomène d’hybridation. Deux principaux parlers hybrides dominent les papiers des rédacteurs. Ce sont d’ailleurs ces mêmes parlers qui ont cours dans le paysage linguistique camerounais. Il s’agit du camfranglais et du pidgin-english. Le premier, c’est-à-dire le camfranglais, est un parler composite constituer lexicalement de mots et expressions des langues locales camerounaises (d’où le segment cam), du français (‘’fran-’’) et de l’anglais (-glais). Le pidgin-english est constitué d’items lexicaux, syntaxiques et morphosyntaxiques ressortissant des langues camerounaises, de l’anglais du français. Les deux parlers se démarquent par le fait que le camfranglais est adaptée à la syntaxe française, alors que le pidgin-english utilise la syntaxe de l’anglais. Sur le plan fonctionnel, le camfranglais est beaucoup employé par les collégiens, les lycéens et les étudiants. Le pidgin-english recrute ses locuteurs auprès des vendeurs à la sauvette qu’on appelle en français camerounais « sauveteurs » parmi lesquels on retrouvent les diplômés de l’enseignement supérieur qui n’ont pas pu trouver un emploi dans la Fonction publique. Tous ces parlers, si on peut les appeler ainsi, ont une part belle dans le journal Le Popoli. S’agissant du camfrangalis, on relève les occurrences suivantes :

(45) Exclusif : le lion tchatche de son pouvoir (LP, n° 117, 2004 : 1).(46) Le FMI c’est qui ? Poupoul se tape un avion ‘’nyan nyan’’ (LP, n° 182, 2005 : 1).(47) C’est 100% yo’r tchatche avec tes potes (LP, n° 200, 2005 : 16).(48) Douala, deux feywomen frappent 300 000 francs chez un ‘’mougou’’ (LP, n° 200, 2005 : 12).

On peut traduire les énoncés ci-dessus en français standard ainsi qu’il suit : (49) Exclusif : le lion parle de son pouvoir.(50) Qui est le FMI ? Poupoul s’achète/s’offre un avion flambant neuf.(51) C’est 100% jeune, converse avec tes amis.(52) Douala : deux femmes escrocs dérobent 300. 0000 à un naïf.

Quant au pidgin-english, on relève les énoncés suivants :(53) Snif ! Snif ! Mougou di lap ndiba di kel him !!! (LP, n° 200, 2005: 12). (54) Moi ngataman? You chercha you pistache trouva ! (LP, n° 198, 2005 : 15).(55) Weeeeh ambassador. Na ‘’voyage de noss’’. Don kill miiiii (LP, n° 128, 2004 : 4).

En traduisant ces énoncés, on obtient des versions suivantes: (56) Le dupe rit, le voleur le dépouille de sa fortune.(57) Moi prisonnier ? Tu cherches les femmes tu trouves.(58) Ambassadeur, je convole en juste noces. Ne me tue pas.

Les passages illustrant la présence du camfranglais et du pidgin-english sont assez nombreux dans le corpus. Nous avons retenu quelques occurrences à titre indicatif. Ces parlers peuvent être considérés comme des

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parlures issues d’un partenariat entre le français et les langues parlées et écrites au Cameroun; ceux-ci méritent juste d’être mis en valeur. Comme on l’a dit en amont, les parlers camfranglais et pidgin-english procèdent du phénomène d’hybridation qui touche également la structure morphologique des mots. Biloa (2003 : 54) la considère comme une néologie constituée à partir de bases lexicales provenant des langues différentes, de telle sorte que le mot ainsi constitué relève exclusivement du lexique local de la langue d’accueil. Il en va ainsi de nyangalement, bendskineur, grimbatique, etc.

(59) Curieuse que les éléments du commissariat du 7è arrondissement de Douala ont faite vendredi dernier. Alors que le commissaire de l’établissement jouissait nyangalement de sa tranquillité, ses réseaux d’informations ont laissé suinter une information (LP, n° 210, 2005 :4).(60) Mais la suite s’est mal passée. Sur le pont, un mange mille a essayé de stopper le bendskineur qui a préféré s’esquiver (LP, n° 211, 2005 : 8).(61) Il est vrai que les choix tactiques de Winfried Tchoffo, pardon, Schäfer, à son époque, laissaient aussi perplexe que les joueurs qu’il alignait. Et si la déroute des lions avait une origine grimbatique (LP, n° 211, 2005 : 2).

Les mots mis en gras sont lexicalement constitués des segments de mots provenant de plus d’un système, à savoir le français et une langue camerounaise. Nyangalement (élégamment, avec élégance) est composé du radical nyanga qui signifie en ewondo élégance et –ment, suffixe français exprimant la manière. La lexie bendskineur est constitué du radical bendskin de l’anglais, du pidgin-english et du suffixe français -eur qui désigne un agent. En français du Cameroun, il signifie conducteur d’une moto transformée en taxi. L’adjectif grimbatique signifie littéralement relatif au grimbah, mot du fulfuldé qui veut dire magie, pratiques mystiques. C’est le suffixe –ique qui lui donne l’idée de relatif. Il y a donc dans l’hybridation lexicale des effets de mixité associant simultanément deux langues à l’intérieur d’une même unité lexicale.

Le phénomène d’hybridation, au vu de ce qui précède, marque une fusion interlinguistique qui donne lieu aux parlers que l’on qualifierait de langues hybrides et à une autre fusion lexico-morphologique qui aboutit à la création des néologismes lexicaux ou des mots mixtes. On peut alors se demander si le partenariat né de la cohabitation du français et d’autres langues parlées au Cameroun, à la suite des phénomènes de contact de langues qu’il entraîne, n’aboutit (ou ne motive pas) pas à la formation d’un interlecte dont le journal Le Popoli assure, de façon consciente ou inconsciente, la diffusion et la promotion ?

4.3. Peut-on parler d’un interlecte camerounais ?Le partenariat français/langues locales met en évidence un ensemble de traits distinctifs propres au

français utilisé au Cameroun, lesquels traits relèvent d’un phénomène de variation linguistique que Noumssi (2004: 105) définit comme un phénomène selon lequel une langue déterminée, dans la pratique, n’est jamais identique à ce qu’elle est dans un groupe social donné, ou à une époque précise. L’usage généralisé des variantes linguistiques par les membres d’une communauté donne à penser à la formation d’une variété interlectale que Dubois et al. (2001 : 253) définissent comme l’ensemble de faits linguistiques, qui, dans une diglossie ou un continuum, peuvent relever de l’une ou de l’autre langue en même temps, sans discrimination possible : ils y constituent l’essentiel de la communication quotidienne. Plusieurs faits linguistiques participent de l’interlecte dans le corpus. On peut citer les néologies verbales, les changements valenciels, les phénomènes de composition, les néologies sémantiques, les calques stylistiques et expressifs. Nous ne pouvons analyser tous ces faits linguistiques attestant de la présence de l’interlecte dans le corpus, faute d’espace. Nous nous limiterons aux néologies sémantiques, aux cas de dérivation et aux calques.

Dans la variété interlectale que promeut le journal Le Popoli, des mots du français connaissent une variation de sens qui donne lieu à une migration des sèmes d’un mot. Il en est ainsi des lexies écraser, gombo, pistache, avoir des parapluies et des godasses, etc. :

(62) Ceux qui ont des parapluies et des godasses passent outre. Le chien aboie et la caravane passe, que celui qui n’est pas content aille se moucher (LP, n° 219, 2005 : 5).(63) Il ne manquait non pas d’enfoncer de temps en temps, un doigt dans le pistache de sa fillette, menacée par son géniteur elle déclare alors qu’elle ne pouvait vendre la mèche (LP, n° 119, 2004 : 7).(64) Dans les quatre coins du monde, les hommes courent après le gombo. Quand vous sortirez d’ici, le monde que vous allez trouver dehors fourmille de gombo (LP, n° 200, 2005 : 4).(65) A 17 ans, il écrase sa grand-mère (LP, n° 200, 2005 : 1).

L’analyse sémantique des lexies mises en gras dans les énoncés ci-dessus révèle qu’elles ont subi en français du Cameroun une variation de sens et que, pour un locuteur peu ou pas accoutumé à la variété camerounaise, il sera en proie à un vif sentiment d’insécurité linguistique. Pour un Camerounais, locuteur de ladite variété, écraser signifie faire l’amour, gombo signifie argent alors que pistache veut dire tantôt vagin, tantôt la femme, etc. Au Cameroun, avoir des parapluies et des godasses signifie bénéficier du soutien d’une très haute personnalité, être sous sa protection, bénéficié de son parrainage.

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D’autres faits linguistiques attestés en français du Cameroun sont constitués de calques stylistiques ou expressifs. C’est le cas par exemple des occurrences lever le coude, avaler un verre de tapioca de travers, taper la bouche, avaler son acte de naissance, mettre le sable dans le gari, se gâter sur quelqu’un, avoir le sang à l’œil, etc.

(66) Ouais, papa Gervais Bulldozer, il faut qu’on l’aide à pleurer son deuil, l’homme d’autrui a le sang à l’œil (LP, n° 170, 2004 : 6).(67) Un administrateur se gâte sur le vieux nègre (LP, n° 170, 2004 : 5).(68) Pour la démonstration, on va chanter et vous verrez que Fonning ne fait rien… Elle tape la bouche (LP, n° 119, 2004 : 3).(69) Seulement, de son vivant, il jouait le rôle de tour de contrôle auprès desdits enfants qui à cet effet, étaient invulnérables. Une fois qu’il a avalé son acte, ceux-ci sont restés sans défense (LP, n° 119, 2004 : 9).(70) Fécafoot : Le gombo se gâte pour Iya et sa bande. Plusieurs personnes veulent mettre le sable dans le gari de Iya et ses amis Mayebi, Atangana Mballa … (LP, n° 119, 2004 : 11).(71) Après quelques pas de danse, le trio s’est dirigé dans une buvette du coin pour lever le coude (LP, n° 219, 2005 : 8).

Le renforcement de l’interlecte réside dans le fait que, même si la plupart de ces calques, sinon tous sont des traductions plus ou moins réussies des langues identitaires camerounaises, ils assurent l’intercompréhension entre les Camerounais. Ainsi un lecteur du Popoli qui maîtrise parfaitement la variété standard du français du Cameroun ne peinera pas à décoder les calques cités supra. L’expression lever le coude signifie boire une bière ; avaler un verre de tapioca de travers, c’est être enceinte ; avaler son acte de naissance c’est mourir ; taper la bouche signifie bredouiller, être moins convaincant ; mettre le sable dans le gari veut dire saboter les affaires de quelqu’un ; se gâter sur quelqu’un c’est manifester bruyamment sa colère, son mécontentement ; avoir le sang à l’œil signifie tantôt être sans pitié, tantôt avoir un courage impressionnant. D’autres calques tels que faire quoi faire quoi (n’importe comment, quel que soit lambda), tremper la main quelque part (jouir de l’argent qui provient d’une secte maléfique ; se salir les mains pour s’enrichir), faire ça à quelqu’un au village (être maudit, être victime d’une implacable malédiction), etc. sont autant de faits linguistiques qui caractérisent le français du Cameroun.

Le plus souvent, comme on peut le voir dans le corpus, les locuteurs préfèrent ces calques parce qu’ils les trouvent plus expressifs que les tours français et à travers eux, ils rapprochent de plus en plus de leurs langues identitaires. On observe que cette catégorie de locuteurs est faite d’intellectuels camerounais, d’enseignants, qui, lorsqu’ils sont en situation informelle ou entre amis et collègues, romprent avec une langue très normée.

Appartient également à la zone interlectale le processus de dérivation propre qui est très prolifique en français du Cameroun. Les locuteurs de l’interlecte camerounais aiment à employer le suffixe – iste pour former bon nombre de substantifs :

(72) Pendant que tel ministre nordiste sur recommandation du mallam casse les œufs dans un cimetière à minuit, son collègue sudiste égorge un chien derrière la case (LP, n° 113, 1995 : 4).(73) Pas étonnant donc de retrouver chaque semaine le révérend Achidi Achu dans le Nord-Ouest les pattes de bœuf en bandoulière en train de monter des intrigues entre RDPCiste et non RDPCiste (LP, n° 99, 1995).

Au Cameroun, un nordiste est un ressortissant des provinces septentrionales du Cameroun. Un sudiste quant à lui est un ressortissant du Sud du Cameroun. Un RDPCiste est un partisan du RDPC, parti au pouvoir.

On note un bon nombre de suffixes tels que –ois, -iens, -erie, etc. : Yabassiens (LP, n° 113, 1995 : 4) : Ressortissants de l’arrondissement de Yabassi dans la province du Littoral ; Mbamois (LP, n° 113, 1995 : 4) : Ressortissant du département du Mbam dans la province du Centre ; beigneterie (LP, n° 57, 1994 : 9) : lieu où l’on fait frire les beignets destinés à la vente ; beaufrerie (LP, n° 211, 2005 : 3) : relation de beau-frère.

A travers le procédé de suffixation qui semble producteur de lexies non seulement dans le corpus, mais aussi en français du Cameroun, l’on peut affirmer avec G. Prignitz (1993 : 126) que la dérivation est le procédé le plus exploité, celui qui est le plus productif dans les particularités africaines du français. Nous avons rencontré quelques cas de préfixation, à savoir anti-mafia (LP, n° 85, 1995), anti-fédéralistes (LP, n° 83, 1993).

L’interlecte camerounais tel que l’on peut lire dans le corpus se caractérise par une créativité stylistique remarquable. Il se concrétise, comme on l’a vu, par la dérivation, des néologies sémantiques et par des calques, qui sont acceptés par tous les membres de la communauté linguistique camerounaise et les adoptent comme tels. Ces formes linguistiques sont le fait de la normativisation des usages qui se concrétisent par l’acceptation par une communauté de locuteurs d’un système de normes définissant l’usage correct. Elles participent de cette façon à la normativisation des usages locaux au Cameroun dans la mesure où la quasi-totalité des Camerounais, quel que soit leur niveau d’études, les utilise à bon escient. La reconnaissance du français du Cameroun passe donc par la création d’une variété de français unifiée à partir de trois principales variétés existantes et fortement poreuses aux langues camerounaises. Cette variété unifiée semble donc se présenter comme un interlecte,

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considéré comme but ultime du partenariat linguistique français-langues locales camerounaises dont le Popoli est la vitrine.

Après avoir présenté le paysage linguistique et sociolinguistique du Cameroun, nous avons ensuite défini notre cadre théorique qui reposait sur les notions de continuum et d’hybridation. Nous avons en outre procédé à l’examen des différentes manifestations du contact de langues et du multilinguisme dans le journal Le Popoli. Nous nous sommes enfin interrogé sur l’impact sociolinguistique à travers l’analyse des conséquences et implications entraînées par le partenariat entre le français, l’anglais et les langues identitaires camerounaises. Nous pouvons ainsi affirmer en nous appuyant sur les discours journalistiques du Popoli qu’il existe un véritable partenariat entre les langues en présence. Ce dernier débouche sur une entente. Les langues mixtes et les discours métissés ne sont que la coloration de ce partenariat qui donne naissance à un interlecte qui se présente comme une norme endogène. Le journal Le Popoli, en mettant en évidence des discours qui reflètent les manières et modes de parler des Camerounais, diffuse peut-être inconsciemment une variété stable ; celle-ci prend des formes d’un interlecte dont l’organe de presse assure la promotion. Que la présence des occurrences relatives au contact de langues et au multilinguisme soit nécessaire ou superflue, le français n’est pas à même de se passer des items lexicaux, expressions et énoncés ressortissants des langues camerounaises. Leur insertion dans les discours des locuteurs-personnages est une réelle opportunité que ceux-ci saisissent pour juguler un éventuel sentiment d’insécurité linguistique auquel ils s’exposeraient en voulant une langue pure, dépouillée de tout régionalisme ou particularisme.

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LE PARTENARIAT ANGLAIS – FRANÇAIS OU LE PROBLEME ANGLOPHONE AU CAMEROUN

Edmond Biloa Université de Yaoundé I, Cameroun

1. IntroductionLe Cameroun est un melting pot linguistique où l’on dénombre plus de 250 langues provenant de trois

des quatre phyla attestés sur le continent africain. Vestiges de son histoire coloniale, le français et l’anglais sont les deux langues officielles du Cameroun, et le bilinguisme officiel est une politique linguistique consacrée par la constitution. En conséquence, l’anglais et le français sont (a) des langues d’Etat (elles sont utilisées dans les publications du Journal officiel, et la rédaction de tout document administratif doit se faire soit en anglais, soit en français, ou alors dans les deux langues), (b) des affaires, (c) de l’éducation publique et privée, (d) de la presse écrite, (e) de la radio et de la télévision, (f) de l’administration, et (g) de la communication internationale.

Cependant, en dépit de l’égalité officielle affirmée entre ces deux langues, le français occupe plus de terrain dans l’espace publique, au détriment de l’anglais. C’est ainsi que dans l’espace médiatique par exemple, la presse écrite d’expression francophone représente 90% des productions ; 65% des programmes/émissions radio et télé sont produites en français et 25% seulement le sont en anglais. Cet état de choses est dû au fait que la partie francophone du Cameroun jadis administrée par la France, représente 80% de la population totale, alors que la partie anglophone, sous administration britannique avant l’indépendance, n’est occupée que par 20% de la population du Cameroun. Alors que le statut du français (dans toutes ses variétés) comme langue véhiculaire tend à se renforcer dans les grandes métropoles/villes, l’anglais pour sa part est fortement concurrencé par le pidgin english. Il en résulte que le français est davantage présent dans la communication de masse, alors que l’usage de l’anglais est confiné aux milieux intellectuels et dans des situations formelles de communication.

Le bilinguisme officiel institué par l’Etat depuis l’indépendance avait pour but de promouvoir l’intégration nationale, préserver la paix sociale, assurer le respect des droits constitutionnels, et favoriser le développement socio-économique du pays. Pour ce faire, le gouvernement camerounais a dû consentir d’énormes moyens financiers. Paradoxalement, la cohabitation des populations d’expression anglophone avec leurs compatriotes Francophones a généré, au cours des années, de nombreux conflits. A la longue et de façon intime, ces deux groupes linguistiques se sont identifiés chacun à la langue européenne qu’il représente, si bien que le contact entre le français et l’anglais est aujourd’hui au Cameroun source de tensions politiques. L’élite anglophone se sent tellement dominée de la part de leurs pairs d’expression francophone, qu’une grande partie de cette élite souhaiterait le retour au fédéralisme tel qu’il fut pratiqué au Cameroun entre 1961 et 1972, au moment où il existait au Cameroun deux états fédéraux distincts (l’Etat Occidental d’expression anglophone d’une part, et l’Etat Oriental d’expression francophone d’autre part). Ce combat à caractère sécessionniste en faveur du fédéralisme est la manifestation de ce qui est convenu d’appeler au Cameroun le problème anglophone (cf. Konings and Nyiragongo 1997).

Dans le présent article, nous passerons d’abord en revue la situation sociolinguistique du Cameroun, suivie d’un examen du problème du multilinguisme, de l’identité nationale et de la politique linguistique. Nous nous pencherons ensuite sur les différentes situations conflictuelles générées d’une part par l’énorme diversité linguistique du Cameroun, d’autre part à travers la difficile cohabitation du français et de l’anglais dont l’expression la plus manifeste est le problème anglophone. En somme, L’attention sera portée sur l’incidence des questions linguistiques au Cameroun sur les revendications identitaires à caractère nationaliste et ethnique.

2. Aperçu de la situation linguistique au CamerounLe Cameroun est situé en Afrique Centrale. Il occupe une surface d’environ 475,442 km2 et compte une

population estimée en 2005 à 16, 184,748 habitants. Le Cameroun est limité à l’ouest par le Nigeria, au nord-est par le Tchad, à l’est par la République Centrafricaine et le Congo (Brazzaville), et enfin au sud par la Guinée Equatoriale et le Gabon.

D’après Breton et Fohtung (1991), le Cameroun compte 248 langues vernaculaires. Ce chiffre contraste avec celui avancé par Ethnologue8 (cf. Grimes, 1996), selon lequel le nombre de langues vernaculaires au 8 cf http://w.w.w.ethnologue.com. Il est toutefois important de relever que les statistiques avancées par Grimes (1996) sont quelque peu obsolètes de nos jours, étant donné qu’entre 1996 et 2003, certaines des langues alors existantes ont dû soit mourir, ou alors sont en danger notable de disparition (Bitja’a Kody, 2003). Cette situation concerne un certain

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Cameroun est de 279. Ce nombre est même porté à 285 par Bitja’a Kody (2003) dans son Annuaire linguistique du Cameroun. Cette variabilité des chiffres a tendance à alimenter la controverse sur le nombre exact de langues parlées au Cameroun. Si le chiffre avancé par Breton et Fohtung (1991) est celui que retiennent généralement la plupart des chercheurs, c’est en vertu de ce que leur atlas fournit des détails précis sur la localisation géographique de chaque langue répertoriée. Le Cameroun se révèle par conséquent comme un pays considérablement multilingue dans lequel sont représentées trois des quatre grandes familles linguitiques que l’on retrouve en Afrique (Afro-asiatique, nilo-saharienne et Niger-Congo)9. La famille afro-asiatique est représentée par 58 langues parlées dans la province de l’Extrême Nord ; la famille nilo-saharienne en compte 2 alors que la famille Niger-Congo en compte 188.

Sur le plan sociolinguistique, on peut regrouper les langues camerounaises en trois catégories : les langues officielles, les langues de grande communication et les langues vernaculaires à caractère ethnique 10 . Du point de vue sociologique, les langues officielles jouissent d’un plus grand prestige au détriment des deux autres catégories et, partant, ont une place plus importante au sein de la société quant à ce qui concerne les pratiques langagières. A côté des langues officielles, on retrouve les langues de grande communication telles que le basaa, le beti-fang, le duala, le fe’fe’, le fulfulde, le ghomala, le hausa, le kanuri, le mungaka, le wandala, l’arabe shoa et le pidgin. Ces langues débordent de leurs frontières ethniques et sont utilisées selon les cas au niveau local, régional ou national. Le beti-fang, par exemple, est parlé par plus de 2 millions de personnes dans les provinces du Centre, du Sud et de l’Est (SIL 2004), alors que le fulfulde est, quant à lui, parlé dans le Grand Nord, notamment dans les provinces de l’Adamaoua, du Nord et de l’Extrême Nord. Pour ce qui est du pidgin english, cette langue est parlée d’un point à l’autre du territoire camerounais aussi bien par des Camerounais que par des locuteurs venus du Nigeria voisin. Todd et Jumbam (1992 :4) évaluent la communauté pidginophone camerounaise à près de 6 millions de locuteurs. Au bas de l’échelle, on retrouve les langues vernaculaires à caractère ethnique qui jouissent d’un faible prestige, lorsqu’elles n’en jouissent pas du tout, car, ces langues sont généralement confinées à l’intérieur des frontières ethniques des populations qui les parlent.

3. Multilinguisme, identité nationale et politique linguistique

Devant le multilinguisme ambiant au Cameroun et par crainte de susciter une situation de conflit linguistique en désignant certaines langues comme étant des langues nationales11, le terme « langue nationale » fut unanimement adopté pour l’ensemble des langues vernaculaires camerounaises au cours de l’assemblée inaugurale du Conseil National pour les Affaires Culturelles tenu du 18 au 22 décembre de l’année 1974. A travers une telle mesure générale de reconnaissance se dégagea un sentiment d’égalité entre l’ensemble des langues vernaculaires, de sorte qu’aucune langue ne puisse être considérée comme supérieure aux autres. En un mot, le terme « langue nationale » avait été adopté par simple souci de compromis, pour des raisons purement nationalistes. Depuis lors, ce terme est utilisé par les linguistes aussi bien que par les non linguistes pour désigner l’ensemble des langues nationales comme faisant partie de la politique linguistique du pays. De manière logique, le fait d’élever ces langues au rang de langues nationales ainsi que l’engagement de l’Etat à les protéger et à les promouvoir découle de ce qu’elles sont considérées comme le symbole de l’unité nationale et l’expression de l’héritage culturel du Cameroun.

nombre de langues notamment le zumaya qui ne comptaient encore que 25 locuteurs en 1987, le busuu qui en comptait 8 en 1986, le ndai et le bumg qui en comptaient respectivement 5 et 3 en 1995, le ngong qui en comptait 2 en 1983, et enfin le bikya, le bishuo et le luo qui en 1996, ne comptaient chacun qu’un seul locuteur (Grimes 1996). A cette liste, pourraient s’ajouter d’autres langues telles que le baldamu, une langue afro-asiatique qui comptait entre 3 et 6 locuteurs en 2003 (SIL 2003), ainsi que le dama, le dek, le duli, le gey, le la’bi, le mbonga, le momo, le mumuye, le nagumi, le ndai, le oblo, le pam, le to, le yeni et le zumaya qui sont des langues presques mortes. (Bitja’a Kody, 2003 :8).9 La seule famille linguistique que l’on ne retrouve pas au Cameroun est la famille khoisienne.10 Cette classification ne prend pas en compte les langues étrangères enseignées dans l’éducation formelle telles l’espagnol, l’allemand et l’arabe.11 Il faut relever que les autorités camerounaises ont toujours redouté de façon obsessionnelle la naissance d’un conflit qui résulterait du choix préférentiel d’une langue vernaculaire particulière. Ceci explique pourquoi l’enseignement du duala, du basaa, de l’éwondo, du bulu, du fulfuldé et du fe’fe’ au Département des Langues Africaines et Linguistique à l’université de Yaoundé de 1970 à 1977 fut aboli par crainte que ceux des groupes dont les langues n’avaient pas été choisies ne se révoltassent. (Echu, 2003 :37).

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Il faut cependant se souvenir que bien avant cet engagement notable en faveur de la promotion des langues vernaculaires, d’autres initiatives louables ont pu voir le jour au cours de la période coloniale. Certaines langues vernaculaires à l’instar du duala, du mungaka, du bulu et de l’ewondo étaient largement utilisées par les missionnaires aussi bien dans les écoles que dans les églises durant les périodes coloniales allemande, britannique et française. Le duala et le mungaka étaient utilisés par la Mission Basel dans la partie anglophone du Cameroun. La Mission Presbytérienne Américaine, quant à elle, enseignait le bulu dans les écoles au Sud du Cameroun, alors que la Mission Catholique promouvait l’usage de l’ewondo dans la partie du territoire qui correspond de nos jours à la province du Centre. De telles initiatives privées, si elles étaient prioritairement destinées à faciliter la diffusion de la Parole de Dieu, ont également contribué à promouvoir l’usage des langues vernaculaires, et à susciter de la part des populations indigènes une prise de conscience quant à l’importance de ces langues dans la vie sociale. Une autre initiative tout aussi louable est celle entreprise par le Sultan Njoya dans la région de Bamoun où la langue bamoun fut développée en 1896 et enseignée dans 47 écoles créées à cet effet, et où fut aussi créée une société spéciale d’édition. Bien que l’administration coloniale française devait plus tard ordonner la fermeture de ces écoles et la destruction de la maison d’édition, le fait pour ces projets d’avoir vu le jour sous l’instigation des populations indigènes témoigne clairement de l’esprit nationaliste qui régnait à cette époque. A ces deux premières initiatives privées, on peut aussi ajouter celle engagée par l’UNESCO et par laquelle les langues telles l’ewondo, le basaa, le duala, le ghomala, le makaa, le fulfulde, le bafia, le lamso et le bakweri furent désignées comme des langues d’alphabétisation.

Toutefois, en dépit du caractère national que les langues autochtones revendiquent, elles demeurent encore non standardisées dans leur grande majorité et ne s’expriment que sous la forme orale. Dès lors, l’aménagement linguistique s’avère être un préalable incontournable en vue de la préservation des ces langues. Car, en dehors d’un effort d’aménagement, les langues locales camerounaises ne sauraient prétendre assumer un quelconque statut national, étant donné que « l’insertion d’une langue dans l’éducation formelle par le gouvernement nécessite entre autres un système d’écriture, des syllabaires, l’élaboration d’un style ainsi que des formules propres à l’administration, en un mot, des dictionnaires, des grammaires et des ouvrages sur le style  », Fishman, 1997 :339).

En somme, la politique linguistique appliquée au Cameroun depuis l’indépendance a eu pour effet de promouvoir les deux langues officielles à travers l’institution du bilinguisme officiel depuis 1961. Cette situation a à son tour favorisé le développement et l’expansion de l’anglais et du français à travers l’ensemble du territoire national, avec pour corollaire l’émergence de deux variétés linguistiques que sont le français camerounais et le Cameroon English. Mais pour que ces deux variétés acquièrent une forme de reconnaissance en tant que variantes régionales/nationales du français et de l’anglais, une bonne planification des données linguistiques est nécessaire en ce qui concerne l’usage, l’orthographe, les conventions de style, etc. Ceci est sans doute la raison qui a motivé les travaux sur les particularismes du français camerounais qui sont actuellement en cours et qui ont débuté à la fin des années 1970 sous le thème « inventaire des particularités lexicales du français du Cameroun ». On peut cependant déplorer le fait qu’un tel projet n’ait jusque là suscité aucune émulation en ce qui concerne le Cameroon English, en dépit de quelques initiatives isolées que l’on note ça et là. Toutefois, comme on peut l’observer au sein des milieux intellectuels compétents dans le domaine, et ainsi que l’atteste la présence des labels « français camerounais » et « Camerounian English » dans le monde des technologies de l’information, il semble naître déjà sur le plan international une forme de reconnaissance quant à l’existence de ces deux variétés linguistiques. A travers l’usage des termes propres au contexte camerounais tels que bend skin, mammy water, small no be sick, ndole, water fufu, miondo ou encore mbongo tchob12i, le français camerounais et le Cameroon English sont devenus l’expression d’une identité et d’une culture purement camerounaises. Ces variétés linguistiques ont le mérite, contrairement aux formes standard correspondantes, de traduire plus efficacement des réalités et des colorations socioculturelles propres au contexte camerounais.

Il est aussi à noter que dans leur pratique quotidienne, ces deux variétés sont devenues dans la conscience collective du peuple camerounais l’expression d’une vision et d’une aspiration commune. Pour traduire cette idiosyncrasie qui sécrète une authentique imagerie populaire, certains slogans ont été forgés à partir de ces variétés, et particulièrement dans le français camerounais, forme dominante officielle. En haut lieu, nous pouvons citer des expressions telles que « Le Cameroun c’est le Cameroun, « Impossible n’est pas

12 Bend skin (terme tiré du Pidgin Pnglish), désigne une moto utilisée comme moyen de transport dans les zones urbaines et semi urbaines ; mammy water (lui aussi tiré du Pidgin English), est un terme désignant une femme d’une beauté extraordinaire, une fée ; small no be sick, ( autre terme tiré du Pidgin English), est le nom donné à un baume d’origine chinoise, qui est vendu dans le marché local sous la forme d’un antalgique ; ndole, water fufu et mbogo tchobi pour leur part désignent des recettes culinaires locales prisées par les Camerounais.

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camerounais », « le pays des Lions indomptables13 ». De tels slogans créent, de la part des Camerounais, un sentiment d’unicité et de communion que renforce la conviction d’un vivre ensemble collectif.

A côté des deux langues officielles, d’autres langues ou parlers tels que le Cameroon Pidgin English et le camframglais sont aussi perçus, au sein de groupes sociologiques donnés comme à l’échelle nationale, comme l’expression d’une identité propre.

Au Cameroun, le pidgin est davantage considéré comme la marque de l’identité anglophone. Les Camerounais d’expression francophone ont généralement une attitude négative à l’égard du pidgin english ainsi qu’à l’égard de ses locuteurs. Selon eux, le pidgin est une perversion pernicieuse de l’anglais. Cette catégorie de Camerounais d’expression francophone a développé une attitude de rejet à l’égard des Anglophones, sous le seul prétexte de leurs pratiques langagières, et ne souhaiteraient sans doute pas que leurs propres enfants en fasse autant. Ainsi, aussi longtemps que l’on continuera d’associer intimement le pidgin english à la communauté anglophone, le pouvoir en majorité francophone lui accordera toujours peu de considération. En effet, le pidgin english au Cameroun est victime d’un phénomène de « double marginalisation », dans la mesure où, contrairement aux langues identitaires locales qui ont bénéficié ces derniers temps d’une forme de sympathie de la part des milieux officiels et de celle de l’élite camerounaise, cette langue n’a jusqu`à présent bénéficié d’aucune marque d’attention sérieuse de la part des décideurs politiques, pas plus qu’elle n’a suscité de la considération au sein de la société camerounaise. Toutefois, et en dépit d’une telle attitude antipathique de la part de la communauté, le pidgin english jouit d’une popularité certaine au sein des milieux anglophones camerounais (Echu, à paraître). Cette lingua franca est, plus que ne l’est l’anglais standard, le symbole le plus fort de l’identité anglophone, étant donné que cette langue est parlée et comprise par une écrasante majorité d’Anglophones aussi bien dans les deux provinces anglophones qu’à l’échelle nationale.14 Même au sein de la communauté pidginophone, le fait pour un locuteur de parler une variété donnée du pidgin english est suffisant pour déterminer si oui ou non ce locuteur est digne d’être considéré comme un Anglophone15. En effet, si les locuteurs de la variété du Grassland, ceux de la variété bororo ou ceux de la variété côtière sont légitimement considérés comme des locuteurs anglophones, il en va autrement pour les locuteurs de la variété francophone qui, en dépit de leur compétence avérée, auraient du mal à être considérés comme des Anglophones à part entière. Un tel critère discriminatoire révèle une fois de plus que l’identité anglophone dans le contexte camerounais n’est pas tributaire du seul facteur linguistique ; elle est basée davantage sur des considérations purement idéologiques et politiques qui n’ont rien à voir avec la réalité linguistique. Dans de nombreux cas, une femme âgée par exemple, née et élevée dans l’une des deux provinces anglophones camerounaises, est quand même considérée comme Anglophone, même lorsqu’elle ne comprend ni ne parle l’anglais et/ou le Pidgin English. De même, une personne de parents francophones, née et élevée dans l’une des deux provinces anglophones, sera catégoriquement rejetée en dehors de la communauté anglophone, en dépit du fait que cette personne maîtrise parfaitement l’anglais et le pidgin english. De telles attitudes sont uniquement basées sur des considérations d’ordre idéologique et politique plutôt que sur des mobiles d’ordre linguistique.

Pour ce qui est du camfranglais, ce nouvel argot (Kouega, 2003), qui gagne considérablement du terrain chez les jeunes résidant dans les grandes villes de la zone francophone camerounaise, tend de plus en plus à être considéré par un grand nombre de Camerounais comme le symbole de l’identité camerounaise. Une telle vision est inhérente à la définition même du terme « camfranglais », ce terme étant, d’après Mbah Onana et Mbah Onana (1994 :29), un acronyme constitué à partir des termes « Camerounais + Français + Anglais ». En d’autres termes, cet argot à consonance francophone est un mélange de français, d’anglais, de pidgin english, de langues

13 Lions Indomptables est le nom donné à l’équipe nationale de football, symbole de l’unité nationale et motif de fierté pour les Camerounais, en vertu de nombreux exploits réalisées par cette équipe à l’échelle internationale aux cours des Coupes africaines des nations ainsi qu’à l’occasion des rencontres de Coupe du monde.14 En dépit du fait que la pratique de l’anglais au Cameroun est considérée comme une marque de l’identité anglophone, la majorité des membres de cette entité politique (qui est à distinguer de l’entité linguistique) à laquelle on donne le nom d’Anglophones tout simplement parce qu’ils proviennent soit de la province du Sud-Ouest soit de la province du Nord-Ouest, ne comprennent ni ne parlent l’anglais. Ces Anglophones, qui toutefois parlent couramment le Pidgin English, acquièrent cette langue de façon informelle, contrairement à l’anglais qui n’est acquise que de façon formelle dans le contexte camerounais. 15 D’après Echu (à paraître), il existe fondamentalement quatre variétés du Pidgin English : la variété du Grassland que l’on retrouve dans la province du Nord-Ouest, la variété bororo parlée par la communauté Bororo, la variété côtière parlée dans la province du Sud-Ouest et la variété francophone parlée par les Francophones.

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locales camerounaises ainsi que de certaines langues étrangères enseignées ou parlées au Cameroun à l’instar de l’espagnol, de l’allemand et du latin. En réalité, c’est un mélange de langues suffisamment colorié qui constitue une ossature multilingue, ce qui traduit de façon éloquente le multilinguisme ambiant au Cameroun. Créé dans les grands centres urbains et au sein des milieux jeunes, qu’il s’agisse d’étudiants, de jeunes non scolarisés ou d’autres citadins impliqués dans le petit commerce, le camfranglais en tant que langue, contribue à créer une identité et une forme de solidarité parmi cette jeunesse qui voudrait bien se singulariser par rapport au reste de la communauté, ceci en forgeant leur propre code secret, accessible aux seuls initiés. Ainsi que le souligne remarquablement Carole de Féral, la pratique du camfranglais suggère que l’on est un jeune citadin qui revendique une identité camerounaise dans un pays officiellement bilingue (Féral, 1993 :213). Cette revendication n’est pas le seul apanage des locuteurs du camfranglais ; elle concerne aussi la communauté de ceux qui ne parlent pas cette langue, mais qui se considèrent comme partie intégrante de cet héritage et de cette identité communs. Si cette langue est souvent stigmatisée en tant qu’une variante locale du pidgin english, c’est en partie parce que ses locuteurs l’ont forgée de façon artificielle à travers un processus conscient de pidginisation (Echu et Grundstrom, 1999 : xix). En dépit du nombre encore limité de ses locuteurs en comparaison au pidgin english ou aux deux langues officielles, le camfranglais force l’admiration de la part d’un grand nombre de Camerounais, en ce sens qu’il est souvent utilisé dans des situations comiques de communication et sert également à exprimer le « Cameroonian way of life ».

4. Le nationalisme anglophone et la question linguistique

Il a été observé que dans une communauté linguistique minoritaire qui pense être l’objet de répressions, de persécution ou de discrimination, la langue peut facilement devenir un point de mire. Le cas de la langue française au Canada au milieu du 20e siècle en est une illustration. Au 19e siècle et au début du 20e siècle, l’irlandais gaélique est parvenu à symboliser le patriotisme et l’émancipation de l’Irlande vis à vis de la Grande-Bretagne. Au Cameroun aujourd’hui, la langue anglaise semble devenir un centre focal, objet de loyalisme de la part de la communauté minoritaire anglophone qui se sent marginalisée. Cette situation a conduit à l’affirmation de leur identité anglophone (anglophoneité ?) comme la marque de l’héritage culturel anglosaxon légué par le colonisateur. Ici, la langue est un critère déterminant dans l’affirmation d’une identité propre aux Camerounais originaires des provinces du Nord-Ouest et du Sud-Ouest. Aussi, dans le processus d’émergence d’un nationalisme anglophone, l’anglais ressort comme un dénominateur commun, quoique non exclusif  ; le pidgin english constituant bien évidemment un autre dénominateur commun, dans la mesure où cette langue est perçue comme étant la marque de l’identité anglophone au Cameroun.

En effet, l’histoire du nationalisme anglophone au Cameroun est fortement associée à l’histoire du pays lui-même. Le Cameroun occidental, qui correspond aujourd’hui à la région anglophone, fut administré de Lagos via Enugu en tant que partie intégrante du Nigeria sous l’administration britannique, au cours de la période coloniale. Par cet accord, le destin du Cameroun occidental était inextricablement lié à celui du Nigeria. Ce n’est qu’en 1958, lorsque ce territoire accéda à une forme d’autonomie locale, qu’il acquit le droit d’établir une administration à Buea. Cette autonomie fut néanmoins de courte durée, car le Cameroun francophone se réunifia avec le Cameroun anglophone pour donner naissance à une fédération de deux Etats. A travers cette nouvelle forme d’organisation, la partie occidentale était désormais reconnue comme constituant l’Etat fédéral du Cameroun occidental, pendant que la partie orientale était reconnue comme constituant l’Etat fédéral du Cameroun oriental. En tout, la fédération dura d’octobre 1961 à mai 1872, quand le Président Ahidjo, de manière unilatérale, y mit un terme en créant l’Etat unitaire.

En 1941, Peter Kale et Emmanuel Endeley créèrent à Lagos l’un des tous premiers mouvements nationalistes anglophones, le Cameroon Youth League (CYL). Quelques temps après la création de ce mouvement, ses dirigeants se retrouvèrent très vite dans le sillage des groupes nationalistes nigérians, en particulier le mouvement politique que tentait de créer le Dr Nnandi Azikiwe (le Vine, 1984 :250). D’autres groupes à l’instar du Bamenda Improvement Association et le Bakweri Union s’activaient aussi à préserver l’identité anglophone du Cameroun occidental au sein des groupes politiques nigérians. En outre, même les partis politiques tels que le One Kamerun Mouvement de Ndeh Ntumazah se virent captivés par cette urgence nationaliste. Après la réunification en 1961, le nationalisme anglophone s’estompa quelque peu, voire même cessa d’exister, compte tenu du génocide politique qui caractérisa cette ère dictatoriale sous Ahidjo. Même après l’avènement de l’Etat unitaire le 20 mai 1972 alors fortement contesté, on ne nota pas de velléités nationalistes manifestes de la part des Anglophones, en dépit du fait qu’ils désapprouvaient tacitement la manière par laquelle le référendum instituant l’Etat unitaire avait été conduit. En conséquence, toute forme d’activisme politique anglophone demeura dans la clandestinité. Ce fut le cas du légendaire West Cameroon African Movement. Cependant, à la faveur de l’avènement du multipartisme instauré par le régime de Biya au début des années 90, le nationalisme anglophone a refait surface. Des groupes tels que le Cameroon Anglophone Movement (CAM), le All Anglophone Conference (AAC), le Southern Cameroon National Council (SCNC) ont depuis lors occupé

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l’arène politique en prônant un retour au fédéralisme et en revendiquant une autonomie et une indépendance politique, de même que la sécession immédiate du Cameroun anglophone de la République du Cameroun.

En mars 1993, une assemblée générale des Camerounais d’expression anglophone, connue sous le nom de All Anglophone Conference (AAC), se tint à Buea dans la province de Sud-Ouest, à l’initiative de certains leaders anglophones tels que Simon Munzu, Carlos Anyangue et Ekontang Elad. Au cours de cette conférence, des Anglophones venus des quatre coins du pays se retrouvèrent en vue de discuter de leurs problèmes communs et exprimer ouvertement dans un document intitulé « Buea Peace Initiative » et, pour la toute première fois, la marginalisation dont ils sont victimes de la part de leurs compatriotes francophones. Une résolution majeure fut adoptée à l’issue de cette conférence, préconisant le retour au fédéralisme comme la solution sine qua non en vue d’une cohabitation pacifique entre les Anglophones et les Francophones au Cameroun. Parmi les nombreux participants à cette conférence, on pouvait noter la présence de John Ngu Foncha et Salomon Tandem Muna 16. La participation de ces deux personnalités qui avaient par ailleurs joué chacun un rôle important dans la réunification des deux Etats fédéraux, démontra à suffisance, l’importance qu’accordait la communauté anglophone à cette conférence.

Si le All Anglophone Conference en tant que groupe de pression n’a pas pu acquérir une dimension nationale, le Southern Cameroon National Council (SCNC) quant à lui, occupe aujourd’hui une position importante dans le paysage politique du Cameroun. En optant pour une sécession immédiate des deux provinces anglophones de la République du Cameroun, le nationalisme anglophone se donne clairement une dimension extrémiste. Hormis l’envoi de plusieurs missions à l’étranger en vue de susciter le lobbying dans les cercles internationaux, les dirigeants de la SCNC ont également entrepris des actions dans les deux provinces anglophones en vue d’attirer l’attention du public sur leur combat. Notons que le 1er septembre 1995, John Ngu Foncha conduisit personnellement une délégation de neuf représentants de la SCNC aux Nations Unies en vue d’exprimer la position de ce mouvement à l’égard des rapports entre Anglophones et Francophones au Cameroun. En septembre 2005, la montée persistante des tensions au sein de la communauté anglophone et la naissance d’initiatives en vue de la proclamation de l’indépendance du Cameroun occidental ont obligé le gouvernement à entreprendre une campagne nationale de sensibilisation contre les activités de la SCNC dans les provinces du Sud-Ouest et du Nord-Ouest. Cette mission fut confiée à Philémon Yang, Secrétaire Général adjoint à la Présidence de la République. Les activités de la SCNC sont un indicateur patent de l’existence d’un problème anglophone au Cameroun (cf. Konings et Njamnjoh, 1997). Aussi, malgré le refus du gouvernement de reconnaître l’existence du problème anglophone, tout démontre qu’il est possible d’arriver à une solution durable, non pas à travers des intimidations et des arrestations, mais à travers la promotion d’un dialogue constructif et par une stricte application de la constitution de 1996, qui prévoit l’octroi d’une forme d’autonomie aux régions (que sont appelées à devenir les provinces).

Le conflit linguistique peut être perçu au Cameroun à différents degrés, le degré le plus élevé étant le conflit qui oppose la langue anglaise à la langue française. Aux yeux des Anglophones qui constituent environ 20 % de la population nationale, les Francophones ont une main mise sur l’ensemble des secteurs de la vie publique, à savoir l’administration, la politique, l’économie et les média. Cette situation crée un sentiment de frustration et de marginalisation qui débouche sur des formes de résistance et de nationalisme au sein du groupe marginal. L’origine du conflit entre les deux langues officielles remonte à l’avènement de la constitution fédérale de 1961 qui affirmait de façon tronquée l’égalité entre l’anglais et le français. En ce moment, l’accord instituant l’Etat fédéral a contribué à voiler la situation en réglementant d’une certaine façon l’usage de ces deux langues officielles. Tandis que l’anglais continuait d’être utilisé majoritairement dans la partie anglophone (Cameroun occidental), le français était employé de façon dominante dans la partie francophone (Cameroun oriental). Mais après la fin du fédéralisme et l’avènement de l’Etat unitaire en 1972, les Anglophones commencèrent à ressentir réellement la domination du français. Ils se rendirent très vite compte qu’ils constituaient une double minorité sur les plans démographique et linguistique.

Sur le plan linguistique, le français a très vite dominé le paysage politique et administratif tel qu’il ressort du fait que la majorité des textes officiels, lois, décrets, arrêtés, décisions, lettres circulaires et notes de service sont presque toujours conçus et rédigés en français et ne sont quelquefois traduits en anglais qu’après coup. Ceci est particulièrement le cas lors des différents concours d’entrée à la Fonction Publique où les épreuves sont d’abord conçues en français puis traduites en anglais, avec pour conséquence le fait que la version anglaise de ces épreuves n’est généralement qu’une approximation de la version française originale (Shey, 1989). Aujourd’hui encore et en dépit de l’existence de quatre décennies de bilinguisme officiel, l’anglais reste

16 John Ngu Foncha était l’ex-Vice Président de la République Fédérale du Cameroun (1961-1968), et Premier Ministre de l’Etat du Cameroun occidental (1961-1965). Quant à Salomon Tandem Muna, il a aussi été Vice-Président de la République Fédérale du Cameroun (1968-1972) et Président de l’Assemblée Nationale (1973-1988).

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encore relégué au second plan et pratiquement absent de certaines sphères de la vie socioprofessionnelle telles que l’armée où le français reste la seule langue de travail (cf. Constable, 1974 ; Elime, 2000). Malgré des rappels à l’ordre répétés du gouvernement à travers, par exemple, la lettre circulaire No 001/CAB/PM du Premier Ministre en date du 16 août 1991, l’arrêté présidentiel No. 03/CAB/PR du 30 mai 1996, de même que la lettre circulaire No A685/CAB/PM du Premier Ministre datée du 25 avril 2000 relatifs à la pratique effective du bilinguisme dans le secteur public, et l’usage simultané de l’anglais et du français dans la préparation des documents officiels, le bilan au regard de l’utilisation de ces deux langues officielles penche désespérément en faveur du français. Cette situation génère de la part de la communauté anglophone un sentiment de marginalisation. Certains Camerounais d’expression anglophone ont même le sentiment que le français leur est imposé à tout prix, au détriment de l’anglais. L’un des exemples les plus parlants, souvent mis en avant par les activistes anglophones, est celui de la SONARA (Société Nationale de Raffinerie), une société parapublique située à Limbe en zone anglophone et qui emploie en majorité des Francophones, et où la langue de travail est prequ’exclusivement le français.

Le sentiment de domination et l’hostilité psychologique qui ont souvent caractérisé les relations entre Francophones et Anglophones ont logiquement conduit la communauté anglophone à s’ériger en défenseur de la langue anglaise. Parce qu’ils se considèrent comme étant un groupe marginalisé à côté de la communauté francophone majoritaire, les Anglophones se sont vu obligés de se définir d’abord comme un groupe linguistique historiquement solidaire. C’est sans doute pour ces raisons d’ordre historique et linguistique, auxquelles il faut ajouter le sentiment d’appartenance à un même groupe, que des mouvements tels que le Cameroon Anglophone Movement, le All Anglophone Conference, le Teachers’ Association of Cameroon (TAC), le Confederation of Anglophone Parent-Teachers’ Association of Cameroon (CAPTAC), et le Southern Cameroons National Council (SCNC) ont pu voir le jour. A chaque fois qu’ils ont ressenti que leurs intérêts étaient menacés, les Anglophones se sont toujours montrés prompts à se mobiliser. Ce fut le cas entre 1991-1992, lorsque, comme un seul homme, la communauté anglophone s’aligna derrière le Teachers’ Association of Cameroon (TAC) et le Confederation of Anglophone Parent-Teachers’ Association of Cameroon (CAPTAC), menant des actions de protestation à travers le territoire national et revendiquant la création du G.C.E. (General Certificate of Education) Board qui leur fut finalement accordé par le gouvernement en 199317 (Nyambjoh, 1996).

De toute évidence, le nationalisme anglophone au Cameroun est fondé sur la question linguistique, expression d’un désir de préservation d’un héritage commun qu’est la langue anglaise. Ceci s’explique aisément au regard des caprices de l’histoire, une histoire qui a inextricablement scellé la destinée de la communauté anglophone camerounaise à celle de la langue anglaise. Quelque étrangère que cette langue officielle reçue puisse paraître aux yeux de ces populations camerounaises, elle est devenue une partie de leur héritage culturel. Il n’est donc pas surprenant qu’aussi bien les Anglophones que les Francophones soient disposés à se battre pour la survie de l’anglais et du français au Cameroun, une survie d’ailleurs garantie par la politique linguistique du bilinguisme officiel. En somme, après plus de quatre décennies de cohabitation entre le français et l’anglais au Cameroun, la communauté anglophone semble plus que jamais désabusée. Cette situation est sans nulle doute ce qui justifie, au sein des milieux anglophones, la montée permanente d’un esprit nationaliste. Toutefois, cette situation linguistique conflictuelle née de manière artificielle au Cameroun (Nelde, 1997 :294) peut être jugulée à travers un effort d’aménagement linguistique mené de manière équitable et tenant compte de l’égalité entre le français et l’anglais telle que le dispose la constitution, tout en favorisant leur emploi équitable.

Conclusion

Le Cameroun est un pays fortement multilingue où les langues indigènes coexistent avec le français et l’anglais (les deux langues officielles), le pidgin english (une lingua franca) et le camfranglais (un argot pidginisé du français). Cette hétérogénéité ne s’observe pas seulement sur le plan linguistique, mais s’étend également au niveau ethnique et sur les pratiques socioculturelles. A la vue d’une telle diversité, il serait plus adéquat de parler au Cameroun d’une identité nationale diffuse.

S’agissant de la corrélation entre langues et identité nationale au Cameroun, un bref aperçu de la situation linguistique a été donné. Par la suite, nous avons examiné la relation entre multilinguisme, identité nationale et politique linguistique. Après quoi nous nous sommes attaqués au problème du nationalisme anglophone en rapport avec la question linguistique.

Bibliographie

17 Il faut noter qu’avant cette date, le General Certificate of Education (GCE) était géré au Cameroun par le Ministère de l’Education Nationale

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Construction d'un partenariat linguistique au Congo : état descriptif et pistes d'aménagement linguistique et didactique

Alain-Fernand LOUSSAKOUMOUNOUENS Université Marien Ngouabi

Introduction

La situation sociolinguistique du Congo est caractérisée par l'émergence de deux véhiculaires: le lingala et le kituba/munukutuba. Ces deux langues d'extension nationale sont en contact permanent avec le français dont le statut de langue officielle est confirmé au référendum du 20 janvier 2002. La valorisation des langues nationales a été intégrée aux plans d'action des politiques nationales depuis 1970 par l'organisation des différentes assises dont les recommandations ont jeté les bases d'un aménagement linguistique et didactique. Pour se stabiliser en milieu congolais, le français est obligé de s'enrichir du substrat linguistique national. Et nos deux langues nationales font de plus en plus leur entrée dans la modernité en se dotant d'un corps de métalangage et de technolectes pour couvrir les domaines de spécialités variés. Cet aménagement impose d'une part, de faire subir au français un infléchissement par une intégration progressive de la norme endogène dans sa didactisation et de rehausser d'autre part les deux véhiculaires congolais au rang de langues d'enseignement par une scolarisation inscrite dans les canons d'une didactique des langues adaptée aux représentations référentielles du répertoire linguistique immédiat de l'apprenant.

Eléments de corpus

Pour appréhender globalement la situation de langues partenaires dans le marché linguistique congolais, nous considérons les différents rapports synthèses et textes administratifs sur la promotion des langues nationales depuis le colloque sur l'enseignement du 30 novembre au 5 décembre 1970. Nous considérons aussi les éléments d'un corpus de français parlé constitué en 2002 dans le cadre de notre recherche doctorale, et transcrit suivant le protocole du GARS d'Aix-en-Provence.

Les langues partenaires du marché linguistique congolais

Trois langues se partagent le grand marché linguistique congolais : le français (langue importée), le lingala (langue du fleuve, dans la partie septentrionale) et le munukutuba (langue du chemin de fer, dans la partie méridionale). Les variétés des langues en présence ne sont manifestement pas au même niveau de statut. Les pratiques langagières présentent plutôt une situation de double diglossie : français - lingala et français - kituba, les rapports de force entre le lingala et le kituba étant relativement équilibrés. Les deux langues nationales divise la République du Congo en deux grands pôles linguistiques nord - sud (aucune d'elle ne couvre tout le territoire national et la relative suprématie de l'une ou de l'autre est fonction de la variation des systèmes politiques). On assiste à Brazzaville à l'émergence d'un bilinguisme équilibré quant à l'usage des deux langues nationales.

Le lingala et le kituba/munukutuba : expression d'une volonté politique pour une entrée dans la modernité

Jean-Alexis Mfoutou [2000 : 269-270], reprenant la classification de Joseph Harold Greenberg, relève en République du Congo quatre grands ensembles linguistiques : le kongo, le téké, le mbochi et le sangha, auxquels s’adjoignent le groupe échira, fang, kota, makaa, etc. De ces principaux groupes ethniques ont émergées deux langues véhiculaires à extension nationale : le lingala et le kituba/munukutuba. Cette bipartition est explicitée par Lecas Atondi-Monmondjo [1978 : 88-89] en ces termes :

« La circulation des hommes, liée aux exigences de la colonisation et à la vie moderne, a fait éclore le Munukutuba sur la voie du chemin de fer Congo-Océan, et plus loin étendre également le Lingala dont les sources viendraient de la région de Mbandaka. Ces deux langues sont surtout parlées dans les villes et centres administratifs où vivent des populations mêlées. Cependant, on pourrait observer que ces deux langues coupent le Congo en deux zones linguistiques distinctes : Nord et Sud. Même si ces deux langues sont atribales, on constate que

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le munukutuba est quasi absent dans la région du Nord-Congo, aussi bien dans les centres administratifs que dans les compagnes. Si la limite Nord-Sud se fait à partir de la Léfini, on pourrait d’une manière approximative évaluer les locuteurs de ces deux véhiculaires. Le munukutuba est très parlé dans les villes de Pointe-Noire, Loubomo [actuellement Dolisie], Nkayi, et les gares de la Comilog et du C.F.C.O. Les missionnaires installés dans le Sud du Congo, lui ont préféré le kikongo originel […] Le lingala est plus que la langue de commerce, c’est la langue de culture avec le phénomène surtout de la musique. »

La question linguistique est officiellement posée pour la première fois au colloque sur l'enseignement tenu à Brazzaville du 30 novembre au 5 décembre 1970. L'une des résolutions sanctionnant les travaux de ce colloque stipulaient :

« Un des éléments qui permet de définir une nation est la langue. Un peuple s'instruit, se cultive et s'éduque dans la langue qu'il parle. Le Congolais doit se souvenir que le français, langue officielle est d'abord une langue étrangère. Les dirigeants politiques du pays doivent nommer une commission ad hoc chargée d'étudier les modalités d'application pour qu'une langue nationale soit proposée à l'assentiment des larges masses aux fins d'alphabétisation des adultes puis des jeunes enfants. »

Après le colloque de 1970, question de la diffusion institutionnelle des langues nationales intègre l'expression de la volonté politique revient comme leitmotiv des rencontres politiques ultérieures, notamment les congrès de l'ex-parti unique, les séminaires, les journées de réflexion et enfin la Conférence Nationale Souveraine de 1991.

Dans le domaine de l'éducation, le programme du parti unique prévoyait que « le Parti Congolais du Travail favorisera l'étude des langues nationales pour aboutir à l'adoption de l'une d'entre elles comme véhicule de la pensée nationale et de son engagement progressif dans les écoles ».

Le IIè Congrès ordinaire du parti unique (du 27 au 30 décembre 1974) recommande « l'intensification de l'alphabétisation fonctionnelle à travers tout le territoire national en langues nationales perçues comme facteur de cohésion nationale ».

Le Séminaire des cadres de l'Education nationale (du 2 au18 août 1975) lui, recommande « l'usage des langues nationales dans la cour et les rassemblements scolaires, l'utilisation d'une congolaise au CEG et au Lycée, l'étude d'une langue nationale congolaise obligatoire dans les écoles de formation et à l'université, l'enseignement des chants et des contes à l'école maternelle et à l'école primaire en langues nationales ».

Le IIIè Congrès Extraordinaire du parti unique (du 26 au 30 mai 1979) formule une recommandation majeure, à savoir « la création d'un environnement politique susceptible de favoriser le choix d'une langue par la pratique effective des langues nationales dans toutes les activités ayant un impact sur les masses populaires ».

Le IIIè Congrès Ordinaire du parti unique (du 27 au 31 juillet 1984) recommande « la création d'un Institut des Langues Nationales disposant disposant d'un personnel compétent devant approfondir les études sur les langues nationales, la solution des problèmes psychologiques liés à la pratique et à l'enseignement des langues nationales, à la consommation du produit culturel dans ces langues, la coopération avec les pays voisins en vue de l'élaboration du code orthographique, la création des conditions favorables à l'émergence d'une langue nationale, le renforcement des émissions en langues nationales, le développement d'une presse en langues nationales ».

Le 17 avril 1987 est organisée une journée de réflexion sur les langues nationales par le Département de l'Education Presse et Information du Comité Central du parti Etat autour du thème : «  Langues nationales au Congo : problèmes et perspectives ». Les conclusions du rapport suggèrent «  une formulation systématique de la politique linguistique nationale, l'installation de l'Institut des des Langues Nationales, organe de centralisation des actions de promotion des langues nationales, la formation d'une opinion publique ouverte et sensible à la question linguistique, l'inscription de la formation des enseignants en langues nationales comme tâche urgente ».

La Conférence Nationale Souveraine du 25 février au 10 juin 1991 revient sur les orientations politiques des rencontres antérieures en apportant quelques innovations en matière de politique linguistique et de diffusion des langues nationales. Elle recommande ce qui suit :

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les citoyens congolais jouissent du droit à la culture, à l'éducation et au respect de leur identité culturelle. Toutes communautés composant la nation congolaise jouissent de la liberté d'utiliser leurs langues et leur propre culture sans porter préjudice à celle d'autrui;

l'Etat a le devoir d'assurer la promotion des langues nationales véhiculaires et de favoriser l'alphabétisation dans nos langues nationales;è

l'Etat doit lever l'hypothèque qui pèse sur les langues en faisant obligation aux dirigeants de l'Administration et de la politique de parler correctement les langues nationales;

la promotion d'une loi portant statut des langues nationales et la mise en place d'une commission chargée d'élaborer une politique linguistique nationale;

la promotion d'un texte de loi sur l'orthographe des langues congolaises; la mise sur pied d'un comité national d'étude sur la possibilité de créer un Institut National des

Langues congolaises une grande présence des langues congolaises et de la culture nationale plurielle dans les médias

congolais.

Les résolutions et recommandations politiques ont été suivies d'une série de textes administratifs donnant des orientations aux structures techniques sur la production des documents didactiques en langues nationales, la traduction en langues de certaines oeuvres littéraires et de certains documents politiques, les modalité de l'introduction des langues nationales dans les établissements d'enseignement :

la note de service n° 3683/MEN-CAB du 1er décembre 1977 demandant à l'Institut National de Recherche et d'Action Pédagogiques (INRAP) de traduire quelques pièces de théâtre

la note de service n° 134/MEN-SGEN créant la commission préparatoire chargée d'étudier les bases d'une politique linguistique nationale au Congo;

la note de service n° 1298/MESSCA-CAB du 07octobre 1978 mettant en place une commission technique chargée de réfléchir bases d'une politique linguistique nationale au Congo;

la loi scolaire 20/80 du 11 septembre 1980 portant réorganisation du système éducatif en République Populaire du Congo, et rendant obligatoire les deux langues nationales à l'école du peuple (loi abrogée par loi n° 008/90 du 06 septembre 1990 modifiant la loi 20/80).

La réalité et la pratique n'ont malheureusement pas suivi l'ambition politique extravagante. Dans l'ensemble, les résolutions, les recommandations et les textes administratifs ont connu une exécution éphémère. D'autres n'ont même connu un début d'exécution. L'application de la recommandation de la Conférence Nationale sur la promotion d'une loi portant statut des langues nationales et la mise en place d'une commission chargée d'élaborer une politique linguistique nationale est encore attendue seize ans après. Le référendum du 20 janvier 2002 s'est contenté de repréciser la position statutaire du français. Et les langues nationales continuent à être tenues à l'écart des activités de la vie nationale et du système de l'enseignement formel.

L'hypothèque qui pèse sur les langues nationales n'a pas totalement été levée. A l'hémicycle de l'Assemblée nationale même, aucun représentant du peuple n'ose faire usage des langues nationales. Le discours de l'intellectuel congolais en général reste truffé d'alternances codiques. Ce qui peut paraître comme un atout dans la situation de modernité qu'implique le partenariat linguistique. Mais en réalité il plus question de se dérober de la « pression des langues nationales » comme dans ce fragment d'une interview d'un député au journal radiodiffusé en lingala (6 avril 2007, matin):

na kanisi et je crois que vous serez d'accord avec moi que ma kambo ya mboka – tout ce que les gens peuvent dire et raconter par ci par là – mais po na nga...

La volonté politique n'a pas été suivie d'une politique linguistique et d'une politique efficiente d'aménagement linguistique et didactique. Toutefois, le lingala et le kituba/munukutuba, langues de communication en rapport d'équilibre quasi constant, continuent à alimenter la parlure quotidienne des Congolais même si leur statut n'est nullement défini de façon officielle jusqu'à ce jour.Mais faire des langues nationales congolaises des langues de modernité présuppose à dépasser le stade de simples outils de communication pour aspirer à un niveau de légitimation au moyen d'un corps de métalangage qui prenne en compte les différents domaines de spécialisation, comme le fait remarquer Moussa Daff [2004 : 32] :

« L’aménagement linguistique et didactique consistera à doter la langue d’un corps de métalangage dont elle a besoin pour couvrir tous les domaines portant sur la culture, l’économie et les sciences en général. Le travail sur la terminologie doit être une préoccupation

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constante, parce que celle-ci accompagne l’usage de la langue dans des domaines de spécialité toujours plus pointus et plus exigeants. Pour cela, il faut dépasser la conception simpliste mais qui est la fonction première d’une langue, c’est- à-dire celle d’une langue de communication sociale exprimant les besoins primaires de la communauté, pour arriver à une vision plus dynamique qui est celle d’une langue qui couvre des domaines de spécialités variés. »

On ne saurait méconnaître les avancées vers cette modernité grâce aux différents projets du Centre pour l'Etude des Langues Congolaises (CELCO) et de l'Association pour la Promotion des Langues Africaines (APROLAF) :

le projet « lexis » qui se proposait de traduire le lexique de la médecine, des télécommunications, de l'administration, etc. en lingala et en kituba;

le projet « lexique Thématique d'Afrique Centrale » (LETAC) qui visait à traduire en lingala et en kituba les termes techniques du domaine socio-économique;

traduction de la nouvelle constitution en lingala et en kituba.

On ne saurait méconnaître non plus les efforts de formalisation du Service des Langues Nationales de l'Institut National de Recherche et d'Action Pédagogiques, qui a publié :

Le lexique français-lingala et Le lexique français-munukutuba; Les éléments de grammaire lingala; Les éléments de grammaire kituba; La chanson congolaise (recueil de quelques chansons modernes en lingala avec description

linguistique et commentaire en français); Les textes de lecture en lingala et en kituba

Le SLN a traduit en lingala et en kituba une série des pièces de théâtre :

La femme infidèle de A. LETEMBET-AMBILI Le bruit court de S. BATANGOUNA La première paie de P. GASSAM Nganga Mayala de F. MOUANGASSA Papa Sidi de B. DADIE

Cet enthousiasme s'est vite émoussé, le système éducatif formel demeurant très réfractaire à l'usage des langues nationales et à leur insertion dans le circuit de l'enseignement. Les enquêtes du Service des Langues Nationales de l’Institut National de Recherche et d’Action Pédagogiques (2ème trimestre 2000) révèlent que 97 % des parents d’élèves interrogés n’aimeraient jamais que leurs enfants apprennent en langues nationales ou locales. Une politique coercitive de conditionnement de l'apprenant avait longtemps proscrit la pratique des langues locales et nationales à l’école. Et parler la langue nationale en milieu institutionnel ou professionnel demeure un acte de disqualification volontaire dans la conscience du congolais.

La situation semble être récupérée par le système éducatif informel qui, dans ses centres d'alphabétisation et de rescolarisation utilise les langues nationales soit comme objets d'enseignement soit comme langues d'enseignement suivant des pratiques didactiques qui valorisent une pédagogie convergente par l'utilisation de la méthode multi-stratégique de Mary Stringer et Nicholas Faraclas.

Penser la convergence dans le contexte congolais

La question linguistique reste vraisemblablement entière dans le contexte congolais, et mérite d'être reposée avec beaucoup de franchise et d'honnêteté.

La première instruction officielle du Ministère de l'Education Nationale en 1982, se contentant d'encourager les enseignants à « recourir aux langues locales pour une installation efficiente des notions de base en lecture et en calcul » au cycle d'éveil, a encore jeté du flou dans la gestion rationnelle du patrimoine linguistique national envisagé comme auxiliaire de l'action pédagogique pour une optimalisation de l'acquisition du français.

Le premier grand pas vers la modernité devrait consister à mettre les deux langues nationales dans le circuit de l'enseignement formel. Le système informel étant marginal dans le contexte congolais, tout effort de formalisation des langues nationales dans ce système s'avère tout aussi marginal.

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Ce préalable est décisif pour donner du sens à l'action linguistique sur le territoire national. Le véritable partenariat linguistique institutionnalisé devrait consister dans le partage de l'espace institutionnel.

Quand il s'est agi d'introduire les langues nationales dans le circuit de l'enseignement formel, l'Institut National de Recherche et d'Action Pédagogiques a rédigé quelques supports pédagogiques de l'enseignement fondamental formel du 1er degré (enseignement primaire) :

en lingala : Livres de lectureBuku ya botangi F1- F2Buku ya botangi F3- F4Buku ya botangi F5- F6

en kituba : Livres de lecture

Dibuku ya ntagulu F1-F2Dibuku ya ntagulu F3-F4

L’Institut National de Recherche et d’Action Pédagogiques qui n’avait jamais envisagé un cadre méthodologique d’introduction des langues nationales à l’école de base en termes de convergence méthodologique ou linguistique procède, dans cette phase de balbutiement, à "un calque didactico-pédagogique" en reproduisant dans la conception des outils pédagogiques en langues nationales le modèle du français  : même organisation du chemin de fer et des appareils pédagogiques. En substance l’Institut a traduit en langues nationales congolaises les manuels de lecture en usage à l’école fondamentale.Le travail de formalisation amorcé pourra être mis à profit, enrichi et distribué dans le curriculum en termes de répartition des expertises.

Ce premier pas acquis, on pourra amorcer une réflexion sur des pratiques didactiques contextualisées, qui ne sont pas calquées nécessairement sur les modèles référentiels de la didactique du français langue seconde.

Il est vrai que le français pourra fournir le cadre référentiel de l'organisation des apprentissages. Mais le contexte de langue première fortement enrichi des représentations référentielles du répertoire linguistique de l'apprenant oblige à verser les principes constructeurs spécifiques aux langues africaines dans le moule de la didactique des langues.

Mais comment mettre en équation de partenariat institutionnel une langue française à longue espérance de vie scolaire et des langues nationales auxquelles on attribuerait deux ou trois ans d'espérance de vie scolaire? Une marginalisation maligne finira par poindre à l'horizon.

La pédagogie convergente qui repose sur une scolarisation en langue maternelle et en français dans « une démarche de complémentarité et de convergence » [Etat de la francophonie dans le monde, 1997 : 342-353] n'a que l'avantage de réduire les chances institutionnelles des langues nationales s'il faut interrompre leur course dans le circuit éducatif très tôt à l'école primaire. Que français et langues nationales suivent l'apprenant dans son parcourt de scolarisation. L'entreprise requiert la finalisation de la description linguistique et la dotation en technolectes pour faire du lingala et du kituba des langues de science et de technologie à la hauteur de la langue d'importation (le français).

Le français : suprématie et perméabilité

La langue française est la seule langue dotée d'un statut clair et nettement reprécisé au référendum constitutionnel 20 janvier 2002. Langue officielle et langue d'enseignement, le français couvre le territoire national et occupe une position de notoriété. Il est langue de prestige. Son niveau de statut et de développement confère au locuteur congolais francisant un sentiment de satisfaction parfaite. La suprématie presque écrasante du français par rapport aux deux langues nationales exclut l'hypothèse d'un « trilinguisme équilibré» (Gervais Salabert : 2003). Considérons la précision ci-après de Jacky Simonin (2003 : 62) au sujet des langue en contact :

« Les langues prennent trois formes principales de contact, structurales et fonctionnelles: le plurilinguisme, la diglossie et l’hybridation. Le plurilinguisme correspond à une situation – au demeurant rarissime – où coexistent deux langues ou plus à statut social et politique équivalent. Une situation diglossique se rencontre dans le cas où deux langues co-existent. L’une, supérieure, domine l’autre qui se voit ainsi dévalorisée, disqualifiée, stigmatisée, voire interdite [nous soulignons]. L’hybridation de langues en contact signifie d’une part qu’un processus d’alternance, de passage de l’une à l’autre s’observe dans les pratiques langagières

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quotidiennes, et que d’autre part l’on assiste à un mixage progressif des systèmes linguistiques respectifs. »

La position du français au Congo, par rapport aux langues nationales, correspond à une situation de diglossie bi-directionnelle ou de double diglossie français-lingala et français-munukutuba. Nous préférons cette dénomination à la triglossie ou à la « diglossie enchâssée » de Calvet, puisque les deux langues nationales sont pratiquement au même niveau de statut et de développement.

Toutefois, ce concept devrait être utilisé avec beaucoup de réserve, nos deux langues nationales n'étant pas réellement « dévalorisées » ou « disqualifiées » dans la situation de partenariat où se vit une complémentarité linguistique et une volonté politique de promotion du patrimoine linguistique national.

Le contact français-langues nationales a même entraîné la diffusion d’un français régional caractérisé par « l’émergence des variétés endogènes spécifiques qui ont de plus en plus tendance à s’ériger en norme de référence [endogène] dans les échanges oraux et écrits entre usagers nationaux francisants  » [Queffélec 2004 : 61]. Un français parlé par les Congolais à des Congolais. Une langue française congolisée ou, (selon l'expression de Jean Pierre Makouta Mboukou [1973 : 165]), « recréée pour la rendre accessible à leur mode de vie et à leur manière de penser ».

La re-création de la langue française, longtemps perçue au niveau lexical « semble avoir atteint désormais le noyau dur de la langue en particulier sa morphosyntaxe » [Queffélec 2004 : 61] et opère au niveau intérieur de la sémantèse du verbe en termes de transfert de la valence.

Le lecte congolais

Le « lecte congolais évoque un usage particulier par rapport au français dit standard, un ensemble de constructions syntaxiques qui participent d’une variété du français et qui trouvent force, appui et fondement dans la logique constructrice des langues nationales congolaises. Ce lecte se résume en termes de « tropicalisation » ou de « congolisation » dans le processus d’appropriation linguistique du français. Il peut être illustré (partiellement) en considérant la rection dialectisée de quelques verbes français.

- Dialectisation de la rection du verbe « donner »

Le verbe « donner » a pour correspondants nationaux « kupésa » (munukutuba) et « kopésa » (lingala). La double transitivité directe attribuée accidentellement à ce verbe français procède de la valence de ses correspondants : « kupésa muntu kima », « ko pésa moto éloko » [littéralement : donner quelqu’un quelque chose] qui présentent deux compléments de valence N1 [+personnel] et N1 [-personnel] régis par le verbe « kupésa » ou « kopésa ». Les traductions ci-après présentent nettement la distribution des deux compléments d’objet direct inscrits dans le sème des verbes « ku pésa » et « ko pésa »:

- donner °la famille du mari une assiette de nourriture (La réc. 58-59)

Munukutuba ku pés’ famille ya bakal’ ndong’ ya madia

Lingala ko pésa famille ya mobali sani ya bilia

- ça c’est donner °les gens la malchance (Un rêve de frat. 65) Munukutuba yin’ ku pés’ ba bantu malchance

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Lingala wana ko pésa bato libabé

- le problème ici qu’elle donne correctement °ma famille la nourriture (La réc. 100) Munukutuba mambu ké awa - yandi pés’ famille ya munu madia mboté Lingala likambo é zali awa - a pésa ba boti na nga bilia malamu

- si mon neveu a faim - il a faim - qu’on °le donne la nourriture (La réc. 90-91) Munukutuba si neveu ya munu ké na nsatu - yandi ké na nsatu - ba pés’ yandi madia Lingala soki mwana kana na nga a na nzala - a na nzala - ba pésa yé bilia

- Dialectisation de la rection du verbe « dire »

Le verbe « dire » a pour correspondants en langues nationales les infinitifs non prépositionnels « ku zonzila » (munukutuba) et « ko lobéla » (lingala) fort usités. L’évocation du bénéfactif du procès [+personnel] dans une situation de double transitivité immédiate en français trouve fondement dans la construction valencielle du verbe en munukutuba et en lingala : « ku zonzil’ muntu mambu », « ko lobéla moto likambo » [littéralement : dire quelqu’un un problème]. La traduction de quelques pseudo-combinatoires du corpus permet de visualiser les deux objets directs de la structure valencielle munukutuba et lingala :

- je °l’ ai dit maman laisse seulement (La réc. 51)

Munukutuba

mu mé zonzil’ yandi mam’ bik’ kaka Lingala na lobéli yé mama tika kaka

- je °l’ ai dit yaya regarde seulement (La réc. 111) Munukutuba mu mé zonzil’ yandi yay’ tal’ kaka na misu Lingala na lobéli yé yaya o tala ka na miso

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- comme ça si tu °la dis des vérités - elle est fâchée (La réc. 40)

Munukutuba faso yin’ si ngé zonzil’ yandi (vrai) ba vérités - yandi mé dasuka Lingala wana soki o lobéli yé pénza ba vérités - a siliki

- Dialectisation de la rection du verbe « acheter »

Le verbe « acheter » a pour équivalents nationaux les infinitifs « ku sumba » (munukutuba) et « ko somba » (lingala) déclarés aptes par leur sémantèse à régir un destinataire N1 [+personnel] sans le concours de la préposition « na ». Cette aptitude rectionnelle interférée en français transparaît à l’état pur dans la version munukutuba et lingala des pseudo-combinatoires relevées dans le corpus de français parlé :

- va acheter °votre oncle les poissons salés au marché (C4, E 164)

Munukutuba kwend’ sumb’ oncle ya béno makayabu na zandu Lingala kéndé ko somba noko na bino makayabo na zando

- va acheter °tonton un jus là (La réc. 175) Munukutuba kwend’ sumb’ tonton mwa jus kúna Lingala kéndé ko somba tonton mwa jus kuná

Infléchissement dans la didactique du français en situation de partenariat

L’existence attestée d’une langue française congolaise fortement marquée par l’influence du substrat linguistique « fait que nous ne pouvons même plus poser la question de la norme ou de la faute au niveau sociolinguistique » [Omer Massoumou 2004 : 149]. Il y a lieu, toutefois, de se demander si les usances peuvent devenir « un modèle à promouvoir dans le cadre de l’entreprise d’aménagement linguistique » [Omer Massoumou 2004 : 150]. La tentative de réponse d’Omer Massoumou [2004 : 149-150] à cette question est nuancée et pose en filigrane le problème de l’implication didactique des normes endogènes :

« Si dans la société une réponse affirmative peut facilement être défendue, dans le système éducatif, de grosses interrogations demeurent. »

Adama Samassekou [2005 : 20] formule la même inquiétude d’une didactique du français dans un contexte multilingue, face à l’émergence de la norme endogène en Afrique :

« Sur les plans « génétique » et structurel, on observe des différences entre le français et les langues africaines. Cependant, le contact des langues crée une dynamique favorable à

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l’émergence d’une norme endogène caractérisée par des particularités lexicales – néologismes de forme, de sens, emprunts aux langues africaines –, particularités reflétant les conventions sociales, les valeurs morales et culturelles de la société [...] L’existence d’un français d’Afrique à côté du français standard, les situations du français langue étrangère, du français langue seconde et du français langue maternelle posent un problème d’ordre didactique, à savoir : quel français enseigner ? »

Une réflexion sur cette question épineuse peut être esquissée en partant du principe psycholinguistique selon lequel le français, langue seconde en République du Congo, est appris à l’école spontanément après les langues premières des apprenants (lingala, munukutuba et autres langues endogènes). C’est donc une langue non maternelle apprise dans un multilinguisme ambiant qui favorise l’émergence des facteurs perturbateurs entre les langues du répertoire des apprenants. Gisèle Holtzer [2003 : 60] souligne l’évidence de ce phénomène en milieu scolaire comme suit :

« On doit considérer l’école comme un milieu multilingue où plusieurs langues co-existent […] et où pénètrent des réalités langagières venues de l’extérieur, différentes du français de l’école, non "conformes" à la norme scolaire. »

La norme endogène passe de ce fait pour « une pratique sociale de référence »18 qu’on a pas le droit, selon Jean Aimé Pambou [2004 : 174], « d’occulter lorsqu’ [elle fait] irruption dans la salle de français ». Aussi conclut-il que « […] le devoir de celui qui s’intéresse à la langue française et à ses différentes variations, nous semble-t-il, est avant tout de s’informer, sans parti pris, sur les différents usages et sur leurs différentes valeurs » [Pambou 2004 : 174-175].

