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    Roman

    Vent d'Est, vent

    d'Ouest

    Pearl Buck

    Librairie gnrale franaise (1972)

    Kwei-Lan " vient d'tre marie ", sans le connatre, un jeune homme de sa race mais qui revient d'Europe. Ce Chinois n'est plus un Chinois, il a oubli la loi des anctres, il ne reconnat, ne respecte ni les coutumes ni les rites... Le frre de Kwei-Lan, qui vient de passer trois ans en Amrique, l'hritier mle, dpositaire du nom et des vertus de la race, annonce son mariage avec une trangre ; il revient avec elle... A travers les ractions des membres de cette famille de haute condition o l'attachement aux traditions, le culte des anctres, l'autorit du pre et de la mre n'avaient encore subi aucune atteinte, la grande romancire Pearl Buck nous fait vivre intensment le conflit souvent dramatique entre la jeune et la vieille Chine.

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    Pearl Buck

    Vent dEst, vent dOuest

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    Sur lauteur

    Pearl Buck est ne aux tats-Unis Hillsboro (Virginie) en 1892. Elle a trois mois quand ses parents missionnaires lemmnent en Chine o elle apprend le chinois avant sa langue maternelle. Adolescente, elle va complter ses tudes en Amrique, puis retourne en Chine.

    En 1917, elle pouse le missionnaire amricain John Buck, avec qui elle part pour la Chine du Nord o elle reste cinq ans.

    La rvolution la contraint revenir aux tats-Unis et un divorce met fin son mariage qui na pas t heureux. En 1923 parat son premier roman inspir par la Chine : Vent dEst, vent dOuest. Le Prix Pulitzer (1932) couronne La Terre chinoise que prolongent deux volumes : Les Fils de Wang Lung (1932) et La Famille disperse (1935).

    Pearl Buck, laurate du Prix Nobel en 1938, a cr en Pennsylvanie une fondation pour ladoption des enfants abandonns laquelle elle a consacr son temps et sa fortune, tout en continuant son uvre littraire. Grande voyageuse, elle a notamment publi aprs la dernire guerre Les Mondes que jai connus, La Lettre de Pkin, Terre corenne, etc.

    Pearl Buck est morte en 1973 Danby (Vermont) aux tats-Unis.

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    Prface

    Jusquici les Europens connaissaient mal la Chine. Et les Chinois comprennent mal les Europens Ainsi parlait, il y a quelques annes, un jeune Chinois, Tcheng-Cheng, au seuil dun livre

    Ma Mre qui tait le premier livre crit en franais par un Chinois. Je suis un Chinois europanis, un Oriental occidentalis, confessait-il encore, mais je suis oppos une imitation aveugle et exagre de lEurope.

    En ces deux ou trois phrases si simples, si ingnues en apparence et si raisonnables, se trouve contenu tout entier le drame qui depuis quelque vingt ans se joue en Asie. Le malentendu Orient-Occident East is East and West is West de Kipling la tentation de lOccident pour les jeunes Orientaux, la fois attirs et rebelles, la raction invitable, le refus de se soumettre une imitation qui engendrerait la dpendance, dabdiquer sans dfense devant la contestable supriorit de lOccident : voil les trois lments, les trois actes de la tragdie.

    Cest en Chine que ce conflit de sentiments, de forces et dinfluences a, dans ces dernires annes, atteint son paroxysme. Aucune race dAsie na t aussi solidement fixe que la race chinoise cela par la vertu de la Tradition faite religion en mme temps que systme politique. Sans doute le culte des Anctres, de lAnctre, na pas pargn lEmpire de la Fleur Centrale les rvolutions, les dissensions et les dsordres qui ont prcd ou suivi la chute de ses dynasties ; mais il a prserv les fils de Han des invasions qui entranrent au nant les races cham, khmer et ta, des dsagrgations qui, des bords de lInde Tchampa, nont laiss des peuples mineurs, abtardis, protgs, quun humus de civilisations mortes. Le peuple chinois, un peuple de quatre cents millions dhommes, dut sa rsistance son impermabilit la Muraille symbolique dont le fondateur de lEmpire, Che Houang-ti, entoura la Fleur Centrale et lesprit chinois. La Muraille de Chine dure, elle vit. Elle explique et illustre la Chine. Elle est la fois son histoire et son esprit, son organisme protecteur, son systme de prservation et daccroissement, le vivant symbole de son processus dfensif et offensif, de sa lutte pied pied et sicle sicle contre lOccident.

