Prejugés et crise de Lumières.pdf

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 Revue germanique internationale 3 (1995) La crise des Lumières .................. ................. .................. .................. ................. .................. .................. ................. .................. .................. ................. .................. ................. ........................................................... Michel Delon Réhabilitation des préjugés et crise des Lumières .................. ................. .................. .................. ................. .................. .................. ................. .................. .................. ................. .................. ................. ........................................................... Avertissement Le contenu de ce site relève de la législation française sur la propriété intellectuelle et est la propriété exclusive de l'éditeur. Les œuvres figurant sur ce site peuvent être consultées et reproduites sur un support papier ou numérique sous réserve qu'elles soient strictement réservées à un usage soit personnel, soit scientifique ou pédagogique excluant toute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'éditeur, le nom de la revue, l'auteur et la référence du document.  Toute autre reproduction est interdite sauf accord préalable de l' éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Revues.org est un portail de revues en sciences humaines et sociales développé par le Cléo, Centre pour l'édition électronique ouverte (CNRS, EHESS, UP, UAPV). .................. ................. .................. .................. ................. .................. .................. ................. .................. .................. ................. .................. ................. ........................................................... Référence électronique Michel Delon, « Réhabilitation des préjugés et crise des Lumières », Revue germanique internationale  [En ligne], 3 | 1995, mis en ligne le 06 juillet 2011, consulté le 14 octobre 2012. URL : http://rgi.revues.org/494 ; DOI : 10.4000/ rgi.494 Éditeur : CNRS Éditions http://rgi.revues.org http://www.revues.org Document accessible en ligne sur : http://rgi.revues.org/494 Ce document est le fac-similé de l'édition papier.  Tous droits réservés

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  • Revue germaniqueinternationale3 (1995)La crise des Lumires

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    Michel Delon

    Rhabilitation des prjugs et crisedes Lumires................................................................................................................................................................................................................................................................................................

    AvertissementLe contenu de ce site relve de la lgislation franaise sur la proprit intellectuelle et est la proprit exclusive del'diteur.Les uvres figurant sur ce site peuvent tre consultes et reproduites sur un support papier ou numrique sousrserve qu'elles soient strictement rserves un usage soit personnel, soit scientifique ou pdagogique excluanttoute exploitation commerciale. La reproduction devra obligatoirement mentionner l'diteur, le nom de la revue,l'auteur et la rfrence du document.Toute autre reproduction est interdite sauf accord pralable de l'diteur, en dehors des cas prvus par la lgislationen vigueur en France.

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    Rfrence lectroniqueMichel Delon, Rhabilitation des prjugs et crise des Lumires, Revue germanique internationale [En ligne],3|1995, mis en ligne le 06 juillet 2011, consult le 14 octobre 2012. URL: http://rgi.revues.org/494; DOI: 10.4000/rgi.494

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  • Rhabili tation des prjugs et crise des Lumires

    MICHEL DELON

    La lutte contre les prjugs est indissociable de toute dfinition des Lumires. Comme la lumire se caractrise par opposition avec l'ombre, la claire pense ne s'affirmerait que contre le prjug, il n'y aurait de pro-grs que dans le recul des erreurs, nes de la passivit intellectuelle et du respect superstitieux de la tradition 1. Tout effort pour rhabiliter le pr-jug ou, du moins, pour en comprendre l'origine et le succs serait alors verser au compte d'une crise des Lumires. Le sectarisme du combat men au nom de la raison porterait en germe une raction et une valori-sation de tout ce qui dans l'homme chappe la claire raison. Si un tel manichisme est sensible dans les polmiques qui font rage en France autour de l'entreprise encyclopdique, puis dans l'apprciation de l'uvre des philosophes, il ne correspond nullement la ralit du travail intellectuel d'une poque.

    Le Dictionnaire de Trvoux fournit la base lexicale du dbat. Les dfini-tions l'entre Prjug ne se limite pas l'acception ngative. Pr-jug, en termes de mtaphysique, c'est un jugement port sans un examen suffisant, une proccupation d'esprit qui se fait ou par erreur de nos sens, ou par l'opinion que nous concevons, ou par l'exemple ou la perscution de ceux que nous frquentons. Trvoux prcise la gradation qui diff-rencie la prcipitation, hte conclure, du prjug qui entrine le juge-ment htif en un jugement faux. Mais le dictionnaire signale deux accep-tions, sensiblement divergentes : l'une appartient la langue courante et donne comme synonymes de prjug apparence, motif, considration

    1. Le dbat proprement philosophique est retrac par Werner Schneiders dans Aufklrung und Vorurteilskritik. Studien zur Geschichte der Vorurteilstheorie, Fromann-Holzboog, 1983 et par Jong-Cheol Kim dans une thse reste dactylographie, La critique des prjugs en France au XVIIIe sicle, de Montesquieu Dumarsais, Universit de Paris I, 1991, sous la direction de J e a n Deprun.

  • externe ; l'autre est un ternie de palais et correspond un jugement l'avance ou ce que nous appelons jurisprudence. Le prjug en termes de mtaphysique est le contraire du jugement juste, alors que, dans les deux autres cas, il apparat proprement comme un pr-jug, c'est--dire la premire estimation d'une situation ou d'un problme dans l'attente d'un examen approfondi.