La norme endogène devrait être prise en compte dans l’enseignement pour une action didactique efficiente puisque, le répertoire des apprenants congolais étant un répertoire plurilingue, certains problèmes en français trouvent une part de leur explication dans les savoirs/compétences développés dans les langues premières. «  Il devient [donc] impératif que l’enseignement sorte des stratégies didactiques restrictivement monolingues (ou étroitement renfermés sur le modèle normatif du français standard) pour favoriser des transferts possibles » [Holtzer 2003 : 60].C’est également la position de Valery Spaeth [2002 : 59] qui pense qu’« une norme endogène raisonnablement élaborée par des sociolinguistes, des linguistes et des didacticiens permettrait d’ouvrir le français à des disciplines, à des pratiques langagières et culturelles dont il pourrait largement bénéficier ».

La réflexion didactique doit donc se nourrir de la norme endogène comme variable de l’enseignement/apprentissage du français qui, dans un contexte multilingue, obéit à une dynamique des langues en contact. La prise en compte des caractéristiques linguistiques du milieu social des apprenants conduit inévitablement à une restructuration (en amont) de la transposition didactique19 du savoir grammatical dans une perspective de complémentarité et de convergence. Soit en figure20 :

18 Cette expression introduite dans la « chaîne didactique » par Michel Develey (1985), et vulgarisée par Jean Louis Martinand (Connaître et transformer la matière, Berne, P. Lang, 1986) convient à la caractérisation du lecte congolais.19 Yves Chevallard [1985] définit la transposition didactique comme le passage d’un savoir de référence à un savoir scolaire. La théorie de la transposition didactique définit en substance le processus par lequel un contenu de savoir donné est transformé en version didactique.

20 Ce schéma emprunte au modèle de Michel Develay dans Savoir scolaire et didactique des disciplines, une encyclopédie pour aujourd’hui, Paris, ESF, 1995, p. 27.

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Savoir de référence(Normes exogènes)

Pratiques sociales de référence

(Normes endogènes) Travail des concepteurs des programmes et des manuels scolaires

Savoirs transposablesL3 +L2

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Savoi

r

scola

ire

Activité Activité de didactisation21 d’axiologisation22

Conclusion

La situation de partenariat dans le marché linguistique congolais correspond à une diglossie bi-directionnelle atténuée par une complémentarité linguistique et une volonté politique de promotion du patrimoine linguistique national. Le contact des langues a pu générer un lecte caractérisé par des influences géolinguistiques, qui amorce la réduction de la frontière entre langues partenaires et passe pour critère de stabilisation du français en milieu congolais. Les contraintes de modernité imposent un aménagement linguistique pour couvrir les domaines de spécialités variés et la pression scientifique et technologique croissante. Cet aménagement conduit à rehausser les deux véhiculaires congolais au rang de langues d'enseignement par d'une didactique des langues adaptée aux représentations référentielles du répertoire linguistique immédiat de l'apprenant, bien au-delà de la simple alphabétisation fonctionnelle. La réflexion didactique dans le cas du français LS devrait se nourrir du lecte congolais comme variable de l’enseignement/apprentissage du français qui, dans un contexte de partenariat, obéit à une dynamique des langues en contact. La prise en compte des caractéristiques linguistiques du milieu social des apprenants conduit inévitablement à une restructuration de la chaîne didactique dans une perspective de complémentarité et de convergence puisque l’apprenant a développé au cours de sa scolarisation des compétences orales en langues congolaises, transférées dans l’apprentissage et la pratique du français. Autant prendre en considération tous les facteurs impliqués dans la résolution efficace des "situations problèmes".

BIBLIOGRAPHIE

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Gadet, François (2003), La variation sociale en français, Paris / Gap, Ophrys.Makouta Mboukou, Jean Pierre (1973), Le français en Afrique noire, Paris, Bordas.

21 Le processus de transformation d’un savoir de référence en un savoir scolaire est activité de didactisation.22 La notion à transformer en version scolaire doit être d’un intérêt linguistique social et scolaire attesté (activité d’axiologisation).

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Savoir acquis

Travail de l’enseignant

Savoir enseigné

Savoir à enseigner

Travail de l'apprenant

Page 93: Programme Nouakchott

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ligne, n° 2 juillet 2003, pp. 56 - 63Spaeth, Valery (2002), Rapport de la réunion régionale du 19-21 mars 2002 sur les états généraux de

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Créer un "Observatoire des pratiques linguistiques bilingues : arabe/français "en méditerranée pour mieux favoriser le dialogue des langues-cultures

Nicole KoulayanUniversité de Toulouse 2

Lors de sa session de printemps, l’Assemblée générale de l'ONU a proclamé "2008 Année internationale des langues ". Le texte adopté par consensus, demande aux États Membres et au Secrétariat d’encourager la conservation et la défense de toutes les langues parlées par tous les peuples du monde. Cette reconnaissance par la communauté internationale de l'importance du patrimoine linguistique mondial, vient renforcer le travail conduit par différentes institutions internationales comme l'Organisation Internationale de la Francophonie (81 États/gouvernements dont 13 observateurs) sur les politiques de développement en lien avec dialogue des langues-cultures.

Par ailleurs, en 2007, le Haut Conseil de la Francophonie (2007 ) estimait à 200 millions le nombre de locuteurs francophones réels dans le monde, et à 300 millions ceux pour lesquels le français était la seconde langue (incluant l'Afrique noire et le Maghreb) soit un total de 500 millions de personnes réparties sur les cinq continents. Cette très forte caractéristique multilingue confère à l'espace francophone un potentiel socio et géo-politique des plus prometteur, ce qui fait dire à Dominique Wolton (2006) que la francophonie aurait tout intérêt à devenir une "communauté de contacts" et pas seulement d'identités, elle serait ainsi une passerelle entre les pays et les continents, capable de favoriser autant que possible un échange linguistico-culturel équilibré et ouvert, à condition toutefois de bien comprendre ce que le multilinguisme implique réellement en termes de sociétés et de langues en contact.

Nous travaillons depuis longtemps sur les relations réciproques qui unissent la francophonie et le monde arabophone, et il s'avère qu'il serait temps de créer un Observatoire des pratiques linguistiques bilingues arabe/français . A notre sens, cette structure favoriserait la promotion et le développement de la valeur ajoutée que représente ce plurilinguisme historique de part et d'autre de la méditerranée, en contribuant à mieux choisir les orientations et les programmes linguistiques. In fine, nous arriverions certainement à améliorer pour les deux langues, la qualité des compétences et des performances des locuteurs concernés.

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A l'heure où le dialogue réussi des langues et des cultures apparaît comme un des enjeux important de la mondialisation, la mise en place de ce type d'outil constituerait une première démarche positive dans le processus en marche.

Rapide rappel historique pour mieux éclairer le présent

Le monde arabophone est compliqué, se divisant en deux grandes entités distinctes : le Machrek et le Maghreb, bien qu’elles soient liées par une continuité géographique. En effet, même si le ciment islamique et le socle de la langue arabe justifient institutionnellement la même appartenance de 22 états sans distinction à la Ligue des Etats arabes, le Machrek et le Maghreb ont subi des influences historiques différenciées. Celle des Abbassides, des Fatimides et des Ottomans au Machreck et celles des grandes dynasties berbères, les Almoravides et les Almohades qui, du XIeme au XIIIeme siècles ont donné au Maghreb son caractère culturel arabo-islamique actuel. Ces dernières ont définitivement marqué le paysage linguistique avec un pluri-linguisme franco-arabo-berbère très propice à l’alternance codique . Non moins déterminante, est l’influence de la colonisation (Koulayan, 2005). Elle fut anglaise au Machreck, malgré les spécificités égyptiennes et syriennes et "l’exception libanaise"; française au Maghreb, en Tunisie, en Algérie, au Maroc et en Mauritanie. Pour la Libye, ses influences italiennes la situent dans le même axe second de la latinité. Cependant, on ne peut saisir l’histoire de la Méditerranée arabophone dans toute sa spécificité et encore moins parler "d’arabo-francophonie" selon le mot de Stellio Farandjis (1990) Président du Haut Conseil de la Francophonie, si l'on ne tient pas compte d'une période très importante, celle de l’après-Napoléon. Malgré la violence, et la destruction que toute occupation, hélas, ne manque pas de générer, l'expédition française a quand même pu devenir une source riche en découvertes réciproques. Comme en témoigne, la mode orientaliste commencée au 19e siècle avec son "égyptomanie" qui perdure jusqu’à ce jour. Alors que du côté égyptien, francophilie et francophonie sont toujours autant présentes que productives. On pourrait aussi citer l'héritage arabo-andalou, les croisades etc. Rétrospectivement, lorsque nous analysons l’histoire, on en déduit que les grands chocs d’empires ont toujours été des chocs de cultures, qui ont pu finalement muter en "cultures de synthèse" comme pour les empires de Darius, de César et d’Alexandre etc. Cela revient à savoir pourquoi, à un moment donné, notre arabe s’est écrit en français selon le propos de Ghassan Tueni ancien ministre et ambassadeur du Liban en France (Institut du monde arabe, 30 mai 2000). Selon lui, la réponse tient en quatre grandes causes qui par la suite ont évolué selon leur logique propre. D’abord la quête de la liberté, des droits et des connaissances, puis un effort pour découvrir et forger l’identité arabe à travers les idées françaises. Vint ensuite le choix du français comme outil privilégié du dialogue, offrant un accès à la culture du siècle des Lumières. Enfin, l’ambition de produire une littérature francophone par amour de la langue française. On le voit, dans cet espace particulier, un long processus de diverses synergies franco-arabes et arabo-françaises est toujours à l'œuvre, il perdure et va en se renforçant au cours de ces dernières années. En effet, depuis les événements de septembre 2001 et des différentes guerres du Golfe, le Machreck, traditionnellement sous influence anglo-saxonne ou américanophone, cherche désormais à compenser cette emprise par une ouverture francophone, qui pourrait favoriser une introduction même relative de la langue française, là où l’anglais a toujours joué en maître. Pour preuve, la multiplication des cours de FLE offerts dans les cursus publics et les nouvelles écoles et centres privés de langues (sources 2005 du DGCID/MAE). Nous sommes convaincue, qu’en ces temps de conflits politiques permanents avec le Moyen-Orient, les langues-cultures française et arabe sont en mesure de jouer un rôle de rassemblement, d’échanges solides et fructueux, dans un dialogue non pas abstrait et intellectuel, mais dans la transformation des mœurs et des idées.

Nature et caractéristiques sociolinguistiques du contact des langues entre l'arabe et le français (approches)

Il s'agit ici de présenter à grands traits au travers du contact des langues, une réalité sociolinguistique du bilinguisme arabe/français qui résulte à la fois de la projection, et de la juxtaposition de données regroupant aussi bien la réflexion théorique que l'observation et l'analyse du terrain. Ce sont autant de photographies ici et maintenant, de situations spécifiques, soumises à une pression évolutive plus ou moins forte selon les cas.

Nous avons eu l'occasion avec Mansour Sayah, (sociolinguiste) de travailler sur le bilinguisme arabe/français à la fois complexe, riche et fractionné en une multitude d’épiphénomènes de divers ordres.

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Le bilinguisme arabe /français dans les pays d’Afrique du Nord : Algérie, Maroc, Mauritanie et Tunisie et du Moyen-Orient : Egypte, Liban, présente des ambiguités relatives au statut et fonction de chacune de ces deux langues. D’une part l’arabe, avec sa pluri-variété et d’autre part le français, avec son évolution orale permanente. Sur le terrain de la communication sociale (familiale, éducative, institutionnelle), ces langues vont coexister de façon plus ou moins concurrentielle, s’interférer, s'inter-pénètrer en un parler mixte. Ceci, dans un environnement où d’autres langues sont déjà en présence, plus anciennes comme le langues européennes avec l’anglais pour l’Egypte et le Liban. Si l’on ajoute comme l’observe Mansour Sayah (1997), qu'au niveau des représentations « on se trouve  en présence d’une langue française qui renvoie à la colonisation ou au protectorat , à la dépendance mais aussi au développement , au modernisme , aux schèmes de la consommation tandis que de l’autre, la langue arabe renvoie à l’Islam, à l’identité située dans un passé plus ou moins dépassé, au monde de l’au-delà etc. .. d’où le déchirement de se dire comment conserver l’une sans perdre l’autre ?», on comprend toute la difficulté d'analyse dans cette approche de ce phénomène . Dans les pays tels que l'Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Mauritanie, le Liban et l'Egypte, on semble officiellement opter pour un bilinguisme arabe-français. En réalité cette option entérine une situation qui pour les pays du Maghreb, remonte assez loin dans le passé où le français était déjà prédominant sous la colonisation dans les secteurs vitaux de la vie moderne. Il en va de même que pour le Liban, et dans une autre mesure pour l’Egypte et la Mauritanie où il apparaît toujours comme un moyen indispensable de promotion sociale.

« Parler français, dit Abdelmalek Sayad, et à plus forte raison pouvoir le lire et l’écrire, reste encore aujourd’hui la condition non seulement de la réussite sociale et économique mais aussi pour beaucoup le moyen de la simple insertion dans le monde moderne et, pour commencer de l’obtention d’un travail ».

En effet, tout le savoir moderne, toutes les connaissances scientifiques, techniques et économiques étaient transmises en français. Les différentes réformes de l’enseignement promulguées dès l’indépendance, n’ont pas transformé son statut d’une manière fondamentale, réservant toujours au français la place privilégiée en tant que langue véhiculaire.

Considérée au départ comme « un butin de guerre » qui fructifia, jamais le français ne connut dans un pays étranger un tel développement et un tel succès !« La langue française est consciemment perçue et vécue par une majorité de Maghrébins comme le véhicule d’une culture qui leur permet d’exprimer leur spécificité et qui, dans sa conjonction avec la culture arabe, leur montre les voies d’un enracinement original et fécond dans cette région du monde » faisait remarquer Sélim Abou (1994).

Mais pour certains, le privilège accordé à cette langue dans les pays du Maghreb n’est pas définitivement acquis. Il est considéré comme une étape sur la route qui conduit à l’arabisation voire à la surarabisation. Cependant, tout le monde n’envisage pas de la même façon la durée de cette étape et l’urgence du résultat  : les débats amorcés ici et là sur le bilinguisme ou la francophonie font apparaître de profondes divergences.

Sans doute, bien des éléments jouent aussi en faveur d’un important appel au français et tel partisan de l’arabisation peut recourir, dans l’état actuel, à l’alphabétisation en français. Bref, la complexité des positions est à la mesure de celle des problèmes.

D’autre part, le bilinguisme franco-arabe a tendance à apparaître de plus en plus sous une forme supplétive, le français cédant du terrain à l’arabe intermédiaire dans des situations semi-formelles de la vie urbaine, mais restant encore le mode d’expression quasi exclusif dans les relations professionnelles et les activités techniques (Sayah,1997). Toutefois, dans l’état actuel de l’évolution, ce phénomène produit un effet de compétition-concurrence dans lequel il n’existe pas de large consensus autour de la question de savoir "quelle langue utiliser ? quand et pourquoi? le bilingue se trouvant de fait, sans cesse confronté à un choix.

Aux yeux des arabophones la langue française et la langue arabe ne sont pas à comparer, la première n’étant qu’une langue étrangère qui bénéficie d’une situation particulière du fait des considérations historiques objectives.

Confronté aux problèmes de la pluriglossie et ceux du bilinguisme, le Maghrébin en particulier, apparaît donc comme essentiellement polyglotte voire plurilingue mais comme le disait Albert Memmi (1953)dans Portrait d’un colonisé, cet homme connaît deux langues mais n’en maîtrise vraiment aucune. Mais la position privilégiée du Maghreb « carrefour des cultures et des civilisations» permet d’inclure de façon « naturelle » l’enseignement d’une langue seconde et/ou étrangère à statut privilégié dans un cadre interculturel.

Précisons ce que nous avons dit précédemment, sur les conditions internes et externes, qui caractérisent ce bilinguisme, en nous intéressant de plus prés aux principales variétés de langues impliquées dans la communication quotidienne de ces locuteurs.

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Il s'agira de l'arabe parlé ou dialectal, de l’arabe intermédiaire ou médian et enfin du français et du francarabe (parler mixte issu du contact entre le dialectal et le français).

L’arabe parlé ou dialectal

C’est la langue de la spontanéité, de l’intimité, de la famille, de la rue, de la vie quotidienne, de la familiarité conviviale.

Chaque région a son dialecte, bien que cela était surtout vrai autrefois. Il est fortement imprégné des mots employés par les populations locales. Aujourd’hui, le dialecte pratiqué dans les capitales tend à s’imposer à leurs pays respectifs.

On remarque aussi qu'à cause du développement des médias et de la fantastique expansion de l’industrie cinématographique égyptienne, sans rivale dans le monde arabe, le dialecte cairote tend à être compris dans toute l’aire arabe. Le dialecte s’acquiert à la maison, il n’est pas enseigné à l’école. C’est le premier langage entendu par l’enfant arabe et maîtrisé par lui, bref c’est sa langue maternelle.

Unique mode d’expression de la quasi-totalité de la population maghrébine pour qui l’arabe standard moderne demeure plus ou moins incompréhensible, l’arabe parlé a en outre pratiqué de nombreux emprunts, notamment sur le plan lexical, aux langages avec lesquels il s’est trouvé en contact  : le berbère, le turc, l’espagnol, l’italien et surtout le français.

Les dialectes maghrébins connaissent plusieurs variétés. On peut assister aussi bien à des oppositions entre dialectes citadins, ruraux ou bédouins.

Ces particularismes dialectaux, sensibles surtout au niveau phonétique, peuvent parfois gêner, mais jamais bloquer la communication interpersonnelle.

Dans l’ensemble, l’aspect particulier des parlers arabes s’explique, semble-t-il, surtout par des innovations, en partant d’un état linguistique sinon identique, du moins semblable à celui de l’arabe standard moderne.

On peut admettre qu’ils ont commencé de se constituer d’assez bonne heure. On possède un recueil de chansons en dialecte arabe d’Andalousie qui remonte au XIe siècle. Malte, conquise par les Arabes de Tunisie au IXe siècle, fut reprise au XIIe siècle par les Normands. Définitivement séparée depuis ce temps du monde musulman, elle n’en a pas moins gardé pour langue un dialecte arabe. Or le maltais nous offre les particularités essentielles des parlers arabes de l’Afrique du Nord, plus précisément de ceux des villes. Les parlers maghrébins sont de tous les dialectes arabes, ceux qui ont le plus innové par rapport à l’arabe standard moderne. L’ampleur de cette évolution est peut- être partiellement imputable à l’influence du substrat berbère.

Ces parlers maghrébins appartiennent dans l’ensemble au même type. Ils possèdent en commun certains traits par lesquels ils s’opposent aux parlers orientaux de Syrie, d’Egypte et de Mésopotamie. Mais, entre eux, ils diffèrent parfois assez dans le détail pour qu’à un premier contact il soit difficile de s’entendre pour des interlocuteurs originaires de régions éloignées.

Une comparaison de ces parlers avec l’arabe standard moderne montre que la grammaire et la stylistique y sont fort simplifiées : plus de déclinaisons de noms, plus de modes verbaux, plus de rection des verbes, une régression considérable de l’emploi du duel ; une syntaxe où le sentiment a pris le pas sur la logique ; une prépondérance marquée de la phrase nominale ; l’abandon de nombre de tours de phrases caractéristiques de la langue classique ; un allègement notable du lexique. Par ailleurs, un fréquent bouleversement de l’économie syllabique des mots et l’apparition d’une accentuation nouvelle, le schéma consonantique restant inaltéré  ; des changements de sens dans le vocabulaire ; un renouvellement presque complet des conjonctions.

« L’arabe dialectal, langue de vie quotidienne, ne comporte pas plusieurs niveaux où le locuteur puisse choisir de situer son message. Langue familière et imagée, elle manque de « neutralité» en quelque sorte et établit entre les locuteurs une certaine familiarité ». Selon William Marçais (1961) « l’arabe parlé est celui qui a le plus innové par rapport à la langue standard moderne ». Il s’en distingue au point qu’on a pu parler à ce propos de diglossie voire de bilinguisme comme Daniel Cohen (1988), le remarque : « le fait remarquable est que, ce qu’on a appelé la diglossie, n’est qu’un type particulier de bilinguisme.»

Délimitant les domaines d’emploi de l’arabe parlé et de l’arabe standard moderne, Ahmed Moatassime (1974) précise que « ces deux langues se situent sur deux registres différents ; la première étant la langue maternelle et sociale et la seconde la langue nationale de l’enseignement de la culture. C’est dans ce sens que l’on peut parler de langue populaire, en tant que reflétant la société socio-historique du Maghreb». Mais son utilisation dans la communication parlée apparaît à la plupart des locuteurs arabes comme artificielle, les dialectes seuls ayant une réalité d’instruments de communication.

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Ces parlers maghrébins en particulier ceux du Maroc et de l’Algérie – vu le substrat berbère encore très vivace, mais aussi en Tunisie – partagent beaucoup de points communs dont entre autre, les nombreux emprunts de structures faites aux différents parlers berbères.

A l’intérieur de cet espace linguistique les différents parlers régionaux continuent d'être considérés comme de simples variétés dialectales et situationnelles de la koiné arabe, le caractère oral et dynamique de ces parlers d’une part, et l’absence de norme écrite et standardisée d’autre part, les ont forcément pousser à évoluer.

Il devient alors nécessaire de faire une lecture réactualisée des rapports que la koiné arabe entretient avec chacune de ses variétés populaires. Cette lecture peut –être envisageable selon plusieurs optiques d’analyse : les différentes situations sociolinguistiques, la perception qu’ont les locuteurs d’une région donnée, de la koiné arabe et de leur dialecte propre, les attitudes qu’ont ces locuteurs dans des situations d’interaction en koiné et en dialectal, les caractéristiques phonétiques, morphologiques lexicales et syntaxiques de la koiné et des variétés populaires, 

Enfin, nous terminons sur ces propos d'Ahmed Moatassime (1974) qui insiste sur le fait qu'«  …En aucun cas, l’arabe dialectal ne doit remplacer l’arabe classique dont il est d’ailleurs directement issu et avec lequel il conserve un lien ombilical extrêmement puissant. L’arabe dialectal n’est pas aussi loin de l’arabe classique que le français l’est du latin par exemple. Il ne peut pas – comme certains pensent – jouer le même rôle face à la langue mère que celui joué jadis par le français face au latin : évolution historique différente ».

L’arabe intermédiaire ou médian

Il est compris par l’ensemble des populations scolarisées du Maghreb et il est en particulier utilisé par les journaux et les moyens audiovisuels (radio, télévision, cinéma).

Au même titre que l’école, les médias maghrébins ont joué un rôle très important dans le rapprochement progressif entre l’arabe classique et les différentes versions dialectales.

L’importation des séries télévisées, de la presse écrite et des livres en provenance du Moyen-Orient (principalement de Syrie, du Liban, d’Irak et d’Egypte) permet le développement d’une plus grande familiarité avec l’arabe standard moderne au sein de la population.

La situation polyglossique, c’est-à-dire l’existence de plusieurs variétés linguistiques génétiquement apparentées, résulte du contact entre deux variétés qualifiées arbitrairement de variété haute « l’arabe classique» et de variété basse « l’arabe dialectal» qui ne pouvaient à elles seules répondre aux exigences et aux besoins du monde moderne.

Les enseignants sont obligés, dans un premier temps, d’imposer aux apprenants l’adoption de cet arabe pour marquer une limite entre deux lieux voire deux milieux : l’école et la rue qui exigent deux langues différentes, Charles Ferguson (1959) lui-même reconnaît dans son modèle « une forme de langage issue de tension provoquée par la situation de diglossie ; cette forme intermédiaire est décrite de façon très sommaire comme une forme non codifiée, instable, constituée d’emprunts lexicaux au classique avec peu ou pas d’inflexions…mais dont la base principale se constitue essentiellement d’une morphologie, d’une syntaxe et d’un vocabulaire relevant du dialecte ».

S-J Altoma (1969) fait aussi état d’un arabe moyen qu’il caractérise ainsi « The basic features of this middle language are predominantly colloquial but they reveal a noticeable degree of classisism especially in the use of lexical items ».

Le français et le francarabe

En fait, beaucoup de Maghrébins optent pour ce qu’on pourrait appeler une solution fort commode : le mélange entre l’arabe dialectal et le français avec des variantes multiples et diverses qui changent en fonction de l’interlocuteur et de la situation. Le terme mélange faisait remarquer Zohra Riahi (1970) désigne dans la majeure partie des cas l’emploi simultané des deux langues dans un rapport de complémentarité. Il s’agit alors d’un énoncé formé d’une succession de phrases complètes ou de bribes de phrases , tantôt en arabe dialectal, tantôt en français sans toutefois que la structure syntaxique de l’une ou de l’autre langue ne soit altérée : les interférences sont le plus souvent d’ordre sémantique ou lexical comme dans ces exemples :

- vas-y tou:l tou:l (vas-y tout droit)- alignez-vous yar hamkom allah ! (alignez-vous ! que Dieu vous bénisse !

ramen to kaje il e u to kaje d  ibu ! (Ramène ton cahier il est où ton cahier ramène-le)allez roh allez roh Omar (allez va-t-en allez va-t-en Omar) Nous voyons donc que comme l’arabe intermédiaire cette « langue–mélange » français-arabe, a elle aussi, un statut et des contours extrêmement flous. Elle occupe pour ainsi dire tout l’espace qui va de l’arabe soutenu

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jusqu’au français circulant. De tous temps, la langue française et la langue arabe se sont entre mêlées et mutuellement enrichies. On ne compte plus les emprunts respectifs de l’une à l’autre ; emprunts et transferts qui ont dessiné un univers culturel "commun".Ce mélange témoigne de l’ampleur de ces alternances codiques dont la verticalité atteste des rapports de force qui régissent les relations entre les langues.

Que l’usage de cette forme dite sabir se soit essentiellement répandu dans les grandes villes et par le biais de l’émigration en France et en Belgique est un autre fait, significatif à la fois de l’enracinement de la langue française et du processus conduisant à cet enracinement.

Selon Serge Latouche (1998), « c’est le résultat d’une dépersonnalisation de la culture réceptive, "atomisée" par son insertion dans le cadre culturel dominant ». Les emprunts futiles sont nombreux et on affiche aujourd’hui son anglicité comme on affichait son italinité dans les régions côtières en injectant dans le discours des mots empruntés sous l’influence de modes diverses. Ne le fait-on pas, au fond par jeu ?

Jouer avec les mots anglais actuellement au Maghreb, c’est une manière légère d’être dans l’air du temps. Et si dans certains milieux, l’excès d’anglicismes frise le ridicule, mieux vaut en rire comme on a ri, avec le Bourgeois gentilhomme de Molière, et les Précieuses du Grand Siècle.

Il reste à déterminer dans quelle mesure ce mélange, ce nouveau monstre langagier a influencé le comportement linguistique des locuteurs maghrébins. Nous pensons, en effet que cette attitude du moindre effort vis à vis de la norme peut à certains égards être positif en ce sens qu’elle aide les sujets parlants à surmonter leurs inhibitions et leurs complexes et à s’exprimer même s’ils sont amenés à faire des fautes.

Bien que l’arabe dialectal ait usé de l’emprunt pour s’enrichir ou se renouveler il a su bénéficier de sa confrontation à des cultures différentes en s’emparant avec gourmandise de milliers de mots étrangers ; il a su en outre dynamiser voire dialectaliser ce vocabulaire venu d’ailleurs.

Il arrive aux locuteurs maghrébins d’adopter des mots étrangers (français, espagnols, italiens, anglais) mais souvent aussi, et grâce aux antennes paraboliques, ils forgent des mots nouveaux, en particulier dans le domaine des sciences et des techniques, ou parfois ils dialectalisent les mots empruntés, signe qualifié de symptôme de l’acculturation.

L’arabe et le français ont été en contact bien avant la période coloniale à en juger par les emprunts lexicaux qui ont été opérés de part et d’autre.

Pour le Maghreb en particulier, la période coloniale a renversé artificiellement la légitimité politique, sociale et culturelle de l’arabe, soit au profit d’un français populaire avec le francarabe, ou d’un français scolaire hautement surveillé et cadré, entièrement calqué sur celui "de la métropole ". Le résultat en fut un excellent bilinguisme pour les classes sociales aisées minoritaires, alors que les classes défavorisées majoritaires devaient se contenter de performances approximatives.

Durant cette période, nous avons mesuré avec plus ou moins de force selon le pays (koulayan,2005), la profonde contradiction émanant des représentations liées à la langue française qui associaient aussi bien l’amour que le rejet, la tentation que la décision, la marche en avant et en arrière, le tout dans une grande hésitation et parfois douleur. Mais apparemment, ce fut la dernière bataille entre ces deux langues rendues ennemies uniquement par la force et le pouvoir.

Aujourd’hui, il semblerait que du côté du Maghreb, " l’histoire naturelle " ait repris ses droits, pour avancer dans le sens d’un bilinguisme varié français/arabe. Il évolue dans un environnement originel plurilingue arabo-arabe diglossique, avec une variété basse aux idiomes nombreux et une variété haute qui est en train d’évoluer sous l’influence des chaînes satellitaires.

Mais pour quel arabe et quel français ?

Car si depuis William Marçais (1930) et Charles Ferguson (1959), les linguistes qui se sont penchés sur la nature de la relation entre les différents idiomes, parlent de situation diglossique, il apparaît que pour le monde arabophone ce concept de diglossie, masque la réalité des choses à décrire. Notamment en ce qui concerne les relations entre arabe classique, arabe standard moderne, arabe intermédiaire, francarabe (parler mixte résultant du contact entre le français et l’arabe très employé en Tunisie notamment), arabe dialectal et français. Eu égard d’une part au caractère non évolutif de ce concept, et d’autre part au caractère dynamique de ces langues multiples, dont chacune occupe selon les groupes sociaux un champ d’usage particulier, mais non stabilisé.

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A l’exception de l’arabe standard moderne, qui bénéficie d’un statut clairement défini, il n’existe aucun texte d’orientation, ni de loi fixant les principes de la politique linguistique dans le monde arabe. Aussi est-il difficile d’affecter un statut précis aux langues et aux différents dialectes en présence.

C’est pourquoi il nous a semblé nécessaire, d'essayer d’établir tant soit peu, le statut de facto, propre à chacune des variétés attestées. Rappelons brièvement, que le si au Moyen-Orient (Egypte, Liban, Syrie),le bilinguisme arabe-français relève plutôt d’un choix individuel, il a un caractère institutionnel au Maghreb (Tunisie, Algérie, Maroc et Mauritanie).On remarque que pour ces pays les langues maternelles sont uniquement parlées (arabe vernaculaire dialectal, tamazight, pulaar, wolof , soninké pour la Mauritanie)

Depuis les indépendances, dans la pratique quotidienne de ce bilinguisme, il a été observé des mouvements internes et externes, qui continuent de le"troubler"voire de le "brouiller". Pour les mouvements externes, l’arabe et le français pouvaient selon les cas, être appréhendés soit comme complémentaires, soit séparées au niveau de la division des tâches.

Pour les mouvements internes : d’abord l’arabe avec la "polémique récurrente suscitée par l’idéologisation des choix portant soit sur le littéral, soit sur le dialectal qui a fortement perturbé le continuum linguistique entre les deux variétés amorcé dés le 19e siècle. Par la suite, il a été renforcé par les médias modernes. Pour le français, les institutionnels ont longtemps hésité sur son statut en le désignant tour à tour comme langue seconde,  langue véhiculaire et instrumentale, première langue obligatoire,  langue complémentaire, langue étrangère, langue d’enseignement,  langue enseignée,  langue de culture  ou bien simplement langue de communication.

Cette interlangue (le franacarabe), produit un certain "flottement" qui affecte de manière générale le niveau d’éducation pour l’ensemble du monde arabophone. C'est ce qui est relevé, en particulier par les études de Taieb Baccouche (1976, Université de Tunis) qui illustre de façon intéressante l’évolution du bilinguisme français /arabe en prenant comme échantillon les étudiants, pour lequel il remarque que l’on est passé par trois phases qui correspondent à trois courtes générations de bilingues. Jusqu’aux années 60 : une génération qui dans les réunions discutait et discourait facilement en français, une autre de la décennie 70-80 pour laquelle le code-mixing est largement utilisé avec une prédominance de l’arabe, mélangé avec des séquences en français et enfin une dernière actuelle où les séquences françaises sont réduites à des unités lexicales, soumises à la flexion arabe, qui selon l’auteur laissent quelquefois une impression étrange.

De même avec les questionnements d’Adderrahim Youssi (2004) de l’université de Rabat, qui est convaincu que « les problèmes de sous-développement chronique du monde arabophone en général, et du Maghreb en particulier proviennent essentiellement de l’inadéquation des outils linguistiques et communicationnels ».

Ce déficit en matière de qualité et de résultats, a été unanimement mis en avant dans l’état des lieux du rapport de l’AIF, faisant suite à la réunion régionale de réflexion et de concertation des pays francophones d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient (décembre 2003).

Constats et propositions avec la création d'un "Observatoire des pratiques linguistiques bilingues pour les pays arabophones relevant de la Francophonie"

Notre analyse des statuts et des usages des différentes langues en usage dans l'espace arabophone s’est efforcée de donner un éclairage autant fidèle que possible d'une situation linguistique particulièrement riche et mouvante. Nous retiendrons qu'en ce qui concerne la langue arabe, ses différentes variétés ont une force singulière de résistance «passive» mais elles semblent s’ouvrir de plus en plus aux influences venues d’ailleurs. On croit qu’elles s’abandonnent et au fond, elles restent elles-mêmes. Elles peuvent se mêler à un certain modernisme au contact intime du français, de l’espagnol et de l’anglais et à l’archaïsme égal à celui de l’orient musulman le plus conservateur.Notons aussi, que ce petit "état des lieux" de l'arabophonie en méditerranée a révélé trois types de difficultés d'abord celles liées aux préjugés, puis celles d'ordre conceptuel et enfin celles inhérentes à l’enquête et au traitement des données. Ces dernière s'expliquant en partie par le fait que certains chercheurs se satisfont d’une segmentation taxinomique, qui plaque souvent des définitions sur la réalité sans avoir examiné cette même réalité de façon approfondie. Ainsi la description demeure à la surface des faits, sans jamais engager une réflexion linguistique sérieuse. En résumé, dans l'espace arabophone méditerranéen, l’arabisation progresse lentement mais sûrement, principalement au travers d'une pratique bilingue quotidienne, pour laquelle le locuteur bilingue n’alterne plus chacune des deux langues sous sa forme intégrale et normative, mais utilise majoritairement un parler hybride (le francarabe).

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Selon les travaux de Baccouche (1976) sur ce phénomène, lorsque c’est l’arabe qui domine, ce dernier est émaillé de nombreux emprunts au français qui ne remplissent pas forcément des cases vides. Il peut s’agir de simples mots jusqu’à des syntagmes entiers libres ou figés sans règles communes.Ainsi, chacun des locuteur "mixe" selon son style propre, avec la constante toutefois, que le verbe reste emprunté au français mais soumis aux règles de la conjugaison arabe. Apparemment et c’est très alarmant, puisque la plupart des jeunes scolarisés appliquent ce système à tous les verbes français. Lorsque c’est le français qui domine, les emprunts, termes ou syntagmes plus longs qu’en arabe, apparaissent fréquemment dans les échanges citadins. En définitive, cette arabisation s’accomplie au détriment de la qualité de l’arabe standard et du français.Autrement dit, on peut prévoir à moyen terme, la perte d’une pratique au quotidien d’un français standard circulant, normatif. Il faudra aller l'apprendre comme langue étrangère à l’école, au profit d’un nouvel arabe qui est en train de se construire. Baccouche (1976) parle de Koiné arabe moderne, en pleine gestation observable dans les médias écrits et audio-visuels de tous les pays arabes. …Synthèse panarabe des synthèses nationales qui seraient un continuum englobant le littéral et le dialectal avec toutes leurs variantes.Mais alors que restera-t-il du francarabe ?Un parler approximatif toujours uniquement oral, pas encore un vrai sabir, mais certainement en voie de l’être. Quant au bilinguisme, sans doute qu’à long terme, il ne survivra pas en tant que bilinguisme sociétal du quotidien.

Nous pensons qu'il a encore des chances du point de vue institutionnel, par le biais de l’école. A condition toutefois, que la précocité d’apprentissage soit majoritairement privilégiée, et que les conditions d’enseignement s’améliorent.

C'est précisément pour pouvoir confirmer ces analyses, les nuancer ou les infirmer par des données issues du terrain quantitativement plus importantes (aussi bien côté enseignement que côté apprentissage) que nous proposons la mise en place d'un Observatoire des pratiques linguistiques bilingues pour les pays arabophones relevant de la Francophonie

Car à ce niveau, les enquêtes de terrain de grande ampleur sont largement insuffisantes, et celles qui existent sont généralement en arabe, ce qui rend difficile leur exploitation par des chercheurs francophones.Nous terminons, en présentant une expérimentation initiée par Mansour Sayah sur le contact de l'arabe/français à l'écrit qui a été réalisée en avril-juin 2007 en Tunisie. Conduite dans la région de Nabeul et Monastir par deux inspecteurs généraux de l'éducation pour la langue et les connaissances usuelles, elle avait pour objectif de cerner les difficultés pédagogiques résultant du changement de la langue d'enseignement pour les cours en sciences de la vie et de la terre (on passe de l'arabe au français) de la classe de 9eme année de base (en France : 3eme du collège) à la 1ere année du secondaire (en France : seconde du lycée).

Cette enquête est très intéressante dans le sens où elle nous fournit pour l'écrit des indices récents sur les interférences fautives entre les deux langues visées. Elle permet également de pointer les difficultés linguistiques rencontrées par les élèves de seconde du lycée lorsqu'ils écrivent en français leurs cours en sciences de la vie et de la terre. Les questions soulevées sont celles des répercussions possible de ce type de difficultés sur l'apprentissage scientifique des élèves ,sur leurs résultats en général et comment les aider à dépasser ces difficultés.

L'échantillon était constitué de 60 productions écrites en français: résumés de leçons (pour la plupart du temps dictés par le professeur) devoirs de contrôle et de synthèse. Les élèves ont étudié les sciences en arabe durant les neuf années précédentes. L'approche méthodologique utilisée : une grille d'analyse qui a permis d'établir une typologie des erreurs et des dysfonctionnements. A ce niveau les catégories mises en avant furent : l'orthographe, l'accord (article, nom, adjectif possessif, nom, sujet adjectif, sujet participe passé), la conjugaison et la construction . Les fautes commises par les élèves concernent pour une grande part l'orthographe d'usage due en partie à une confusion entre les phénomènes voisins.

Au total sur les soixante copies les pourcentages d'erreurs sont les suivants :

pour l'orthographe 46% exemples : confusion de voyelles : e, a, o, au, i, y, é, è, ai , et, est, … exemples : "cellile" au lieu de cellule, "vuris" …virus, "concert"…cancer, "espace"…espèce , etc. ; de consonnes : p-b, c-s, ph-f, f-v, b-v, t-d, m-n, t-s, c-qu, …, exemples : "sellule"…cellule, "tube"…type, "vactérie"…bactérie ; confusion de phénomènes homophones ou presque : o-au-eau, non-n'ont, in-ain, um-im, dé-des, tant-temps, on-en, et-est, etc. exemples : "un capable"…incapable, "pain"…pin, "consontré"…concentré, "certenes"…certaines, etc. ;

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Contraction ou séparation de lettres : exemples : "senourrissent"…se nourrissent, "l'éprotide"…les protides, "en pèche"…empêche, etc.

Au niveau de la grammaire, on note l'absence d'accord entre sujet, nom, verbe, participe exemples : "un animaux, une cellule, les maladies, etc.; la confusion entre marques du pluriel du nom et celles du verbe : exemples : "des organisment" , "des cellulent", entre l'adjectif démonstratif et possessif : exemples "ses " espèces… au lieu de "ces…" , "c'est sont" …au lieu de "ce sont "; le mauvais emploi des articles partitifs (du, de, de la,…) ainsi que des erreurs de construction avec un mauvais emploi des prépositions, pronoms relatifs, démonstratifs , d'articles ou de verbes… etc.

Sayah (2007, à paraître) constate que le passage de l'arabe au français à l'écrit engendre de la part des élèves une méconnaissance du vocabulaire, une mauvaise audition, une attention faible à la prononciation de l'enseignant et de la part des enseignants une mauvaise prononciation des mots ,il n'articule pas distinctement les lettres et n'écrit pas non plus les mots au tableau. Les erreurs relatives au genre des noms et à la structure de la phrase sont dues en partie à une interférence linguistique entre le français d'une part et l'arabe littéraire et dialectal d'autre part. Ainsi beaucoup d'éléments propres à la langue arabe se retrouvent dans les productions "françaises " de ces élèves , d'autre part le contexte linguistique dans lequel évoluent les élèves, dominé par l'arabe dialectal et le francarabe ,n'est certainement pas propice à les aider à maîtriser un français standard correct. Enfin, l'origine de ces écart serait sans doute à rechercher dans le cursus scolaire de l'apprentissage du français.

En définitive………..

Comme nous l'avons vu, la situation est passionnante à suivre sur le terrain, compte-tenu à la fois des statuts de chacune des deux langues en présence, avec entre autre, la pluri-variété de l'arabe, et la longue histoire du français, mais aussi parce que ces langues continuent de coexister, de s’interférer, et de s’interpénétrer allant parfois même jusqu'à se juxtaposer à l’intérieur d’un même discours.

La mission de ce futur Observatoire consistera à étudier non seulement les pratiques linguistiques en vigueur, mais aussi les conditions et les effets du contact entre toutes les langues en présence au delà du couple franco-arabe, en commanditant des enquêtes, des entretiens, l'élaboration de corpus attestés constitués de productions réelles dans une situation donnée de locuteurs nettement identifiés , etc. En définitive, grâce à cette structure, la communauté scientifique franco-arabe sera en mesure de contribuer au maintien et/ou au développement d'un bilinguisme arabe/français, performant, garantissant une compétence standard commune pour chacune des deux langues. Face au danger d'un monolinguisme dominant de type globich sous couvert de globalisation politico-économique, l'arabe et le français parce qu'elles sont issues de grandes cultures et d'une longue histoire, conservent un réel potentiel de développement comme langues de communication internationale. A condition toutefois que leurs locuteurs respectifs renoncent à les impliquer dans une relation de pouvoir, d’exclusion ou de comparaison qualitative de l'une vis à vis de l'autre. Alors, elles feront du bilinguisme arabo-français, un outil performant pour une biculturalité harmonieuse et diversifié dans le cadre d'un vrai dialogue des langues de part et d'autre de la méditerranée.

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Partenariat entre langues et émergence d’une culture identitaire nationale via l’école guinéenne : quelle politique linguistique ?

DIALLO Mamadou Saliou

Université G. L. C. Sonfonia, Conakry& Institut Supérieur de Formation à Distance, Guinée

Introduction :

Pays francophone de l’Afrique de l’Ouest, la Guinée offre un paysage linguistique assez intéressant du point de vue de sa situation géolinguistique (v. Unesco-Bréda, 1985 ; Diallo A., 2000 ; Diallo A. M. et Holtzer G., 2002 ; Baldé A., 2002 ; Diallo M. S., 2007 & en préparation). Communément appelée pays aux quatre régions naturelles, la Guinée présente une population multiethnique marquée par un brassage socioculturel résultant des phénomènes migratoires et d’alliances hérités de son histoire. Dans l’ensemble, ces populations se distribuent dans des aires communautaires mandé (Soso, Maninka, entre autres), forestières (Toma, Guerzé, en exemple) et atlantiques (Peuls, principalement) avec, chaque fois, un fort degré de brassage à la fois démographique, culturel et linguistique, d’une part, mais aussi essentiellement une prédominance linguistique par région naturelle, d’autre part.

De cette situation de diversité socioculturelle, résulte un paysage linguistique où se superposent des langues à statuts sociolinguistiques stratifiés : les langues communautaires régionales, les langues locales ethniques et le français, langue officielle et, dans certaines situations, langue de communication interethnique. En l’absence d’un véritable parler véhiculaire national (v. Diki Kidiri M., 2004), quelle politique linguistique la Nation guinéenne pourrait-elle développer par le biais de son école pour asseoir chez sa jeunesse une culture de citoyenneté et d’ouverture au monde extérieur, culture concourant au renforcement d’un sentiment d’identité nationale ?

Pour tenter d’examiner cette problématique, nous essaierons d’examiner dans la présente communication en quoi un aménagement didactique des langues ouvert à l’interculturel par le biais d’un système éducatif construit autour de la dynamique des langues constituerait une voie ouverte à la promotion d’une culture identitaire nationale sensible aux valeurs universelles. L’analyse de l’histoire de la politique linguistique éducative guinéenne des années 60 et suivantes et l’examen de la problématique actuelle de la situation du plurilinguisme dans les pays francophones d’Afrique noire devraient me permettre d’esquisser des pistes d’aménagement linguistique et didactique des langues en usage en Guinée dans une double perspective, descriptive, d’abord, et prescriptive, ensuite.

Nous procéderons dans cet exposé, dans un premier temps, à une présentation sommaire de la situation sociolinguistique de la Guinée à partir de quelques repères en politique linguistique au cours de ces quatre dernières décennies. Puis, dans un second temps, nous avancerons quelques propositions en matière d’enseignement de langues partenaires dans une perspective de développement d’une didactique convergente entre langues nationales et langue française. Ce dernier aspect de la communication sera traité dans une double visée : (i) vers la formation de l’apprenant à une culture identitaire nationale et à l’ouverture au monde et (ii) l’orientation vers une didactique comparée intégrant langues nationales autochtones et langues d’ouverture (langue seconde et langues étrangères).

1- Présentation sommaire du paysage sociolinguistique de la Guinée

Comme nous l’avons annoncé ci-dessus, la Guinée est un pays dont la situation linguistique laisse se superposer des parlers à usage et à dynamisme variables. Quelques langues (baga, mikiforé, nalu, temné, etc.) sont menacées de disparition. D’autres, comme le konon, le manon, le wamei, l’onean, servent encore de langues de communication affective au sein de leur espace intra-ethnique d’origine, mais leur expansion est souvent contrée par la présence d’autres langues communautaires régionales parlées sur le même espace et/ou par la résistance d’autres aires géolinguistiques voisines. Il existe un troisième groupe de langues servant de langues de communication régionale et transfrontalière (pular, maninka, soso, principalement) sans qu’aucune de ces langues ne réussissent, pour l’instant, à assurer une fonction véhiculaire véritablement nationale. Il n’y a pas,

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comme le dit Diki Kidiri M. (2004), de « langue de crête » nationale. Cette fonction est assurée par une langue internationale : le français. En sa qualité de langue d’enseignement, mais aussi de langue d’administration, le français, hérité du système colonial, est la langue officielle de la République de Guinée. La Loi Fondamentale du 23 décembre 1990 confirme ce choix, qui figurait dans la précédente Constitution, en matière de statut du français.

Toutefois, malgré cette apparente variété linguistique et situationnelle, le paysage sociolinguistique de la Guinée est relativement moins complexe en comparaison à celui de beaucoup d’autres pays d’Afrique noire subsaharienne comme le Cameroun, la République Centrafricaine, la Côte d’Ivoire où l’inventaire des langues peut parfois s’élever au-delà de 200 parlers, dont certaines ne sont parlées que par quelques centaines ou quelques milliers de personnes et sont en voie d’extinction (v. Bitjaa Kody Z. D., 2005).

On dénombre en Guinée une vingtaine de langues réparties entre les quatre régions naturelles du pays : (i) la Basse Guinée (ou Guinée Maritime) située le long du littoral sur la côte atlantique, (ii) la Guinée Forestière au sud, (iii) la Haute Guinée dans la savane guinéenne dans la partie Est du pays et (iv) la Moyenne Guinée (ou Fouta Djalon) sur les hauteurs dans le Nord de la Guinée. Dans chacune de ces régions, excepté la Guinée Forestière, une des langues autochtones au moins assure la fonction de langue communautaire : le soso en Basse Guinée, le maninka en Haute Guinée et le pular en Moyenne Guinée. Suivant la localisation géographique des principaux centres urbains du pays et l’importance du brassage ethnique dans ces centres, ces trois langues sont utilisées, à des degrés qui restent à déterminer par des enquêtes sociolinguistiques actualisées, comme langues de communication hors de leurs régions d’appartenance traditionnelle. Les principales langues autochtones en usage en Guinée sont inventoriées dans le tableau ci-dessous (v. Diallo M. S, en préparation).

(1)- Inventaire des principales langues guinéennes et statuts :

Code langue Langues Appellation de l’ethnie

Langue à statut Localisation territoriale

traditionnellepolitique sociolinguistique

LA01 baga Baga - m. disp. 1LA02 diakanka Diakanke - terroir 1,4LA03 dialonka Dialonke - terroir 1,3,4LA04 kisiei Kisi national local 2LA05 konon Konon - terroir 2LA06 kpèlèwo Guerze national local 2LA07 landuma Landuma - local 1LA08 lele Lele - terroir 2LA09 lomaghoe Toma (loma) national local 2LA10 maninka Malinke national véh.R/SR 3LA11 manon Manon - terroir 2LA12 mende Mende - m. disp 1LA13 mikifore Mikifore - m. disp. 1LA14 nalu Nalu - m. disp. 1LA15 onéan Basari - terroir 4LA16 pular Peuls national véh.R/SR 4LA17 soso Susu national véh. R 1LA18 tyapi Tyapi (Badiaranke) - terroir 4LA19 wamé Koniagui - terroir 4

Légende : LA (Langue autochtone) ; m.disp. (langue menacée de disparition) ; terroir (langue parlée à l’échelle d’une préfecture ou de quelques villages) ; local (langue parlée à travers des préfectures d’une région naturelle donnée du pays) ; véh.R (langue véhiculaire d’une région naturelle donnée) ; véh.R/SR (langue véhiculaire communautaire transfrontalière à travers plusieurs pays de la sous-région) ; Localisation tradit° (Localisation traditionnelle de la langue) ; 1 (Basse-Guinée) ; 2 (Guinée Forestière) ; 3 (Haute-Guinée) ; 4 (Moyenne-Guinée).

Source : Diallo, M. S., Thèse d’Etat en cours, pp. 53 et 54

Il ressort de cette brève présentation du paysage linguistique guinéen que trois langues assurent dans leurs aires géolinguistiques traditionnelles les fonctions de langues véhiculaire pour toute la communauté de la région

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naturelle. Ces langues sont le maninka (ou maninkakan) pour la Haute Guinée, le pular (peul) pour la Moyenne Guinée et le soso pour la Basse Guinée. En Guinée Forestière, il n’y a pas de langue autochtone à fonction de « langue communautaire » véhiculaire pour l’ensemble de la région. Le kpèlèwo est utilisé à N’Zérékoré, le kisiei à Guéckédou et le lomaghoe à Macenta dans leurs aires géolinguistiques traditionnelles. De la vingtaine de langues inventoriées ci-dessus, huit, puis aujourd’hui six, ont le statut de langue nationale (kisiei, kpèlèwo, lomaghoe, maninka, onean, pular, soso et wamey). Ne figurant pas aujourd’hui sur la liste des langues à statut national, l’onean et le wamey continuent, toutefois, d’être utilisées, à l’instar des langues nationales, dans l’espace des médias publics et privés (radio et télévision nationales, radios privées).

L’alphabétisation non formelle se fait par le canal des langues autochtones, nationales en particulier, selon les besoins et les localités. Un phénomène relativement récent, mais galopant (la migration des populations vers les zones urbaines et périurbaines, la capitale en particulier) définirait dans les années à venir de nouveaux rapports entre les langues. En effet, en raison de cette croissance démographique urbaine accélérée ces dernières années, le site Internet spécialisé dans la collecte des données démographiques, www.populationdata.net/guinee.html, indique une progression démographique d’environ 80 % dans la ville de Conakry en l’espace de huit ans (1996 à 2004). Ainsi, la population urbaine de la capitale serait passée de 1 092 936 habitants sur une population totale de 7 156 406 habitants dont 51,12 % de femmes en 1996 (v. Ministère Guinéen du Plan et de la Coopération, 1999) à 1 851 800 habitants en 2004.

2- Langues en usage en Guinée et éducation : quelques repères historiques

La présentation faite des langues autochtones de la Guinée dans la section précédente montre que, du point de vue éducatif, ces langues jouissent de statut et de traitement variables dans les politiques linguistiques et éducatives qui se sont succédé. En fonction des situations sociolinguistiques de ces langues, des politiques linguistiques ont été définies ou tacitement mises en place au cours de ces dernières décennies dans le cadre de l’enseignement en langues nationales. Nous rapportons ici quelques-unes des lignes de force de ces expériences en matières de politiques linguistiques en rapport avec l’éducation.

Des années soixante à nos jours, deux phases ont marqué le statut éducatif des langues autochtones. La première est celle des revendications identitaires à caractère nationaliste marquées par le choix de promouvoir les langues et cultures africaines de Guinée dans leur diversité à travers un enseignement formel et non formel de « réveil des consciences » et de revitalisation de l’âme africaine meurtrie par des décennies voire des siècles d’avilissement colonial. Cette période d’enthousiasme est celle que Ahmadou Kourouma appelle ironiquement « les années des indépendances africaines ». La seconde correspond, pour la Guinée, à l’avènement de la Seconde République en 1984, date coïncidant à la chute du régime socialiste au profit d’un régime libéral.

2.1- Politique linguistique guinéenne de la Première République : années 60 et 70

Au lendemain de l’accession de la Guinée à l’indépendance en 1958, le besoin de former les populations à la citoyenneté a amené les nouveaux dirigeants guinéens à définir une politique linguistique favorisant la promotion des langues nationales par le biais de l’alphabétisation et de l’enseignement. Dans ce cadre, des programmes d’alphabétisation des adultes, qui n’ont pas eu l’opportunité de s’instruire à l’école française classique, ont été mis en place pour apprendre à cette couche sociale de la Guinée indépendante à lire, à écrire et à compter en langue maternelle. Ces programmes sont connus sous le nom de « cours d’adultes ». Une série de décrets présidentiels, d’ordonnances et autres Actes de pouvoir exécutif a institutionnalisé ces cours sous forme de campagnes d’alphabétisation des adultes. Parmi ces actes de pouvoir central, nous citons :7. le Décret D/074/PRG/SGG/1962 portant création de la Commission Nationale d’Alphabétisation (CNA) qui a lancé les campagnes nationales d’alphabétisation des adultes de 1964.8. le Décret D/280/PRG/SGG/1968, du 27 juillet 1968, portant création du Service National d’Alphabétisation (SNA), qui a poursuivi en 1968, puis en 1973-1978 la campagne d’alphabétisation des adultes entamée en 1964.

L’idée d’une scolarisation en langues nationales prenait ainsi forme au fur et à mesure que la pratique de l’alphabétisation des adultes s’étendait jusqu’au déclenchement de la Révolution Culturelle Socialiste d’août 1968 à Kankan, en Haute Guinée, qui a institutionnalisé l’enseignement des et en langues nationales dans les écoles élémentaires du système formel. Six langues parmi les huit langues autochtones à statut de « langues nationales » ont été alors choisies par le Gouvernement Guinéen pour servir de langues de scolarisation dans le système éducatif formel (v. UNESCO-BREDA, 1985 : 60). Dans l’ordre alphabétique, ces langues sont : le kisiei, le kpèlèwo (guerzé), le lomaghoé (toma), le maninkakan, le pular et le soso.

Dès l’ouverture de l’année scolaire 1968-1969, l’enseignement en langues nationales a été institué, systématisé et immédiatement généralisé à l’ensemble des premières années (le 1er niveau du Cours Préparatoire, CP 1) dans toutes les écoles élémentaires du pays. L’année qui a suivi le déclenchement de la Révolution Culturelle

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Socialiste, (1969-1970), a connu l’extension du programme à la seconde année de l’élémentaire, (le CP2). Durant ces deux premières années, les jeunes élèves suivaient entièrement leur instruction dans la langue nationale dominante de leur région d’étude. La langue française n’est introduite dans le système scolaire qu’à la troisième année (le CE1) de scolarité. Les deux premières promotions d’élèves scolarisés entièrement en langues nationales au CP1 et au CP2 ont ensuite poursuivi leur scolarisation aux cours élémentaires, CE1 et CE2, dans un système bilingue (langue nationale/ langue française) durant les années scolaires (1970-1973) avant de basculer dans un système monolingue (enseignement en français) au cours des deux dernières années du cycle primaire, le CM1 et le CM2.

Trois années plus tard, à partir de 1975-1976, l’enseignement en langues maternelles dans un système monolingue a été institué et généralisé sur l’ensemble des niveaux de l’école élémentaire. Le français n’a été conservé que comme discipline à l’instar des sciences d’observation, de l’histoire et de la géographie. Une des six langues nationales d’enseignement est choisie en fonction de la région d’implantation de l’école malgré le faible niveau d’instrumentalisation des langues locales guinéennes. Les élèves qui ont entamé leur scolarisation à compter de 1971-1972 devaient poursuivre leurs études en langues nationales jusqu’à la fin du primaire, puis au cours des deux premières années du secondaire.

Des décisions politiques et des Actes juridiques du pouvoir exécutif central en faveur de l’implantation et de la consolidation d’un système éducatif national centré sur les langues et les cultures autochtones ont régulièrement balisé l’orientation et la mise en œuvre de la politique linguistique guinéenne de la Première République. Ces mesures d’ordre politique et administratif ont été prises à travers des résolutions de Conseils Supérieurs de l’Education (CSE), de Conseils Nationaux de la Révolution (CNR), des Décrets, Ordonnances et autres Actes de l’appareil exécutif national (pouvoirs de Chef d’Etat, de Ministre d’Education Nationale).

C’est dans ce contexte que le Conseil Supérieur de l’Education (CSE), tenu à Conakry en avril 1973, a recommandé l’aménagement didactique des langues maternelles d’enseignement en demandant le développement des instruments didactiques d’enseignement (terminologies, précis de normalisation de transcription, méthodologies d’enseignement des et en langues africaines, manuels, etc.), la formation des maîtres aux langues et à la méthodologie d’enseignement, l’édition des supports et référentiels de formation. Les organes et services de l’administration en charge de ces questions (l’Académie des Langues, l’Institut Pédagogique National, le Ministère de l’Education Nationale et de la Culture) ont été mandatés pour accomplir ces tâches. La même année, le Conseil National de la Révolution (CNR) de juillet 1973 prit la résolution d’introduire au cycle secondaire, comme seconde langue nationale d’enseignement, une des langues nationales du pays. Il appartenait à l’école en question dans chaque région naturelle de choisir la seconde langue nationale d’enseignement à la condition que celle-ci appartienne traditionnellement à l’une des trois autres régions naturelles du pays. Cette décision n’a pas été suivie d’effets positifs pour des raisons, entre autres, de manque de personnel enseignant formé à cet effet et de méthodologie appropriée.

Il convient de rappeler qu’un an auparavant le Conseil National de la Révolution (CNR) de mars 1972 avait abouti à la création de la Direction Générale de l’Enseignement des Langues Nationales (DGELN) et de l’Académie des Langues. La première avait pour mandat d’impulser le développement des outils pédagogiques de formation des formateurs et la promotion des langues nationales. La seconde, l’Académie des Langues, avait pour mission d’assurer l’aménagement linguistique et didactique des langues autochtones par le biais du développement des instruments d’enseignement et de la diffusion des savoirs et savoir-faire en langues nationales à travers les médias (les journaux d’Etat : Horoya, Diama et la radio : La Voix de la Révolution).

2.2- Politique linguistique guinéenne de la Seconde République : de 1984 à nos jours

Avec la rupture politique de 1984 en Guinée, marquée par l’avènement de la Seconde République orientée vers un régime libéral, le français est redevenu la principale langue d’enseignement du système éducatif formel en attendant une instrumentalisation et une documentation suffisantes des langues nationales (v. Diallo M.S., 2007). En effet, la Première Conférence Nationale de l’Education, tenue à Conakry du 24 mai au 3 juin 1984 quelques semaines après la chute du régime révolutionnaire, avait abouti au constat que l’aménagement linguistique et didactique des langues guinéennes, la formation des acteurs et la sensibilisation des communautés étaient encore à un niveau insuffisant pour pouvoir continuer la scolarisation de base dans le système éducatif formel en langues maternelles.

A l’issue de cette Première Conférence Nationale de l’Education, les langues nationales et/ou maternelles ont été confinées dans un rôle de langues d’alphabétisation en matière d’éducation non formelle. La Commission Nationale Guinéenne d’Alphabétisation et d’Education des Adultes (CNGAEA), créée par le Décret D/013/PRG/SGG du 21 janvier 1987 qui deviendra, à la suite de la Conférence de Thaïlande sur l’éducation non formelle des adultes en 1990, la Commission Nationale de l’Education de Base pour Tous (CONEBAT) a été mise en place dans ce sens. Dans ce nouveau rôle éducatif dévolu aux langues guinéennes, il a été demandé au Service National d’Alphabétisation (SNA) désormais « de favoriser la création d’associations, d’organisations

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pouvant intervenir dans la lutte contre l’analphabétisme [et] d’inciter les bailleurs de fonds à intervenir dans la lutte contre l’analphabétisme ».

Le choix de la Guinée en faveur d’un système libéral suscitera l’engouement pour la diversité linguistique dans le système scolaire, devenu lui-même complexe. L’enseignement privé s’implantera aux côtés de l’enseignement public. L’anglais et l’arabe rejoindront le français comme langues à enseigner et/ou langues d’enseignement au niveau primaire, secondaire et parfois supérieur. Dans les écoles publiques et privées, des filières de formation franco-arabes sont ouvertes principalement dans les centres urbains. L’enseignement y est donné en arabe, pour les disciplines sociales, et en français, pour celles des sciences exactes et des sciences d’observation. Dans les études en lettres, à l’université, des départements de langue anglaise et de langue arabe sont ouverts.

Il apparaît donc clair que le système éducatif guinéen actuel est plus ouvert à la diversité linguistique et culturelle que le système précédent. Mais, dans cet espace relativement riche, force est de constater que les langues nationales sont en recul posant ainsi le problème de la formation des jeunes guinéens à l’identité nationale. Quel aménagement socioéducatif convient-il d’envisager pour la relance de l’enseignement des langues autochtones en tirant les leçons des expériences antérieures ? C’est à cette question centrale que nous consacrons la suite de l’exposé dans la présente communication.

3- Pour une nouvelle politique linguistique axée sur l’émergence d’une identité nationale ouverte au partenariat entre langues

Dans la présentation du paysage linguistique, nous avions indiqué que la Guinée était subdivisée en quatre sous-ensembles géographiques relativement homogènes appelés « régions naturelles ». A l’exception de la région forestière où existent trois langues principales (le kpèlèwo, le lomaghoe et le kisiei), chaque région naturelle de la Guinée dispose d’une langue communautaire véhiculaire : le soso en Basse Guinée, le maninka en Haute Guinée et le pular en Moyenne Guinée. Quel aménagement didactique pour ces langues ?

3.1- Dimension socioéducative de l’aménagement didactique des langues partenaires : modèle intégré

L’aménagement didactique intégré des langues partenaires au français sous-tend un certain nombre de questions dont les principales sont relatives à : (i) la spécification des fonctions didactiques des langues en présence dans le système éducatif, (ii) la révision de la politique éducative et (iii) la rénovation des curricula et des instruments de formation en langues.

3.1.1- Fonctions didactiques des langues dans le système éducatif : scénarios de convergence

L’aménagement d’une didactique intégrée que nous proposons pour la situation guinéenne est conçu sur la base d’une éducation multilingue à quatre degrés impliquant quatre types de langues : (i) la langue maternelle de l’apprenant, (ii) le français langue seconde, (iii) les langues communautaires régionales et (iv) les langues étrangères.

3.1.1.1- Langue maternelle comme L1 d’éveil

La langue maternelle (LM) de l’apprenant est la langue familiale ou communautaire que l’apprenant utilise comme premier moyen de communication au moment où il amorce sa formation scolaire. Elle est la langue de la structuration mentale des opérations langagières de l’élève. L’école devrait en faire la langue de l’éveil des connaissances formelles et des savoir-faire opérationnels de base : apprentissage de la lecture, identification de catégories langagières de base (alphabets, sons, syllabes, mots, phrases, textes, nombres, opérations mathématiques élémentaires, etc.), apprentissage de l’écriture, construction du raisonnement, etc. L’élève devrait être accueilli au cours de ses deux premières années de scolarisation, le Cours Préparatoire, uniquement dans cette langue afin de développer en lui les conditions d’acquisition de ces compétences de base qui relèvent de la phase d’alphabétisation dans le processus de sa scolarité.

L’enseignement/apprentissage à ce niveau relèverait de ce que nous appelons le premier degré de l’éducation multilingue. Entamant sa scolarisation dans sa langue maternelle, l’élève la garderait toute la durée de sa scolarisation au primaire. L’école s’appuiera ainsi sur elle pour lui faire acquérir des notions conceptuelles de base comme le principe de segmentation des mots, l’analyse catégorielle élémentaire (les catégories syntaxiques, quelques mécanismes élémentaires de transformation de structures, l’organisation élémentaire des unités du discours, etc.), la ponctuation à l’écrit et son équivalence en discours oral. La langue première de l’apprenant remplit ainsi principalement la fonction de langue béquilles dont l’explicitation didactique l’aidera à apprendre plus facilement la langue seconde et les autres langues du système (les langues nationales de citoyenneté et les langues étrangères). La langue nationale de communication régionale serait introduite dans le système au premier cycle du secondaire en se substituant à la langue maternelle au cas où celle-ci en serait différente. C’est le premier degré d’aménagement didactique.

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3.1.1.2- Français, langue seconde de scolarisation

Le second degré d’aménagement didactique des langues en usage préconise l’introduction progressive du français dans le système. Dans le modèle d’éducation multilingue proposé, la langue française, une fois introduite, resterait la principale langue d’enseignement du système en attendant un aménagement didactique suffisant des langues nationales guinéennes. L’élève accèdera aux contenus des disciplines scientifiques et techniques principalement par le français.

Ainsi, pour assurer une meilleure formation des apprenants dans cette langue d’enseignement, nous préconisons une approche centrée sur une démarche didactique intégrée qui prendra en compte les acquis en savoirs et en savoir-faire langagiers de la L1. Cette approche permettra d’asseoir chez l’apprenant les nouvelles compétences requises en L2 à partir du réinvestissement des acquis grammaticaux de la langue première. Dans cette approche, l’introduction du français dans le système est envisagée à partir du Cours Elémentaire (CE) après que l’apprenant aura acquis les compétences de base en lecture, en écriture, en calcul et en raisonnement à partir de sa langue maternelle au CP. L’apprenant du français serait ainsi mieux préparé à apprendre cette nouvelle langue qui deviendra aussi sa langue de formation scientifique (v. Haïdara Y. M., 2004 ; Maurer B., 2004 ; Tréfault T., 2005, sur l’expérience malienne de la pédagogie convergente les langues locales/français).

Le système d’éducation multilingue préconisée ici entre pour la première fois dans sa phase de bilinguisme au CE (langue première/langue seconde). Le français devra être utilisé comme matière durant les deux premières années de ce cours (CE1 et CE2). Durant ces deux années, la langue maternelle de l’élève devra ainsi continuer d’assurer la fonction de langue d’enseignement des disciplines aussi bien sociales que scientifiques. A partir du Cours Moyen (CM1), la fonction de langue d’enseignement revient au français, mais la langue nationale demeure dans le système comme discipline.

3.1.1.3- Langues communautaires comme langues d’intégration nationale

L’aménagement didactique des langues nationales constitue le troisième degré du modèle d’éducation multilingue envisagée ici. Leur introduction aux côtés du français et à la suite de la langue maternelle non nationale (langue locale à statut non national et numériquement minoritaire) se fera successivement et non parallèlement du collège au supérieur ou professionnel.

Ainsi, au collège (de la 7ème à la 10ème A), chaque élève choisirait une seconde langue nationale autre que celle de sa communauté linguistique d’origine s’il pratique déjà oralement cette langue. Pendant cette période de scolarisation, l’élève garderait aussi dans son cursus sa langue maternelle si elle constitue le véhiculaire régional ou sera amené à opter pour la langue véhiculaire de sa région de résidence en lieu et place de sa langue maternelle non véhiculaire. Au collège, chaque élève serait dans une situation où il apprendrait trois langues (deux langues guinéennes et le français langue seconde).

Au lycée, l’élève opterait pour une nouvelle langue communautaire nationale d’une autre région naturelle (la troisième du répertoire linguistique national de l’élève). Les deux premières langues nationales introduites depuis le CP (en général, la langue maternelle de l’élève) ou au collège seront retirées au profit d’une langue étrangère que l’élève choisira librement parmi celles qui lui seront offertes. Ici également, chaque élève aurait dans son programme d’enseignement trois langues (une nationale, le français et une langue étrangère).

A l’enseignement supérieur et dans les formations professionnelles, l’étudiant apprendrait une quatrième langue communautaire : celle qui sert de langue véhiculaire dans la quatrième région naturelle où l’étudiant n’avait pas encore choisi de langue à apprendre.

3.1.1.4- Langues étrangères comme langues d’ouverture sur le monde

Dans le cadre de la poursuite des objectifs d’ouverture au monde extérieur, la didactique intégrée préconisée ici offrira aux élèves entrant au second cycle de l’enseignement secondaire (le lycée) l’opportunité d’apprendre une nouvelle langue étrangère de leur choix en fonction des langues offertes dans leurs établissements. Le quatrième degré de l’éducation multilingue sera ainsi instauré.

Le modèle d’éducation multilingue ainsi exposé ne prend en compte que le parcours général commun. C’est pour cela qu’au niveau supérieur et professionnel, les langues étrangères ne sont pas présentées dans le modèle. A ce niveau, la quatrième langue nationale serait introduite pour compléter chez l’étudiant le tableau des langues nationales à apprendre au cours de sa scolarisation. Il reste sous-entendu que l’enseignement supérieur et professionnel mettrait en place dans ces conditions des formations universitaires et/ou professionnelles en langues étrangères et guinéennes à l’aboutissement du modèle. Déjà, l’université des sciences sociales, politiques et économiques de Sonfonia à Conakry a mis au point dans le nouveau curricula de licence sciences du langage des études descriptives des langues transfrontalières de la Guinée. Le tableau ci-dessous présente une vision synoptique du modèle d’éducation multilingue progressif à quatre degrés développé dans cette sous-section.

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(2)- Modèle d’implantation didactique du plurilinguisme :

Critères et niveaux de comparaison LM LN1 LN2 LN3 LN4 LS LE

Niveau de présence dans l’enseignement

Cours PréparatoireX

Cours ElémentaireX X

Cours Moyen X XCollège X X XLycée X X XSup./Prof. X X

Fonction didactiqueAlphabétisation XScolarisation X

Apport psychosocial

Développ. cognitifX

Développ. culturelX

Citoyenneté X X XOuvert monde X X

Multilinguisme Degrés (1 à 4) 1 3 3 3 2 4

Légende   : Cours préparatoire (la 1ère et la 2ème Années de la scolarité) ; Cours Elémentaire  (3ème et 4ème

Années) ; Cours Moyen (5ème et 6ème Année de l’école primaire) ; Sup./Prof.(Enseignement Supérieur et enseignement professionnel) ; Développ. (Développement) ; LM (Langue maternelle) ; LN (Langue nationale) ; LS (Langue seconde : le français) ; LE (Langue étrangère).

Comme on le voit à travers cet exposé centré sur la conception d’une didactique intégrée basée sur un système d’enseignement multilingue, la formation multilingue des apprenants évoluera dans un système de multilinguisme progressif et croisé. En partant de leurs langues premières respectives, les apprenants entreront dans un premier temps dans un système d’enseignement bilingue construit autour du partenariat linguistique entre la langue première, L1, et la langue française, L2. Puis la construction du bilinguisme de citoyenneté les amènera à acquérir, ne serait-ce que sommairement, les structures de trois autres langues nationales de la Guinée avant la fin de leurs études.

Comme on peut le comprendre, il apparaît que l’éducation multilingue envisagée présente des avantages irréfutables au plan de la formation de l’homme, ouvert à lui-même et aux autres. Théoriquement séduisante, elle prépare l’apprenant à pouvoir accéder à plus de sources d’informations scientifiques et techniques par le biais d’un accès plus large aux langues et cultures diverses. Cet idéal didactique doublé d’idéologie sociopolitique pour emprunter la notion à Gajo L. (2005) est confortable pour l’individu apprenant et pour les systèmes sociopolitiques communautaires. Mais, ce système a ses exigences et ses contraintes parmi lesquelles figurent la formation et la mobilisation des ressources humaines conséquentes, la mise en œuvre d’une ingénierie de formation à la fois souple et rigoureuse, le développement d’outils didactiques adéquats et l’adaptation des contenus de formation aux exigences d’une didactique intégrée syncrétique (Daff M., 2005a).

3.1.2- Rénovation de la politique éducative : réforme systémique

Avec les scénarios de convergence didactique ci-dessus en 3.1.1., nous avons présenté le modèle que nous préconisons pour la Guinée, si tel était le choix sociopolitique, pour l’implantation d’un système d’éducation fondé sur un enseignement multilingue progressif et croisé. Un tel système exige toutefois que la politique éducative en matière d’enseignement/apprentissage formel des langues soit revue pour être adaptée à cette nouvelle exigence. En clair, une rénovation systémique visant à adopter une didactique intégrée syncrétique des langues prenant en compte leur caractère complémentaire s’imposera.

3.1.2.1- Les langues à l’école : une vision didactique intégrée

L’école d’aujourd’hui tente d’apprendre à ces élèves le français normatif tel que celui-ci est perçu par l’institution scolaire. La langue française de l’école est celle des grammaires scolaires et des manuels de lecture. Elle prévoit ce que l’élève devrait apprendre, comment il le devrait et à quelle niveau de compétence il devrait arriver. A cet effet, la langue est conçue comme une matière ayant un contenu à assimiler comme se serait le cas

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pour l’histoire, la géographie, les sciences d’observation. Ainsi, l’enseignement de la langue française est construit en une suite de savoirs déclaratifs à faire apprendre à l’élève dans le cadre d’un enseignement formel programmé (v. Cuq J-P. et Quéffelect A., 2005). Les langues locales sont ignorées comme savoir à intégrer à l’école. Elles ne sont traitées ni comme objet d’apprentissage structuré, ni comme arrière-plan d’une réflexion didactique susceptible de contribuer à éclairer et à faire apprendre la langue d’enseignement de l’école.

Dans la perspective d’une rénovation didactique intégrant à la fois les langues locales et les langues étrangères dans l’espace scolaire, les langues devraient être pensées comme un moyen de développement cognitif, social et identitaire des apprenants. Elles doivent pour cela être prises comme des instruments de communication, des médiums d’enseignement des savoirs et savoir-faire scientifiques et techniques contenus dans les autres matières. Dans ce sens, l’école se devra de susciter des réflexions dans le but de faire de ces langues des disciplines où ce qui sera visé, ce sera, non pas faire assimiler des savoirs sur les langues, mais faire acquérir les langues elles-mêmes comme instruments de communication et comme structures susceptibles de développer le raisonnement grammatical chez l’individu apprenant.

Le type d’enseignement multilingue proposé ici conçoit l’enseignement des langues partenaires comme facteur favorisant l’ouverture des apprenants aux savoirs et savoir-faire que leur offre l’enseignement des sciences. Dans une telle situation, l’enseignement des langues devra intégrer les aspects cognitifs communs aux langues en présence, intégrer aussi les acquis des élèves à l’école et en dehors en matière de connaissances et de pratiques langagières en vue d’optimiser l’apprentissage.

3.1.2.2- Valorisation du multilinguisme à l’école via l’enseignement plurilingue

Construire le multilinguisme scolaire consisterait à concevoir l’école guinéenne comme un espace d’apprentissage où plusieurs langues cohabitent. Construire le multilinguisme scolaire, c’est aussi définir la fonction pédagogique de chacune des langues en présence. Le modèle d’enseignement multilingue présenté plus haut doit s’articuler aux fonctions définies par l’école par rapport à chacune des langues. Il s’agit que l’école indique par exemple comment seront articulés les enseignements des langues, la gestion des choix linguistiques des apprenants, la construction des équipes pédagogiques mixtes de réflexions didactiques et d’enseignement des langues susceptibles d’harmoniser leurs méthodologies et leurs progressions dans le respect des spécificités comme le préconise Miled M. (1998, 2005).

L’école assurera les conditions d’une dynamisation des enseignements des langues. Elle assurera la conception et la mise en place d’espaces de soutien au multilinguisme complémentaire par une dynamisation de la recherche-action sur les pratiques et les effets de l’enseignement multilingue, par la mise en place au niveau des différents acteurs de l’école des structures dynamiques de promotion de l’enseignement multilingue.

3.1.2.3- Formation des formateurs

Le processus décrit jusqu’ici et les scénarios théoriquement envisagés pour la conception et la mise en place d’un système éducatif multilingue montrent comment peuvent s’articuler les différents éléments de ce processus. La mise en œuvre pédagogique d’un tel dispositif de formation requiert toutefois une ressource humaine d’encadrement conséquente. C’est pourquoi nous affirmons d’emblée qu’un système d’enseignement multilingue progressif et croisé qui part d’un enseignement monolingue ne peut s’improviser. Sa conception et sa mise en place requièrent une volonté politique stable, hardie et planifiée, des ressources d’accompagnement importantes, une construction sociale d’équipes de longue haleine, une formation socioprofessionnelle initiale et continue rigoureuse et méticuleuse. Face à l’ensemble de ces éléments d’exigence, la réflexion sur la question d’une éducation multilingue en partant d’un système monolingue doit faire du chemin avant de voir une mise en œuvre. Mais, de tous ces aspects précités, la formation des formateurs et l’adhésion de ces acteurs à l’idéal d’une éducation bi- ou multilingue nous semblent la construction sociale la plus hardie à réaliser et la plus déterminante.

En effet, dans un système éducatif où l’enseignement des langues est conçu dans une perspective complémentaire sur la base d’une didactique intégrée, les ressources humaines d’encadrement pédagogiques doivent être formées conséquemment. La formation à la didactique intégrée, aux structures des langues présentes dans le système et au développement des curricula de langues constitue la dimension essentielle qu’il convient de faire acquérir aux acteurs aussi bien par des formations initiales que par des sessions régulières de formation continue. Les écoles et autres institutions spécialisées de la formation des maîtres, des professeurs de langues et des encadreurs du système devront être préparées à cette mission.

La formation des formateurs à la didactique intégrée consistera à préparer en amont puis au cours de leur pratique professionnelle les encadreurs pédagogiques à la programmation, à la mise en œuvre, à la conduite et à la gestion d’un enseignement multilingue. Comment alterner les langues dans les objectifs et fonctions qui leur sont dévolus dans la planification ? Comment capitaliser à chaque moment, dans chaque activité les acquis antérieurs d’une langue à l’autre et à l’intérieur du même système linguistique ? Comment préparer les

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formateurs à leurs fonctions à la fois d’enseignant de langues, mais aussi et surtout de professionnels capables de soutenir la motivation à apprendre les langues chez leurs élèves ?