    Cependant, en moins de temps quil nen faut pour faire un homme dun enfant, lOccident a perc sa brche dans la muraille. Les atteintes portes la souverainet chinoise par les traits ingaux , les concessions, alinations infinitsimales et juges alors sans consquence, laissaient indemne le grand corps mur ; le peuple chinois sobstinait ignorer ces diables trangers relgus sous les murs de la cte. Leurs vaisseaux de guerre, leurs canons, leurs ambassades, leurs missions, leurs comptoirs, tout lappareil menaant ou bnin de ces intrus que les Empereurs feignaient de traiter en vassaux nbranlaient point le rempart de lesprit confucen. Ce sont les Chinois eux-mmes qui, en abattant lEmpire, ont ouvert la brche. Cest Sun Yat-sen, dbarquant Canton, en 1908, qui introduit lOccident. Il porte Karl Marx joint son Triple Dmisme dans son balluchon dmigrant. La graine a donn. La Rvolution en a jailli. LOccident est entr, vaille que vaille, dans les institutions, dans les murs, dans les esprits. Oui, dans les esprits chinois. Il les a forcs, il les force dans leurs retranchements. Et les plus chinois, les plus rebelles, en dpit deux-mmes, ly retrouvent aujourdhui.

    Une anecdote chinoise fort ancienne, un peu subtile pour notre got mais trs chinoise, rsume assez bien la vieille Chine. Un vieux lettr charg dannes et de sagesse promne ses disciples dans une valle obscure, domine par le flanc de la montagne, hante de dieux et dermites, peuple de tombeaux. Cette valle porte un nom singulier : La valle du vieillard stupide. Le ruisseau qui y coule sappelle : Le ruisseau du vieillard stupide. Lon y trouve

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    larbre du vieillard stupide , la pagode du vieillard stupide Les jeunes gens stonnent. Pourquoi, demande lun deux, cette appellation trange ? Je leur ai donn mon nom , rpond le sage.

    Telle tait la vieille Chine. Elle se savait enferme dans ses lois et ses traditions, dans son mandarinisme troit, dans les rites innombrables qui fixaient les relations du Ciel et de la Terre, de lEmpereur et des sujets, du pre et des enfants, de la femme et de lpoux. Peut-tre cette Chine dhier, qui ne manquait ni de sagesse ni de finesse, se jugeait-elle, avec quelque malice, un peu stupide. Mais elle tenait ferme cette vie dans le pass ; elle y puisait sa force et se faisait gloire de son immobilit. Et voici quaprs ce sommeil de deux mille ans , la faveur dun mouvement rvolutionnaire qui de 1912 aujourdhui bouleversa la Chine, sintroduisent ple-mle les ides occidentales et les machines amricaines, les philosophes de notre XVIIIe sicle et les avions, Karl Marx et le cinma, les autos Ford et le complet-veston. Engendre par lOccident, une jeune Chine est ne. Elle grandit, aussi mconnaissable pour ses auteurs que peut ltre pour une mre jaune lenfant blanc dun pre tranger. Elle rejette les bandelettes dont son enfance a connu la douloureuse ligature, pitine lautel des anctres. Lon connat ses exploits et ses saturnales : la leve des petites tudiantes qui senrlrent dans les armes du Kuomintang ; laudace de ces mancipes que lon vit en 1925 descendre nues sur le Bund dHankou, nues comme en 93 la desse Raison. Cette enfant terrible a vingt ans.