    Le Dictionnaire philosophique de Voltaire distingue encore deux registres du prjug. Il y a des prjugs universels, ncessaires, et qui sont la vertu mme. Dans tout pays, on apprend aux enfants reconnatre un Dieu rmunrateur et vengeur ; respecter, aimer leur pre et leur mre ; regarder le larcin comme un crime, le mensonge intress comme un vice, avant qu'ils puissent deviner ce que c'est qu'un vice et une vertu. La raison individuelle doit s'incliner devant le consensus univer-sel. Elle finit toujours par ratifier ce que la pression sociale lui a demand d'admettre a priori. Bien des vidences sensorielles partages par tous les hommes sont pourtant fallacieuses, bien des vrits se rvlent locales. Voltaire passe alors la dnonciation de quatre types de prjugs : senso-riels, physiques, historiques, religieux. L'illusion s'explique par un effet d'optique, par une extrapolation ou une induction hasardeuse, par la manuvre intresse d'un imposteur. L'utile prjug est devenu un non-jugement pernicieux. Votre jugement veut-il s'lever contre ces prju-gs, vos voisins, et surtout vos voisines, crient l'impie, et vous effrayent ; votre derviche, craignant de voir diminuer son revenu, vous accuse auprs du cadi, et ce cadi vous fait empaler s'il le peut. Le prjug signifie alors intolrance, ostracisme et appel la perscution. Le bon prjug se situerait du ct de l'intrt public et de la nature, le mauvais du ct de l'imposture particulire et de l'artifice.

    Le chevalier de Jaucourt dans l'Encyclopdie analyse longuement les causes du prjug qu'il dfinit comme un faux jugement que l'me porte de la nature des choses, aprs un examen insuffisant des facults intellectuelles . Il dnonce cette malheureuse pente de l'me vers l'garement qui prfre le faux au doute, le simple au complexe, l'ap-parent au rel et, selon les moments, l'ancien au nouveau, au nom de la tradition, puis le nouveau l'ancien, au nom de la mode. A cette mala-die de l'entendement s'ajoutent les prjugs d'ge et de temprament, de climat et de pays, d'cole et de parti, autant de situations qui condui-sent accorder la priorit au point de vue individuel sur le point de vue gnral. Hte ou prcipitation selon la leon cartsienne, le prjug se caractrise aussi par l'incapacit sortir de soi, dpasser une situation particulire, la relativiser pour accder la vue globale. La philosophie des Lumires se bat au nom de valeurs universelles, qu'elles se nomment la Nature ou l'Humanit. Elle accuse les Eglises de confisquer et de dfor-mer les principes gnraux de la morale, et les institutions politiques et sociales d'entraver la libre marche de la raison.

    Parmi les traits les plus radicaux, l'Essai sur les prjugs de Dumar-

  • sais, publi aprs sa mort en 1770, et les Lettres Eugnie ou prservatif contre les prjugs du baron d'Holbach (1768) sont de violentes machines de guerre contre le christianisme. Le titre complet du trait de Dumar-sais marque le lien entre la dfinition d'une philosophie nouvelle et la dnonciation des prjugs : Essai sur les prjugs, ou de l'influence des opi-nions sur les murs et sur le bonheur des hommes. Ouvrage contenant l'apologie de la philosophie. La connaissance y est donne pour l'unique fondement d'une bonne morale et d'une bonne politique. Tant que les hommes en seront privs, ils resteront condamns au malheur. Le prjug tant un jugement port avant d'examiner, il est clair que toutes les opi-nions religieuses et politiques des hommes ne sont que des prjugs, vu qu'ils ne peuvent examiner les premires sans crime, et les dernires sans danger 1. Alors que la force de l'homme consiste dans la circula-tion des ides, dans la possibilit d'changer des expriences, de confronter des savoirs limits pour accder un savoir plus global, toute volont d'asservir sa raison, de lui imposer un dogme le fait rgresser vers l'animalit, la barbarie ou l'enfance. La raison fonde sur l'exprience est principe d'universalit, le prjug principe d'gosme ou de particularisme. Chacun plaide en ce monde pour l'erreur ou le prjug qui lui est favorable, comme chaque homme corrompu plaide en faveur du vice qui lui plat. L'argumentation vaut pour la morale, mais aussi la politique et la religion. Les nationalismes naissent d'int-rts limits : Pour peu que l'on ouvre les yeux, on sentira que c'est l'ambition des princes et aux divisions insenses des prtres, que sont dus ces tristes prjugs qui rendent quelquefois des nations ennemies pendant une longue suite de sicles. Une note enfonce le clou : Il est vident que ce sont uniquement les intrts des princes et des prtres qui font natre ces aversions nationales qui mettent chaque instant l'univers en feu. 2 La tolrance et le libre dbat ouvrent la perspective d'un progrs, que les prjugs s'obstinent fermer. Dumarsais marque bien le lien entre les prjugs intellectuels qui cherchent un modle dans l'Antiquit et la tradition, et les prjugs sociaux qui font dpendre l'individu de sa naissance. La solidarit semble dfinitivement tablie entre prjug et pass. Les Lettres Eugnie ou prservatif contre les prjugs appliquent la mme argumentation au cas d'une jeune femme, malheureuse pour n'avoir pas su s'arracher aux habitudes et aux prju-gs religieux.

    L'ide de rvolution restait connote ngativement par Dumarsais qui vantait la libert de penser comme le prservatif assur contre les rvolutions, les fureurs, les guerres, les attentats que la superstition et le

    1. Essai sur Us prjugs, ou de l'influence des opinions sur Us murs et sur le bonheur des hommes. Ouvrage contenant l'apologie de la philosophie, par M. D. M., Londres, 1770, p . 7.

    2. Ibid., p . 67 et 77.

  • fanatisme ont de tout temps produits sur la terre 1. Les prjugs dtruits (1792) du conventionnel Lequinio marquent le passage des Lumires la Rvolution. Aucun principe n'est plus l'abri du jugement individuel, la critique rvolutionnaire s'attaque toutes les illusions, elle propose de rduire les trnes en poudre et les Bibles en cendres. Mais le propre des Lumires qui combinent la confiance cartsienne dans la raison une gense sensualiste de la pense est de ne pas se contenter de traits tho-riques. C'est toute une littrature de fiction qui accompagne, dveloppe, mdiatise, la lutte contre les prjugs. Les titres seuls sont parlants. Le pr-jug la mode, comdie de Nivelle de La Chausse (1735) reste une sage satire du libertinage mondain. A la scne galement, Le prjug vaincu de Marivaux en 1746 et Manine ou le prjug vaincu de Voltaire en 1749 mon-trent la victoire du sentiment sur le conformisme social, de l'galit des droits sur la hirarchie et de la valeur individuelle sur le privilge. Les romans ne sont pas en reste : Les prjugs trop bravs et trop suivis de Mme Falque (1755) abandonnent dans la rdition de 1774 le balance-ment entre conformisme et anticonformisme pour devenir Le danger des prjugs, Mme Gacon-Dufour la veille de la Rvolution et Coiffier au lendemain reprennent comme titre l'expression de Marivaux et de Vol-taire, Le prjug vaincu2. Le sentiment, comme force de l'individu et de la nature, devient une pulsion irrpressible qui bouscule toutes les rsis-tances de la tradition.