La formation des formateurs doit aussi préparer les formateurs eux-mêmes à devenir des citoyens d’une même Nation. En effet, de la même manière que l’apprenant poursuit un objectif d’intégration nationale et internationale, de la même manière le formateur (maître et professeur de langue) devra être préparé à cette mission. Comment s’y prendre pour que le maximum d’enseignants de langues soient à mesure d’assurer la formation des élèves partout où on a besoin d’eux ? La formation des formateurs devra donc être conçue de manière à amener les enseignants à parler et/ou être capables d’analyser, du mieux que possible, les langues qui sont présentes dans leurs environnements d’exercice professionnel.

3.2- Partenariat entre langues et évolution des fonctions didactiques :

De par son caractère général, le modèle ne fait pas ressortir les possibilités d’évolution des fonctions assignées aux différentes langues du système multilingue envisagé si le choix devait se faire en faveur de la réintroduction des langues guinéennes à l’école. La présente sous-section expose quelques scénarios de dynamisation fonctionnelle des langues où l’objectif visé dans le cadre d’un enseignement plurilingue dans les pays africains comme la Guinée consiste à faire évoluer la didactique des langues africaines de la fonction d’alphabétisation à la fonction de scolarisation.

Dans son article consacré à l’expérience sénégalaise de l’enseignement des langues nationales et du français, Daff M. (2005b : 245) fait remarquer ceci :

« Le développement d’une éducation plurilingue français/langue(s) nationale(s) en Afrique francophone est une garantie non seulement du droit à l’éducation, mais aussi de l’exercice efficient du droit à la citoyenneté. Pour réaliser cet objectif éducatif et citoyen, il est urgent d’enseigner les langues nationales comme langues vivantes modernes et non plus seulement comme langues d’alphabétisation devant servir de base à un meilleur apprentissage du français ».

Il apparaît clairement avec ce propos que l’éducation plurilingue devra pour sortir de l’impasse et dépasser les premiers balbutiements qu’elle a connus çà et là à travers l’introduction des langues nationales à l’école depuis les années 60 (v. l’expérience guinéenne de l’enseignement des langues nationales) se donner pour visée évolutive l’utilisation de ces langues comme langues vivantes de scolarisation. L’auteur attire l’attention sur la nécessité d’un aménagement linguistique préalable à tout investissement viable de la fonction didactique de langues vivantes africaines d’enseignement.

Le modèle d’éducation multilingue préconisée dans la présente communication prend en compte cet objectif, mais visualise, comme nous l’avons indiqué plus haut, l’aspect systémique combinatoire des langues en présence. En attendant l’aménagement linguistique des langues guinéennes souhaité, le modèle d’éducation multilingue projeté ici assigne aux langues guinéennes une fonction didactique complexe en partenariat avec la langue seconde, le français, qui sert actuellement de langue d’enseignement.

Deux phases principales sont envisageables pour la planification de la mise en œuvre de l’enseignement bilingue (plurilingue). La première correspond à ce qui est visualisé dans le modèle préconisé au tableau 2 ci-dessus. La seconde découlera de l’évolution du niveau d’aménagement linguistique et didactique des langues guinéennes, d’une part, et de la politique linguistique et socioéducative que la Guinée pourrait adopter le moment venu, d’autre part.

3.2.1- Langue maternelle : vers la fonction de scolarisation

Le modèle d’enseignement plurilingue proposé ici prévoit que la langue maternelle de l’enfant en âge d’entrer à l’école lui serve de langue d’alphabétisation et en même temps de langue d’introduction à la scolarisation. L’enfant entame en général l’étape de la scolarisation à l’école primaire à partir du cours élémentaire (la 3 ème et 4ème années), les deux premières années étant réservées à la fonction d’alphabétisation proprement dite. Le modèle prévoit que la langue maternelle nationale (LN1) assure aussi la fonction de langue d’enseignement à ce niveau. Cette fonction dévolue à la LN1 est assignée aussi à la langue maternelle non nationale durant les deux dernières années du cycle primaire. L’apprenant qui aurait suivi sa scolarité au primaire dans une langue maternelle non nationale aborderait à partir du collège la langue nationale véhiculaire de sa région naturelle.

Dans sa fonction de langue de scolarisation, la langue maternelle permettra à l’élève d’apprendre les notions fondamentales de faits de langue et de grammaire de base (le découpage de la langue en ses catégories, les relations syntaxiques et sémantiques de base entre les catégories, l’analyse de la chaîne parlée en continuums phoniques, en unités linguistiques comme la syllabe, le mot, le syntagme, etc.) Elle permettra également de sensibiliser l’apprenant sur le fonctionnement des conventions de langues (la ponctuation à l’écrit, le découpage des mots, la spécificité des codes (l’écrit et l’oral), les normes graphiques, etc.), sur les fonctions du langage, sur les métalangages des sciences (terminologies, lexiques), etc. Il convient de rappeler que le français langue

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seconde, qui entre dans le cursus au CE1, serait enseigné comme discipline durant les deux premières années de son introduction.

3.2.2- Vers un développement de curriculums intégrés : un exemple d’articulation de progressions curriculaires entre L1 (pular) et L2 (français)

Le cadre théorique de référence adopté dans la présente recherche soutient que la capacité à apprendre chez l’apprenant et certaines propriétés cognitives acquises par lui dans le processus d’acquisition de la langue première sont transférables dans l’apprentissage de la langue seconde (v. Noyau C., 2005). A propos de l’enseignement bilingue arabe/français, Miled M. (2005) indique la nécessité de construire une didactique intégrée traitant les curriculums des deux langues sous l’angle complémentaire dans le but de capitaliser les connaissances de l’une dans l’apprentissage de l’autre. Une didactique pensée ainsi amènera les enseignants des deux langues à envisager la construction des curriculums correspondants en tenant compte des acquis des apprenants dans la langue première lorsqu’il est question d’enseigner la langue seconde. A l’aide d’un exemple de simulation de construction intégrée de curriculums entre le pular langue première et le français langue seconde, nous envisageons l’élaboration d’un plan de progression d’apprentissage intégrée de deux disciples de langue.

Comment traduire le modèle théorique d’enseignement multilingue présenté ici en une pratique pédagogique de classe ? Qu’est-ce que la connaissance de L1 peut apporter à l’apprenant pularophone dans son projet d’apprentissage du français langue seconde ? Quel traitement peut-on apporter aux spécificités de la L1 et de la L2 de l’apprenant étant donné la distance linguistique qui sépare les deux langues en présence ? Quelques situations et contenus d’apprentissage seront examinés ici à titre illustratif pour montrer comment une prise en compte d’un système d’enseignement intégré des deux langues permet de réactiver certains savoirs et savoir-faire de types cognitif toutes les fois que dans la seconde langue il sera question pour l’apprenant d’activer ces connaissances antérieures (v. Diallo M.S., en cours).

Rappelons ici sous forme de synthèse le modèle de construction de l’enseignement plurilingue proposé au tableau (2) ci-dessus. Seules les langues pular et française concernées par cette illustration sont considérées. L’illustration se limite au primaire et au collège.

(3)- Fonctions didactiques majeures dans L1 et L2

Niveau Langue première (L1) Langue seconde (L2)

Langue Fonctions Langue FonctionsCP Pular AlphabétisationCE Pular Scolarisation Français Alphabétisation/ScolarisationCM Pular Scolarisation Français ScolarisationCollège Pular Scolarisation Français Scolarisation

La fonction d’alphabétisation assignée au pular au CP et au français au CE se ramène à des processus cognitifs d’identification et/ou d’appropriation des lettres alphabétiques, des nombres, des sons qui leur correspondent en contexte isolé ou en état d’annexion. Dans ces processus d’identification et/ou d’appropriation, il existe des objets de savoirs communs aux deux langues (la liste des lettres alphabétiques communes aux deux langues et leurs prononciations communes concordantes, les phénomènes d’identification des nombres) et des objets de savoir spécifiques à chacune d’elles (la liste des lettres et des sons différentiels, la lecture des nombres, quelques conventions de lecture des suites combinatoires des lettres alphabétiques, notamment pour le français). Ces processus cognitifs et leurs objets sont analysés ainsi qu’il suit en (4) :

(4)- Processus cognitifs de niveau alphabétisationProcessus cognitifs Objet Pular français

Identification Alphabet systématique différentiel

Nombres systématique réactivationAppropriation

Lecture alphabétique systématique différentiel

Lecture des nombres en L1 en L2

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Lecture combinatoire en L1 en L2

Ecriture de l’alphabet systématique Réactivation

Les zones d’apprentissage différentielles, telles qu’elles apparaissent dans certaines cellules de la colonne réservée au français dans le tableau en (4) ci-dessus constituent des lieux de déclenchement de processus cognitifs d’ajout de nouvelles connaissances en processus d’identification et d’appropriation ou d’ajustements de mécanismes en processus d’appropriation essentiellement. Dans le premier cas d’espèce, l’enfant pularophone en début de scolarisation en français langue seconde au CE apprendra à identifier, puis à s’approprier en production de nouvelles lettres alphabétiques absentes de l’inventaire alphabétique de base de sa langue maternelle. Ce sont : < v >, < x >, < q > et < z >. Dans le second cas, l’enfant pularophone qui aura par exemple appris au CP, avec sa langue maternelle, que les lettres alphabétiques < c >, < g >, < j >, < s > et < u > se prononcent dans sa langue maternelle respectivement [ʧ], [g], [ʤ], [s] et [u] devra ajuster ses mécanismes de lecture (prononciation) lorsque ces mêmes lettres se présentent en français aussi bien en contexte libre qu’en état d’annexion. L’ajustement de ces processus cognitifs en appropriation amènera l’élève à lire, suivant les contextes spécifiques, ces lettres comme [s], [k] ou [∫], [g] ou [ʒ], [ʒ], [s] ou [z] et [y] en contexte libre et/ou en état d’annexion.

A partir du tableau analytique des processus cognitifs liés à la phase d’alphabétisation de l’enseignement du pular et du français, il est possible de construire une progression intégrée des notions essentielles à faire acquérir à l’élève. Entamant sa scolarité dans sa langue maternelle, l’élève pularophone acquiert via cette langue qu’il parle déjà des savoirs et savoir-faire cognitifs relatifs à l’identification des lettres alphabétiques latines communes au pular et au français et les lettres spécifiques à sa langue avant même que le français ne soit introduit dans son cursus. L’assimilation en processus d’identification et d’appropriation des lettres et des nombres sera facilitée dans le processus grâce au fait que ces éléments sont associés à une langue parlée par l’élève, qui reconnaîtra aisément et les mots, et leur découpage syllabique (v. Diallo M.S., en préparation)°.

Introduit au CE1, l’apprentissage du français n’exigera plus de l’élève que la réactivation des processus d’identification des lettres alphabétiques communes aux deux langues. Les lettres spécifiques au français et leur lecture correspondante en contexte libre ou en état d’annexion feront objet d’alphabétisation différentielle et spécifique à L2. D’où la poursuite au niveau du CE1 des objectifs d’alphabétisation différentielle spécifique à la seconde langue du système.

A partir du tableau en (4) ci-dessus, se distinguent les étapes d’apprentissage de la phase d’alphabétisation ci-dessous en (5) :

(5)- Simulation d’une progression d’implantation de processus cognitifs

(a)- Au CP en L1 :

12. Processus de réappropriation de la langue maternelle parlée : prédisposition de l’apprenant à apprendre ce qu’il comprend et intègre dans son identité ;

13. Identification et appropriation (en lecture et en écriture) de l’alphabet pular ;

14. Identification et appropriation (en lecture et en écriture) des nombres en pular ;

15. Appropriation des conventions de lecture en pular : combinatoire des unités linguistiques (des sons aux mots et des mots aux phrases).

(b)- Au CE en L2 :

16. Identification et appropriation (en lecture et en écriture) de l’alphabet différentiel du français ;

17. Appropriation des conventions de lecture en français : combinatoire des unités linguistiques (des lettres aux sons, des sons aux mots, des mots aux phrases) ;

18. Appropriation de la lecture des nombres en français.

Conçus sur la base d’une approche didactique intégrée, les curriculums des deux langues indiqueront les ressources langagières qui permettront aux élèves pularophones apprenant le français langue seconde de prendre conscience de ce qui est possible en L1, mais pas souhaitable en L2, d’une part, et de ce qui est commun aux deux et dont la réactivation des connaissances acquises antérieurement en L1 se prête en contexte de L2, d’autre part.

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3.3- Enseignement des langues communautaires et formation à la citoyenneté

Pour conférer à l’enseignement/apprentissage des langues nationales communautaires complémentaires un caractère de formation de l’homme à la citoyenneté, ces langues doivent être enseignées en intégrant à l’enseignement des structures de fonctionnement linguistique la dimension culturelle communautaire. Les valeurs identitaires nationales communes aux autres communautés linguistiques doivent être intégrées par le biais de l’approche de textes et des littératures orales pour permettre à l’apprenant d’apprendre à la fois le mode de pensée de la communauté qui parle la langue, mais aussi le vocabulaire et les structures de la langue. La didactique intégrée développera donc les enseignements des langues nationales communautaires à partir d’une approche comparative des structures des langues à travers l’analyse des niveaux linguistiques. La comparaison des structures linguistiques fera déboucher sur l’interprétation des représentations culturelles communes et spécifiques.

Par exemple, lorsque les structures élémentaires apprises dans la langue auront été suffisantes pour permettre aux apprenants non natifs de soutenir une communication dans cette langue, l’enseignant pourra exploiter en référence à d’autres langues connues des proverbes, des textes juridiques, des messages de réconciliation, etc. pour enseigner la langue en contexte culturel. Dans le dispositif d’enseignement plurilingue soutenu ici, les langues nationales sont présentes de l’école primaire à l’enseignement supérieur et professionnel. Elles sont programmées dans la conception une par une et à certains moments deux à la fois dans le même cycle d’étude pour maintenir constante cette philosophie de formation à la citoyenneté tout le long du cursus (v. ici, tableau 2).

La première phase offre à l’enfant scolarisé dans le modèle multilingue préconisé ici la possibilité d’entamer sa structuration cognitive en tant qu’apprenant scolarisé dans sa langue maternelle et à poursuivre une partie de sa scolarisation toujours à l’aide de la même langue jusqu’à la fin de son cycle primaire, voire à la fin du collège si sa langue maternelle est aussi une langue nationale véhiculaire de sa région, comme nous l’avons déjà mentionné. Dans cette phase du modèle, l’éducation à la citoyenneté sans changement de langue d’enseignement scientifique (le français) constituera un objectif national majeur aussi longtemps que les conditions objectives du passage à la seconde phase n’auront pas été réunies. Tel que le modèle le prévoit, chaque apprenant devra apprendre une langue communautaire par région naturelle avant la fin de son cursus.

La seconde phase, quant à elle et comme nous l’avons indiqué ici, offrira à l’élève à long terme la possibilité de suivre un enseignement plurilingue égalitaire entre les deux familles de langues partenaires, la L1 et la L2. Le développement des langues guinéennes dans le domaine de la recherche linguistique appliquée (terminologies, manuels, dictionnaires, littérature, etc.), de la rédaction et/ou de la traduction d’ouvrages scientifiques et techniques dans les différents domaines de connaissance constituent quelques préludes à l’évolution du modèle de la première phase vers la seconde phase où les langues nationales guinéennes (ou l’une d’entre elles) seront des médiums d’enseignement égalitaires aux langues internationales actuellement en usage dans le système éducatif. « Il n’y a pas de partenariat sans égalité de statut », note Calvet L-J (en cours). L’évolution de l’aménagement linguistique et didactique des langues nationales guinéennes devrait aboutir à la possibilité dans cette seconde phase pour le système éducatif national de pouvoir assurer la scolarisation aussi bien en langue seconde qu’en langues nationales dans le domaine des sciences et de la technique également. Il faut y croire à condition de ne pas céder à deux attitudes, toutes négatives :

être prédisposé à penser que le développement des langues africaines ne peut arriver à un niveau tel que celles-ci puissent assurer des fonctions de scolarisation à part entière ;

être prédisposé à s’engager idéologiquement dans une telle entreprise sans que les conditions sociopolitiques, socioéconomiques, socioéducatives, scientifiques et techniques requises ne soient réunies au préalable.

Conclusion :

En somme, le modèle d’éducation plurilingue projeté dans la présente communication a été bâti à partir de critères psycholinguistiques, sociopolitiques et culturels. Tel qu’il est conçu, le modèle n’a pas eu pour objectif de bâtir, tout au départ, un système de formation au multilinguisme égalitaire où les apprenants auraient à développer des compétences égales dans les langues qu’ils auront à apprendre à l’école dès la première phase de mise en œuvre du modèle. Le but a été de démontrer la pertinence de l’éveil d’une conscience nationale sur les valeurs que représentent les langues dans le développement cognitif et culturel d’un individu apprenant. Le modèle permet de favoriser l’éveil des aptitudes cognitives de l’enfant, la formation du citoyen et l’ouverture au monde extérieur des apprenants. L’individu multilingue qui serait issu d’un tel modèle serait censé acquérir des capacités de base en raisonnement sur les structures linguistiques des principales langues guinéennes, d’une part, et en communication dans ces langues, d’autre part. Il aurait également acquis une conscience grammaticale

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susceptible de l’aider par réactivation de processus cognitifs et structurels à apprendre plus facilement d’autres langues de son environnement didactique.

Une formation en langues dans l’esprit d’un tel modèle exige une formation professionnelle et académique conséquente des formateurs, exigence qui pourrait relever quasiment de l’idéal. La formation des formateurs doit donc pondérer cet idéal, à peine imaginable, grâce à la spécialisation des enseignants avec un maximum de compétences au moins dans deux langues locales et la langue seconde d’enseignement. Une seconde mesure de pondération consisterait à régionaliser la formation et l’emploi des maîtres en particulier au niveau de l’enseignement primaire. La mise en place d’une éducation multilingue tel que le modèle est soutenu dans la présente recherche se construirait donc par étapes (phases) successives et devrait compter sur le temps pour être viable. L’expérimentation, la régulation et la constance de la politique socioéducative devront constituer les fils conducteurs d’un tel modèle et anticiper sur toute mesure généralisante.

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Le français contemporain en Afrique et dans l’Océan Indien : usage, variétés et structure

Chantal Lyche et Ingse Skattum

Université d’Oslo

1. Introduction

Dans ce travail, nous nous proposons de décrire le projet Le français contemporain en Afrique et dans l’Océan Indien : usage, variétés et structure (CFA)23, qui a pour objectif principal la description d’un ensemble de variétés de français pour un ressourcement empirique et un renouvellement des descriptions phonologiques, syntaxiques et sociolinguistiques des usages. CFA vient se greffer au projet Phonologie du français contemporain (PFC) (www.projet-pfc.net), et bénéficie également de l'expérience d'une coopération de recherche qui pendant dix ans a lié l'Université de Bamako à l'Université d'Oslo, portant sur L'Intégration des langues nationales dans le système éducatif au Mali (1996-2006). Une équipe internationale de 18 chercheurs (11 d’Europe et 7 d’Afrique/Océan indien) envisage sur la base d’un protocole d’enquête commun de décrire 7 variétés de français (Côte d'Ivoire, Burkina Faso, Cameroun, Sénégal, Mali, Maurice, Réunion) afin de proposer une analyse comparative de ces variétés. Nous partons de l'hypothèse qu'il existe un français panafricain qui transcende les différents contextes sociolinguistiques et les différents substrats, et que cette "variété" panafricaine s'inscrit dans un cadre plus vaste, le français panlectal (Chaudenson et alii 1993).

Les sept variétés qui constitueront notre base empirique seront décrites et analysées selon trois axes: phonologie, syntaxe et sociolinguistique, mais sans cloisons disciplinaires nettes, l’étude des interfaces menant à une meilleure compréhension globale. Notre ambition est de créer à terme, une grande base de données numérisées, offrant une transcription orthographique alignée au signal. Cette base de données, tout comme celle de PFC, sera librement accessible à toute la communauté scientifique et pourra donner lieu à des travaux didactiques, comme ceux établis dans le cadre de PFC-Enseignement du Français. Nous nous concentrerons dans cette présentation sur les volets phonologique et sociolinguistique du projet.

2. La phonologie dans CFA

Le projet CFA s’inscrit au sein du projet PFC pour la partie phonologique, tout en s’en distanciant afin de prendre en compte les particularités locales. Cette section sera donc consacrée au projet PFC et à sa méthodologie avant d’envisager brièvement l’originalité phonologique de CFA.

2.1. Le PFC: le protocole d’enquête et les enregistrements

Le projet PFC se propose sur la base d’un protocole unique de rassembler des données phonologiques comparables à travers la francophonie. Le site du projet (www.projet-pfc.net) propose cinq objectifs  de base (voir également Durand, Laks et Lyche 2002, 2005 ; Durand et Lyche 2003)24 : (1) fournir une meilleure image du français parlé dans son unité et sa diversité, (2) mettre à l’épreuve les modèles phonologiques sur le plan synchronique et diachronique, (3) constituer une base de données de référence sur le français oral à partir d’une méthodologie commune, (4) favoriser les échanges entre les connaissances phonologiques et les outils de traitement automatique de la parole, (5) élargir et renouveler les données pour l’enseignement du français et de la linguistique française. Nous nous pencherons ici plus particulièrement sur le troisième point, et une présentation de la méthodologie adoptée nous amènera à nous interroger sur les défis qu’elle pose au contexte africain.PFC s’inscrit dans la tradition des grandes enquêtes phonologiques (Laks, 2003) avec une cinquantaine de points d’enquête en France (y compris les DOM) et hors de France (Afrique, Belgique, Canada, Louisiane, Suisse) choisis pour assurer une grande représentativité aussi bien géographique que sociologique en s’efforçant d’équilibrer les paramètres âge et sexe et de cibler des témoins provenant de différents milieux socio-économiques. Dès sa conception le projet s’est voulu francophone avec la Belgique et la Suisse parmi les premiers points d’enquête. Dans les premières heures de PFC, le protocole a d’ailleurs été soumis à des chercheurs belges et canadiens qui ont largement contribué à sa finalisation. L’incorporation d’une vingtaine de points d’enquête hors de l’Hexagone donne au projet une dimension diatopique d’une grande originalité, mais soulève un ensemble de questions sur sa faisabilité : peut-on réellement envisager de mener une enquête en 23 De son nom anglais Contemporary French in Africa and the Indian Ocean.24 Le site du projet offre une description complète du protocole, des bulletins réguliers et l’annonce des conférences. Voir Durand et Lyche (2003) pour un aperçu plus complet de la méthodologie de PFC.

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Louisiane, au Sénégal ou à la Réunion sur exactement les mêmes principes que ceux qui ont été adoptés pour la France hexagonale ? La difficulté provient de ce que PFC se caractérise par l’application dans tous les points d’enquête d’un protocole unique visant à rassembler des données provenant de quatre registres distincts.25 Il en ressort des données robustes et strictement comparables, ce qui fait de PFC un projet pilote et permet la constitution d’une grande base de données inégalée à ce jour. La définition des quatre registres s’inspire des grands travaux de Labov et chaque témoin est soumis à deux tâches de lecture (une liste de mots et un texte) ainsi qu’à deux entretiens, un entretien semi-dirigé et une conversation libre, chacun d’une durée de 20 à 30 minutes. Le protocole est défini a minima, c'est-à-dire nous demandons que tous les locuteurs lisent la liste de mots ainsi que le texte, mais les particularités phonologiques locales peuvent être testées plus en détails à l’aide de liste ou de texte complémentaires. Les phénomènes de longueur par exemple ont fait l’objet de recherche plus approfondie aussi bien en Belgique, Suisse et Normandie qu'au Canada sans que les mêmes listes soient utilisées du fait de la diversité des phénomènes. Les témoins sont recrutés par le biais de réseaux denses (Milroy, 1980) et selon les points d’enquête, nous opérons avec un ou deux enquêteurs dont l’un au moins est un familier des témoins. Nous espérons ainsi minimiser une situation de communication violente (Bourdieu et alii, 1993), inévitable dès lors qu’un micro s’immisce au milieu d’une conversation. L’entretien semi-dirigé est conduit par une personne étrangère au réseau étudié mais qui est introduite par l’un des membres du réseau (Durand et Lyche, 2003). Le choix des témoins s’effectue en vertu de leur degré d’ancrage dans la communauté et nous favorisons les personnes qui ont fait toute leur scolarité dans le lieu de l’enquête. Nous nous efforçons également d’enregistrer plusieurs générations au sein d’une même famille afin de tester les changements phonologiques en temps apparent ainsi que les phénomènes d’effet de l’âge (Durand et Lyche, 2003). Le travail de lecture exclut cependant tout témoin dont le niveau d’éducation ne lui permet pas d’effectuer cette tâche, ce qui réduit considérablement notre couverture diastratique. Si ce choix méthodologique semble légitime dans les zones francophones européennes puisqu’il garantit une certaine cohésion des enquêtes, il faut s’interroger sur son bien-fondé dans des zones où le français n’est maitrisé qu’oralement. Tel est le cas par exemple en Louisiane où le protocole a été adapté afin de prendre en compte des populations de français langue maternelle, mais qui ne le lisent que très peu ou pas du tout. Ces populations sont cependant tout à fait à même de porter des jugements métalinguistiques comme en témoigne cette réflexion sur la liaison rapportée par Luc Baronian (Morin, 2003 :14)« - Comment vous dites cold?- []. C’est-à-dire, c’est selon l’histoire [] /c’est-à-dire le contexte/. Tu vois, pour un n-exemple, t’as larbre, narbre, arbre ou zarbre : un narbre. Tu vois, t’as /hésite et se reprend/ des fois t’uses le mot larbre, narbre, arbre ou zarbre. Zarbre veut dire « plus [plys] qu’un ». En anglais, t’uses un mot. Ça ne me gêne pas si y en a un ou i n’n a dix, c’est toujours le même mot. Et en français, t’as quatre mots pour un narbre ou un n… /hésite]/ un /se reprend/ larbre. C’est, selon, comment t’appelles /hésite et se reprend/ dépeins ton discours, là tu uses le mot zarbre, parcque tu peux dire quand quelqu’un n’est pas habitué de parler en français un tas, il va dire Regarde le gros narbre. Non, non. Tu dis : Regarde le gro arbre [gro a:b], comprends? »En Louisiane, nous partons de l’anglais et demandons aux locuteurs de traduire en français la liste de mots, nous leur demandons également de raconter quelques histoires bien connues en pays cadien (Klingler 2006, Lyche 2006). Une fois les données enregistrées, elles sont numérisées et transcrites sous PRAAT26 sur une tire spécifique avec alignement au signal. Toutes les transcriptions sont effectuées en graphie standard sans aucune modification (Durand et Tarrier, à paraître), sans aucun diacritique qui permettrait d’effectuer un lien avec la prononciation. Seuls les éléments absents ne sont pas transcrits, comme par exemple le ne de la négation. Nous avons suivi ici une pratique adoptée par de grands corpus oraux afin d’assurer la mutualisation des données, jugeant que toute autre prise de position impliquerait un biais théorique, un début d’analyse. Dans les régions où l’alternance codique est fréquente, nous transcrivons le texte dans la L2 (par exemple anglais au Canada ou créole à la Réunion), et nous faisons appel aux lexiques locaux lorsque cela s’avère nécessaire. Pour le travail en Côte d’Ivoire par exemple, nous avons eu recours au Lexique français de Côte d'Ivoire (Lafage 2003-2004) et repris les mêmes principes de transcription pour des termes qui ne figuraient pas dans les lexiques (Boutin 2006). Le travail de transcription facilite sans nul doute l’accès aux données et prépare à l’analyse mais il ne doit en aucun cas constituer une analyse. Le retour systématique au signal s’impose pour toute approche phonologique et est également souhaitable dans bien d’autres domaines. Ce retour au signal se fait très simplement sous PRAAT,

25 Gadet (2000: 164) par exemple, dans son étude des corpus sur la négation regrette l’absence de possibilité de comparaison. « Mais aucun auteur n’effectue de comparaison entre zones. Il n’y a pas à ma connaissance, de tentative pour comparer un même type d’enregistrement d’une région à l’autre. » 26 Voir http://www.fon.hum.uva.nl/praat/

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soit à travers l’écoute d’un morceau transcrit, soit grâce à la visualisation de la courbe de fréquence fondamentale (F0) et des formants vocaliques. Au-delà de la possibilité de retrouver le signal correspondant à n’importe quelle séquence, nous fournissons au chercheur un ensemble de données statistiques qui peuvent être obtenues à partir d’une politique de codage.

2. 2. Les axes phonologiques de PFC

PFC propose trois grands axes de recherche qui doivent fournir une vision globale de la phonologie du français : (1) les systèmes phonémiques de toutes les variétés de français, (2) le schwa et (3) la liaison, (2) et (3) représentant les phénomènes les plus caractéristiques et les plus étudiés de la phonologie française. Le profil phonologique de chaque locuteur est établi dans un premier temps sur la base de la liste de 94 mots lus dont les dix derniers sont des paires minimales. Le système ainsi élaboré est ensuite confronté à la lecture du texte qui reprend certains mots de la liste pour se voir finalisé après étude des deux conversations. Les exercices de lecture incorporent les oppositions de hauteur, la loi de position (plus particulièrement en syllabe accentuable), les voyelles nasales, les voyelles basses, les glissantes (avec l’opposition diérèse/synérèse), la simplification des groupes consonantiques finaux, etc. Comme mentionné ci-dessus, la liste de mots s’appuie sur des travaux classiques en phonologie du français et en particulier ceux de Martinet (par ex.  1945) et Walter (1977). La liste de mots et le texte ont été conçus pour des locuteurs de français hexagonal et doivent être complétés si d’autres particularités sont à tester. Afin de faciliter l’analyse des systèmes phonémiques, la liste de mots et le texte sont également transcrits orthographiquement sous Praat et avec un alignement par mot dans le cas de la liste permettant ainsi une extraction automatique des structures formantiques, travail effectué sous la direction du laboratoire LPL à Aix-en-Provence. Au-delà de la tire de transcription, le protocole recommande l’usage de deux/trois tires supplémentaires, 27

servant à des fins de codage. La politique de codages développée au sein du projet s’appuie sur une méthodologie commune : il s’agit de fournir aux chercheurs un premier balayage des données mais en aucun cas une analyse. Afin d’atteindre cet objectif les codages sont aussi athéoriques que faire se peut, reposant sur un consensus observé dans la littérature scientifique. Sont codés sur des tires spécifiques le schwa, la liaison et dans une moindre mesure la prosodie. Le schwa et la liaison peuvent être approchés comme des phénomènes non gradients et nous nous concentrons sur leur présence/absence et sur les contextes droits et gauches, ce qui implique un degré de granularité de codage relativement grossier. Les codages sont alphanumériques et fournissent des données statistiques qui peuvent être exploitées à des fins théoriques (Durand et Lyche, à paraître). Le texte dans son entier est codé pour chaque locuteur de la base et sont aussi codées trois minutes de conversations dirigée et libre pour schwa et cinq minutes des deux conversations pour la liaison. Le codage-schwa comporte quatre chiffres : (1) présence/absence, (2) position dans le mot, (3) contexte gauche, (4) contexte droit. Le codage-liaison indique la longueur du mot liaisonnant, la nature de la consonne de liaison si cette dernière est réalisée, la nature de la voyelle en cas de liaison avec consonne nasale, la nature de la liaison (enchaînée ou non, épenthétique). L’importance des contextes considérés pour le schwa a largement été mise en valeur par Dell (1973/1985), qui reste l’ouvrage classique de référence concernant le schwa, et pour la liaison, nous avons puisé dans les travaux tout aussi classiques de Delattre (1951, 1966). Le codage-schwa s’inscrit à la suite de tout e graphique mais également à la suite de toute consonne graphique finale prononcée. La prise en compte des consonnes graphiques finales s’explique par un double objectif : elle permet de relever la fréquence de schwas prépausals comme dans bonjour-e, Ouest-e France, tout comme elle offre des indications précieuses sur les simplifications consonantiques. Soit l’exemple à table: codé à table1423, il correspond à la prononciation [atablø] avec un schwa final réalisé. Le codage à tab0453le indiquera quant à lui que le schwa n’est pas prononcé, que la dernière consonne perçue est le [b] et que l’on observe une simplification consonantique. Nous verrons en 2.3 que ce codage peut s’étendre aisément à l’étude de la disparition du /r/ dans les variétés africaines du français. Le site PFC met à la disposition de tous les chercheurs des outils de recherche par code, il autorise également les requêtes selon un contexte orthographique précis, pour un point d’enquête précis, etc. Dans tous les cas, l’exemple s’affiche en contexte et il est possible non seulement d’avoir accès à la bande sonore mais également au signal par le biais d’une fenêtre Praat.28

Dans certains points d’enquête et pour quelques locuteurs par point d’enquête, nous proposons le codage de la prosodie. Praat permet l’affichage de la F0, ce qui donne une première approximation des mouvements mélodiques, mais la tâche de codage prosodique est bien plus ambitieuse que pour le schwa et la liaison et sa faisabilité peu évidente. Le domaine prosodique ne bénéficie pas du même consensus théorique de base qu’en phonologie purement segmentale (voir Lacheret et Beaujendre 1999 pour une revue d’un ensemble de

27 Précisons qu’en aucun cas Praat ne limite le nombre de tires. Certains chercheurs utilisent jusqu'à 15 tires pour des analyses prosodiques (phonèmes, syllabes, pieds, etc.)28 Le moteur de recherche autorise également de placer l’exemple considéré dans un contexte plus large, par ex. 10 secondes avant et 5 secondes après, etc.

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modèles) et dans un premier temps, il nous a semblé prudent de nous limiter à l’étude des relations entre le schwa et la prosodie (Lacheret et Lyche 2006). Le codage adopté repose sur les mêmes principes méthodologiques que ceux décrits pour le schwa et la liaison : il est numérique, son degré de granularité reste grossier, il peut être effectué par des codeurs naïfs qui reçoivent un minimum de formation. Le codage est effectué sur une quatrième tire sous Praat mais les unités codées ne sont plus des mots graphiques mais des syllabes transcrites dans l’alphabet phonétique Sampa. La perception du codeur est décisive pour le codage, ce qui n’est pas sans soulever un ensemble de questions (Morel, Lacheret, Lyche et Poiré 2006).

La base de données PFC comprend à ce jour 220 locuteurs répertoriés, transcrits, codées selon des principes identiques et le travail laborieux de transcription et de codage commence à porter ses fruits. Le protocole, la méthodologie générale du projet semble suffisamment bien rodée pour être appliquée à l’étude des variétés africaines à une plus grande échelle, mais un élargissement diastratique ne saurait être mis en place sans réflexion méthodologique approfondie.

2. 3. PFC et l’Afrique/l’Océan indienLa base PFC ambitionne de recueillir des données comparables pour toute la francophonie. En Europe, sont déjà représentées la Belgique et la Suisse, en Amérique du Nord, le Canada et la Louisiane. Pour la zone Sud, la base PFC inclut deux points d’enquête en Afrique (Côte d’Ivoire et Burkina Faso) et un point d’enquête à l’île de la Réunion. PFC a opéré certains choix méthodologiques afin de garantir la comparabilité des données (Boutin, Guèye, Lyche et Prignitz, à paraître). Les exigences du protocole ont imposé le recrutement de locuteurs scolarisés, capables d’effectuer les tâches de lecture avec une certaine aisance. Nous n’avons donc pas pour ces variétés modifié de quelque façon que ce soit le protocole, nous avons choisi d’éliminer les locuteurs qui ne répondaient pas aux critères recherchés. Ce choix, légitime dans un projet à dessein phonologique, ne l’est plus dès que l’on affiche des ambitions sociolinguistiques et syntaxiques. Au-delà d’une description générale de l’inventaire phonémique des locuteurs, les intérêts phonologiques du projet se déclinent en trois points : le phonème /r/, la liaison et la prosodie. Pour Nikiema (2002) « les (parlers) français ont le schwa, les créoles ont l’r », mais on pourrait ajouter aux créoles tous les français d’Afrique. Bordal (2006) met largement à profit le codage du schwa tel qu’il est prescrit dans le protocole PFC dans son traitement du /r/ dans le français régional de l’île de la Réunion, ce qui lui permet de rendre compte de la présence/absence de la consonne en finale absolue de mot ou comme premier élément d’un groupe consonantique final.29 Soient les exemples pou’ toi, mo’te : l’absence de /r/ dans pour est indiquée par le codage ‘pour0452’ (0= le schwa n’est pas prononcé ; 4= la syllabe est finale de mot ; 5 = le groupe consonantique à gauche de la consonne est simplifié ; 2= le contexte droit contient une voyelle). Une requête automatique du chiffre ‘5’ permet de rassembler toutes ces instances de non prononciation du /r/. L’absence de la consonne dans morte est indiquée par ‘morte0413’ : 0= le schwa est absent ; 4= la syllabe est finale de mot ; 1 = le contexte gauche de la syllabe est une voyelle ; 3= le contexte droit de la syllabe est une pause. Cette stratégie de codage fournit un ensemble de données statistiques sur le fonctionnement du /r/ en coda de syllabe accentuable, mais elle est impuissante à relever toutes les autres instances d’absence, comme dans pa’tir par exemple. Elle reste également muette sur la présence ou non d’un allongement compensatoire, sur la présence ou non de traces vocaliques. Le projet CFA s’engage à développer rapidement un codage alphanumérique du /r/ selon les mêmes principes que les autres codages en vigueur dans PFC.Le travail sur la liaison se greffera à la périphérie du projet PHONLEX (de la phonologie aux formes lexicales  : liaison et cognition en français contemporain), soutenu par l’Agence Nationale de la Recherche et dirigé par Jacques Durand, Université de Toulouse-Le Mirail. Au sein des grands débats autour du traitement théorique de la liaison,30 revient régulièrement le rôle joué par la connaissance de la graphie sur la réalisation ou non de la consonne de liaison. Aucune étude jusqu’à présent n’a comparé les réalisations de populations lettrées à celles de populations non lettrées. Si l’on choisit d'inclure des témoins non lettrés, les données africaines seront d’une grande valeur non seulement en comparaison au français hexagonal mais entre elles. Dans la mesure où le degré d’appropriation du français varie d’un pays à l’autre, on pourrait s’attendre à observer tout un continuum dans la réalisation de certaines liaisons. La liaison présente un autre avantage, celui de constituer un lien direct avec la syntaxe et avec la prosodie, deux domaines centraux dans le projet. La liaison met en question l’existence phonologique du mot en français, tout au moins comme unité accentuelle, or nous savons que toutes les langues africaines avec lesquelles le français est en contact sont des langues à tons. Si en français, l'accent frappe la dernière syllabe d'un groupe à des fins démarcatives, l’accent dans les langues en contact avec le français n'a pas de fonction contrastive ni démarcative, mais plutôt une fonction expressive.

29 Nous ne nous attardons pas ici sur la structure syllabique, et il est bien évident que dans le cas de morte, le /r/ peut être considéré comme coda suivie d’une syllabe extramétrique.30 Voir Durand et Lyche (à paraître) pour une description de la problématique et pour une revue des différents courants théoriques.

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Dans ces conditions, la rencontre de deux systèmes prosodiques opposés donne comme résultat un système hybride et un membre de notre équipe, B. Boutin (2006) a montré, sur la base de données PFC, comment le français ivoirien maintient des différences tonales. On sait par ailleurs qu'au Mali par exemple, les locuteurs disent pouvoir déterminer la langue première (L1) du locuteur à l'écoute de son français. Nous faisons donc l'hypothèse que le locuteur africain s'approprie le français à travers le filtre de sa propre langue et conserve dans cette L2 des distinctions tonales qu'il met à profit à des fins distinctives. Plus encore que les différences au niveau purement segmental (comme par exemple la disparition du /r/ avec allongement compensatoire ou non), ce serait dans le suprasegmental qu'il serait nécessaire de rechercher les caractéristiques phonologiques des variétés du français d'Afrique.

3. L’approche sociolinguistique Dans la mesure où le protocole d’enquête sociolinguistique est toujours en voie de finalisation, nous nous contenterons dans cette section de présenter la méthodologie et les principes qui sous-tendent les choix proposés. L'approche sociolinguistique a comme objectif (1) d'assurer la validité des données à l'aide de critères de sélection adaptés aux objectifs et, (2) de mettre les données sociolinguistiques obtenues en rapport avec les traits phonologiques et syntaxiques définis à travers l'analyse des enregistrements. Nous présenterons d'abord nos critères de sélection des points d'enquête et des témoins. Ensuite nous discuterons l'incidence des registres sur la forme linguistique et la nécessité d'ajouter à ces registres des genres écologiques, c'est-à-dire des discours en situation naturelle, "dont l'existence sociale n'est pas déterminée par le questionnement du chercheur" (Françoise Gadet, communication à Oslo, le 28.08.07, voir aussi Gadet 2007). Pour terminer, nous présenterons le questionnaire sociolinguistique que nous proposons en complément aux autres outils d'enquête. Nous référerons de temps à autre à une enquête pilote faite au Mali en décembre 2006.

3.1. Sélection des points d'enquêteLes 7 points d'enquête ont été choisis pour illustrer trois types de contexte sociolinguistique. Une première distinction s'opère selon la présence/absence d'une langue locale majoritaire. Le Sénégal et le Mali ont chacun une langue majoritaire (wolof, bambara) au niveau national, qui sert de langue de communication interethnique et qui, à divers degrés, cantonne le français dans le domaine formel. Dans ces cas, il y a discontinuité (Wald et alii 1973) entre le français et les langues locales, ce qui rapproche ce français du français standard. La Côte d’Ivoire, le Burkina Faso et le Cameroun sont caractérisés par l'absence d'une langue locale dominante au niveau national, absence favorisant le français comme lingua franca. Dans ces pays, il y a plutôt continuité entre les langues locales et le français. Le corpus (usage réel) du français, (qui s'oppose au status, c'est-à-dire la position, Chaudenson 2000) est plus important dans ces derniers pays, et surtout en Côte d'Ivoire (Knutsen 2007a,b) . Le Mali se situe de l'autre côté du spectre, son corpus français étant parmi les plus insignifiants de l'Afrique (Skattum, à paraître). La Réunion et l'île Maurice constituent un troisième cas: le français, qui a été introduit dans des îles inhabitées, co-existe avec les créoles, qui se sont développés parallèlement au français. Ce type de contexte invite aussi les langues partenaires à entrer dans un continuum. Cependant, les trois types principaux englobent à leur tour des contextes particuliers. C'est pourquoi nous avons tenu à étudier plusieurs terrains pour diversifier nos données.31 Les situations décrites ne sont toutefois pas statiques et nous nous intéresserons aussi à la dynamique des rapports entre français et langues locales, et l'incidence que cette dynamique peut avoir sur l'utilisation du français et sur ses formes linguistiques.

3.2. Sélection des témoinsNous avons choisi pour le volet phonologique du projet de retenir les 4 registres de PFC. La transcription de ces données, l’annotation et la vérification représentent une lourde tâche. Il s’ensuit que, pour des raisons de faisabilité, il convient de limiter dans le protocole le nombre de locuteurs, dans notre cas 10-12 pour chaque point d'enquête,32 réduisant d’autant l’éventail des paramètres à retenir pour la sélection des témoins. Nous avons résolu de nous concentrer sur quatre paramètres, qui tous s’avèrent pertinents dans tous les points d’enquête concernés et qui sont donnés par ordre d’importance décroissante : (1) le niveau d’instruction; (2) l’âge; (3) la L1 ; (4) le sexe. Les choix opérés demandent justification, ce vers quoi nous nous tournons.

Tout d’abord, il est légitime de s’interroger sur nos préoccupations concernant le choix des locuteurs. Françoise Gadet remarque (communication à Oslo, le 28.08.07) qu'en sociolinguistique, l'échantillonnage des locuteurs a eu tendance à primer sur la typologie des situations ou des genres discursifs qui, pourtant, ont autant sinon plus d'incidence sur la forme de la langue. Nous reviendrons ci-dessous sur le rôle des genres dans notre corpus. Nous faisons cependant l’hypothèse que dans le contexte africain/Océan indien, les états de langues

31 Notre travail se construit bien évidemment sur une vaste littérature que le cadre de cet article ne nous permet pas de citer.32 Chaque équipe garde évidemment la liberté d’accroître ce chiffre en fonction des moyens humains et financiers dont elle dispose.

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varient considérablement selon les locuteurs et qu’une description linguistique globale ne peut se passer des distinctions que nous proposons.

Le niveau d’instruction est le paramètre le plus déterminant pour la forme de français parlé ainsi que pour la conscience métalinguistique des locuteurs. Nous l'avons défini en fonction des diplômes obtenus (et non le nombre d'années passées à l'école, à cause de la fréquence des abandons et redoublements). Ainsi, ceux qui ont passé le nombre d'années requis pour le diplôme en question sans l'obtenir n'entreront pas dans la catégorie de ce diplôme, mais dans la catégorie en-dessous. Nous avons distingué trois niveaux. (Les catégories ci-dessous sont celles en vigueur au Mali; il faut évidemment les adapter aux systèmex locaux):

- CEP (6 ans = le premier cycle de l’école fondamentale)- DEF (9 ans = le second cycle de l’école fondamentale/ le premier cycle de l’école secondaire/ le collège)- Bac/ Bac+ (12 ans = l’école secondaire/le second cycle de l’école secondaire/ le lycée) plus

éventuellement des études supérieures. Certains diplômes n'entrent pas clairement dans ces catégories, par exemple ceux des instituteurs ou des

professions techniques. Ils seront catégorisées de manière approximative, soit parmi les DEF soit parmi les Bac.Pour avoir une image plus complète et plus réelle du français parlé, il serait souhaitable d'inclure des

témoins ayant appris le français en dehors de l'école. Nous n'avons cependant pas retenu cette catégorie comme obligatoire pour le protocole commun. Les équipes qui désirent inclure des locuteurs non scolarisés le feront en omettant les tâches de lecture.

La profession peut d'ailleurs être aussi ou même plus significative pour la performance en français que la scolarisation, comme l'ont montré les entretiens avec les plantons de l'Université de Bamako, qui après 6 ans d'école s'expriment bien en français. Les non scolarisés au marché, qui communiquent avec des clients étrangers, s'expriment aussi en français, bien que dans un français basilectal. Il faut donc prendre en compte la profession dans l'analyse, bien qu'elle ne soit pas un critère de sélection.

L’âge est un paramètre indispensable pour vérifier l’évolution de la langue en temps apparent et pour tester les phénomènes de normalisation lorsque la situation socioéconomique du locuteur évolue favorablement. Nous avons défini trois catégories : (1) 20-39 ans; (2) 40-59 ans; (3) 60 ans ou plus. Pour juger du résultat de la scolarisation, nous avons exclu les écoliers, qui se trouvent dans une situation d'apprentissage, mais avons inclus les étudiants, qui représentent une strate sociale importante dans la première tranche d'âge, les 20-39 ans, constituant probablement la future élite du pays. Pour les 40-59 ans nous verrons ce qui leur a permis de pratiquer ou non le français, et ce qui reste de l'enseignement du français d'il y a 10 à 40 ans. Ils sont aussi parents: quels sont leur comportement et leur attitude envers leurs enfants en ce qui concerne l'apprentissage du français ? Enfin, les 60 ans et plus ont vécu l'ancien système scolaire, encore empreint de l'école coloniale. Pratiquent-ils encore le français, et de quel(s) français s'agit-il? Quelles sont aujourd'hui leurs attitudes envers le français et son rapport avec les langues locales ?

Les conversations libres entre pairs sont considérées comme plus révélatrices des traits linguistiques d'une tranche d'âge que les conversations en famille, mais nous n'imposons pas le choix de témoins pour ce registre. Il suffit de noter les rapports entre les interlocuteurs et de les prendre en compte dans l'analyse.

Il serait intéressant d'initier des enquêtes partielles sur les tranches d'âge, par exemple la langue des jeunes en ville, la langue des locuteurs âgés, etc. et de comparer les données entre les zones géographiques. A notre connaissance, ce terrain reste entièrement vierge en ce qui concerne l’Afrique.

La LI des locuteurs est un paramètre pertinent en Afrique, où les gens affirment qu'il leur est possible à travers l'accent de français de détecter la L1 d'un locuteur. C'est un domaine (avant tout phonologique/prosodique) qui a été peu exploité. Pour tester l’hypothèse de l’influence de la L1 sur la prononciation du français en Afrique, il suffit de confronter deux L1 africaines pour chaque point d’enquête, de préférence des langues de groupes linguistiques distincts. Il faut choisir des locuteurs qui pratiquent encore leur L1 et, pour les langues véhiculaires comme le wolof, le dioula, le bambara et le peul, choisir des locuteurs natifs et éviter des locuteurs parlant ces langues comme L2. Si possible, le travail de terrain devrait s’effectuer dans la région où la L1 en question est dominante et son influence sur le français pas encore (trop) « contaminée » par les langues véhiculaires. Cette approche exclut bien évidemment les strates les plus scolarisées, qui ont fait leurs études en ville.

Le sexe est un paramètre standard dans les études sociolinguistiques, mais pour la situation africaine, nous avons observé un désaccord. Pour certains membres du CFA, le sexe doit être pris en considération, alors que d’autres relèguent ce paramètre en bas de la hiérarchie. L’hypothèse courante concernant le rôle des femmes dans la standardisation de la langue est difficile à retenir en contexte africain. Faute d’hypothèse forte, nous avons décidé d’inclure, lorsque faire se peut, le sexe comme paramètre, mais de privilégier les trois autres critères.

Si on devait inclure les quatre paramètres mentionnés de manière systématique et enregistrer deux locuteurs dans chaque « case », on obtiendrait une grille de 48 locuteurs pour chaque point d'enquête, tâche irréaliste dès que l’on prend en compte le coût de la transcription. Ce facteur ‘coût’ nous a également contraint à

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écarter le paramètre rural/urbain bien que ce soit une distinction contextuelle qui influe sur la pratique du français en Afrique.

En guise de conclusion rappelons nos trois paramètres pour un protocole a minima :le niveau d’instruction, l'âge et la L1.

3.3. Registres et genres

Le protocole des 4 registres, appliqué à des contextes diversifiés à travers le monde francophone, permet de tester l'hypothèse d'un français panalectal. L'existence éventuel d'un français panafricain a été discutée par Manessy qui, en référant au concept de la sémantaxe, parle des "mêmes catégorisations de l'expérience" dans "les parlers de populations appartenant à une même aire de civilisation" (Manessy 1995: 234). Hazaël-Massieux (1993) réfléchit sur les traits syntaxiques communs entre variétés du français et langues africaines parlées, mais cherche l'explication dans le contexte commun, qui est celui de l'oralité. Aucune étude systématique basée sur des données empiriques provenant de différents pays n'a, à notre connaissance, été faite pour tester l'hypothèse d'un français panafrican. Pour décrire les particularités africaines locales et tester cette hypothèse, le CFA doit adapter le protocole au contexte de l'Afrique au sud du Sahara et de l'Océan indien. C'est ce que nous nous proposons de faire en modifiant le contenu de l'entretien semi-dirigé et en ajoutant des genres écologiques et un questionnaire sociolinguistique.

L’entretien semi-dirigé (la conversation guidée) intéresse les trois volets phonologique, syntaxique et sociolinguistique. Il peut porter sur différents sujet selon la fonction qu'on lui assigne.

1) Il peut servir à la collecte de données sociolinguistiques. L'entretien portera alors sur le parcours linguistique de l'interviewé et sur ses attitudes et évaluations linguistiques.

2) Il peut servir à mettre à l'aise le témoin et l'inciter à parler (assez) librement. Le discours sera dans ce cas plus spontané, le sujet de l'entretien variant en fonction des intérêts de l'enquêté et de l'enquêteur et de l'inspiration du moment.

3) Il peut servir à provoquer certaines constructions syntaxiques. On sollicitera ainsi un récit du passé ou de l'avenir pour les temps verbaux et les prépositions temporelles, un récit sur ce que le témoin ferait si ..., pour les constructions hypothétiques, la réponse à une demande d'itinéraire pour arriver à tel endroit pour les prépositions locatives, une description d'un logement pour les qualificatifs, une défense de ce qu'on aime pour les connecteurs argumentatifs, etc.

Nous proposons que l'entretien semi-dirigé ait cette dernière fonction. Les modalités de ces entretiens restent à définir et dépendent des thèmes syntaxiques qui feront l’objet d’étude. Les entretiens seront conduits pendant au minimum 30 minutes. Dans un premier temps, 10 minutes ciblées d’enregistrements seront transcrites, mais les enregistrements seront entièrement numérisés et accessibles pour analyse.

La conversation libre (l'entretien non guidé) est le registre qui pose le plus de problème en Afrique et dans l'Océan indien. Les conversations libres en français, enregistrés à Bamako, ont montré que cette forme était tout sauf écologique. Les enquêtés étaient très gênés de parler « informellement » en français, ce qu’ils ne faisaient par ailleurs jamais. Ces données ne sont pas encore transcrites, mais il nous semble que ce registre censé être informel risque de fausser l'image du français dans les points d'enquête où, comme au Mali, il est pour l'essentiel cantonné à la sphère formelle. Dans les pays où le français sert de langue véhiculaire (surtout la Côte d'Ivoire, mais aussi le Cameroun et, partiellement, le Burkina Faso), il sera utile de garder la conversation libre pour la comparaison panlectale. Le sort de la conversation libre sera déterminé par chaque équipe.

En complément de ou en substitution à ce registre peu adapté au contexte, nous allons introduire des genres écologiques, des discours "authentiques" non sollicités par le chercheur. Les genres écologiques permettent aussi dans une certaine mesure de rétablir l'équilibre des genres dans les corpus oraux, car ceux-ci sont, dans leur grande majorité, constitués d'entretiens semi-dirigés. Cette sur-exploitation d'un seul genre est accompagnée d'une sous-exploitation quant à l'incidence du genre sur la syntaxe. C'est également pour cette raison que nous avons voulu profiter de l'entretien semi-dirigé pour provoquer des genres utiles à l'analyse syntaxique.

En Afrique, les genres écologiques en français peuvent être :- (pour le registre formel) : un cours magistral; un discours public (à la télévision ou à la radio ou en

dehors du cadre médiatique); une conférence (à l’université, dans un centre culturel ou une ONG); un meeting politique (si l'enregistrement est permis); un prêche (chrétienne ou musulmane).

- (pour le registre informel) : des débats à la télévision où les participants se trouvent en studio, ou des émissions ou à la radio où l’audience participe par téléphone; des émissions populaires sur la musique, etc.; des échanges au marché entre locuteurs locaux et étrangers.

Ces situations donneront probablement lieu à des alternances codiques naturelles, ce qui n'est pas le cas des entretiens semi-dirigés où l'enquêteur est un étranger ne partageant pas le code bilingue.

3.4. Le questionnaire sociolinguistique

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Nous prévoyons enfin un questionnaire sociolinguistique, qui aura deux fonctions: (1) collecter les informations sociolinguistiques nécessaires à l'interprétation des données linguistiques ; (2) mener une enquête sociolinguistique quantitative. La première fonction suppose que les témoins enregistrés répondent également au questionnaire. La seconde demande un échantillon de 200 à 400 personnes.

Le questionnaire doit poser des questions sur la vie linguistique de l'enquêté: langues parlées par lui-même et son entourage (L1, L2, etc. selon la maîtrise (qui peut être différente de l'ordre d'acquisition)), parlées dans quelles situations, avec qui, sur quels sujets, informations à mettre en rapport avec la scolarisation, la/les profession(s), les langues des parents, les lieux d'habitation (les différentes régions parlant différentes langues). Viendront ensuite des questions sur ses attitudes linguistiques déclarées envers les différentes langues (français /langues africaines ou créole, langue africaine dominante /langues africaines dominées), quel(s) rôle(s) ont-elles ou doivent-elles joué/er: langue d'instruction, langue administrative, politique, juridique, familiale, écrite/parlée, etc., leur utilité... et aussi des jugements sur la langue (auto-évaluation et évaluation du français d’autres locuteurs sur des énoncés qu'on leur présenterait, par exemple sur une échelle de 1 à 4 ou par des qualificatifs), sur la variation locale, sur la norme (centrale et endogène)... Un groupe de réflexion a été constitué pour élaborer ce questionnaire.

Nous prévoyons une pré-enquête pour tester les questions, et environ 400 témoins, avec environ 50% de retour. Sauf pour les témoins enregistrés, la passation doit être anonyme, pour ne pas infléchir les réponses.

4. ConclusionPour conclure nous rappellerons les éléments principaux du protocole a minima mis en place pour le

projet CFA.(1) Phonologie : nous suivrons le protocole PFC, mais développerons des méthodes appropriées pour le

codage du /r/ et de la prosodie, deux domaines privilégiés pour les éetudes phonologiques.(2) Sociolinguistique : notre protocole définit les critères de sélection des témoins, les registres et

genres à enregistrer et analyser. L'échantillon minimal sera constitué de 10-12 locuteurs, choisis de manière systématique selon les deux

paramètres du niveau d'instruction (trois catégories de scolarisés: diplômés de l'école fondamentale, du collège et du lycée) et de l'âge (trois tranches: 20-39; 40.59; 60+). La L1 sera obligatoirement prise en compte, mais de manière non systématique, tout en s’attachant à une certaine diversification: au moins 2 locuteurs natifs de 2 langues du terroir parmi les témoins. Les langues doivent appartenir à 2 groupes linguistiques différents. Le sexe sera pris en compte après justification et lorsque le terrain l’autorise.

Les enregistrements inclueront les registres du PFC (liste de mots, texte, entretien semi-dirigé et conversation libre), plus des genres écologiques. L'entretien portera sur des thèmes choisis à des fins syntaxiques et durera 30 minutes environ. Les genres écologiques comprendront des discours divers, formels et informels. Dans les deux types de parole continue, la transcription se fera sur 10 minutes choisies.

La base de données ainsi constituée, soumise à des outils d’indexation phonologique et syntaxique, nous permettra sans nul doute d’atteindre notre objectif de renouvellement de l’empirie. Le protocole strictement appliqué dans tous les points d’enquête nous fournira des données non seulement originales mais comparables pour mieux cerner l’espace francophone dans sa totalité. Si la variation est incontournable, la linguistique moderne l’a trop longtemps négligée, se repliant derrière le caractère épars et non systématique des données souvent reliées à des erreurs de performance. Un projet comme CFA, par la rigueur de son protocole, a l’ambition de systématiser cette variation et de mettre à jour les facteurs qui l’animent en Afrique.

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Walter, H. 1977. La phonologie du français. Paris : Presses Universitaires de France.

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Atelier 3 : Propositions didactiques permettant l’appropriation de formes de partenariat entre les langues 

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Parler, décrire et enseigner, (son) français à Douala :

des pratiques contextualisées33

Valentin FEUSSIUniversité François Rabelais de Tours

FLSH – Université de Douala

La question du partenariat entre langues met en évidence le rapport harmonieux entre catégories linguistiques. Elle invite à s’interroger sur la manière dont différentes pratiques linguistiques contribuent, ensemble, à la construction de l’homme dans sa dimension sociale et linguistique. Une observation des pratiques au Cameroun permet de constater qu’à la différence des zones rurales où les frontières linguistiques sont généralement assez clairement marquées, la ville de Douala, du fait de sa très grande hétérogénéité «  en masse humaine, en professions, en ethnies et en langues » (Ngo Ngok Graux, 2007 : 220), connaît un fonctionnement moins précis. C’est probablement pourquoi le français y joue le rôle de principal véhiculaire. Même dans les zones où on s’attend à la pratique d’une langue locale camerounaise (du fait de la forte concentration (mono) ethnique), il n’est pas facile d’observer sur le plan des interactions, une homogénéité linguistique. Dans les salles de classe34 (où on attend a priori un usage standard du français), les échanges verbaux rendent manifestes soit des pratiques catégorisées comme du français (bien que différentes de la norme prescrite officiellement), soit des usages considérés comme « langues » différentes, et parfois proches du français. En outre, certaines catégories linguistiques exploitées seront à certains moments vues comme des mélanges. Loin d’être le lieu de construction de frontières objectives, on pourrait comprendre et traduire toutes ces pratiques comme un atout pour la construction d’un (espace) francophone.

Par cette contribution, je35 voudrais réfléchir de manière expérimentale sur une pratique sociale et pédagogique d’ouverture des catégories linguistiques en contexte pluriel, à travers une diversité des usages en discours. C’est pourquoi l’idée du partenariat que je vais présenter se fondera, en contexte scolaire, sur des « langues » différentes aux frontières bien définies en contexte, mais aussi et surtout sur des « pôles »36 de français. Ce choix permettra de comprendre que l’objet « langue » pourrait être interprété autrement, en étant situé historiquement et culturellement. Après avoir indiqué quelle est l’approche utilisée pour cette recherche, je me propose de partir des considérations officielles vers les pratiques de mélanges. Ces dernières seront alors interprétées comme une conséquence de l’implication des acteurs en présence. Ma pensée se terminera par la présentation de la revendication de la pluralité comme un aboutissement socialement efficace de la pratique d’une posture construite sur la contextualisation.

- Phénomènes observables et posture d’enquête

Pour appréhender les schémas de fonctionnement de « langues » partenaires dans le discours oral des enseignants et élèves37 à Douala au Cameroun, j’ai construit ma recherche à partir d’enquêtes élaborées grâce à

33 Je dois certaines réflexions ici présentées aux remarques du Pr Félix Nicodème Bikoï et de Claude Bernard Fingoué tous de l’Université de Douala, ainsi que de Jean-Benoît Tsofack de l’Université de Dschang. Qu’ils soient ici remerciés pour leurs aides et critiques. Je reste toutefois responsable des imperfections qui peuvent demeurer dans ce texte.34 Plusieurs témoins qui ont suivi un cursus scolaire en zones rurales reconnaissent qu’il est parfois plus efficace pour l’enseignant d’exploiter des langues locales ou même le pidgin-english (dans les régions dites anglophones) pour enseigner le français, les mathématiques, ou n’importe quelle autre discipline.35 Le choix de la première personne comme mode d’énonciation est un choix épistémologique, qui me permet de mettre en évidence l’implication du chercheur dans la construction de la recherche. Le pluriel sera utilisé quand les observables utilisés seront le fruit de mon travail en relation avec celui de témoins, ou bien quand le lecteur sera pris à témoin pour certaines analyses.36 Feussi (2006) montre qu’à travers l’observation des pratiques des locuteurs, on peut penser que la catégorisation en terme de variétés ou de types n’existe pas objectivement. Les locuteurs exploitent surtout des pôles flexibles, qui leur permettent de se rapprocher ou de se démarquer en fonction du contexte. Dans cette logique, et en dehors des catégories identifiées par les linguistes, les locuteurs accordent parfois le statut de « langue » à des catégories différentes mais difficiles à délimiter (francanglais, français du quartier, bon français, mauvais français, français académique, etc.), dépendamment des enjeux dans l’interaction. Mon avis est qu’il faut valider tous ces usages.37 Pour ce qui est de la biographie des témoins, j’indiquerai l’âge et l’ancienneté professionnelle de chaque enseignant dès qu’il sera cité. Quant aux élèves observés, ils peuvent être situés dans la tranche d’âge de

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ma présence dans/hors des salles de classes38 d’établissements secondaires de la ville de Douala, entre février et juin 2007. Parce que ces produits sont d’ordre socioculturel et que la pensée sociale est le plus souvent véhiculée par le discours, j’ai pensé qu’il n’était pas suffisant de s’arrêter aux observations. C’est pourquoi j’ai trouvé efficace de coupler ces pratiques de contextes informels et des situations formelles d’enseignement, aux discours épilinguistiques (pour leur efficacité à véhiculer les représentations), à travers des entretiens (vingt deux entretiens de deux heures en moyenne chacun) conduits selon le modèle compréhensif (Kaufmann, 1996). Pour essayer d’atteindre le significatif, j’ai compris que par une démarche constructiviste (Le Moigne, 1994), il faudrait également croiser mon expérience de membre de la communauté aux expériences des témoins, en m’inspirant de situations de « la vie quotidienne, hors de toute situation explicite et formelle d’enquête » (Blanchet, 2000 : 41). Le choix des sites d’observation s’est toutefois effectué dans le respect d’une critériologie définie par Heller (2002 : 53), et articulée autour de la typification et la faisabilité39. C’est dans cette logique que les établissements publics suivants ont constitué mes sites privilégiés de travail  : les lycées de Brazzaville, de la Cité des Palmiers, d’Akwa-Nord, de Maképé  (pour aller de zones à forte concentration ethnique40 à celles assez hétérogènes); le Lycée Technique de Douala-Koumassi et le Lycée Polyvalent de Bonabéri-Douala (pour l’enseignement technique). J’y ajouterai le Collège Saint-Michel (établissement missionnaire catholique) et le Collège Polyvalent de Bépanda (établissement privé laïc). J’ai également accordé une place de choix à l’expérienciation : mon expérience, mais également celles d’autres témoins, que j’ai travaillées à l’aide de croisements, fondés sur des phénomènes observables produits par des enseignants et apprenants.

- Des prescriptions officielles au curriculum41 réel

Mon interrogation est de comprendre, à partir des consignes officielles, les comportements attendus des acteurs du secteur éducatif sur le terrain et essentiellement dans les salles de classe. Si l’Etat a pour rôle d’orienter les processus d’enseignement / apprentissage vers des objectifs qui rentrent dans de «  chantiers » politiques plus vastes, il reste que l’application de toutes les dispositions étatiques recommandées n’est pas toujours effective. Sur les plans sociolinguistique et didactique, l’on ne peut juger efficacement de l’(in)adéquation de ces décisions qu’en observant les pratiques de classes. Voilà pourquoi je me propose d’y amener mon lecteur, non sans avoir indiqué quelques aspects des prescriptions officielles en matière d’enseignement du français.

2.1 Quelques aspects de la politique linguistique éducative du CamerounAvec ses 247 langues locales (Boum Ndongo-Semengue et Sadembouo, 1999)42, le Cameroun apparaît

comme un modèle particulier de plurilinguisme qui comprend des « langues » de presque toutes les familles présentes en Afrique et ailleurs43. La notion du partenariat entre « langues » au Cameroun soulève ainsi celle d’un terme très connu des Camerounais, celui de bilinguisme. La Constitution du 02 juin 1972 (dans sa révision par la Loi n° 96-06 du 18 janvier 1996), stipule dans son Article premier et à l’Alinéa 3, que « La République du Cameroun adopte l’anglais et le français comme langues officielles d’égale valeur », tout en garantissant la « promotion du bilinguisme sur toute l’étendue du territoire ». Les Camerounais appellent couramment cela le « bilinguisme officiel ».

11 et 18 ans. 38 Les observations ont été effectuées dans les classes de 6ème, 5ème, 3ème, 2nde et 1ère, à raison de quatre classes au moins par établissement. J’ai effectué une séance par classe et par semaine, pendant au moins trois mois, pour un total de vingt-cinq salles de classe.39 La pertinence consiste à cerner les sites qui pourraient être appropriés pour l’étude. La typification vise, elle, à établir la liste des structures sociales précises pouvant rentrer dans l’étude. Quant à la faisabilité, elle utile pour comprendre dans quelle mesure « l’intrusion » du chercheur pourrait être acceptée dans les structures sollicitées. 40 L’ethnie bamiléké à Bépanda et à Brazzaville, celle bassa à la Cité des Palmiers. A Akwa-Nord et à Makepe par contre, il n’y a pas d’ethnie dominante.41 Je voudrais inscrire mon entendement du terme de curriculum dans la logique de Véronique (2005 : 388) qui distingue le « curriculum formel » (les « contenus d’enseignement ») du « curriculum réel » (« ce que font enseignants et apprenants dans leurs activités respectives d’enseignement et d’apprentissage »).42 Ce chiffre est relatif. Hagège (2000) estime ce nombre à 270 (voir Féral, 2007). Il est porté à 280 par Raymond G. Gordon, Jr. (ed), 2005, Ethnologue: Languages of the World, 15e édition, Dallas, Tex, SIL International, disponible sur www.ethnologue.com 43 En dehors du groupe khoisan en effet, on retrouve au Cameroun des catégories linguistiques rangées par les dialectologues dans les phylums afro-asiatique, nilo-saharien, niger-kordofan et même le pidgin-english du phylum indo-européen, classé en territoire camerounais comme une langue « hors-phylum » (Boum Ndongo-Semengue et Sadembouo, 1999 : 73 ).

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Dans les pratiques, il s’agit d’un bilinguisme d’exclusion, ce qui a amené les Camerounais à penser que le bilingue parle nécessairement les deux langues officielles. La politique linguistique éducative va suivre cet esprit, à travers la définition des programmes de français dans les établissements scolaires. Dans l’Arrêté N° 23/9/20 /MINEDUC/IGP/ESG du 22 juin 1994 portant définition des Programmes de Langue française et de Littérature au second cycle des Lycées et Collèges d’Enseignement Général et Technique par exemple, on peut lire parmi les objectifs généraux de formation :

« dans un contexte socioculturel où les langues nationales exercent une très grande influence sur les élèves, l’enseignement du français visera à parfaire la maîtrise active et réfléchie de la langue contemporaine, de ses niveaux et registres divers, en vue d’une expression claire et aisée, orale et écrite » (MINEDUC, 1994 : 3)

C’est dire qu’un tel curriculum porte sur une « pédagogie de l’écart » (voir infra), fondée sur la promotion d’une langue uniformisée, le français standard44. Un des objectifs officiels serait donc le façonnement des jeunes Camerounais, de sorte qu’ils puissent « s’exprimer aisément et correctement, oralement et par écrit » en français. Cette pratique vise à poser la norme scolaire comme à la fois prescriptive et objective (Gueunier et al, 1983). Il devient de ce fait naturel que Teddy45 déclare en rapport avec les usages de francanglais hors/dans les salles de classe :

hors de la salle de classe ils peuvent parler comme ils veulent + je ne suis pas contre + mais dans la salle de classe c’est même des usages que nous réprimandons au besoin avec un bâton (rires) + + + quand un enfant parle un type de langue là en classe + il faut sévir ++ sévir avec la dernière énergie car ce n’est pas ce qu’on lui apprend

Cette attitude traduit une volonté manifeste de rester fidèle aux instructions officielles. Dans l’ensemble, il faut reconnaître que l’implication directe de cette posture est le développement social d’un culte du bon français, dont certaines répercussions sont d’une part le phénomène d’insécurité linguistique qui a des conséquences scolaires énormes, et d’autre part une minoration de pratiques non-conformes aux normes scolaires. Les parents vont parfois encourager le délaissement de langues locales par leurs enfants au profit du français dans le but d’assurer une éventuelle promotion sociale à venir. Pourtant à bien examiner, le bon français n’est pas toujours la pratique observée dans les salles de classe.

2.2 Les pratiques observéesEn rapport avec ces critères officiels, cela devient cohérent d’affirmer avec Clarisse46 face à l’hypothèse

d’usage d’énoncés en français non standard en classe :

Clarisse - je serais choquéeE - pourquoi ?Clarisse - mais je comprendrais quand mêmeE - pourquoi + pourquoi tu serais choquée ?Clarisse - quand on enseigne on voudrait : on attend : : l’excellence de la part

des enfants on voudrait qu’ils s’expriment mieux + puisque déjà nous sommes là pour cela

La mission des enseignants est donc d’inculquer des normes objectives dans les pratiques des élèves. Ces dernières sont identifiables selon des critères palpables et formels. Il s’agit, selon tous les témoins rencontrés, de normes grammaticales, orthographiques et syntaxiques en particulier. Dans les interactions en salle de classe pourtant, la situation est assez délicate et parfois différente des recommandations officielles. Pour illustration, cet extrait de cours relevé au Lycée de Brazzaville à Douala. Il s’agit d’un cours d’« Expression écrite » en classe de

3ème. Le cours porte sur la lettre avec pour objectif d’amener l’élève à être capable d’associer la lettre à d’autres types de texte (narration ou argumentation).

44 On peut admettre qu’« en français l’emploi de standard a ceci de particulier qu’il renvoie généralement à une norme largement dépendante, sinon confondue, avec la forme écrite de la langue » (Tabouret-Keller, 1996 : 175). Charles (38 ans, professeur de français depuis 14 ans, au Lycée de Ngambé, au Lycée Classique d’Edéa et actuellement au Lycée de Brazzaville à Douala) présente cet usage comme le français du livre.45 32 ans, professeur de français depuis neuf ans.46 27 ans, professeur vacataire de français depuis deux ans au Collège Polyvalent de Bépanda.

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Le prof. – qu’est-ce qu’on demande de faire ? (aucun élève ne répond) dans le dernier sujet que nous avons étudié qu’est-ce qu’on nous parlait de faire ?

Un 1er élève - on nous demandait de répondre à la lettreLe prof. - comment on a procédé ?

Un 2ème élève - après la thèse, on a donné le premier argumentLe prof. - (rires) donnes ? Est-ce qu’on dit donner un argument ?

Le 1er élève - monsieur d’après mon point de vue, quand tu donnes un argument on dit que tu énonces cet argument

Le prof. - très bien

L’observation de ces énoncés permet de comprendre que le modèle vers lequel le professeur veut conduire ses élèves est certes le français standard, mais on peut reconnaître qu’il n’utilise pas lui-même ce français. Son premier énoncé se termine en effet sur l’expression qu’est-ce qu’on nous parlait de faire ? Son usage de « parler » doit se comprendre dans le sens de « demander ». De même, son deuxième énoncé est une construction de type oral avec une tendance à la « fixité de l’ordre des constituants »47 (Gadet, 1997[1996] : 86). Dans les énoncés des élèves, alors qu’il passe sous silence le tutoiement et l’expression « d’après mon point de vue », l’usage de « donner un argument » par l’élève est par contre corrigé par une préférence à l’expression « énoncer un argument ». C’est dire que l’enseignant voudrait construire une pratique standard, sans pourtant échapper à des constructions qu’il qualifierait lui-même de « fautives »48 si elles étaient produites par un élève.

Un constat similaire peut encore être effectué à travers un autre exemple, un autre extrait relevé pendant un

cours de Lecture expliquée au Collège Polyvalent de Bépanda en classe de 5ème. Le texte étudié est une lettre et les acteurs en présence sont rendus à la phase d’évaluation finale. L’enseignant demande alors aux élèves d’esquisser une formule de politesse finale. L’un d’eux lève le doigt et, après que la parole lui a été donnée, propose ceci : mon vieux cop’s, sache que je t’aime très fort. L’enseignant précise que cette formule est valide comme marque de politesse finale dans une lettre privée, mais ajoute que par l’usage du terme « cop’s », l’énoncé proposé ne peut être accepté parce que ce n’est pas du français. Il s’agit, selon lui, du camfranglais. Ce positionnement soulève dès lors une discussion entre les élèves assis devant moi. Pour la jeune fille qui prend la parole dans un sursaut à la fin du discours du professeur, cet usage est tout à fait correct. Selon elle en effet, le destinataire de la lettre peut effectivement être un pair à l’émetteur. Son voisin va interpeller un autre camarade pour demander son arbitrage, et ce dernier lui dira tout simplement :

gars49 c’est comment ! tu penses que tout ce que le prof dit tu dois contester ? tu peux dire ça avec tes potes mais quand tu es en classe + tu dois tu dois changer et dire comme le prof a dit là + il dit qu’il faut dire cher ami + cop’s c’est pour le quartier + ici c’est l’école + c’est le français qu’il faut parler

Cet échange est révélateur des conflits/adaptations linguistiques que vivent les locuteurs du français au

Cameroun. Les discours catégorisés comme du français, de même que ceux catégorisés autrement, sont donc tolérés en contexte scolaire. Cela fait penser à l’acceptation mutuelle caractéristique des événements sociolinguistiques observables au Cameroun (Feussi, 2006 et à paraître). Danièle50 reconnaît en ce sens que parfois, pendant ses cours de français, d’autres « langues » sont utilisées par les élèves.

Danièle - quand je je lance des blagues + il y en a qui répondent : en langue mais moi je ne comprends pas

E - de sorte à ce que tu entendes ?

47 Usage de la structure SVC qui occasionne une construction interrogative sans inversion du sujet.48 On pourrait relativiser la notion de faute, en la posant soit comme une approximation de la norme, soit comme un usage inapproprié à un contexte. Il est cependant facile de déterminer la norme par rapport à laquelle elle se définirait, par l’observation des contenus des différents programmes d’enseignement du français, ainsi que les manuels et autres ouvrages officiellement choisis. Je pense en tout cas que la faute découle d’un usage approximatif de cette norme recommandée officiellement, qui est le français standard.49 Ce terme, a priori masculin, est un terme d’adresse utilisé à bien observer de façon neutre, et appliqué aussi bien aux filles qu’aux garçons.50 41 ans, professeur vacataire,  depuis 14 ans au Lycée Bilingue de Bonabéri puis au Collège Saint Michel de Douala.

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Danièle - oui mais sans toutefois voir la personne qui parle + puisqu’ils sont nombreux

E - tu t’es déjà posée la question de savoir ce qu’ils peuvent vouloir dire dans cette langue ?

Danièle - oui je pose la question et puis on me raconte une histoire je sais pas si c’est vrai mais je suis obligée d’accepter

E - et si tu identifies celui qui a parlé + comment il peut se sentir ?Danièle - mm si déjà ce qu’il a dit n’est pas : méchant + il se met juste à rire

+ et : me concernant + j’insulte tout simplement la langue (rires)E - et : + pourquoi tu insultes la langue ?Danièle - j’insulte la langue parce que pour moi il n’y a pas de différence

entre ces langues là et le chinoisE - en disant quoi par exemple ? Exemple d’insulteDanièle - (rires) en disant que quoi ? je leur pose la question si : mm : s’ils ne

comprennent pas souvent ce que les chinois disent à la télé + ou peut-être au marché parce que je me dis que les : l’alphabet bon ils utilisent les mêmes lettres mais je les insulte comme ça mais pour moi je trouve que la meilleure langue c’est la mienne

E - et comment ils réagissent ?Danièle - il rit si déjà ce qu’il a dit est comique

Cet extrait nous révèle une situation de domination, dans les représentations, du français par rapport aux autres langues, selon un schéma fidèle à la diglossie fergusonnienne. Parce que les institutions l’ont prescrit, les langues locales n’ont donc manifestement (du moins pour l’instant) droit de cité ni à l’école, ni dans un autre contexte formel51. Le fait que l’élève qui réagit en une langue locale ne le fasse pas «  officiellement » (il ne se fait pas voir) est révélateur du pouvoir symbolique du français à l’école. C’est d’ailleurs ce que renforce l’enseignant qui choisit de se moquer des autres langues locales qu’il ne comprend pas, ce qui consolide le fossé entre le français et lesdites langues (réservées aux contextes du jeu). Ce comportement est assez palpable quand des frontières entre pratiques linguistiques sont bien définies. Quand cela n’est pas le cas comme dans l’exemple supra (cours de lecture expliquée), une question à laquelle doivent commencer par répondre les élèves est la suivante : est-ce du français ? Cela revient à dire que, bien qu’ils se sentent régulièrement en insécurité linguistique et langagière52 dès que le professeur leur pose une question ou bien quand ils prennent la parole, les élèves n’ont pas une connaissance nette du français recommandé dans les salles de classe. Cette attitude peut d’ailleurs expliquer le mutisme qui est celui de certains élèves pendant les cours, puisque le rapport à une norme abstraite est assez fortement marqué, avec toutes les implications identitaires en termes de présentation de soi que cela suppose.