    Regardez-la : enfant de vieillards, elle est furieusement jeune. Elle veut tout faire, tout tre, tout apprendre. Elle se bat, elle danse, elle joue ; elle manie le colt et le volant ; elle kidnappe linstar des gangsters dAmrique ; elle tudie dans les laboratoires trangers, fait sauter ses vieilles villes la dynamite, revendique avec Hu-Shi et Tchen Tou-sio, contre ses lettrs, une littrature proltarienne et vulgaire, naturaliste et sincre, sociale et banale . Communiste hier, nationaliste aujourdhui, elle engage la lutte contre les imprialistes trangers. Et avec la science, largent, les mthodes de ces imprialistes, elle lve ltendard de la rvolte contre ses propres parents.

    *

    Le conflit de la jeune et de la vieille Chine, Mme Pearl Buck la situ au sein dune famille de haute condition o lattachement aux traditions, le culte des anctres, lautorit du pre et de la mre nont encore subi aucune atteinte. Il est encore Pkin, dans les villes de lintrieur, du Setzchouen au Shansi des milliers de ces nobles demeures dont les murs aux fatages cornus enferment, labri du temps et des vicissitudes extrieures, les habitudes, le dcor, les rites millnaires de la gens chinoise. Ici, les portes massives ne souvrent point ltranger, ses innovations grotesques, ses inventions futiles. Ici, le rempart, lesprit de la muraille a tenu bon. La race a son principe de rsistance et de dure dans ce refus, dans cette exclusion instinctive de la cellule familiale. Cette dfense quasi biologique fournit la gens sa loi. Au pre et la mre de la maintenir.

    Jai demand dans mes prires de pouvoir contempler ton frre mort plutt que de le voir partir vers lOccident , dit la mre de notre hrone, la dernire-ne de cette famille antique.

    Cependant le fils est parti pour lAmrique. Et sa jeune sur cest elle-mme qui nous conte les malheurs de sa sur et ses propres dboires vient dtre marie sans le connatre, selon lusage , un jeune homme de sa race et de sa condition mais qui, lui aussi, a pass par ltranger. Il revient dEurope o il a fait des tudes de mdecine. Horreur Ce Chinois nest plus un Chinois, il a oubli la loi des anctres, il ne reconnat, ne respecte ni les coutumes ni les rites ; aux douceurs et dlicatesses de la tradition il prfre les murs expditives des barbares . En vain la pauvre enfant essaie-t-elle de le ramener par les serviles prvenances

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    que lpouse doit lpoux, de le sduire par les fards dont elle peint son visage, par les plats compliqus dont les recettes lui ont t inculques par sa mre, par toutes les ressources dune ducation rigoureuse et raffine. En vain. ses mivres soins le jeune docteur oppose lindiffrence dun esprit absorb par les travaux de sa science positive. Lappartement europen o il la installe, ses amis occidentaux, ce monde nouveau, incomprhensible, o elle ne sait se mouvoir, heurte et dsoriente la petite Cleste exile en son propre pays. Malgr les efforts quelle fait pour sadapter, elle reste assujettie au milieu familial. Son mari, lamour soumis quelle lui voue, ne rpond que par le souci de lmanciper. Ses petits pieds bands, objets de tant de soins et de souffrances, au lieu de les admirer, il les ddaigne, voudrait les dligoter. Comment comprendre cet trange poux ?

    ct deux, des malheurs plus graves sapprtent. Le frre dAmrique, dernier espoir de la famille, lhritier mle, dpositaire du nom et des vertus de la race, annonce son mariage avec une trangre ; il revient avec elle. La maison se ferme, le deuil rgne : atteinte au plus profond de ses croyances, aux racines mmes de son tre, la mre se raidit, chancelle sous le coup mortel que lui porte ce fils encore respectueux mais rebelle quand il reparat devant elle avec son pouse blanche. Elle salite quand lintruse pntre dans la demeure vnrable et la souille de sa prsence impose.