    On ne s'tonne donc pas que toute rhabilitation du prjug puisse apparatre comme appartenant aux Anti-Lumires. Le Dictionnaire de Trvoux rappelait que les prjugs constituent parfois des supplments la raison , devenant alors ncessaires pour prparer l'esprit, pour sus-pendre sa dcision trop prcipite, et combattre sa premire proccupa-tion . Le prjug sert de contrepoids d'autres prjugs ou d'hypothse dans l'attente d'une confirmation. C'est ainsi que, tout au long de l'ge classique, le dbat thologique s'est rfr aux prjugs lgitimes . Pierre Nicole publie en 1671 les Prjugs lgitimes contre les calvinistes. Pierre Jurieu rplique en 1686 par les Prjugs lgitimes contre le papisme. Le point de vue de ces thologiens est de fournir un premier argumentaire en attendant une controverse plus systmatique. Les simples apparences, les considrations externes constituent un prjug que viendra lgitimer une tude approfondie. On a cru, explique Nicole, qu'il tait utile de mon-trer ceux de la religion P. R. [prtendument rforme] que les prjugs gnraux, que la seule vue de ce qui parat dans le dehors de leur socit, leur fournit, donnent un sujet suffisant de la rejeter sans entrer mme

    1. Ibid., p. 23. 2. M m e Gacon-Dufour, Le prjug vaincu, ou Lettres de Mme la comtesse de ** et de Mme de **

    rfugies en Angleterre (Paris, 1787) et Coiffier, La marchande de modes, ou le prjug vaincu, dans Ouliana, ou l'Enfant des bois, nouvelles polonaises et autres nouvelles (Paris, an IX-1801). Olympe de Gouges a compos une comdie Le danger des prjugs ou l'Ecole des jeunes gens.

  • dans une discussion particulire des dogmes qu'elle leur propose. Car il est certain que ces prjugs doivent faire partie de cet examen auquel ils s'engagent, et que, s'ils sont suffisants pour leur faire conclure qu'ils ne doivent point chercher la vrit ni esprer le salut dans cette socit laquelle ils se trouvent unis, ils devraient se tenir heureux qu'on les et exempts par l de la ncessit de s'engager plus avant dans la discussion des dogmes particuliers, qui est toujours plus pnible et trs longue, pour ne pas dire trs dangereuse. '

    Chacun des grands dbats religieux du XVIIIe sicle a donn naissance un trait similaire : le jansnisme aux Prjugs lgitimes contre la constitu-tion Unigenitus (s.d.), la suppression des jsuites aux Prjugs lgitimes contre le livre intitul Extraits des assertions dangereuses et pernicieuses en tout genre, etc., soutenues et enseignes par les soi-disants Jsuites (1762) et la Rvolution des Prjugs lgitimes sur la constitution civile du clerg (1791). Le premier de ces traits se rfre saint Paul pour prciser cet emploi positif du prjug : Il y a des personnes, dit saint Paul, dont les pchs sont connus avant le jugement et l'examen qu'on en pourrait faire ; il y en a d'autres qui ne se dcouvrent qu'ensuite de cet examen. Ce que l'aptre dit l des per-sonnes, il l'applique tout de suite aux uvres. Nous en faisons l'applica-tion la Bulle Unigenitus. Elle a des vices qui sont connus et qui se mon-trent tous les esprits attentifs, avant le jugement et l'examen qu'on en pourrait faire ; et elle en a d'autres qui ne se dcouvrent qu'ensuite de cet examen. Ces vices que la Bulle porte, pour ainsi dire, crits sur son front, forment contre elle les prjugs que nous devons exposer. Lorsque Chaumeix entre dans la bataille de l'Encyclopdie, il recourt logiquement cette forme gnrique : il intitule sa longue rfutation en huit volumes : Prjugs lgitimes contre l'Encyclopdie, et essai de rfutation de ce dictionnaire (Bruxelles, 1758-1759). Les philosophes sont les pourfendeurs de prjugs dans un monde d'ombre et de lumire, les antiphilosophes croient aux prjugs lgitimes .

    Mme de Genlis s'indigne de l'intolrance des encyclopdistes qui condamnent tous leurs adversaires au nom du prjug. J'ai pass ma vie entendre les philosophes se moquer des prjugs de ceux qui n'ont pas de philosophie, et depuis vingt ans que je suis dans ce monde et que j'tudie les murs et les caractres des gens qui composent la socit, je n'ai trouv de prjugs profondment enracins et vritablement dange-reux que parmi les philosophes. 2 Le prjug n'est que l'opinion de l'autre, et si les opinions des femmes et des gens du peuple, pourfendues par les philosophes, sont fausses, elles ne tirent du moins pas cons-quences, alors que les opinions politiques des philosophes mneraient aux catastrophes. Qu'importe la socit que nous soyons effrays la vue

    1. Pierre Nicole, Prjugs lgitimes contre les calvinistes, Paris, 1671, p. 13-14. 2. Mme de Genlis, La religion considre comme l'unique base du bonheur et de la vritable philoso-

    phie, Paris, 1787, p. 359.

