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LA VIE SUSPENDUEREGARDS SUR LA DOULEUR DU SOUVENIR

suivi de

L’ORIGINE DU MONDEPORTRAIT D’UN INTÉRIEUR

Lucia Calamaro

traduction de l’italien parFederica Martucci

PRÉSENTATION

La Vie suspendue : Riccardo vient de vendre la maison dans laquelle il vivait avec sa famille. Alors qu’il prépare les cartons du déménagement, le spectre de sa femme, morte depuis peu, vient dialoguer avec lui. Simona a peur de disparaître avec la maison.

L’Origine du monde : Daria, mère d’une quarantaine d’années, soliloque sur le sens de la vie en cherchant des réponses au fond de son réfrigérateur, dans de brefs échanges avec sa fille adolescente, et dans un dialogue imaginaire avec sa thé rapeute.

Dramaturge, metteure en scène et comédienne, Lucia Calamaro fonde la compagnie Malebolge en 2003 à Rome. Elle enseigne par ailleurs la dramaturgie à l’école Paolo-Grassi à Milan depuis 2014. Sa pièce L’Origine du monde remporte trois prix Ubu en 2011, dont celui du Meilleur texte original.

Federica Martucci est traductrice, comédienne et auteure. Elle coordonne le comité italien de la Maison Antoine Vitez et traduit notamment Saverio La Ruina, Stefano Massini, Deflorian/Tagliarini et Laura Forti.

Illustration de couverture : © Marina Haas

© ACTES SUD, 2017pour l’édition françaiseISSN 0298-0592ISBN 978-2-330-09278-8

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LA VIE SUSPENDUEREGARDS SUR LA DOULEUR DU SOUVENIR

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L’ORIGINE DU MONDEPORTRAIT D’UN INTÉRIEUR

Lucia Calamaro

traduction de l’italien par Federica Martucci

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LA VIE SUSPENDUEREGARDS SUR LA DOULEUR DU SOUVENIR

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À Jérôme, Gabriele et Margherita.

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PERSONNAGES

Alice, la fille, onze ansRiccardo, le père, la quarantaineSimona, la mère, la quarantaine

Tatiana, une connaissance de la familleLa gardienne du cimetière, réincarnation de Simona

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I. LE FRISSON SACRÉ

Riccardo et Simona sont debout, immobiles, au centre de la scène, mal à l’aise. Riccardo fume une cigarette. Simona porte une robe à fleurs spectaculaire, elle tient discrètement dans sa main un pied de lampe.Sur le côté de la scène, plusieurs grands cartons de déménagement sont empilés.Alice arrive depuis la salle, elle se rapproche du plateau mais sans mon-ter.

ALICE (au public). Le travail du deuil accompagne un penchant naturel, il n’est pas une obligation sociale mais un processus de sau-vegarde de l’espèce, l’espèce des vivants qui, au fond, pense peu et mal à l’espèce des morts. Quelle sorte d’être devient un être mort ? Il est assimilable à quoi ? Sa mutation en fantasme l’annule-t-elle ? Quelle sorte d’existence est l’existence d’un mort ? Est-on sûr qu’il s’agisse d’un absolu non-être ? Non. C’est pourquoi, de temps en temps, tu y repenses. Se rappeler c’est résister. S’obstiner et décider de se souvenir d’un mort, passé un certain temps, c’est métabolique-ment très difficile. Le corps, la tête ne veulent pas. Tu ne te souviens de rien. Parfois, des bribes de mémoire jaillissent, mais tu ne sais plus les couleurs, les sons, les détails. C’est une vision bricolée, une donnée connue du présent qui cherche à raviver l’image de plus en plus imprécise mais sans y parvenir. Tout, en toi, ne demande qu’à vivre ton futur. Face à la mort, nous sommes plus que jamais des animaux. Un être meurt. Son corps doit être éloigné, caché. On ne doit pas voir sa ruine. Le prénom, son prénom, il devient quoi ? Pour quelque temps, certains le prononcent encore. Et ensuite ? Le cerveau des vivants fonctionne comme à son habitude, il croise images et sens, paroles et nouvelles rencontres, il sent, filtre et inhibe. L’espace mental se restructure au rythme des stimuli externes qui continuent à te solliciter comme si de rien n’était. Il te semble que

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tout est resté tel quel car le monde ne manifeste plus, jamais plus, le vide, la perte, la déchirure, le trou qu’un être, en mourant, a lais-sés dans le réel.

Elle sort.

RICCARDO (éteignant sa cigarette, à Simona). Bon, je la jette par le balcon.

SIMONA. Mais non, Rick !

RICCARDO. De toute façon, il n’y a jamais personne en bas. (Un temps.) C’est quand même bizarre comme situation.