    La lutte de la maison ligue tout entire contre cette innocente ennemie confine dans le quartier des servantes, le duel tragique qui oppose les enfants au pre au chevet de cette mre hautaine qui meurt de ne pouvoir cder, le dilemme qui les dchire eux-mmes il faut en suivre pas pas tous les moments au sein de cette atmosphre touffante de la pit familiale, de tradition et de rvolte, au fond des ombres de cette grande maison odorante dencens et de cuisines, au milieu des figures svres ou malicieuses, touchantes ou cyniques qui peuplent ses cours et ses pavillons : le pre, les concubines, les servantes Le milieu humain o nous voici conduit jusquaux plus intimes retraits de ces mes secrtes, est le microcosme dun monde encore plus troubl. Nous voici mme de sentir la violence des vents dEst et dOuest qui font cyclone sur la Chine.

    *

    Vent dest, vent douest aurait pu tre crit par un crivain chinois par un Tcheng-Cheng ou une Pin-Yin par exemple. Cest le plus bel loge que lon puisse faire de ce livre et de son auteur.

    Mme Pearl Buck na pas visit la Chine. Nest-ce point dj une Orientale, cette Occidentale qui a pass lEst ? Ce serait peu de dire quelle aime la bonne terre et ses habitants. La Chine la vue natre, la conquise et la garde. Il y a aujourdhui des lgions de jeunes Clestes moins nourris de Chine, moins imbus des sucs de leur pays, moins au fait de leurs civilisation et culture originelle, des murs de leurs ascendants et congnres, moins chinois en un mot que cette fille de missionnaires, qui de sa vie na donn son propre pays que quelques annes de collge.

    Singuliers croisements des races : alors que les jeunes Eurasiens de Shangha, de Nankin, de Pkin mme fox-trottent en pantalons charleston, cette Amricaine professe dans leurs universits vtue de la robe chinoise. Ce pourrait ntre quun travestissement. Mais non Pearl Buck, non seulement parle et crit le chinois cest sa seconde langue maternelle mais pense en chinois. Ce nest pas par un simple artifice que son style, la tournure de son esprit et de sa phrase rappellent de trs prs, avec des navets qui ne sont point des feintes, des subtilits qui ne sont point des recherches, un sentiment potique puis aux sources mmes de linspiration chinoise, les uvres des jeunes crivains clestes. Entre les romans, lettres ou

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    journaux de tels dentre eux dont nous avons des traductions ou qui comme Hu-Shi, Tcheng-Cheng ou Tsen Tson-ming crivent directement en franais ou en anglais, la diffrence nest ni dans le ton ni dans la pense, mais seulement dans lenvergure du sujet, dans la composition vaste et puissante qui a fait de La Bonne Terre et de simples tableaux des uvres pleines et acheves.

    La Bonne Terre retrace les travaux et les jours de linnombrable paysan chinois, son pre et minutieux labeur, ses misres les plus sordides, ses humbles bonheurs, ses pires atrocits. Le succs remport auprs du public et des critiques anglo-saxons par ce premier livre annonce la fortune de Vent dest, vent douest.

    Que ces deux livres soient peu prs les seuls nous offrir de la Chine actuelle une vue prise du dedans, en mme temps quune fresque presque complte du pays le plus ferm, le plus mystrieux, le plus riche en humanit, que ces livres soient non point dun Chinois mais dune Amricaine, voil un beau sujet dtonnement et un grand exemple pour nos hermtiques sinologues dabord et pour le troupeau plus commun de ceux qui refusent de faire foi linterprtation des races et des civilisations.

    Avec Pearl Buck, comme avec Tcheng-Cheng, le temps nest plus o les Occidentaux connaissaient mal la Chine, o les Chinois comprenaient mal les Europens .

    MARC CHADOURNE.

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    PREMIRE PARTIE

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    UNE CHINOISE PARLE

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    I

    Je puis vous raconter ces choses, vous, ma sur. Je ne saurais en parler avec lun des miens, car il ne se ferait aucune ide de ces contres lointaines o mon mari a pass douze ans, et je ne me sentirais pas libre non plus auprs de ces trangres qui ne connaissent ni mon peuple ni notre manire de vivre depuis lAncien Empire. Mais vous ? Vous avez pass votre existence entire parmi nous. Mme si vous appartenez au pays o mon mari a tudi dans ses livres occidentaux, vous comprendrez, je ne vous cacherai rien. Je vous ai appele ma sur, je vous dirai tout.