  • d'une salire renverse, que nous regardions le vendredi comme un jour malheureux, que nous supposions de grandes vertus un crapaud dess-ch, ou que quelque paysan appelle de certains mtores des esprits fol-lets, etc., les prjugs de ce genre sont faciles dtruire. L'illusion qui consiste isoler l'individu et lui donner le droit de juger de tout se rvle autrement dangereuse. A l'argument selon lequel le prjug est rduction au particulier, l'antiphilosophie rpond que la raison individuelle ne peut juger seule des croyances et des gestes qui assurent la permanence de la socit.

    La rhabilitation du prjug est autrement explicite quand, quelques annes plus tard, on oppose aux Lumires le bilan de la Terreur. Joseph de Maistre et Bonald par exemple attaquent la raison philosophique au nom de valeurs transindividuelles et transhistoriques qui installent l'homme dans des rseaux, seuls capables de lui donner sens. L'tre humain serait moins un animal raisonnable que religieux et social. Il n'y a rien de si important pour lui que les prjugs. Ne prenons point ce mot en mauvaise part. Il ne signifie point ncessairement des ides fausses, mais seulement, suivant la force du mot, des opinions quelcon-ques adoptes avant tout examen. Or ces sortes d'opinions sont le plus grand besoin de l'homme, les vritables lments de son bonheur, et le palladium des empires. Sans elles, il ne peut y avoir ni culte, ni morale, ni gouvernement. 1 La raison individuelle est voue aux errements, aux contradictions et finalement l'anarchie. Seule une raison universelle ou nationale , faite d'une alliance des dogmes religieux et politiques, peut fournir des certitudes et assurer des permanences. L'universalit laquelle se rfre Joseph de Maistre n'est pas l'universalisme abstrait, elle renvoie la constitution de communauts autour de traditions, trans-mises de gnration en gnration avant mme toute vellit de pense indpendante. Les peuples qui rsistent au temps et bravent les dangers sont ceux qui savent croire et se soumettre : La foi et le patriotisme sont les deux grands thaumaturges de ce monde. L'utilit sociale l'emporte sur la vrit rationnelle, les erreurs peuvent tre historiquement sublimes. Les coutumes imposes par les prophtes ou les lgislateurs sacrs sont ces prjugs conservateurs, pres des lois et plus forts que les lois 2. Les Lumires condamnent les peuples aux rvolutions sans fin et aux malheurs. Elles prtendent dtruire les prjugs et surtout le fana-tisme , mais ces mots de prjug et de fanatisme signifient, en dernire analyse, la croyance de plusieurs nations 3, c'est--dire leur principe mme de vie.

    Bonald dveloppe une argumentation semblable lorsqu'il distingue

    1. Joseph de Maistre, De la souverainet du peuple. Un anticontrat social, d. Jean-Louis Darcel, Paris, PUF, 1992, p . 147. Le texte date de 1794-1795.

    2. Ibid., p. 150. 3. Ibid., p. 168.

  • l'ducation qui transmet ces valeurs religieuses et morales, de l'instruc-tion qui n'apprend que des connaissances rationnelles. Il joue sur les deux acceptions du mot, selon les Lumires et selon la Contre-Rvolu-tion : Les prjugs sont des opinions venues de l'ducation, et trop sou-vent les opinions sont des prjugs venus de l'instruction. 1 Les prjugs renfermeraient un savoir alors que le savoir philosophique ne serait que prjugs au mauvais sens du terme. Le peuple, fort de ses seuls prjugs, reus dans l'enfance, peut tre considr comme instruit tandis que ceux qui mettent en problmes la morale et les devoirs sont des hommes prjugs. Ainsi les usages et habitudes physiques, les prceptes moraux, inculqus aux enfants, ne peuvent tre que des prjugs, de mme que la langue dont nous faisons l'apprentissage avant mme d'tre en mesure de nous interroger sur ses fondements2. La religion, contre ce que propose Jean-Jacques Rousseau qui attend l'ge de raison pour en parler Emile, doit tre transmise ds le plus jeune ge aux enfants comme une vidence qui ne peut tre l'objet de discussion. Seuls ces prceptes peuvent assurer l'unit d'une socit que Bonald veut monothiste, monarchique et monogame, alors que l'individualisme et le libre examen conduisent l'idoltrie, la polygamie et la dmocratie. Ces premiers prjugs sont souvent dforms en prjugs superstitieux qui sont autant d'exagrations ou de dgnrations des vrits fondamentales.

    La dfinition prsente par Joseph Michaud dans sa Lettre un philo-sophe sur les prjugs rejoint celle que donnait Joseph de Maistre. Si on consulte Ptymologie des mots, les prjugs ne sont autre chose que des opinions gnralement reues sur un point qui n'a point t appro-fondi ; ce sont des jugements ports avant l'examen. 3 Sur la simple raison individuelle, ils ont l'avantage de reprsenter une sagesse collec-tive, historique et sentimentale. Ils incarnent l'exprience de plusieurs gnrations et d'un grand nombre d'hommes clairs . L'individu soli-taire ne peut reparcourir seul l'histoire de l'humanit, il lui faut accep-ter l'hritage de l'exprience et du temps . Alors que Jaucourt dans l'Encyclopdie mettait en garde contre la prvention pour les raisons affirmatives , Michaud souligne ce que le doute a de destructeur et d'insatisfaisant. Rien n'est plus insupportable pour l'esprit humain que l'tat d'incertitude ; l'me cherche sans cesse un point d'appui sur lequel elle puisse se reposer. Les prjugs assurent la continuit de l'Etat et la cohsion de la socit, ils offrent l'individu un systme de

    1. Sur les prjugs (7 novembre 1810), uvres compltes de M. de Bonald, pair de France et membre de l 'Acadmie franaise, Paris, Migne, 1859, t. III , col. 803.

    2. Mme argument dans une des Penses morales de Bonald : Les philosophes qui se sont levs avec tant d 'amertume contre ce qu'ils ont appel des prjugs auraient d commencer par se dfaire de la langue elle-mme dans laquelle ils crivaient, car elle est le premier de nos pr-jugs, et il renferme tous les autres (ibid., col. 1387).