Pourtant, il peut également arriver, au cas où la pluralité linguistique est assumée, que le locuteur essaie comme le propose le dernier élève (lors du cours de lecture expliquée), de contextualiser ses usages : un pôle réservé au contexte scolaire, un autre au quartier, etc. C’est d’ailleurs ce qui peut être observé dans l’enseignement supérieur pendant les cours en français ou en anglais. Chacun des participants (étudiant ou enseignant) utilise la langue officielle de son choix dans l’expression orale comme dans le discours écrit. On peut dès lors dégager des formes disparates de français ou d’anglais, ou bien des mixtures manifestées par le mélange de « langues ». Elles sont toutes oralement acceptées, même si des efforts certains sont fournis pour atteindre la norme scolaire.

Par ailleurs, même quand ces différences ne sont pas validées, il n’est pas étonnant que des catégories linguistiques, différentes du français ou de l’anglais, soient extériorisées. Selon certains enseignants interrogés, l’apparition de « langues » différentes du français, peut parfois s’observer dans des réactions spontanées d’élèves, qui « oublient » probablement qu’ils sont dans un cadre scolaire. Certains se réajustent d’ailleurs très souvent, et arrivent même à s’excuser auprès de l’enseignant si ce dernier a perçu l’usage.

Cela veut donc dire que, bien qu’il occupe l’essentiel des échanges dans une classe de français, la catégorie « français » n’est pas la seule pratique linguistique. C’est dire qu’il existerait plusieurs normes, et qu’à l’image des acteurs sociaux, l’enseignant et les apprenants navigueraient des fois entre les « langues », même en contexte scolaire.

51 Il faut reconnaître que cette situation est en train de changer car l’introduction de langues nationales dans le système scolaire est annoncée depuis quelques années. Un des éléments probants de cette volonté est la nomination au Ministère des Enseignements Secondaires le 07 août 2007, d’Inspecteurs Pédagogiques chargés des Langues et Cultures nationales, dont le rôle premier sera probablement d’élaborer des programmes.52 Les locuteurs ont le sentiment de parler une variété qu’ils croient être « standard » (alors qu’elle est approximative), de la même manière qu’ils ne maîtrisent pas non plus les langues locales. C’est dire qu’ils ont des difficultés à choisir entre des catégories linguistiques qu’ils ne maîtrisent pas toujours.

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- Une navigation entre des « langues » ?

Un examen de ces pratiques nous permet de comprendre qu’il ne s’agit pas de pratiques bilingues dans le sens de la Constitution du Cameroun, et encore moins de bilinguisme dans le sens de l’addition de langues. Il serait plus prudent d’apprécier cette situation comme dynamique, construite sur la base de la pratique de plusieurs « langues », aux frontières plus ou moins bien délimitées. Il s’agit en fait de pratiques « plurilingues » (Coste, Moore et Zarate, 1997), dont l’interprétation devrait prendre en compte une dynamique sociale et culturelle en rapport avec les expériences de vie des différents participants aux échanges.

Il devient alors normal qu’à certains moments, des locuteurs posés comme détenteurs de la norme standard fassent usage de pratiques non scolaires, que ce soit dans un contexte d’enseignement du/en français. Dans notre entretien, alors que la question porte sur leurs pratiques du français, Josy53 et Ebenezer54 décrivent des usages de certains de leurs collègues des filières industrielles.

Josy - on est dans un contexte où le français ++ n'est pas la chose la mieux maîtrisée + parce qu'il n'y a pas que les élèves les élèves même se débrouillent pas mal + et c'est plutôt ceux qui sont considérés comme des pratiquants réels de la langue qui + qui font problème + parce qu'on est je sais pas si c'est parce que nous sommes je suis dans un lycée technique que : (rires) que s'il y a dix profs en industrie je sais pas s'il y a sept qui : s'expriment en français normal parce que je surprends mes élèves parfois en train de rire de se moquer des enseignants + et : honnêtement plus d'une fois avec X on a eu à surprendre des collègues c'est à peine s'ils s'expriment en français je ne sais pas comment ils enseignent bon peut-être parce qu'ils ont quand même des termes techniques quand on dit fais-moi la robotisation là on n'a pas besoin de construire la phrase + mais je me demande toujours comment ils font pour dire parce qu'il y a des cours qu'ils dictent que je me demande si c'est parce que c'est dans les livres qu'on recopie ou bien lui-même il peut s'asseoir préparer un cours et rédiger vraiment en français

E - si je comprends bien à cause de leurs termes ça veut donc dire qu'ils utilisent beaucoup plus un vocabulaire spécialisé

Josy - oui techniqueE - donc leur français c'est beaucoup plus une agen-une a- une-a un

agencement des termes techniques + bon la construction là la construction syntaxique c'est pas toujours leur affaire

Ebénézer - c'est pas leur affaire heinJosy - c'est même ça qui nous pose des problèmes avec leurs élèves + quand

l'enfant fait un cours de français mais en dehors de ce cours il n'a plus une occasion qui lui donne la possibilité d'apprendre le français

Cette réflexion ramène en scène le besoin prôné d’uniformisation de la norme scolaire, laquelle ne peut pourtant échapper aux normes sociales et linguistiques. En effet, si l’on considère que l’école peut être considérée comme le reflet de la société, il faudrait probablement prendre en compte une solution que j’ai proposée ailleurs (Feussi, 2006), et qui consiste à relativiser les frontières entre les normes. On appréhenderait alors le fonctionnement tel que décrit par Josy et Ebenezer comme une traduction à la fois de la volonté de travailler sur la base de normes qui pourraient servir de base à l’évaluation des élèves, mais aussi et surtout d’inscrire les locuteurs dans un contexte social dont ils ne peuvent objectivement être détachés. Cette situation s’expliquerait par la différence statutaire des catégories linguistiques en présence. On comprendrait dès lors que pendant un cours de français et en rapport à la norme, on assume une situation de pluri-monolinguisme (Blanchet, 2007-b : 25) dans un contexte reconnu comme plurilingue.

Parfois cependant, le statut (et donc l’image) n’est pas remis en cause, bien que les énoncés produits se fassent en toute violation de la norme prescrite. Lors d’un cours de « Lecture méthodique » au Lycée de Maképé

dans une classe de 1ère, le professeur relève un énoncé (si tu peux m’offrir un petit verre je te file la marchandise) qu’il essaie d’exploiter. Voici un extrait de l’échange avec les élèves :

Le prof - qui sait comment on appelle cette tournure en français ?

1er élève -monsieur c’est une manière de parler

53 38 ans, professeur de français dans un des Lycées Techniques de Douala depuis 10 ans.54 33 ans, professeur vacataire de français dans le même établissement depuis 6 ans.

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Le prof - oui mais quel nom on donne + on do-donne + + donne à ça ?

2ème élève - une composition de discoursLe prof - oui on dirait que le locuteur compose son interlocuteur

1er élève - c’est une figure de styleLe prof - laquelle donc

3ème élève- la métonymieLe prof - c’est ça même

L’enseignant rebondit sur une expression utilisée par l’élève (composition de discours) qu’il ramène à un usage propre au Cameroun. Dans ce contexte, composer quelqu’un peut vouloir dire « exploiter de la ruse, des stratégies et manœuvres diverses afin de l’amadouer ». L’enseignant profite de cet usage pour faire comprendre aux apprenants que ce qu’il recherche c’est un procédé discursif qui permet de créer un effet de sens. Le message est dès lors vite perçu car aussitôt que cette précision est apportée (oui on dirait que le locuteur compose son interlocuteur), l’élève interrogé en premier revient à la charge pour dire qu’il s’agit d’une figure de style. Cela veut en conséquence dire que la manœuvre exploitée par l’enseignant est efficace dans son contexte.

Je choisis de faire écouter cet extrait à Teddy avant de lui demander ce qu’il en pense. Il s’appesantit alors sur le discours du professeur :

Teddy - le professeur + est-ce que le professeur doit parler comme ses : comme ses élèves : j’en sais rien mais le professeur il faut se dire quelque part que le professeur est influencé le professeur de français est influencé par le contexte + dans lequel il se trouve *mm* on a tort de croire que puisqu’il est professeur de français la norme il l’a de manière de manière de manière tout à fait souveraine + non il est très influencé par le contexte + dans si dans son contexte on parle de composer ++ et que c’est l’idée qu’il veut qu’il veut énoncer *mm* beaucoup plus instinctivement il va utiliser le mot composer + même si les élèves ne perçoivent pas tout à fait + c’est vrai qu’un locuteur avec une certaine compétence va percevoir l’incorrection + n’est-ce pas au niveau du mot composer mais + l’élève qui n’a pas cette compétence là pourra euh le mot composer composer quelqu’un + se dire que si le professeur l’utilise c’est la norme et le professeur ça va passer en fait ça va être ça ne va pas être faire bruit dans la communication + parce que l’élève utilise ce mot le professeur l’utilisant ça ne va pas faire bruit euh ça passe + ça file + ça ce n’est + ça passe ++ *mm* or or celui qui observe de loin il aura il aura tendance tout le temps à analyser + la simple analyse la seule analyse que moi je fais de cela c’est que le professeur vit dans son contexte hein et il est influencé

E - par ce contexte làTeddy - par ce contexte + l’idée vient instinctivement d’abord dans la

langue qu’il utilise qu’on utilise devant lui + et qu’il utilise pour les autres XXXXX

Cette expérience de Teddy révèle une fois de plus l’idée selon laquelle les pratiques linguistiques, même dans les salles de classe, ne peuvent pas toujours être isolées des pratiques sociales et culturelles. Les frontières entre l’école et la société sont donc relatives, ce que révèle le discours de l’enseignant. Nous savons pourtant que le fait d’avoir conscience de se retrouver dans un cadre institutionnel augmente généralement le degré de vigilance métalinguistique. Malgré cela, des constructions non standard sont observées. Dans cet environnement, comment rester fidèle à cette norme standard définie ailleurs comme un fantasme (Robillard, 2003) ? A certains

moments d’ailleurs, une soumission stricte à ses principes est frustrante. Un élève de niveau 3ème

(du Lycée de Brazzaville) qui accepte de converser sans enregistrement avec moi pendant la récréation traduit ainsi cette idée : parfois tu penses que + tu penses que tu tues le français55++ et quand le prof corrige tu vois que tu ne vaux rien ! C’est même pour ça que je vais choisir la C56en seconde + pourtant j’aime bien le français. Voilà certainement pourquoi certains professeurs de français se sentent, malgré eux, obligés d’accepter dans les salles de classe, des constructions « fautives » au regard de la norme

55 Tuer le français veut dire « parler un français vu comme correct au regard de la norme standard ».56 Seconde scientifique.

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scolaire. Elles sont présentées comme inacceptables, avant d’être parfois, reformulées en français « scolaire ». Parfois également, ces « écarts » sont validés sans commentaire, quand les professeurs eux-mêmes sont en insécurité linguistique. Les participants seraient donc conscients qu’ils vivent dans des contextes « « pluri » et qui, de fait, mettent en contact des langues et des parlers dans des modalités de combinaisons variées, fluctuantes et très éloignées des schématisations standardisées des langues proposées à l’école » (Billiez, 2005 : 335).

Selon Cédric57, des énoncés comme

- « mon enfant-ci + elle n’est pas née comme ça+ quand sa maladie a commencé je suis parti à l’hôpital ça ne donnait rien ++ après j’ai cherché on m’a dit que c’est la main de quelqu’un qui a fait ça » (Canal2 International, Journal du 25.07.07)

- « affaire n’kap ! 5 francs ne cherche pas son frère » (affiche publicitaire des Brasseries du Cameroun)

sont tout à fait acceptables dans un cours de français parce que c’est du français ! En fait, le locuteur s’exprime, selon ce dernier, à partir d’une certaine culture, laquelle est bien comprise dans son contexte58. Certes la norme scolaire n’est pas respectée, mais l’énoncé a un sens. Pour Sylvain59,

une phrase pareille [le dernier énoncé] a + peut permettre de sortir un cours de vocabulaire + par exemple trouver des synonymes de cupidité + de avarisme[radinerie] + des manières de dire la même idée + mais *mm* en bon français

Cette considération de classe permet de comprendre que ces « fautes » sont incontournables dans les pratiques d’enseignement / apprentissage. Autant le professeur est conscient qu’il s’agit d’un « écart » par rapport à la norme, autant il est dans l’obligation, très souvent, d’exploiter ce type de construction pour enseigner ladite norme. Pourquoi donc continuer de frustrer les élèves en qualifiant leurs pratiques de « fautives » ? Pourquoi condamner l’expression de leurs cultures ?

Je pense qu’il faudrait travailler les rapports des enseignants aux langues, afin de leur faire comprendre que dans un contexte de pluralité, « les activités orales, voire écrites, à mettre en place […] doiv[en]t tenir compte de leurs statuts imbriqués et des phénomènes d’insécurité linguistique que cela suscite » (Véronique, 2005 : 389). Les différentes « langues » des répertoires respectifs auraient alors des chances de co-exister, et permettraient aux participants de s’exprimer sereinement, d’extérioriser les différents enjeux que suppose chacune des catégories linguistiques, sans minoration aucune. Les apprenants gagneraient alors en confiance, ce qui relativiserait les frontières entre catégories linguistiques. L’enseignement se ferait de sorte à encourager l’expression de l’élève, mais aussi la possibilité « à entendre les réactions évaluatives de ses voisins » (Prudent, 2005 : 375). Cela suppose toutefois, une relativisation des statuts des participants en classe : le professeur serait ouvert à toutes les pratiques linguistiques, de la même manière que les élèves et autres locuteurs sont ouverts à autrui dans la société, dans des comportements qu’on qualifierait de « polynomiques » (Marcellesi, 2001 ; voir également Feussi, à paraître - pour le cas du Cameroun).

- Une implication des acteurs en présence ?

Les didacticiens et les chercheurs devraient donc remettre en question

« le paradigme bilingue […] que l’on a encore trop tendance à concevoir comme devant être un acte d’allégeance à une communauté unique (véhiculée par une langue unique) au lieu de l’appréhender également sous l’angle de la pluralité » (Billiez, 2005 : 331).

Pour réussir dans cette tâche, l’implication interactionnelle des différents acteurs des secteurs de l’enseignement, de la recherche, du social et de la politique est requise. Les enseignants le font déjà, sans aucune revendication cependant. Contrairement aux prescriptions officielles, une certaine flexibilité caractérise en effet les pratiques de classe. Pendant les cours de français, il devient de facto normal d’exploiter des constructions « fautives »,

57 44 ans, professeur de français depuis 15 ans dans les lycées de Yabassi, d’Edéa, de la Cité des Palmiers et actuellement au Lycée d’Akwa-Nord.58 Le contexte dans cette logique n’est donc plus seulement énonciatif, il porte sur l’expérience et sur les projets des interactants. En ce sens, il est interactif et surtout, historicisé (Blanchet, 2007-b : 11). Dans une logique similaire, Robillard (2007 : 26) pense qu’ « on construit simultanément le soi et l’autre dans un espace social historicisé en repérant des fragments du passé, en leur donnant du sens dans une interprétation de l’histoire à la lumière du futur. » C’est dire que le tandem contexte et histoire serait efficace, pour une interprétation pragmatique des pratiques plurilingues et pluriculturelles.59 34 ans, Professeur au Collège Saint-Michel depuis sept ans.

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quand elles sont la traduction d’une valeur sociale et culturelle. Le travail du professeur deviendrait de ce fait plus pratique à conduire du moment que les phénomènes servant de manipulation seraient le reflet du cadre socioculturel commun aux participants. Bien que l’objectif soit d’étudier le français scolaire, il est possible qu’on valide contextuellement les pratiques basées sur des normes non scolaires. Les enseignants rencontrés traduisent d’ailleurs leurs préférences pour ces pratiques de « l’entre les langues » (Robillard, 2001), caractéristique de l’identité urbaine et plurilingue des participants. Ecoutons cette réflexion de Myriam60 :

E - si nous avons par exemple deux enseignants + un qui accepte des

exemples pareils et les exploite pour enseigner le français standard *oui* + et un autre + qui n’accepte pas du tout des exemples pareils + qui attendent que les enfants s’en tiennent aux règles standard + à ton avis + qui aurait des chances de mieux faire comprendre des choses aux enfants ?

Myriam - l’enseignant qui va des exemples pareils pour le français standardE - pourquoi à ton avisMyriam - parce que déjà en utilisant ces exemples il fait allusion il attire

l’attention disons il utilise les il se base sur l’expression des enfants en face de lui + parce que un enseignant ne prendra pas par hasard des énoncés en l’air

Clarisse tire une conclusion similaire :

E - maintenant + quelles pratiques de classe préférerais-tu ? Travailler avec des exemples comme ce qu’on vient de citer + ou bien focaliser tes énoncés sur du français standard ?

Clarisse - euh + les deux sincèrement les deux + le problème est que travailler sur ce type d’exemple va être va contextualiser n’est-ce pas l’enseignement + va contextualiser l’enseignement et va permettre à l’élève de pouvoir intégrer plus facilement son environnement + savoir utiliser les codes + mais nous devons aussi utiliser des auteurs de référence sans être coercitifs + mais montrer aussi la belle langue + passer de l’un à l’autre sans éprouver des difficultés

Cette pratique pose le problème de la conduite de la leçon dans les salles de classe face à l’hétérogénéité des pratiques. L’enseignement du français à mon sens devrait être reconsidéré, et des questions qui reviendraient à l’esprit seraient par exemple : (en) quel français enseigner ? Comment enseigner le / en français ? Une pédagogie souple par rapport à la faute ne serait-elle pas plus pratique ? Le point de départ de cette réflexion pourrait être le fonctionnement « polynomique » (Marcellesi, 2001), qui suppose une cohabitation de différents usages sociolinguistiques61 dans un même contexte. Au Cameroun, ces pratiques peuvent être résumées par ce que j’ai appelé « acceptation mutuelle » (Feussi, 2006) et qui n’est pas éloignée de la « dynamique de rapprochement » (Caitucoli, 2001 : 95) observée au Burkina-Faso. Cette tolérance devrait à mon avis se matérialiser dans la didactique du français au Cameroun par la présence, dans les manipulations en contexte de classe, de différents pôles de français observables dans la société (Feussi, 2006). Tabi-Manga (in Daff, 1998 : 97) pensait déjà qu’«  il serait temps de commencer à admettre, prudemment, au rang des usages permis, des significations nouvelles données à des mots, qui ne dénaturent en rien la structure grammaticale et phonologique du français  ». Ma proposition est qu’on aille plus loin : il ne s’agit pas seulement de classer ces usages comme permis ou non, mais de les considérer du point de vue de leurs fonctionnalités sociales. Loin d’une «  pédagogie intégrée » (voir Mendo Ze et al, 1999 : 317), il s’agit de construire une « pédagogie de la variation » (Prudent, 2005) qui pose désormais la norme didactique comme une norme à construire.

4.1 Le rôle de l’enseignant : une norme didactique à construire ?Détenteur de la norme, mais aussi et surtout « « passeurs » entre les langues et entre les cultures » (Blanchet,

2007-b : 26), le professeur de français serait cet être dont le rôle est de réguler les usages linguistiques dans sa salle de classe. Il s’agit d’enseigner la norme « standard » sans pour autant occulter le fait qu’il existe dans les usages d’autres normes qui sont autant de projets d’identité. Grâce à la contextualisation, il devrait faire sienne l’idée que son objectif n’est pas d’imposer la norme académique (le bon français) coercitive par définition, mais « il est d’établir une relation maîtrisée de façon adaptée, en tenant compte de l’ensemble des paramètres

60 36 ans, professeur de français depuis environ 13 ans, au Lycée Polyvalent de Bonabéri.61 Il s’agit de pratiques « individuées », c’est-à-dire reconnues et revendiquées comme autonomes, et toutes tolérées, sans qu’il y ait hiérarchie entre elles.

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communicationnels (…) et notamment de qui sont les interlocuteurs » (Blanchet, 2007-b : 26). Les productions (non) standard des participants devraient être posées comme adaptées à des contextes porteurs de projets identitaires différents, ce qui traduit des différences culturelles « étroitement liées aux processus d’affirmation identitaire» (Byram et Zarate in Castellotti et Moore, 2002 : 18-19). L’élève comprendra par exemple que parler le français du quartier « c’est identifier l’autre comme un "frère" » (Féral, 1979 : 108). Dans le même sens, « parler le francanglais c’est s’affirmer comme un cop’s, alors que parler pidgin c’est voir l’autre et être vu par lui comme un complice » (Feussi, 2006 : 470).

Tout en ayant certes en esprit la mission officielle d’apprendre aux apprenants à pratiquer un « français correct », plusieurs parmi mes témoins enseignants ont accordé leurs préférences, sur le plan de la conduite de la leçon, à l’exploitation des constructions basées sur le social tant au niveau du contenu que sur les aspects formels. Teddy définit en ces termes la place de l’enseignant :

Teddy - son rôle c’est de passionner + l’intéresser ce qu’on dit couramment l’intéresser + intéresser l’élève à toutes ces formes je ne vais pas dire porteuses + intéresser l’élève à toutes ces formes : euh + qui montrent la dynamique la vitalité de la langue + et lui donner aussi des outils d’évoluer en contexte

Sans s’écarter du chemin tracé par les textes, le professeur de français devrait relativiser les frontières entre catégories de pratiques linguistiques, hiérarchiser sans stigmatisation les normes en présence. Si cette logique était validée, le processus d’apprentissage deviendrait un moyen pour le jeune Camerounais de se rapprocher non seulement de certaines autres pratiques linguistiques du pays et de l’extérieur, mais aussi et surtout de se rapprocher d’autres cultures. En ce sens, le cours de français deviendra un lieu de rencontres interculturelles. Cédric conclut notre entretien en affirmant :

Cédric - mm oui oui c’est possible pour ça c’est même encourager ++ mais mon copo m’a tchach que ça c’est répréhensible + mais qu’on dit + qu’un élève dise que 5 francs ne doit pas chercher son frère + justement j’en parlais + ça ça peut on peut utiliser cet énoncé là pour faire un cours *mm* n’est-ce pas lui montrer par exemple les situations dans lesquelles ça peut s’utiliser de manière tout à fait évidente et : que ça ne causerait pas de problème et lui montrer dans un contexte donné le contexte dans lequel ça poserait problème et qu’est-ce qu’il faut utiliser à sa place parce que c’est pas sûr que c’est pas un problème de compétence non plus de maîtrise

E - si justement parce que même si on est compétent il peut arriver qu’à la maison qu’on dise au grand-père il est lucide + il va dire ça veut dire quoi

Cédric - mmE - alors que si on dit 5 francs ne peut pas chercher son frère + il comprend

facilementCédric - il comprend facilementE - c’est pour ça que je dis queCédric - ça peut ça peut c’est même un problème de contextualisation

Cédric pose les usages catégorisés à l’instar du francanglais comme répréhensibles. Je voudrais ajouter que cette attitude s’expliquerait par l’image négative qu’il a reçue de la catégorie de pratiques définies comme telle lors de son passage à l’Université. Je mets en lumière ce positionnement dans ma thèse (Feussi, 2006) en affirmant que les enseignants et journalistes partagent cette représentation du francanglais (ils préfèrent d’ailleurs le glossonyme camfranglais). Pourtant, en interrogeant et en observant des pratiques d’autres acteurs sociaux, l’image véhiculée par ce sociolecte générationnel peut être positive. Il est dès lors placé au même rang que toutes les autres pratiques linguistiques observables dans la société. Voilà pourquoi mon souhait, dans cette argumentation, est que soient minimisées les frontières construites par des détenteurs de la norme scolaire autour du francanglais, qui apparaît comme une catégorie linguistique fonctionnellement semblable aux autres.

Cette pratique vise à considérer que « la compétence se construit et se module dans la variabilité des usages et des apprentissages » (Castellotti, 2002 : 12). Il s’agit donc de partir d’une base articulée autour de deux points : les capacités d’adaptation des locuteurs dans les usages et selon les interactions, mais également l’enracinement socioculturel. De cette manière, on prendra en compte la pluralité des normes, et l’intertolérance entre les usages. Les différents français et autres pratiques linguistiques s’inscriraient ainsi dans un schéma de convivialité, de continuité et de complémentarité. La norme pédagogique pourrait dès lors être définie comme « une grammaire de tolérance » (Daff, 1998 : 102). Avec cette donne, l’insécurité linguistique serait moins

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fortement ressentie par rapport au malaise vécu quand on est confronté à une norme unique et scolaire. Les apprenants et les enseignants pourraient désormais « prendre conscience des usages du français, de tous les usages du français » (Daff, 1998 : 102). Je voudrais poser les professeurs comme la cheville ouvrière, l’organe essentiel de ce processus.

« A la fois membres de la même communauté (pour la plupart) et définis par leur position de pouvoir, ils sont non seulement des dispensateurs de connaissances, mais des interprètes, des passeurs dont le rôle est central dans la circulation des représentations et la transmission, l’évaluation et la reconnaissance de pratiques langagières et culturelles. » (Vasseur, 1996 : 338).

Voilà à mon avis, dans quel esprit le français pourrait être enseigné, de sorte à ne pas minorer d’autres catégories linguistiques, identifiées comme du français ou non. Un des rôles de l’enseignant dans cette logique de renouvellement de l’enseignement / apprentissage du français serait de recommander le modèle prescrit, tout en favorisant la rencontre et la confrontation des usages. Il serait l’arbitre, qui expliquerait aux élèves l’(in)adéquation des formes utilisées (en termes de présentation de soi). Ces derniers comprendraient alors les valeurs des discours standard et non standard, comme étant des constructions ponctuelles ayant chacune une (des) fonction(s) pragmatique(s) dans la société. Je suis en effet d’avis que « le purisme est inefficace (pédagogiquement), infondé (scientifiquement) et dangereux (idéologiquement). » (Blanchet, 2007-a : 26). Cependant, comment procéder dans un système qui, depuis le 6 mars 1916 (Mveng dans Bitjaa Kody, 1999 : 81) a élaboré ses politiques linguistiques éducatives autour d’une pratique « bi-monolingue » ?

4.2 Comment procéder ?En rapport avec la situation du Sénégal, Daff propose la mise sur pied d’une «  commission de

normalisation » dont le rôle serait d’

« accélérer la réflexion sur la question pour percevoir et donner aux futurs méthodologues et plus particulièrement aux enseignants un fichier de tolérances lexicales et grammaticales qui serait établi et modulé en fonction du niveau d’étude des apprenants » (Daff, 1998 : 104).

Cette proposition cadre certes avec l’esprit d’ouverture qui caractérise la « pédagogie de la variation », mais reste tout de même différentielle. En effet, fournir un répertoire de formes lexicales et un stock de règles grammaticales aux enseignants reviendrait à leur imposer ce qui devrait être accepté et ce qui ne devrait pas l’être. Ce serait de facto reconnaître l’existence d’une norme locale unique, celle enseignée aux côtés de la norme exogène. Eriger certaines pratiques en norme locale reviendrait encore à adopter une « pédagogie de l’écart, de la « déviance maximale » », laquelle « semble [pourtant] résolument vouée à l’échec » (Prudent, 2005 : 376)

J’admets qu’il est indispensable de stabiliser la forme enseignée. Mais dans la pratique pédagogique de la tolérance que suppose l’ouverture des cours de français aux usages locaux, on pourrait faire par exemple prescrire et faire admettre officiellement aux Inspecteurs Pédagogiques, la nécessité d’une approche plurilingue basée sur la contextualisation, dans la didactique du français62. Les nationaux seraient chargés, en rapport avec l’Inspection Générale de Pédagogie, de réécrire les programmes pour l’enseignement de français 63. Les Inspecteurs Provinciaux et les Conseillers Pédagogiques départementaux animeraient des séances de formations (séminaires et ateliers de réflexions) dans lesquelles ils discuteraient avec les enseignants de la nouvelle démarche. Sur une troisième dimension, se situera l’enseignant dans sa salle de classe : il appréciera le degré d’acceptabilité des formes utilisées, en fonction du contexte social et culturel de son établissement d’exercice.

On pourrait suivre la logique de Manessy, qui consiste à prendre acte de l’usage local comme le point de départ d’un processus, qui permettrait aux élèves dans un premier temps, dans une compétence passive, de distinguer ce qui serait adapté au contexte et ce qui ne le serait pas ; par la suite, on leur fournirait des ressources adaptées à différents contextes et aller ainsi progressivement jusqu’à la pratique écrite qui relève du «  français standard », dans une logique de complémentarité des usages utilisés, et non de dominations de certains. Dans cette pratique par exemple, les constructions relevant d’un mode de pensée propre à la localité ne devraient pas être considérées comme des « écarts » (Manessy, 1994 : 226). Prenons les interactions téléphoniques suivantes entre l’animateur et des auditeurs, issues pour les premiers de « Sans Tabou », émission radiophonique de Equinoxe FM :

62 Ce schéma porte surtout sur l’enseignement secondaire où j’ai exercé pendant sept ans.63 Cela est faisable, car en 1994 par exemple, la didactique du français a connu une petite révolution avec une réécriture des programmes, entièrement effectuée par l’Inspection Nationale de Français. Cette structure est en fait chargée de la conception, de la formation et du contrôle de l’enseignement de français. Dans une logique similaire, animation et conseils aux enseignants sur le terrain sont les principales tâches de l’Inspection Provinciale de Français.

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1. moi j’ai eu des amis que j’ai payé des études quand elles sont mes copines

2. donc je ne sais pas pourquoi il va commencer à souffrir que il doit que la malchance + un moi je sais que tu es mariée

3. l’incontinence urinaire est donc due à plusieurs facteurs ... si c’est dû à une maladie ça veut dire qu’on ne peut plus remédier + on ne peut plus soigner

4. oui la mère-ci + mieux de toi + tu as le réseau partout + même dans le kaba

5. il reviendra réprimander les colporteurs de fausses nouvelles et les « tchop die » infidèles (Mamy Wata, 334 : 12)

L’enseignant pourra partir, si je m’inspire de Frei 1993[1929], de la notion de cumul/décumul (1), de particules génériques (que en 2), du renforcement (ici par la particule vide –ci en 4), des emprunts à finalité comique (tchop-die en 5) ou bien, comme l’a proposé Manessy (1994), du refus de la redondance (3), pour procéder à des manipulations diverses qui conduiraient respectivement aux règles d’usage des pronoms relatifs, démonstratifs et personnels en (1) ou des subordonnants en (2) ; à la cohérence discursive en (3) ; aux démonstratifs (en 4) et enfin aux emprunts en (5). Je n’ai pas l’intention de monter une fiche de préparation (les didacticiens du français le feraient certainement mieux). J’ai tout simplement voulu montrer qu’en partant de pratiques reconnues comme locales, on éviterait de créer un espace difficile à combler entre les pratiques des Camerounais et les enseignements reçus en classe, même si l’aboutissement du processus devra être l’acquisition du français « standard ». Ma proposition rejoint celle de Billiez qui propose de

« pratiquer une didactique de la langue de l’école plus variationniste, qui ne stigmatise pas les écarts mais tente de les expliquer, de les anticiper même, tout en indiquant nettement les formes légitimes et leurs contextes d’usage. Il convient donc d’utiliser la variation comme point de départ de la réflexion métalinguistique. » (Billiez, 2005 : 337).

Cela paraît efficace car les catégories linguistiques seraient inscrites dans une logique de souplesse et d’acceptation des différences. Non seulement cela rendrait l’élève plus confiant en éloignant de lui le spectre de la « honte », mais cela pourrait, sur le plan politique, promouvoir la construction d’une Francophonie davantage de tolérance et d’ouverture, socle d’un cadre géopolitique plus considérable et plus efficace. La Francophonie et le francophone se construiraient dès lors sur des bases plus solides et incontestables, dans une logique selon laquelle la francophonie de l’un pourrait ne pas épouser les mêmes frontières que celle de l’autre.

- Quelques implications de la contextualisation : revendiquer et assumer la variabilité des usagesMa proposition s’inscrit en respect des dispositions des Orientations générales du programme officiel, qui

posent que les objectifs retenus et poursuivis pour l’enseignement du français « sont en rapport étroit avec les réalités et les exigences de la société camerounaise d’aujourd’hui. Ils déterminent des contenus d’enseignement qui tiennent compte également des besoins et des intérêts des élèves limités par des normes reconnues.  » (MINEDUC, 1994 : 2). L’objectif est donc d’apprendre des normes objectives à l’élève, mais en rapport avec le social. Pourquoi alors prescrire des pratiques figées, incohérentes avec les objectifs poursuivis ? Les « langues » qui foisonnent dans les usages au Cameroun ne font-elles pas partie de ces réalités sociales  ? Une observation des pratiques réelles dans les salles de classes aide à comprendre que les comportements sont focalisés sur le processus d’adaptation, caractéristique de situations plurilingues et pluriculturelles.

Mon but est de poser qu’il faudrait que les enseignants en particulier soient « conscients » qu’ils vivent dans « l’entre les langues » (Robillard, 2001). Ils dépasseraient à l’occasion la vision qui consiste à considérer d’une part l’existence de l’homme penseur, et de l’autre, l’existence autonome du monde. Ils arrêteraient de concevoir leurs enseignements à travers des « langues » conçues comme des objets, « entités homogènes, définies d’un point de vue macrosociolinguistique, précatégorisant » (Canut, 2000 : 88). Si nous posons que être, c’est être au monde, c’est être avec, cela permettrait de placer l’homme comme interprète du monde, le professeur et les élèves comme les interprètes des situations d’enseignement. Le cours élaboré ne peut donc être effectué en toute neutralité. Il serait élaboré avec et pour les élèves, sans oublier le professeur qui, grâce à un comportement récursif, (se) construirait progressivement une expérience. Voila pourquoi toutes leurs productions linguistiques devraient non pas être rejetées a priori, mais devenir par exemple des observables, qui pourrait donner l’occasion de revenir sur (ou d’éclairer) des notions enseignées dans la construction du cours.

Les différences ne devraient donc pas être éradiquées a priori. En effet, par une éducation interculturelle (Blanchet, 2007-b ; Castellotti et Moore, 2002), le formateur devrait apprendre aux élèves quels sont les mécanismes représentationnels de construction socio-identitaire, essentiellement focalisés sur une approche altéritaire, par rapport auxquels ils pourraient soit se rapprocher, soit se distancer . Cela permettrait qu’on

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n’entende plus ces cris de détresse devenus fréquents dans le discours des pédagogues : le niveau des élèves est aujourd’hui très bas ! Les élèves ne savent plus parler français ! Napon (1999 : 102) explique cet état de fait par « l’inadéquation des méthodes d’enseignement aux réalités socio-culturelles des apprenants ». Dans cette logique, les décideurs politiques, sous l’éclairage du travail des chercheurs, devraient aider la société à revoir son fonctionnement et à redéfinir une pédagogie pour l’enseignement du/en français et (en) des « langues » partenaires.

Il s’agit d’organiser les « démarches éducatives autour des représentations » (Castellotti et Moore, 2002 : 18). Les rapports aux « langues » s’en trouveraient améliorés. En effet, les acteurs scolaires n’isoleraient plus leurs pratiques linguistiques dans des retranchements, mais pourraient les considérer comme des reflets de la vie sociale dont une des caractéristiques essentielles est la fluidité des pratiques linguistiques. Pourquoi ne pas donner à la communauté éducative nationale les moyens d’enseigner cette fluidité afin de ne pas couper l’école du social. Parce que chacun pourra parler son français et participer à l’élaboration du cours, un des avantages serait que les élèves se sentiraient impliqués dans le processus de l’enseignement / apprentissage qui révèle simultanément la construction sociale et linguistique dans leur cadre écologique. Il sera dès lors plus facile de réaliser une intégration entre l’enseignement du français et l’enseignement en français.

Sur le plan épistémologique, les chercheurs comprendraient que dans un travail construit sur l’adaptation qui se veut évolutive, une posture construite sur des rapports humains soit appropriée. La « démarche réflexive » (Parpette et Mangiante, 2004 : 9) résume bien cette pratique car les participants fonctionnent en se posant des questions sur comment ils procèdent, attitude qui permet une re-création permanente. Or ce renouvellement évolutif apparaît comme la conclusion des relations de l’un avec autrui. Ceci me permet de m’appesantir sur des considérations chères à Ricoeur (1986) qui pense que toute activité dans le monde est une activité d’interprétation, de compréhension ou mieux encore, de « traduction », grâce à des considérations ethno-sociolinguistiques (Blanchet, 2000) ou altéro-réflexives (Robillard, 2007). Par ailleurs, le professeur64 qui aura compris qu’il travaille dans un contexte de fluidité dans les pratiques linguistiques pourra dès lors capitaliser toutes les productions linguistiques dans la salle de classe, en français ou non, pour travailler.

En guise de conclusion

Parvenu à la fin de cette réflexion, il devient logique de penser que la construction de frontières objectives dans tout contexte pluriel serait un échec. A cause du cadre urbain et pluriculturel de Douala, nous avons compris combien il serait illogique de nier les avantages de la pluralité. Cette dernière regorge des potentialités insoupçonnées pour la construction du monde. Les pratiques de classe ne doivent pas se construire en marge de cette logique. Si cela a été le cas jusque là, on le comprendrait comme la volonté des décideurs de fabriquer des cadres susceptibles de constituer une défense de l’existence de nations concrètes, construites sur des bases politiques. Au Cameroun particulièrement, voilà comment pourrait se comprendre le bilinguisme national, valeur capitale nationale.

Dans les pratiques effectives, ce schéma n’est pas toujours respecté. Parce que l’école est en partie une représentation de la société, elle n’échappe pas à la fluidité des pratiques sociales. Des français de pôles différents (Feussi, 2006) caractérisent les salles de classes. Une attitude pragmatique et constructive serait d’assumer officiellement cette diversité, ce qui permettrait aux français ou bien aux différentes «  langues » de co-exister par acceptation mutuelle. Les acteurs éducatifs seraient plus sécurisés dans leurs pratiques, qui ne seraient plus « coupées » des usages, les différentes catégories linguistiques fonctionnant en partenariat, dans une complémentarité fonctionnelle. Il s’agit en fait de travailler sur des situations concrètes. Pour réussir dans une tâche pareille actuellement, il est indispensable de reconstruire les représentations sociolinguistiques des enfants, des parents et des enseignants, mais aussi, celles des chercheurs et des hommes politiques. L’objet « langue » découlerait dès lors finalement non pas de normes figées, mais de négociations empiriques, puisque les phénomènes humains seraient envisagés sous le prisme des significations rendues par les individus qui les vivent.

Indications bibliographiquesBilliez, J., 2005 : « Répertoires et parlers plurilingues – Déplacements à opérer et pistes à parcourir à l’école » in

Prudent, F., F. Tupin et S. Wharton (éds), 2005 : Du plurilinguisme à l’école – Vers une gestion coordonnée des langues en contextes éducatifs sensibles, Berlin, Bruxelles, Frankfurt, New-York, Oxford, Wien, Peter Lang, pp. 323-339

64 Ce positionnement est déjà celui d’acteurs en contexte de classe. Certains élèves utilisent un français non standard en fonction du type d’interaction construit avec le professeur. Ce dernier adopte également parfois une attitude altéroréflexive : plusieurs témoins m’ont fait comprendre que parfois quand l’objectif est de détendre l’atmosphère dans une salle de classe et remobiliser l’attention des élèves, ils exploitent soit un registre qui détone, soit un français qui n’a rien de standard.

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Annexe : Conventions de transcription

+  pause brève ++  pause plus longue v : allongement vocalique a-avec amorce de motE enquêteur ?intonation interrogative! intonation exclamative *XX* relances de l’enquêteurX syllabe inaudible X syllabe fortement articulée en fin de mot Soulignement productions simultanées des interlocuteurs

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Contacts/conflits des langues, représentations linguistiques et didactique du français en zone anglophone au Cameroun

David NgamassuUniversité de Buéa- Cameroun

Introduction

Un rapide survol des publications sur le français en Afrique subsaharienne au cours de ces trois dernières décennies montre que très peu de travaux de recherches portent sur les pays d’Afrique noire anglophone. Pourtant, d’importantes colonies de locuteurs francophones vivent et travaillent dans la plupart de ces pays : du Ghana au Kenya, de l’Ouganda au Zimbabwe, en passant par le Libéria, le Nigeria, l’Afrique du Sud et la Zambie, les ambassades et consulats de France, de Belgique, et d’autres pays francophones, ainsi que plusieurs organismes internationaux et régionaux y emploient des dizaines de personnes, dont la langue de travail et de communication est le français. Ces minorités francophones travaillent, échangent et communiquent en français, dans la vie professionnelle et familiale, dans un environnement anglophone. Leurs enfants y étudient en français, dans les écoles et lycées internationaux, ou dans des établissements scolaires de la Mission Laïque française, dont certains emploient plusieurs dizaines d’enseignants et de personnels divers, français et nationaux. Evidemment, ces minorités francophones constituent la vitrine du français au sein de l’espace anglophone. Bien que parfois résiduelles, ces minorités francophones géographiquement dispersées, véritables postes avancés de la francophonie, voire des filons francophones en zone anglophone, sont d’une importante capitale pour la diffusion du français en Afrique noire anglophone. Outre leurs occupations professionnelles quotidiennes et leurs activités diverses, ils ont pour mission de vendre la langue française et les cultures des pays francophones dont ils sont les représentants, de maintenir et d’étendre la francophonie au sein de l’espace anglophone.

La présente étude interroge la situation du français dans ce contexte sociolinguistique complexe, marqué souvent par des conflits linguistiques (conflits linguistiques peut être latents ou aigus, en fonction de la nature, des statuts et des fonctions des langues en présence) à partir de quatre angles interreliés: le français au contact des autres langues, et en l’occurrence, au contact de l’anglais, les représentations sociales et linguistiques ; leurs implications sur la diffusion du français au Cameroun anglophone, et l’approche immersive en didactique des langues secondes. En effet, toute situation de plurilinguisme et donc, de contact des langues étant par essence toujours conflictuelle, la didactique du français en zone anglophone au Cameroun ne saurait nier ou évacuer les problèmes relatifs aux contacts entre les langues locales et l’anglais d’une part, et entre le français et l’anglais d’autre part. En outre, les contacts/conflits des langues sont aussi sources de représentations sociales et linguistiques diverses, qui influencent, ou sont susceptibles d’influencer la didactique des langues. Cette étude se propose donc d’examiner la question du contact du français et de l’anglais, ou plutôt, du partenariat entre les deux langues co-officielles en zone anglophone au Cameroun. Par quels moyens peut-on amener les locuteurs anglophones à regarder le français en zone anglophone autrement que comme une langue de domination ? Comment amener les anglophones et les francophones à se regarder différemment, sur le plan linguistique? Comment faire prendre conscience aux décideurs camerounais de l’importance de la notion de partenariat dans la politique de diffusion des deux langues co-officielles au Cameroun ? Quelles propositions pour une autre didactique du français en zone anglophone au Cameroun? Quels sont les outils didactiques susceptibles de modifier les représentations déficitaires du partenariat entre les deux langues co-officielles, aussi bien chez les élèves, les enseignants que chez l’ensemble des locuteurs camerounais?

Dans la première partie, on analyse les contacts/conflits entre les langues en présence dans la niche écolinguistique particulièrement complexe du Cameroun anglophone. En effet, la description de la configuration sociolinguistique du contexte anglophone doit constituer une étape préalable à toute réflexion sur une approche efficiente de l’enseignement/apprentissage du français dans cette zone, parce que les langues, comme les hommes qui les parlent, sont des objets vivants, susceptibles de subir les influences du milieu. Cette permet en outre de décrypter la situation du français en zone anglophone, et partant d’analyser la complexité du partenariat entre le français et les autres langues. Car on ne peut aborder la problématique de la didactique du français au Cameroun anglophone sans en démêler au préalable la complexité de la situation sociolinguistique et surtout sans l’envisager sous un angle gobal.

Quant à la deuxième partie, elle interroge les représentations sociales et linguistiques qui résultent de cette situation: comment les uns perçoivent-ils les autres, et comment sont-ils perçus à travers le prisme des contacts/conflits linguistiques. Quelles représentations les Camerounais anglophones ont-ils du français et des francophones au Cameroun? Quelles idées les francophones ont-ils d’eux-mêmes et de la langue française? Quels discours circulent sur les uns et les autres? Ainsi, l’analyse des diverses représentations que les deux

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communautés linguistiques construisent et véhiculent sur elles-mêmes et sur les autres peut permettre de mettre en place une approche didactique mieux adaptée au contexte. Car la nature des représentations que les locuteurs ont de leur propre langue ou de celle des autres, les attitudes positives ou négatives à l’égard d’une langue influer sur son enseignement/apprentissage.

La troisième partie analyse les implications des contacts/conflits linguistiques, des représentations et des attitudes des uns et des autres sur la didactique du français en zone anglophone au Cameroun. En Afrique noire l’enseignement d’une langue étrangère s’inscrit toujours dans un contexte plurilingue, où coexistent plusieurs langues, qui peuvent être des langues locales, des vernaculaires ou des véhiculaires, elles peuvent appartenir ou non à une même langue souche, avoir des statuts différents ou non, être en conflit ou en contact, etc. Ces différentes variables doivent être pris en compte dans la mise en place d’une politique de diffusion du français en zone anglophone au Cameroun. A partir d'une lecture critique de la situation actuelle et des pratiques pédagogiques en vigueur, cette étude propose des pistes pour un renouvellement de l’enseignement du français en zone anglophone au Cameroun. En effet, l’école demeure le principal relais de diffusion du français dans cette zone. Par conséquent, nous pensons qu’un accent particulier doit être mis sur l’appropriation du français en milieu scolaire et universitaire en zone anglophone. Car quarante cinq ans après la réunification, l’enseignement du français seconde langue officielle en zone anglophone demeure la préoccupation d’une minorité d’établissements scolaires. Dans plusieurs écoles, collèges et lycées, l’enseignement du français seconde langue officielle n’est pas effectif; les responsables d’établissements évoquent en général le manque d’enseignants de français, pour justifier cette situation. Cependant, derrière les raisons officiellement avancées, se cachent d’autres causes plus profondes, inhérentes au système scolaire anglophone, et dont l’analyse dépasserait le cadre de la présente étude.

La dernière partie fait le bilan de l’approche immersive, une expérience pédagogique susceptible d’améliorer l’apprentissage du français en zone anglophone au Cameroun en modifiant la vision que les anglophones ont du français. Dans une cette approche méthodologique, le français cesse d’être une simple matière scolaire, pour devenir un moyen d’acquisition des autres connaissances. L'objectif principal visé par le gouvernement camerounais, en mettant en place l'expérience du collège bilingue de Man'o War Bay, en 1963 était de former des Camerounais bilingues, capables de vivre et de travailler dans les deux langues co-officielles. Au Cameroun le bilinguisme officiel participe de la politique d'intégration des deux entités héritées de la colonisation. Car, conscients du fait que le partenariat entre deux langues ne peut être fondé que sur une relation d’équité et d’égalité, voire sur un rapport d’équilibre, les responsables politiques camerounais avaient, dès la réunification en 1961, mentionné dans la Constitution que le français et l’anglais, langues co-officielles ont le même statut et les mêmes fonctions sur l’ensemble du territoire national. La didactique du français en zone anglophone au Cameroun, à travers l’approche immersive pouvant influencer les représentations des uns et des autres; par conséquent, le changement d’attitude à l’égard de l’autre langue est susceptible de modifier la nature des contacts entre les deux langues co-officielles et partant, d’améliorer les conditions de leur apprentissage. En d’autres termes, l’approche immersive en didactique du français en zone anglophone peut bien servir d’outil d’intégration nationale, en améliorant le partenariat entre les deux langues co-officielles.

I. Contacts/conflits linguistiques en zone anglophone au Cameroun

Le Cameroun Anglophone est un terrain privilégié pour l’étude du partenariat entre francophonie et en anglophonie en Afrique. En effet, le Cameroun est, avec le Canada, l’un des rares pays au monde, où l’anglais et le français exercent une lutte hégémonique permanente, hors de leurs zones naturelles d’influence respectives. Pays officiellement bilingue (français/anglais), le Cameroun est à la fois membre de la Francophonie et du Commonwealth. Cette double appartenance à l’espace francophone et au monde anglophone a partie liée avec les contingences historiques, dont l’évocation dépasserait largement le cadre de cette étude. Rappelons simplement que parce que les destins des deux communautés linguistiques sont liés par l’Histoire, anglophones et francophones sont obligés de vivre ensemble, et de partager deux héritages coloniaux, qui bien que distincts, ne sont pourtant pas nécessairement antagonistes. L’une des conséquences de ces contingences est la division du pays en deux zones linguistiques distincts : huit provinces sur dix sont francophones, contre deux provinces anglophones. Or, si pour qu’il y ait partenariat, il faut être au moins deux, cette condition n’est pas suffisante ; le véritable partenariat implique que soient remplies au moins trois conditions essentielles : la volonté d’œuvrer ensemble vers un même but, l’existence d’un minimum d’équilibre entre les deux parties, la recherche d’une logique de complémentarité, la volonté de rompre son isolement et son enfermements, etc. Il semble que le français et l’anglais au Cameroun remplissent pleinement ces critères, aussi peut-on parler de partenariat entre les deux langues officielles.

Au lendemain de la réunification d’octobre 1961, le pays a maintenu les deux systèmes scolaires hérités de la double colonisation française et britannique. Dans ces systèmes scolaires parallèles, les deux langues officielles ont, chacune, un double statut: le français a un statut de langue seconde dans le système scolaire hérité de l’ancien Cameroun oriental sous mandat français, et de langue étrangère dans celui de l’ancien Cameroun

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occidental sous mandat britannique, tandis que l’anglais a le statut de langue seconde dans l’ancien Cameroun occidental, et de langue étrangère dans l’ancien Cameroun oriental. Si dans la partie francophone du pays, le statut de l’anglais, langue étrangère ne pose pas de problème, en revanche, les responsables politiques ne reconnaissent pas au français en zone Anglophone le statut de langue étrangère. Pour des raisons politiques, ils préfèrent celui de français seconde langue officielle, ou de français aux anglophones. Ce concept a une forte connotation politique, dans la mesure où il rappelle en permanence la bipartition du pays. Non seulement il n’y a pas au Cameroun d’anglais pour francophones mais aussi, il est difficile d’établir clairement la différence entre le ‘français pour anglophones’ et le ‘français langue étrangère.’ Il faut souligner cependant que sur le plan scolaire, le français que l’anglais ont au Cameroun le statut de langue étrangère au sens large; car, pour reprendre Robert Galisson, «l’apprentissage d’une langue autre que la langue maternelle relève de la didactique des langues étrangères ».65

En effet, la didactique des langues se subdivise en deux grandes branches, en fonction du statut de la langue et des contextes de son apprentissage: la didactique des langues maternelles d’une part, et la didactique des langues étrangères d’autre part. La didactique des langues étrangère se subdivise à son tour en deux sous-branches: la didactique des langues secondes et la didactique des langues étrangères proprement dites. Evidemment, si l’on exclut les établissements scolaires francophones implantés dans les deux provinces anglophones du pays, l’enseignement/apprentissage du français au Cameroun anglophone ressortit de la didactique des langues étrangères stricto sensu. Malgré d’énormes efforts d’intégration nationale, au Cameroun, le bilinguisme officiel est toujours régi par le principe de territorialité. Ce principe n’est ni inscrit dans les textes, ni reconnu explicitement par l’Etat, même s’il est toléré, voire admis par l’administration, les établissements publics et parapublics et les institutions privées. Selon le principe de bilinguisme territorial, le droit pour l’individu de bénéficier des services dans sa propre langue officielle se limite, en général à des régions territorialement bien définies.

Au Cameroun toutes les institutions publiques ou privées fonctionnent en général sur le principe de bilinguisme territorial : les locuteurs du groupe linguistique géographiquement minoritaire doivent se conformer à l’usage de la langue du groupe linguistique numériquement majoritaire. Bien que le Premier ministre rappelle dans une circulaire que «tout citoyen camerounais en général, et en particulier tout usager des services public et parapublic a le droit fondamental de s’adresser en anglais ou en français à tout service public ou parapublic et d’en obtenir une réponse dans la langue officielle de son choix»66, soulignons que non seulement on ne règle pas les problèmes linguistiques à coup de décrets et d’arrêtés, mais aussi et surtout, que les citoyens d’un pays bilingue ne sont pas automatiquement bilingues. Que le Cameroun soit officiellement bilingue ne signifie pas que les Camerounais le sont automatiquement car, pour reprendre William Francis Mackay, "l’Etat n’est pas bilingue parce que ses citoyens le sont; il est bilingue parce que, comme Etat, il fonctionne dans plus d’une langue; ceci afin de permettre à ses citoyens de fonctionner dans une seule."67

La politique camerounaise de création d’établissements scolaires francophones dans la plupart des grandes villes en zone anglophone, et d’établissements anglophones en zone francophone atteste de l’impossibilité d’appliquer le principe de territorialité au domaine scolaire. Elle reconnaît aux locuteurs des deux phonies le droit à la scolarisation dans leur langue seconde, et partant, l’Etat répond ainsi aux besoins linguistiques fondamentaux des populations allogènes vivant dans les deux zones linguistiques. La situation sociolinguistique des provinces anglophones au Cameroun est extrêmement complexe : en plus des nombreuses langues locales, le pidgin english, principal véhiculaire dans la région, et l’anglais, première langue officielle, sont les deux langues le plus couramment parlées; le français, seconde langue officielle du pays, ne vient qu’en quatrième position, derrière les langues locales, l’anglais et le pidgin english.

On est, par conséquent, dans un contexte sociolinguistique complexe, caractérisé par l’emboîtement de quatre diglossies enchâssés: d’un côté, la diglossie pidgin english/langues vernaculaires, de l’autre, la diglossie anglais/pidgin english, un troisième type, la diglossie vernaculaires/anglais, voire un quatrième type, la diglossie anglais/français. Selon Michel Beniamino, "dans beaucoup de situations africaines, la diglossie est dite enchâssée quand la situation linguistique est caractérisée par un emboîtement de deux diglossies: français-véhiculaires africains [...] d’une part, véhiculaires-vernaculaires africains d’autre part."68 Dans ce contexte de plurilinguisme tétraglossique, le discours quotidien des locuteurs est caractérisé par divers types d’interférences discursives.

65 Robert Galisson, Dictionnaire de didactique des langues, Paris, Hachette, 1976, p.66 Circulaire du Premier ministre, 16 août 1991.67 William Francis Mackay, Bilinguisme et contact de langues, Paris, Klincksieck, 1976, p.68.68 Michel Beniamino,

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Ainsi, la configuration sociolinguistique de l’espace anglophone au Cameroun est particulièrement complexe: l’anglais, langue de l’ancienne puissance colonisatrice vient se superposer aux multiples langues locales d’une part ; d’autre part, le pidgin english, langue véhiculaire, tend à remplacer les langues vernaculaires locales, et à remplir les fonctions de langue maternelle. Principale langue de communication, il représenterait, selon certains, une véritable menace pour l’anglais, même si cela n’a pas été scientifiquement prouvé. En effet, il est mal toléré par le système scolaire si l’on en juge par le nombre important d’affiches interdisant son usage dans les écoles, collèges et lycées, et même à l’Université de Buéa. Bien qu’il soit parlé par un nombre relativement important de locuteurs en zone anglophone, et dans les provinces francophones limitrophes, le pidgin english est victime de représentations négatives; il est accusé par certains intellectuels anglophones d’être responsable de la dégradation de la qualité de l’anglais. Encore faut-il démontrer que l’anglais est en train de se dégrader. Pourtant malgré ce conflit linguistique latent entre les deux langues, le pidgin english demeure la langue la plus parlée dans les provinces anglophones du pays, aussi bien dans les bureaux, sur le campus universitaire, au marché que dans la rue. D’où les difficultés inhérentes à la diffusion du français en zone anglophone: dans un contexte sociolinguistique déjà marqué par la présence de plusieurs langues en conflit, (conflit entre langue locales et l’anglais, entre l’anglais et le pidgin english, langue véhiculaire, ses chances de survie dépendent en grande partie de sa capacité à s’imposer, car pour reprendre Christian Nique, «c’est en présentant le français comme un outil d’acquisition d’un savoir ou d’un savoir-faire précis qu’il intéressera de nouveaux publics puisque le choix des langues se fait de plus en plus en fonction de leur utilité sociale et économique.»69

Une description détaillée et complète du contexte sociolinguistique de toute la zone anglophone au Cameroun dépasserait le cadre de cette étude. Rappelons cependant que le Cameroun anglophone est un ensemble géographique particulièrement complexe, qui s'étend de l'Océan Atlantique à la zone montagneuse de la province du Nord-ouest, sur une superficie de 60 226 km2. Il comprend deux provinces sur les dix que compte le pays: le Nord-Ouest (35 926 km2) et le Sud-Ouest (47 059 km2), et représente 7,88% de la superficie du pays, (475 000 km2), pour une population estimée en 2005 à environ 3 336 000 habitants, sur un total de 16 680 000 habitants. Buéa, le chef lieu de la province anglophone du Sud-ouest se situe à une quarantaine de kilomètres seulement de Malabo, capitale de la Guinée Equatoriale. En effet, il est important de signaler que cette province jouxte deux pays non francophones, qui ont récemment opté pour le français comme deuxième langue officielle, à savoir le Nigeria et la Guinée Equatoriale. Parce qu’il partage plus de 500km de frontière avec le Nigeria, et que sa partie sud se trouve à un jet de pierre de la Guinée Equatoriale, le Cameroun anglophone constitue une zone charnière entre trois espaces linguistiques en Afrique centrale: l’espace hispanophone au sud, l’espace anglophone à l’ouest, et l’espace francophone à l’est. On comprend donc toute l’importance et la place capitale de la zone anglophone en général, et en particulier de la province du Sud-ouest, où à cause de sa situation stratégique avec le Nigeria, véritable locomotive en Afrique de l’ouest, et la Guinée Equatoriale, un grand marché linguistique potentiel, la langue française gagnerait énormément à s’y implanter durablement.

Comme le Nigeria, le Cameroun anglophone est une ancienne possession britannique. Jusqu’en 1959, il est administré par l’Angleterre, à partir du Nigeria, auquel la partie septentrionale sera d’ailleurs rattachée à la suite du référendum de février 1961. Au moment de l’indépendance en 1961 la partie méridionale optera pour son rattachement au Cameroun oriental francophone. Le Cameroun anglophone et le Nigeria ont de nombreuses similitudes culturelles et linguistiques, du fait de leur appartenance commune à l’espace anglophone. Au plan sociolinguistique, le Cameroun anglophone n’est pas un ensemble homogène. D’après l’Atlas linguistique du Cameroun70, les deux provinces anglophones se distinguent par une grande diversité linguistique. Le Nord-ouest se caractérise par un émiettement linguistique extrême : une quarantaine de langues de l’aire bantou du Grassfield, auxquelles il faut ajouter une quinzaine de langues de béboïdes, six langues non bantoïdes et une quinzaine de langues de moindre importance. Quant à la province du Sud-ouest, elle fait également preuve d’un grand morcellement linguistique, avec la prédominance des langues du groupe bantou côtier dans la Meme, le Fako et du bantou au sens large dans la Manuyu ; on y compte également trois langues grassfield, auxquelles il faut ajouter 3 langues de la branche bénoué-congo sur les confins nigérians. Avec plus d’une centaine de langues locales parlées sur une superficie de 60 226 km2, c’est une véritable mosaïque linguistique. Evidemment, la cohabitation de ces langues n’est pas toujours pacifique. Cependant,  en dépit de cette diversité linguistique, cette zone constitue un ensemble relativement soudé autour de la langue de l’ancienne puissance colonisatrice. Les deux provinces anglophones présentent en effet une certaine cohésion, à cause de leur usage commun de l'anglais, aussi bien comme langue de scolarisation, que vecteur de la communication officielle de l’administration. Malgré leurs ascendances tribales multiples et leurs diversités culturelles, ils partagent un même

69 Christian Nique, “Les nouveaux défis”, in Dialogues, Revue de la Mission Laïque Française, n° 53, mai 1999, p.32.70 Roland Breton, Bikia Fohtung, Atlas linguistique du Cameroun, Yaoundé, Cerdotola/ACCT, 1991, p.121 (bis) et 131 (bis).

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héritage linguistique, autour duquel ils sont relativement bien soudés, même si l’on peut noter aujourd’hui, avec le retour du multipartisme, un fracture, voire une opposition politique grandissante entre les deux provinces.

En outre, la relative cohésion des anglophones autour de la langue l’ancienne puissance tutrice ne saurait faire oublier que les tout premiers conflits linguistiques au Cameroun à l’époque coloniale ont eu lieu dans cette partie du pays. C’est sur le terrain de l’école en zone anglophone que vont se poser, de façon ouverte, les premiers problèmes de contacts/conflits linguistiques au Cameroun. En effet, dans les écoles précoloniales créées par les premiers missionnaires britanniques à s’installer au Cameroun vers 1840, les langues locales, notamment le duala occupent une place de choix. Dans les écoles de la région côtière en particulier, le duala est imposé comme unique langue d'enseignement, malgré l’opposition virulente des populations indigènes de l’intérieur. L'adoption du duala comme langue de scolarisation (au moins pendant les trois premières années du primaire), sera entérinée par les administrations coloniales anglaise, allemande et française. Selon Erick Halden, c’est le souhait du Ministère allemand des Affaires étrangères: "it was the Governor’s wish that the duala language should become the state language, and therewith, the school language for the Cameroonians [...] In september 1888, a communication from the Ministry for Foreign Affairs was sent to Basel from which it emerges that a standard duala language was to be created so that in time there might be a standard grammar and orthography."71 Ainsi, dès la fin du XIXe siècle, le Gouvernement allemand propose de faire du duala la langue de scolarisation, ce qui ne plaît pas aux autres tribus de la côte en général, et à ceux de l'intérieur du pays en particulier.

En effet, l’introduction du duala, une langue voisine du bakweri, comme langue de scolarisation à Victoria, au détriment de l’anglais, langue jusque-là utilisée, va soulever un tollé général chez les populations indigènes. Pour les Victoriens, qui se considèrent d’ailleurs comme des gens plus civilisés que les duala, il est hors de question d’accepter cette langue comme langue de scolarisation. Deux raisons sont avancées pour justifier ce refus: premièrement le duala n’est pas la langue maternelle des bakwéri et des populations de l’intérieur; deuxièmement la connaissance de l’anglais ou de l’allemand est indispensable, si on veut travailler dans l'administration coloniale allemande. Le 13 octobre 1888, dix-sept représentants de la congrégation de la Mission de Bâle de Victoria font parvenir à la direction de la Mission de Bâle au Cameroun un virulent message de protestation, dans lequel ils dénoncent l’enseignement en langue duala: "it is quiet against reason that our children should be educated in a barbarous tongue instead of a civilized one either german or english;[...] it would be impossible for a Victorian to enter a service of the German administration or any civilized person in the absence of the necessary linguistic qualifications [...], and duala is not the native tongue of the Victorians."72

Dès le début du XXe siècle, un autre conflit linguistique va opposer l'Allemagne à l’Angleterre, au sujet de la langue d’enseignement; ce conflit, qui couvait depuis fort longtemps connaît un nouveau tournant lorsque l’anglais, jusque-là toléré par l’administration coloniale allemande, commence à être de plus en plus ressenti comme une menace. L’Allemagne propose de remplacer l’anglais par l’allemand à partir de la troisième année du cycle primaire. Mais cette réforme rencontre une vive résistance dans les écoles tenues par les missionnaires de Bâle. Le gouverneur allemand Theodor Seitz convoque une réunion afin d’harmoniser les positions des écoles confessionnelles sur l’usage des langues locales et de l’allemand comme langues d’enseignement, mais le programme de 1907, qui remplace l’anglais par l’allemand est rejeté par les responsables d'écoles. Un arrêt renforçant les pouvoirs du gouverneur allemand sur les écoles subordonne désormais toute aide à celles-ci à l’application de ce programme. Le décret du 31 mars 1913 interdit l’usage de l’anglais dans toutes les écoles au Cameroun sous protectorat allemand. Cette situation va durer jusqu’à l’éclatement de la Première guerre mondiale; en 1915, les forces anglaises, placées sous le commandement du général Cunliffe, occupent la partie occidentale du Cameroun, qui reviendra à la Grande Bretagne à la fin des hostilités. A partir de 1917, l’administration britannique rouvre toutes les écoles qui avaient et fermées pendant la guerre, et en crée de nouvelles dans la partie du territoire placé sous son contrôle. La politique linguistique de l’Angleterre à l’égard des langues locales est identique à celle pratiquée par l’Allemagne. Dans une correspondance, le Superviseur des écoles de la Mission de Bâle souligne: "we have decided therefore that with the beginning of the present school year our lingua franca of the Forest Region, the duala should be the medium of instruction in all subjects and in

71 Erick Heldén, op. cit. p.60. "c'était le souhait du gouverneur, que le duala devienne la langue de l'Etat, et par conséquent la langue de scolarisation des Camerounais […] En septembre 1888, une communication du Ministère des Affaires Etrangères fut envoyée à la Mission de Bâle, de laquelle il se dégage que le duala standard allait être créé, pour qu'avec le temps il puisse exister une grammaire et une orthographe." (Notre traduction.)72 Ibid. p.70-71 "Il est absurde que nos enfants devraient être éduqués dans une langue barbare au lieu d'une langue civilisée telle que l'allemand ou l'anglais […] Il serait impossible pour un Victorien d'entrer au service de l'administration allemande ou de toute personne civilisée sans les qualifications linguistiques nécessaires […] le duala n'est pas la langue maternelle des Victoriens." (Notre traduction)

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all […] classes, including those at 'cosmopolitan places such as Fiango, Mbonge, Tombel, Victoria and Manfe […]That does not mean, however, that English will be banned entirely […] English will remain there on the time-table as a subject."73

Cette politique va se poursuivre jusqu’en en octobre 1956, date à laquelle, lors de la réunion du Board of Education74 tenue à Buea, la sous-commission des langues vernaculaires recommande que l'enseignement en/des langues locales ne soit maintenu que dans les classes où au moins deux tiers des élèves parlent cette langue, et que dans les autres cas, la langue d’enseignement soit l’anglais. L'interdiction définitive de l'enseignement des/en langues locales intervient en 1957; en effet, le gouvernement autonome du Cameroun occidental décrète que les programmes scolaires ne doivent plus comporter l'enseignement de langues camerounaises. La circulaire du Director of Education du 27.9.1958 est formelle: "english is to be the medium of instruction in primary schools and all text books used to be in english."75 Ainsi, à la veille de l’indépendance en 1961, l’anglais est la seule langue d’enseignement dans les écoles anglophones du Cameroun occidental. En 1969, soit huit ans après la réunification, le gouvernement fédéré du Cameroun occidental rappelle l'arrêté du 27 septembre 1958, justifiant ainsi l'interdiction de toute tentative des écoles privées missionnaires d'enseigner les langues vernaculaires. Attitude d'autant plus paradoxale et incompréhensible, que ces mesures d'interdiction sont prises par des responsables camerounais, ceux-la mêmes qui étaient censés promouvoir une politique linguistique en faveur de ces langues. Protégées et encouragées par les administrations coloniales successives, elles sont interdites par le gouvernement fédéré du West Cameroon. Il faut rappeler que cette politique d’interdiction des langues vernaculaires était en vigueur dans la partie du pays sous administration française depuis la fin de la Première guerre. En effet, plusieurs textes du gouverneur colonial français, notamment la circulaire gouvernementale du 8.2.1921 interdisent l’usage des langues locales à l’école. Cette circulaire précise que "nulle école ne peut fonctionner si l'enseignement n'y est donné en français. Cette disposition n'a pas besoin de justification. Entre les indigènes et nous n'existera un lien solide que par l'initiation des indigènes à notre langue" 76. Ce texte ne fait reprendre les dispositions de l'arrêté du Gouverneur Augagneur signé à Brazzaville le 28.12.1920, qui stipule qu'"aucune école ne sera autorisée si l'enseignement n'y est donné en français"77. Il est d’ailleurs renforcé par l'arrêté du 23.7.1921 relatif à l'enseignement de/en toute langue autre que le français, et qui rappelle les dispositions antérieures: "le but essentiel à poursuivre est la diffusion du français, d'abord parlé et accessoirement lu et écrit… La langue française sera la seule employée." 78"

Ce rapide rappel de quelques conflits linguistiques qui ont marqué la courte mais relativement riche histoire linguistique du Cameroun anglophone peut justifier la situation particulièrement sensible et délicate de la question linguistique dans cette partie du pays. Au Cameroun, toute décision touchant au statut de l’anglais est considérée comme attentatoire à l’intégrité anglophone. La coexistence du français et de l’anglais au Cameroun n’est donc pacifique qu’en apparence ; car pour reprendre J. Leclerc, «le contact des langues favorise la langue la plus forte, celle qui bénéficie du poids du nombre et du pouvoir sous toutes ses formes. Des rapports de force inégaux ne peuvent produirent des langues égales. Or les langues s’imposent par la force, même lorsque celle-ci n’est pas utilisée. […] Les langues en contact cherchent à s’éliminer et à se vaincre. […] Ce combat pour la survie n’est que la manifestation d’un combat plus large: la manifestation d’un combat plus large  : la domination politique et économique.»79 Car la question de la langue est au cœur du problème de la minorité anglophone au

73 H. Göpfert, Supervisor Basel Mission Schools Supervisor, Correspondance n° SV/6/2608 aux maîtres et directeurs d'écoles, Buéa, 1er janvier 1953. " Nous avons donc décidé qu'à partir de la présente année scolaire notre lingua franca de la Région Forestière, le duala serait le médium d'instruction dans toutes les disciplines […] et dans toutes les clases, y compris celles dans les endroits cosmopolites tels que Fiango, Mbonge, Tombel, Victoria et Manfe. […] Ce qui ne signifie pas, cependant, que l'anglais sera complètement banni. […] L'anglais sera maintenu dans les emplois de temps comme discipline." (Notre traduction)74 Rapport du Board of Education, October 1956, p.58.75 The Director of Education, Buea, Circular n° DE/979/14 A, to the Education officer Buea/Bamenda, 27.9.1956. "l'anglais doit être le médium d'instruction dans les écoles primaires et tous les manuels en usage doivent être en anglais." (Notre traduction)76 Lettre circulaire gouvernementale du 8.2.1921, sur la politique en Afrique Equatoriale Française.77 op. cit.78 Arrêté de Brazzaville, du 28 décembre 1920, signé par V. Augagneur, Gouverneur général de l'Afrique Equatoriale Française.79 J. Leclerc, Langue et société, Laval, Mondra Editeurs, 1986, p.121.

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Cameroun. En effet, les anglophones, qui représentent environ 20% de la population s'auto-catégorisent et s'identifient comme un groupe minoritaire, victime d'exclusion, marginalisé sur le plan politique, et économiquement exploité par les francophones numériquement majorité. Du fait de leurs racines communes héritées de la colonisation britannique, ils se sentent solidaires, linguistiquement, culturellement et émotionnellement liés à la langue anglaise et à aux valeurs culturelles anglo-saxonnes, qu'ils revendiquent comme leur marque identitaire, et comme un héritage à préserver et à transmettre à leur postérité.

L'anglais, langue de l'ancienne puissance colonisatrice leur sert de vecteur de la communication transethnique, et leur permet aussi de se distinguer comme groupe minoritaire et partant, de justifier les revendications politiques, économiques, linguistiques, sociales. Ils se sentent liés à la langue anglaise et aux valeurs culturelles de l’ancienne puissance tutrice, dont certains se réclament, parfois avec plus de nostalgie, que ne le font les Camerounais francophones à l’égard de la langue française. Tandis que les groupes minoritaires des provinces francophones du pays se réclament surtout de l’appartenance à une même langue identitaire et aux mêmes valeurs culturelles traditionnelles, les revendications identitaires de la minorité anglophone au Cameroun se fondent, paradoxalement, sur leur héritage colonial et donc, sur une langue étrangère. En effet, il n’existe nulle part en Afrique francophone de groupe minoritaire ou qui se détermine comme tel, uniquement par rapport au critère de son héritage colonial, ou de son appartenance à l’espace francophone. Toute prise de position du français en zone anglophone est généralement entourée de beaucoup de précautions.

Loin d'être exclusivement politico-économique, la question anglophone au Cameroun a aussi partie liée avec la volonté de cette minorité de défendre une spécificité et un héritage culturel fondés, paradoxalement, sur une langue exogène. En effet, les revendications identitaires des groupes minoritaires dans le monde sont généralement fondées sur les langues locales de ces groupes et sur leurs les cultures traditionnelles. L’anglais est à l’origine de la revendication comme groupe minoritaire. Alors que depuis l'effondrement du communisme dans les années 90, on assiste dans de nombreux pays d'Europe de l'Est à des poussées nationalistes et à des revendications des groupes minoritaires fondées sur les langues endogènes, la question de la minorité anglophone au Cameroun a partie liée avec l’usage d’une langue exogène. La spécificité de cette minorité fondée sur l’usage d’une langue importée mérite d’être soulignée, si l’on veut mieux comprendre la problématique de la diffusion du français dans cette partie du pays. En effet, contrairement la Casamance au Sénégal ou au Cabinda en Angola, qui sont des minorités ethniques, le Cameroun anglophone n’est considéré comme minorité que par rapport à la langue du pouvoir, ou langue officielle. Ce que les Camerounais anglophones redoutent le plus, ce n'est pas la disparition des langues locales, ou des valeurs traditionnelles qu’elles véhiculent, mais plutôt selon eux la francophonisation rampante de leurs provinces, au nom de l'intégration nationale, c'est-à-dire la dissolution progressive de la communauté anglophone minoritaire dans le groupe francophone numériquement majoritaire. D’où la question des représentations qu’ils ont d’eux-mêmes et de leurs compatriotes francophones. Une question qui implique, évidemment, une autre, tout aussi importante : celle des représentations que les Camerounais francophones ont d’eux-mêmes et des anglophones.

II. Les représentations et leurs implications didactiques en zone anglophone au Cameroun

Tout milieu construit et véhicule sur lui-même, et sur les autres, des représentations, des images, et des clichés, qui influencent la perception de la réalité; en d’autres termes, le milieu est le lieu par excellence où s’élaborent des représentations les plus diverses. Ainsi, le milieu anglophone au Cameroun construit et véhicule sur lui-même et sur les Camerounais francophones toutes sortes de représentations, susceptibles d’influer sur l’attitude et le comportement des apprenants anglophones de français seconde langue officielle. Car ces constructions et représentations peuvent avoir des implications didactiques et interculturelles susceptibles de déterminer l’échec ou la réussite de la didactique du français en milieu anglophone au Cameroun. Car, selon qu’il est perçu par les anglophones comme étant une langue de domination, d'oppression et d'exclusion, ou plutôt comme une langue de promotion sociale et facteur d’intégration nationale, l’attitude des apprenants anglophones face au français seront différentes. Les représentations et attitudes des apprenants face à une langue sont déterminantes pour son apprentissage ; les jugements à l’égard du français en zone anglophone sont susceptibles d’influencer son apprentissage d’une part, et la représentation du français comme ciment de l’unité nationale constituent des sources de motivation pour son apprentissage.

Ainsi, l’analyse les discours qui circulent sur le français et les francophones en zone anglophone: comment les anglophones perçoivent-ils le français, la France et les francophones? Quelles sont leurs attitudes à l'égard des Camerounais francophones. Comment se représentent-ils, et comment les représentent-ils dans un Etat majoritairement francophone? Dans les provinces anglophones quels clichés, préjugés et stéréotypes circulent sur les francophones? Quels sentiments nourrissent-ils à l’égard de la langue française? En outre, les représentations que les francophones construisent sur eux-mêmes, sur les anglophones et sur la langue française, sur sa norme, ses statuts et fonctions ne sont pas sans effet sur les pratiques didactiques, les politiques de diffusion, et d’enseignement en milieu anglophone au Cameroun. Le sentiment de méfiance et de suspicion

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perceptible chez certains intellectuels anglophones peut être générateur de blocages chez les apprenants de français dans cette partie du pays. Depuis octobre 1961, la réunification, les Camerounais anglophones doivent s’accommoder d’une deuxième langue étrangère. Le français, langue officielle du groupe majoritaire, est en vertu de la Constitution, la seconde langue officielle en zone anglophone. L’une des conséquences de cette situation est l’existence du réflexe de minoritaire chez nombre de Camerounais anglophones. Ce réflexe se traduit souvent, au quotidien, par des attitudes plus ou moins francophobes, pouvant aller de la simple méfiance vis-à-vis du français, à une attitude de rejet du français et des valeurs culturelles francophones. Cette francophobie peut aussi s’expliquer par la peur de l’avancée et de la progression du français dans l’aire linguistique anglophone. Ils prétendent que cette apolitique de ‘francophonisation’ de la population anglophone, une politique mise en place par l’ex-Etat fédéré du Cameroun oriental francophone est soutenue par la France. Par conséquent, il existe chez de nombreux élèves anglophones un véritable blocage psychologique lié à la répugnance à l’égard des valeurs culturelles francophones, dont le français est le véhicule. Comme l'ont montré Lambert et Gardner80, l'attitude de l'apprenant est un facteur déterminant dans l’apprentissage des langues étrangères. Il s’agit d'attitudes à l’égard de la langue elle-même, de la culture qu’elle véhicule, du pays ou de la communauté où cette langue est parlée. Si une attitude favorable implique une motivation à l’apprentissage, et un gage de réussite, au contraire, une attitude négative est susceptible de produire des résultats médiocres. C’est ce l’affirment d’ailleurs Coste et Galisson: pensent qu’"on ne saurait trop souligner l’importance des attitudes des élèves, de leurs familles, de leur milieu, dans l’apprentissage d’une langue étrangère. Attitudes non seulement à l’égard de cet apprentissage, mais aussi envers le pays où cette langue est parlée et ceux qui l’habitent. Il y a presque toujours corrélation entre le caractère plus ou moins favorable de ces attitudes et les progrès des élèves"81.

La diffusion du français au Cameroun occidental est perçue par certains anglophones comme une manœuvre politique visant à les phagocyter et à dissoudre la minorité anglophone au Cameroun dans les valeurs linguistiques et culturelles francophones, et donc, comme une stratégie mise en place par le pouvoir, en vue de les annexer linguistiquement et culturellement. Par conséquent, pour détruire cette représentation négative du français par les anglophones, la politique de diffusion du français dans cette partie du pays devrait prendre tenir compte de cette attitude, non pour la combattre avec des arguments idéologiques, mais plutôt, en l’intégrant dans toutes les réflexions scientifiques en vue d’une meilleure coexistence des deux langues co-officielles, et partant, en l’inscrivant dans toute démarche de partenariat. Car tout effort visant à généraliser l’enseignement du français dans la zone anglophone, qui n’intègre pas également la promotion de l’anglais est susceptible d’être interprété par les Camerounais anglophones comme une politique d’assimilation. Le réflexe de minoritaire, qui existe chez presque tous les groupes numériquement minoritaires au monde, est en général le résultat des constructions et représentations identitaires.