    Vous savez que depuis cinq cents ans, mes anctres rvrs ont habit cette antique cit de lEmpire du Milieu. Aucune de leurs augustes personnes ne sest montre moderne ou avide de changement. Ils ont tous vcu, paisibles et dignes, confiants dans leur propre droiture. Cest ainsi que mes parents mont leve, conformment aux traditions honores. Lide ne me serait jamais venue de souhaiter tre autrement. Sans y rflchir, il me semblait que tous les gens vritables devaient me ressembler. Si jentendais dire faiblement, comme de trs loin, par-derrire les murs de la cour, quil existait des femmes diffrentes de moi, qui allaient et venaient librement, la faon des hommes, je nen faisais aucun cas ; je marchais, comme on me lenseignait, dans les voies approuves par mes anctres. Aucun contact du dehors ne me parvenait ; je ne dsirais rien. Mais prsent, le jour est venu o je considre avec ardeur ces cratures tranges ces femmes modernes ; je cherche comment je pourrais les imiter. Non pas, ma sur, pour moi-mme, mais cause de mon mari.

    Il ne me trouve pas belle ! Est-ce parce quil a travers les Quatre Mers, vers les pays dau-del, et quil a appris dans ces endroits lointains aimer les choses et les coutumes nouvelles ?

    Ma mre est une sage. Quand, lge de dix ans, je cessai dtre une enfant et devins une jeune fille, elle me dit ces paroles : Une femme doit garder un silence de fleur devant les hommes et savoir se retirer au premier moment propice, sans montrer de confusion.

    Me souvenant de cela, je courbai la tte lorsque je fus auprs de mon mari, et jtendis mes deux mains en avant, sans rpondre quand il me parla. Mais, je crains quil ne trouve mon silence ennuyeux.

    Si je cherche ce qui pourrait lintresser, mon esprit est aussitt vide, comme un champ de riz aprs la moisson.

    Seule avec ma broderie, je songe des choses belles et dlicates ; je lui avouerai mon amour. Non pas, soyez tranquille, avec des paroles effrontes, copies sur lOuest avide, mais mots couverts comme ceux-ci :

    Mon seigneur, avez-vous remarqu ce jour comme laube a commenc ? Il semble que la morne terre slanait vers le soleil. Lobscurit. Puis une formidable pousse de lumire, telle une explosion de musique ! Mon cher seigneur, je suis la morne terre en attente.

    Ou bien cela, lorsquil navigue le soir sur le lac Lotus : Eh quoi, si les eaux ples et languissantes cessaient dprouver lattraction de la lune ? Si la vague ntait plus vivifie par la lumire ? Oh ! mon seigneur, prends garde toi, reviens-moi sain et sauf, de crainte que, sans toi, je ne sois cette ple chose teinte !

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    Mais quand il rentre, dans son bizarre costume exotique, je ne peux plus dire ces choses. Serait-il possible que jaie pous un tranger ? Ses mots sont rares, prononcs du bout des lvres, et ses yeux glissent trop vite sur moi, mme si je suis vtue de satin couleur de pche et si jai des perles dans mes cheveux frachement nous.

    Cest l mon chagrin. Marie depuis un mois peine, je ne suis pas belle ses yeux.

    *

    Depuis trois jours, jai rflchi, ma sur. Il me faut employer la ruse, chercher un moyen pour attirer sur moi les regards de mon mari.

    Ne suis-je pas dune ligne de femmes qui, durant bien des gnrations, ont trouv faveur au regard de leur matre ? Depuis cent ans, une seule dentre elles a fait exception au point de vue de la beaut : cette Kwei-Mei du temps de Sung, qui fut marque par la variole lge de quatre ans. Cependant il est crit quelle avait des yeux semblables des joyaux noirs et une voix qui agitait le cur des hommes, comme le vent dans les bambous, au printemps. Son mari la chrissait si bien que, malgr ses six concubines, appropries sa richesse et son rang, il la prfrait toutes. Et mon anctre Yang Kwei-fei celle qui portait un oiseau blanc sur son poignet tenait lEmpire lui-mme entre ses mains parfumes, car lempereur, le Fils du Ciel, tait fou de sa beaut. Moi, la moindre dentre ces honorables cratures, je dois donc avoir de leur sang dans mes veines, et leurs os sont mes os.