    3. Lettre un philosophe sur les prjugs (1802), dans Le printemps d'un proscrit, suivi de l'En-lvement de Proserpine par M. Michaud, 6 e d., Paris, 1811, p. 305.

  • valeurs qui lui permette de se dpasser. Les croix et les rubans sont purement symboliques, ils relvent de cette gloire qui est peut-tre entre les prjugs le plus grand de tous . Michaud rappelle pour finir son correspondant que Voltaire lui-mme s'opposait Dumarsais et admettait de bons prjugs1.

    Michaud dnonce l'tat d'incertitude, Lamennais stigmatise l'indif-frence, et comme lui, oppose la philosophie des Lumires elle-mme, quand elle prtend carter les croyances et les opinions fondatrices. Le christianisme serait n de l'indiffrence gnralise dans l'ancien monde paen, il devrait renatre dans l'indiffrence de l'Europe postrvolution-naire : La philosophie elle-mme, bien que dcide ne voir dans ces doctrines que des prjugs, en a reconnu de nos jours la ncessit indis-pensable. "Il faut sans doute des prjugs aux hommes, dit un de ses plus clbres disciples, dans un ouvrage o il enseigne l'athisme, sans eux point de ressort, point d'action ; tout s'engourdit, tout meurt." Ainsi la mort de la socit, la mort du genre humain serait le rsultat de la victoire que la sagesse moderne s'efforce de remporter sur ce qu'elle nomme les prjugs. 2 Pour s'arracher l'indiffrence et la fatalit de la dcadence, il faut, selon Lamennais, dompter la raison et lui faire reconnatre une vrit suprieure elle, une vrit de type religieux. En toute religion, mme fausse, il y a quelque chose de gnreux et de favorable l'humanit.

    Quand ils affirment le besoin de principes antrieurs au jugement individuel, Maistre, Bonald ou Lamennais sont convaincus que le chris-tianisme et l'absolutisme monarchique constituent ce corps de doctrine capable d'assurer la tranquillit de l'Europe. Un penseur italien comme Leopardi, rflchissant sur la force du patriotisme franais et sur la crise des Lumires, en vient l'ide d'une illusion ncessaire, sans pour autant adhrer au dogme contre-rvolutionnaire : S'il tait vraiment utile, voire indispensable au bonheur et la perfection de l'homme, qu'il se librt des prjugs naturels (j'entends par prjugs naturels ceux qui ne sont pas le fruit d'une ignorance corrompue), pourquoi la nature les aurait-elle enracins si profondment dans notre esprit, pourquoi aurait-elle oppos tant d'obstacles leur destruction et exig le concours de tant de sicles pour en venir bout ou seulement les affaiblir ? 3 L'amour de la patrie ou de la nation est une de ces illusions vitales qui procdent de la nature, et la France du XVIII e sicle dont les philosophes ont dcri

    1. La Harpe se fait galement un malin plaisir d'opposer Voltaire aux encyclopdistes : J e sais que les sages vont rpondre par un seul mot, qui rpond tout, prjug. J e pourrais rpli-quer par un vers fort beau et qui, pour eux, n'est pas d 'un homme prjugs, puisqu'il est de Voltaire : "La voix de l'univers est-elle un prjug ?" (Irne) (Cours de littrature, Paris, 1826, t. X V I I I , p . 39).

    2. Lamennais, Essai sur l'indiffrence en matire de religion, Paris, Garnier, s.d., t. I, p . 52. 3. Zibaldone, 24 mai 1821, dans Edition thmatique du Zibaldone, tablie par Mario Andrea

    Rigoni , t. I : Le massacre des illusions, Paris, Ed. Allia, 1993, p. 79-80.

  • avec le plus de vhmence les prjugs, fournit un des meilleurs exemples de l'efficacit du prjug pour susciter le dvouement patriotique et assu-rer la force du pays1.

    La littrature de fiction, mobilise par les Lumires pour dire le dan-ger des prjugs, participe galement leur rhabilitation. Rtif de La Bretonne projetait un ouvrage faire : Les prjugs justifis . Il l'es-quisse ds La paysanne pervertie, son roman de 1784. Le personnage de Gaudet incarne une philosophie des Lumires dvoye et cynique. Par sa force d'esprit , son dgagement des prjugs 2, il s'impose au frre et la sur qui ont quitt leur campagne natale pour russir Paris. Il les corrompt sexuellement et moralement. Selon son mot, il les dpr-juge . Puis devant les rsultats catastrophiques de son ducation, il nuance ses principes. J 'ai dtruit vos prjugs, parce que j 'a i cru qu'ils nuiraient votre bonheur [...] je n'ai jamais eu l'ide, en vous dprju-geant l'un et l'autre, que vous en viendriez l. 3 Le bonheur qui fondait la lutte contre les prjugs peut fonder leur rhabilitation. Gaudet dresse un tableau deux colonnes, qui fournit, en regard les uns des autres, les arguments contre les prjugs puis en leur faveur. La croyance aux dia-bles, aux anges et aux revenants est sans doute un prjug, mais son uti-lit peut la justifier. La confiance dans les mdecins galement, mais elle suffit parfois gurir les malades. Je ne mets pas la religion au rang des prjugs, mais il y a des prjugs dans la religion qui paraissent trs pr-judiciables au bonheur du genre humain , ajoute Gaudet qui se rpond lui-mme : Les prtendus abus de la religion sont devenus ncessaires avec le changement des circonstances. 4 Gaudet voque encore la foi dans la signification des rves, le prjug de la diffrence des condi-tions et la chastet fminine. Je m'arrte ici. Tout ce que vous nom-mez prjugs [...] peut galement se justifier : pour rformer les abus, il faudrait avoir des moyens assurs d'empcher que les nouveaux usages n'en fissent pas natre de plus dangereux. [...] Il faut des lumires peu communes, un esprit aussi rare que juste pour ne pas avoir besoin de pr-jugs, de loi, de frein. 5 Dans La philosophie de M. Nicolas, Rtif reprend cette argumentation qu'il prsente comme l'esquisse d'un livre qu'il n'aura jamais l'occasion de rdiger ; il donne une vingtaine d'exemples

    1. 6 avril 1821, ibid., p . 76-78. 2. Rtif, Le paysan perverti (1775), 10/18 , 1978, t. I, p . 235. Le seul moyen de rendre

    l 'homme toute sa dignit, selon Gaudet, c'est de dpouiller tous les prjugs, de briser ces entraves d 'une ducation mesquine qui nous courbe sous leur joug (p. 268).