Or toute politique de diffusion du français langue en zone anglophone au Cameroun ne saurait ignorer ce groupe minoritaire, qui représente un intérêt particulier pour la francophonie en Afrique. Parce qu’elle constitue une zone tampon entre l’Afrique centrale majoritairement francophone et le l’Afrique de l’ouest à forte majorité anglophone le Cameroun anglophone peut constituer un terrain d’expérimentation in vivo de la diffusion du français en anglophonie. En effet, cette zone réunit les conditions stratégiques requises pour la mise en place d’un Observatoire du français en Afrique anglophone. Il serait donc souhaitable d’y mettre en place une véritable politique de diffusion du français en anglophonie; les activités de ce laboratoire sous-régionnal pourraient être coordonnées à partir d’un Pôle linguistique situé à l’Université de Buéa. En effet, seule une présence effective de structures sous-régionales de diffusion du français en anglophonie est de nature à détruire certaines représentations négatives, dommageables pour l’image du français en anglophonie. Il convient de souligner par ailleurs que depuis plus de deux décennies, l’augmentation notable des populations francophone en zone anglophone contribue à modifier progressivement, et ceci, de façon notable, certaines représentations négatives de nombre de Camerounais anglophones à l’égard de leurs compatriotes francophones, et évidemment, de la langue française.

En effet, plusieurs groupuscules de minorités francophones sont installés dans la partie anglophone du pays, certaines depuis plusieurs décennies. Ces francophones, généralement des allogènes forment des minorités linguistiques géographiquement dispersées. Mais à cause de cette dispersion géographique, ces francophones ne sont pas reconnus comme constituant un groupe minoritaire en zone anglophone. Cependant, dans ces groupes on note parfois au niveau de la cellule familiale une forte tendance à conserver le français comme langue de communication en famille. La résistance à la l’assimilation se traduit entre autres, par la tendance à scolariser

80 R. C. Gardner, W. E. Lambert, Attitudes and Motivations in Second Language Learning, Rowley, Newbury House, 1972.81 D. Coste, R. Galisson, Dictionnaire de didactique des langues, Paris, Hachette, 1976, p.54.

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leurs enfants uniquement dans le système scolaire francophone, parfois au prix de beaucoup de sacrifices. Les membres de ces minorités francophones, luttent généralement contre la tendance assimilatrice de la majorité, et affirment ainsi la volonté de conserver leur identité francophone. Ces poches francophones en milieu anglophone jouent ainsi un rôle de premier plan dans la diffusion des valeurs culturelles francophones en zone anglophone. Pour ne citer qu’un exemple, on note de plus en plus, en zone anglophone, des panneaux et des enseignes en français, la présence dans les kiosques, de plusieurs titres de journaux paraissant en français, de la baguette dans les boulangeries, etc. Ces éléments, qui peuvent sembler insignifiants, traduisent cependant la pénétration lente, mais sûre, des valeurs culturelles francophones dans le monde anglophone au Cameroun. Il en est d’ailleurs de même des écoles francophones et des sections francophones des lycées et collèges bilingues de plus en plus nombreuses dans cette partie du pays, et qui constituent de véritables îlots francophones en zone anglophone, mais dont le rôle de vitrine de la francophonie n’est malheureusement pas toujours suffisamment souligné dans les études portant sur la diffusion du français en Afrique.

Evidemment, certaines représentations que les francophones ont d’eux-mêmes et du français sont susceptibles de nuire à la diffusion du français en anglophonie; en effet, en zone anglophone, la langue française ne saurait être uniquement un outil de communication, elle est aussi et surtout un instrument de pouvoir. Il serait donc dommageable pour les Camerounais francophones vivant en zone anglophone, de se considérer comme supérieurs, comme des représentants du pouvoir central, ou considérer le français comme un instrument de domination à l’égard de la minorité anglophone. Il n’est pas rare, en effet, d’entendre des propos du genre  : «nous avons le pouvoir».Une telle représentation du français est néfaste, voire dommageable pour sa diffusion en zone anglophone, tout comme le sont la défense tout azimut du français et la mobilisation parfois débordante pour sa diffusion. Car de telles attitudes peuvent être interprétées par les anglophones comme l’affirmation de la politique de domination linguistique. Par ailleurs les Camerounais francophones sont souvent perçus par la majorité des compatriotes anglophones comme arrogants et vaniteux, voire insolents et prétentieux. Selon ces derniers, ils donnent l’impression d’être les seuls détenteurs des savoirs, et les dépositaires du pouvoir, autant d’attitudes susceptibles de nuire à la diffusion du français en zone anglophone. Quant à la langue française, elle est souvent perçue par les anglophones comme une langue difficile et aristocratique, voire parfois peu pratique et inutile. Ces représentations du français ont partie liée avec l’image les Français natifs en général, et surtout les puristes, ont de la langue française. En effet, à la question quel français enseigner à l’étranger, Jacqueline de Romilly déclare: «au risque de surprendre certains lecteurs, je répondrai sans hésiter: le meilleur français, le plus classique !»82 Elle exprime ainsi la représentation que les Français ont eu de leur langue depuis des siècles, et qui se traduit par dans des clichés tels que: la clarté de la langue française, la pureté du français, le génie et la beauté du français, le Bon usage, etc. Expressions qui illustrent toutes les représentations et les constructions que les Français ont de leur langue. Evidemment, ces discours sur l’exceptionnalité de la langue française, et ces représentations souvent repris par les locuteurs francophones au Cameroun sont dommageables pour la diffusion du français en zone anglophone. Car pour reprendre Voltaire, «chaque langue a son génie, et ce génie consiste dans la facilité que donne la langue de s’exprimer plus ou moins heureusement, d’employer ou de rejeter les tours familiers aux autres langues.»83 En d’autres termes aucune langue n’étant ni plus claire ni plus pure qu’une autre, la diffusion du français en zone anglophone suppose la destruction de ces clichés. La question des représentations induit évidemment celle des statuts du français en zone anglophone au Cameroun.

III. Statuts et fonctions du français en zone anglophone au Cameroun.

On a beaucoup glosé, ces dernières années, sur les statuts et fonctions du français au Cameroun. On a dit ce qu'il est, et surtout ce qu'il n'est pas: langue officielle, langue nationale, langue nationalisée, langue maternelle, seconde ou étrangère, etc. Si en zone francophone le français a le statut de langue seconde en milieu scolaire, en zone anglophone ce statut, qui n’est toujours pas clairement défini, demeure un sujet à controverse. Il n’est ni une langue étrangère stricto sensu comme au Nigeria, parce que, d’après la Constitution, il est la seconde langue co-officielle, et qu’une langue co-officielle ne saurait avoir le statut de langue étrangère; ni langue seconde, car il n’est pas le code de la communication officielle ou la langue de scolarisation. Faute d’un terme approprié, nous dirons qu’en zone anglophone le français est une langue étrangère officielle, c'est-à-dire une langue qui, bien que reconnue par la Constitution comme étant la seconde officielle du pays dans la région anglophone, n’y est paradoxalement apprise et parlée, uniquement que comme langue étrangère.

Bien que son apprentissage se limite au cadre scolaire, il n’en demeure pas moins que l’usage quotidien du français, comme vecteur de communication, par un nombre relativement important de locuteurs, surtout dans les villes et localités limitrophes de la zone francophone, confirme bien qu’il n’est pas d’une langue étrangère stricto

82 Jacqueline de Romilly, de l’Académie française, “Offrir le meilleur de notre langue”, in L’enseignement du français à l’étranger, Dialogues, Revue de la Mission Laïque française, n° 53, mai, 2000, p. 11.83 Voltaire, “Français”, in L’Encyclopédie, p.286.

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sensu. En effet, la situation du français dans ces provinces est très hétérogène, et varie en fonction de la proximité ou de l’éloignement de la zone francophone. Plus on se rapproche de la frontière avec le Nigeria, plus le français a la chance d’être moins parlé, et plus on est en situation de langue étrangère. Par contre, plus on se rapproche des provinces francophones, plus fréquemment exposés au français que les zones enclavées, moins le français est une langue étrangère pour les anglophones. Evidemment, les conséquences didactiques de ce flou terminologique sont nombreuses; on note une certaine cacophonie.

En général, l’enseignement/apprentissage d’une langue étrangère a lieu en milieu exolingue, ou en milieu endolingue. En milieu endolingue, parallèlement à l’intervention pédagogique en milieu institutionnel, l’apprenant de langue étrangère entretient quotidiennement des contacts plus ou moins fréquents, avec la langue enseignée, alors qu’en milieu exolingue, l’enseignement se déroule dans un cadre où l’on parle une langue autre que la langue enseignée, celle-ci pouvant être ou non, la langue maternelle de l’apprenant. A cause de la complexité sociolinguistique de la zone anglophone au Cameroun, on distinguera un troisième type de milieu, que l’on appellera ici milieu exendolingue. En effet, on peut situer la zone anglophone le long d'un continuum, en fonction des différents degrés d’utilisation du français. L’une des extrémités (degré zéro) de l'usage du français au quotidien (milieu exolingue), correspond à la zone limitrophe avec le Nigeria; à l’autre extrémité, on a l’enseignement/apprentissage du français aux anglophones en milieu francophone (milieu endolingue). Entre ces deux extrêmes se situe l’enseignement du français aux anglophones dans les villes plus ou moins proches des provinces francophones. La proximité avec la zone francophone favorisant les contacts, le français y est couramment pratiqué, dans la vie quotidienne, (milieu exendolingue). Ce sont, soit des villes à forte concentration francophone (Limbe, Tiko, Bamenda, Kumba), soit des villes carrefour (Mutengene), soit encore des villes universitaires comme Buéa.

Cette distinction des trois milieux nous semble d’une importance capitale, dans la mesure où elle remet en cause les pratiques de l’enseignent/apprentissage du français seconde langue officielle en vigueur au Cameroun. Il faut prendre en compte la complexité et la multiplicité des situations du français dans cette zone. Car les anglophones de Bamenda ou de Mutegene (milieu exendolingue) ne sauraient avoir ni la même attitude face au français, ni les mêmes besoins, que ceux vivant à Akwaya ou à Mudemba (milieu exolingue), ou à Yaoundé (milieu endolingue). Dans chacun des trois milieux, les besoins langagiers, les motivations et les contextes diffèrent. Autant à Akwaya l’apprentissage se limite à l’école, autant à Douala ou à Yaoundé, l’apprenant est en contact quotidien avec la langue. Autant les premiers, qui vivent dans un environnement où la probabilité de communiquer en français dans la vie de tous les jours est plus grande, auront a priori une attitude plus positive à l’égard du français, autant les seconds, qui ont très peu de chance de rencontrer de locuteurs francophones, sont en principe peu motivés pour l’apprentissage de cette langue.

Parce qu’il vit dans un environnement où il est en contact permanent avec le français, le Camerounais anglophone de Tiko ou de Mutegene, est susceptible d’avoir une attitude plus positive à l’égard du français, que celui de Mudemba, localité située sur la zone frontalière avec le Nigeria, et qui n’a que des contacts ponctuels avec cette langue. Ainsi, la didactique du français en zone anglophone devrait tenir compte de la diversité des situations d’enseignement/apprentissage. Parce qu’il n’y a pas une, mais des situations d’appropriation du français en zone anglophone, la didactique du français seconde langue officielle au Cameroun devrait être envisagée sous une perspective plurielle. Car la diversité des contextes d’apprentissage devrait impliquer la diversité des approches pédagogiques, et celle des objectifs et programmes d’enseignement.

IV. L’immersion en didactique du français en zone anglophone au Cameroun 

Depuis la réunification, l’apprentissage institutionnel du français seconde langue officielle en zone anglophone au obéit uniquement à des besoins scolaires. Les élèves apprennent le français parce qu’il fait partie des disciplines inscrites au programme scolaire. La seule motivation est l’obligation de résultats; ils doivent apprendre le français pour passer en classe supérieure, ou obtenir un diplôme. En effet, dans un contexte sociolinguistique où la majorité des élèves parlent, en plus de la langue maternelle, l’anglais et le pidgin english ; la nécessité d’apprendre une autre langue étrangère ne se fait pas vraiment sentir. Le caractère contraignant et non utilitaire de l’apprentissage du français en milieu scolaire en zone anglophone explique le taux relativement élevé d’échecs; car l’enseignement/apprentissage de cette langue ne répond pas, chez la plupart des élèves à une demande communicationnelle réelle, ou à un besoin de promotion sociale. Les statistiques obtenues auprès du GCE Board montrent qu’entre 1994-2004, les taux de réussite aux épreuves de français au General Certificate of Education (ordinairy et advanced level) se situent à environ 35 %. Ce faible taux peut aussi s’expliquer par le fait que dans nombre d’établissements scolaires en zone anglophone, le français occupe généralement une portion congrue dans les programmes. Le caractère non fonctionnel de son apprentissage, et surtout l’absence de tout aspect utilitaire sont deux facteurs qui expliquent et justifient le désintéressement et la démotivation. On note également la même démotivation chez certains enseignants de français aux anglophones, un désintéressement total, qui n’est pas forcément synonyme d’une antipathie à l’égard du français et des valeurs culturelles francophones. En effet, au Cameroun, la crise de l’enseignement du français en zone anglophone est

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un phénomène multidimensionnel, qui a partie liée avec l’attitude négative de la plupart des apprenants et parents, la démotivation des enseignants, l’inadéquation des objectifs et des finalités pédagogiques, l’inadaptation des outils méthodologiques, l’insuffisance qualitative et quantitative d’enseignants, etc. Nous pensons donc que parmi les axes de réflexion en vue d’une remédiation, la généralisation de l’approche immersive pourrait constituer une piste prometteuse.

L’approche immersive, l'une des innovations les plus importantes en didactique du français langue seconde de cette seconde moitié du XXe siècle est fondée sur deux prémisses: d’une part, on apprend une deuxième langue de la même façon qu'on apprend la première; d’autre part, une langue étrangère s'apprend mieux dans un contexte où l'élève est socialement stimulé à l’apprendre, et s’il est exposé à cette langue dans sa forme naturelle. En effet, il est aujourd’hui établi que l'apprentissage d'une langue seconde ou étrangère réussit mieux, s'il se déroule dans un contexte identique à celui de l'apprentissage de la langue maternelle. Plusieurs études sur les élèves en immersion au Canada ont d’ailleurs montré que les résultats sont particulièrement encourageants. On peut affirmer avec Pierre Calvé qu'elle «a déjà révolutionné l'enseignement des langues secondes au Canada, non seulement en démontrant qu'il est possible, même en contexte unilingue, de rendre systématiquement bilingues, à l'école, des populations entières d'étudiants, mais aussi, et peut-être surtout, en forçant la remise en question de l'ensemble des postulats, et des dogmes, sur lesquels repose la didactique des langues secondes, et ce, en s'appuyant sur un appareil expérimental comme on en a rarement assemblé jusqu'ici dans l'histoire de l'éducation.»84

Origine de l’immersion en didactique des langues secondes

D'après le Bulletin de l'Association of Canadian Parents for French, la première expérience connue au monde a probablement commencé en 1958 à l'école Cedar Park de West Island (Canada) 85; Zita de Koninck pense cependant que "la première classe expérimentale vit donc le jour en 1965 à Saint-Lambert, une banlieue de Montréal"86; alors que dans un ouvrage paru en 1993, J. Rebuffot affirme plutôt que «la Toronto French School, école privée fondée en 1962 à Toronto, […] a été une des premières à avoir dispensé un enseignement totalement immersif du français.»87 Ce qui est certain cependant, c’est que le Canada est le premier pays au monde à avoir expérimenté l'approche immersive, suite à la décision de la Province du Québec de faire du français la seule langue d'enseignement. Cette expérience est mise en place par la minorité anglophone de Montréal obligée d’apprendre le français, langue officielle de la province du Québec, pour s'adapter à la nouvelle situation imposée par la Charte de la Langue française. Face à la réticence des écoles francophones, d'admettre leurs enfants, les parents anglophones décident de créer leur propre «école française» à Saint-Lambert, une banlieue québécoise. Ainsi l'approche immersive est une initiative des parents anglophones.

Définition et typologie de l’immersion en didactique des langues secondes

On définit l'immersion comme un programme dans lequel une langue seconde est apprise à travers les autres disciplines scolaires. Plusieurs définitions ont été proposées : pour Pierre Calvé, «on dit qu’un étudiant anglophone est en immersion quand au moins la moitié de ses cours, durant la première année de scolarisation sont donnés en français [...]. Si durant sa première année d’immersion, tous ses cours sont donnés en français, l’étudiant est en immersion totale, alors que si seulement une partie de ses cours sont en français (au moins la moitié), il est en immersion partielle. Lorsqu'un programme d'immersion commence dès la maternelle ou la première année, l'élève qui s'y inscrit est en immersion précoce […] Un programme qui commence après la sixième année s'appelle immersion moyenne, alors que s'il commence en sixième année ou plus tard il se nomme immersion tardive.»88 L'immersion tardive vise à développer chez les élèves des aptitudes en français, qui leur permettront d'atteindre un niveau de bilinguisme fonctionnel à la fin des études secondaires. Les programmes d'immersion en français qui se sont développés au Canada depuis les années 1965 dans les écoles anglophones avaient pour objectif de favoriser l'apprentissage de la seconde langue officielle du pays dans des conditions qui se rapprochent le plus possible du contact avec des locuteurs natifs par le biais d'interactions soutenues et quotidiennes avec un enseignant francophone utilisant sa langue maternelle dans les classes de mathématique aussi bien que dans les classes d'histoire. Selon Jeremy Hammers, l'immersion tardive "a été conçue à l'intention des élèves du secondaire et vise à développer chez eux des aptitudes en anglais qui leur permettront d'atteindre

84 Pierre Calvé, 2, p.685 Canadian Parents for French Newsletter, 1985, p.5.86 Zita de Koninck, "L'expérience de l'immersion 25 ans déjà", in Stélio Farangis (éd.), Une francophonie différentielle, 87 Jacques Rebuffot, Le Point…sur l'immersion au Canada, Montréal, Centre Educatif et Culturel, 1993, p.228.88 Pierre Calvé, "L’immersion au Canada", in Etudes de Linguistique Appliquée, n° 82, p.17.

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un niveau de bilinguisme fonctionnel à la fin des études secondaires. C'est un instrument de sensibilisation à la culture de la langue seconde et de compréhension à l'égard des membres de la communauté cible."89

Objectifs l’approche immersive

Parmi les objectifs du programme d'immersion recensés par Genesee90, nous ne retiendrons que les deux principaux, ayant partie liée directement avec la didactique des langues: donner aux élèves les moyens d'acquérir une compétence fonctionnelle en français écrit et oral; assurer la réussite dans les disciplines scolaires en tenant compte des habiletés académiques et du niveau scolaire des élèves. A ces objectifs pédagogiques, on peut ajouter des objectifs politiques et interculturels que Hougton et Welles résument ainsi: assimiler les individus ou les groupes à la culture dominante de la société; unifier une société multiethnique, réconcilier différentes communautés séparées au plan politique ou social, aider les gens à communiquer avec le monde extérieur, étendre et maintenir une langue coloniale; améliorer et renforcer l'éducation des élites; donner un statut égal à des langues d'une importance équivalente. Ces objectifs sont parfaitement identiques à ceux poursuivis par la politique du bilinguisme officiel au Cameroun, notamment à travers une expérience originale qui a été débuté en 1963 à Man’o War Bay, petite localité située dans la zone anglophone du Cameroun.

L'expérience de l’immersion au Cameroun.

Contrairement à l’immersion canadienne qui est une expérience privée, l'expérience de l'immersion au Cameroun est une initiative du gouvernement. Si au Canada, elle a donné lieu à plusieurs milliers de travaux et publications et continue à passionner les chercheurs, au Cameroun, bien qu’elle ait commencé en même temps qu'au Canada, l’immersion n’a pas connu le même sort et le même enthousiasme qu'au Canada; elle est passée dans une quasi indifférence des chercheurs. En effet, en dehors d’une thèse de doctorat91 et de quelques articles, il n’y a pas à notre connaissance, d'études portant sur l'expérience camerounaise d'immersion. Au moment de la réunification en octobre 1961, la République Fédérale du Cameroun opte pour le bilinguisme institutionnel, la seule possibilité qui s'offrait à ce pays, comme véritable politique d'intégration des deux entités héritées de la colonisation. Au niveau de l’enseignement secondaire, un vrai travail en amont est aussitôt entrepris pour mettre en place l'enseignement obligatoire des deux langues officielles à partir de la classe de sixième pour les francophones, et de la Form I pour les anglophones. Ainsi, à partir du niveau secondaire, l’accent est mis sur l'apprentissage scolaire du français et de l'anglais secondes langues officielles par tous les jeunes Camerounais.

L’expérience d'immersion mise en place à Man’o War Bay, dans la banlieue de Buéa au début des années 63 avait pour objectif de favoriser l'apprentissage du français et de l’anglais secondes langues officielles dans des conditions les plus proches possibles de celles des locuteurs natifs. Par le biais d'interactions soutenues avec des enseignants francophones utilisant le français dans les classes des différentes autres disciplines, les jeunes Camerounais anglophones devaient parvenir à une bonne maîtrise du français, et les jeunes francophones, à une parfaite maîtrise de l’anglais. Trente ans plus tard, cette expérience, dont les premiers résultats ont été pourtant très positifs, n’a toujours pas été étendue à l’enseignement des deux langues co-officielles sur l’ensemble du pays. Depuis plus de quarante ans déjà, cette expérience unique en son genre en Afrique noire se déroule au Lycée Bilingue de Buéa, dans la plus totale indifférence des chercheurs camerounais.

Bien qu'elle soit peu connue des chercheurs et du grand public, l'approche immersive en didactique du français et de l’anglais secondes langues officielles au Cameroun commence à la même époque qu’au Canada, avec la création, en octobre 1963, du Collège bilingue de Man’o War Bay, dans la banlieue de Buéa, ancienne capitale du Cameroun sous protectorat allemand, puis du Cameroun occidental, et actuel chef lieu de la province du Sud-Ouest. L'une des idées qui avaient justifié, à l'époque, la création de cette institution, était l'ouverture de classes du secondaire, où les élèves suivraient des enseignements bilingues et biculturels, susceptibles de faire d'eux des Camerounais d'un genre nouveau, parfaitement à l'aise dans les deux langues et les deux cultures, donc, capables de s'intégrer harmonieusement dans les deux environnements linguistiques et culturels.

La première promotion qui entre en sixième, en octobre 1963, compte soixante-dix élèves, dont trente-cinq élèves anglophones et trente-cinq élèves francophones, tous sélectionnés sur concours. Ces élèves cobayes sont répartis en deux classes de trente-cinq élèves : une classe de francophones et une classe d'anglophones. En première année, ils reçoivent, en plus des enseignements classiques dans leur première langue officielle, des cours de géographie, d'histoire, de mathématiques, de sciences d'observation et de dessin dans leur seconde langue officielle, conformément à un programme spécialement élaboré pour eux par le Ministère de l'éducation nationale.

89 Hammers et Michel Blanc, Bilinguisme et bilingualité, Bruxelles, Mardaga, 1983, p.317. 90 Genesee 1987, p.13.91 Voir le journal de Biloa pour la référence précise

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Pour accélérer l'apprentissage de la seconde langue officielle, les élèves sont astreints à des cours intensifs d’anglais pour les francophones, et de français pour les anglophones, à raison de dix heures par semaine. Afin d’équilibrer les programmes, l'enseignement de la langue française aux francophones et de la langue anglaise aux anglophones est réduit à cinq heures par semaine. Les premières évaluations de cette expérience montrent qu'à la fin de la deuxième année, les élèves anglophones parlent français aussi correctement que les élèves francophones, qui inversement, parlent l'anglais avec la même aisance que leurs homologues anglophones. En troisième et quatrième années, les deux classes fusionnent pour former des classes bilingues, où cinquante pour cent des cours sont dispensés en français, et cinquante pour cent en anglais.

La question des examens officiels fut l'une des difficultés; les concepteurs n'y avaient pas réfléchi suffisamment au préalable. Trois possibilités se présentaient alors: soit un diplôme bilingue typiquement camerounais, avec ce que cela comportait comme difficultés d'équivalences sur le plan international; soit préparer les élèves anglophones et francophones aux examens en vigueur dans leurs systèmes éducatifs respectifs, soit enfin les préparer simultanément aux deux examens. Sur le plan technique, l'organisation simultanée des deux examens devait s'avérer difficile, dans la mesure où le BEPC est présenté à la fin de la clase de Troisième, tandis que le General Certificate of Education Ordinary Level est plutôt présenté à la fin de la classe de seconde. Malgré ces difficultés et bien d'autres, qu'il serait fastidieux d'énumérer, les résultats seront dans l'ensemble satisfaisants. Sur les soixante-trois élèves présentés au BEPC en juin 1968, quarante et un sont reçus, dont vingt-et-un anglophones. Tandis qu'à l'examen du GCE Ordinary Level, le taux de réussite est encore plus surprenant, avec 71,7% d'admis. L'année 1969-1970 marque un tournant décisif dans la vie de cette expérience : les mêmes élèves doivent se présenter aux deux examens francophone et anglophone ; 76% des candidats sont admis au BEPEC contre 75% au GCE Ordinary Level. Ainsi, les premières conclusions de l'expérience immersive en didactique des langues secondes permettaient d'affirmer qu'un enseignement parfaitement bilingue était possible au Cameroun. Mais c'était sans compter avec de nombreuses réticences, fondées sur des arguments aussi bien psychologiques et politiques, et qu'il serait fastidieux d'énumérer.

En 1967, le Collège Bilingue de Man’o War Bay, devenu lycée bilingue, est transféré à Buéa, chef lieu de la province du Sud-ouest. Alors qu’on s’attendait à sa généralisation, cette expérience se limite malheureusement au premier cycle ; à partir de la classe de Seconde, les élèves doivent opter pour le système francophone ou anglophone, en fonction de leurs aptitudes dans l'une ou l'autre langue, et de leurs orientations futures. Deux remarques importantes méritent d'être faites à propos de l'immersion au Cameroun: premièrement, s'il est évident qu'une langue s'apprend mieux dans un contexte où l'élève est socialement stimulé à apprendre la langue et est exposé à cette langue dans sa forme naturelle", on peut se demander si l'expérience camerounaise de l'immersion, du moins pour les élèves anglophones n'aurait pas dû avoir lieu en zone francophone.

En effet, que des anglophones apprennent le français en immersion en zone anglophone fausse la définition même de l'immersion. Les initiateurs de l'immersion camerounaise auraient dû la débuter parallèlement en zone francophone (pour l'immersion en français) et en zone anglophone pour l'immersion en anglais. Curieusement, le facteur de milieu ne semble pas avoir influé sur les performances des élèves anglophones, pour qui l’immersion en français (en zone anglophone!), c’est-à-dire en milieu exolingue, constitue une forme d’expérience d’immersion susceptible d’intéresser les chercheurs. Cependant, la généralisation de l’approche immersive en didactique des langues peut constituer en Afrique un moyen efficace pour l’amélioration du partenariat entre les langues.

Conclusion

A partir de l’analyse de la configuration sociolinguistique du Cameroun anglophone, cette étude montre que plusieurs formes sont possibles de partenariat entre les langues en présence dans cette niche écolinguistique, dont la complexité a partie liée avec les contingences historiques, et que les représentations sociales et linguistiques associées aux situations de contacts et de conflits entre les langues impliquent nécessairement des démarches méthodologiques différentes en didactique des langues. Ainsi, on peut constater, au terme de cette brève étude que le partenariat linguistique peut déboucher sur un partenariat didactique; en d’autres termes, le contact des langues peut impliquer celui des didactiques; car l’approche immersive en didactique des langues fait intervenir, dans la même classe, aussi bien la didactique des langues secondes, que celui des langues étrangères. Cette cohabitation, voire cette intégration des didactiques sont de nature à influencer profondément les représentations des statuts et des fonctions des langues en contact, et partant modifier aussi bien la nature même de ces contacts, que la gestion du partenariat entre les langues en présence dans une niche écolinguistique. Cependant, pour reprendre Uli Wendisch pense que «les représentations sociales n’ont pas le caractère statique qu’on leur a parfois attribué ; elles sont fondamentalement mobiles, dynamiques ; elles vivent, s’attirent, se repoussent et donnent naissance à de nouvelles représentations. »92 C’est pourquoi les propositions didactiques et les

92 Uli Wendisch, Représentations sociales, sociologie et sociolinguistique”, in Denise Jodelet, (éd.), Les Représentations sociales, Paris, PUF, 1989, p.194.

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suggestions méthodologiques qui se dégagent de cette étude vont dans le sens des recherches d’une transversalité, voire des invariants méthodologiques en en didactique des langues.

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Perspectives didactiques culturellement durables : éducation bilingue au Burkina Faso

Constance Lavoie, Université McGill, Canada

Célestin TapsobaUniversité de Ouagadougou, Burkina Faso

9. Introduction

Les différentes idéologies coloniales ont influencé l’espace accordé aux langues africaines dans les systèmes éducatifs. Bien que le multilinguisme soit un trait inhérent des sociétés subsahariennes, la grande majorité des pays utilisent seulement l’ancienne langue coloniale pour l’administration publique et l’éducation. Dans le discours colonial, la langue française était considérée comme l’unique voie du développement et du progrès. Conséquemment, on constate aujourd’hui que les anciennes colonies françaises utilisent peu les langues africaines dans leur système éducatif formel. Plusieurs recherches en didactique des langues ont fait évoluer le concept de francophonie vers un plus grand respect de la diversité linguistique et de la complémentarité des langues. Une approche plurielle de l’apprentissage du français est désormais valorisée pour un apprentissage durable tant du français que des langues africaines.

Ce chapitre illustre cette réalité par l’exemple du Burkina Faso où 59 langues différentes cohabitent. Cependant, le français demeure la langue officielle, bien que parlée seulement par 10-15 % de la population (Nikièma, 2000). Le Burkina Faso compte un taux d’alphabétisation chez les jeunes de 15-24 ans de 19.4% (UNESCO, 2006) et un taux de redoublement de 15.1% (UNESCO, 2006). Face au constat d’échec d’un système inefficace, une expérimentation d’enseignement bilingue a vu le jour en 1994. Le Burkina Faso recherche de nouvelles voies éducatives en expérimentant l’éducation bilingue. L’éducation bilingue signifie que l’enfant débute sa scolarité dans la langue qu’il comprend et transfert graduellement vers le français. En plus d’intégrer les langues nationales africaines, les écoles bilingues intègrent les activités culturelles (chant, danse, musique, etc.) et les activités économiques (élevage, agriculture, menuiserie, etc.) locales. En 2005, 110 écoles bilingues existaient dans le système éducatif formel burkinabé dans huit langues nationales. Les 8000 autres écoles sont unilingues en français.

Le présent chapitre a pour objectif d’adresser la question suivante : Les différentes didactiques d’appropriation du français influencent-elles la préservation culturelle du Burkina Faso? Il s’agit d’une manière plus explicite d’analyser la place des langues nationales dans la pérennisation culturelle du Burkina Faso.

D’abord, le présent chapitre introduit le contexte éducatif burkinabé en présentant la sociolinguistique du Burkina Faso et l’historique des écoles bilingues. Ensuite, les auteurs présentent la méthodologie utilisée pour cette recherche. Les résultats présentés dans ce chapitre se basent sur trois mois d’observations descriptives-analytiques en classes bilingues et unilingues et sur 21 entretiens semi-dirigés avec des anciens élèves d’écoles bilingues et unilingues.

2. Contexte éducatif burkinabè

1. Sociolinguistique

Le Burkina Faso, comme plusieurs pays africains, est un pays multilingue. On recense environ 59 langues sur le territoire burkinabé. La quasi totalité des langues se retrouvent dans trois grandes familles de langues (gur, mandé et Ouest-atlantique) (Nikièma, 2005). Toutefois, 90 % de la population parlerait 14 langues nationales (Kédrébéogo, 2003). Parmi ces langues, le mooré est une langue véhiculaire parlée par 48% de la population

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(Woldoff, 2005, p. 43). Le français demeure cependant la langue officielle, bien que parlée seulement par 10-15 % de la population (Nikiema, 2000; Napon, 1998)..

2.2Fonctionnement des écoles classiques.

L’éducation formelle se faisait jusqu’en 1994 uniquement en français. Le système formel est d’inspiration coloniale. Il reste étranger à l’environnement culturel de l’élève. Le cycle primaire est d’une durée de six ans. Toutefois, les statistiques prouvent que la durée moyenne des études primaires est plutôt de huit années (Ilboudo, 2003). Les enfants débutent la première année à l’âge de 6 ou 7 ans. Le cursus scolaire n’intègre pas d’activités culturelles (Kinda & Remain, 2003). Les diplômés issus du système classique jouissent d’une plus grande reconnaissance sociale (Ouédraogo, 2003). Il existe 8 182 établissements primaires sur le territoire burkinabè (Tiendrébéogo, Kouraogo & Nikièma, 2005). Les ressortissants des écoles primaires jouissent d’une plus grande reconnaissance sociale que ceux des écoles bilingues.

2.3. Fonctionnement des écoles bilingues.

Confronté à un système coûteux et inefficace du système actuel, le Burkina Faso adopte le 9 mai 1996 en vertu de la Loi n°013/96/ADP qui dispose en son titre l’article 4 de la Loi d’Orientation Scolaire. Celle-ci prévoit la possibilité d’utiliser les langues nationales et le français dans l’enseignement, avec l’approbation tacite du Ministère de l’éducation de base et de l’alphabétisation (MEBA). Ainsi le comité de parents d’élèves peut demander de transformer l’école unilingue de leur quartier en école bilingue. En 2006-2007, il y avait 112 écoles bilingues au Burkina Faso et environ 500 demandes de transformation en attente (Tiendrebéogo, Kouraogo & Nikièma, 2005 & MEBA, 2007). Les écoles bilingues sont des écoles publiques au même titre que les écoles unilingues. Elles suivent le même cursus scolaire approuvé par le MEBA. En 2004, une cellule de l’éducation bilingue est créée au Ministère de l’enseignement de base et de l’alphabétisation. Le système burkinabé se dynamise en faveur d’une hybridation. Il se redéfinit en fonction d’un enseignement bilingue, intégrant des activités de productions (agriculture, élevage et menuiserie) et des éléments culturels (chants, contes, danse, etc.) auxquels participent les parents. La spécificité des écoles bilingues est que durant la première année, les élèves reçoivent un enseignement à 90 % dans leur langue maternelle et graduellement le français s’intègre comme matière et médium à l’apprentissage. 90% du temps d’enseignement se passe en français à la fin du primaire (Ilboudo, 2003).

L’école bilingue couvre le contenu du programme des écoles unilingues en cinq ans au lieu de six. Cela veut dire qu’en cinq ans, l’élève du bilingue, malgré le fait qu’il débute avec la langue nationale, acquiert le même niveau que celui de l’école unilingue qui aurait fait tout son cursus en français. Les élèves passent tous le même examen en français et le taux de réussite est semblable voir même supérieur dans les écoles bilingues.

Tableau 5Résultats à l’épreuve nationale du Certificat primaire en françaisAnnées Moyenne nationale (%) Moyenne des écoles bilingues (%)2002 61,81 85,022003 70,01 68,212004 73,73 94,592005 69,01 91,142006 69,91 77,19

Note. De “Taux de réussite des écoles bilingues au Certificat d’Études Primaires”, par OSEO (2005 : 34).

En plus de mieux performer à l’épreuve terminale du primaire en français, les élèves des écoles bilingues savent lire et écrire leur langue nationale et ils savent aussi cultiver leur terre. Des parents-éducateurs volontaires assurent l’enseignement culturel et les activités de production (chant, conte, musique, agriculture, élevage, menuiserie, etc.). L’association de parents collabore à la mise en place de l’infrastructure, l’élaboration du curriculum, le recrutement des élèves, l’organisation de la vie scolaire et l’animation des activités culturelles et de production : « La communauté s’approprie l’école et devient partie intégrante du village. » (Halaoui, 2005, p. 176). L’éducation bilingue permet de réduire les coûts grâce notamment à la participation des parents d’élèves aux activités agricoles et d’élevage.

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Au secondaire, le système burkinabé est uniquement en français. Toutefois, deux collèges multilingues spécifiques sont en expérimentation. Ces établissements suivent le programme national du secondaire et ajoutent l’enseignement des langues nationales et des activités de production (Tiendrébéogo, Kouraogo, & Nikièma, 2005).

3. Méthodologie

1. Épistémologie

Cette recherche qualitative suit la méthodologie propre au courant interprétatif. Il n’est donc pas question de quantifier, mais plutôt de dégager la nature du rapport entre la langue d’enseignement et la préservation culturelle. Le courant interprétatif tente de décrire, de découvrir et de comparer deux types d’écoles, deux mondes éducatifs.

Afin de bien saisir le contexte, la chercheure principale collabore avec des partenaires locaux soit deux finissants polyglottes en linguistiques de l’Université de Ouagadougou et un ressortissant d’un centre d’alphabétisation bilingue. Ces co-chercheurs participent à la collecte des données, à l’élaboration des protocoles, à l’analyse des données et à l’écriture d’articles scientifiques. Holliday (2002) stipule que les co-chercheurs burkinabés sont essentiels à la compréhension et à l’intégration de la pluralité des voix. La réciprocité est très importante pour réduire les inégalités (Edder & Fingerson, 2002).

2. Site

Les participants sont tous des finissants d’écoles périphériques afin de comprendre et de comparer la réalité d’un même contexte socio-économique. Le site de la recherche se situe à environ 25 Km de Ouagadougou. La région choisie est la région où ont débuté les écoles bilingues en 1994. Le village ciblé compte 1655 habitants (Kibora, L., Napon, A., Batiana, A. & Belemgoabga (1999). Ce village compte trois centres d’alphabétisation dont deux en mooré et un en fulfuldé, une association de 3372 membres représentant 37 villages, cette même association publie hebdomadairement un journal en mooré. C’est une région où la principale activité économique est l’agriculture. Ce département est parmi les mieux scolarisés du Burkina Faso avec un taux net de scolarisation de 54,29% comparativement à la moyenne nationale de 34,26% (Compaoré & Lange, 2002, p.57)

3.3. Méthodes

Avant d’entreprendre la collecte de données principale, l’équipe de recherche a effectué des entretiens semi-dirigés avec des directions d’école et des observations en classes. 18 entretiens pilotes auprès d’anciens élèves ont été réalisés.

Collecte principale des données

Participants Suite au projet pilote, le protocole s’est modifié grâce aux recommandations des partenaires locaux, du Centre de recherche en développement international du Canada (CRDI) et de l’analyse préliminaire des données du projet pilote. Les modifications concernent principalement l’ajout des considérations sexo-spécifiques ainsi que la reformulation des questions relatives à leur participation à la sphère politique. Les 20 entretiens semi dirigés ont une représentation sexo-spécifique équitable. Soit 5 femmes ressortissantes du bilingue, 5 ressortissantes du classique, 5 hommes ressortissants du bilingue et 5 ressortissants du classique. Le projet pilote m’indique qu’il serait préférable que les participants aient entre 20 et 35 ans pour que les participants aient suffisamment de recul sur leur expérience éducative. Le corpus de 20 entretiens + 18 entretiens pilotes est suffisant pour permettre d’avoir l’information nécessaire.

Les entretiens semi-dirigés se déroulaient en français ou en mooré. Ils se déroulent en une seule fois pour ne pas déranger les participants à maintes reprises dans leurs activités économiques quotidiennes. Chaque entretien est enregistré, transcrit et traduit.

4. Résultats

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Relation entre langue d’enseignement et préservation culturelle

Dans cette présente recherche, le choix des informateurs a été fait sans aucune préférence linguistique, mais tous les interviewés étaient des Mossis et des locuteurs natifs du mooré. Un des anciens élèves du classique seulement parlait et écrivait un peu de dioula, une autre langue nationale. Outre le mooré, ils parlent également le français (et l’anglais, pour ceux qui ont atteint le secondaire). Si à l’oral, c’est le mooré qui prédomine, en écriture et en lecture, nous ne pouvons pas précisé la langue dominante. En effet, quatre de nos informateurs (dont trois du classique et un du bilingue) mentionnent qu’ils lisent et écrivent habituellement en français, tandis que quatre autres (un du classique et 3 du bilingue) lisent et écrivent habituellement en mooré.

Impact du système sur la préservation de la culture

Hormis le fait que le français est la langue d’enseignement au classique, ce système interdisait, jusqu’à un passé récent, aux élèves de parler leur langue maternelle en classe ou dans la cour de l’école. Un ancien du classique se souvient encore du symbole (crâne d’animal) que l’on faisait porter, sous forme de punition, aux élèves surpris en train de parler leur langue maternelle. Il disait : « […] Moor da ka gomd lekollẽ wã ye, sã n da gom moore, b ra tara wa bũmb buud tɩ b sã n gom moorã bɩ b rɩk n pid foo, tɩ fo sã n wa yẽ ned a to sẽn gom moorã bɩ f me yaoog n dɩk n pid yẽnda. »[…] Il nous était interdit de parler le mooré à l’école, si tu parlais le mooré, il y avait quelque chose que l’on mettait à ton cou quand tu parlais le mooré et si tu trouvais quelqu’un d’autre qui parlait tu prenais lui porter  » (GS, Homme, Classique).

Étant donné cette pression, certains élèves en sont arrivés à privilégier dans leur pratique langagière le français par rapport à leur langue maternelle dont ils ont fini par perdre les repères. En effet, un ancien du classique disait : « Présentement, nous ne pouvons pas parler bien le mooré, on sait bien qu’on est des Mossis, mais on ne peut pas parler bien le mooré. C’est le français on mélange du tout. Donc bon ce ne pas du tout sérieux » (TM, Homme, Classique). Et un autre encore affirmait : « D sâ na n n deng n ges ba koèèg koèèg tônd sên be vilaasê pùg kaanê wâ ne sên zînd-b kaanê n ya moos n tà zînd waogdg n dog be n lebg n ket woagdg ne rûndâ wâ,b sâ n wa ka yèla ne tônd meng ka a yembr ye. Yâmb pa yênde. La yaa moorâ sabaabo n kàt tà tônd mi yel-bâmba fâa gilli. Si on regard même déjà nous qui sommes dans le village ici et les mossi qui étaient ici et qui sont allés à Ouagadougou, qui ont des enfants là-bas et vivent encore là-bas s’ils viennent ici, leur comportement n’est pas pareil au nôtre. Vous voyez. Mais c’est grâce au mooré que nous connaissons tout cela » (T. Homme Classique).

Cette déconnexion linguistique et culturelle semble être favorisée par le prestige et les avantages socio-économiques qu’offre le français. En effet, un ancien du bilbingue disait : « Rûnda rûnda tônd meng gesame tà sên waoog fâa fo sâ n gomd n pa toll n tar nansaaremdâ gilli nebâ meng pa faad fo koa. »« Nous avons constaté qu’en général, si tu ne parles et ne comprends pas le français dans sa totalité les gens ne te respectent pas » (OS, Homme, Bilingue). Et un ancien du classique ajoute : « Pĩndã la a ra tar yõodo, masã wã, nasaarendã sẽn wa wã tɛka moorã yõod ka le waoog ye. Autrefois, il (le mooré) était utile, maintenant comme le français est venu, le mooré n’est plus utile » (GS, Homme, Classique).

L’école bilingue, comme nous l’avons signalé plus haut, au contraire, enseigne à l’enfant sa langue et sa culture. Cela a pour conséquence que l’enfant grandit tout en restant attaché à elles. Un ancien du bilingue expliquant le changement que la langue d’enseignement a produit dans sa vie disait « Tekame, bala n sên teka yaa tà bôe, bala rogem-n-mikâ tônd ka tôe yîm a yellâ ye.Il a changé, pourquoi, parce qu’ au sujet de notre culture (coutume) nous ne pouvons plus l’oublier » (IF, Homme, Bilingue).

Il arrive également que c’est l’élève, lui-même, qui, pour une raison personnelle, prend la décision d’enterrer sa langue et sa culture. C’est le cas d’un ancien élève du classique qui disait qu’il cesserait de parler le mooré s’il arrivait à bien comprendre le français, parce qu’il « aime le français ».

La plupart des élèves s’accordent à reconnaître que le mooré est leur identité culturelle, par conséquent, il doit être la première langue à enseigner aux générations montantes, avant leur apprentissage des langues étrangères comme le français. Et même si certains ont trouvé que le mooré « aujourd’hui n’est plus très utile » par rapport au français, se basant sur le fait que le mooré n’est pas une langue internationale ni officielle, il reste que la

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majorité des avis convergent vers cette déclaration : « nous ne devons pas prendre le français sans nous préoccuper du mooré parce que les mossis disent qu’une femme ne doit pas regarder le panier de sa camarade pour jeter sa vieille calebasse » (T, homme, Classique).

Préférence de système éducatifLa prise de conscience sur la nécessité de la préservation culturelle dans l’enseignement a déterminé, du reste, le choix que ces anciens élèves ont fait par rapport au système éducatif. En effet, trois (03) élèves du classique et neuf (09) du bilingue préfèrent inscrire leurs enfants au bilingue; quatre (04) du classique et un (01) du bilingue ont choisi d’envoyer leurs enfants au classique tandis que deux (02) ne manifestent aucune préférence.

5. Discussion

École et droit culturel

Au XIXe siècle, le mot culture s’enrichit d’une dimension collective pour désigner « l’ensemble de conquêtes artistiques, intellectuelles et morales d’une nation. » (Cuche, 1996, p.2). Actuellement, l’usage du mot culture est considéré comme l’ensemble des traits caractéristiques du « mode de vie d’une société, (…) un patrimoine de connaissances et de compétences, d’institutions, de valeurs et de symboles constitués au fil des générations et caractéristiques d’une communauté humaine particulière. » (Forquin, 1992, p.9). L’éducation assure la transmission et la pérennité du développement culturel et social d’une société. Depuis la convention de Lomé III en 1984, la contribution des langues et des cultures est incluse dans la définition du développement durable (Chouaïbou Mfenjou, 2002; Djité, 1993; Prah, 1993; PNUD, 1991; Datchoua, 1973). Dans cette convention, il est clairement écrit que la langue permet aux individus, aux membres d’une famille, d’une collectivité, d’une société tout entière, d’un pays ou de nombreuses nations de communiquer, d’acquérir des connaissances, d’exprimer leur identité et leur culture, de s’interroger le monde et de partager leurs expériences (Keïta, 2003; Djité, 1993).

Aujourd’hui, le droit à l’éducation est considéré comme un droit culturel dont la mise en oeuvre suppose l’instauration d’une organisation scolaire adéquate (Baba-Moussa, 2004) : « L’enseignement en langue africaine est un facteur qui permet d’éviter cette grave rupture que l’on constate entre la vie scolaire et la vie extrascolaire qui va à l’encontre d’un développement harmonieux de la personnalité, respectueux de la sensibilité, en continuité avec l’éducation familiale. » (Houis, 1971, p. 6-7). La scolarisation en français seulement (ou encore en anglais et en portugais) restreint l’utilisation des langues africaines et entraîne une dévalorisation de la culture (Somé, 2003; Benson, 2002; Datchoua, 1973). Sur le plan culturel, les langues africaines servent de canaux de communication à la civilisation africaine. Véhicules d’une civilisation, les langues constituent un héritage de créativité, conscience et responsabilité par le peuple qui en est l’auteur. Cet héritage exprime tous les aspects du quotidien du peuple, aussi bien sur les plans social, économique, culturel, religieux, que sur le plan politique et technique (Prah, 1993; Ongoum, 1973). La scolarisation unilingue en langue étrangère est une trace des stratégies coloniales pour dévaluer la culture et les modes de vie traditionnels des sociétés africaines (Baba-Moussa, 2004). À long terme, Ki-Zerbo (1990) parle qu’un tel système éducatif peut entraîner un naufrage culturel et Skutnabb-Kangas (2000) ajoute que cette pratique peut mener à un génocide linguistique.

Partenariat culturel

L’institutionnalisation du bilinguisme dans le système éducatif n’a pas pour but le rejet du français ou le refus de la francophonie. Bien au contraire, il s’agit de créer un système de complémentarité fondé sur le partage d’une langue et d’une culture véhiculées par le français et les langues nationales (André, 2005; Datchoua, 1973). Ainsi, comme l’écrit Sanogo (2005, p.73)  « la francophonie a affirmé sa pluralité ». La langue française et les langues africaines deviennent partenaires dans l’amélioration de la qualité de l’enseignement (Sanogo, 2005). Ainsi on enseigne mieux le français et valorise plus les langues et cultures de l’espace francophone. À ce sujet, un ancien des écoles classique dit préférer les écoles bilingues car: « (…) on nous parle de mondialisation mais la mondialisation c’est pas une acculturation, c’est une rencontre des civilisations. … Je me dis, ça apprend à l’enfant au moins de connaître sa langue maternelle et en plus d’acquérir des connaissances et de découvrir d’autres langues. » (ET, classique, 01-02-2006). Les espaces éducatif et familial se rencontrent dans leur mode de transmission du savoir. On parle d’un ‘multilinguisme d’équité’ (Ben Henda, 2004 : 15) pour soutenir un développement éducatif durable.

Participation & Démocratie

Plus de six millions de personnes sur les 12 millions de Burkinabès parlent le mooré (Diallo, 2004, p.20) pourtant le français reste la langue d’enseignement dans toutes les écoles publiques à l’exception des 112 écoles

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M. Célestin TAPSOBA, -0001-01-03,
Déculturation???
M. Célestin TAPSOBA, -0001-01-03,
Sexe à préciser.
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bilingues. De plus, le français reste la seule langue de l’État depuis plus d’un demi-siècle bien que seulement 19,4 % des jeunes et 12.8 % des adultes soient alphabétisés en français au Burkina Faso (UNESCO, 2006) et que le français ne soit parlé en famille que par 0,01% des Burkinabès (Diallo, 2004, p.21) . La population est gouvernée et administrée dans une langue qu’elle ne comprend pas. D’autre part, les administrateurs ne savent ni lire ni écrire dans les langues nationales (Nikièma, 2005). On parle donc d’une désarticulation notoire de l’action gouvernementale envers le peuple (Nikièma, 2005, p. 48).

Permettre aux enfants de s’exprimer dans leur langue première à l’école favorise, à long terme, la démocratie (Houis, 1971; Nafula, 2000). Tous et chacun a la possibilité d’interagir et de développer ses connaissances dès le premier jour de classe dans les écoles bilingues. La philosophie des écoles bilingues sous-tend le droit d’accès à l’école à toutes les classes sociales et l’équité des chances à l’école. Les observations en classes confirment que plus d’enfants participent davantage en classe bilingue tandis que dans les écoles unilingues, seuls quelques ‘privilégiés’ qui ont eu accès au français dans leur famille avant l’entrée à l’école peuvent participer activement en classe. L’école bilingue a comme fondement de faire de la participation du plus grand nombre et l’égalité des chances. Il n’en reste pas moins que 2 anciens du bilingues sur 10 mentionnent avoir été frappé faute de compréhension. Bien que les sévisses corporels soient plus fréquents dans les écoles classiques que bilingues, il n’en reste pas moins que ces sévisses corporelles influencent le droit de libre expression en classe. Tous les enseignants du primaire reçoivent uniquement de 6 à 12 mois de formation. L’utilisation de la force physique dénote un manque de moyen professionnel et un manque notable de pédagogie.

La participation des parents aux activités culturelles et aux activités de production locales dans les écoles bilingues lie l’éducation de base à un développement endogène respectueux de l’environnement humain et naturel ainsi que la diversité des traditions et des cultures. Somme toute, il ne faut pas oublier que l’éducation est un élément fondamental de la pérennité et du développement (culturel, social et économique) d’une société. En encourageant la participation de la population dans l’élaboration du projet éducatif, il y a valorisation des potentiels culturels locaux et les connaissances apprises s’encrent dans leur contexte de vie. Le comité de parents d’élèves détermine les activités économiques et culturelles qui seront intégrées au cours du calendrier scolaire. Ainsi, on parle de didactiques contextualisées et historicisées, mieux intégrées et plus efficaces. On parle d’une pédagogie du milieu (Fiaux et Niasa, 1997, p.31). Une critique est sans doute que les activités culturelles et de production apparaissent comme additionnées aux ‘vraies’ matières. Bien que cette intégration demeure partielle, c’est déjà une considérable progression par rapport aux écoles classiques ou aucune activité culturelle ou économique n’est incluse au cursus. Les écoles bilingues permettent de considérer les valeurs culturelles traditionnelles et modernes comme constituant la réalité africaine contemporaine. En somme, la consultation et la participation des populations aux activités scolaires dans les écoles bilingues valorisent et assurent la transmission des compétences locales.

6. Conclusion

Au terme de cet article, il s’établit clairement que l’approche unilingue, tiré du système colonial, en offrant au jeune apprenant un enseignement dans la langue française a doucement mais sûrement, creusé un fossé entre ce dernier, sa langue et sa culture. L’incapacité de l’élève de conceptualiser dans sa langue, les interférences entre le français et la langue maternelle sont entre autres les problèmes que connaissent les anciens élèves de l’enseignement dit classique. Les données de cette enquête illustre bien cette réalité.

Aujourd’hui, et d’après les donnés de cette enquête, la situation est moins critique dans les zones semi urbaines et rurales, où, en général, les populations vivent encore en communauté plus ou moins homogène et où les écoles bilingues sont implantées. Mais il nous a été donné de constater que dans les grandes villes comme Ouagadougou, à la faveur d’une part des mouvements des populations trop importants et d’autre part de la recherche effrénée de la modernité, les langues nationales perdent de leur importance au profit du français.

Dans cette situation, l’enseignement des langues nationales et des activités culturelles à l’enfant dès son jeune âge est incontournable pour lui permet de réaliser sa langue et sa culture. Il permet, d’autre part, d’assurer leur pérennité. Tout en offrant à l’apprenant les mêmes connaissances enseignées à l’école classique, l’éducation bilingue a entre autres l’avantage de lui permettre d’apprendre sa langue et sa culture grâce au contenu éducatif qu’elle dispense et à la langue d’enseignement qu’elle emploie.

Nous avons également montré que ce qui sous-entend le concept du bilinguisme est la recherche de la complémentarité linguistique dans l’éducation. Ainsi, la question n’est plus de savoir s’il faut enseigner le français à l’école primaire. Il s’agit plutôt de voir comment enseigner le français à partir des acquis en langues nationales pour une meilleure promotion de systèmes éducatifs culturellement durables.

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"De la langue maternelle ivoirienne écrite à l’appropriation du français langue seconde dans les écoles du PEI, en Côte d’Ivoire"

Noël Kouassi AYEWA

UNIVERSITE de COCIDY/ABIDJAN

Le contact de langues, en contexte de diversité culturelle et linguistique, a accouché d’un terme nouveau qui vient ainsi enrichir le champ sémantique des termes déjà connus tels que le bilinguisme et la diglossie : il s’agit du terme « partenariat». Ce mot s’emploie d’ordinaire dans les domaines politique et économique où il évoque plutôt une coopération volontairement consentie entre deux entités.Introduit dans le domaine de la linguistique, au niveau des contacts et de la dynamique des langues, le terme partenariat insinuerait-il une option consciemment faite par les utilisateurs d’au moins deux types de langues dont ils auraient nécessairement besoin, du fait du statut social et juridique de ces deux langues, dans telle ou telle situation de communication ? Si une telle perspective peut paraître plausible ou même s’avérée être vraie dans certains cas, il faut cependant noter que dans la plupart des cas, l’utilisation de deux types de langue n’a jamais procédé ou a rarement procédé d’un choix volontaire de la part des usagers de ces deux langues ; ceci semble être d’ailleurs le cas des enfants scolarisés qui abordent l’apprentissage du français après avoir fait les apprentissages de base dans leurs langues maternelles ivoiriennes : il s’agit des écoliers du PEI, en Côte d’Ivoire. En nous inspirant du cas précis de ces écoliers ou même du cas de n’importe quel citoyen d’un pays africain francophone où le français se définit comme la langue officielle face à un conglomérat de langues africaines juridiquement ignorées, il faudrait sans doute trouver au mot partenariat le synonyme de "complémentarité" : deux langues partenaires ou en partenariat seraient donc deux langues appelées à assumer des fonctions distinctives qui leur sont de facto assignées dans la société, dans une institution ; ainsi, dans les écoles du PEI, les enfants débutent les apprentissages scolaires en langues maternelles ivoiriennes écrites en première année de scolarité et, dès la deuxième année, ils amorcent l’apprentissage oral du français jusqu’à ce que dans les classes de fin de cycle primaire, tous les apprentissages scolaires se fassent en français.

Nous présenterons de façon laconique les écoles du PEI et les langues en partenariat dans ces écoles, car cela s’impose à nous de par la problématique suivante : dans quelle condition didactique pareille expérience pédagogique en Côte d’Ivoire peut-elle être couronnée de succès ? Dans le cadre des Journées Scientifiques de Nouakchott tenues sur le thème de « Partenariat entre les langues : perspectives descriptives et perspectives didactiques », nous traiterons donc le sujet suivant : "De la langue maternelle ivoirienne écrite à l’appropriation du français langue seconde dans les écoles du PEI, en Côte d’Ivoire".

Autrement dit, étant donné d’une part des divergences structurelles entre le substrat des langues maternelles des écoliers ivoiriens et celui du français, et d’autre part l’écriture phonologique adoptée pendant l’initiation des écoliers du PEI à la langue écrite au regard de l’écriture alphabétique pratiquée en français, quels peuvent être les différents points d’achoppement potentiels sur lesquels buteront les écoliers du PEI dans leur quête du français ? Les manuels scolaires conçus pour l’apprentissage du français, dans les écoles du PEI, favorisent-ils, sur le plan didactique, l’appropriation du français par ces écoliers, c’est-à-dire prennent-ils suffisamment en compte les particularités linguistiques des élèves du PEI ?

I PRESENTATION DU PEIQu’est-ce donc que le PEI ? Le PEI se définit en extension comme suit : « Projet Ecole Intégrée ». Une école intégrée à quoi ? A la société ivoirienne ? Logiquement, ce type d’école s’opposerait à un autre type d’école qui ne serait pas, celle-là, intégrées à la société ivoirienne : Comment ? Pourquoi ?

Le PEI, une expérimentation pédagogique

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En effet, le PEI est une expérimentation pédagogique, menée dans un cadre étatique, donc officiel, par le Ministère de l’Education Nationale, au niveau de l’enseignement primaire. La spécificité des Ecoles PEI est que, en classe, à l’école publique, l’enfant fait les apprentissages scolaires dans sa langue maternelle. Cette expérimentation est inédite en Côte d’Ivoire, au niveau du Ministère de l’Education Nationale. Elle s’inspire de la défunte expérimentation pédagogique qui s’était déroulée dans le Nord du pays et qui de ce fait, s’appelait le «Projet-Nord » : dans le Projet-Nord, le dioula dans la région d’Odienné et le sénoufo dans les régions de Korhogo et de Katiola étaient des langues d’enseignement. Cette expérimentation avait été initiée par l’Institut de Linguistique Appliquée (ILA) de l’Université de Cocody qui formula le postulat selon lequel ‘’ un enfant ne peut mieux apprendre que s’il a accès aux notions intellectuelles qui lui sont enseignées par son maître ; or cela ne peut être possible que si cet enfant a également accès à la langue d’enseignement, d’où la nécessité d’utiliser les langues maternelles des écoliers comme langue d’enseignement. ‘’Le succès de ces écoles fut fulgurant : d’après une évaluation réalisée par l’UNESCO, les écoliers du PEI avaient une expression orale en français plus claire et une maîtrise parfaite de l’écrit par rapport à leurs camarades qui débutaient tous leurs apprentissages en français ; le fait le plus marquant était que les écoliers de la quatrième année de scolarité avait acquis au niveau de maîtrise en mathématique au moins égal à celui d’un lycéen de la classe de première du système classique. L’idée d’une évaluation en mathématiques n’était pas du tout innocente ; car pendant longtemps, on a faussement prétendu que le petit nègre n’était pas doué pour être brillant en mathématiques. Or les écoliers du PEI relevaient ce défi de façon éloquente. Mais cette expérimentation fut étouffée dans l’œuf. Toutefois, cette expérimentation fera tâche d’huile puisqu’à la rentrée scolaire 2001/2002, un Ministre de l’Education Nationale de Côte-d’Ivoire affiche clairement son intérêt pour l’enseignement en langues maternelles des écoliers. Ainsi des écoles pilotes sont ouvertes dans différentes régions du pays où l’abidji, l’adioukrou, l’agni, l’attié, le baoulé, le bété, le dioula, le mawu, le sénoufo et le wè deviennent des langues d’enseignement. Il est né en Côte d’Ivoire un nouveau type d’enseignement à l’école primaire publique : cet enseignement est dénommé Projet Ecole Intégrée (PEI). La supervision de cet enseignement est confiée à une cellule administrative et pédagogique directement rattachée au Cabinet du Ministre.

3. Une Ecole intégrée La nouvelle expérimentation pédagogique a été dénommée à dessein « Projet Ecole intégrée » ; car elle se fonde sur trois volets éducatifs, qu’elle fait fonctionner concomitamment ; il s’agit du : 10. volet des apprentissages scolaires, en langues maternelles des écoliers ; 11. volet alphabétisation des parents d’élèves, également dans leurs langues maternelles : grâce à l’action de l’alphabétisation, les parents d’élèves autrefois alphabètes deviennent lettrés : dès lors, ils sont à mêmes d’assurer pleinement leur rôle de parents, en assurant correctement le suivi pédagogique de leurs progénitures à la maison ; 12. Volet agropastoral, qui initie les écoliers, en synergie avec les jeunes villageois déscolarisés du système scolaire traditionnel, à des activités agricoles tels l’élevage, le jardinage… Ces enfants s’organisent en une coopérative scolaire placée sous la supervision d’un enseignant délégué par l’école et qui joue le rôle de conseiller technique. Car, ce sont les enfants eux-mêmes qui décident des activités propices à mener ; puis ils récoltent le fruit de leurs cultures et vont le commercialiser ; après quoi, ils décident librement de l’utilisation du produit de leurs ventes : ils peuvent décider de contribuer à l’équipement de leur bibliothèque ou d’organiser des activités sportives et récréatives tel le théâtre.

Ainsi, l’école intégrée prend tout son sens ; car, il s’agit de développer un système éducatif harmonieux qui prend en charge et l’enfant et les parents d’élèves : ceux-ci sont préparés à former une solide fondation d’une société moderne ivoirienne avenir plus consciente et prospère. En cela, ils s’opposent à la société de parents d’élèves de l’école traditionnelle : la société des parents d’élèves de ces écoles est formée d’une masse de paysans analphabètes qui évoluent à reculons par rapport au sens du progrès. Elle est à la traîne d’un peloton de tête constitué par une poignée d’intellectuels qui, en tant que citoyens éclairés, tiennent en mains les reines du pouvoir et dirigent le pays.

L’école intégrée vient donc conjurer les tares actuelles d’une société ivoirienne profondément déséquilibrée du fait d’une politique inadéquate de l’école française coloniale.

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D’autre part l’école du PEI se veut fondamentalement l’antithèse de cette école ivoirienne traditionnelle où la langue d’enseignement, depuis les classes d’initiation jusqu’à l’université, est le français. Or, la plupart des écoliers qui fréquentent ces écoles ont les langues ivoiriennes pour langues maternelles :

« Le contenu du livre de lecture ‘’des mots et lettres’’ [est] destiné aux élèves débutants du cours préparatoire première année »93

Les auteurs des manuels scolaires, à l’usage dans les écoles primaires de Côte-d’Ivoire, sont bien conscients que les écoliers à qui ils s’adressent sont des débutants, c’est-à-dire des enfants qui ignorent parfois un traître mot du français avant leur inscription à l’école, en classe de CP1.Cette situation semble d’ailleurs répandue partout en Afrique ; si bien que, définissant le statut du français langue seconde en Afrique, Jean-Pierre Cuq écrira :

«  Dans le cas du français en Afrique, le statut de la langue seconde est un but recherché plutôt qu’une donnée de fiat, qu’elle se situe à l’arrivée plutôt qu’au départ du processus d’apprentissage »94

De surcroît, comme le corollaire de cette situation, les parents de ces élèves sont des analphabètes, surtout les femmes : les statistiques récentes montrent que 62 % de la population féminine en Côte d’Ivoire est analphabète. Il découle de ce qui précède que ces parents d’élève sont d’office exclus des activités de l’école classique. Ils sont ainsi disqualifiés à suivre les travaux pédagogiques de leurs progénitures à la maison. Ces handicaps viennent aggraver l’incapacité des écoliers à s’approprier les notions enseignées en classe, faute d’une langue d’enseignement comprise d’eux : on comprend alors que les taux d’échec à l’école classique 95

soient si élevés : 28,50 % du taux national de redoublement en classe de CP1 ; 5,7 % de taux d’abandon.Le taux de transition de l’enseignement primaire à l’enseignement secondaire, de 1999 à 2002, varie de 35 % à 38 % des élèves inscrits en classe de CM296.

En propulsant l’enseignement en langues maternelles des écoliers, le Ministère de l’Education Nationale ne vise-t-il pas à, d’une part renverser les situations de déséquilibre sociale et d’échec scolaire massif créées par l’école classique, et à d’autre part favoriser la compréhension des enfants des notions enseignées en classe, condition sine qua non d’une appropriation réelle et durable des contenus des enseignements scolaires ? Le PEI est donc porteur de grands espoirs ; et justement, c’est pour cette raison que nous nous intéressons à ce type d’enseignement au moment où les écoliers qui ont amorcé les apprentissages scolaires en langues maternelles ivoiriennes écrites passent à l’apprentissage écrit du français ; car ne l’oublions jamais : le français est la seule langue officielle de la Côte d’Ivoire. Dans ces conditions, il est important de donner à tous les enfants de la nation les chances d’une maîtrise égale du français afin de leur garantir les mêmes chances de succès à l’entrée de la vie professionnelle.

Comment donc enseigner le français dans les écoles du PEI afin d’amener les enfants qui fréquentent ces écoles à s’approprier aisément et durablement le français ?

II L’ECOLIER DU PEI ET L’ENSEIGNEMENT DU FRANÇAIS

Avant d’aborder une quelconque question relative à une méthode d’enseignement du français dans les écoles du PEI, il convient de s’interroger sur la personnalité linguistique de l’écolier du PEI ; car, toute méthode d’enseignement qui se veut rationnelle et efficace ne peut se bâtit qu’à partir de la connaissance psychologique, sociologique, linguistique et physique du sujet apprenant.Ainsi donc, sur le plan linguistique, nous nous interrogerons sur les caractéristiques fondamentales des structures de base des langues ivoiriennes et du français ; à partir de cette étude contrastive, nous focaliserons notre attention surtout sur les différents points de divergence qui se dégageront de la comparaison des structures de base des langues ivoiriennes et du français.

93 MENFB : Lecture CP1 , p.394 Jean-Pierre Cuq : Le français langue seconde, origines d’une notion et implications, cité in ELA n° 88, p. 8895 MENFB : Les données exposées ici sont celles de l’année scolaire 1992/93 présentées dans le Cahier ‘’Notre Ecole’’, n° 2, p. 1196 Noël Kouassi AYEWA : La scolarisation en Côte-d’Ivoire, p. 251

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Différences structurelles entre les langues ivoiriennes et le françaisL’écolier ivoirien fréquentant les écoles du PEI est avant tout un Ivoirien : il entre donc à l’école, en classe

d’initiation, c’est-à-dire en classe de CP1, à l’âge de six ans. A cet âge, le cerveau de l’être humain connaît la latéralisation, si bien qu’on peut espérer que cet enfant a acquis définitivement les structures de base de sa langue maternelle, c’est-à-dire les structures phonologique, morphologique, syntaxique et sémantique de la langue maternelle. Ces structures, qui forment le substrat linguistique de l’enfant, peuvent faciliter l’apprentissage d’une autre langue au cas où les structures de base des deux langues en présence dans la situation d’enseignement présentent des similitudes ; mais le plus souvent, il peut arriver que ce même substrat linguistique soit à la base d’un blocage sur le plan des apprentissages chez des débutants quand, au contraire, les structures de base des langues maternelles (ou langues sources) et celles de la langue apprise à l’école (ou langue cible) sont divergentes. Or, tous les écoliers du PEI ont des langues ivoiriennes pour langues maternelles et tous apprennent ultérieurement le français à l’école. Et s’agissant précisément du français et des langues ivoiriennes, on signalera par exemple les points de divergence suivants :

13. sur le plan phonologique Les systèmes phonologiques des langues ivoiriennes ne possèdent pas généralement les voyelles orales

centrales, c’est-à-dire les sons [ y ] , [ ә ] , [Ø ] , [œ] correspondants respectivement aux voyelles françaises et diphtongues suivantes : ‘’ u ‘’ , ‘’ eu ‘’ , ‘’œu’’ ; les écoliers ivoiriens, qui ignorent ces sons dans leurs langues maternelles, substituent à ces voyelles centrales françaises les voyelles orales antérieures correspondantes, c’est-à-dire de mêmes degrés d’aperture, soit respectivement : ‘’ i ‘’ , ‘’ é ‘’ , ‘’ è ‘’ ; ainsi, le mot français :- ‘’cuvette’’ [ kyvєt ] deviendra dans la bouche de ces écoliers  * [ kivєt ] * civette- ‘’ petit ‘’ [pәti ] ‘’ ‘’ ‘’ * [ peti ] * pétit- ‘’fleur’’ [ flØr ] ‘’ ‘’ ‘’ * [ flєr ] * flère Les langues ivoiriennes ne disposent pas non plus de consonnes palato alvéolaires, sonore et sourde, [ ] et [ Z ] ‘’ ch ‘’ et ‘’je ‘’ ( j ; ge ; gi) : les élèves les confondent avec les consonnes proches, telles que [ s ] et [ z ] ‘’ s’’ ( ‘’ss’’) et ‘’z ‘’ , ‘’se’’ (et ‘’ s’’ entre deux voyelles) ; ainsi :- ‘’ chat ‘’ [ a ] , chez ces débutants, se prononce-t-il : * [ sa ] * sa- ‘’ jupe ‘’ [Zyp ] ‘’ ‘’ ‘’ * [ zip ] * zipe - sur le plan morphologique

Sur le plan morphologique, on notera que la plupart des langues ivoiriennes ne disposent que de la structure syllabique CV, c’est-à-dire la syllabe ouverte si bien que les structures morphologiques du mot en langue ivoirienne sera du type : V ; CV ; VCV ; CVCV….Car, les langues ivoiriennes ignorent la syllabe fermée, courante en français, comme elles ignorent également les consonnes consécutives en position intervocalique : de telles structures morphologiques posent toujours problèmes aux apprenants en classe d’initiation. Aussi les consonnes consécutives sont-elles dissociées, si la première consonne de la structure …CCV…n’est pas tout simplement supprimée ; par exemple, le mot :- "marché "97 [ mare ] sera réalisé par les débutants par : * [ mase ] *massé - "serpent " [ srpã ] " " * [spã ] * sepent

- sur le plan syntaxique

97 Séverin Aïe et Charles Atsé Atsé : Livre de lecture français CPII, p. 2

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Sur le plan syntaxique, on retient que les langues ivoiriennes n’antéposent pas l’élément déterminatif au substantif : s’il existe, il est plutôt postposé au substantif ; d’autre part le déterminant article n’est pas employé par les langues ivoiriennes lorsque le substantif n’est pas déterminé : il n’existerait donc de notion de déterminant que dans le cas où le français emploie effectivement l’article défini le ou la. Il résulte de cette situation deux conséquences pédagogiques : d’une part les fautes de français les plus répandues chez les écoliers ivoiriens sont celles de l’omission du déterminant article, et de la confusion de l’article masculin ou féminin, devant le nom comme le constate d’ailleurs George Hérault : «  A propos des déterminant, l’omission de l’article qui se produit dans 61,20 % des cas est la faute grammaticale statistiquement la plus répandue. On la constate devant tout substantif, quelle que soit sa fonction. »98

D’autre part, toujours sous l’influence néfaste de la structure syntaxique de leurs langues maternelles ivoiriennes, les écoliers et de manière générale l’Ivoirien moyennement lettré fera apparaître un élément anaphorique, là, à la suite du substantif français : un tel usage n’est pas reconnu en français ; par exemple :

« Enfant là est gentil » pour dire : « cet enfant est gentil » ou « L’enfant est gentil »99

L’écolier et même le lycéen ou l’étudiant ivoirien dira sans gêne :« Donne-moi livre-là »

Difficultés spécifiques à l’écolier du PEI Outre les lacunes inhérentes aux langues ivoiriennes, et cela au regard du français, l’écolier du PEI

présente des difficultés qui lui sont spécifiques. En effet, il a appris à lire et à écrire, en langues ivoiriennes, des symboles phonologiques ; ceux-ci risquent de créer des confusions dans son esprit lors de l’apprentissage du français. Car il a acquis des symboles graphiques qui présentent une ressemblance formelle avec des signes de l’alphabet français mais qui ne se prononcent pas toujours de la même manière ; il a aussi acquis des symboles différents, de par leur forme graphique, mais qui se prononcent comme en français ; exemples :

1° cas : La lettre S entre deux voyelles En français, entre deux voyelles, la lettre "S" se réalise [z] ; or, en langue écrite au PEI, en écriture phonologique donc, chaque lettre conserve sa prononciation initiale, indépendamment de son contexte morphologique ; ainsi :

"waasia" 100 , au PEI, se prononce [ waasia ] alors qu’en français, ce mot se lirait : [waazia]

2° cas : Lettre identique mais qui se réalise différemment dans chaque langue La voyelle " u " et la consonne " c " existent aussi bien en français qu’en langues ivoiriennes. Mais dans chaque langue, ces lettres sont prononcées différemment ; ainsi :

"siaku"101 se prononce en bété [siaku] , alors que ce même mot se prononcerait en français [siaky]. "Cl"102 se prononce en bété [cl] alors qu’en français, ce mot se lirait : [sl]

3°cas des consonances identiques dans chaque langue mais transcrites différemment dans l’une et l’autre langue Certaines consonances sont identiques dans l’une et l’autre langue, mais elles sont réalisées différemment, sur le plan graphique, dans chaque langue ; tel est le cas des sons [ å] et [ ] ; examinons les exemples suivants : "ny"103 se lit en bété [å]. Cette syllabe phonique existe en français ; mais elle y est écrite différemment, soit : "gnet" dans les mots : poignet, beignet…Dans les mots "cli" ci-dessus, la lettre bété "" se prononce [] : le son [] existe également en français, mais il est écrit différemment dans cette langue,  comme suit : 14. "è" dans "lèvre, père, flèche, règle, élève… ; 15. "ai" dans "chaise, balai, araignée…" ;

98 Georges Hérault : Etude phonétique et syntaxique du français d’élèves de cours préparatoire de la région d’Abidjan, pp. 97-9899 Noël Kouassi AYEWA : Le genre, sa définition en français et en langues ivoiriennes ; son enseignement, p. 39100 Théodore Blé Kpékpa et al : Livre de lecture Bété CP1, p. 1101 Théodore Blé Kpékpa et al : Livre de lecture CP2, p. 6102 Théodore Blé Kpékpa et al : Bété (Soubré), cours préparatoire 2ème année, p.7 103 Théodore Blé Kpékpa et al : Op.cit., p.6

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16. "ei" dans "peigne, reine, treize, soleil…" 17. "ê" dans "fenêtre, pêche…" ; 18. "et" dans "poulet, beignet, poignet…" 19. "es" dans le déterminant article défini "les" 20. "ait" dans le mot "lait, chantait"…. 21. "e" le "e" muet devant deux consonnes consécutives, par exemple : elle ; jette, appelle, mobylette, terre,… Il en est ainsi du son [ c ] : ce son existe en langue ivoirienne et en français ; mais en écriture phonétique, au PEI, ce son se transcrit par " C " alors que en écriture syllabique en français, il s’écrit par " tch "  ; ainsi le mot [cad] s’écrit en orthographe ivoirien par "Cad". Ce même mot s’écrirait en français comme suit : "Tchad". Il est évident que les exemples de tares, que nous venons de relever et qui peuvent constituer des entraves à un apprentissage aisé et durable du français pour l’écolier du PEI, ont pour origine l’écriture phonographique pratiquée dans ces écoles : il s’agit d’une écriture où chaque signe graphique correspond à un son précis, du moins la lettre est la transcription d’un son des langues ivoiriennes. En cela, il y a une différence fondamentale entre l’orthographe des langues ivoiriennes et l’orthographe du français ; car si l’orthographe française utilise en partie l’écriture phonique, elle est avant tout une écriture alphabétique, c’est-à-dire qu’elle s’appuie sur une syllabe, composée de l’association d’une consonne et d’une voyelle, et qui forme ensemble une unité phonique : l’écriture française est donc à la fois phonologique et syllabique. Et c’est pour cette raison que l’écolier du PEI rencontrera au début des difficultés lorsqu’il sera question pour lui de lire un texte en français ; par exemple, les écoliers du PEI, accoutumés à la lecture phonographique, ne manqueront pas d’appliquer cette technique au mot français; aussi, des mots français simples comme : "poupée" risque d’être lu [ poupe ] * "po ou pée". Même un déterminant article comme "des" [ d ] sera prononcé maladroitement *[ d es]. Outre les pièges liés à la technique de la lecture alphabétique par rapport à la lecture phonographique, les difficultés de prononciation des mots contenant des phonèmes et des structures syllabiques ignorés des langues ivoiriennes restent intactes chez l’écolier du PEI abordant pour la première fois l’apprentissage du français ; celui-ci a donc affaire en permanence aux deux types de difficultés ci-dessus.

2.3 Comment aborder l’apprentissage du français au PEI ?L’apprentissage du français dans les écoles du PEI passe par l’élaboration d’une méthode

d’enseignement du français adaptées à ces écoliers. Une telle méthode doit en premier lieu se fonder sur les résultats d’une analyse contrastive des langues ivoiriennes et du français, en ce sens qu’elle doit exploiter les différents points de divergence entre les structures de base des langues ivoiriennes et du français afin de proposer des stratégies efficaces d’apprentissage du français ; car, en l’absence cette précaution élémentaire préliminaire, toute méthode d’enseignement du français destinée à ces écoliers est inadéquate et de ce fait, elle est vouée à l’échec, du moins elle a toutes les chances de rendre les apprentissages du français complexes et donc difficiles pour les débutants. D’ailleurs, il leur sera presqu’impossible de faire des apprentissages de base correctes, donc de s’approprier durablement le français. Au contraire, une méthode rationnelle d’enseignement du français à l’adresse des écoliers du PEI se doit de traiter ou de résoudre prioritairement les différents points de divergence entre les systèmes de base des langues ivoiriennes et du français. Il s’agit essentiellement d’apporter à ces néophytes les éléments linguistiques basiques du français qui sont absents dans leurs langues maternelles.

En second lieu, cette méthode se doit également de tenir compte des divergences entre l’écriture phonétique et l’écriture syllabique : dès lors, elle élabora des exercices d’entraînement et de correction propices à amener ces enfants à lire et/ou à écrire correctement un mot français sans se laisser influencer par les résurgences de l’écriture phonétique antérieure.

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Grâce à des manuels scolaires de cette qualité et grâce à des cahiers d’entraînement et de correction conçus pour réduire les divergences graphiques et phonétiques entre l’écriture utilisée dans les écoles PEI et l’écriture syllabique du français ; grâce à de tels outils didactiques, disons-nous, l’on arrivera, dans de meilleures conditions psychologique et pédagogique à faire apprendre rapidement et correctement le français aux jeunes écoliers du PEI.