SIMONA. Pour moi aussi, faut pas croire.

RICCARDO. C’est pas que je ne suis pas content, c’est pas ça…

SIMONA. Moi, je ne sais pas si je suis contente. Je t’impressionne ?

RICCARDO. Non, mais on ne peut pas faire comme si c’était nor-mal comme situation.

SIMONA. Pardon…

RICCARDO. Penses-tu !

SIMONA (touchant la main de Riccardo). Tu me sens comme avant ? Espérons que je ne te fasse pas peur.

RICCARDO. Peur, mais non ! Je te demande juste… Laisse-moi le temps de comprendre ce qu’il se passe…

SIMONA. Je suis froide ?

RICCARDO. Un petit peu… Disons, juste un peu… fraîche, voilà.

SIMONA. Vu que je suis là, je voulais te poser une question… Ça prend combien de temps ? Non, je voulais dire : il faut combien de temps pour… ? C’est-à-dire… Riccardo, par rapport à toi… Pas par rapport à la mémoire de n’importe qui, d’un animal, d’une mémoire… de l’espèce, voilà… Mais par rapport à toi, à comment tu es fait, toi, à ta mémoire à toi… Euh… Bref… Riccardo, excuse-moi, hein, ne t’énerve pas… Mais toi… Toi, tu vas m’oublier ?

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RICCARDO. Tu parles d’une question, Simona… Tu me demandes quoi, là ? Et puis, pardon mais franchement si la réponse était oui, c’est à toi que je viendrais le dire ?

SIMONA. Non, en effet… T’as qu’à mentir. Si tu mens bien, comme tu as l’habitude de le faire, franchement, moi je préfère.

RICCARDO. Ah bien sûr… Menteur professionnel… Finalement, en y réfléchissant… Sincèrement ? Peut-être que dans une vingtaine d’années… Un petit peu estompée…

SIMONA (réactive). Ah non, je ne veux pas, je ne le supporte pas.

RICCARDO. C’est bon, Simona, allez, tu seras forcément un peu ternie, mais dans très longtemps, dans quarante ans !

SIMONA. Et s’il existait une pilule pour m’oublier, tu la prendrais ?

RICCARDO. D’abord, il n’y a pas de pilule pour oublier… Et puis non, je ne la prendrais pas… Ou peut-être, quelques-unes, un peu, durant ces premiers mois qui sont vraiment difficiles…

SIMONA. Non… Mais tu t’anesthésies ou quoi ? Pile au moment où tu dois souffrir le plus ? Au moins en ce moment, tu pourrais me faire plaisir.

RICCARDO. Tout à fait. D’ailleurs, j’ai élaboré une méthode bien à moi. J’ai mis tes robes à fleurs dans mon armoire. Comme ça, le matin, quand je choisis mes habits, je te déplace, tu comprends ? Mon costume gris… Simona en été… Mon complet marron… Simona en hiver…

SIMONA. C’est mignon. Mais attention à ne pas m’idéaliser ! Je voudrais t’enquiquiner même morte, te faire un peu enrager.

RICCARDO. Je te rassure, tu peux être tranquille de ce côté-là, vu ce que tu me demandes.

SIMONA. Et Alice, ça va ?

RICCARDO. Couci-couça…

SIMONA. Elle demande après moi ?

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RICCARDO. Oui, tous les jours. Et elle te ressemble de plus en plus. Même dans sa façon de manger la viande, comme toi, elle cogne sa fourchette contre ses dents en la portant à la bouche, et puis elle la serre… (Il fait le geste.) Et ça crisse… (Il fait le bruit.) Ça va, ne le prends pas mal, je disais ça comme ça. Écoute Simona, tant qu’on y est, moi aussi j’ai une question à te poser. Je fais quoi avec les cendres, je les garde ?

SIMONA. Évidemment ! Tu veux me jeter ou quoi ?

RICCARDO. Non, mais si je les garde moi, on ne peut pas poser la pierre, il faut que les cendres soient dans le tombeau.

SIMONA. On doit vraiment en parler maintenant ?

RICCARDO. Bien sûr que non, pardon, viens là, n’en parlons plus.

Il serre Simona dans ses bras.

SIMONA. Je suis froide.

RICCARDO. Un peu. (Un temps.) Écoute Simona, maintenant tu veux bien me donner ce pied de lampe ?

SIMONA. Non !

RICCARDO. Allez, je dois finir les cartons pour le déménagement.

SIMONA. Je veux l’emporter avec moi, je peux ?

RICCARDO. Pour quoi faire ?

SIMONA. Un souvenir.

RICCARDO. Ce truc ? Mais, il est moche.

SIMONA. C’est vrai qu’il n’est pas beau mais j’y tiens, qu’est-ce que ça peut te faire ?