    3. La paysanne pervertie (1784), G.-F. , 1972, p . 409. Gaudet s'tait rjoui de travailler un esprit entich de prjugs comme celui de son lve, il voulait fouler aux pied le prjug devant lui (p. 153). Il utilise le nologisme prjugiste, dans la srie prjugiste, intolrant, cagot (p. 170) et propos des vertus qu 'un prjugiste et regardes comme des vices (p. 219). Mercier intgre le terme quelques annes plus tard sa Nologie, ou Vocabulaire de mots nouveaux, renouveler ou pris dans des acceptions nouvelles. (1801)

    4. La paysanne pervertie, p. 452-453. 5. Ibid., 453-454.

  • qui vont des superstitions particulires (les rencontres, les araignes, les cris des oiseaux, le sel rpandu et les fourchettes en croix) aux principes sociaux gnraux (la religion, l'utilit des lois, la hirarchie sociale et sa cascade de mpris). Chacun de ces prjugs se rvle finalement utile, qu'il ait une base physique ou bien psychologique. L'argumentaire, amorc ds La paysanne pervertie, est antrieur la Rvolution, mais Rtif lie au traumatisme rvolutionnaire son projet d'un livre entier consacr aux prjugs justifis . Il reprend son compte la palinodie de Gau-det, son personnage romanesque : Je crois en vrit que, d'aprs l'exp-rience, je louerais le gouvernement espagnol, comme trs sage, d'avoir interdit toute discussion sur la religion ; tandis que d'un autre ct, je serais tent d'approuver, avec des modifications, l'adstriction la glbe des paysans russes et polonais. Il est tonnant combien l'exprience change nos ides ! Je bnis quelquefois prsent ce que j 'a i maudit, et je maudis ce que je bnissais. 1

    Le projet de livre a sans doute inspir Charles Nodier pour un de ses contes, intitul M. de La Mettrie, ou les superstitions . Nodier y peint La Mettrie en athe, pris de paradoxes et pourfendeur de prjugs. Il dfend contre lui que tout prtendu mensonge, accrdit parmi les peu-ples, est fond sur une vrit morale fort essentielle . Les superstitions les moins rationnelles dont il bauche son tour une liste (les couverts en croix, le treizime table, les araignes ou les hirondelles) trouvent leur explication. Il revient sous forme d'une mtaphore l'acception juri-dique du terme : le prjug est dfini comme une chose qui tait juge avant nous, un principe consacr par l'aveu unanime des nations, et contre lequel il ne reste d'arguments que dans la tte d'un rveur tourdi et suffisant qui se croit appel casser sans nouvel appel les arrts de l'ex-prience 2. La tradition, garante de cette exprience sculaire, a t sac-cage par des philosophes aussi peu lucides que La Mettrie ou des rvo-lutionnaires qui sont alls jusqu' la Terreur.

    On ne peut lire ces analyses sans tre frapp par le retour des mots exprience , utilit qui appartiennent au vocabulaire des Lumires. Autant le rationalisme cartsien par son opposition radicale entre la vrit et l'erreur peut tomber sous le coup des critiques qui se multiplient entre XVIII e et XIX e sicles, autant le sensualisme de Locke et de Condillac qui relativise la connaissance comme un cheminement partir de l'exprience sensorielle, est conceptuellement dispos conce-voir le prjug comme une tape, comme un moment ncessaire d'une phylo- ou d'une ontogense. La liste des prjugs justifis n'est pas propre la raction contre-rvolutionnaire et antiphilosophique, on en

    1. La philosophie de M. Nicolas, dans Monsieur Nicolas, ou le Cur humain dvoil, Paris, Pau-vert, 1959, t. VI , p . 111.

    2. M. de La Mettrie ou les superstitions, dans uvres de Ch. Nodier, Paris, 1832-1837, t. V, p . 223.

  • trouve une dj dans une utopie de 1761, Le voyageur philosophe dans un pays inconnu aux habitants de la terre de Listonai, pseudonyme de Villeneuve. Ce pays inconnu des terriens est la Lune et l'inversion du point de vue au clair de terre permet de rduire certaines certitudes l'tat de prjugs ou rciproquement de fournir une justification de plusieurs prjugs. Un chapitre est consacr aux causes de tant de lois bizarres, de coutumes singulires, d'usages extravagants ou barbares '. C'est un vritable cabi-net de curiosits anthropologiques que le lecteur est invit visiter. Il dcouvre des peuples qui pratiquent les sacrifices humains, des enfants qui dvorent leurs parents, des veuves qui se font brler avec leur poux, des hommes qui mettent les femmes en commun, des femmes qui se pros-tituent au temple de Vnus... Les cas de superstitions qui seront discuts par Rtif et Nodier sont ici replacs dans une perspective anthropolo-gique plus large qui relativise les us et coutumes travers le monde et du mme coup la frontire entre prjug et raison.