III COMMENT S’ENSEIGNE LE FRANÇAIS DANS LES ECOLES DU PEI ? Dans les années soixante, on pouvait se permettre de rafistoler un manuel français et espérer ainsi produire une méthode de lecture propre à enseigner le français dans un pays africain. Il suffisait par exemple de débaptiser les noms des personnages ou/et des lieux du livre de français, et le tour était joué ; en effet :

« On se contentait d’africaniser les ouvrages d’enseignement en remplaçant Jean ou Pierre par Mamadou ou Salifou, le chêne par baobab, le peuplier par palmier, le renard par chacal et le complet-vestan par boubou »104. De nos jours,  des didacticiens du français ont été formés dans chaque pays africain si bien qu’il serait aberrant qu’on ne tienne pas compte de leurs avis éclairés, et que l’on continue de faire les choses comme par le passé  : on collecte des textes par-ci par-là, on les assemble et ainsi on a fini de produire un manuel scolaire de français  ! Comment donc les écoliers du PEI sont-ils initiés au français ?

3.1 Le français dans les écoles du PEI En règle générale, l’école primaire ivoirienne a fait le choix délibéré du français standard comme langue

d’enseignement : le français standard se distingue, vers le bas du tableau, du français de la rue, du français populaire ivoirien (FPI) et du nouchi, comme il se distingue vers le haut du français soutenu, académique, pratiqué par les universitaires, un français embelli de mots recherchés et de structures syntaxiques complexes caractérisés par l’inversion du sujet-verbe, par l’emploi des temps verbaux du passé simple et parfois même par l’usage de l’imparfait du subjonctif. Au contraire, le français standard est une langue dépouillée de tout artifice  ; il utilise plutôt un vocabulaire courant et emploie des structures syntaxiques simples du type : S + V + COD / COI : les verbes sont conjugués aaux temps de l’indicatif, au présent, au futur simple et au passé composé. Il s’agit avant tout d’un français correct, c’est-à-dire un français qui respecte les principes syntaxiques et sémantiques de base admis par la langue française.

3.2 Le français au PEI Or, le texte de français au PEI semble ignorer les caractéristiques fondamentales du français standard,

telle la norme ; de quoi s’agit-il ?

3.2.1 La détermination En examinant le premier texte du livre de lecture de l’écolier du PEI, nous remarquons que la première

phrase de ce texte est :« Son non est Gossan »105

En français, et d’ailleurs dans tout discours qui se veut directement accessible de tous, les entités sont d’abord présentées. Elles sont de ce fait, introduites par un article indéfini un / une. Une fois que ces entités ont été présentées, elles sont alors reprises par des éléments anaphoriques, soit un article défini comme le / la ; et c’est en ce moment qu’on usera désormais d’un pronom personnel sujet de la 3ème personne pour se référer à elles : telles sont les règles d’écriture du texte ou du discours français qui vise une compréhension spontanée, fluide et parfaite de l’idée exprimée par un locuteur.

104 Gaston Canu : De la langue maternelle à la langue internationale, pp.11-12105 Séverin Aïe et Bernard Boté Guéré : « Un élève aimable », in Livre de Lecture. Français CE 1, p.3.

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On ne saurait de ce fait commencer un texte didactique par un mot qui renvoie à un référent inconnu du lecture ; car en disant : "son nom est Gosan", j’ai besoin, en tant que locuteur, de réponses précises à plusieurs questions avant de comprendre cette phrase. La principale de toutes ces questions, qui peuvent assaillir notre esprit, est la suivante : "qui est Gosan?" Aucun élément indicateur du texte ne nous permet pas de répondre de façon satisfaisante à cette question ; car, qu’on ne s’imagine surtout pas que la réponse à notre réponse serait le titre du texte : « un élève aimable »106! En effet, le titre ne fait pas partie du texte en tant que tel. Donc, afin de se faire comprendre du lecteur de ce texte, il aurait été nécessaire que le texte débute par une présentation de l’élément dont on voudra parler par la suite ; par exemple :

« Il y a un élève aimable dans notre école… » A partir de cette présentation, il nous est alors loisible d’employer des référents à ce nom, tels que : son, il… ; dès lors, on peut écrire :

« …Son non est Gosan. Il est grand… » La première ligne de notre texte de lecture serait donc ainsi reformulée :

« Il y a un élève dans notre école. Son nom est Gosan. Il est grand… » Pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, il n’est pas habile d’écrire :

« C’est à l’école de la mission que je l’ai connu »107

S’agit-il de quelle mission ? A-t-on voulu écrire, par exemple : « C’est à l’école de la mission catholique de Bondoukou que je l’ai connu » ? Car, sans préalablement songer à déterminer la mission dont il est question ici, on ne peut aucunement se permettre d’employer un article défini tel la devant le mot "mission".

3.2.2 Des imprécisions lexicales Outre ces questions syntaxiques, le texte ne manque pas de soulever des questions d’ordre purement

sémantique : on y emploie des mots "grand" avec la valeur que ce mot a désormais acquis en FPI ou en nouchi où il couvre un vaste champ sémantique. Il y embrasse à la fois, les sens en français standard et en langues ivoiriennes ; c’est ainsi qu’il est fait dans ce texte des emplois inadéquats des mots "grand" et ‘’gros’’ dans les phrases suivantes :

* « Ses yeux sont noirs, grands, brillants »108. « C’est un grand garçon, très fort et assez bien »109. En français, "grand" s’oppose en principe à "petit" : il s’agit de deux mots qui ont trait à la taille d’une personne, d’un animal ou d’une chose. Son emploi dans la deuxième phrase est donc parfaitement justifié, car il nous informe sur la taille de Gosan qui surpasse celle des garçons de son âge. Mais alors, que peut bien signifier "grand" dans la première phrase (citation n°16) surtout lorsque le mot a été détaché de l’expression "avoir de grands yeux" et a été mis en relief comme dans la phrase analysée: dans ce nouveau contexte syntaxique et stylistique, n’acquiert-il pas le sens originel où il s’oppose à "petit" ? A-t-on simplement voulu faire allusion au volume des yeux de Gosan? Alors ne devrait-on pas dire :

« Gosan a de grands yeux », ou « Gosan a des yeux globuleux », c’est-à-dire de "gros yeux". Dans le même style du FPI ou du nouchi, on utilise l’adjectif qualificatif "âgé" en guise d’un substantif  ; par exemple :

* « Il aime particulièrement la lutte et lance sans cesse des défis, même aux plus âgés que lui »110. Sur le modèle de la langue dioula où il est admis de dire : [koro] "vieux, âgé", en lieu et place de : "frère aîné". Le FPI utilise les mots comme : 22. "grand" pour dire "frère aîné" 23. "vieux" " " "père" C’est sur ce modèle de création lexicale en nouchi qu’a été employé l’adjectif qualificatif âgés dans la phrase ci-dessus (citation n°18) où n’apparaît nullement le substantif que détermine cet adjectif ; on devrait plutôt écrire :

« Il aime particulièrement le lutte. Il lance sans cesse des défis, même aux garçons plus âgés que lui »L’école étant une institution étatique, elle a l’impérieux devoir d’enseigner aux écoliers une langue française correcte, sur les plans syntaxique et sémantique, c'est-à-dire au moins le français standard. C’est pourquoi les textes didactiques utilisés dans les manuels scolaires des écoles du PEI doivent relever d’une sélection rigoureuse : n’importe quel texte écrit dans n’importe quelle langue ne peut pas servir de modèle didactique ou de support aux apprentissages des élèves.

106 Wa Thiong’o N’GUGI : ‘’Un élève aimable’’, tiré de l’Oiseau noir. Un extrait de ce passage sert de premier texte de lecture dans le livre de français : Lecture CE 1, du PEI, p.3 107 Séverin Aïe et Bernard Boté Guéré : op.cit., p.3.108 Séverin Aïe et Bernard Boté Guéré : op.cit., p.3.109 Séverin Aïe et Bernard Boté Guéré : op.cit., p.3.110 Séverin Aïe et Bernard Boté Guéré : op.cit., p.3.

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Conclusion : Les écoles du PEI, en Côte-d’Ivoire, abordent la problématique des apprentissages scolaires sous un

angle nouveau. Elles privilégient la compréhension parfaite du discours pédagogique tenu en classe par l’enseignant face aux écoliers, comme une condition nécessaire à l’appropriation correcte et durable des savoirs dispensés par l’école. Elles visent aussi à faire de l’école, en zone rurale, le moteur d’un développement et d’une société moderne, prospère et équilibrée dans laquelle les parents d’élèves deviennent des collaborateurs de l’enseignant ou des partenaires de l’école.

Une telle école se situe aux antipodes d’une école élitiste et- coloniale, qui se veut un outil de sélection sévère et de discriminations sociales, qu’est l’école classique en Côte-d’Ivoire. Mais comment les écoles du PEI peuvent-elles continuer à ignorer les réalités linguistiques des écoliers de leur système ? Les langues ivoiriennes autochtones ayant été exclues du débat sur l’école, le français est considéré en Côte-d’Ivoire comme étant la seule langue du pays. De ce fait, les auteurs des manuels scolaires actuels font fi des structures linguistiques de base des écoliers, d’où les difficultés d’apprentissage que ceux-ci éprouvent à maîtriser le français, langue officielle et langue d’enseignement.

Il est grand temps que ces pratiques anti-pédagogiques changent au risque de placer les écoliers du PEI face à des difficultés d’apprentissage diverses et insurmontables qui contribueront à les disqualifier face à leurs condisciples de l’école classique à l’entrée du monde professionnelle où la compétition est impitoyable.

BIBLIOGRAPHIEAïe, S et Atsé Atsé, Ch. : Livre de lecture français CP II, Abidjan, MEN /Cabinet / PEI, 2005, 47pAïe, S et Boté Guéré, B. : Livre de lecture français CE 1, Abidjan, MEN / Cabinet / PEI, 2005, 29pAyewa, N.K. : - Le Genre, sa définition en français et en langues ivoiriennes, son enseignement, Abidjan, EDUCI, Coll. Pédagogie, 2005, 87p

- "La scolarisation en Côte-d’Ivoire", in Penser la francophonie, Actes des premières J.S. des Réseaux AUF, Ouagadougou, 31 Mai – 1er Juin 2004, pp.231-257Blé Kpekpa, Th., et al. : - Livre de lecture bété CP1, Abidjan, MEN / Cabinet / PEI, 2003, 68 p

- Bété (Soubré). Cours préparatoire 2 ème année , Abidjan, MEN / Cabinet / PEI, 2003, 47 p Canu, G. : "De la langue maternelle à une langue internationale", in Langues Négro- Africaines et Enseignement du français, Abidjan, ILA, 1971Cuq, J-P. : Le français langue seconde, origines d’une notion et implications didactiques, Paris, Hachette, 1991, 224 p Hérault, G. : "Etude phonétique et syntaxique du français des élèves de cours préparatoire de la région d’Abidjan", in Annales de l’Université d’Abidjan, série H, tome 1, 1968, pp 81-114 MENFB : -Notre école, n°2, Abidjan, 1995, 36 p

- Lecture CP 1, Abidjan, NEI, Coll. "École et Développement", 1984, 98 p

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Construire une didactique intégrée langues africaines – français :

qu’enseigner, comment et pourquoi ?Bruno MAURER

Université de Montpellier III

Alors que les institutions internationales mettent l’accent sur la nécessité de scolariser dans la langue des apprenants avant de passer à l’étude de/dans une langue seconde, alors que les Etats s’engagent de plus en plus dans cette voie, les réponses didactiques proposant une articulation des deux systèmes linguistiques sont peu nombreuses. La présente communication suppose les questions relevant du « pourquoi ? » déjà dépassées pour arriver aux réponses relevant du « Comment ? ».Les propositions qui seront faites dans ce cadre s’appuieront sur le terrain du Mali et les exemples pris en bamanankan. Le travail historico-critique de bilan sur la pédagogie convergente, non plus que l’état des lieux des réformes en cours dans ce pays ne seront pas présentés ici. Nous resterons à un niveau didactique, pour pouvoir entrer dans les détails sous trois entrées successives. La première aura trait au type de français à enseigner en tenant compte du contexte de langue seconde, de langue de certains apprentissages, en relais ou en complémentarité avec une langue 1 qui la précède dans le système scolaire. La deuxième fournira quelques exemples de didactique intégrée à propos du lexique, de l’enseignement en parallèle de la langue de l’apprenant et du français. Enfin, nous nous attacherons à explorer quelques aspects de l’interculturalité que suppose une didactique intégrée et qu’elle doit réellement mettre en œuvre.

Trois questions seront posées dans cette communication, à partir du terrain du Mali, pour formuler des pistes généralisables à d’autres contextes :QUOI ? quel français enseigner dans un contexte de langue seconde d’enseignement ? Comment fonder la didactique du français sur les besoins langagiers qui découlent du rôle que joue cette langue dans le système ? COMMENT ? une illustration sera fournie à propos de l’enseignement du lexique, montrant comment on peut préparer en L1 des acquisitions qui seront à faire en L2 (avec des éléments portant sur la suffixation en bamanankan) et comment, en retour, la connaissance de la L2 peut contribuer à un renforcement des compétences en L1 (avec des éléments portant également sur la suffixation, mais aussi sur l’emprunt) ;POURQUOI ? la réflexion s’élargira avec la prise en compte d’une éducation réellement interculturelle. Les illustrations seront prises cette fois dans le domaine de la littérature orale (en bamanankan et en français).

Quel français enseigner dans un contexte de langue seconde d’enseignement ?

Je ne reprendrai pas ici la liste des considérations qui définissent le français langue seconde, non plus que celles qui justifient sur les plans cognitif et identitaire l’importance de commencer les apprentissages dans la langue de l’apprenant tout en ménageant progressivement une transition vers une langue de diffusion internationale dans laquelle existe un vaste corpus écrit de nature à supporter la poursuite d’une scolarisation au-delà des apprentissages de l’école de base.Je centrerai la première partie de cette intervention sur les conséquences de la prise en compte du statut du français dans le contexte d’un enseignement bilingue de manière à montrer quels aspects de cette langue peuvent être enseignés en se situant dans une optique communicative. Le cadre de cette dernière conduit en effet à partir de ce que appelle les besoins langagiers, ceux-ci devant être définis dans le cas de bilinguisme transitionnel qui nous intéresse à partir du rôle que la langue française est appelée à jouer, d’abord et avant tout dans le contexte scolaire auquel bien souvent, en Afrique, elle se résume pour l’apprenant qui n’a pas toujours l’occasion de la pratiquer en dehors de l’école.

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Si l’on se place dans cette optique, on doit en tirer comme conséquence que le français, langue seconde, n’est pas une langue étrangère et que son étude ne peut commencer par les traditionnelles séquences sur le voyage, les présentations, l’identité, comme dans les méthodes de FLE. Il n’est pas non plus une langue de scolarisation avec tout ce que cela suppose (Verdelhan-Bourgade, 2003), car la fonction de scolarisation a déjà été remplie et continue à l’être au moment de l’introduction du français dans les curricula par la langue de l’apprenant. En revanche, le français est appelé à être une langue d’enseignement, aux côtés de la langue 1, et c’est à partir des fonctions correspondant à ce rôle que l’apprentissage du français pourrait être le plus « naturellement » programmé dans le cadre de curricula faisant appel à une optique communicative. Concrètement, cela signifie qu’il faut, dès les débuts de l’enseignement/apprentissage du français dans un contexte de bilinguisme transitionnel constituer des programmations/progressions prenant en compte les éléments linguistiques qui seront les plus utiles pour transmettre en français des connaissances, construire des apprentissages disciplinaires. Pareil point de vue amène notamment à mettre en valeur les éléments suivants, considérés à partir des actes de langage à mettre en œuvre.

Actes de langage utiles pour l’enseignement en français

Actes sociauxsaluer (les adultes, le groupe)remercieraccepter, refusers’excuser

Actes de demandeexprimer un besoindemander une autorisationdemander un objetdemander de l’aidedemander le nom d’une personne, d’un objet...demander une information sur un objet, une personnedemander ce qu’il faut fairedemander une précision sur ce qu’il faut fairedemander à quelqu’un de fairedemander une explication...

Actes d’expression du degré de savoirdire qu’on sait / ne sait pasdire qu’on n’est pas sûr de ...dire qu’on ne comprend pas...

Actes d’expression de l’affectivitése plaindre (du voisin, du bruit, de la chaleur...)dire sa joie, sa satisfaction, son plaisirdire sa contrariété, son chagrinexprimer un souhait, un désirexprimer la douleur...

Actes de réponsedonner une information (sur soi, sa famille, sur le savoir scolaire, sur le monde...)donner une explicationjustifierdire ce qu’on est en train de faire, ce qu’on a fait, ce qu’on va faire...

Actes de présentation des faitsprésenter un fait comme vraiprésenter un fait comme incertainformuler une hypothèseréfuter l’affirmation qu’un fait est vraiannoncer un fait passé ou futur

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Ces actes de langage pourraient constituer la base des premiers apprentissages oraux (et écrits) du français. Ils présentent un double avantage : celui de permettre à l’enfant d’entrer dans le français en disant « je », celui ensuite de ne pas « faire comme si »le français devait remplir toutes les fonctions sociales normalement dévolues à la langue 1, celle dans laquelle on fera son marché, on se présentera, on parlera de sa parenté, etc. Cette liste atteste du fait que l’on peut tout à fait garder une optique communicative, avec les activités et exercices qui s’y rapportent (jeux de rôle par exemple), tout en ciblant sur les seuls usages « authentiques » que l’élève va rencontrer, liés à l’univers de la classe et de la construction des savoirs. Pour autant, nombre d’actes de langage peuvent ensuite être réinvestis dans des situations de communication non scolaires : il suffit de reprendre la liste ci-dessus pour le vérifier.

A partir de cette liste d’actes, les éléments grammaticaux et lexicaux à mettre à l’étude des première et deuxième année de français oral d’un bilinguisme transitionnel peuvent être déclinés dans l’écriture des curricula.

Cette démarche est authentiquement communicative en ce sens qu’elle part des fonctions que l’apprenant doit utiliser en français. Mais elle se démarque des propositions classiques du FLE, qui programment l’étude d’actes de langage très généraux (saluer, se présenter, demander le prix, etc.) qui ne sont pas ceux par lesquels on fera entrer l’élève dans la L2. L’élève partira d’un français pour l’école, orienté vers l’enseignement / apprentissage mais il ne s’y trouvera pas confiné. Rapidement, il pourra aller vers des usages sociaux mais il n’est pas supposé présenter sa famille à la troisième semaine… en utilisant le possessif.

Illustration d’une didactique intégrée langue de l’apprenant – langue française

La deuxième partie de ce propos amène à entrer dans le vif du sujet et à aborder la question du comment enseigner, des va-et-vient qui doivent être aménagés entre la L1 et la L2 si l’on veut réussir à ne pas traiter de manière totalement séparée l’apprentissage des deux langues mais à faire en sorte que les compétences acquises en L1 puissent être mis à profit au moment de l’apprentissage de la L2 et que, en retour, les compétences en L2 renforcent la maîtrise de la L1 : c’est là à mon sens tout l’enjeu d’une didactique véritablement intégrée.On trouvera dans Maurer (2007) des exemples portant sur la grammaire, l’écriture, la lecture. J’illustrerai mon propos par des apprentissages relevant des compétences lexicales.

Le lexique bamanankan possède des racines simples, comme le français ; comme le français aussi, il utilise des procédés de dérivation (préfixes et suffixes) et de composition ; mais à la différence du français, les possibilités d’utilisation des suffixes sont plus ouvertes, plusieurs suffixes peuvent être aisément combinés, la composition est beaucoup plus libre, ce qui amène parfois à parler du bamanankan comme d’une langue agglutinante. La comparaison avec le français est peut être utile pour voir, au-delà des éléments communs, les ressources supplémentaires que possède la L1 par rapport à la L2.

a. Quelques éléments de composition lexicale

On peut faire étudier en bamanankan le procédé de composition, extrêmement utilisé Muso : femme, donne numumuso (forgeronne), wulumuso (chienne), misimuso (vache), etc.Tigi : propriétaire donne mCgCtigi (meneur d’hommes), falitigi (propriétaire d’âne), mobilitigi (propriétaire de voiture mais aussi donc automobiliste), etc.La langue bamanankan est extrêment riche en compositions : kCnCboli : diarrhée , de kCnC (ventre) et boli (courir)baarayCrC : lieu de travail, de baara (travail) et yCrC (lieu)nFgFso : bicyclette de nFgF (fer) et so (cheval)

Au moment du passage à la L2, on pourra s’appuyer sur ces connaissances pour repérer en français quelques mots composés (du type chou-fleur, porte-manteau, chaise longue), et faciliter ainsi la compréhension du fonctionnement. La connaissance du fonctionnement de la L1 prépare le passage à la L2.

b. Quelques éléments de dérivation lexicale

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En français, après avoir abordé des noms de métier (boucher, cuisinier, infirmier, docteur, chercheur, tailleur, etc.), d’habitants (français, sénégalais, malien, ivoirien, algérien), on peut introduire l’idée de suffixe ou, si l’on veut éviter ce métalangage, celle que le mot est composé de plusieurs parties. Une réflexion peut être menée avec les élèves pour repérer les fonctionnements de ce type en L1. En bamanankan, on montrera aisément l’existence de suffixes du type -ka (pour les noms d’habitants : Malika, habitant du Mali), -lan (pour les ustensiles : sigilan, « siège », de sigi « s’asseoir »). Il sera intéressant de faire découvrir dans ces cas précis que là où le français à plusieurs « suffixes », parfois difficiles à prédire, le bamanankan n’en a le plus souvent qu’un, parfois111 sous des variantes phonétiques. Un degré de plus : on peut faire étudier ce type de fonctionnement sur d’autres mots pour l’expression d’une quantité (-et/ette, diminutif en français, -nin invariable en genre en bamanakan) ; et faire repérer qu’alors qu’en bamanankan l’augmentatif –ba est courant, l’équivalent est nettement moins répandu en français et qu’on usera plutôt de l’adjectif gros/grand…Avec des élèves avancés, on peut poursuivre cette comparaison en comparant les possibilités de suffixation des deux langues : alors que garçonnet et fillette sont possibles, de même que maisonnette… chaisette* serait incongru, de même que téléette* ou assiettette* : en bamanankan, n’importe quel nom peut être être affecté de la marque de quantité. La connaissance du français permet un retour sur le mode de fonctionnement de la L1 et il apparaît sur ce point précis que la L1 permet beaucoup plus de combinaisons.

A partir de là, on peut si on le désire, poursuivre l’investigation sur la L1 pour faire apparaître des éléments lexicaux complexes qui mêlent plusieurs procédés et qui montrent l’extrême souplesse de la langue, incomparablement plus créatrice que le français. Ce point est abordé dans le point suivant.

c. Composition et dérivation mêlés

Demandant comment on nommait en bamanankan cette sorte de banc fait de troncs en position élevée (un mètre environ au-dessus du sol, sous l’arbre à palabres) où les gens s’assoient à l’ombre pour discuter, mon informateur fut un peu surpris. Il chercha quelques instants et me fournit une réponse qu’il jugeait plausible, ce qui montre bien l’aptitude extrême à créer en bamanankan des noms « acceptables » par le locuteur natif là où en L2, le natif jugerait que « cela n’est pas français ». Voici sa réponse :

« cFkCrCbasigiyCrC », ce qui peut être décomposé en cF : homme kCrC : vieuxba : suffixe augmentatifsigi : s’asseoiryCrC : endroitSoit littéralement « l’endroit où s’assoient les très vieux hommes »…

L’équivalent en français de propositions entières peuvent être construites sur ce modèle : ainsi « baarasCrCbaliya » qui signifie « faute de trouver du travail » est le fruit composé et dérivé à la fois de deux racines lexicales baara (travail) et sCrC (trouver, gagner, avoir) et de deux suffixes : -bali (suffixe privatif), -ya (suffixe verbal de sens causatif).

L’apprentissage du français apporte un nouveau regard sur le fonctionnement de sa propre langue. Le détour par la L2 permet de mieux comprendre les potentialités de création lexicale en L1.

Les avantages d’une didactique intégrée au plan de l’éducation interculturelle

111 Pour une liste de suffixes, on pourra si on le souhaite se reporter à une grammaire du type de celle de Bailleul C. (2000), Cours pratique de bambara. Bamako, Editions Donniya, pages 8-10.

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Les premiers bénéfices attendus d’une scolarisation qui commence dans la langue de l’apprenant et qui fait une place à une L2 sans toutefois abandonner totalement la première langue sont à rechercher du côté d’une amélioration du rendement du système éducatif (apprentissages fondamentaux favorisés par le fait qu’ils sont opérés dans une langue connue de l’élève). D’autres aspects peuvent être mis en avant comme la possibilité, à partir d’une didactique véritablement intégrée des différentes langues en présence, de procéder à éducation véritablement interculturelle.

Pour illustrer ce dernier aspect, l’attention sera cette fois mise sur le domaine de la compréhension de textes.

On me pardonnera de commencer sur ce point par critiquer certaines pratiques de lecture préconisées par la « pédagogie convergente » (Wambach, 2001) et qui condamnaient les élèves à passer totalement à côté de cette dimension interculturelle, voire même à contribuer à une déculturation. Pour mémoire, je rappellerai que Wambach (2001 : 147) propose un conte d’inspiration européenne Les trois boucs comme modèle de conte à donner aux élèves en bamanankan112 ; il fournit également (2001 : 162) un long texte documentaire écrit (censé être une reportage radiophonique) en français sur l’onchocercose, mais destiné à être traduit en bamanankan et oralité aux élèves dans cette langue. Quand les élèves apprennent ensuite le français, deux ou trois ans plus tard, ce texte même pourra alors être étudié en français.

Dans le cas du conte comme du reportage radiophonique, les élèves appréhendent les mêmes réalités culturelles dans les deux langues, la langue seule change. Et dans les deux cas, il s’agit d’un texte d’abord écrit en français et issu de pratiques culturelles françaises, qui est appelé à servir de modèle pour le texte en bamanankan.

Principale conséquence : les élèves sont engagés sur une voie d’acculturation alors même qu’on prétend travailler dans leur langue maternelle ; ils n’ont aucun accès par l’école aux aspects textuels, écrits ou oraux, de leur culture : les contes authentiques, les proverbes, les devinettes, les chants, les grandes épopées, les histoires des grandes familles, les récits de fondation des villages, etc. Chacune de ces formes littéraires a sa textualité propre, ses codes, ses clés de lecture : enseigner / apprendre à lire dans sa langue doit réellement contribuer à ancrer l’enfant dans sa culture, non le faire accéder d’emblée à des textes « à la française » mais écrits dans sa langue, sortes de monstres hybrides qu’aucune des deux langues-cultures mères n’accepterait de reconnaître.

Etudier dans chaque langue des écrits issus de la culture correspondante est la condition sine qua non pour que s’installe la possibilité d’une didactique intégrée qui ait une dimension interculturelle. L’enfant qui étudie un conte africain dans sa langue, avec ses dispositifs particuliers d’ouverture, ses phases de répétition, le symbolisme de ses animaux et de ses plantes, découvre une structure textuelle extrêmement différente de ce qu’il découvrira en passant à l’étude d’un conte en français, quelques années plus tard, avec cette fois le schéma de la quête et le modèle quinaire de progression de l’action. Il abordera le conte français avec les clés de lecture du conte africain, découvrira leur inefficacité, devra enrichir sa panoplie de nouvelles grilles de lecture et reviendra ensuite aux contes de son milieu en opérant des comparaisons intéressantes. Il ira vers l’autre culture en ayant d’abord assis la sienne, non en se déculturant d’emblée à l’école par le marché de dupe de la « convergence ».

Je m’en tiendrai à deux illustrations précises de ce point pour le passage du bamanankan au français, n’ayant pas les connaissances nécessaires pour le faire dans d’autres langues. D’autres que moi pourront compléter.

Le premier cas concerne l’opposition, majeure dans les récits en français, entre imparfait et passé simple, le premier servant à installer le décor, le second exprimant les actions posées par le narrateur comme étant de premier plan ; cette opposition entre ces deux temps du passé n’existe pas en bamanankan. Elle sera à construire en séance de lecture, en français.

Le deuxième cas est textuel et rhétorique : dans les récits en bamanankan et en français, les anaphores nominales, procédé très fréquent à l’écrit, fonctionnent de manière différente. La langue française fait un usage fréquent de reprises par des groupes nominaux qui mettent un aspect particulier du référent dont il a déjà été question. C’est ainsi que pour parler de Bamako, on pourra trouver « la capitale du Mali », « ce carrefour de peuples », « cet immense marché » ou « la Reine du Niger »... Dans les écrits en bamanankan, ce type d’usage est utilisé, mais de façon plus rare, la répétition à l’identique pour nommer le référent étant au contraire un modèle rhétorique. Le repérage de l’anaphore nominale, essentiel pour la compréhension d’un texte en français, devra être programmé dans la progression en lecture, une fois passé le niveau 1 qui correspond aux deux premières années du fondamental.

Conclusion :

112 Un autre conte est proposé à la page 161, L’oiseau de pluie. Il s’agit d’un conte sans doute inventé, avec un enfant pour héros, un beau schéma de quête, une fin heureuse : une sorte de conte occidental travesti en conte africain. La première phrase donne le ton : « Dans les pays chauds, on raconte une histoire ». Imagine-t-on un conte africain commençant de la sorte ? Il faut être Européen pour proposer pareil point de vue…

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La mise en place d’un partenariat didactique entre les langues passe par une programmation serrée des acquisitions en L1 et en L2, dans le cadre d’un curriculum où l’étude des deux langues ne sera pas menée de façon strictement cloisonnée mais où les compétences acquises à propos de l’une contribue à renforcer, par similarité ou par contraste, les aptitudes dans l’autre. Tous les domaines sont concernés, aussi bien linguistiques que culturels.Outre les curricula, les manuels devraient être également concernés, le français prenant progressivement sa place dans le manuel de lecture-écriture-langage consacré à la L1 de manière à ce que les approches soient convergentes, le métalangage commun autant que faire se peut, les renvois possibles, les comparaisons facilitées. Enfin, la formation des maîtres doit être également (re)pensée en ce sens, sans faire des maîtres des linguistes patentés mais en les entraînant à l’observation réfléchie de la langue des apprenants et à la mise en pratique de ce type d’activité auprès des élèves.

Bibliographie

MAURER (2007), De la pédagogie convergente à une didactique intégrée langues africaines – langue française. Paris, L’Harmattan-OIF, collection « Langues et développement ».VERDELHAN-BOURGADE M. (2003), Le français de scolarisation. Pour une didactique réaliste. Paris, Presses Universitaires de France.WAMBACH M. (2001), Méthodologie des langues en milieu multilingue. Mons, Belgique, AIF-CIAVER.

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Concevoir des outils didactiques pour des langues en partenariat : le cas du dictionnaire électronique unilingue wolof et bilingue wolof-français

BIAGUI Noël Bernard

DIEYE El Hadji

NDAO Dame

THIAW Ndèye Fatou

Au Sénégal, le wolof s’installe de plus en plus comme langue véhiculaire du fait, notamment, de son utilisation massive dans les médias publics et privés. A cela s’ajoute le fait qu’il est aussi enseigné comme seconde langue dans l’enseignement supérieur. Présentement des expériences sont menées pour son introduction dans le système scolaire comme langue d’acquisition des connaissances au même titre que le français. Une telle situation nécessite le développement d’outils didactiques appropriés pour faire face aux situations nouvelles qui ne manqueront pas de se créer pour l’enseignement en / et du wolof et pour la prise en charge du français comme langue partenaire. Dans cette dynamique, le projet de dictionnaire électronique unilingue wolof et bilingue wolof-français mené à Dakar avec l’appui de l’AUF (agence universitaire de la francophonie) constitue un outil précieux. L’objectif du projet est de créer une base de données à partir de laquelle plusieurs exploitations sont possibles, dont les plus évidentes sont celles des dictionnaires unilingue et bilingue que nous développons dans le présent article.

Conception de la base de données lexicaleLa base de données est conçue avec Toolbox qui est un logiciel d’analyse morphologique et syntaxique de la SIL. Il permet le découpage et l’interlinéarisation de corpus textuels et lexicaux. À partir des corpus encodés, il sert également à configurer un dictionnaire publiable directement. Le programme comporte en effet des définitions de bases de données pour un dictionnaire, adaptables au besoin. Les noms des champs sont choisis de sorte à être les plus indicatifs possibles par rapport aux contenus. Les définitions des champs sont fournies dans les propriétés qui sont accessibles à tout moment. Toolbox offre la possibilité de fixer un certain nombre de paramètres au moment de la conception de la base de données. C’est ainsi que :

- le clavier à utiliser, la police de caractères, la taille et la couleur de la police… peuvent être fixés et donc être les mêmes s’il y a plusieurs transcripteurs. Les claviers de transcriptions orthographique et phonétique du wolof qui ont été créés et qui sont utilisés dans le cadre de ce projet ont pour objectif de faciliter la tâche des transcripteurs et de permettre d’obtenir un affichage correct des caractères tout en évitant le passage par le menu d’insertion de caractères spéciaux. Les claviers sont Unicode et tiennent compte de la législation sénégalaise en matière de représentation des caractères du wolof et du prescrit des normes internationales (Iso-CEI 9 995-8 1994 et Iso-CEI 14 755 1997). L’adoption d’Unicode – parfaitement adapté à XML – répond ici aux besoins d’une bonne diffusion des données.

- Quand il s’agit d’inventaires fermés comme la « catégorie grammaticale » par exemple, les choix possibles de dénomination et d’abréviation sont fixés dans un « range set » et imposés, ce qui permet d’harmoniser entre les différents transcripteurs.

- La possibilité est offerte de rajouter, si nécessaire, un champ sur la base d’un choix dans un menu déroulant. Cette possibilité est souvent utilisée pour, par exemple, encoder plusieurs variantes ou homonymes d’un lexème.

- Un renvoi « jump » peut être prévu pour un champ en direction d’un autre, par exemple d’une variante vers un lexème ; le paramétrage est fait de sorte qu’un premier renvoi ouvre une nouvelle fiche. Le renvoi à une URL ou à un autre fichier est possible et est envisagé dans le cas des fichiers sons.

Les paramétrages ainsi définis ne peuvent être changés que par l’administrateur de la base de données sur demande des transcripteurs par exemple.

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Les champs retenus sont :

\lex Dans ce champ il s’agit d’encoder les lexèmes wolof recueillis à partir des textes et des dictionnaires existants. Ce champ est lié au clavier « Orthographe wolof_fr ».

\uttW Dans ce champ il s’agit d’encoder la transcription phonétique des lexèmes wolof ; il est lié au clavier « Phonétique_fr ».

\fsLW Dans ce champ il s’agit d’insérer le fichier son de la prononciation du lexème wolof. Il s’agit d’un enregistrement sonore au format [.mp3] pour illustrer la prononciation du lexème wolof.

\catW Dans ce champ il s’agit d’encoder la catégorie grammaticale du lexème wolof en wolof. Les catégories grammaticales constituent un inventaire fermé, un « range set » est proposé. La terminologie de dénomination utilisée est celle tirée des descriptions linguistiques existantes. Ce champ est lié au clavier « Orthographe wolof_fr ».

\clasW Dans ce champ il s’agit d’encoder la classe nominale du lexème wolof pour les substantifs. Les classes nominales constituent un inventaire fermé, un « range set » est proposé. Ce champ est lié au clavier « Orthographe wolof_fr ».

\srcLW Dans ce champ il s’agit de noter la source du lexème wolof uniquement lorsque ce dernier n'est pas connu des transcripteurs, ne se trouve que dans un seul des dictionnaires consultés, ou apparaît une seule fois dans les textes recueillis.

\defW Dans ce champ il s’agit d’encoder la définition du lexème wolof qui doit être élaborée de manière simple et accessible. Les définitions sont discutées entre les transcripteurs et avec des personnes ressources. Ce champ est lié au clavier « Orthographe wolof_fr ».

\srcDW Dans ce champ il s’agit de noter la source de la définition wolof uniquement si celle-ci n’est pas proposée par les transcripteurs.

\attW Dans ce champ il s’agit de noter le contexte d’attestation du lexème wolof.

\srcAW Dans ce champ il s’agit de noter la référence bibliographique complète du contexte d'attestation.

\nusW Dans ce champ il s’agit de donner les éventuelles restrictions d'emploi du lexème ex: zone géographique d’utilisation, utilisation archaïque, utilisation uniquement par une frange de la population…

\varW Dans ce champ il s’agit d’encoder la variante du lexème wolof. Il peut y avoir plusieurs champs-variantes, chaque variante fait l’objet d’une nouvelle entrée liée au lexème par un renvoi « jump ». Le clavier « Orthographe wolof_fr » est rattaché à ce champ.

\synW Dans ce champ il s’agit d’encoder le synonyme du lexème wolof. Il peut y avoir plusieurs champs-synonymes, chaque synonyme fait l’objet d’une nouvelle entrée liée au lexème par un renvoi « jump ». Le clavier « Orthographe wolof_fr » est rattaché à ce champ.

\homW Dans ce champ il s’agit d’encoder l’homonyme du lexème wolof. Il peut y avoir plusieurs champs-homonymes, chaque homonyme fait l’objet d’une nouvelle entrée liée au lexème par un renvoi « jump ». Le clavier « Orthographe wolof_fr » est rattaché à ce champ.

\exDerW Dans ce champ il s’agit d’encoder l’expression dérivée du lexème wolof. Chaque expression dérivée fait l’objet d’une unique nouvelle entrée liée au lexème unique par un renvoi « jump ». Ce champ est lié au clavier « Orthographe wolof_fr ».

\tradFlex Dans ce champ il s’agit d’encoder la traduction française du lexème wolof.

\InfSupp Dans ce champ il s’agit de noter toutes informations et explications supplémentaires permettant de compléter le champ traduction, en direction des non wolophones.

\catF Dans ce champ il s’agit d’encoder la catégorie grammaticale de la traduction française du lexème wolof (s’il s’agit d’un mot unique).

\phrW Dans ce champ il s’agit d’encoder une phrase d’illustration du lexème wolof. Le lexème doit apparaître tel que encodé, dans une phrase simple. Ce champ est lié au clavier « Orthographe wolof_fr ».

\fsPhrW Dans ce champ il s’agit d’insérer le fichier son de la prononciation de la phrase d’illustration du lexème wolof. Il s’agit d’un enregistrement sonore au format [.mp3].

\tradPhr Dans ce champ il s’agit d’encoder la traduction française de la phrase d’illustration du lexème wolof.

\aut Le nom du transcripteur est indiqué dans ce champ.

\stat Le vérificateur indique dans ce champ les commentaires, suggestions… adressés au transcripteur.

\cmt Dans ce champ le transcripteur peut déposer des commentaires sur la fiche.

\autStat Le nom du vérificateur est indiqué dans ce champ.

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Utilisations de la base de données à des fins didactiquesLe dictionnaire unilingue wolof

L’exploitation du dictionnaire unilingue est tout à fait indiquée pour l’enseignement en wolof. Il s’agit principalement de l’alphabétisation des adultes et des enfants wolophones. Dans l’enseignement formel l’utilisation du wolof, dans les premières années pour l’acquisition des connaissances, permet le développement de la langue et un meilleur rapport psychologique au français dans un bilinguisme à favoriser à court ou moyen terme au profit des deux langues.Le développement d’outils tels que le dictionnaire constitue une aide importante pour la famille, pas seulement le père et la mère, dans l’éveil de l’enfant et dans le suivi de sa progression scolaire rendu possible. Un tel système permet d’annihiler le fossé créé par la barrière linguistique entre enfant scolarisé en français et les parents souvent analphabètes dans cette langue. Pendant longtemps et aujourd’hui encore l’enfant scolarisé est déconnecté de son milieu familial et la hiérarchisation familiale parent / enfant (importance pour l’enfant des parents qui sont sensés tout savoir…) a souvent été ébranlé par l’école. Dès les premières années de scolarité l’enfant s’exprime dans une langue que les parents ne connaissent pas, l’enfant qui a acquis des connaissances inaccessibles aux parents se rend compte qu’au moins dans ces domaines là ces parents sont démunis. Ce qui a pour conséquence, à terme, d’inverser les rapports parent/enfant et de disloquer les valeurs sociales; les parents ont désormais besoin de l’enfant (qui leur échappe de toute façon). L’acquisition des valeurs culturelles et sociales, la lecture de l’histoire propre de l’apprenant et la connaissance de son milieu sont ainsi renforcées.

Dans l’enseignement non formel d’alphabétisation des adultes, le dictionnaire unilingue sera d’un apport certain pour :

l’accès à l’information en wolof sur Internet par exemple et pour l’utilisation de l’ordinateur dont la localisation des systèmes d’exploitation est en cours de réalisation par Microsoft ;

la radio et la télévision dans la mesure où il pourrait servir de document de référence pour éviter l’emprunt massif à d’autres langues de termes existants en wolof ;

la presse écrite qui dispose ainsi d’un instrument précieux d’aide à l’écriture. Il a existé des pages de quotidien en langues locales vite abandonnées parce qu’inutiles vue le taux d’analphabétisme local. Des journaux à faible tirage en langues locales existent encore et quelques romans sont publiés en langues locales depuis peu. L’existence du dictionnaire unilingue peut doper la production en langues locales quand on sait que l’objectif des initiateurs du projet est aussi de proposer un correcteur orthographique sous des éditeurs libres tels qu’Open Office.

Des efforts peuvent désormais être exigés sur les textes qui accompagnent les publicités. Certains documents administratifs les plus régulièrement usités (bulletin de naissance, certificat de mariage…), les carnets de santé et de vaccination, les notices des médicaments, les contrats d’assurance… peuvent être envisagés dans les langues.La possibilité offerte de pouvoir extraire du dictionnaire unilingue certains inventaires fermés tels que les classes nominales ou de pouvoir lire la complexité du système de détermination de la langue à la lumière des illustrations proposées constituent une aide importante pour l’apprenant ; le dictionnaire unilingue permet aussi un apprentissage de la prononciation sur la base des fichiers son proposés.En somme, le dictionnaire va contribuer, dans le domaine de l’éducation à renouveler non seulement les outils mis à la disposition des enseignants et des apprenants, mais aussi les modalités d’enseignement/apprentissage du wolof, notamment grâce à la possibilité de l’auto-évaluation qu’elle offre.

Pour l’alphabétisation en wolof de francophones, même si au début le passage est obligatoire par la langue de l’apprenant (dictionnaire bilingue), il serait certainement souhaitable à terme d’acquérir le wolof par le wolof.

le dictionnaire bilingue wolof / français Dans le système actuel de scolarisation des enfants (enseignement formel uniquement en français), le recours par l’enseignant aux langues locales est de plus en plus fréquent ; ce qui peut en partie expliquer le niveau faible des apprenants en français. Si on accepte de ne plus se voiler la face, on envisagerait de donner au dictionnaire bilingue wolof/français sa place dans la classe de français pour qu’il joue pleinement son rôle de relais entre la conception mentale en wolof de l’apprenant et l’expression de sa pensée en français. Les caractéristiques observées et escomptées via le dictionnaire bilingue pousse à croire qu’on est en présence d’un véritable médium d’enseignement et d’apprentissage du français en milieu scolaire. L’enseignement va utiliser le français mais passera par le wolof pour motiver les élèves.

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L’alphabétisation des adultes en français doit être repensée sérieusement car le français étant la langue officielle et la langue de l’administration. Il demeure encore un moyen important sinon le seul de promotion sociale. Même si des efforts importants sont menés en direction des non alphabétisés en français (Intranet gouvernemental et affiches publicitaires en wolof…), le français reste le moyen le plus important d’accès à l’information (presse écrite, télévision, Internet…). Pour un adulte alphabétisé en wolof et qui s’initie au français, l’utilisation du dictionnaire bilingue wolof/français peut constituer un prolongement des cours et lui permettre de lire et de comprendre de l’information en français.Pendant la période transitoire de passage d’une langue dominante le français à un bilinguisme voulu et pensé langue locale/français, l’acquisition, l’utilisation… du wolof par les wolophones eux-mêmes et surtout par les non wolophones peut passer par le biais du français langue seconde. Dès lors il peut permettre d’éviter tous les déchirements et tiraillements qui peuvent naitre du choix de telle ou telle langue devant accompagner un bilinguisme de début nécessaire pour éviter la cacophonie et la dispersion des moyens inhérentes à un développement de réflexes identitaires sous prétexte de défense des langues et cultures locales.

ConclusionLe dictionnaire bilingue wolof/français va dans le sens de l’encrage des wolophones dans leur culture par le biais de leur langue et leur ouverture au monde par le biais du français.S’il est d’abord un objet linguistique (qui révèle un état de la langue parlée et écrite), le dictionnaire revêt aussi une valeur socioculturelle (il est le reflet de l’homme et de la société dans la langue), historique (il renseigne sur l’origine et la racine des mots), didactique (c’est un moyen d’apprendre ou d’étudier une langue et d’acquérir une part importante des savoirs qu’elle exprime). Le dictionnaire est donc un produit remarquable de l’intelligence et un incomparable moyen de connaissance, il contribue à la démocratisation des savoirs, à la valorisation de la langue, à sa promotion et à son développement en tant qu’outil. De nos jours, peu de langues sénégalaises disposent d’un dictionnaire digne de ce nom. Cette situation, préjudiciable au développement des langues et des cultures qu’elles portent, invite à la réflexion et à l’action en vue de créer de tels instruments indispensables.

BibliographieDiouf (J. L.), 2001 : « Dictionnaire wolof. Wolof-français/français-wolof », Tokyo Press Co., Ltd., 487 p.

Fal (A.), Santo (R.) & Doneux (J. L.), 1990 : « Dictionnaire wolof-français suivi d'un index français-wolof », Paris, Karthala, 342 p.

Dialo (A.) & al. , Terminologie linguistique et grammaticale wolof : Turalinu làmmiñal róofoo-gi-baat ci wolof, Centre de Linguistique appliquée de Dakar et Institut des Langues Nationales de Nouakchott Avec le concours de l'Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT) et du Réseau international de néologie et de terminologie (Rint) . Dakar, 1998, 110 p.

Sources numérisées pour l'enrichissement de la base de données

Dieng (M. Y.), 1992 : « Aawo bi », IFAN Cheikh anta Diop-ACCT, Dakar, 70 p.

Fall (K.), 1995 : « Kersa ci tudde sama bopp bindkat » , texte présenté au cours de l’nternational writing Program organisé par l’Université d’Iowa,

http://aflit.arts.uwa.edu.au/Ineditfall1.html

Sall (A. O.), 2005 : « La subordination en wolof. Etude syntaxique », Thèse de doctorat de 3e cycle, Université Cheikh Anta Diop de Dakar.Extraits du corpus :

« journal wolof » « discours ablaye », «  xew », « doomu yala », « entretien avec une monitrice », « faatu gay », « jaam yaay kan », « mexe 1 »,

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« sans titre 1 », « tey mu neex », « waxtaan avec boye », « xew xewu demb 1 », « xew xewu demb ».

Seck (Nd.), « waxi mag ñi »,nouvelle, série 1, Editions Mame Bineta Mody.

Xumma (M.), « Guney ngaay », Edition appuyée par le Projet d’Appui au Plan d’Action pour l’Education non

formelle (PAPA) Génération 1999 (1er trim 1999) Réédition en 2007 par les Editions Mame Binta Mody (EMBM).

« woy ak po yu démb », Edition appuyée par le Projet d’Appui au Plan d’Action pour l’ Education non formelle (PAPA) Génération 1999 (1er trim 1999).

« Ñaari wey-jur », Edition appuyée par le Projet d’Appui au Plan d’Action pour l’ Education non formelle (PAPA) Génération 2004 (3e trim 2004).

« Cet ak wér gi yaram », Edition appuyée par le Projet d’Appui au Plan d’Action pour l’ Education non formelle (PAPA).

Génération 2004 (3e trim 2004). Réédition en 2007 par les Editions Mame Binta Mody (EMBM).

« Mbirum njàng », non publié « mbirum caada ak suqali koom » non publié « Ndono » non publié « Senegal siggil ndiggale » non publié « yóbbalub jullit » non publié

Yoro (S.), « Contes wolof » corpus de thèse (à soutenir).

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Atelier 4 : Analyse des formes de partenariat dans les contextes didactiques

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Représentations, partenariat des langues et question de pédagogie en milieu plurilingue : le cas du Maghreb

Par Farid BENRAMDANEUniversité de Mostaganem, ALGERIE

Si, dans le sens commun, le terme partenaire renvoie, de manière générale, à une catégorisation des relations humaines : allié, partisan, ami, associé, collaborateur, collègue, coéquipier, compagnon, complice, copain, équipier, complice, second, acolyte, confrère ; c’est dans le domaine de l’économie et des assurances qu’il prend la plénitude de sa signification contemporaine 113. Le partenariat des langues peut-il accéder à ce type de traitement moderne, indépendant, un tant soit peu libre de se gouverner soit même, avec des mécanismes sans apport de forces et d’énergies extérieures? En somme, peut-il être la nouvelle trame historique des solidarités intra-nationales et transnationales en matière d’éducation et de formation ? Ajoutons les déclinaisons sémantiques du partenariat, tels que le notent les rédacteurs du texte de présentation de notre rencontre  : représentations locales des formes de partenariat, statuts et fonctions des langues, modalités d’appropriation du français, émergence de nouvelles formes d’expression hybride, etc. et l’on se rend compte de la complexité de la tâche et de l’intérêt de l’ « entreprise ».Il reste à savoir si le partenariat des langues s’imposera comme une alternative, une tendance lourde dans l’évolution des sociétés, comme c’est le cas, entre autres, de l’économie et de la technologie. Tout l’intérêt dans ce cas de figure est de porter notre réflexion sur les prémisses d’une reconfiguration, peu perceptible actuellement, mais qui pointe à l’horizon, sur le rapport des langues en présence. Appliqué à des pays et/ou des aires linguistiques différentes, l’observation d’un redéploiement significatif des choix et des stratégies linguistiques dans les référentiels éducatifs institutionnels et des options méthodologiques en application est une des entrées qui présente une meilleure visibilité sur les tendances négatives et positives des systèmes en place, le niveau de dysfonctionnement structurel et en même temps, leur éventuel dépassement par une évolution des représentations et la construction lente, pénible, souvent douloureuse d’une rupture sociale et institutionnelle, et par conséquent d’une nouvelle posture épistémologique et méthodologique. Avant de s’interroger sur les raisons d’un partenariat des langues et sur les modalités d’une approche plurilingue des faits didactiques et pédagogiques, on dit qu’il est aussi nécessaire et utile de questionner l’interrogation elle-même.

LANGUE, HISTOIRE ET DEVELOPPEMENT : UNE GESTION DIFFICILENous soumettrons à notre réflexion, à la lumière des objectifs des présentes journées scientifiques de l’ AUF, les résultats des entreprises de réforme des systèmes éducatifs, en matière d’enseignement/ apprentissage des langues, menées dans les pays du Maghreb.Nous verrons que les réformes scolaires, les refontes pédagogiques, la gestion scolaire des faits de langue, les choix méthodologiques, notamment l’approche par les compétences, dans des pays et des régions comme l’Algérie, le Maghreb, l’Afrique de manière générale sont sous-tendus par des impératifs de développement, de qualification scientifique et technique de la population, et des préoccupations à la fois culturel et identitaires, ceux liés à la difficulté de gérer à la fois :

1. la patrimonialisation d’un passif colonial, 2. le caractère plurilingue et multilingue de la société,3. les apports des sciences de l’éducation,4. les exigences d’un management éducatif standardisé et normé à l’anglo-saxonne, perçu pour sa très

haute technicité et la « performance de ses outils linguistiques soutenus par un arsenal impressionnant de moyens informatiques et télématiques ».114

113 Les correspondances lexicales du terme « partenariat » livrées par le logiciel installé sur mon micro (Micro Application\36 Dictionnaires et Recueils de Correspondance") nous donnent la liste suivante : administration, amitié, animaux, association, assurances, automobile, banque, comptabilité, documents commerciaux, droits de communication, décès, éducation, formation, emploi, entreprise, fête, logement, médias, poste et télécommunications, prestation familiale, santé, sport, tourisme et loisirs, transport, trésor public, vie commune.114 Benguerna M. et Kadri A, in Présentation de. Mondialisation et enjeux linguistiques en Algérie. Casbah Editions, Alger, 2002, p.3

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Ainsi dit, le partenariat des langues, un sursaut qualitatif indéniable s’il arrive à se réaliser, ne peut faire cependant abstraction, des réalités locales. Cependant, le partenariat s’assume dans la réussite et non dans l’échec, dans le partage et non dans la discrimination, dans la réciprocité et non dans l’unicité. A cet égard, les systèmes éducatifs du Maghreb et du Moyen Orient (Liban, Egypte, Syrie) et les recentrages stratégiques dans les politiques linguistiques montrent des traitements et des évolutions intéressantes, plus ou moins pensés et formalisés, en fonction des démarches qui y dominent et, surtout de l’accumulation nécessaire dans ce genre de situation. Il reste à savoir si on a atteint la masse critique qui permet, en la circonstance, de sortir collectivement des crises de croissance que traversent les systèmes éducatifs.Quant à la question du partenariat, pour nous issus de pays dits sous-développés et/ou émergents, il s’agit d’un processus interne de nos sociétés, de maturité et de modernité autocentrées dans la gestion des faits de culture, d’éducation et de société.Un ensemble d’hypothèses peuvent guider notre thèse sur les réflexions à la base des articulations méthodologiques des refontes pédagogiques menées actuellement, à l’effet de saisir la volonté et les logiques de changement dans, au moins, deux directions :

d- sur le plan méthodologique: par une approche systémique, au niveau de la conception et de la réalisation, qui garantit l'unité et la cohérence curriculaire (cohérences verticale entre les programmes des différents cycles, transdisciplinarité entre programmes de différentes disciplines, etc.) ;

e- sur le plan pédagogique: par la centration sur les compétences et les apprentissages construits comme principe organisateur des programmes et de l'enseignement/ apprentissage, et sur le projet pédagogique comme instrument de mise en œuvre dans le cadre d'une approche systémique des activités et des contenus.

Ainsi, la problématique dépasse le cadre didactique, trop étroit et inopérant, nous semble-t-il, à prendre en charge les présupposés et les pratiques qui sous-tendent une entrée des programmes par la compétence (démarche à dominante cognitive et surtout socio- constructiviste). Dès lors, il ne s’agit plus comme suggéré dans le texte de présentation de notre colloque (Objectifs des journées scientifiques, point a-) de «  variabilité de la notion de partenariat selon les contextes », lesquels « entrouvriront des pistes sur les potentialités didactiques suggérées par le partenariat entre les langues », mais de l’avènement de nouveaux paradigmes de refondation de la pratique pédagogique et didactique. Les conséquences du partenariat des langues, soulignées dans le point 5 dans le chapitre thématique et questions à débattre, sont trop restrictives, car à caractère linguistique (« en matière de lexicologie et de lexicographie différentielles ») de type structuraliste, et non langagier, comme il l’est actuellement dans beaucoup de systèmes éducatifs de pays arabes et africains. Nous verrons comment l’enseignement/apprentissage des langues (langues d’enseignement ou autres) s’inscrit dans une problématique de type transversal, interpellant désormais autrement, eu égard aux choix méthodologiques et aux champs théoriques sous-jacents, la conception même des dispositifs éducatifs et linguistiques. Ces choix sont, doucement mais sûrement, en train de disqualifier des centralités établies dans la construction des édifices conceptuels post-coloniaux. En même temps, des logiques sociales, culturelles et politiques ascendantes se mettent, tout en mouvement et en impulsion, en interaction avec l’environnement, dans sa dimension humaine la plus innovante.

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L’articulation méthodologique de ces nouveaux dispositifs repose sur une série de restructurations profondes du mode d’intervention pédagogique dominant : changement de comportement, questionnement sur des situations complexes, remise en cause permanente des représentations (déconstruction et reconstruction des modèles explicatifs), généralisation à caractère conceptuel, etc.

LES LANGUES : A LA RECHERCHE DE NOUVELLES LEGITIMITESComment est en train de se réaliser la fin des « légitimités conflictuelles » (Boukous A., Miled M.) sous-tendant la conception et la gestion scolaire des faits de langue et l’émergence d’une nouvelle configuration pédagogique linguistique, pensée sur une répartition socio-fonctionnelle des langues, beaucoup plus proche des enjeux à caractère sociétal que des constructions idéologiques.A cet égard, il nous semble qu’il faut mettre en évidence deux faits structurants à caractère sociétal et institutionnel, marquant les résultats de la conception, à des degrés légèrement différents, des politiques linguistiques dans les pays du Maghreb115 : l’insécurité linguistique et l’impuissance pédagogique.Maougal, dans une analyse très fine résumant bien le dilemme de la situation sociolinguistique algérienne, que nous pouvons aisément généraliser au Maghreb, fait le lien entre les langues de la nation et les contraintes de la modernité et de l’insertion autonome dans la mondialisation « Les langues en Algérie sont encerclées dans un carcan lui-même tributaire d’une projet de société obsolète et suicidaire. Elles ne sont pas modernes ou archaïques en elles-mêmes, elles le sont en fonction des orientations et des usages auxquels on les destine. La langue arabe est fondamentalement prédestinée encore aux usages de la mythologie sacrée et aux stratégies de verrouillage idéologico-politicien. La langue tamazight se débat dans des problèmes de reconnaissance de statut, et les langues étrangères sont relégués à assurer tactiquement (momentanément) un lien avec le monde technologique et commercial. C’est cette distribution fonctionnelle tacticienne, politicienne et institutionnelle qui laisse s’imposer une réalité d’une grande insécurité linguistique »116.Dans cette articulation conceptuelle générale, la question linguistique ne peut que perturber et déstabiliser pédagogiquement le système éducatif. Quant une institution éducative n’assure pas et n’intègre pas le caractère plurilingue et multilingue de sa société, les dispositifs d’enseignement et de formation, quelque soit l’appareillage conceptuel mis en place et son degré de formalisation technique, qui, d’ailleurs peut servir de « cache-sexe », ne peut produire que de l’échec. Pour l’Algérie, les résultats chiffrés sont connus117 : le taux d’échec et de déperdition ont fait l’objet de débats houleux, avec des cristallisations idéologiques sur les langues, en l’occurrence les rapports entre langues.Les justifications autrefois bon alibi sont balayées aujourd’hui par ce phénomène de mondialisation qui impose des mises à niveau drastiques ou la perte du statut d’acteur. On se rend compte qu’innover n’est plus un slogan faussement moderniste. Par la lente reproduction des encadrements, le taux de déperdition, le faible taux d’encadrement scientifique des post-graduants, on est en face d’un blocage structurel de la dynamique de changement et de transformation de la société. C’est, entre autre, toute la pensée de la réforme du système éducatif. On est, en outre, encore loin de la norme mondiale en matière d’encadrement universitaire sur 100.000 habitants, la moyenne est de 1700 pour l’Algérie, 2225 pour la Jordanie et de 3400 pour la France 3400.

MONOLITHISME ET VOLONTARISME : LA THEORIE DES COMME SI... ET DES CONTRE...Deux types d’articulations organisent le cadrage conceptuel des politiques linguistiques :

une représentation « organique » des faits de langue au Maghreb, inscrite dans : « un rapport continuiste à l’identité nationale, conséquence logique de l’expérience coloniale et du monolithisme post-colonial » 118 ;

115 Lire GRANDGUILLAUME (G),  Arabisation et politique linguistique au Maghreb, Paris, Maisonneuve-Larose.1980116 MAOUGAL (M.L), Intercourses et échanges linguistiques en Algérie in Mondialisation et enjeux linguistiques en Algérie. Quelles langues pour le marché du travail en Algérie ? CREAD. Casbah Editions, Alger, 2002, p.110117 « La valeur réelle pédagogique diagnostiquée à partir uniquement des paramètres « nationaux » (ce qui, du reste, est à définir) est catastrophique. Si nous prenons comme année-étalon - le bac 2000-, les moyennes obtenues par les candidats admis et ajournés, nous obtenons les résultats suivants : mathématiques : 07,98, physique-chimie : 07,86, sciences naturelles : 07,30, arabe : 09,33, français : 05,63, anglais : 07,21, histoire/géographie : 08,39, philosophie : 07,74 » BENRAMDANE (F), Ecole contre nation : la preuve par neuf. In Le Matin, Alger, 2002118 « La question des langues est, au Maghreb, un enjeu crucial, lieu de combats et d’affrontements de nature vitale, essentielle. Telle est la réalité du fait linguistique aujourd’hui, telle est aussi l’image que nous avons spontanément d’une société maghrébine difficilement désengagée de l’acculturation coloniale, peinant à reconquérir son identité originelle, à se concevoir comme une et diverse à la fois. Des couples antagoniques tiraillent le Maghreb postcolonial : le français contre l’arabe, l’arabe contre le berbère ou tamazight…Déchirement, binarité douloureuse du rapport à la langue, le Maghreb des langues se déclinerait au duel: diglossie, bilinguisme » DAKHLIA J. (2004), « L’histoire parle- t- elle en langues? » Trames de langues. Usages et métissages linguistiques dans l’histoire du Maghreb, sous la direction de J. Dakhlia, Paris, Institut de recherche sur le Maghreb contemporain -Maisonneuve Larose, 2004, p.11

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une gestion volontariste de ce passif ; la société demande à l’institution scolaire de régler ce problème à sa place, du moins de le gérer, ce dont elle n’est pas capable ou en mesure de faire: celui d’assumer un refoulé historique et de le rationaliser en même temps, c’est-à-dire, en termes de contenus, de stratégies d’enseignement/ apprentissage, de moyens didactiques de manière fiable et cohérente.

Ne relevant ni de l’étalage scientifique, ni du négoce politique, ni de la querelle de chapelles académiques, ce genre de questionnement, surtout en Algérie, se déroule comme des enjeux sociétaux d’une population en crise, depuis environ deux siècles: 132 années de colonisation, 43 d’indépendance mouvementées dont dix années de terrorisme islamiste sanglant. « L’être historique est agressé, mutilé, frustré, déraciné dans sa quotidienneté. Aussi s’agit-il, en priorité, ni de re/créer une modernité, ni de calquer des modèles de fonctionnement d’autres sociétés, aussi développées et exemplaires soient-elles, mais de réactualiser des tranches du passé refoulé »119. Le post-colonialisme se décline aussi dans la douleur et l’épreuve.C’est dire que les choses ne sont pas aussi simples qu’on ne le pense, que ne le pensent certains politiques  ; la meilleure des méthodologies, quel que soit son degré de perfectionnement, ne peut venir à bout de choix obéissant, au préalable, à des présupposés contraire à la nature langagière, à des choix politiques contre-nature. Il n’est pas exagéré d’énoncer ceci : le système est construit sous le mode de l’évidence, comme si tout est réglé d’avance, comme si la langue arabe scolaire, consacrée pourtant sans ambiguïté dans les textes officiels comme langue d’enseignement (la question n’est pas là!) était une langue maternelle, comme si le berbère était un dialecte , comme si l’arabe algérien était une sous- langue, comme si le français était une langue étrangère au même titre que l’anglais , l’allemand, l’italien ou le chinois. Ainsi, l’on a maintenu une forme de mirage institutionnalisé, en réalité un seuil minimal d’adversité linguistique dans le système éducatif algérien, entretenu par des politiques ignorant tout des faits de langue, d’éducation et de pédagogie. Cette caractéristique du paysage éducatif algérien et marocain, bien que baissant d’intensité, reste encore présente dans le paysage éducatif. Relevant l’absence de toute référence explicite à la langue française dans la Charte d’Education et de Formation120, en dépit d’un « bilinguisme réel », Amina Aouchar Ihrai souligne: « tout d’abord, elle doit être appréciée dans le contexte idéologique et culturel actuel : les courants politiques traditionnellement réservées à l’égard de la place du français dans la vie publique marocaine ont vu leur audience affermie par l’appui du courant intégriste. L’influence de ce milieu n’est pas à négliger dans l’étude des choix de la COSEF qui n’a pas voulu voir ses travaux frappés d’illégitimité, au nom du nationalisme ou au nom de l’islam, avant même leurs publications. Nombreux étaient ceux qui pensaient que, face à la crise dans laquelle se débat l’enseignement, la charte allait proposer un retour au bilinguisme des premières années de l’indépendance »121. En Algérie, les experts, membres de la commission de réflexion sur la réforme de l’Ecole, aboutissent pratiquement aux mêmes conclusions. A la différence des experts marocains, les Algériens explicitent les rapports entre les langues et précisément à la langue française. La réaction officielle a été la suivante : la non - publication du rapport. Granduillaume y voit une raison principale : « la vive tension qui s'est manifestée durant les débats entre les deux groupes mentionnés en 1.4 [ « une tendance pour l’arabisation, une tendance pour le bilinguisme »]. Des commentaires parus dans la presse algérienne122, il apparaît que c'est l'ensemble du système éducatif qui a été mis en cause à partir de certains critères tels que les résultats aux examens et la déperdition scolaire (voir 5.2) et que la politique d'arabisation en a été un aspect (voir 5.3). Le rapport propose de sortir du monolinguisme auquel la politique d'arabisation a conduit l'enseignement fondamental et secondaire »123.Aucune langue : arabe littéral, arabe dialectal, berbère, français, n’a été à l’abri de jugements négatifs, dévalorisants, péjoratifs; une perception étrange et étrangère à la nature du langage humain, en somme, une stigmatisante généralisée aussi bien des langues maternelles (l’arabe algérien ou maghrébin et le berbère) que des langues étrangères, en l’occurrence le français. Ce traitement beaucoup plus politique que linguistique ou pédagogique124, historiquement parlant, a été une conduite inconsciente et irresponsable, dont malheureusement

119 BENRAMDANE (F), Noms de langues, nomination et questions d’onomastique en Algérie : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire. In Comment nomme-t-on les langues en Algérie ? Ouvrage collectif sous la direction de Foudil Cheriguen. Ed. L’Harmattan, Paris, 2006, p.42120 Commission spéciale éducation/formation, Charte nationale d’éducation et de formation, Janvier 2000121 Amina AOUACHAR IHRAI, Le bilinguisme arabe-français au Maroc : état des lieux et perspectives d’avenir. In Francophonie-Monde Arabe. Un dialogue des cultures, Paris 30-31 Mai 2000. OIF/IMA, p.197122 « Entre autres, "Ecole : la fin d'une faillite? Le projet devant le Conseil de gouvernement", Le Matin, N°3029 » du 7 février 2002.123 GRANDGUILLAUME (Gilbert) Education.La politique d'arabisation dans l'enseignement primaire et secondaire en Algérie. Country Case on the Language of Instruction and the Quality of Basic

2004, p.9124 Khaoula TALEB IBRAHIM souligne qu’il est difficile d’affirmer, dans ce contexte, qu’il « existe ou a existé en Algérie, depuis l’indépendance, une politique linguistique pensée, réfléchie et définie avec des options de planification claires, fondées sur un projet de société lui-même ayant fait l’objet d’un consensus. Si politique il y a eu , fondée sur une idéologie unanimiste, « jacobine » , centralisatrice et volontariste, elle s’est pratiquement confondue avec le processus

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beaucoup ne mesurent pas ou suffisamment pas l’ampleur des dégâts et c’est maintenant qu’on commence à toiser les conséquences structurelles. Nous les résumerons comme:

d- un préjudice psycholinguistique pour l’apprenant, surtout, l’enfant algérien, en situation d’apprentissage, quelle que soit sa langue maternelle. Combien de jugements négatifs, de sanctions pédagogiques (physiques et symboliques), portés dans l’enceinte éducative sur l’arabe scolaire, l’arabe algérien, le berbère ou le français, ont été des atteintes à la construction psychologique de la personnalité de l’enfant algérien?

e- Un préjudice intellectuel et cognitif: des discours négatifs, stigmatisants, tenus sur la langue d’enseignement (l’arabe ou le français), la langue maternelle (le berbère ou l’arabe algérien) ont constitué et constituent encore, quelque soit son degré d’intervention, un facteur d’inhibition psychologique, conscient ou inconscient, un dérèglement intériorisé ou pas, mais combien réel, dans les processus d’apprentissage et dans les modalités d’accès à la connaissance. On ne peut acquérir la connaissance « normalement » quand on a intériorisé depuis son plus jeune âge des jugements négatifs sur une langue d’enseignement ou sa propre langue maternelle: la motivation qui est au cœur du dispositif d’apprentissage est déréglée, dès lors que l’outil linguistique médiateur est sous-valorisé.

f- « Un préjudice financier, le taux de déperdition : la moyenne de 13 années pour l’enseignement fondamental au lieu des 9 prévues, le taux d’échec à l’université (où l’enseignement scientifique et technique est à dominante francophone) ne sont pas étrangers à cette perception a-pédagogique et a-scientifique de la gestion pédagogique des langues dans le système d’éducation et de formation en Algérie. Les élèves algériens ont le français comme langue étrangère jusqu’en terminale, jusqu’au mois de juin précisément, et quelques mois plus tard, en octobre, le français devient subitement langue d’enseignement. Les travaux de la CNRSE125 ont mis en évidence des statistiques ahurissantes sur l’échec et la déperdition à l’université… »126. Elle a en même temps proposé des recommandations en matière de restructurations des politiques linguistiques dans le système d’éducation et de formation.

Ainsi dit, l’Ecole algérienne devrait, concrètement, procéder à des réaménagements importants : d’un part, un examen des dispositions appropriées en vue « d’intégrer l’enseignement des langues étrangères

dans les différents cycles du système éducatif ». Cela veut dire que l’âge de l’apprentissage des langues étrangères doit être avancé, étant donné que le seul cycle non concerné par l’enseignement des langues étrangères, est le premier cycle : (1er et 2ème année fondamentale) ;

d’une part, l’accès direct aux connaissances universelles : favoriser l’ouverture vers et sur d’autres cultures et assurer une articulation réussie entre les différentes filières du secondaire, de la formation professionnelle et du supérieur »127. Cela suppose tout simplement de revenir au bilinguisme qui a caractérisé le fonctionnement de l’Ecole algérienne dans les années 196O et 1970.

d’arabisation dont l’objectif essentiel est de redonner à la langue arabe son statut dans la société, qui avait été déclassée langue étrangère pendant l’occupation française .» Entre la politique linguistique et la sociolinguistique. Le parcours de la didactique des langues en Algérie, Kitabat, Alger 2000

125 Commission Nationale de la Réforme du Système Educatif, installée en 2000, pour un mandant de 9 mois, par le Président Bouteflika. Sur la base de son évaluation, on peut dire que la Commission a procédé à l’étude d’ « une refonte totale et complète du système éducatif algérien » (Lettre de mission). Dans cette perspective, il appartenait à la Commission de proposer « un projet comportant les éléments constitutifs d’une nouvelle politique éducative pour une période couvrant celle d’une génération, dans le cadre d’une démarche globale, intégrée et cohérente en adéquation avec l’environnement interne et externe, les exigences économiques, sociales, culturelles et de modernisation du pays ainsi qu’avec les tendances mondiales dans le domaine de l’éducation. ». Journal officiel de la République Algérien, 2000

126 D’autres éléments de notre argumentaire développés par nous -1/ Quelles langues pour quelle école pour quelle Algérie ? La fin des i/allusions. In Tamuzgha. Revue du Haut Commissariat à l’Amazighité, Alger, 2004 ; Le quotidien d’Oran, Janvier 2002 ; - 2/ Ecole contre Ecole : la preuve par neuf. In La fin d'une faillite? Le projet devant le Conseil de gouvernement Le Matin, quotidien national d’information N°3029 du 7 février 2001, ont été repris par Gilbert Grandguillaume dans l’étude commandée par l’UNESCO sur « La politique d’arabisation en Algérie ». Voir http://grandguillaume.free.fr

127 Décret Présidentiel N° 2000-101 du 5 Safar 1421 Correspondant au 9 Mai 2000 portant création de la Commission Nationale de la Réforme du Système Educatif), article 12

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Ces propositions s’appuient sur un argumentaire puisé, de manière générale, sur les recentrages linguistiques, didactiques et pédagogiques opérés dans tous les pays arabes. On parlera dès lors de tendances mondiales, lesquelles s’articulent autour de l’introduction du plurilinguisme à un âge très précoce. Effectivement, des pays comme la Tunisie, le Maroc et dernièrement la Libye n’hésitent plus à investir dans les langues étrangères dans le but d’accéder plus vite aux connaissances universelles.

QUESTIONS LINGUISTIQUES ET INSTABILITE PEDAGOGIQUED’autres facteurs aux implications développementales sérieuses accentueront l’instabilité pédagogique de la question linguistique dans le système d’éducation et de formation en Algérie, au Maghreb et dans le monde arabe. Nous relèverons entre autres:

1. L’impact de la mondialisation sur les univers linguistiques : débats aux USA sur l’officialisation de l’anglais, concurrencé « dangereusement »par l’espagnol, l’émergence lente mais sûr du chinois ( le mandarin , langue commerciale au sud-est asiatique), les stratégies de plurilinguisation menées par la communauté européenne, la question de l’exception culturelle en France, le retour très fort du bilinguisme et même du trilinguisme dans tous les systèmes éducatifs des pays arabes, en commençant par ceux du Machraq128.

2. Les mutations technologiques et données linguistiques sont intimement liées: les innovations, les marchés, les savoirs, les loisirs se déclinent linguistiquement dans un parler. La maîtrise de la technologie se mesure également à la maîtrise que nous avons de ces langues et cela, dès le plus jeune âge. Les experts tunisiens, marocains, syriens, libanais, de l’ALESCO, de l’UNESCO l’ont dit devant les membres de la CNRSE (Commission nationale sur la réforme du système éducatif). Se faisant l’écho de cette réalité dans le monde arabe, le Président de la CNRSE129, Benali Benzaghou, souligne de manière explicite sa réflexion : « Nous avons tout intérêt à accéder directement aux connaissances scientifiques que de passer par la traduction »130. Cette déclaration attira les foudres des forces politiques et associatives les plus conservatrices du pays, à telle enseigne que certaines personnalités de partis politiques appelaient à des fatwas contre les membres de la CNRSE.

3. Les changements dans la perception du plurilinguisme, vécu non plus comme une menace de l’identité nationale, mais comme une forme nouvelle de liberté, qui présage de plus en plus, une recomposition du paysage linguistique et culturel. Nous l’avons vu en Algérie avec la Grève du Cartable : un million d’élèves et d’étudiants boudent, en 1995, l’école pendant toute une année scolaire, pour exiger l’introduction de leur langue maternelle dans le système éducatif. Le développement des média donnent plus de visibilité à la diversité linguistique, de plus en plus grandissante sur Internet , mais surtout, c’est l’avènement des chaînes de télévision comme Al Jazira, Al Arabiya, Abu Dhabi, CNN, Euronews suivis par les projets européens et américains de créer des chaînes de télévision arabophones qui vont marquer, à partir des dernières guerres du Golfe, l’imaginaire des politiques et des populations du Maghreb et du Machreq.

4. Les questions géopolitiques, de sécurité nationale, régionale et internationale : le recrutement d’agents maîtrisant la langue arabe relevé à travers les appels de recrutement dans les services des renseignements notamment la CIA, les financements de recherche sur les particularités phonético-phonologiques des parlers nord-africains, moyen-orientaux et sudarabiques, exemple du Sahel suivent la même courbe. La prééminence, publiquement revendiquée, du renseignement à caractère sécuritaire, militaire ou économique, est une donnée linguistique incontournable dans la gestion des Etats. Il est quand même symptomatique, me faisait remarquer, il y a quelques années déjà, une collègue européenne spécialiste en dialectologie arabe, de noter que ce sont les Ministères de l’Intérieur (problèmes de banlieue) et de la Défense (intégrisme islamiste), bien avant ceux de la Culture et de l’Education, qui s’intéressent à nos travaux.

5. Le rapport social des langues au marché de l’emploi restructurent les représentations linguistiques 131. La langue française, revendiquée comme outil de promotion et d’accès à la modernité et à l’universel, se voit progressivement se transformer, en raison de sa non-maîtrise par des pans entiers de la population,

128 Lire les contributions de Hasni OULD DIDI (Mauritanie), Mohamed MILED(Tunisie), Amina AOUCHAR IHRAI (Maroc), Katia HADDAD (Liban) in Francophonie-Monde Arabe. Un dialogue des cultures, Paris 30-31 Mai 2000. OIF/IMA 129 Président de la Commission Nationale de la Réforme du Système Educatif, installé par le Président Bouteflika. Journal officiel de la République Algérien, Lettre de mission, Alger 2000 130 La question linguistique à travers la presse. In Le Matin, quotidien national d’information, 7 et 8 septembre 2001. 131 « Dans une enquête menée en Algérie par le Centre National d'Etudes et d'Analyses pour la Planification (CENEAP) auprès de parents d'élèves sur la place du français dans la société, les entreprises et les institutions, 73% répondent oui et 24% répondent non?. A la question posée aux élèves du primaire dans une enquête de El Hadi Saada? "Avec quelle langue de l'école – l'arabe ou le français – a-t-on le plus de chance de trouver un travail, ou le travail le plus intéressant ?", 88,5% répondent le français et 11, 5 % l'arabe. L'impact de la mondialisation sur la société algérienne impose de prendre en compte cette situation ». GRANDGUILLAUME G. op.cit., p. 9

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en instrument d’exclusion sociale. Le Ministère de l’Education Nationale, par la voix de son Secrétaire général, déclara, en Juin 2007, que le déficit en encadrement de la langue dans le système éducatif, concerne plus d’un million d’élèves132.

IMPUISSANCE PEDAGOGIQUE, EGALITARISME LINGUISTIQUE ET MONOLINGUISME DE SIMULATION

Revenons à l’impuissance pédagogique, et à un de ses avatars populistes les plus visibles, le traitement égalitariste de la donne linguistique, faisant fi des repères socio-fonctionnels, tels que le laisse transparaître la réalité sociolinguistique nationale et régionale. S’agit-il aussi de re / poser et de re/penser tout le processus éducationnel linguistique réalisé, dans le cadre institutionnel, sur un monolinguisme de simulation pour nier subjectivement une réalité plurilingue et multilingue ? Fallait réarticuler les approches sur une perception différente et différenciée du fait pédagogique en milieu plurilingue et non plus monolingue, sur une stricte observation objective du paysage linguistiques et non sur sa négation idéologique (langues maternelles, secondes et étrangères)? Est-ce que nous sommes dans une situation de français langue étrangère ou de français langue seconde ? Ou comme le pensait, il y a quelques années, Galisson, il faut penser à un concept entre « langue seconde » et « langue étrangère » et qui cadre avec la réalité de beaucoup de pays africains ? Les implications dans le cadre de la formation sont fondamentales : domaine généraliste, de spécialisation et/ou d’interdisciplinarité ?En outre, il fallait forcément engager une réflexion sur les théories fondatrices de ces instruments de formation et de leurs prolongements en aval. Etant donné que le plurilinguisme est officiellement établi, comme dans beaucoup de pays africain, il reste à assurer la complémentarité et la déductibilité des finalités officielles. Il faudrait encore, sur un plan opérationnel, restructurer de fonds en compte le dispositif d’intervention didactique et pédagogique des disciplines, de toutes les disciplines, y compris les langues.