Riccardo tente de lui arracher des mains le pied de lampe, Simona résiste, ils tirent chacun de son côté.

RICCARDO. Je pensais que tu t’étais distraite. Allez Simona, ne recommence pas avec ça. Si tu te braques sur chaque objet que je dois enlever, si tu t’agrippes au moindre truc… Maintenant la

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lampe, hier le petit fauteuil et puis le gros crocodile de l’autre là… Ce type de Benevento…

SIMONA. Mimmo Paladino* ! Mais c’est un grand artiste !

RICCARDO. Et puis les vieilles croûtes de ta grand-mère.

SIMONA. Les cadres sont de style Louis XV ! (Elle lâche le pied de lampe et court chercher un panier au fond de la scène.) D’accord, garde la lampe, mais laisse-moi le panier. Il est fragile, j’y tiens, je l’ai depuis que je suis petite. Je veux le garder, je peux ?

RICCARDO. Eh bien, garde-le ! C’est pas un déménagement ça, c’est une pénitence. (Il commence à prendre des cartons pour y embal-ler des choses ou pour les fermer.) Je sais que c’est à toi mais essaye de raisonner un peu. La maison est vendue, toi, tu es morte, alors tu veux bien faire la morte, s’il te plaît.

SIMONA. Mais pourquoi ? Tu crois que les morts sont tous consen-tants ? Et puis, je suis morte depuis peu, je me sens si pleine de vie.

RICCARDO. Et moi, je m’attendais à un minimum de coopération. (Désignant le panier.) Alors, tu me le donnes ?

Ils recommencent à tirer le panier à hue et à dia. Très vite Riccardo n’oppose plus de résistance.

SIMONA. Ne tire pas comme ça, tu vas le casser !

RICCARDO. Mais je dois finir les cartons sinon je leur dis quoi aux gars du déménagement ce soir ? Tu crois quoi, que ça m’amuse ?

SIMONA. Un peu oui, je crois. Tu as toujours eu cette manie du rangement, de l’ordre. C’est une vraie obsession chez toi.

RICCARDO. Tu vois que tu ne m’écoutes pas ! La maison est ven-due ! Tu as compris ? Et, au passage : l’obsessionnelle, maniaque, bourrée de fixettes, ça a toujours été toi, pas moi.

* Peintre et sculpteur italien né en 1948 près de Benevento. Il fait partie de la trans-avant-garde italienne, mouvement artistique apparu à la fin des années 1970.(N. d. T.)

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SIMONA (de mauvaise foi, comme s’il lui avait fait mal au bras en tirant le panier). Aïe ! Tu me fais très très mal !

Riccardo lâche le panier.

RICCARDO. Tu joues à quoi, là ? Tu es un pitre !

SIMONA. Ça se voit encore ?

RICCARDO. Oui, oui ça se voit. Bon, j’ai compris le problème : c’est que tu me vois faire les cartons et tu penses que ça ne me fait pas de peine de déménager.

Elle repose le panier au sol, loin de Riccardo.

SIMONA. Mais alors pourquoi tu emballes tout dans les cartons ? Des objets sans vie. Moi aussi, je suis sans vie. Alors, emballe-moi. Dans une boîte… Tiens, celle-là. (Elle prend un carton vide et se recouvre avec pour se cacher.) Et zou, au dépôt, oubliée. Allez, prends le scotch et ferme bien tout… Allez ferme.

Silence. Riccardo soulève le carton. Simona est accroupie.

RICCARDO. C’est bon, c’est fini, oui ?

SIMONA (se relevant). Je ne sais pas si c’est juste ou pas, mais je ne veux pas qu’on m’oublie. Tu comprends ? Morte oui, ça je n’y peux rien, mais au moins qu’on se souvienne de moi, pas tout le monde mais certains… Sinon à quoi ça a servi ? Dis-le, dis-moi, de quoi tu te souviendras si tu jettes tout ? Et si le souvenir de Simona n’est pas le tien, il est à qui alors ? À qui, il pourrait bien être ? À quelles mains me confier ? (À un spectateur.) Toi, tu veux bien ? Ça te dirait de te souvenir de moi ? Mais moi, tout entière, vraiment toute. (Elle montre son dos.) Même de dos. T’en dis quoi, tu vas y arriver ? Mais, t’es qui toi ! (S’en voulant de s’être emportée.) Pardon ! (À Ric-cardo.) Tu vois, il n’y a pas d’autres témoins de ce que j’ai été, pas de témoins intimes.

RICCARDO. Alice !

SIMONA. Alice est petite, que veux-tu qu’il lui reste. Les souvenirs des autres ne sont pas les miens, les tiens, ils ne le seront jamais. Franchement, même dans les souvenirs… Quelle solitude, pas