    Lorsque Montesquieu compose L'esprit des lois ou Demeunier L'esprit des usages et des coutumes des diffrents peuples, que font-ils sinon tablir une logique de l'absurde, une rationalit du dsordre ? L'un et l'autre traitent de manire systmatique ce que les auteurs prcdemment cits abor-daient anecdotiquement. Montesquieu s'interrogeant sur la cohrence des groupes suspend son jugement, il ne se hte pas de condamner. Reconnaissant la complexit des faits sociaux, il cherche comprendre la fonction des croyances et des rites. Le prjug le plus absurde rationnelle-ment, en dehors de tout contexte, trouve un sens du point de vue de la socit : Il y a souvent quelque chose de vrai dans les erreurs mmes. 2 Demeunier, quand il recense les habitudes dans chacun des grands domaines de la vie, part du principe qu'elles sont raisonnables dans leur origine, explicables dans les dformations qui ont abouti aux aberrations, rapportes par les voyageurs, recopies par les compilateurs. La condam-nation morale ne doit pas bloquer la comprhension, court-circuiter la rflexion. Il ne s'agit pas, pour cet homme des Lumires et ce rvolution-naire convaincu, de justifier les prjugs mais de les replacer gographi-quement et historiquement dans leur contexte. Comment ce prjug a-t-il pu se rpandre ? 3, se demande Dmeunier qui recense les coutumes

    1. Le voyageur philosophe dans m pays inconnu aux habitants de la terre, Amsterdam, 1761, t. II, p. 169.

    2. De l'esprit des lois, l iv. V I I I , c h a p . X X I . A u s s i l 'analyse d e l ' h o n n e u r p a r M o n t e s q u i e u (liv. III , c h a p . V I ) n e se rdui t -e l le ni a u c o n f o r m i s m e d e D e n e s l e d a n s Les prjugs du public sur l'honneur (Paris, 1766) ni a u radica l i sme r v o l u t i o n n a i r e d e Bergasse d a n s ses Observations sur le prjug de la noblesse hrditaire (Londres , 1789) . L e p r e m i e r se d f e n d d e v o u l o i r r former le g e n r e h u m a i n [Lesprjugs, p . III) , le s e c o n d c o n c l u t : Plus j e l ' e x a m i n e , c e pr jug , m o i n s j e vois , j e le j u r e d a n s toute la s incrit d e m o n c u r , les raisons d o n t il serait poss ib le de se servir p o u r le d fendre ( Observations, p . 3 4 ) .

    3 . L'esprit des usages et des coutumes des diffrents peuples ( 1 7 7 6 ) , L o n d r e s - P a r i s , 1 7 8 5 , t. I, p . 6 8 - 6 9 .

  • c o n c e r n a n t l ' o s t r a c i s m e d e s f e m m e s d u r a n t l eu r s r g les . Il n e p e u t l ' a p -p r o u v e r , m a i s il n e v e u t p a s n o n p l u s a c c e p t e r l a p u r e a b s u r d i t . A l ' o r i -g i n e , il s u p p o s e t o u j o u r s u n b e s o i n q u i a d g n r , u n e e x p r i e n c e q u i a t m a l i n t e r p r t e . A l o r s q u e l ' h i s to i r e a p p a r a t s o u v e n t a u x p h i l o s o p h e s d e s L u m i r e s c o m m e u n e l o n g u e sui te d e m a s s a c r e s e t d e v io l ences , l ' e th -no log i e q u i se f o n d e a lo r s e n t a n t q u e sc i ence t ab l i t u n e g n a l o g i e d e la m o n s t r u o s i t h u m a i n e , u n e d y n a m i q u e d e l ' e r r e u r . L e ges te sc ien t i f ique q u i e x p l i q u e l ' a b e r r a n t r e n v o i e a u ges te p o l i t i q u e o u p d a g o g i q u e q u i s u p p o s e q u e l ' a b e r r a n t p e u t t o u j o u r s t r e r f o r m o u r s o r b . L e b i z a r r e e t le s c a n d a l e u x r e p r e n n e n t sens , ils s ' i n sc r iven t d a n s u n d e v e n i r , p o u r le p i r e o u le m e i l l e u r .

    R d i g e a n t les a r t i c l es d ' h i s t o i r e d e l a p h i l o s o p h i e p o u r l'Encyclopdie, p u i s les r u n i s s a n t sous le t i t r e d'Histoire gnrale des dogmes et des opinions philosophiques depuis les plus anciens temps jusqu' nos jours ( 1 7 6 9 ) , D i d e r o t l u i - m m e se r e t i e n t d e c d e r a u ve r t i ge d e la p u r e d r a i s o n c o m m e V o l -t a i r e d a n s l'Essai sur les murs la f a s c i n a t i o n d e l a c r u a u t h u m a i n e . T r v o u x a p r s F o n t e n e l l e p a r l a i t d u p r j u g c o m m e d ' u n s u p p l m e n t d e la r a i s o n ; D i d e r o t a p r s S t r a b o n e t B r u c k e r v o q u e le s u p p l m e n t d e la s u p e r s t i t i o n (superstitione prterea) q u i fait ag i r les foules in sens i -b les a u seul l a n g a g e d e l a r a i s o n . Il n e se c o n t e n t e p a s d e r a n g e r le p r -j u g sa p l a c e l ex ica l e , il c h e r c h e l ' v a l u e r h i s t o r i q u e m e n t e t e n e x t r a i r e u n s a v o i r n a t u r e l : E n c o n s i d r a n t a t t e n t i v e m e n t t o u t ce sys-t m e , o n r e s t e c o n v a i n c u q u ' i l s e r t e n g n r a l d ' e n v e l o p p e t a n t t des faits h i s t o r i q u e s , t a n t t d e s d c o u v e r t e s sc ien t i f iques . ' L ' e n c y c l o p -dis te t i re la v r i t des fables la f a o n d o n t les p r e s d e l 'Egl ise c h e r c h a i e n t d a n s la m y t h o l o g i e et la p o s i e a n t i q u e u n e a n n o n c e m a l a -d r o i t e d e l ' E v a n g i l e . L e p r j u g e t la s u p e r s t i t i o n r e c o u v r e n t s o u v e n t u n e v r i t r e l a t i v e , p r o v i s o i r e , t t o n n a n t e . A b e r r a n t s q u a n d ils s o n t iso-ls , ils r e t r o u v e n t u n e s ign i f ica t ion d a n s l ' h i s to i r e d e l ' e spr i t h u m a i n . Si le p h i l o s o p h e a u n o m d e la r a i s o n un ive r se l l e r e p r o c h e a u s u p e r s t i t i e u x e t a u f a n a t i q u e d e r e s t e r e sc laves d ' u n p o i n t d e v u e p a r t i c u l i e r , il n e p e u t l u t t e r c o n t r e le p r j u g q u ' e n l ' e x p l i q u a n t , e n l ' i n s r a n t d a n s u n c o n t e x t e , e n r e p l a a n t le p a r t i c u l i e r d a n s le g n r a l , s a n s i g n o r e r le p o i d s des d i f frences c o n c r t e s .