DES RUPTURES INTERNES ET EXTERNESAprès une période d’assurance sur le niveau relativement bon des Algériens dans la maîtrise de la langue française dans les années 60,70, 80, les questions méthodologiques traversent, donc, depuis plusieurs années, toutes les réflexions ayant trait à l’école et à ses faibles performances. Nous soumettrons à notre analyse, à titre d’illustration, le fonctionnement pédagogique et scientifique des structures institutionnelles de reproduction de l’élite de l’enseignement de la langue française en Algérie : les départements de français dans les universités et les ENS. En tout 27 établissements accueillant plusieurs d’étudiants.Deux types de ruptures traversent ces départements : des ruptures externes et des ruptures internes. Celles qui ont trait à l’inadéquation des démarches pédagogiques en œuvre avec le profil des entrants et celles qui rendent plus visibles l’irrémédiabilité de l’échec : le taux de redoublement et de déperditions continue toujours à augmenter.A bien regarder, comment fonctionnent, sur un plan pédagogique et didactique, les départements de français en Algérie? On y dispense beaucoup plus des contenus que des méthodologies, des savoirs que des savoir-faire. Nous les résumerons comme suit :un mode d’intervention pédagogique qui privilégie le cours magistral, plus ou moins théoricien, qui, par une attitude d’autorité formelle dans l’espace-classe, sanctionne plus qu’il n’évalue les mauvais assimilateurs ;une ignorance d’un grand nombre d’enseignants, des principes et des stratégies de l’approche communicative, entre autres, et de leurs implications au niveau de l’évaluation ;

132 Le français est ré/ introduit, en septembre 2006, dès la 3ème année de l’enseignement primaire avec un volume-horaire hebdomadaire de 4 heures. Entre 2001 et 2005, il l’était en 2ème année primaire (3 heures par semaine).

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un enseignement centré sur la connaissance morpho-syntaxique et lexicale qu’une maîtrise des situations de communication et d’actes de parole. Pour reprendre l’expression d’un collègue en réunion du collectif pédagogique, c’est lors de la soutenance des mémoires de fin de licence que je me rends compte des lacunes de l’expression orale et écrite de mes étudiants ;l’absence d’une culture de la rémediation nourrissant le sentiment d’échec chez les étudiants et les enseignants. On nous a rapporté cette histoire, lors de la mise en place de l’Ecole Doctorale franco-algérienne en 2002, lorsque des collègues d’Alger se plaignaient de la non-maitrise de l’accord du participe passé de la part des étudiants. Daniel Coste réagissant promptement, lança : « mes étudiants aussi ! ». A ces difficultés, renforcées par l’obsolescence des programmes (datant des années 1980), viennent se greffer des situations beaucoup plus complexes : les profils de sortie sont-ils en cohérence avec les pré-requis des entrants à l’université ?CONSTAT, ATTITUDES ET ECARTNous pouvons dégager de ce premier constat trois types d’attitudes pédagogiques dominantes :

1. une attitude traditionnaliste, dispensant un enseignement de type encyclopédiste, baséefondamentalement sur la mémorisation – restitution des connaissances. Reconnaissons que c’est une opération cognitive où les étudiants et les élèves algériens, de manière générale, malheureusement, excellent. Dans l’ensemble, c’est une attitude attentiste, sans perspectives, reproduisant le mode ambiant, celui de l’échec. Généralisée à l’ensemble du système éducatif, ce mode d’intervention pédagogique, caractéristique de la méthode traditionnelle, s'accommode très bien du maintien de l'ordre établi, aux dépens de la pensée rationnelle.

2. La deuxième attitude que nous qualifierions d’instrumentaliste, est une tendance qui veut se recycler sans se former ; une de ses dérives les plus dangereuses, dans un contexte universitaire : celui de reproduire les représentations et conduites anciennes sous un nouvel habillage terminologique, sous opérer les ruptures qui sous-tendent les nouvelles postures. Leurs démarches, dont ils sont évidemment convaincus, relèvent, pour paraphraser une réflexion d’un collègue de la « révélation », voire du « prophétique ». Faut-il le reconnaître, qu’on n’est pas loin lorsqu’on n’arrive pas à analyser, l’exercice n’est pas certes facile, les tendances positives et négatives qui forment, de manière systémique, la configuration d’ensemble du dispositif de formation dans les départements de français, avec toutes les implications qu’on peut pré/supposer. Des stratégies défensives, dès lors, se sont mises en place, par un repli excessif vers les spécialisations de tout un chacun, au détriment de la formation globale. D’un côté, des certitudes strictement disciplinaires, de l’autre, des besoins réels des apprenants  ; au centre, un écart qui ne cesse de grandir.

3. La troisième est un comportement empirique, tâtonnant mais a l’avantage d’êtreprospectif. C’est une attitude qui reste à construire, qui postule, même si elle est consciente qu’elle n’a pas encore les moyens, qu’il n’y a pas de place à l’improvisation quand il s’agit de la formation. Cependant, elle a une conviction : ce sont les fonctions traditionnelles de l’université : demande en cadres supérieurs postulée par la société : fonction critique, rigueur éthique et scientifique, conduite prospective, capacités d’anticipation, rapport d’excellence à la langue française...Il reste qu’elle use de concepts acquis de manière disparate dans des ensembles conceptuels rigoureux.

En toute objectivité, nous dirons que les départements de français en Algérie, actuellement, basculent, tanguent entre ces trois attitudes. Nous espérons que le dispositif de coopération algéro-française, formalisée dans le cadre de la formation doctorale, permettra une mise à niveau scientifique espérée : répondre en quantité et en qualité aux besoins actuels des départements de français133.

133 « L’objectif est de contribuer au renforcement des études universitaires de français en Algérie et dans cette perspective de former 2000 enseignants-chercheurs algériens de rang magistral, spécialistes de français d’ici 2011. Il s’agit également de développer un dispositif pérenne de formation initiale et continue de qualité au niveau doctoral et post-doctoral, incluant une formation à la recherche et la création d’équipes et de laboratoires. La désignation « école doctorale » ne renvoie pas à une réalité institutionnelle classique, mais implique ici que la formation des doctorants donne lieu à des enseignements, à un appui diversifié, à des relations soutenues avec des équipes d’accueil et de recherche : il s’agit bien d’une formation doctorale algéro-française en réseau. Dans les deux pays, des réseaux d’universités sont constitués en pôles régionaux (Alger, Constantine et Oran ; Grenoble, Lille, Montpellier, Paris, Rennes et Strasbourg). Les enseignants français interviennent en Algérie lors de séminaires, tandis que les doctorants algériens suivent régulièrement des séjours scientifiques en France ». Site EDFA.gouv.fr

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LA LANGUE FRANCAISE EN ALGERIE : DE NOUVELLES FONCTIONS ?

La langue française en Algérie, c’est également le cas du Maroc, de la Tunisie, de la Mauritanie et également de l’Egypte, de la Syrie, de Libye,134 des pays du Golfe pour la langue anglaise, est reprise dans sa dimension transdisciplinaire, c’est-à-dire usitée pour acquérir ou apprendre une autre discipline. La langue française deviendra ainsi un véritable instrument d’autonomie parce qu’elle donne accès à d’autres savoirs dépassant la simple compétence communicative pour se charger d’une valeur cognitive. L’introduction de l’approche par compétences, dans le système éducatif, à partir de la fin des années 1990, remet sur selle, de manière inattendue et inédite, la langue française, et cela, sur un tout autre registre.

Les départements de langue, devant cette réalité, ont besoin d’une vision prospective sur une vingtaine d’années. Cette perspective comportera des éléments qualitatifs, des choix organisationnels et des hypothèses de croissance quantitative, surtout par une réduction du taux de déperdition. La dynamisation et la rationalisation significative des post-graduations est un enjeu stratégique.En fait, la situation actuelle implique une approche totalement différente : langue en elle-même et pour elle-même qui a marqué le fonctionnement pédagogique des départements de français est bien dépassée : la subordination de l’acquisition du système linguistique est soumise aux besoins de la communication et aux contextes situationnels les plus réalistes possibles.Aussi, faut-il questionner autrement cet enseignement/apprentissage et mesurer le déficit curriculaire : évaluer et mesurer la capacité de compréhension et d’expression des étudiants en situation réelle de communication.

Tout d’abord, sur un plan didactique, un intérêt sans cesse grandissant, non sans de sérieuses résistances, sur « le français fonctionnel » et / ou le « FOS » commence à voir le jour dès le début des années 2000 (séminaires de formation organisés par les services culturels et linguistiques de l’Ambassade de France, montage de dispositif d’enseignement/apprentissage du français à la carte (Sciences médicales à l’Université d’Alger), mise en place de magister en français de spécialité dans l’ENSET d’Oran. Cependant, on est encore loin de la sortie du monolithisme à dominante littéraire qui caractérise la composante dominante des départements de français. Les quelques nouvelles licences dans la cadre du LMD (Licence/master/doctorat) peuvent éventuellement opérer les changements salutaires par l’introduction de formations sur objectifs spécifiques (Universités de Blida, Mostaganem, Béjaïa...). « Dans ce cas, ce n’est pas la logique de la langue qui l’emporte mais la logique du domaine ou de la branche d’activités, avec leurs ensembles, les options qui les construisent, les savoirs constitués et ceux qui sont en cours d’élaboration, les opérations conceptuelles qui y sont en jeu, les enjeux intellectuels ou sociaux qui mobilisent les acteurs qui y œuvrent, le passé qui est encore présent et l’avenir qui se dessine, etc.135.Sur un plan pédagogique, c’est tous les segments du système éducatif, tous cycles confondus, qui sont concernés. La refonte pédagogique, eu égard aux choix méthodologiques qui l’organise, ne peut faire l’économie d’un aménagement linguistique.

APPROCHE PAR COMPETENCES : DE LA DESTABILISATION A LA RESTRUCTURATIONLes missions fondamentales de l’Ecole sont recadrées sous la forme de trois types d’articulation :

f- la détermination du socle commun de compétences dont seront dotés tous les jeunes, à l’issue de l’école de base ;

g- l’ajustement, l’adaptation et le redéploiement d’un enseignement plus près des impératifs de la vie réelle que des considérations administratives et bureaucratiques ;

h- l’amélioration qualitative des résultats scolaires comme axe prioritaire des nouvelles missions de l’Ecole algérienne.

134 Lire Bilinguisme arabe-français/français-arabe dans une perspective plurilingue. IMA Novembre 2003, MAE, Paris135 KAHN (G), Différentes approches pour l’enseignement du FOS. in Méthodes, méthodologies. Le Français dans le monde. Coordonné par Pécheur J. et Vignier G. Clé international. Paris, Janvier 1995, p. 147

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Sur un plan institutionnel linguistique, on parlera désormais d’une approche intégrée des langues : « La mission de communication : une approche intégrée des langues. La seule approche fiable, universellement admise et scientifiquement reconnue en matière d’enseignement/ apprentissage des langues, est une approche intégrée, réflexive et coordonnée des langues en présence. La pratique cognitive, rationnellement assurée par la langue d’enseignement, la langue arabe, sera prise en charge de manière complémentaire par les autres langues pour permettre un développement général optimal (par le biais de transferts englobant les modes d’apprentissage, les attitudes personnelles et le sentiment d’appartenir à une même nation) »136.

C’est le modèle canadien qui va inspirer la refonte pédagogique des systèmes éducatifs en Algérie. C’est également le cas de la Tunisie, du Maroc, de la Mauritanie et bien d’autres pays africains. La cadre théorique (disponible sur le site Internet de la Commission des programmes d’études au www.cpe.gouv.qc.ca) définira trois axes d’analyse : La Commission voudrait ici décrire les axes d’analyse qui encadrent son examen de programmes et orientent sa cueillette d’information, présenter la liste d’énoncés qui découle du croisement des axes et des critères de même que les outils élaborés à partir de cette liste. Par ailleurs, elle désire rappeler que sa démarche d’examen est encadrée par des principes directeurs définis dans son guide d’examen. L’axe épistémologique : « il fait référence à l’étude critique de différentes conceptions de l’enseignement et de l’apprentissage qui orientent la réforme des curriculums afin d’en déterminer leur origine, leur valeur et leur portée. De façon particulière, le curriculum du Québec s’appuie sur une conception de l’apprentissage où l’élève construit ses connaissances et développe ses compétences; il réfléchit sur le sens de ses apprentissages et sur la façon dont il construit ses connaissances; il interagit avec d’autres personnes pour construire ces mêmes connaissances. Dans cette conception de l’apprentissage, l’enseignante ou l’enseignant n’est plus uniquement perçu comme un transmetteur de savoirs, mais aussi comme un guide et un praticien réflexif ».

L’axe curriculaire : « il fait référence au choix du modèle qui a servi à l’élaboration du Programme de formation. Dans le cas du Québec, le modèle retenu est celui de l’approche par compétences. Ce modèle invite les élèves à développer leurs compétences en mobilisant de façon dynamique des ressources diverses, y compris des savoirs, dans des situations les plus authentiques possible. Il est cohérent avec le regroupement des disciplines en domaines d’apprentissage et il soutient l’interdisciplinarité ».

L’axe disciplinaire : « L’élaboration du Programme de formation du Québec à partir de l’approche par compétences suggère une nouvelle façon d’aborder les disciplines. Celles-ci véhiculent une culture spécifique et sont constituées de savoirs, de démarches et de méthodes qui délimitent leur place dans un domaine d’apprentissage ou dans le Programme de formation. Les compétences disciplinaires et leurs éléments sont étudiés de même que le contenu de formation relatif à chacun des programmes. D’autres thèmes, comme la progression des apprentissages, le rehaussement culturel et les conditions de mise en œuvre, sont examinés ».Les trois axes sont déclinés en thèmes, découpés chacun en sous-thèmes, permettent de circonscrire le cadre d’examen théorique. Enfin, toute la littérature contenue dans les nouveaux des pays précités s’inspire de ce modèle137 : définition de l’approche par compétence, composantes de la compétence (communicative, méthodologique, cognitive, sociale et culturel statut de l’enseignant et de l’élève, les situations- problèmes, le niveau disciplinaire et le niveau transversal, etc.La centration exclusive sur les compétences, le listing plus ou moins long de compétences, de capacités, de domaines de vie et de domaines de connaissances est par un métalangage socio-constructiviste et cognitiviste assez marqué.

LA LANGUE FRANCAISE : PERTINENCE ET LEGITIMITE

136 Commission nationale des programmes. Alger, 2005137 Lire la Revue Savoir. Numéro spécial : la réforme de l’éducation. Vol.5. Programmes, Evaluation, Matériel didactique, Mise en œuvre. Lé fédération des programmes scolaires. Québec. N°3. Printemps 2000

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A cet égard, l’enseignement du français est perçu comme une élévation de la qualification technique de la population. Langue valorisante, surtout dans les études supérieures à dominante scientifique et technique, le français et son enseignement relève dès lors, de l’équité et de l’égalité des chances de réussite à tous les enfants de notre pays. A défaut, il deviendra discriminant et outil d’exclusion sociale, porteuse de danger pour la cohésion sociale et aux finalités de l’Ecole algérienne. Les choix politiques déterminants (CNRSE, Conseil des Ministres, MEN) et les tendances mondiales en termes d’éducation et d’enseignement des langues restent :19. un enseignement de plus en plus précoce des langues étrangères ;20. une harmonisation intersectorielle : MEN, Enseignement supérieur, Recherche, formation professionnelle.

Sur un plan pédagogique, la réalité sociolinguistique algérienne : l’arabe avec ses variétés, tamazighité

avec les siennes, le français et son ancrage social dans les usages formels et informels commencent à

trouver toute sa pertinence dans l’élaboration d’un dispositif pédagogique et didactique en milieu

plurilingue. La multiplicité des langues, génératrice de dynamiques concurrentielles et exclusives, en

termes de contamination, d’interpénétration, de contacts sortent, comme partout dans le monde, de leurs

perceptions conflictuelles pour devenir un outil d’intégration nationale et internationale. La maîtrise de

plusieurs langues devient un atout important dans le marché économique actuel.

C’est dire, dans l’approche par compétence, l’enseignement / apprentissage des langues étrangères induit des attitudes et des comportements nouveaux : ouverture, respect de l’autre, intériorisation précoce de l’altérité ou de l’autre, dimension culturelle et interculturelle à dominante humaniste, etc.Sur un plan didactique et même pédagogique, l’investissement disciplinaire des langues étrangères reste encore en Algérie, marqué par les articulations suivantes :

une approche éclatée des faits de langues : la coordination interdisciplinaire (langue d’enseignement / langues maternelles (tamazight et arabe algérien) / français / anglais... reste absente, du moins très insuffisante.

Les soubassements théoriques communs aux langues, à tous les langues, surtout dans les entrées de type cognitif, ne sont pas suffisamment convoqués dans la conception et l’application des programmes.

LA LANGUE ARABE : LANGUE D’ENSEIGNEMENT / LA LANGUE FRANCAISE : LANGUE DE STRUCTURATION COGNITIVEL’enseignement des langues reste tributaire, de trois paradigmes :

les mécanismes cognitifs contenus dans l’E/A de la langue arabe, pour permettre les transferts langagiers fondamentaux nécessaires vers les autres langues;

l’approche intégrée pour permettre, du point méthodologique, la complémentarité entre les langues en présence ;

une utilisation intelligente et maîtrisée des acquis linguistiques et langagiers antérieurs de l’apprenant algérien ;

les langues en présence doivent voir les transferts langagiers s’opérer dans tous les sens :h- langue arabe / langue françaisei- langue française / langue arabej- tamazight / langue arabek- langue arabe algérienne / langue arabe (enseignement)l- langue française / langue anglaisem- etc.

Toute cette architecture reste tributaire de la langue arabe, langue d’enseignement, par conséquent, le mécanisme cognitif le plus structurant, qualifié de compétence transversale, de base ou méthodologie, selon les pays : « le terme «transversales» ou le concept de « transversalité » présuppose que chaque intervenant de l’école permette à tous les élèves, peu importe leur degré scolaire et la discipline d’enseignement, de développer un certain nombre de compétences particulières identifiées comme étant essentielles à la formation des élèves. L’acquisition de ces compétences particulières devient alors la responsabilité de l’ensemble des intervenants de l’école et ces compétences sont abordées par

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tous les programmes. Les programmes d’études par compétences placent les élèves dans des situations d’apprentissage les plus proches de la réalité possible ». 138

Or, il s’avère que l’enseignement de la langue arabe ne joue pas ce rôle structurant, de compétence transversale. Cet enseignement reste confiné dans des méthodes traditionnelles. Une simple observation des manuels scolaires de langue arabe en Algérie, du primaire au secondaire, laisse transparaître uniquement un type de texte : littéraire. Le conservatisme du corps des inspecteurs- concepteurs des programmes et des manuels, doublé de leur méconnaissance de l’évolution des sciences du langage et de la didactique, hypothèque de manière sérieuse la réforme du système éducatif.Cette situation, à la fois didactique et pédagogique, car forcément et désormais, transversale, est tellement problématique que l’issue ne peut venir que de la langue française, à telle enseigne, que ce sont les programmes de français qui servent de modèles aux autres langues (arabe, berbère, anglais…) et ceci, en raison, de la précocité de l’introduction de cette langue dans le système éducatif, donc de sa relative maîtrise, mais surtout en raison de son rôle de la structuration linguistique, voire langagière des apprenants. Les opérations cognitives et langagières et leur verbalisation linguistique: l’analyse, la synthèse, la critique, la démonstration, l’énumération, la généralisation, l’illustration, la schématisation, la reformulation, l’extrapolation, etc. restent absentes dans les cours d’arabe.

POUR NE PAS CONCLURE 

Le processus suit toujours son cours. Quelques éléments de conclusion peuvent constituer des points de convergence en vue d’un partenariat des langues :- La mutualisation des langues, encore insuffisante, dans les dispositifs pédagogiques de l’E/A des langues. Elle gagnerait à mieux structurer l’appareillage conceptuel des programmes et à permettre, dans les pratiques de classe, les synergies interlinguistiques et intralinguistiques nécessaires.- Les mécanismes cognitifs, les transferts voulus et / ou attendus doivent être listés, dans le cadre de l’approche communicative (actes de langage) permettant une acquisition des stratégies discursives : attitude de respect des normes et des contraintes, savoir écouter l’autre, savoir échanger des points de vues, savoir argumenter...

138 BEAULAC (Guy), Un nouveau- venu. Le programme des programmes, in Revue Savoir. Numéro spécial : la réforme de l’éducation. Vol.5. Programmes, Evaluation, Matériel didactique, Mise en œuvre. Lé fédération des programmes scolaires. Québec. N°3. Printemps 2000 p.8

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Partenariat du français et d’autres langues dans l’éducation de base au Rwanda : Enjeux politiques et pédagogiques

Faustin KABANZA

Université de Cergy Pontoise

Introduction :

Depuis 1994, le Rwanda a adopté, pour une fois dans son histoire, un système trilingue introduit à tous les niveaux de l’enseignement, du primaire au supérieur. Le français et l’anglais sont considérés non seulement comme matières mais aussi comme véhicules d’autres disciplines. Le kinyarwanda, langue maternelle de tous les rwandais, est devenu « langue enseignée » à l’école primaire et au premier cycle du secondaire. Ce nouveau statut des langues anticipe la nouvelle réglementation régissant le statut des langues au Rwanda, qui stipule, dans l’article 4 de la loi fondamentale de 1996 :

« La langue nationale est le kinyarwanda, les langues officielles sont le kinyarwanda, l’anglais et le français ».

Les mêmes dispositions législatives sont reprises dans l’article 5 de la constitution du 4 juin 2003. Cette nouvelle politique linguistique est essentiellement motivée par le retour de la diaspora anglophone rwandaise qui occupe des fonctions importantes dans la vie politique et militaire. Les décideurs se trouvent, du même coup, confrontés au vrai dilemme, entre le maintien du statu quo(français-kinyarwanda) et le changement. On a , d’un côté, l’anglais qui s’installe au Rwanda avec toute sa force socio-politique, et de l’autre, le français historiquement enraciné dans les institutions existantes. On est donc face à une dynamique de force équilibrée, qui confère à chacun, sa légitimité indéniable au sein de la société rwandaise. Le kinyarwanda tient, quant à lui, sa place incontestable de langue de communication régulière entre tous les rwandais. A signaler ici que les deux langues occidentales n’interviennent que dans des situations particularisées, en tant que « langues fonctionnelles ». En dehors du système scolaire, seule une poignée d’élite est capable de s’en servir dans des situations bien déterminées.

On a également une quatrième langue, le swahili(lingua-franca de la région), qui n’est pas juridiquement protégé par la loi et non plus enseigné à l’école primaire alors qu’il est parlé par un nombre assez important de locuteurs, dispersés partout, surtout dans les grands centres urbains. Locuteurs potentiels des quatre langues139:

Langues : Kinyarwanda Français Swahili Anglais% de locuteurs rwandais : 99,4% 3,9% 3% 1,9%

Dans cette intervention, je propose de focaliser toute l’attention sur le partenariat linguistique à l’école primaire rwandaise, pour un motif assez simple : l’éducation de base requiert une attention particulière pour l’avenir du plurilinguisme (Chaudenson R.,2006 :40), puis ce qu’à ce niveau, des apprenants acquièrent et orientent des comportements linguistiques sans efforts supplémentaires.

Du bilinguisme mal maîtrisé à l’aventure du trilinguisme!

Après l’accession à l’indépendance(1962), le pays opte pour une généralisation de l’enseignement bilingue français / kinyarwanda à l’école primaire. Dans un premier temps, la confusion est telle, qu’il est difficile de déterminer quelle est la langue d’enseignement et à quel niveau il convient d’introduire un enseignement bilingue sur l’ensemble du pays(Enry P., 2003 : 57). Quelques années plus tard, la situation s’éclaircit un tout petit peu, avec la promulgation de la loi scolaire du 27 août 1966. Celle-ci précise (B.NGULINZIRA, 1984: 49):Art. 69: La langue de l'enseignement primaire est le kinyarwanda, le Ministre peut autoriser l'usage d'une autre langue.Art. 70: La langue maternelle et le français sont branches obligatoires.

Aux termes d'application de ces textes non suffisamment clairs, le kinyarwanda sert de langue d'enseignement au premier cycle (trois premières années du primaire) et le français au second cycle (trois dernières années),

139 Les données du Recensement Général de la Population, 2003, Kigali, Rwanda

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introduit comme cours, de manière générale, à partir de la 3ème année. Il n’est plus enseigné dès le début de l’école primaire à cause du manque d’enseignants. Loin de résoudre le problème de gestion et d’harmonisation de l’enseignement des langues, l’école primaire entre plutôt dans une phase d’instabilité linguistique. Le français se retrouve bien particulièrement concerné: il est enseigné sans méthodes adaptées, sans matériels, et pire encore sans enseignants. D’autres questions sous-jacentes se posent, parfois de façon implicite, à savoir notamment le rôle que doit jouer chacune de deux langues en tant que support des activités scolaires. En dépit de multiples expérimentations(Erny, P., op.cit.p58), cette problématique demeure sans suffisamment d’approches, jusqu’à la réforme scolaire de 1978, qui préconise la « rwandisation de l’enseignement » à l’école primaire.

La « rwandisation de l’enseignement » marque donc un nouveau tournant de l’histoire de l’enseignement rwandais post-colonial. Il implique, en effet, une revalorisation du kinyarwanda, langue maternelle des écoliers, qui devient le seul véhicule de l’enseignement primaire du début à la fin. Le français n’est théoriquement introduit qu’à partir de la quatrième année, enseigné simplement comme cours, parfois par des enseignants ayant à peine fait deux ans de formation post-primaire.

Jamais aucune autre réforme n’aura fait couler autant d’ancres et de salives! Outre l’enseignement en langue maternelle, la réforme prolonge de deux ans le cycle primaire, réservés à l’enseignement des métiers pour préparer les lauréats à mieux s’intégrer à la vie rurale. En français, la nouvelle méthode « Ma colline » élaborée sur base des réalités locales et inspirée des méthodes SGAV est mise en place.

Avant de commenter les critiques dont elle a fait l’objet, je tiens à préciser l’objectif majeur assigné à la « rwandisation de l'enseignement » (MINEDUC, 1978: 6) : il s’agissait globalement de valoriser la culture nationale et de faciliter l'assimilation des notions enseignées aux écoliers. Cependant, avant même qu’il n’ait eu le temps d’être expérimenté, l’enseignement en kinyarwanda était pris à partie, accusé d’aliénation. Les écoliers admis à l’enseignement secondaire furent sévèrement accusés d’avoir un niveau très bas en français et implicitement en d’autres matières. Cette étiquette globalisante et disqualifiante devait les accompagner jusqu’à la fin de la scolarisation et même dans l’exercice de leurs différentes fonctions. La méthode «  Ma colline » fut la cible privilégiée des critiques qui lui reprochaient de favoriser la mémorisation et le psittacisme (UNR,.1989). En 1990-1991, la réforme n’était plus qu’un projet tombé à plat, dont on proposait progressivement l’abandon.

Il est vrai que cette réforme dans son ensemble aurait mérité des ajustements pour la rendre plus efficace. Pour déterminer les vrais motifs du déclenchement de l’anti-réforme, on constate, me semble-t-il, que le débat fondamental se cristallise autour de la question linguistique. Frappé par l’ordre de préjugés et de stéréotypes, le kinyarwanda est ressenti moins apte à pourvoir d’autres garanties, supposées ou réelles, qu’en assure le français. Le Rwanda ne parvient donc pas à réussir son projet d’enseigner en langue locale qui est, pourtant, la seule parlée sur tout le territoire, à l’abri d’une éventuelle concurrence. Cette expérience récente constitue une matière à réflexion sur les différents projets d’intégration des langues africaines dans l’enseignement qui demeure un chantier quasi permanent.

Sur le plan pédagogique, l’Etat rwandais, sous pression des partis politiques, a proposé depuis 1990, l’abandon de la réforme de 1978 sans autre proposition pratique. C’était évidemment dans une période de guerre, le système éducatif nageait à tout vent, sans structure ni organisation bien précises. L’enseignement du français est presque totalement tombé dans l’impasse, la méthode « Ma colline » avec tous ses auxiliaires ont été enterrés pour ne plus ressurgir! A la veille de la prise du pouvoir par le régime actuel(1994), l’école primaire dans son ensemble n’avait théoriquement aucune orientation. Le français était enseigné sans aucune référence méthodologique, sans programmes ni manuels scolaires.

Introduction de l’anglais à l’école primaire :

L’anglais, langue emblématique du nouveau pouvoir, est introduit à l’école dans une situation très précaire, telle que ci haut décrite. Du bilinguisme fragile, l’école primaire passe, sans relais, à l’aventure du trilinguisme. Le ministère de l’éducation se justifie :“Plus on apprend une langue très tôt (à bas âge) plus ça va mieux et on peut apprendre deux, trois voire même cinq langues en même temps" (MINEDUC 1997: 2).

Le français, l’anglais et le kinyarwanda sont en effet, introduits simultanément à l’école primaire. Le nouveau programme répartit leur usage de manière suivante:Le kinyarwanda est la langue d'enseignement à l'école primaire au premier cycle et il est langue enseignée depuis la première année jusqu’en sixième année primaire.

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Le français et l'anglais sont des langues enseignées depuis le début jusqu'à la fin de l'école primaire. Elles sont en outre les langues véhiculaires d'enseignement dès le deuxième cycle du primaire.

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Juste après 1994, le concours d’entrée au secondaire était rédigé en français, en anglais, en kinyarwanda et en swahili, en supposant qu’il y ait des enfants qui se retrouveraient mieux à l’aise dans telle langue plutôt que dans telle autre. Ce système sera abandonné en 2001 pour laisser place au français et à l’anglais, le kinyarwanda et le swahili(qui n’a jamais été enseigné à l’école primaire) étant désormais éliminés des langues d’épreuves officielles.

Par la promotion évidente de ces deux langues internationales, le but poursuivi est, dit-on, de permettre aux rwandais d’entrer en contact avec le monde entier. Le Ministère de l’éducation s’exprime on ne peut plus clairement:"Le français140, (…) est une langue de communication internationale qui permet au Rwanda d'entrer en contact avec le monde extérieur". MINEDUC (1997a: 2):

Face à cette ambition, pour le moins audacieuse, on est devant une situation plus compliquée qu’elle n’en a l’air, du moins en théorie. La question fondamentale à laquelle il faudrait impérativement trouver la réponse est bien celle ci: « le trilinguisme, oui , mais avec quels moyens? ». On est, je le rappelle, au lendemain de la guerre et du génocide qui venaient d’emporter des vies humaines et des infrastructures considérables. Le secteur de l’éducation est parmi les plus touchés: le manque d’enseignants se creuse davantage, il n’existe plus de manuels scolaires, des salles de classes sont en ruine, etc. Le souci majeur consiste à trouver des enseignants capables de parler les deux langues étrangères et de les enseigner aux enfants.

Avec des difficultés aussi énormes, on a, à l’heure actuelle, certains enseignants qui semblent connaître le français(qu’ils ne pratiquent pas dans la vie courante), et d’autres qui se débrouillent en anglais. Jamais on n’a d’enseignants, à quelques rares exceptions près, qui connaissent les deux langues, capables aussi de les enseigner. L’ordre de difficultés s’alourdit par le manque d’auxiliaires pédagogiques : pas de méthode, pas de programmes, pas de manuels.

Pour le cas précis du français, on est dans une confusion totale: certaines écoles continuent à utiliser la méthode « Ma colline », d’autres écoles se réfèrent à la méthode « Matin d’Afrique » (antérieure à « Ma colline »), d’autres utilisent la méthode qui était en cours d’élaboration par le projet de coopération française, suspendue avant son achèvement en novembre 2006. Il existe aussi des écoles qui recourent aux méthodes des pays voisins notamment le Burundi ou le Congo. On a enfin des écoles qui nagent à tout vent, sans consignes particulières, chaque enseignant mène son combat selon les motivations et les moyens personnels.

La situation de l’anglais ne s’éloigne pas trop du précédent. Les manuels utilisés à différentes époques en Ouganda, en Tanzanie et au Kenya, circulent d’une école à l’autre sans orientation méthodologique, ni programmes fixes. Par ailleurs, cette langue pose d’énormes problèmes aux enseignants, majoritairement francophones, obligés de l’enseigner sans aucune notion, surtout les plus âgés.

Voici comment se présente la grille horaire des langues: ( nombre d’heures/ semaine) :1ère année 2ème année 3ème année 4ème année 5ème année 6ème année

Kinyarwanda 7 7 6 3 3 3Français 4 4 5 5 5 5Anglais 4 4 5 5 5 5

Sur 14intitulés prévus par le programme dans toutes les classes du primaire, les trois langues occupent déjà la moitié de la masse horaire. En réalité, le gros du temps est réservé aux langues au détriment d’autres matières, qui n’ont pas, visiblement, le temps d’être approfondies. En essayant de ne pas considérer cela comme un problème majeur( même s’il en est un), il faudrait alors que les séances d’apprentissage linguistique ne soient pas une perte de temps. Hélas, ceci ne paraît pas le cas, car les enseignants, ne maîtrisant pas l’outil de communication et n’ayant aucun support pédagogique, passent tout le temps en ne répétant que des noms des objets de la classe et des conjugaisons approximatives de certains verbes. Ces exercices dénués de tout contexte communicationnel, sont fréquemment repris tout au long du cycle primaire( surtout l’anglais dans les classes francophones, le français étant généralement abandonné par les classes purement anglophones). Finalement, le cumul des connaissances des six années consécutives pourraient être réduites en une seule ou deux années bien encadrées, avec des probabilités d’avoir un bon résultat en fonction des moyens mis à la disposition.

140 Le même texte est intégralement repris pour le cas de l’anglais

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Enseignement en français et en anglais

En concevant l’idée du trilinguisme scolaire, les décideurs politiques avaient l’idée d’assigner à chaque langue un rôle de véhicule d’un certain nombre de disciplines scolaires141. Cette idée prétentieuse, discordant avec la réalité de terrain, ne pouvait pas se traduire en action. Il a fallu changer la tactique et tenter un autre scénario. Celui-ci consiste à donner priorité soit au français, soit à l’anglais, langues d’enseignement au second cycle, selon la disponibilité des enseignants. Cela dit, il existe des écoles francophones, très majoritaires(plus de 90%) et des écoles primaires anglophones(minoritaires).

Le kinyarwanda est officiellement considéré comme langue d’enseignement au premier cycle. Cependant, il est de plus en plus écarté par les écoles privées(surtout urbaines) qui préfèrent démarrer l’école en français ou en anglais pour mieux préparer les écoliers au concours national. Il se développe, en conséquence, deux types d’écoles: écoles rurales généralement pauvres, à accès difficile au secondaire et écoles urbaines, riches, véritables portes d’entrée au secondaire.

L’enseignement en français et en anglais tant souhaité, est actuellement dans une situation délicate. Comment, en effet, est-il possible d’enseigner la quasi totalité du programme primaire sans documents de référence écrits en langue d’enseignement? La pratique sur le terrain révèle énormément l’angoisse des maîtres qui, le plus souvent, sont obligés de traduire eux mêmes des manuels antérieurs, du kinyarwanda au français ou à l’anglais.

Ce travail hasardeux n’a pas, au fond, raison d’être car on passe d’une langue connue de tous à une langue inconnue des élèves et probablement de certains maîtres. On a, enfin de compte, certains contenus de matières profondément altérés par les traductions approximatives et non censurées. Les écoles rurales sont les plus affectées et la plupart d’entre elles font toujours du kinyarwanda la langue d’enseignement. A la fin de chaque séance, le maître prévoit une synthèse en langue étrangère qu’il fait mémoriser par les écoliers.Les témoignages des enseignants mettent en évidence les difficultés que rencontrent les enfants au concours national. Ils ont énormément de mal à comprendre les questions posées et à y répondre.

Education plurilingue, oui, mais pour la réussite scolaire!

L’enseignement bilingue ou plurilingue mobilise depuis plusieurs années des éducateurs et des chercheurs. Néanmoins, des expériences tentées à travers le monde, ne peuvent pas ressortir un modèle généralisable, étant donné que le plurilinguisme scolaire est corrélé à la dynamique géopolitique et socio-économique. Il est, dans cette perspective, un travail de construction et de reconstruction quasi permanentes selon les réalités de chaque espace territorial concerné.

L’exemple du Rwanda est très instructif car échappe à toute présomption. On a tendance à croire qu’un pays monolingue (ex-colonie soit-il) aurait tous les atouts pour stabiliser le statut de sa langue dans le système éducatif. Il paraît de toute évidence, qu’une langue parlée et comprise par des écoliers est bien celle-là qui, a priori, doit véhiculer d’autres connaissances. Le Rwanda a prouvé le contraire malgré tous les travaux de standardisation et de modernisation qui avaient été engagés autour du kinyarwanda.

Le noueux du problème n’est pas, au fond, d’ordre pédagogique mais relève de ce que doit être la langue de l’école vis-à-vis de la société. La langue à laquelle on confie des tâches scolaires doit, me semble-t-il, refléter les attentes et les revendications(politiques, économiques, sociales, identitaires, etc.) de la société. Il appartient, dans ce cas, aux acteurs politiques et scolaires d’opérer des stratégies qui soient à même de répondre aux attentes de la société en matière linguistique. Le rôle réel de l’école doit être bien défini en fonction de ses capacités et de ses limites, tout en sachant, qu’outre l’affaire linguistique, elle est aussi chargée d’autres missions dont elle est régulièrement appelée à rendre compte.

Pour le cas du Rwanda, le trilinguisme scolaire fait face à des difficultés de plusieurs natures. Des problèmes proprement pédagogiques sont rigidifiés par l’imprécision des politiques linguistiques qui répercutent toutes les conséquences sur l’école. Celle-ci est obligée d’agir en dessous de ses maigres moyens et sans directives claires. Comme le Ministère de l’Education le prétend, il est vrai que des enfants sont susceptibles d’apprendre deux ou plusieurs langues(LIETI A.,1994:166), RICHARDS J.C., 2001:105), mais tous les enjeux ne sont pas pour autant définis pour se rassurer de la réussite du projet. Les enfants ne deviennent bi-multilingues que lorsqu’ils sont placés dans des conditions qui le leur permettent. Dans un contexte purement scolaire, des obstacles à surmonter 141 Cf. Recommandations du séminaire- atelier du 9-10 octobre 1996, organisé par le MINEDUC à Remera, Kigali

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sont si fréquentes qu’il faut les prévenir à temps pour éviter les dérives. Dans un processus d’apprentissage scolaire, l’enseignant joue un rôle de première nécessité, non seulement comme transmetteur de compétences mais aussi et très important, comme créateur de bonnes conditions d’apprentissage et d’appropriation. L’enseignant doit, comme le dit Calvetti, B.,(1991 :332) « connaître de manière adéquate la langue qu’il doit enseigner et doit connaître de façon sérieuse la didactique de cette langue142 : une importante formation linguistique et une remarquable habileté méthodologique sont donc demandées ».

En tout état de cause, il semble irréaliste d’envisager une éducation bi-trilingue sans disposer de ressources nécessaires de base. Si l’insuffisance des méthodes et du matériel didactique parait supportable dans certaines circonstances, on ne comprend pas, le cas échéant, comment un instituteur pourrait prétendre enseigner une langue qu’il ne connaît pas. La tâche s’avère préoccupante quand il s’agit d’un public « enfants » qui mérite beaucoup de précautions. Avant l’âge de 12ans, les écoliers disposent d’énormes facilités d’acquisition linguistique(HAGEGE , C .,1996) mais doivent apprendre la langue d’une façon plus ou moins correcte et dans des conditions psychologiquement favorables. En assimilant des erreurs et des formes approximatives de la langue, les écoliers auront pus tard, de la peine à s’en défaire.

Quelques propositions :

Des propositions que je suggère concernent particulièrement le modèle d’introduction des langues à l’école primaire, en tenant compte essentiellement du potentiel enseignant que chaque école pourrait mettre en place pour enseigner la troisième langue. Je ne voudrais donc pas revenir sur la question :« Les trois langues doivent-elles nécessairement avoir une place à l’école primaire? », car pour l’instant, cette nécessité est bien socio-politiquement justifiable. La question lancinante à laquelle il est préoccupant de répondre est « comment ces trois langues doivent-elles coexister ? ».

L’école primaire rwandaise paraît incontestablement déséquilibrée par le poids du trilinguisme imposé à l’école dans des situations d’urgence, sans préalables théoriques ni expérimentales. Il importe, désormais, de réfléchir davantage sur les stratégies de sa gestion pour le rendre plus productif, en fonction de ce que l’école peut réellement garantir comme connaissances linguistiques, dans un environnement où le monolinguisme collectif ne favorise pas la pratique d’autres langues .

Parmi des actions à entreprendre, il faut revoir le système d’introduction des langues à l’école primaire en favorisant un modèle successif. Au moment où l’école souffre d’une carence minable du personnel compétent et des auxiliaires pédagogiques, ce modèle permettrait d’alléger les difficultés. Il permettrait en même temps aux organes habilités de réfléchir sur les modalités et les moyens à mettre en œuvre pour conduire sereinement le trilinguisme scolaire de façon plus régulée. Par là même, ce modèle libérerait les sept heures hebdomadaires à attribuer à l’apprentissage d’autres matières qui en auraient le plus besoin.

Il serait raisonnable d’introduire la troisième langue vers la fin de la scolarité primaire, sous forme d’initiation, de prise de conscience, quitte à ce que la langue soit suffisamment approfondie à l’école secondaire. Il n’est donc pas question de se fixer des objectifs irréalisables en faisant croire qu’ à la fin du primaire, tous les écoliers seront capables de communiquer couramment en trois langues(MINEDUC, 1997 :4), alors qu’on ne sais même pas s’ils le seront en deux langues au vu des conditions d’apprentissage.

Modèle proposé :Langue \niveau 1ère

année2ème 3ème 4ème 5ème 6ème

Langue(s) d’enseignement (s)

L. M L. M L. M L. M (3/4) + L E1 (1/4)

L. M (2/4) +LE1 (2/4)

L. M (1/4) + LE1 (3/4)

Langues enseignées

L. M+ L E1

L. M + L E1

L. M+ LE1 L. M+ LE1 L. M+ LE1+ LE2

L. M + LE1+LE2

142 Il s’agit de la langue étrangère (c’est moi qui ajoute la note infrapaginale)

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Lecture du tableau :La langue maternelle(LM) est introduite dès la première année comme matière et véhicule d’autres cours. Elle garde cette dernière fonction jusqu’à la fin de l’école primaire, ne prenant en charge qu’un quart du programme de la dernière année. Le reste est assuré par la première langue étrangère(LE1)143, enseignée dès la première année. Elle devient partiellement langue d’enseignement à partir de la quatrième, ayant la charge d’un quart du programme. La deuxième langue étrangère(LE2)144 peut être introduite comme simple cours à partir de la cinquième année (ou en dernière année) selon les compétences des enseignants.

Bien entendu, avant de démarrer ce modèle, on doit absolument s’assurer que les cours véhiculés en LE1 disposent d’une référence commune en cette langue. Autrement, ils continueraient à être enseignés en LM jusqu’à ce qu’il y ait un document de référence. Ceci entraîne, du même coup, le maintien des trois langues au concours national, dont on déplore la suppression prématurée, défavorisant ainsi arbitrairement de nombreux écoliers surtout issus des milieux ruraux.

Bref, si on s’en tient à ces quelques lignes de réflexions, on ne peut pas prétendre avoir résolu toute la difficulté. Il faut, dans toute action de planification linguistique à l’école, impliquer des acteurs concernés. Les enseignants constituent, comme le suggère J. B. BARUGAHARE (1982: 28), les personnes - ressources de premier rang :"Teachers are the main agents of the implementation of a language policy, (…), their regular contacts with the learners and their teaching behavior will determine the success of a language policy"145.

On interpelle des enseignants non seulement comme cadre de concertation mais aussi en tant qu’exécutants de la politique linguistique scolaire. La réussite de l’éducation bilingue dépend, pour ainsi dire, du rôle que jouent les maîtres d’écoles. On doit s’assurer qu’ils disposent, grâce aux moyens disponibles, des acquis susceptibles d’acheminer le projet à sa fin.

Références bibliographiques :

21. Barugahare J.B., (1982) : The role of English in Rwanda, Ruhengeli, UNR, 124 p22. Calvetti, B.,(1991) : Le bilinguisme à l’école primaire, in Revue « Enfance » :Le Bilinguisme de l’enfance , problèmes quotidiens , N0 4, PUF, pp 329-334)23. Chaudenson R.,(2006): Educations et langues : français, créoles, langues africaines, L’Harmattan, 24. Enry P., (2003) : L’enseignement au Rwanda après l’indépendance(1962-1980), L’Harmattan, 319P25. Hagège C.,(1996) : L'enfant aux deux langues, France, Ed. Odile Jacob, 298 p26. MINEDUC, (1978) : Mesures Générales d'Application de la Réforme, Kigali 27. ---- ------------, (1997): Programme de l’enseignement de français au premier cycle du primaire, Kigali, Rwanda28. NGULINZIRA, B.,(1984)::«Bilan de l’aménagement linguistique au Rwanda»in L’aménagement linguistique et terminologique au Rwanda, Kigali, MINEPRISEC, CIRELFA. 29. Richards J.C., ( 2001) : Educating Second language Children, Cambridge University Press, 365 p.30. UNR,.1989) : Evaluation de la réforme de l’enseignement primaire, secondaire, rural et artisanal intégré , Butare, 79 p31. Loi Fondamentale de la République Rwandaise, 1996, Kigali32. Constitution de la République Rwandaise, Juin, 2003

143 LE1 : est le français pour les écoles francophones et l’anglais pour les écoles anglophones

144 LE2 : est l’anglais pour les écoles francophones et le français pour les écoles anglophones

145 Les enseignants sont des acteurs principaux de la mise en place d’une politique linguistique (…), leurs contacts réguliers avec les apprenants et la qualité de leur enseignement détermineront les succès d’une politique linguistique. (notre traduction)

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Influences interlinguistiques et appropriation du français en zone franco-créole

Rada Tirvassen,

Mauritius Institute of Education & U.M.R. 8143 du C.N.R.S.

1 Introduction

Les recherches sur l’appropriation des langues secondes/étrangères ont alterné entre la prise en compte ou le rejet total de l’impact de L1 sur le mode d’apprentissage de L2/LE. En effet, des premières tentatives de conceptualisation des productions des apprenants de L2 à partir de la notion d’interlangue qui postule qu’il existe une similitude entre les processus d’acquisition de L1 et de L2 aux recherches sur l’acquisition du langage qui prend pour point de départ que l’apprenant de L2 est un explorateur d’espaces interlinguistiques (D. Véronique : 2005) lorsqu’il met en œuvre ses stratégies cognitives d’apprentissage de L2, on est passé d’une négation du rôle de L1 à une démarche qui replace l’apprentissage des langues dans une conception plus élargie de la notion de transfert.

Si on peut comprendre que les orientations diverses que prend la recherche dépendent des présupposés théoriques voire idéologiques du cadre dont on s’inspire pour les conduire, les interrogations qui proviennent du terrain (celles des enseignants chargés de faire apprendre la langue, des concepteurs de matériels pédagogiques, des formateurs d’enseignants, etc.), laissent peu de doute sur la pertinence d’une réflexion approfondie au sujet du rôle que joue L1 lors de l’appropriation de L2. Cette démarche est d’autant plus nécessaire qu’en zone franco-créole, le rapport de parenté entre le créole et le français et les contacts entre ces deux langues ont donné lieu, ces dernières années, à des positionnements scientifiques sinon contestables du moins peu éclairants146. Il est alors nécessaire de renouveler ce discours en s’appuyant sur des enquêtes de terrain menées à partir d’un outillage théorique fiable.

C’est en tout cas ce que tentera cette recherche qui vise à comprendre si l’apprenant mauricien est un explorateur d’espaces interlinguistiques quand il apprend le français avant de tenter de comprendre quelques aspects de ce processus. Poursuivant des travaux menés sur cette question depuis quelques années (R. Tirvassen : 2000 ; 2004 et 2007), nous comparerons les traits morpho-syntaxiques et lexicaux que présentent des productions langagières de trois apprenants qui se trouvent à trois stades différents de leur appropriation du français. Au-delà de l’interrogation qui sous-tend cette recherche, il s’agira d’identifier les principes théoriques qui peuvent modéliser les constats effectués ainsi que générer des pistes pour une pédagogie du français qui puisse prendre en compte le profil psycholinguistique des apprenants et les stratégies qu’ils mettent en œuvre pour apprendre la langue cible.

2 Quelques questions méthodologiques

Sur le plan méthodologique, on a pastiché une approche pseudo longitudinale en inscrivant les profils que présentent les trois témoins dans une échelle de compétences qui va de la compétence la plus basique à celle qui est la plus avancée. On sait que la démarche longitudinale permet de reconstituer la dynamique du processus acquisitionnel en suivant un ou plusieurs apprenants pendant une période de temps ; l’approche pseudo-longitudinale vise à recueillir des données en recréant, de manière artificielle, cette dynamique acquisitionnelle à partir de productions d’apprenants représentatifs des diverses étapes de l’appropriation d’une langue ou d’un point spécifique du système de la langue. Soulignons toutefois que le corpus de faible étendue dont nous disposons ne permettait pas la mise en place d’une approche pseudo-longitudinale rigoureuse. Par ailleurs, si notre conception du terme profil repose sur le principe qu’il existe une variabilité de connaissances et de capacités en langue étrangère que l’on peut mesurer à partir d’outils docimologiques classiques (D. Véronique : 1994 : 116), nous nous sommes contenté d’une évaluation subjective rapide pour hiérarchiser les trois profils.

La deuxième question méthodologique à laquelle nous avons été confronté a porté sur le tri que l’on devait effectuer dans l’ensemble des types d’énoncés que nous avons recueillis parce que ceux-ci ne constituent pas un tout homogène. Certains relèvent de la morpho-syntaxe du français, d’autres du créole et d’autres encore 146 On emploie, assez fréquemment, dans le discours scientifique dans la zone du sud-ouest de l’océan Indien, l’expression productions mélangées. Elle est non seulement imprécise mais aussi s’inscrit dans le paradigme des termes qui culpabilisent les écarts par rapport à « la » norme.

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présentent des caractéristiques assez spécifiques qui seront présentées plus loin. Une première solution provient de la typologie élaborée par W. Klein (1989) et qui porte sur les énoncés produits par des apprenants au tout début de leur appropriation de L2. Selon Klein, les différentes variétés qui marquent le passage vers la variété avancée de L2 s’inscrivent dans la dynamique suivante :

1° les premiers « énoncés » produits ne sont pas structurés selon les règles grammaticales de L2 mais selon des principes pragmatiques ;

2° les premiers énoncés structurés selon les règles de L2 relèvent d’une variété basique dont les caractéristiques sont les suivantes :

-on trouve des traces à la fois de L2 et de L1 ;-les structures syntaxiques sont en nombre réduit et sont toujours du type : SN-SV ; SN1-V-SN2 ; SN1-Cop-SN2 ; SN1-V-SN2-SN3 ;

3° le passage de cette variété de base à une variété post-basique est marquée par un développement sur trois plans : le système des pronoms, la morphologie verbale et la subordination.

On peut penser que le terme variété est peut-être inapproprié surtout pour les premiers stades de l’appropriation de L2 puisque les productions sont caractérisées par l’absence de règles systématiques. Mais il ne nous semble pas pertinent de nous attarder sur un détail alors que l’apport de Klein se situe ailleurs et permet d’effectuer un tri rapide, voire efficace entre les données obtenues. L’intérêt de la typologie de Klein est qu’elle permet d’établir une distinction entre les énoncés produits à partir de la simplification et de la surgénéralisation de règles caractérisant les systèmes d’apprenants en cours d’appropriation de L2 ou LE et ceux qui relèvent des besoins pragmatiques de témoins qui, dans une enquête où il leur faut répondre à des questions dans une L2 qu’ils maîtrisent à peine, ont parfois recours à leur L1 ou à des stratégies discursives qui les amènent à produire des énoncés qui ne relèvent ni de L1, ni de L2.

En nous appuyant sur la typologie de Klein nous avons opéré une distinction entre deux types différents de stratégies auxquels les témoins ont recours. En effet, ils produisent des énoncés en L1 alors que les questions sont posées en L2 ou alors ils tentent de franciser des structures morpho-syntaxiques de L1. Par ailleurs, il y a le phénomène spécifique de l’emprunt lexical. Le premier volet de cette étude porte justement sur un aspect des interlangues développées par les témoins. L’analyse part du postulat que les productions sont des indicateurs des processus cognitifs qui caractérisent la production langagière lors des premières productions en L2 et que les spécialistes ont appelés la grammaticalisation :

« En linguistique diachronique et typologique, le terme de grammaticalisation renvoie traditionnellement à un ensemble de processus unidirectionnels d’évolution linguistique qui ont pour point de départ une unité linguistique indépendante (un lexème, un morphème, ou une construction) qui est employée dans certains contextes pragmatiques et morphosyntaxiques spécifiques et hautement localisés, et qui devient, graduellement plus liée, perdant sa complexité sémantique, sa pertinence pragmatique, sa liberté syntaxique et sa substance phonétique, bref, son autonomie. » (in A. Housen : 1998 : 209).

De manière plus générale, on peut dire que dans l’acquisition de L2, la grammaticalisation est le processus de mouvement vers la norme de la langue-cible (I. Bartning in A. Housen : ibidem : 211). Pour l’essentiel, nous analyserons les régularités que présente le recours (ou non) à des marques flexionnelles dans les verbes utilisés. Le second volet de cette étude vise à fournir quelques indications au sujet de la nature des indices de L1 dans les productions des témoins avant qu’on ne tente de les inscrire dans une réflexion plus générale au sujet des rapports entre L1 et L2 dans le processus d’appropriation de L2.

3.0 Les énoncés qui relèvent des interlangues des apprenants

3.1 Le développement de la morphologie verbale

Nous avons présenté, sous forme de tableaux les marques flexionnelles du système verbal des différents témoins. Ceux-ci feront l’objet d’une analyse visant à dégager les grands traits. Nous avons opéré une distinction entre les verbes réguliers (qui se terminent en –er) et les verbes non réguliers (qui ont d’autres terminaisons). Nous avons aussi relevé tous les usages des auxiliaires.

N.B :

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1° seuls les verbes précédés d’un syntagme nominal sujet ont été retenus ; n’ont pas été pris en compte les verbes qui ne sont pas précédés d’un sujet ;2° tous les lexèmes créoles intégrés dans le système morphologique du français ont été retenus : e.g : toutou risse ça ;3° les erreurs sur la particule pronominale des verbes pronominaux n’ont pas été prises en compte : je lève a été classé comme une utilisation correcte

1 VRM = Verbes réguliers maîtrisés2 VRNM = Verbes réguliers non maîtrisés3 VIM = Verbes réguliers maîtrisés 4 VINM = Verbes irréguliers non maîtrisés5 AP= Auxiliaires produits 6 ANP = Auxiliaires non produits

Laval

VRM VRNM VIM VINM AP ANPJe mangej’ai mangé toutEt puis il a couchéje brosseje changeje croise je donneil s’apelleje travail j’ai oublié j’si lavé j’ai ramasséquand l’école a largué

Je allongéJe…. Couchéje parerje jouerje re-leverje jouerje partirje arroser

Je boisJe parsli boitje prends (2) (2)il est contente (2)

je partirje pas allil s’asseoirje va travailleje dormiril souriresi a sourire

j’ai mangé toutEt puis il a couchéj’ai oubliéj’ai ramasséson cheveux est il est contente (2)

J’ai couchéle manger estj’si lavési a sourire (2)

Stacy 

VRM VRNM VIM VINM AP ANP … je lève … dada lève … je mangemadame coupe j’ai travailléje brosseil donneje risse ça …

… je l’habilléje suyé çale chien levé.je travailléje joué

j’ai dormi je pars (2) il partles filles se parentpapi vient après je parsun garçon a partun part elle partelle se part

je boire zis …je boireje dormi …je a pochele chien dormi. je dormi

j’ai travailléj’ai dormi j’ai travaillé

après je suyé

Rachelle 

VRM VRNM VIM VINM AP ANPJ'ai dessiné …Elle m'a grifféJ'ai nagé… (2)maman a regardé j'ai glissé …

Il y avaitJe vais jouerC'est toutj'ai partiIl y a Christopher est

je l'ai pas battémaman a battéJe boire

J'ai dessiné …j'ai jouéelle m'a batté je l'ai pas battéElle m'a griffé maman a batté

j'ai parti

j'ai montéMa grand-mère a parti

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balançoire est casséelle est tarrangéelle est pas arrangé j'ai montéj’ai joué (2)Il mange Elles marchentil déboute Ils jouentelles marchentle chien sissite le chien débouteLe chien trappeElle fermele fille donneElle regarde

partij'ai finije parsMa grand-mère a partiElle est partieje vais venir je vais partirJe vais brosser je vais balier Il boit il y aelle va jouerLe garçon fait Le chien a fait

J'ai nagé ()maman a regardé

j'ai glissé … balançoire est casséelle est tarrangé elle est pas arrangéChristopher aussi est partij'ai finiElle est partieLe chien a fait

PS Faire une distinction entre le choix incorrect de l’auxiliaire et l’usage du morphème correct : e.g j’ai monté

Les grands traits relevés

Les questions posées aux témoins concernent les trois positions de base par rapport à l’instance d’énonciation, c’est-à-dire des événements ou des procès qui sont antérieurs au moment d’énonciation (désormais ME), des événements ou des procès qui coïncident avec le ME et des événements ou des procès qui sont postérieurs au ME. Pour exprimer ces trois moments on utilise en général le présent de l’indicatif, le passé composé et le futur périphrastique. Une comparaison globale des productions des trois témoins au plan de la morphologie verbale montre que les deux premiers témoins usent du présent et du passé composé seulement alors que Rachelle use non seulement du présent et du passé composé mais aussi de l’imparfait et des périphrases verbales pour exprimer des procès postérieurs au ME. Par ailleurs, les productions des trois témoins présentent différents types de régularités au plan de la morphologie verbale.

Les présent de l’indicatif

Les verbes réguliers

33. Laval utilise correctement la forme de la première personne de certains verbes réguliers au présent de l’indicatif (je mange, je brosse, je change, je donne, je travaille). On note aussi une substitution de la forme infinitive à la forme conjuguée pour ces mêmes verbes réguliers : je jouer, je parer, je allonger, je arroser, je lever, je coucher.

34. Stacy, comme Laval, maîtrise partiellement les marques de la première et de la troisième personnes du présent de l’indicatif des verbes réguliers : elle produit des énoncés contenant les structures je lève, je brosse, il coupe, elle parle et je risse (c’est un lexème créole auquel le témoin applique la règle de la terminaison des verbes français à une base verbale ou alors il l’emploie selon la forme phonique du mot en créole  ; l’equivalent en francais serait je tire) ; le témoin emploie aussi je jouer, le chien léver où il substitue la forme infinitive à la forme conjuguée (à moins qu’il s’agisse d’emprunts lexicaux au créole).

35. A la différence des deux premiers témoins, Rachelle emploie correctement des verbes réguliers à la première et surtout à la troisième personnes du singulier du présent de l’indicatif : la seule forme non fléchie pour désigner un événement en cours de réalisation au moment où le témoin s’exprime est jouer boule ; on constate l’absence d’un GN dans cette suite de mots.

Les verbes irréguliers

Les verbes irréguliers employés avec la désinence adéquate sont bien moins nombreux que ceux qui sont employés à la forme infinitive. Laval produit Je bois ; Je pars ; li boit ; je prends (2) ; je va travaille mais dit aussi je dormir ; il sourire ; si a sourire (2) ; je partir ; je pas all ; il s’asseoir. Stacy produit des énoncés contenant des verbes où les formes de la troisième et de la première personnes du présent de l’indicatif sont

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maîtrisées: Papi vient, je pars, il part ; mais elle emploie aussi je boire, faire calin et, surtout, le chien dormi qui est, selon toute probabilité, un emprunt lexical (avec sa structure phonique) au créole.

Rachelle, elle, maîtrise totalement les verbes irréguliers au présent ; la substitution de déboute à « se mettre debout » est une simplification syntaxique et non morphologique.

Le passé composé

24. Laval utilise le passé composé où l’auxiliaire et le participe passé sont correctement employés ( j’ai mangé tout ; j’ai oublié ; j’ai ramassé dans le plastique) mais il est difficile de savoir s’il ne s’agit pas de routines ; en revanche, il use de verbes irréguliers à la seule forme infinitive : il sourire (2 occurrences), et puis partir (4 occurrences). Interrogée sur des événements accomplis, Stacy utilise le plus souvent le présent de l’indicatif pour les évoquer. Elle emploie plus rarement le passé composé j’ai dormi ; j’ai travaillé ; le maison et dans d’autres énoncés, substitue la forme infinitive à la forme conjuguée faire calin et je boire du lait … . Enfin, Rachelle maîtrise la forme de la première personne des verbes réguliers et irréguliers sauf pour le verbe battre pour lequel elle emploie la désinence d’un verbe régulier : Moi je l’ai pas batté; elle m’a batté ; les deux seules formes non fléchies sont celles du verbe boire pour rendre compte d’une action accomplie. Cette surgénéralisation de la forme des verbes réguliers au détriment des verbes irréguliers est un indicateur du processus d’appropriation du participe passé pour exprimer l’accompli.

Laval confond les auxiliaires avoir et être : je suis lavé, il a couché. Stacy emploie, à trois reprises, l’auxiliaire avoir ; dans deux énoncés, elle utilise correctement l’auxiliaire avoir et dans le troisième, elle généralise l’emploi de l’auxiliaire avoir au détriment de l’auxiliaire être: J’ai dormi…j’ai travaillé la maison…un garçon a part à l’école… Rachelle maîtrise la règle auxiliaire suivi du participe pour rendre compte d’événements/de procès accomplis mais a tendance à généraliser l’auxiliaire avoir au détriment de l’auxiliaire être: sur 16 énoncés contenant des auxiliaires, elle emploie correctement l’auxiliaire avoir 9 fois; elle emploie correctement l’auxiliaire être 4 fois mais la remplace par l’auxiliaire avoir à trois reprises; s’il y a généralisation de l’auxiliaire avoir au détriment de l’auxiliaire être, ceci se fait dans trois énoncés seulement; dans quatre autres, le témoin emploie correctement l’auxiliaire être.

L’expression d’événements postérieurs au ME

Des trois témoins, Rachelle est le seul à employer la forme de la troisième et de la première personne du futur périphrastique: je vais venir… elle va jouer…

Les verbes pronominaux

On peut souligner l’absence de toute forme correcte des verbes pronominaux dans les productions de Laval. Stacy n’emploie pas la particule pronominale avec les verbes pronominaux ou alors elle l’emploie avec des verbes non pronominaux : Je lève…dada lève…je brosse les dents…je d’habillé…les filles se parent à la mer…Elle se part.. Enfin Rachelle n’emploie pas la tournure pronominale mais use de la forme passive :Balançoire bébète est cassée; Elle est arrangée (elle a été réparée).

3.2 Constats majeurs

Pour faciliter l’interprétation des données recueillies, nous utiliserons la distinction effectuée par Klein entre la variété post-basique et la variété avancée afin d’établir une différence entre les stades auxquels sont parvenus nos témoins. Nous ne manquerons pas de souligner l’inadéquation du terme variété : d’ailleurs, ainsi qu’on peut le constater, il existe, dans les productions de Laval et de Stacy des traits morpho-syntaxiques qui relèvent à la fois de la variété basique et de la variété post-basique. En tout cas, si l’on s’appuie sur cette distinction, on peut raisonnablement affirmer que les productions de Laval et de Stacy s’apparentent aux caractéristiques de la variété post-basique alors que celles de Rachelle peuvent être associées à la variété avancée. Le tableau qui suit résume l’essentiel de nos constats et mettent en évidence la distance entre les deux stades atteints par nos témoins.

Laval et Stacy Rachelle Les verbes réguliers au présent de l’indicatif

De nombreux verbes réguliers utilisés correctement à la 1ère et la 3e personne du singulier mais aussi généralisation de la forme

maîtrise les désinences du présent des verbes à toutes les bases verbales

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infinitive au détriment des verbes conjugués.

Les verbes irréguliers De nombreux verbes irréguliers utilisés correctement à la 1ère et la 3e personne du singulier mais aussi généralisation de la forme infinitive au détriment des verbes conjugués.

maîtrise les désinences du présent des verbes à toutes les bases verbales

Le participe passé Les usages du passé composé sont rares ; il est d’ailleurs difficile de dire s’il ne s’agit pas de routines. Par ailleurs, autant de participes passés correctement employés que de formes infinitives à la place du participe passé.

Maîtrise la forme de la première personne des verbes à une base verbale, et à deux bases sauf pour le verbe battre pour lequel elle emploie la désinence d’un verbe à une base

Laval et Stacy confondent les auxiliaires avoir et être 

A tendance à généraliser l’auxiliaire avoir au détriment de l’auxiliaire être

Temps verbauxle temps le plus fréquemment employé est le présent ; quelques rares emplois du passé composé

Utilise non seulement le présent mais aussi le passé composé ainsi que la périphrase verbale pour l’exprimer l’avenir ; par ailleurs, il y a un verbe à l’imparfait

Si l’on s’appuie sur ces données, on peut considérer que les trois témoins sont en plein processus de construction de leur système de morphologie verbale. Toutefois, Rachelle est à un stade bien plus avancé : elle a déjà maîtrisé les formes de la première et de la troisième personnes du présent de l’indicatif des verbes réguliers et irréguliers  ; Laval et Stacy sont encore en train de développer la règle du présent de l’indicatif des verbes réguliers. Rachelle maîtrise presque le participe passé des verbes réguliers et irréguliers, ce qui n’est pas le cas pour Stacy et Laval. Enfin, Rachelle a déjà développé la structure « auxiliaire suivi du participe passé » pour exprimer l’accompli ; elle a tendance à généraliser l’auxiliaire avoir, ce qui est une première étape vers la maîtrise de la distinction entre les verbes qui sont conjugués avec les auxiliaires être et avoir. S’agissant des temps verbaux, Laval et Stacy emploient surtout le présent et plus rarement le passé composé. Rachelle utilise non seulement le présent mais aussi le passé composé ainsi que la périphrase verbale pour l’exprimer l’avenir ; par ailleurs, il y a un verbe à l’imparfait dans ses productions ainsi que deux occurrences de la forme passive.

Si l’on fait le point autour des caractéristiques morpho-syntaxiques des énoncés produits par nos trois témoins, on peut affirmer que Laval et Stacy produisent une variété post-basique de L2 marquée par l’émergence des règles de la morphologie verbale du français alors que les productions de Rachelle s’inscrivent plus dans une variété avancée : elle a déjà maîtrisé les règles fondamentales de la morpho-syntaxe du français et évolue vers des règles complexes. Il reste maintenant à analyser les types d’indices de L1 qui se retrouvent dans ces deux variétés des interlangues des témoins.

4.0 Les indices de L1

4.1 Enoncés entièrement en créole

L’objectif simple que nous nous sommes donné a consisté à fournir quelques indications statistiques sur le nombre respectif d’énoncés en créole et en français même si nous savons qu’il est toujours risqué de procéder à ce genre d’exercice puisque les actes de parole produits ne correspondent pas à des énoncés. Exemple  : Brian einn, ein.. jouer et puis regarder la ti komik.

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Les chiffres fournis n’offrent que de vagues indications des types d’énoncés produits. Si l’on se fonde sur le repérage effectué, on peut dire que Laval produit environ 25 énoncés en créole et 34 énoncés en français. Stacy, elle, produit environ 20 énoncés en créole et le même nombre en français. Enfin, il n’y aucun énoncé en créole dans les productions de Rachelle. Il est utile de signaler qu’il existe un rapport étroit entre les énoncés en créole et les variétés de L2. On peut penser, en nous fondant sur nos observations, que la variété post-basique est plus perméable aux énoncés en créole qu’une variété avancée de L2.

Ouvrons une parenthèse pour dire que les énoncés en créole constituent des réponses à des questions posées en français :

E : Hier à la maison, qu’est ce que tu as fait ?T : Je allongéE : OuiT : Après mo guet televisionE : Non en français. Après qu’est ce que tu as fait ?T : Je hmmmE : Je ?T : Je…. Couché

Ainsi que le montre cet extrait, le témoin a les compétences « passives » nécessaires à la compréhension de ces énoncés ; par ailleurs, il maîtrise aussi deux règles sociolinguistiques. La première suppose une réponse, en français, à une question posée en français. C’est la raison pour laquelle il francisera certains énoncés produits en créole (voir dans la partie suivante). Toutefois, il sait aussi que les insuffisances dans les compétences en français peuvent être palliées par des productions en créole. En effet, c’est ce que montre l’extrait ci-dessus, qui rend compte d’une activité de communication en français entre sa maîtresse et les écoliers de sa classe :

Extrait 1Ens : qu’est-ce que tu pars faire quand tu vas à la mer ?App : pour nagerEns : tout le monde part juste pour nager ?App : pour pêcherEns : mais quand on a fini de nager qu’est-ce qu’on fait ?App : miss mo ale dan bateau moi* (énoncé en créole =mademoiselle, moi je fais un petit tour en pirogue). Ens : on peut partir en bateau…encore, qu’est-ce qu’on peut faire encore ? quand on est sur le sable ? quand on va à la mer il y a le sable ?

Dans cette classe de pratiques de la communication orale en français, l’institutrice travaillait sur le thème de la mer. Elle voulait s’assurer que les enfants comprenaient ce qu’elle disait et pouvaient répondre, si possible en français, aux questions qu’elle leur posait. Dans cette interaction (qui ressemble à bien d’autres) entre les enfants et la maîtresse, les enfants répondent spontanément en créole quand ils n’ont pas les compétences nécessaires en L1 et la maîtresse reformule en français les réponses sans sanction aucune.

Les énoncés entièrement en créole ainsi que les autres indices du créole s’expliquent donc par la nécessité dans laquelle se trouve l’apprenant de participer à un échange communicationnel dans une langue qu’il ne maîtrise pas dans des interactions où le changement de code est autorisé. Les compétences développées par le témoin T3 lui permettent d’éviter des énoncés entièrement en créole.

4.2 Enoncés en créole avec indices de francisation

T1 T2 T3Je allongé je boire zis … je joué enn ti peu Pache fromage … passe sur

dupain …Sorter alle travail donne à manzé à les enfants

et puis je brosse mo le dents le chien levé.assier moi kan miss dit moi metter la main dans la bouche comsa, croiser les bras et je croise les bras comsa … je parer moi aussije pas all la maisonquand l’école a largué

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je donne mo maman enn fleurcuit le manger, et puis all assizer et brille le mangeril s’asseoir et puis, couma il s’apelle ein , apres quand manger est brille, et puis galouper vini donn nous manger

En nous appuyant sur la typologie de Klein, nous avons repéré les énoncés qui ne sont pas structurés selon les règles grammaticales de L2 mais où l’on trouve des traces à la fois de L2 et de L1. Exemples : Je allonger = si le pronom personnel je relève du français, allonger peut à la fois être un emprunt lexical au créole ou l’usage d’un verbe pronominal sans la particule pronominale et sans la marque flexionnelle adéquate.

Sorter alle travail = sorter est peut-être employé comme un lexème français mais sans la marque flexionnelle adéquate ; la forme infinitive non plus ne convient pas puisqu’il peut s’agir de l’usage de la forme infinitive des verbes réguliers au détriment d’un verbe irrégulier. En revanche, alle travail est une structure morpho-syntaxique empruntée au créole.

et puis je brosse mo le dents = on note l’usage de la conjonction de coordination et et d’un adverbe français (puis) ainsi que du pronom personnel ; en revanche l’adjectif possessif mo ainsi que le lexème ledan sont empruntés au créole.

On retrouve les mêmes types d’énoncés mais en nombre nettement plus réduit dans les productions du témoin Stacy.

Ces énoncés manifestent un désir de communiquer en français. Toutefois, il est évident que le témoin ne maîtrise pas les règles morpho-syntaxiques ainsi que le vocabulaire nécessaires pour s’exprimer en français. Ce constat ainsi que celui évoqué dans la partie précédente confirment qu’il est nécessaire, en situation didactique, de prendre en compte les besoins communicationnels des apprenants qui doivent s’exprimer dans une langue qu’ils ne maîtrisent pas.

4.3 Les emprunts lexicaux

Notre première tâche dans cette partie consacrée aux emprunts lexicaux a consisté à faire un tri entre les lexèmes qui sont utilisés dans des énoncés en créole (ils n’ont pas été pris en compte) et ceux qui sont utilisés dans des énoncés en français. Par la suite, nous avons établi une typologie des emprunts selon les caractéristiques qu’ils présentent. Pour rendre plus facile une interprétation des données recueillies, nous avons encore une fois présenté, sous forme de tableau, les lexèmes retenus.

Emprunts de termes grammaticaux

puis je change mo lingeje prend enn goude de l’eau et je arroserje change mo linge l’école ; sa si est sourire

Laval

Papi vient cherche moiElle parle avec zotte zamisZotte part à l’école

Stacy

RachelleEmprunts de termes inexistants en français

linge l’école ; couk cassiet ; quand manger est brille ; je re-lever ; joujou ménage ;

Laval

Suyer ; risse ; StacyLe van ; dizoeuf ; trappe ; Rachelle

Emprunts de termes employés avec le sens qu’ils ont en créole

LavalStacy

Elle m’a batté ; balançoire ; arrangé ; Rachelle

Ainsi qu’on peut le constater, tous les témoins ont recours à l’emprunt lexical. Toutefois, la nature des emprunts varie selon les types de variété de langue que produisent les témoins : seuls Laval et Stacy empruntent des termes qui ont, dans l’énoncé, une fonction grammaticale. Rachelle ne les emploie pas. On constate par ailleurs que sa

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maîtrise des termes grammaticaux va au-delà des pronoms personnels, des déterminants et des prépositions puisqu’elle use du pronom complément : moi je l’ai pas batté ; elle m’a batté. Notre corpus n’étant pas suffisamment étendu pour que l’on puisse tirer des enseignements à caractère général sur le phénomène de l’emprunt, on peut penser qu’une hypothèse qui peut faire l’objet d’autres observations concernerait la question de l’emprunt de mots outils. On peut en effet penser que le processus de grammaticalisation en L2 se caractérise par une élimination progressive de cette catégorie de termes. En revanche les emprunts strictement lexicaux sont présents dans les productions des trois témoins. Si l’on s’appuie sur notre connaissance des productions d’apprenants de L2, on peut là aussi penser qu’il y a lieu de vérifier si les termes créoles qui ont leur équivalent en français régional mauricien ne disparaissent pas progressivement. On peut tenter un rapprochement entre les constats réalisés dans ces observations et d’autres enquêtes qui portent plus spécifiquement sur l’utilisation des dialectalismes. D’abord, les termes qui n’existent pas en français régional mauricien disparaissent. Par exemple, les termes qui présentent la particularité d’être plus simples sur le plan morpho-syntaxique (il déboute et il se met debout : en gros, on en fait un lexème simple à partir d’un lexème complexe) ainsi que les termes créoles dont les formes créoles sont identifiables : balier (pour balayer); galouper (pour galoper); trappe (pour attraper) seront remplacés par leurs équivalents en français. Ensuite, les termes qui sont utilisés avec la signification qu’ils ont en créole seront remplacés par leurs équivalents en français : arrangée (=réparée) ; maillé (=attraper); paré (=s’habiller) vont disparaître progressivement alors que vanne (=minibus) ne disparaîtra jamais.

5 Discussion et conclusion

Une synthèse des données recueillies montre que ces trois témoins ont recours à trois catégories de structures morpho-syntaxiques qui n’ont pas la même signification. Les deux premières catégories d’énoncés (ceux qui sont entièrement en L1 et ceux qui sont caractérisés par une juxtaposition de syntagmes/règles grammaticales de L1 et de L2) s’expliquent par ce que Klein appelle les raisons pragmatiques. Il est nécessaire de distinguer ces énoncés qui relèvent de la nécessité de communiquer et qui ne constituent pas une indication du processus d’appropriation de L2 des énoncés qui eux relèvent de l’interlangue des apprenants. En revanche, les énoncés marqués par les tentatives de francisation montrent que les apprenants ont développé une catégorisation des langues et qu’ils associent un certain nombre de traits morpho-phonologiques (et peut-être syntaxiques) à chacune des deux langues. Par ailleurs, si on se réfère à la typologie de Klein, on peut dire que les variétés basiques (« énoncés » qui ne sont pas structurés selon les règles grammaticales de L2 mais selon des principes pragmatiques) et post-basique de L2 ne s’excluent pas mutuellement. Il serait intéressant de conduire des enquêtes sur un nombre plus important de témoins ayant à peu près ce profil linguistique pour vérifier s’il y a des régularités notamment dans le processus de francisation qui constitue une indication de la catégorisation des éléments linguistiques appartenant à L2 et L1.

Ces éléments qui relèvent de L1 caractérisent les productions de Laval et de Stacy. On ne les retrouve pas dans celles de Rachelle qui est, elle, à un stade plus avancé. En nous appuyant sur les différences entre les catégories d’énoncés qu’elle produit et celles produites par Laval et Stacy, on peut conclure que la maîtrise des règles élémentaires de L2 entraîne la disparition de ces énoncés structurés à partir des principes pragmatiques. Pour avoir observé des cours de français en maternelle à Maurice, on peut dire qu’il n’y a pas, à ce stade de scolarisation, de chasse aux créolismes. Les seuls indices de L1 qui ne disparaissent pas sont les emprunts lexicaux. La question du vocabulaire est totalement différente de celle de la morpho-syntaxe dans des communautés où le français est non seulement une langue véhiculaire mais aussi une langue qui s’est vernacularisée : son enseignement ne peut pas être déconnecté des phénomènes de contact de langues et surtout de l’émergence de variétés dialectales associées à la communauté linguistique. On peut se reporter aux réflexions sur les différents modes de vernacularisation de cette langue (Manessy : 1994 ; D. de Robillard : 1993) pour signaler que tout positionnement que l’on devrait adopter par rapport aux emprunts lexicaux ne peut ignorer la légitimité accordée aux dialectalismes par la communauté linguistique (D. de Robillard : 1993).

Venons-en à l’essentiel de nos propos. Il serait fallacieux de faire croire que les enquêtes de terrain menées à Maurice peuvent, seules, générer des pratiques pédagogiques. Il est nécessaire de dépasser le cadre des observations empiriques pour identifier le cadre théorique le plus adéquat pour modéliser les constats effectués. Seul ce cadre peut fournir un certain nombre d’explications à caractère général sur les modalités d’appropriation des langues secondes/étrangères et peut alimenter une réflexion sur les pratiques pédagogiques les plus appropriées à l’ensemble des terrains présentant les mêmes spécificités que le nôtre. Une première étape dans cette démarche a consisté à établir des rapprochements entre les données recueillies dans nos enquêtes et celles observées par d’autres chercheurs qui ont travaillé sur des questions apparentées dans d’autres contextes. Une recherche documentaire (D. Véronique (1984), Béniak et Mougeon (1980), Clark (in Beniak et Mougeon, 1980), Grégoire (in Beniak et Mougeon : 1980) et Harley & Swain (in Beniak et Mougeon, 1980)), sur des analyses conduites à propos des caractéristiques morphologiques de productions de témoins qui ont des profils linguistiques proches des nôtres mais appartenant à d’autres communautés linguistiques a montré les similitudes

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entre nos constats et ceux réalisés par ces autres chercheurs. Pour aller vite, nous renvoyons à R. Tirvassen  : 2000 et au tableau qui résume l’essentiel des données recueillies par les chercheurs cités. On constatera que l’on retrouve les mêmes constats que nous avons dégagés de nos enquêtes.