    Il es t p o l m i q u e d ' a t t r i b u e r la seu le r a c t i o n d e la fin d u X V I I I e s icle u n e r f lex ion s u r la f o n c t i o n d u p r j u g q u i est i n s p a r a b l e d e l ' a n t h r o p o l o g i e d e s L u m i r e s . Il a p p a r t e n a i t la g n r a t i o n q u i fut t m o i n e t a c t e u r d e l a R v o l u t i o n d ' i n f l ch i r e t d ' a p p r o f o n d i r ce t t e r f lex ion . Les m e m b r e s d u g r o u p e d e C o p p e t e n p a r t i c u l i e r , sens ib les la d ive r s i t r e l ig i euse e t n a t i o n a l e d e l ' E u r o p e , o n t m a r q u l a p l a c e d u p r -

    1 . V o i r l ' a r t i c l e G r e c s ( p h i l o s o p h i e d e s ) d e VEncyclopdie e t l e c o m m e n t a i r e d e J a c q u e s P r o u s t , R a i s o n , d r a i s o n d a n s l e s a r t i c l e s p h i l o s o p h i q u e s d e l'Encyclopdie, Saggi e ricerche di littra-ture francese, X V I I I , 1 9 7 9 .

  • jug entre la libert individuelle et la ncessit sociale, entre le dsir de rforme et la prudence conservatrice. Mme de Stal dans Corinne fait jus-tifier par le pre d'Oswald le devoir qu'il lui impose d'pouser une com-patriote, faute de quoi il perdrait cet esprit national, ces prjugs, si vous le voulez, qui nous unissent entre nous et font de notre nation un corps, une association libre, mais indissoluble, qui ne peut que prir avec le dernier de nous 1. La critique du prjug ne peut tre mene sans prendre en compte la personnalit des groupes nationaux. La rforme qui se fait au nom des principes abstraits doit reconnatre de quel poids sont les prjugs concrets. Ds les annes du Directoire, Benjamin Constant en prend conscience : Les prjugs ont eu ce grand avantage qu'tant la base des institutions, ils se sont trouvs adapts la vie commune par un usage habituel : ils ont enlac troitement toutes les parties de notre exis-tence ; ils sont devenus quelque chose d'intime ; ils ont pntr dans toutes nos relations ; et la nature humaine qui s'arrange toujours de ce qui est, s'est btie, des prjugs, une espce d'abri, une sorte d'difice social, plus ou moins imparfait, mais offrant du moins un asile. 2 Mme de Stal et Benjamin Constant montrent le pouvoir mortifre des prjugs, ils n'en ignorent pas la fonction structurante pour la socit. Leur attachement aux principes va de pair avec le souci des circonstances et des situations particulires.

    Constant voque quelque chose d'intime . Il y a une broderie potique tellement unie avec le fond qu'il est impossible de l'en sparer sans dchirer l'toffe , remarquait Diderot l'article Grecs de l'Encyclopdie. La volont d'arracher l'homme ses prjugs au nom des principes abstraits, durant la Rvolution franaise, ne s'est pas faite sans un grand dchirement d'toffe. La pense des Lumires peut tre considre comme un systme de valeurs qui s'oppose celui de la tra-dition religieuse : l'exprience des grands dchirements est alors le moment de sa crise3. Elle chappe ce statut historiquement situ en se pensant comme une dynamique qui dpasse le dogme dans un travail de la rflexion, inscrit la contradiction au cur mme de son devenir et refuse de choisir entre l'abstraction du gnral et les diffrences concrtes4. Le Neveu de Rameau est l'emblme d'une telle conception des Lumires : le philosophe s'y met en scne et en cause, aux prises avec ses tentations et ses contradictions. Le prjug n'y est plus seulement

    1. Corinne (1807), X V I , VIII, Ed. S. Balay, Folio , 1985, p . 467. 2. Des ractions politiques, an V, dans Ecrits et discours politiques, d. par O. Pozzo di Borgo,

    Paris, Pauvert, 1964, t. I, p . 66. 3. J e me suis interrog sur la notion de crise des Lumires dans Crise ou tournant des

    Lumires ?, Aufklrung als Mission. La Mission des Lumires. Akzeptanzprobleme und Kommunikationsde-fizit. Accueil rciproque et difficults de communication, Ed. par Werner Schneiders, Marburg, Hitze-roth, 1993.

    4. Telle est la conclusion de Pierre-Andr Taguieff dans La force du prjug. Essai sur le racisme et ses doubles, Paris, La Dcouverte, 1987.

  • l'erreur de l'autre, mais la part d'ombre qui rside dans chaque pen-se1. Cheminant entre la morale et l'esthtique, entre le devoir et le plaisir, Diderot dsigne les forces du dsir et de l'inconscient qui sous-tendent la philosophie, les pulsions troubles et collectives qui traversent toute rationalit individuelle, et le besoin de valeurs au-del de la simple connaissance du rel.

    Universit Paris X 200, avenue de la Rpublique

    92001 Nanterre

    1. P.-A. Taguieff place en pigraphe une formule de Montesquieu : J'appelle ici prjugs, non pas ce qui fait qu'on ignore de certaines choses, mais ce qui fait qu'on s'ignore soi-mme.