Quant au cadre conceptuel permettant de modéliser les constats qui émergent de nos observations empiriques, on peut penser qu’il provient des efforts de théorisation de R. Hawkins qui réalise cette opération à partir d’une synthèse de travaux menés sur la morphologie verbale :

« L2 speakers of different ages, from different L1 backgrounds, learning English under different conditions and with different kinds of input, have broadly similar accuracy profiles on tests like the Bilingual Syntax Measure (with some possible L1 influence)” Hawkins: 2001: 43.

Si l’on décortique les implicites de la citation de R. Hawkins, il faut alors signaler la précaution que prend le linguiste britannique quand il use du terme « broadly », un terme qui laisse la porte ouverte à d’autres recherches pouvant mener à des prédictions encore plus précises. Les réflexions engagées sur les rapprochements entre le développement de la morphologie verbale en français et le phénomène de créolisation confirme la nécessité d’entreprendre d’autres travaux pour que l’on arrive à déterminer si une des particularités du créole n’influe pas, de manière fine, sur l’acquisition de cette règle de la grammaire du français par les enfants mauriciens.

Là encore, c’est la réflexion de D. Véronique qui ouvre la voie à cette recherche dans une étude où il établit un lien entre la grammaticalisation en français et le processus de créolisation. On sait, en effet, que lors du processus de grammaticalisation, l’apprenant produit des énoncés où prédominent des éléments nominaux, puis des énoncés organisés autour de verbes non fléchis avant d’arriver à la construction d’énoncés à verbe fléchi. Reprenant Klein et Perdue, D. Véronique évoque la zone de fossilisation potentielle que constitue le verbe non fléchi, phénomène qui s’est manifesté lors des premières productions « créoles ». Une des questions que l’on peut se poser est de savoir si un apprenant créolophone maîtrisant une langue isolante n’a pas plus de difficulté pour développer les règles de la morphologie verbale dans une langue flexionnelle que quelqu’un maîtrisant une langue flexionnelle comme L1. On sait, en effet, que les valeurs temporelles, aspectuelles et modales en créole sont exprimées au moyen des marqueurs pré-verbaux et que les verbes sont invariables. La seule marque morphologique qui existe dans le système verbal du créole mauricien oppose les verbes à deux formes et ceux qui n’en ont qu’une. Les verbes à deux formes ont une forme courte, à désinence zéro et une forme longue à désinence –e. Cette catégorie comprend aussi quelques verbes à alternance zéro/-i. On peut donc se demander si les apprenants mauriciens ne prennent pas plus de temps pour passer cette étape cruciale marquée par l’émergence de formes fléchies et si la fossilisation de la forme non fléchie n’est pas plus importante pour un créolophone que pour un apprenant ayant l’espagnol ou l’italien comme L1. Bien évidemment, ce genre d’hypothèse suppose la mise en place d’un protocole d’enquête rigoureux.

En tout cas, ce cadre théorique élaboré par R. Hawkins à la suite de plus d’une décennie de recherches sur le développement de la morphologie verbale rend plausible la distinction opérée au début de cet article entre les énoncés marqués par des indices de L1 qui s’expliquent par les besoins pragmatiques qu’éprouve un témoin-locuteur et les énoncés qui renvoient au processus de grammaticalisation. Les observations empiriques et surtout l’effort de théorisation sur le mode de traitement de l’input morpho-syntaxique offrent ces pistes que l’on recherchait pour jeter les bases d’une didactique du français LE/L2. En effet, si l’on part du principe que l’on a grossièrement exagéré le rôle attribué à L1 lors du processus de grammaticalisation en L2, on peut alors penser que le souci premier d’une didactique de L2/LE est la mise en place des conditions nécessaires au processus d’appropriation de L2. Parce que la pédagogie inspirée du constructivisme privilégie, pour l’enseignement-apprentissage des langues, la prise de parole en L2 et parce que la prise de parole met en scène à la fois des efforts de traitement cognitif et une mobilisation des ressources langagières marquée par des stratégies diverses qui vont de la production d’énoncés en L1 à des énoncés caractérisant l’interlangue de l’apprenant de L2 en passant par des « énoncés mixtes » (que l’on peut décrire), il est utile de se donner les moyens d’éviter des amalgames. Par ailleurs, si l’on s’appuie sur les enquêtes de terrain menées pour tirer des enseignements, on dira que quand on pose L1 comme un des obstacles à l’appropriation de L2, on ignore que L1 est présent dans les productions basiques et post-basiques mais si l’on se permet de généraliser à partir des observations empiriques réalisées, ces indices disparaissent automatiquement dans les variétés avancées sauf pour les emprunts lexicaux.

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Weinreich, U., 1953, Languages in contact, La Haye , Mouton. Je voudrais remercier M. Carayol pour sa relecture de ce texte.

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Atelier 5 : Le partenariat entre les langues dans l’enseignement des littératures francophones 

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LES IMPLICATIONS POLITIQUES ET DIDACTIQUES DU CONCEPT DE

PARTENARIAT LINGUISTIQUE 

Pierre Dumont

Une première constatation s’impose lorsqu’on essaie d’étudier la manière dont s’est construit, peu à peu, le passage de la francophonie à la Francophonie, de la réalité linguistique à la construction politique, c’est le peu d’importance accordée aux questions linguistiques.

Car il s’agit bien de cela. En effet, on constate, s’il faut en croire B. Maurer dans un ouvrage sur le point d’être publié par l’AUF (L’Avenir du français) que de Versailles (Premier Sommet francophone, 1986) à Ouagadougou (Xe Sommet francophone, 2004), la question linguistique est vraiment peu présente. D’une certaine manière, on doit savoir gré aux hommes politiques, de F. Mitterrand à J. Chirac, d’avoir évité les envolées lyriques limitées à quelques déclarations obligées comme « la langue française porteuse d’ouverture et d’expression » (F. Mitterrand, 1986), ou bien « la langue française qui prédispose à une certaine vision entre les hommes et les communautés » (J. Chirac, 1995).

En réalité, les thèmes des Sommets concernent beaucoup plus la solidarité, la politique internationale, l’aide au développement durable que la langue française elle-même. Si certaines résolutions ont été prises concernant la langue française, comme celle portant sur l’usage obligatoire du français dans les organisations internationales (Chaillot, 1991), les actions en faveur du français ne constituent pas l’essentiel des programmes comme l’illustre la surprenante déclaration de F. Mitterrand lors du Sommet de Chaillot (1991) : « La Francophonie, ce n’est pas le français. » C’est toujours au cours de ces différents Sommets qu’ont été employées des expressions aujourd’hui très répandues comme celles de « langue de coexistence » pour parler du français (F. Mitterrand, 1993) ou de « langues partenaires » pour parler plus spécifiquement des langues africaines (A. Diouf, Cotonou, 1995). On peut même rappeler que c’est J. Chirac qui, pour la première fois dans l’histoire de la Francophonie, souligne « l’importance de la langue maternelle de l’enfant dans l’éducation de base » (Cotonou, 1995), ceci en totale rupture avec plus d’un siècle de règne exclusif du français dans les systèmes éducatifs des pays anciennement sous tutelle française.

Cette politisation progressive de la Francophonie qui commença, dès 1989, par l’adoption du « F » par F. Mitterrand, s’est clairement déclarée lors du Sommet de Maurice (1993) où, pour la première fois, on parla, pour qualifier cette rencontre, d’une Conférence de chefs d’États « ayant le français en partage » et non plus « en commun ». Cette évolution s’est confirmée de Sommet en Sommet : droits de l’Homme et de la personne à Hanoi en 1997, droits de la jeunesse à Moncton en 1999, où fut décidée l’organisation de trois conférences, celle de Luxembourg consacrée aux droits des femmes (2000), celle de Bamako consacrée à la démocratie (2000), celle de Cotonou, consacrée à la diversité culturelle (2001). La fameuse Déclaration de Cotonou apparaît, aujourd’hui encore, comme la Charte fondamentale de la Francophonie, « la diversité culturelle constituant l’un des enjeux majeurs du XXIe siècle ». Il est à souligner que l’expression « diversité culturelle » était suivie d’une note explicative147 précisant que « la diversité culturelle intégrait la diversité linguistique ».

Mais, pour ce qui concerne l’analyse des relations de plus en plus serrées qui se tissent entre les spécialistes (didacticiens, linguistes, sociolinguistes) chargés de définir des politiques éducatives (en termes d’aménagement et de planification linguistiques) et les institutions francophones, il faut étudier de plus près comment sont traitées les questions qui touchent à l’éducation en Francophonie.

Le Cadre stratégique décennal de la FrancophonieCette prise en compte des questions éducatives apparaît très nettement dans un document essentiel pour

l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), le Cadre stratégique décennal de la Francophonie qui, désormais, définit la politique des instances francophones jusqu’en 2014.

Avec ce document, l’OIF s’est doté, en novembre 2004, à l’occasion du Xe Sommet de la Francophonie (Ouagadougou), consacré au développement durable, d’une feuille de route fixant pour une période de dix ans, les axes stratégiques de son intervention et les domaines de son action multilatérale :Promouvoir la langue française et la diversité culturelle et linguistique ;Promouvoir la paix, la démocratie et les droits de l’Homme ;Appuyer l’éducation, la formation, l’enseignement supérieur et la recherche ;

147 Déclaration et plan d’action de Cotonou adoptés le 15 juin 2001 par les ministres et chefs de délégation des États et gouvernements des pays ayant le français en partage lors de la IIIe conférence ministérielle sur la culture, document diffusé par l’Agence Intergouvernementale de la Francophonie, 31 pages.

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Développer la coopération au service du développement durable et de la solidarité.Je m’intéresserai aujourd’hui exclusivement à l’axe 1 du Cadre stratégique décennal (OIF, 2004a, pp.9-

11).

Promouvoir la langue française et la diversité linguistique et culturelleL’intitulé de cet axe donna lieu à certaines analyses émanant de linguistes, de sociolinguistes et de

didacticiens, chercheurs et enseignants-chercheurs engagés parfois depuis longtemps dans des opérations de formation didactique, partout où le français n’est pas la langue maternelle des apprenants, mais une langue soit étrangère, soit seconde, en tout état de cause « partenaire », pour reprendre de nouveau l’expression lancée sur le marché francophone par le Président A. Diouf, actuel Secrétaire général de l’OIF, lors du Sommet de Cotonou148.

C’est ainsi qu’en remplacement de l’intitulé « Promotion de la langue française et de la diversité linguistique et culturelle », avait été proposé celui de « Promotion de la diversité linguistique et culturelle au sein de l’espace francophone ». Ainsi défini, cet axe portant prioritairement sur la diversité en tant que telle et non sur la langue française proprement dite, n’aurait plus pu donner lieu, comme encore trop souvent, à une interprétation néo-impérialiste de la Francophonie. En effet, aux yeux de nombreux acteurs de terrain, les institutions francophones n’apparaissent toujours que comme des instruments au service de la défense de la seule langue française, au détriment des langues nationales, en particulier en Afrique. On peut rappeler, à cet égard, la publication, dans Le Monde des livres du 15 mars 2007, du manifeste prônant l’émergence d’une « littérature monde en français » annonciatrice de la fin de la francophonie :

« L’émergence d’une littérature monde en langue française consciemment affirmée, ouverte sur le monde, transnationale, signe l’acte de décès de la francophonie. Personne ne parle le francophone, ni n’écrit en francophone. La francophonie est de la lumière d’étoile morte. Comment le monde pourrait-il se sentir concerné par la langue d’un pays virtuel ? »

Ce texte n’échappe pas à la démagogie, à la provocation d’ordre publicitaire. En effet, il est impensable que ses signataires ignorent l’évolution de la francophonie entamée depuis plusieurs décennies. Erik Orsenna, lui-même, signataire du manifeste, aurait-il oublié le chapitre qu’il intitula « Pour en finir avec le petit-nègre » dans Besoin d’Afrique, ouvrage qu’il co-signa avec C. Guillemin et E. Fottorino en 1992 ?

La problématique de l’émergence d’une littérature francophone, totalement décentrée par rapport à la littérature française, a été clairement définie à maintes reprises, et notamment dans un article intitulé « Allah n’est pas obligé, merci Monsieur Ahmadou Kourouma », publié en 2001 dans le n°15 de la revue du CNRS Le Français en Afrique.

Réduire, comme le fait ce manifeste, l’émergence d’une « littérature monde » à une simple « autonomisation » de la langue relève de la plus intolérable des superficialités car il s’agit bien de tout autre chose. Il s’agit de l’émergence d’un sujet énonciateur francophone pour qui la langue française est à la fois l’expression d’une identité singulière et d’une identité collective.

Il n’en demeure pas moins que si la proposition de modification formulée par un certain nombre d’experts lors de la rédaction définitive du texte du Cadre stratégique décennal avait été retenue, ce genre de dérapage médiatique aurait sans doute été évité. Quoi qu’il en soit, la « promotion de la langue française » continue d’être l’une des quatre « missions » de la Francophonie (c’est le terme retenu par les rédacteurs du Cadre stratégique décennal). Est-ce à dire que, pour les responsables politiques en charge de l’OIF, seuls les objectifs de promotion et de diffusion de la langue française sont à prendre en compte ? On ne peut que répondre négativement à une telle interrogation car, pour ses responsables institutionnels, le concept de Francophonie inclut déjà en lui-même celui « d’espace francophone » au sein duquel la langue française se trouve naturellement en situation de coexistence, et non de concurrence, avec d’autres langues. Il est, en effet, très intéressant d’analyser en quels termes cet axe (Promouvoir la langue française et la diversité linguistique et culturelle) est présenté dans le document officiel qui, sur le site Internet149 de l’OIF, présente les missions de l’Organisation dans les dix années à venir :

« La Francophonie veille au renforcement du français comme outil de communication et vecteur culturel et, par extension, comme langue de communication internationale, d’enseignement et de support à un dynamisme intellectuel, scientifique et culturel novateur. Elle associe cette action à son engagement en faveur du plurilinguisme en symbiose avec les grandes communautés linguistiques dans le monde.

Au plan national, la promotion de la langue française s’inscrit dans une problématique de cohabitation du français avec d’autres langues partenaires ou internationales, et ce dans la plupart des pays membres, dont vingt-neuf ont le français pour langue officielle. La Francophonie a déjà joué un rôle

148 On ne peut manquer, à cette occasion, de signaler un certain flou dans les emplois de l’adjectif « partenaire » appliqué au nom « langue ». « Langue partenaire » désigne le plus souvent une langue africaine ou maternelle, mais il arrive que certains décideurs déclarent que le français est une langue « partenaire » des langues nationales.149 http://www.francophonie.org/oif/missions.cfm

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de pionnier pour la reconnaissance de la diversité culturelle et le dialogue des cultures. Elle a décidé de se donner les moyens de faire face aux tendances uniformisatrices de la mondialisation et de favoriser le maintien et l’essor de la diversité culturelle et linguistique. »

Dans un style aux relents parfois senghoriens150 (les termes de « symbiose » et « dialogue des cultures » ne peuvent être ici dus au seul hasard), l’accent est mis, dans ce texte de présentation sur une double mission confiée à la Francophonie : lutter contre la mondialisation des langues et des cultures, inscrire le français dans une problématique de cohabitation avec d’autres langues « partenaires » (c’est-à-dire, une fois encore, africaines) ou internationales.

Ce texte, que l’on pourrait donc juger a priori « en retrait » par rapport aux propositions faites par les experts consultés, mais non écoutés, se justifie implicitement par le rappel très net du caractère « officiel » de la langue française dans vingt-neuf des États membres de l’OIF.

Le deuxième point proposé à l’examen des experts consultés pour l’élaboration du Cadre stratégique décennal de l’OIF concernait la contribution des instances francophones à « rendre efficace l’évolution de la langue comme outil de la modernité, par des actions en faveur du français comme langue d’apprentissage des jeunes ».

Là encore, certains experts avaient proposé de compléter cet objectif de « modernisation » en préconisant de favoriser dans tout l’espace francophone une prise de conscience des processus linguistiques d’appropriation du français. Il s’agissait là, en réalité, de mettre en place des instances aptes à faire intégrer par les institutions académiques l’émergence de normes endogènes en dehors desquelles les apprenants, malgré le développement des stratégies dites de « compétences », continueront de rejeter une langue et un enseignement qui ne correspondent plus à leurs besoins, ceux-ci se situant à trois niveaux bien distincts, celui de l’information (acquisition des savoirs), celui de la communication (prise en compte des besoins sociaux) et celui de l’imaginaire (acquisition vs appropriation), qui font aujourd’hui l’objet de toute l’attention des didacticiens du FLE, du FLS et du FLSCO.

Ces nouvelles suggestions dans ce domaine ne furent pas plus retenues que les précédentes par les rapporteurs de l’OIF chargés d’élaborer la synthèse finale du Cadre stratégique décennal. On est donc en droit de s’interroger aujourd’hui sur les raisons pour lesquelles l’émergence des normes endogènes constitue une problématique qui soulève des questions de l’ordre de la politique (linguistique et éducative) propre à chaque État, d’où la prudence des rédacteurs de l’OIF. C’est ce qui est fait dans l’ouvrage en cours de publication, déjà évoqué il y a un instant, L’Avenir du français.

Enfin, parmi les lacunes signalées par de nombreux experts, figure l’impasse totale sur le rôle primordial de la traduction et de la traductologie dans la promotion de la langue française. Ce point avait pourtant fait l’objet de plusieurs recommandations lors des États généraux de l’enseignement du français en Afrique subsaharienne francophone organisés à Libreville en 2003.

L’émergence du sujet plurilingue et pluriculturelParmi les exigences de ce dialogue difficile entre décideurs et « techniciens » (chercheurs ou autres)

mais qui s’inscrit parfaitement dans ce que le Cadre décennal désigne sous la dénomination « participations aux diagnostics sur l’état et les besoins des systèmes éducatifs » figure la reconnaissance de l’émergence du sujet plurilingue et pluriculturel partout où le français est en contact avec d’autres langues et d’autres cultures. Compte tenu de ces perspectives se dégage la nécessité de redéfinir des actions de recherche débouchant sur des actions concrètes dans tous les domaines de la vie sociale, particulièrement ceux qui concernent l’éducation. C’est bien dans cet esprit qu’une récente réunion des réseaux « langues » de l’AUF a abouti à la création d’un Collectif didactique destiné à stimuler les activités de recherche des départements universitaires de français partout dans le monde.

Les activités de ce Collectif visent en priorité la production de nouvelles ressources méthodologiques pour enfin parvenir au Sud, à l’Est, mais aussi au Nord, à un renouvellement de l’ensemble des politiques éducatives dans le monde, prenant enfin en charge des impératifs de développement dans l’esprit et la lettre de la diversité. Il s’agit, en quelques mots, de parvenir à prendre en compte les cultures traditionnelles d’enseignement dans l’élaboration des nouveaux projets éducatifs en cours de gestation un peu partout dans le monde. Cette idée n’est pas neuve. C’est elle, par exemple, qui sous-tend La Dialectique du verbe chez les Bambara, de D. Zahan151

(1963) dans lequel on peut lire, par exemple :« Bien que les deux mots – verbe et parole – employés au cours de cet ouvrage aient parfois la

même acception, la parole sert à caractériser l’expression intérieure et extérieure de la pensée, le verbe étant le principe d’origine divine dont la présence a permis à la parole de prendre corps et sans lequel aucun langage n’aurait d’existence. »

L’action du Haut Conseil de la Francophonie

150 Peut-être dus au fait que le directeur du Haut Conseil de la Francophonie était, à cette date, C. Valantin, ancien directeur de cabinet de L.S. Senghor.151 Ouvrage publié par l’imprimerie Darantière, à Dijon. Il s’agit de la thèse complémentaire de D. Zahan.

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C’est dans la perspective de la tenue du XIe Sommet de la Francophonie (Bucarest, 2006) que la troisième session du Haut Conseil de la Francophonie152 a donc fait porter ses travaux sur « Francophonie et éducation », sachant que le thème du Sommet de 2006 a été « La Francophonie vers la société informationnelle et du savoir par l’Éducation pour tous ».

Ce qu’il faut retenir de ces travaux, c’est qu’ils ont donné lieu à une définition des priorités à adopter dans tous les domaines éducatifs en Francophonie. Les apports des spécialistes en éducation à ce programme ont été parfaitement clairs. Ils concernent essentiellement les stratégies à mettre en place pour parvenir à :

1. Une meilleure adaptation des systèmes éducatifs à leur contexte ;2. Une prise en compte de toutes les langues en présence ;3. Une meilleure formation des enseignants.Ces quelques grands principes reprennent en réalité les conclusions du Forum national sur l’éducation

organisé par l’UNESCO à Jomtien (Thaïlande) en 1990, réunion dont le suivi fut confié au Forum consultatif international sur l’éducation pour tous créé à cet effet au sein de l’UNESCO. C’est surtout le dernier point de la Déclaration sur l’Éducation pour Tous (EPT), rédigée à cette occasion, qui a retenu mon attention :

« Acquisition par les individus et les familles, grâce au concours de tous les canaux d’éducation, y compris les médias, les autres formes de communication modernes et traditionnelles et l’action sociale, des connaissances, compétences et valeurs nécessaires à une vie meilleure et un développement rationnel et durable, l’efficacité de ces interventions étant appréciée en fonction de la modification des comportements. »

La prise en compte des cultures didactiques traditionnellesIl s’agit bien là de définir un nouveau type de contrat social prenant en considération les besoins réels

de l’apprenant et la redéfinition de son rôle et de la place qu’il occupe ou qu’il devrait occuper dans toutes les sociétés. À partir de là, on est en droit de s’interroger sur la réelle cause première des dysfonctionnements de certains systèmes éducatifs.

Dans son ouvrage sur L’Enfant et son milieu en Afrique noire, P. Erny (1972) répond indirectement à ce questionnement. Il y démontre qu’il est parfaitement inexact d’affirmer qu’en Afrique, il n’existe pas d’enseignement explicité destiné par l’adulte à l’enfant (ce que nous appelons la « didactique » !), mais que cet enseignement ne se donne que rarement dans un cadre institutionnel, d’où la confusion, née chez nombre d’observateurs quelque peu ethnocentriques, toujours prêts à dévaloriser tout ce qui ne correspond pas à leur propre expérience. Ce sont, poursuit P. Erny (1972, page 167), « tous les événements qui jalonnent la vie de la société, tous les faits et gestes des personnes de l’entourage, qui constituent autant d’occasions d’instruire. Cet enseignement traditionnel s’organise autour de quelques grands thèmes, de quelques images et symboles très concrets, qui servent de cadre, de catégories et de structures à la pensée. » Et P. Erny de préciser, en affirmant qu’on ne donne alors à l’enfant, en Afrique, « qu’un minimum d’explications », mais qu’on « l’imprègne d’une connaissance diffuse fortement chargée d’affectivité et de symbolisme. »

C’est ainsi, par exemple, que la connaissance de la culture dogon, acquise par P. Erny, vient encore nous conforter dans l’idée que l’Afrique traditionnelle, bien avant l’Occident, avait découvert le rôle primordial de la métacognition dans tout processus d’apprentissage. P. Erny relate qu’à la Maison des Dogons, où les hommes mûrs viennent parler ensemble, les jeunes, voire les enfants, ont le droit de venir les écouter car, dit-il, « les propos qui s’y tiennent se placent au plan de la morale sociale et non de la connaissance concrète  ». Et l’informateur de P. Erny de préciser que lorsqu’un « auditeur » veut avoir des informations supplémentaires, il doit interroger le « Vieux » selon qui « l’homme qui veut savoir doit parler de lui-même » et s’il ne demande rien, « on ne dit pas ».

La refondation des systèmes éducatifs en Afrique passe donc nécessairement par un réajustement des dits systèmes aux habitudes et aux usages qui, même s’ils ont tendance aujourd’hui à disparaître, en particulier en milieu urbain, appartiennent encore à la culture traditionnelle, telle qu’elle s’exprime à travers la langue maternelle de l’apprenant, comme le rappelle très brillamment P. Erny dans son ouvrage (1972, page 166) :

« Chaque système linguistique constitue un prisme au travers duquel on voit les choses, au travers duquel on découpe, on classe et on interprète la réalité extérieure, un moyen à la fois d’analyse et de synthèse, et de ce fait il oriente l’esprit vers une certaine conception du monde. En assimilant sa langue maternelle, en la faisant sienne tout en se livrant à elle, l’enfant se situe culturellement et s’imprègne d’une tradition particulière. En lui apprenant à parler, l’entourage détermine et façonne dans une large mesure sa pensée, sa sensibilité, sa perception de l’univers et le comportement qu’il adoptera à son égard.»

152 Le Haut Conseil de la Francophonie (HCF) est une instance consultative placée auprès du Secrétaire général de l’OIF. Il est chargé d’assurer « une fonction de réflexion sur les tendances majeures de l’évolution de l’actualité ainsi que sur l’avenir qui s’en dégage à moyen et long terme pour la Francophonie ». Le HCF a trois missions essentielles :

- Alimenter la réflexion stratégique de la Francophonie dans les domaines de la langue française et de la diversité culturelle.- Contribuer à l’observation des évolutions linguistiques au sein des États et des organisations internationales.- Publier tous les deux ans un rapport sur l’état de la Francophonie dans le monde, incluant l’état du français dans les

organisations internationales.

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Il est certain que l’introduction des langues maternelles dans les systèmes éducatifs aura, à coup sûr, des conséquences que ne semblent pas mesurer, aujourd’hui encore, ni les décideurs, ni les membres du Haut Conseil de la Francophonie (OIF, 2005). En effet, il ne s’agit pas de savoir si telle ou telle langue « partenaire » servira de « tremplin » à la langue française. Cette présentation, en termes diglossiques, d’une situation désormais historique, et par là irréversible, ne répond pas à la réalité du continent africain (mais je l’applique également aujourd’hui, du fait de mon expérience renouvelée, au milieu haïtien). La présence de la langue maternelle dans un système éducatif va, peu à peu, imposer une totale reconfiguration des stratégies didactiques qui devront se conformer aux schémas culturels qui imprègnent les schémas linguistiques et qui, par conséquent, conditionnent les schémas didactiques à réinventer.

Les pistes d’actions proposées par le Haut Conseil de la FrancophonieLes recommandations153 faites par le Haut Conseil de la Francophonie lors de sa troisième session

(Paris, janvier 2006), en vue de la préparation du Sommet de Bucarest, mirent l’accent sur l’importance sociale accordée à la didactique par les décideurs.

Le Haut Conseil de la Francophonie avait, dans un premier temps, proposé une « refondation des systèmes éducatifs » (OIF, 2005) en même temps qu’une « réhabilitation de la langue française comme langue d’enseignement », en particulier dans une vingtaine de pays d’Afrique et de l’Océan Indien marqués par une forte croissance démographique accompagnée d’une très forte baisse des taux de scolarisation.

Parmi les mesures préconisées pour répondre au défi de cette refondation, figurait en priorité « l’articulation des langues nationales et du français. » Dans cet esprit, le Haut Conseil de la Francophonie avait suggéré que fût conduite une étude comparée des résultats obtenus par toutes les expériences didactiques et pédagogiques fondées sur l’articulation des langues maternelles avec le français, conduites dans plusieurs pays francophones d’Afrique comme le Burkina Faso, le Niger, le Mali, le Sénégal. Ces études comparatives devraient porter sur le rythme et l’ordre d’introduction des langues tout au long des cursus académiques, sur la nature et la qualité des matériaux didactiques mis à la disposition des formateurs, des enseignants et des apprenants (lexiques, dictionnaires, grammaires, terminologies éducatives, etc.). Le Haut Conseil de la Francophonie préconisa même une étude comparative consacrée aux autres aires linguistiques (hispanophones, lusophones, créolophones, et anglophones) au sein desquelles se pose également la question du partenariat linguistique.

Le deuxième point abordé par le Haut Conseil de la Francophonie dans son Rapport final, présenté sous forme de recommandations, concernait ce qui était désigné par l’expression « Promotion d’un modèle additif langue nationale/langue française ». Il s’agit, en réalité, du modèle de la pédagogie dite « convergente » expérimentée au Mali et qui est sur le point de faire l’objet d’une analyse critique (au plan méthodologique) de notre collègue et ami B. Maurer. Ce qui est à souligner ici, c’est de découvrir que les membres du Haut Conseil de la Francophonie, représentant pour près de 60% d’entre eux la classe des décideurs, étaient parfaitement conscients que le partenariat langue maternelle langue française devrait aboutir à un bilinguisme qui se voudrait totalement maîtrisé, c’est-à-dire impliquant la parfaite égalité des deux pôles linguistiques qui le constituent. Autrement dit, le choix didactique de la pédagogie dite désormais de la convergence suppose une volonté politique inscrite dans la continuité historique impliquant l’utilisation du français et des langues maternelles comme médiums conjoints d’apprentissage. Sans cette volonté qu’il faut avoir le courage d’afficher, comme l’ont récemment fait les autorités maliennes à leur plus haut niveau, la didactique de la convergence ne sera jamais qu’une utopie, une expérience sans lendemain, vouée à l’échec.

Quelle est la première conséquence de cette volonté politique clairement exprimée ? La nécessité d’aménager les langues maternelles, quelles qu’elles soient, les langues africaines dans tous les pays d’Afrique concernés et le créole en Haïti, l’obligation de faciliter, grâce à cet aménagement linguistique pratiqué à grande échelle,  pour les locuteurs de ces langues dites « partenaires », le passage didactique de l’oral à l’écrit. À ces deux impératifs s’en ajoute un troisième, celui de déterminer très clairement le statut des langues utilisées pour valoriser les langues maternelles et « réhabiliter » la langue française dont l’enseignement semble aujourd’hui, un peu partout dans le monde, avoir perdu de son efficacité, d’où cette détérioration à laquelle il faut remédier.

Enfin, il faut signaler que d’autres facteurs entrent en jeu dans cette politique éducative. Les décideurs insistent, par exemple, sur la nécessité d’une décentralisation des systèmes éducatifs pour accroître la proximité qui doit s’établir entre communautés villageoises et société civile, exactement de la même manière que celle qui doit être maintenue et renforcée entre didacticiens et organisateurs sociaux, responsables de cette société civile qui a en charge les orientations des systèmes éducatifs à mettre en place pour répondre aux enjeux du développement.

Les membres du Haut Conseil de la Francophonie ne manquèrent pas, dans leurs conclusions, de noter que les questions soulevées par leurs recommandations à propos de la nécessaire refondation des systèmes éducatifs du Sud se posent également dans le Nord, notamment dans les pays d’immigration comme la France.

Après le Haut Conseil de la Francophonie

153 Texte actuellement disponible sous la forme d’un Rapport ronéoté de six pages diffusé par la Haut Conseil de la Francophonie lors de la clôture de la troisième session (Paris, 15 janvier 2006).

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D’une manière très paradoxale, c’est à peine quelques semaines après avoir publié son rapport préparatoire au XIe Sommet francophone, celui de Bucarest, que ledit Haut Conseil a été dissous à l’issue de ce même Sommet. Cette dissolution n’interdit pas de faire référence à un projet tout récent, puisqu’il est daté du 16 janvier 2007, émanant du Ministère des Affaires étrangères, et plus particulièrement de la Direction de la Coopération Culturelle et du Français, appartenant à la Direction Générale de la Coopération Internationale et du Développement (DGCID).

Quel est l’objet de ce projet ? La conduite d’une recherche portant justement sur « l’articulation » entre les langues française et africaines au service de « l’efficacité des politiques linguistiques et éducatives ». On ne peut manquer d’être frappé par la reprise de ce terme « articulation » déjà utilisé dans le rapport du Haut Conseil de la Francophonie. Il ne peut pas s’agir d’une simple coïncidence.

Le compte rendu diffusé auprès des responsables de l’AUF entre le 16 janvier et le 1 e février 2007 insiste sur la « lisibilité » et la « visibilité » de la politique de la France en matière éducative :

« L’examen de la question de l’articulation de la langue française, de son usage, de son apprentissage, de sa promotion et de son développement, avec les langues nationales d’apprentissage dans l’environnement multilingue africain doit donc permettre de déboucher, de manière pragmatique, sur un corps de doctrine de nature à améliorer la cohérence, la lisibilité et la visibilité des interventions françaises ».

Le « corps de doctrine » auquel il est ici fait référence serait de nature à « interroger la question du rôle déterminant des langues (langues d’enseignement/langues apprises) dans la qualité de l’éducation ». Serait-on en train de redécouvrir l’importance des langues d’enseignement dans le fonctionnement des systèmes éducatifs ? Aurait-on définitivement oublié les États généraux de Libreville (mars 2003), les 187 recommandations publiées lors de ces fameux États généraux de l’enseignement du français en Afrique francophone, organisés par l’OIF et auxquels participèrent une vingtaine de ministres africains chargés dans leurs pays de l’Éducation nationale et plus de 600 invités, tous spécialistes de didactique du français et des langues maternelles ?

Selon l’adage « Mieux vaut tard que jamais », il faut demeurer optimiste, mais sans manquer de réalisme. Les didacticiens et autres spécialistes des terrains éducatifs n’ont aucunement pour mission d’améliorer la « lisibilité » et la « visibilité » des interventions françaises en Afrique mais, tout simplement, d’œuvrer à l’amélioration des systèmes éducatifs. Pierre DumontProfesseur des UniversitésDirecteur de l’ISEFUniversité des Antilles et de la Guyane

Références bibliographiques

DUMONT P. (2001) « Allah n’est pas obligé, Merci Monsieur Ahmadou Kourouma », Le Français en Afrique, n°15, Paris, CNRS, pp. 1-8.ERNY P. (1972), L’Enfant et son milieu en Afrique noire, Paris, Payot.OIF (2004a), Cadre stratégique décennal de la Francophonie, Xe Conférence des chefs d’État et de gouvernement des pays ayant le français en partage, Ouagadougou, 26-27 novembre 2004, 13 pages.OIF (2004b), Élaboration du Cadre stratégique décennal de la Francophonie (2005-2014). Synthèse de la consultation des partenaires de l’Agence Internationale de la Francophonie. Rapport final, Paris, 75 pages.OIF (2005), Troisième session du Haut Conseil de la Francophonie, « Éducation et Francophonie », Paris, Haut Conseil de la Francophonie, 29 pages.PERRENOUD P. (1995), « Des savoirs aux compétences : les incidences sur le métier d’enseignant et sur le métier d’élève », Pédagogie collégiale, vol. 9, n°2, Québec, pp.6-10.ROULET E. (1980), Langues maternelles et langues étrangères. Vers une pédagogie intégrée, Paris, CREDIF-Hatier-Didier, collection LAL.

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Le français en partenariat avec le malinké et le ouolof dans Goorgi de Moussa Konaté

DOUYON Denis

Introduction

Goorgi est un roman de Moussa Konaté, publié dans les éditions Le figuier en 1996.

C’est l’histoire d’un voyageur venu de Dakar à Kita par train et que les habitants de ce bourg ont nommé : “ Goorgi ”, terme par lequel on désigne tous les Sénégalais au Mali. L’arrivée de Goorgi dans la vie sociale de Kita va transformer la cité comme par “ enchantement ”. Il s’entoure d’un petit monde, des rivaux devenus des amis, des acteurs de cette chronique. Ce sont : Wancé, un glouton ; Silatigui dit le Savant, Za un truand, Baa Wélé, une vieille qui perd le Nord, Djofili le tisserand et Sobo sa femme, les Kitankés (terme par lequel on appelle les habitants de Kita), l’Imam de la bourgade, le commissaire de police, le chef de l’opération “ arachide ” de Kita (le narrateur) et les membres de sa famille : Maya son épouse, Râ, sa belle-sœur, Dri et Kalil ses deux fils et ses boys Tagou et Bougou.

Dans l’imaginaire collectif, le goorgi est “ un bavard ”, un “ paresseux ” et surtout un “ petit truand ”.Konaté exploite les techniques narratives de la littérature orale pour raconter les faits et décrire les lieux et les

personnages, mélangeant par la même occasion récit et discours.La confusion créée par le narrateur-auteur entre les lieux de la parole qu’est Kita (haut lieu réel de la parole

ancienne et de l’histoire de l’empire du Mali), entre le récit et le discours dans livre, le parallélisme et/ou la superposition entre les langues : malinké, ouolof, français, fulfulde pour mieux se faire comprendre de tous les protagonistes est le point focal de cette communication.

Si dans Kita, les maîtres de la parole sont des Kouyaté, des Diabaté et des Tounkara (des nyamakala) ; dans le roman de Konaté, le maître de la parole est tout simplement un “  homme ”, un “ monsieur ”, sens étymologique de ngor en langue wolof.

L’espace de la parole, très important dans la vie réelle des Kitankés, est comme banalisé dans Goorki. Et cependant dans Kita comme dans Goorki, c’est le lieu et la langue utilisée qui déterminent les différents protagonistes de la vie.

Goorgi est un roman éponyme où le lecteur est constamment dans une situation de “ pleurer-rire ”, sautant allègrement comme le veut l’auteur d’une situation dramatique à une situation comique parce que justement “ les situations se succèdent, se croisent, s’entremêlent en une confusion de rêve et de réalité ”.

Question de méthodeIl serait très intéressant d’appliquer les méthodes d’analyse du récit au “ roman ” de Konaté, mais il me

semble plus avantageux d’explorer de nouvelles pistes de recherche conformes aux modèles de l’oral, tel qu’est construit le texte, qui ,selon moi, n’appartient à aucun genre littéraire précis quoique l’éditeur ait mentionné en couverture “ roman154 ”. On est perplexe lorsqu’on lit l’ouvrage car à la fin on découvre cette phrase dans le dernier épisode : “ Où le lecteur apprendra les raisons de l’irréductible rivalité entre les mangeurs de pâte d’arachide et les Iyo-Iyo ; où il assistera au carnaval de Kita, avant d’entendre la douce mais insistante voix de Sokhna, la mère vénérée, par quoi cette époustouflante chronique prend fin. ” 

Dans le cadre de cette communication, j’aimerais bien explorer les pistes ouvertes par Hymes, Finnegan, Calame-Griaule, Louis-Jean Calvet en cherchant à répondre à la question “ Qui utilise quel langue à qui ? quand et pourquoi ? ”. Le “ Pourquoi ” est très important dans la mesure où le code que l’on choisit dans une société bi ou multilingue dépendra de l’interlocuteur qu’on a en face de soi.

Par cette démarche je cherche à exploiter les concepts traditionnels se rapportant à l’acte de langage et les relations nécessaires entre personne et parole comme le dit si bien M. M. Diabaté : “ Parler est un art difficile, le tout est de savoir le poids des mots. Et qui ne sait les tailler, les arrondir, doit s’en remettre à un griot, car au Manden, c’est au griot qu’appartient la parole. ” Le Manden dont parle M. M. Diabaté dans Le lion à l’arc est justement le Kita dont parle Konaté dans Goorgi. Sur le même espace discursif : le Manden, les types de producteurs et de consommateurs de la parole sont totalement différents. Il ne s’agit pas de faire une étude comparative entre les productions littéraires des deux auteurs malinké, mais plutôt de comprendre le processus de l’exploitation d’un même espace réel re-investi dans un récit imaginaire à travers deux langues étrangères : le ouolof et le français.

154 N’est-ce pas la difficulté que présente le texte d’être rangé dans une catégorie tranchée ?

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On connaît assez bien le Manden comme un espace épique mais la chronique comme genre littéraire est moins connue, une raison de plus pour s’y intéresser surtout que les protagonistes sont loin d’être des “ sur-hommes ”.

Goorgi : une chronique ?Le récit commence par la rencontre fortuite du narrateur et de Goorgi, le héros du “ roman ” dans un coin mal

famé où vivent “ des filles de joie ”. C’est au moment où le narrateur s’attend le moins que Goorgi lui rend visite à domicile. Le face à face est plein de suspicion et d’antipathie : “ … j’aurais échangé quelques mots avec lui, mais j’étais tellement agacé par son assurance et sa désinvolture que je ne parvins même pas à trouver une de ces phrases banales qu’on débite habituellement quand on se voit contraint de parler. ” (14). Progressivement, Goorgi occupe les lieux de la vie privée et professionnelle du narrateur : en famille, au bureau, en ville, au marché, à la gare, dans les tournées hors de Kati. Goorgi tisse une toile de relations humaines plus ou moins tumultueuses autour de lui-même et du narrateur.

Personne et parole En admettant que dans le système traditionnel de communication, il existe une corrélation entre la personne

et sa parole, on peut soutenir que dans Goorgi, les différents personnages sont conscients de ce que “  parler veut dire ” et que le narrateur (auteur) organise les prises de parole selon les individus et les lieux de la parole, excepté Goorgi qui parle n’importe où et avec n’importe qui. Les différents lieux de la parole reflètent bien les différentes caractéristiques de la parole : fadenya kuma (la parole des enfants du père), kiritigè kuma (parole juridique), kuma sèbè (parole sérieuse), badenya kuma ( parole des enfants de la mère).

Le tableau suivant présente les principaux personnages qui accompagnent Goorgi dans son périple.

Origine Statut Position Langues Autochtone

etranger Libre Caste Intégré Rejeté Malinke fulfulde français Moore

Iyo-iyo

Ouolof

Goorgi + + + + +Wancé + + +Silatig + + +Djofili + + +F. J + + +Za + + +Imam + + +Narrat. + + +Kitank + + +Comm + + + +Famil. + + + +

Subalt + + + + + +

Goorgi de son vrai nom Ibrahima Diôb est un étranger mais un individu sympathique appartenant à la classe des hommes vaillants du Sénégal : “ Goorgi Diôb descendait d’une ancienne famille royale du Sénégal… il s’exaltait tant en récitant sa généalogie qu’il eût été cruel de lui refuser ce privilège ”p32 C’est un adulte qui parle bien deux langues : le wolof et le français “ il possédait une culture honorable et une étonnante mémoire des chiffres et son français était correct malgré la prononciation défectueuse (sans doute due à l’influence du ouolof) qui transformait presque systématiquement tout “ e ” en “ o ” p.33. La connaissance de la langue du milieu d’accueil est très importante parce que c’est à travers cette langue que l’étranger intègre la société : “ Goorgi, d’ailleurs s’habituait à la petite ville de Kita qu’il connaissait assez bien malgré les difficultés qu’il devait éprouver à communiquer  avec les Kitankés : son bambara était médiocre, son malinké épouvantable, son français bizarrement accentué, mais il était vrai aussi que ces handicaps amusaient et représentaient des atouts pour mon hôte. Même l’imam, s’il ne l’adorait pas (…)ne le considérait plus comme un homme indésirable.  ” (Goorgi, 62) 

Goorgi était dans un milieu un peu particulier : “ Les autochtones en étaient les Malinkés et, bien que n’ayant nullement l’idée d’insinuer que ces gens-là sont dénués d’intelligence (comme l’accrédite un préjugé fort répandu), je suis obligé de reconnaître que mes Malinké ont un raisonnement ou un comportement qui leurs sont propres et que l’étranger a tôt fait de considérer comme un signe de stupidité.  ” p.20 Mais “ la richesse de la culture en ce lieu et l’attachement des habitants à leurs coutumes auraient dû être des preuves suffisantes pour infirmer une telle opinion… c’est certainement cette volonté de préserver leur identité qui pousse les Kitankés

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(c’est leur dénomination quasi officielle) à ne pas intégrer totalement en leur sein un étranger – dût-il vivre des décennies parmi eux ” p.20

Goorgi doit évoluer dans un monde apparemment hostile à tout étranger, et alors quelles sont les armes qui lui permettront de se faire accepter ?

Les lieux de parole dans GoorgiDans le monde imaginaire de Konaté, des personnes sympathiques côtoient des personnes antipathiques, des

autochtones vivent avec des étrangers qui sont soit intégrés soit rejetés selon que leurs comportements sont compatibles ou incompatibles avec les règles de la société malinké. Les lieux de la parole sont les lieux où chacun raconte ses expériences : heureuses ou malheureuses, vraisemblables ou fausses/imaginaires ; didactiques ou ludiques. Il est évident que Konaté exploite les différentes conceptions traditionnelles des relations existant entre la personne et la parole. L’évolution du récit tout comme les transformations que subissent les personnages et les paroles qu’ils profèrent, peuvent être analysées dans ce cadre. On a ainsi : kèrèfè kuma fo yoro, kuma kolon fo yoro, kuma jèlen fo yoro, kèlètigè kuma fo yoro, kiritigè kuma fo yoro, malo kuma fo yoro, kuma kuntan fo yoro, fadenya kuma fo yoro, badenya kuma fo yoro etc.

Fadenya kuma fò yòròCertains lieux sont bien indiqués pour engager des discussions, des joutes oratoires et des rivalités de tous

ordres : Bougou contre Goorgi chez Monsieur Bâ, les différents protagonistes des compétitions lors de la semaine locale dans la salle de spectacle de Kita, les kitankés “ mangeurs de pâte d’arachide ” contre les kayésiens qui disent “ Iyo-Iyo ” sur le terrain municipal de la ville sont autant de circonstances et de lieux où s’expriment la fadenya : rivalité. L’épisode quinzième “ Où le lecteur apprendra les raisons de la douce rivalité entre les mangeurs de pâte d’arachide et les Iyo-iyo… ” est très explicite. Le lieu de la parole des “ agnats ” est celui de la parole belliqueuse (kèlètigè kuma fò yòrò). En milieu malinké la fadenya est visible dans l’expression de tout adulte qui utilise des proverbes.

Kiritigè kuma fò yòròDans un milieu où la normalisation de la parole réglemente le comportement des individus, il doit exister un

système qui permette de contrôler la parole et ses conséquences. Les bagarres qui sont les conséquences des discussions interminables ont pour corollaire le tribunal où l’on fait le procès des coupables. C’est ce qui arrive aux filles de joie et à Goorgi au commissariat, à Monsieur Bâ à la mosquée, à Yamadou dans la cour de Monsieur Bâ transformée en tribunal : “ … nous t’avons amené ici chez Bâ, non parce que tu n’as pas de fesses, Yamadou, non parce que tu es cordonnier, non parce que tu es le seul homme à Kita que sa femme bat comme un enfant, mais, parce que Yamadou, tu as fait ce qui est interdit par le Coran  : tu as menti sur ton prochain. ” Effectivement Yamadou est accusé d’avoir répandu la rumeur selon laquelle Goorgi courtise Sobo, la femme de Djofili.

Kuma sèbè fò yòròC’est le lieu de la parole vraie, sérieuse que prononcent des personnes qui ont une place importante dans la

cité. Les acteurs les mieux indiqués pour dire cette parole sont : le chef de famille (Monsieur Bâ) en famille, l’Imam à la mosquée plus que partout ailleurs, le Commissaire de Police, les responsables des services administratifs (comme Monsieur Bâ quand il va en tournée chez les Malinké de l’autre rive) ou encore sur la place publique quand la confrérie des chasseurs chantent les louanges d’un des leurs comme ce fut le cas de Goorgi qui a tué un lion.

La parole sérieuse est la parole dite face à face, la parole directe et claire. Le face à face est une situation que fuit Goorgi qui cache aux autres sa véritable nature. Chaque fois qu’il est confronté à la vérité, à la parole claire, Goorgi se tait ou sourit. Quand, à son retour du commissariat le petit Kalil lui demande ce que le commissaire lui voulait il répondit : “… avec gravité que le commissaire l’avait fait appeler pour le supplier de ne pas le transformer en petit âne gris.” p69, se gardant de répondre à la vraie question. L’issue de l’épisode de la queue de lion est très révélatrice du comportement de Goorgi face à la vérité : “ J’envoyai Tagou chercher Diôb qui ne put réprimer un léger haut-le-corps en apercevant le chasseur. Curieusement, pendant un moment, aucun des hommes ne se décida à parler. ”p115.

La parole de face entre l’imam et de Monsieur Bâ a eu pour conséquence le face à face Monsieur Bâ - Goorgi : “ … je m’assis en face de lui et lui expliquai calmement ce que j’avais appris à la mosquée. ” p.47 Quand Goorgi décide de répondre à son bienfaiteur : “ Jo vous ai mal payé en retour, msieur Bâ. J’ai fauté, c’est vrai. Et vous avez raison : il faut quo jo m’en aille do chez vous, parce quo vous êtes un homme droit alors quo moi jo no suis rien d’autre qu’un saltimbanque. Seulement, jo vous domande, au nom de tout ce qui est cher, do mo pardonner lo tort quo jo vous cause, sinon Allah m’en voudra ”, un silence pesant s’était abattu sur [le] petit monde. ” de Monsieur Ba. (p.47-48), attitude d’accueil de la parole sérieuse qui est lourde de conséquence.

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La parole vraie et sérieuse, c’est aussi l’histoire de Kita : “ Ceux de Kita ne me pardonneraient jamais si j’omettais d’attirer l’attention du lecteur sur la colline massive qui barre l’horizon à l’ouest. On l’appelle Kita-kourou. Là réside la mémoire de la petite ville… ”p.20, discours mythique qui fonde la naissance du royaume malinké de Kita.

Goorgi Wancé Silatig Boug. Za Imam Comm Bah Djofili Yama kitankKuma sèbè

+ + + +

Fadennya kuma

+ + +

Kiritigè kuma

+ + + +

Badenya kuma

+ +

Synankuya

+ +

En observant le tableau, on voit que Goorgi est partout. S’il n’est pas en interrogatoire au commissariat, il est soit en train de raconter ses expériences au superlatif, soit il se tait parce qu’attrapé dans son propre piège. Que Diôb s’adapte à tous les milieux et à toutes les paroles ne doit étonner personne parce que conforme au préjugé défavorable qui colle à sa “ race ” : il se couchait tard, était à l’aube à la mosquée, se rendait à la gare chaque fois que passait le train de marchandises reliant Bamako à Dakar. Cela voudrait dire que Goorgi allait allègrement de la mosquée à la gare, de la gare chez les filles de joie, de chez les filles de joie au commissariat, du commissariat au domicile de Monsieur Bah ; passait d’un lieu de où l’on parle vrai (mosquée) à un lieu où l’on colporte des potins en passant par des lieux où l’on tient des propos belliqueux comme chez les filles de joie. Le passage d’un lieu où il passe des interrogatoires (commissariat) au lieu où l’on parle la parole constructive, unificatrice (domicile de Bah) est un itinéraire d’épreuves et de déshonneur (p46). Quand l’imam rencontre Monsieur Bah à propos de Goorgi c’est pour parler des actes déshonorants de son hôte. “ … Il faut quo jo m’en aille do chez vous, parce quo vous êtes un droit alors quo moi jo no suis rien d’autre qu’un saltimbanque ” (p47) dit Goorgi à Bah quand ils eurent été face à face pour mettre les points sur les “ i ”. Si chez les filles de joie, Goorgi parle en magicien, chez Monsieur Bah il parle en vrai guerrier “ il a tué un lion ”, mais quelquefois il est maître-maçon ou réparateur de radios alors qu’au commissariat il passe pour mécanicien. A l’occasion, Goorgi est en fait tout cela. Si les circonstances ne s’adaptent pas à l’homme, l’homme doit s’adapter aux circonstances semblent dire Goorgi. Monsieur Bah ne s’étonne du dynamisme de son hôte et surtout n’arrivait-il pas à comprendre comment il a accepté d’héberger un personnage d’une telle nature : “ Comment nous avons pu nous entendre pour vivre sous le même toi, Goorgi et moi ? ” Et dans tous ces lieux, le personnages qui lui ressemble est bien Za qui aime la gare et le marché “ ces lieux que tout kitanké se devait de visiter au moins une fois par jour  ”. Goorgi et Za allait à la gare et/ou au marché pour truander les gens car on venait à la gare “ à la rencontre d’un parent ou d’un ami, pour trouver quelqu’un qu’on chargerait de transmettre une lettre dans une autre ville… ou tout banalement, pour moissonner ou semer des potins ” ; quant au marché, c’était “ le royaume des femmes (qui) colportaient tous les ragots… les petits commerçants et artisans se révélaient plus efficaces qu’une station de radio, plus redoutables qu’une assemblée de commères…En fait le marché était à la gare ce que la station de radio est au relais ” p117-118 Ici on vend et on achète plutôt le vent (la parole) que des marchandises.

Badenya kuma fò yòròIl s’agit des lieux où l’on parle la parole constructive, unificatrice : en famille, à la mosquée, à l’église (le

quartier de la mission catholique), à la gare (avant de prendre le train).

Quand Goorgi et Bougou se disputent pour une question d’honneur : l’un ayant traité l’autre de “ Mossi balafré ” et l’autre le premier “ d’esclaves des Ouolofos ”, sur les menaces de mort du Mossi à l’encontre du Ouolof, msieur Bâ décide de renvoyer Bougou de chez lui après avoir joué au médiateur  : “ Bougou, tout le tort n’est pas de ton côté, Diôb aussi s’est mal comporté ; cependant j’estime que tu n’as pas été maître de tes nerfs, sinon tu n’aurais pas agi ainsi ; n’est-ce pas ? ” Mais à la grande surprise de Bâ, c’est Diôb qui ramène Bougou chez Bâ en faisant des plaisanteries :

“ - Msieur Bâ, il a juré qu’il no mo tuera plus, lo Mossi-à-la-bouche déchirée.- Esclave des Ouolofos, va ! lui cria le Mossi … Les deux hommes éclatèrent de rire en se donnant des

bourrades.” Ce type de plaisanterie, appelé sinankuya en malinké, gamu en ouolof et dakire en moore, dendiraagu en fulfulde, mangu en dogon, intervient toujours après un conflit et permet de désamorcer des tensions comme ce fut le cas ici.

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La parole constructrice se dit donc partout où l’unité ou la cohabitation est menacée, c’est dans ce cadre qu’il faut comprendre la rivalité entre les mangeurs de pâte d’arachide et les iyô-iyô : “ Forts de leur victoire (…) les Kitankés exigèrent du grand chef la satisfaction de trois doléances… l’administrateur principal répondit qu’il s’en occuperait dès son arrivée à Kayes ”.p222 “ Ici les chrétiens fêtaient l’Aïd-el-kébir et les musulmans assistaient nombreux au pèlerinage annuel chrétien … Se donnant la main par dessus la tête des prophètes, chrétiens et musulmans se retrouvaient pour boire du vin ou manger la viande de porc”p20

Le mythe d’une alliance et/ou d’un partenariat

Il était une fois deux frères en voyage. En pleine forêt, ils eurent faim. Ils ne trouvèrent aucune nourriture à manger pendant plusieurs jours. A un moment du trajet, le jeune frère commença à faiblir et le grand frère

coupa une partie de son mollet et la donna à manger à son frère cadet qui reprit de la force et put poursuivre le voyage. C’est bien après que le rescapé sut qu’il fut sauvé de la mort après avoir consommé la chair de son

frère. Depuis ce jour, il se séparèrent après avoir juré de ne jamais se faire du mal, ni à leurs contemporains ni à leurs descendants réciproques.

Le pacte ainsi établi se dit : senankuya en bamanan-malinké, dendiraaku ou holaaru en fulfulde et en ouolof, dakure en moore (fait social dont la traduction en français a donné : alliance à plaisanteries, parenté à

plaisanteries ou cousinage à plaisanteries).

Ce mythe est connu dans de nombreuses sociétés africaines expliquant le fondement de la société en différents groupes : forgeron, cordonnier, griot, noble, etc. Il s’agit en fait de faire comprendre que les différents individus composant la société occupent une place précise et jouent des rôles précis.

Dans les sociétés dans lesquelles ce mythe a une valeur, les personnes liées par cette alliance se doivent assistance mutuelle et se dire des paroles “ constructives ”. Il faut entendre par “ parole constructive ”, la parole des enfants de la mère : un discours qui désarmorce les tensions sociales, un discours unificateur qui rappelle aux différents protagonistes le mythe fondateur. C’est dans ce cadre que Goorgi, un étranger venu de Dakar par le train, trouve sa place dans la petite ville de Kita.

Partenariat entre le malinké, le ouolof et le français Tout le roman est le lieu de la rencontre d’individus très divers provenant de divers horizons et dont les identités sont plus ou moins connues : Bougou alias “ chien enragé ”, “ sac d’escréments ” ; Mamodou alias “ Magnetophone Rapite ”, Yamadou-aux-fesses-plates ; Za-aux-seins-flasques ; l’Imam, le commissaire, les filles de joies, les Kitankés, etc. Celui dont l’identité est certaine, c’est bien évidemment Ibrahima Diôb alias Goorgi, et Msieur Ba. Dans les cultures africaines et particulièrement malinké, c’est surtout le nom de famille qui permet d’être identifié et d’être intégré dans le groupe, ce que fait Msieur Ba de Ibrahima Diob : “ Héberge-t-on quelqu’un dont on ne sait rien ? Que se passerait-il si Goorgi était différent de l’image que je me faisais de lui ? ” s’interroge Msieur Ba. Car du moment que Diob est l’hôte de Ba, celui-ci lui doit protection et ne doit en aucune façon s’offusquer des actes manqués de Diôb, fussent-ils dommageables à son honneur. Cela à cause des liens privilégiés qui lient les Diôb (Traoré, donc Bamanan-Malinké) à Ba patronyme peul ; relations privilégiées exprimées par des termes provocateurs, souvent vulgaires.

“ Msieur Bâ, il a juré qu’il no mo tuera plus, lo Mossi-à-la-bouche déchirée ” dit Goorgi parlant de Bougou avec lequel il s’était disputé et au Mossi de répliquer : “ Esclave des Ouolofo, va ! ” p.58 “ Les deux hommes s’éclatèrent de rire en se donnant des bourrades ” id. Les relations entre Goorgi et Bougou étaient devenues amicales, ils ne peuvent alors parler que la “ badenya kuma ” (la parole des enfants de la mère). Il est important de souligner que ni Goorgi, ni Bougou ne parlent en leur langue mais leur communication se fait en français, langue partenaire au moore et au ouolof pour la circonstance.

Il en est de même quand Diôb se moque de Mamodou : “ Voyez-moi ça, répliqua le Ouolof, oun grand gaillard qui quitte la Guinée pour vonir attraper los pôtits oiseaux. Tou n’as pas honte ? ” “ Dèmal ! cria Mamodou qui n’avait rien compris, parce que son adversaire avait parlé en français, “ mentair ” ! “ mentair ” ! lança-t-il soudain lui aussi en français au visage du Ouolof ” p.73 “ C’est l’aimable dialogue qu’ils échangeaient quand je marchais vers eux.[…] Mamodou continuait de traiter mon hôte de “ Ouolofo-à-queue-de margouillat ”, insulte qui laissait celui-ci indifférent dans la mesure où elle était dite en peul ” p.74. Le français est nécessaire pour que les protagonistes se comprennent. Si Goorgi ne comprend pas bien le malinké, Msieur Bâ lui sert de traducteur : “ Tu sais, grand Ouolofo, lui dit le propriétaire … Je n’ai rien contre toi, tu sais. Moi aussi, j’ai été dans ton pays, Sénégali ; j’ai visité Djouroubèli, Guiniguinéou, Kessi. Je t’en veux pas du tout, grand Ouolofo. Goorgi ne répondit pas.” p.36

“ C’est la vérité aussi pure que l’eau de roche, grand Ouolofo, continua le propriétaire. Je ne voulais pas en arriver là, je ne t’en veux pas, tu sais, Bâ, m’appela-t-il à son secours, il faut faire comprendre au grand Ouolofo

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que je voulais pas en arriver là. Allah m’en est témoin. ” id. “ Je l’assurai de la compréhension de mon hôte… je parlai sans grande conviction, désireux seulement de faire taire l’homme… ” p.36

“ … Chaque fois, bien après la prière, il prend les fidèles attardés à témoin de tout l’effort qu’il fournit pour m’empêcher d’aller en enfer. Il m’avertit qu’Allah a promis de brûler les propriétaires qui louent leurs maisons à des femmes de mauvaise vie. Hier, il a invité les musulmans à m’interdire l’accès de la mosquée, à ne pas assister aux baptêmes de mes enfants et à ne pas prier pour le repos de mon âme au cas où je viendrais à mourir, si je ne chassais pas le grand Ouolofo. Tu ne m’as rien fait, grand Ouolofo, c’est l’imam qui m’y a obligé.  ” p.37 “ Je traduisis ces paroles à Goorgi qui se tourna vers l’homme et lui dit à plusieurs reprises  : “ Waw j’ai compris, ça va ; waw. ” p.37

Le français comme langue partenaire entre le malinké et le ouolof mais aussi entre le ouolof, le fulfulde, le moore, etc. Entre le “ patolon ” et le planton il n’y a pas de grande différence parce que le patron est le traducteur du discours du subalterne. Les relations de ce partenariat se traduisent à travers la personne de Tagou : “ … Tagou, le planton, un Malinké de pure souche parce que Keita (bien qu’il se prétendit descendant d’une mère ouolof) Tagou racontait d’une façon plaisante une des tranches les plus remarquables de ces Malinkés l’autre rive, dont les ennemis jurés furent les Peuls et les Français… ” p.152

Pour se faire comprendre de Goorgi, tous les personnages qui tournent autour de Goorgi parlent la langue locale : le malinké, mais lui parle un mélange de français, de malinké et de ouolof : “ waw ! ” et “ deüm ” sont

des termes fréquents. Le français devient ainsi la langue des “ parents ou cousins plaisants ”, la langue de l’union et du partage. Le français permet à Goorgi de se faire comprendre et d’intégrer la communauté “ kitoise ” à

différents niveaux: au commissariat, dans la famille de Msieur Bâ, lors de la rencontre de football entre deux villes rivales (Kayes et Kita). Si Goorgi est désigné entraîneur de l’équipe de Kita, c’est plutôt à cause de son

accent bizarre lorsqu’il parle le français, le malinké ou le bamanan.

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Quels principes méthodologiques pour l’enseignement de la littérature francophone en milieu plurilingue ? Cas de la République Démocratique du Congo

Par Maurice AMURI Mpala-LutebeleUniversité de Lubumbashi

Introduction

L’enseignement du français en République Démocratique du Congo tient une place prépondérante dans le système éducatif dans la mesure où cette langue est non seulement la langue officielle du pays mais aussi celle de l’administration et de tout l’enseignement en général. Toutefois, ce statut particulier du français est en cohabitation avec quatre langues nationales (lingala, kikongo, ciluba et kiswahili) et des centaines de langues locales. Le français n’est plus là une simple langue seconde à apprendre, mais aussi une langue partenaire et même une discipline.

Les principes méthodologiques de l’enseignement du français dans ce pays doivent donc prendre en compte, en plus des aspects didactiques appropriés à tout enseignement de langue, à la fois les éléments relatifs à cette place particulière et à ce milieu plurilingue. L’enseignement de la littérature de langue française est mutatis mutandis concernée par ce double paramètre d’autant plus que, au niveau secondaire du cursus éducatif national, niveau-cible de notre communication, la littérature s’enseigne à travers les leçons de français. C’est ici que nous nous posons la double question, en ce qui concerne la République Démocratique du Congo : quelle littérature francophone enseigner et comment l’enseigner en milieu plurilingue ?

Pour répondre à cette problématique, nous partirons des résultats de « l’état des lieux de l’enseignement de la littérature à l’école secondaire en République Démocratique du Congo »(1er point de notre communication) pour :

proposer une clé de répartition de textes littéraires de langue française à enseigner entre les littératures francophones d’origines congolaise, négro-africaine, française et autres, (2è point) ; et enfin ;proposer des principes méthodologiques qui privilégient l’acquisition et l’expression des valeurs culturelles des élèves par l’analyse de l’interculturalité (ou même l’intersocialité) des textes littéraires à enseigner(3è point).

1. Etat des lieux de l’enseignement de la littérature francophone à l’école secondaire en République Démocratique du Congo

Avant de dresser cet état des lieux, une question s’impose : enseigne-t-on la littérature francophone à l’école secondaire dans ce pays ? Quand on considère le programme officiel de l’enseignement du français, la notion de littérature comme matière à enseigner n’est pas prévue. On parle plutôt de la classe de français qui comprend trois types de leçons, à savoir :les leçons d’explication visant la compréhension globale et détaillée d’un texte ;les leçons d’exploitation linguistique visant l’exploitation lexicale, grammaticale, graphique, phonétique et stylistique ;les leçons d’expression orale et écrite.

Cette organisation de la classe de français montre que les matières littéraires n’apparaissent pas de manière explicite .Cependant, d’autres documents pédagogiques officiels sur l’enseignement du français, tels que les objectifs généraux, le contenu, les principes méthodologiques, … tous ces autres documents indiquent que les matières littéraires sont enseignées, précisément quand ils recommandent les orientations suivantes :36. l’enseignement de la langue française part d’un texte comme document de base auquel se rattachent toutes les autres leçons de français. Le choix de ce texte est motivé par le thème, élément fédérateur capital, car il

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permet de placer côte à côte deux ou trois textes issus des époques, des civilisations ou, très souvent, des auteurs aussi différents qu’éloignés ;37. sous la forme d’une motivation, la leçon d’explication détaillée de texte s’introduit par un aperçu littéraire et biographique, en restituant au texte son cadre historique ;38. la leçon d’explication détaillée de texte prend en compte non seulement les mécanismes d’apprentissage de la langue française, mais aussi et surtout tous les traits d’analyse du texte sur les plans lexical, syntaxique, stylistique, sémantique, idéologique, … bref, tout le plan littéraire du texte ;39. dans la mesure du possible, selon le degré du cursus, une leçon de synthèse thématique peut s’organiser pour dégager et fixer certains aspects : courant de pensée, courant littéraire, parallélisme culturel (similitude ou identité dans la divergence), structure formelle (genres littéraires), relation avec l’actualité ou l’environnement immédiat, …

Toutes ces recommandations d’ordre pédagogique révèlent finalement que, de cette manière, la littérature est enseignée à l’école secondaire en République Démocratique du Congo. Mais, quel en est alors l’état des lieux actuellement ?

Après dépouillement de tous les manuels de l’enseignement du français, nous avons relevé des statistiques pour chacun d’eux. Ces dernières se présentent comme suit, selon les trois degrés du cursus du secondaire :

1.1Au premier degré

Ce degré est constitué des classes de première et deuxième années. Il utilise cinq manuels :Pour la première année :- PECHEUR, G., Auteurs français (1ère partie), Kinshasa, CRP, 1971- de VOGHEL, R. et Louis, A.M., Le français au cycle d’orientation, Paris, Hatier, 1966- de VOGHEL, R., Nous parlons le français, Bruxelles, Hatier, 1983

Pour la deuxième année :COLLECTIF, Apprenons la langue française, Kinshasa, CRDIP,PECHEUR, G., Auteurs français (2ème partie), Kinshasa, CRP, 1971

Au total, ces cinq manuels réunissent 281 textes répartis par origine, par genre littéraire et par siècle de la manière suivante :

Par origine :33,4 % pour la littérature française ;22,7 % pour la littérature africaine ;5,3 % pour les littératures étrangères ;2,8 % pour la littérature congolaise ; à ces données on peut ajouter 16,7 % des textes sans noms d’auteurs ni référence d’origine et 19,1 % des textes avec noms d’auteurs mais sans mention d’origine.

Par genre littéraire :52,2 % pour le genre narratif ;3,5 % pour la poésie ;2,4 % pour le théâtre ;41,9 % pour des textes au genre imprécis

Par siècle :50,8 % pour le 20ème siècle ;28,3 % pour les siècles antérieurs au 20è siècle ;20,9 % sans précision de siècle.

1.2 Au deuxième degré

Ce degré comporte les classes de troisième et quatrième années. Il utilise respectivement : Au fil du temps (pour la troisième année),COLLECTIF, Initiation littéraire (pour la quatrième année), S.L., Scolot Edition, 1974

Les deux manuels réunissent un total de 175 textes répartis comme suit :

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Par origine :50,8 % pour la littérature française ;28,5 % pour la littérature africaine ;9,1 % pour les littératures étrangères ;1,7 % pour la littérature congolaise ; à ajouter 5,9 % des textes avec noms d’auteurs mais sans indication d’origine et 4 % des textes sans noms d’auteurs ni mention d’origine.

Par genre littéraire :81,6 % pour le genre narratif ;12 % pour la poésie ;0,5 % pour le théâtre.5,9 % des textes au genre imprécis.

Par siècle :59,4 % pour le 20ème siècle ;22,8 % pour le 19ème siècle ;17,8 % sans précision de siècle.

1.3. Au troisième degré

Ce degré concerne les classes terminales du secondaire, les cinquième et sixième années. Il utilise les manuels suivants :MEEUS, C., Anthologie 5è, Kinshasa, CRP, 1982MEEUS, C., Anthologie 5è (nouvelle édition revue), Kinshasa, CRP, 2000MEEUS, C., Anthologie 6è, Kinshasa, CRP, 1985BABUDAA, M., Anthologie : textes choisis d’auteurs zaïrois, Kinshasa, Tome 1, 1988JOUBERT, J.L., Littératures francophones d’Afrique Centrale (Anthologie), 1995BURHENNE, V. et COTTON, R.F., Profils et perspectives, 1981BURHENNE, V. et COTTON, R.F., Profils et perspectives, 1999

Ces manuels totalisent 936 textes répartis comme suit :

Par origine :40,1 % pour la littérature française ;23,1 % pour la littérature africaine ;20,7 % pour les littératures étrangères ;13,6 % pour la littérature congolaise ;2,5 % sans précision d’origine.

Par genre littéraire :36,5 % pour l’essai ;23,7 % pour la poésie ;21,4 % pour le roman et la nouvelle ;7,2 % pour le théâtre.11,2 % des textes au genre imprécis.

Par siècle :78,3 % pour le 20è siècle ;6,5 % pour 19è siècle ;4,7 % pour l’Antiquité ;2,8 % pour le 17è siècle ;7,7 % sans précision de siècle.

La situation globale et synthétique de l’enseignement de la littérature francophone, au secondaire, en République Démocratique du Congo, donne les chiffres suivants : 14 manuels d’enseignements contenant 1392 textes répartis ainsi :

Par origine :41 % pour la littérature française ;

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24,7 % pour la littérature africaine ;11,7 % pour les littératures étrangères ;6 % pour la littérature congolaise ;16 % pour des textes sans indication d’origine.Par genre littéraire :51,7 % pour le genre narratif ;12,4 % pour l’essai ;13 % pour la poésie ;3,3 % pour le théâtre ;19,6 % des textes au genre imprécis.

Par siècle :62,8 % pour le 20è siècle ;21,7 % pour les siècles antérieurs au 20è siècle ;15,4 des textes sans indication d’époque.

1.4. Lecture des statistiques

Ces données statistiques appellent le commentaire suivant :l’enseignement du français et de la littérature francophone , au secondaire, en République Démocratique du Congo, privilégie les textes de la littérature française (41 %) au détriment de ceux des littératures africaines (24,7 %) et surtout congolaise 6 %) ;les textes narratifs sont plus exploités que la poésie et le théâtre aux deux premiers degrés, alors que les textes à thèse (essais) prennent le dessus dans les classes terminales ;les textes du 20è siècle prennent la première place dans tout le cursus du secondaire.

De ces trois constats, nous pouvons dire, à propos de cet enseignement de littérature, que :la langue et la culture françaises sont plus prises en compte que celles de l’espace francophone local ;l’apprenant congolais se familiarise plus avec l’imaginaire français qu’avec son imaginaire « ethnique » ;l’apprenant congolais n’est donc pas suffisamment en contact avec des modèles de création littéraire émanant de sa propre culture, de son identité culturelle.

Et pourtant, la meilleure manière de maîtriser l’expression souple, apte à traduire sa profondeur, dans la langue d’emprunt, c’est d’apprendre les créations littéraires de cette langue, mais provenant de son univers culturel. Dans le cas d’espèce, quelle littérature enseigner ?

2. Quelle littérature francophone enseigner ?

Si l’on admet que la littérature est langage, parole porteuse de l’imaginaire collectif d’un groupe social, et, qu’à ce titre, elle traduit l’âme d’un peuple, elle véhicule les éléments de son soubassement culturel, historique, idéologique, … le choix des textes de base à l’enseignement d’une littérature doit impérativement prendre en compte tous ces paramètres d’ordre culturel, identitaire. En effet, pour permettre à l’individu-apprenant de mieux à la fois intérioriser et manifester sa « conduite langagière » (1), l’enseignement de la littérature francophone en milieu plurilingue doit s’appuyer en grande partie sur la production littéraire francophone locale, celle-ci étant porteuse du « comportement langagier »(1) de ses auteurs.

En effet, ce comportement langagier se dévoile à travers la vision du sociogramme exploité dans l’œuvre littéraire, à travers les calques et expressions idiomatiques des langues locales, à travers l’idiolecte des personnages, du narrateur, etc. Tous ces aspects de créations littéraires, insufflés par la culture et la langue de l’auteur local, dans une langue d’emprunt, constituent un bon critère d’identité culturelle et, par conséquent, doivent sous-tendre les textes de base de l’enseignement de la littérature dans le contexte multilingue  : « l’identité sociale dans son sens le plus général se reflète dans le comportement langagier »(2).

Aussi, pour mieux intégrer le paramètre « comportement langagier » dans l’enseignement de la littérature francophone en République Démocratique du Congo, proposons-nous la répartition suivante en ce qui concerne les textes de base :

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40 % pour la littérature congolaise, au lieu de 6 % ;30 % pour la littérature négro-africaine, au lieu de 24,7 % ;20 % pour la littérature française, au lieu de 41 % ;10 % pour les autres littératures francophones, au lieu de 11,7 %.

En ce qui concerne les époques de ces textes, nous proposons 70 % pour les textes des 20è et 21è siècles, et 30 % pour les siècles précédents : les réalités contemporaines créent une motivation utile pour l’apprentissage. L’actualité des faits accroche psychologiquement. Les genres littéraires, quant à eux, seront choisis de manière préférentielle selon les objectifs pédagogiques assignés à chaque degré du cursus : compréhension écrite, compréhension orale, compétences structurales (lexicale, grammaticale, …), etc.

Telle est la littérature francophone à enseigner au secondaire, en République Démocratique du Congo. Mais, comment l’enseigner dans le contexte plurilingue ?

3. Comment l’enseigner ?

En République Démocratique du Congo, comme en Afrique subsaharienne, la langue française évolue en situation de multilinguisme. A des degrés différents, les Congolais sont soumis à une pratique linguistique plurielle où ils s’habituent à reconnaître le français et les nombreuses langues locales. Les contextes de cette pratique sont eux-mêmes aussi multiples, à savoir la famille, l’école, les médias, les milieux professionnel, administratif, commercial, … et particulièrement en pratique littéraire, au niveau de la création tout comme à celui de la réception.

Mais, rappelons ici que les Etats Généraux de l’enseignement du français, tenus à Libreville du 17 au 20 mars 2003, ont « exprimé le vœu de mettre en pratique, au niveau des systèmes éducatifs, le concept de partenariat linguistique. Les participants ont tenu à affirmer que la coexistence entre le français et les langues africaines ne doit pas se vivre en termes de conflit, mais bien en termes de solidarité et de complémentarité »(3).

Il est donc question pour l’Afrique, et même pour les autres espaces francophones en dehors de la France, de s’approprier le français et d’en faire « le lieu linguistique de formation et de reconnaissance des identités africaines francophones »(3). La littérature africaine francophone est ce meilleur cadre d’appropriation du français, de formation et de reconnaissance des identités africaines francophones. Son enseignement doit donc avoir comme objectif général l’acquisition et l’expression de cette identité africaine francophone. Par conséquent, il lui faut une méthodologie spéciale appropriée.A ce sujet, « la didactique de l’intégration », proposée par Ronald LEGENDRE (4), semble constituer l’orientation la mieux indiquée. En effet, cette dernière prend en compte, dans toute situation pédagogique, les composantes suivantes : le Sujet apprenant, l’Objet d’apprentissage, le milieu ou l’environnement éducatif humain, et l’Agent d’enseignement. Aucune démarche pédagogique fructueuse ne peut se réaliser sans tenir compte de la combinaison de ces facteurs. La didactique de l’intégration a ainsi, pour nous, l’avantage de prendre en compte, entre autres, le milieu de l’apprenant dans toutes ses dimensions.

Pour son application efficace à l’enseignement de la littérature francophone en milieu plurilingue, nous proposons des principes méthodologiques ci-après :

12. l’exploitation de l’aspect socio-culturel du texte littéraire : cette option méthodologique permet à l’élève de se découvrir, de connaître les réalités socio-culturelles de son environnement, de s’ouvrir aux autres univers socio-culturels. Il s’agit là d’un principe méthodologique qui englobe tous les besoins fondamentaux de l’élève, ses réalités et celles des autres. C’est une contribution à l’acquisition de « l’âme » congolaise ;13. l’exploitation de l’aspect artistique du texte littéraire : cette option englobe les sensibilités culturelles individuelles et/ou collectives de l’apprenant et vise à l’expression de son « âme » congolaise. Elle lui apprend à communiquer avec lui-même, intérieurement et extérieurement, et à communiquer avec les autres  : ici, l’enseignement de littérature devient un acte de contact, donc de connaissance, un acte de communication à double entrée (avec soi et avec autrui), un acte de transformation, un acte de re-création ;14. l’exploitation de l’osmose des langues dans le texte littéraire, notamment le contact entre la langue première et la langue seconde : cette option contribue à la découverte de l’appropriation du français par l’auteur du texte littéraire, à l’acquisition et à l’expression du « comportement langagier » par l’apprenant ;15. l’exploitation de l’esprit critique de l’apprenant : cette option contribue à la performance de l’élève pour son raisonnement, son jugement personnel, ses conceptions sur les réalités de son milieu socio-culturels et d’ailleurs. C’est la problématique de littérature et capacités intellectuelles.

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Conclusion

Les principes méthodologiques que nous proposons ici pour l’enseignement de la littérature francophone en milieu plurilingue s’adressent à la fois aux décideurs politiques et aux enseignants : aux décideurs politiques dans le cadre de la révision des programmes des enseignements, de l’enrichissement des manuels scolaires et de l’adaptation des théories en didactique des disciplines. Aux enseignants dans la mesure où ils peuvent déjà exploiter les manuels qui existent pour orienter le choix de textes à enseigner conformément aux réponses que nous donnons aux questions « quelle littérature enseigner ? » et « comment l’enseigner ? ».

En dernière analyse, l’enseignement de la littérature francophone dans le contexte du multilinguisme doit d’abord impérativement aider à préserver les identités culturelles, ensuite conduire à l’ouverture qui incorpore au destin de l’humanité. Car, comme le dit à juste titre Amadou Lamine SALL, « il s’agit, par delà un enracinement sans détour dans nos propres cultures et valeurs de civilisation nègre, de nous ouvrir ensuite seulement au monde par le pont que constitue pour nous cette francophonie fécondée par cette langue si belle qu’est la langue française »(5).

Notes bibliographiques

HEINE, B. et NURSE, D.(Sous la direction), Les langues africaines,Paris, Karthala, 2004, p. 356IdemCf. Rapport de synthèse des Etats Généraux de Libreville du 17 au 20 mars 2003LENGENDRE, R., cité par GERMAIN, C., Evolution de l’enseignement des langues : 5000 ans d’histoire, Paris, CLE International, 1997, p. 10SALL, A. L., « Négritude, Arabité, Francophonie : du repli identitaire vers le dialogue interculturel », in Phares, Revue des Sciences Humaines et Sociales, n° consacré aux actes du colloque sur « La francophonie, Vecteur de dialogue interculturel, Afrique Noire – Monde Arabe », Nouvelle Série, Printemps 2003, p. 39

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