    Je me suis regarde dans mon miroir de bronze, et cest seulement par gard pour mon mari si je vous dis que jai constat que dautres sont moins jolies que moi. Mes yeux sont prcis, le blanc nettement spar du noir ; mes oreilles, petites, se pressent dlicatement contre ma tte, en sorte que les boucles de jade et dor y adhrent ; dans lovale du visage ma bouche aussi est petite et bien arque. Je voudrais seulement me trouver moins ple, et il manque une ligne au prolongement de mes sourcils, vers les tempes ; je corrige ma pleur avec un soupon de rose au creux de mes mains, que je frotte ensuite sur mes joues. Un pinceau tremp de noir achve la perfection de mes sourcils.

    Je suis assez belle alors, et prte pour lui. Mais ds linstant o son regard sabaisse sur moi, je maperois quil ne remarque rien, ni lvres ni sourcils. Ses penses voguent ailleurs, par terre et par mer, partout o je ne suis pas lattendre.

    *

    Lorsque le gomancien eut dsign le jour de mon mariage, quand les coffres de laque rouge furent remplis jusquau bord, les couvre-pieds de satin, fleuris dcarlate, amoncels sur les tables, et les gteaux de noce entasss comme des pagodes, ma mre me manda prs delle dans sa chambre. Je me lavai les mains, me lissai les cheveux et pntrai dans ses appartements. Elle tait assise dans son fauteuil noir sculpt, et buvait du th petites gorges, sa longue pipe de bambou cercle dargent appuye contre le mur, sa porte. Je me tins devant elle, tte baisse, sans me permettre de rencontrer ses yeux. Cependant je sentais son regard pntrant parcourir mon visage, mon corps, mes pieds. Sa chaleur aigu perait le silence jusqu mon cur. Enfin, ma mre me pria de masseoir. Elle jouait avec des graines de pastque dans un plat, sur la table ct delle. Son visage tranquille avait son habituelle expression de tristesse insondable. Ma mre tait une sage.

    Kwei-Lan, ma fille, me dit-elle, tu es sur le point dpouser lhomme auquel tu fus promise avant que de natre. Ton pre et le sien, en amis fraternels, jurrent de sunir par leurs enfants.

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    Ton fianc avait alors six ans. Tu naquis dans le cercle de cette anne-l. Telle tait ta destine. Tu fus leve dans ce dessein.

    Durant les dix-sept annes de ta vie, jai eu en vue cette heure de ton mariage. En faisant ton ducation, jai song deux personnes : la mre de ton mari et ton mari lui-mme. Cest pour sa mre que je tai appris prparer et prsenter le th une personne ge, te tenir devant elle comme il sied, et couter en silence ses paroles, soit de louange soit de blme. En tout cas, je tai dresse te soumettre, de mme quune fleur subit le soleil et la pluie.

    Cest pour ton mari que je tai initie la manire dorner ta personne, de tadresser lui, sans mot dire, par lloquence des yeux et de lexpression, et mais ces choses tu les comprendras quand lheure viendra et que tu seras seule avec lui.

    Donc, te voil bien instruite en tout ce qui concerne les devoirs dune dame de condition. Tu tentends prparer les friandises et les mets dlicats de faon exciter lapptit de ton mari et attirer ses penses sur ta valeur. Ne cesse jamais de le sduire par ton ingniosit varier les plats.

    Les usages et ltiquette, dans la vie aristocratique comment tu dois te prsenter, puis te retirer, devant tes suprieurs, comment tu dois parler tes infrieurs, entrer dans ta chaise porteurs, et saluer en public la mre de ton mari , toutes ces manires dagir tu les connais. Le maintien dune htesse, la subtilit des sourires, lart dorner tes cheveux avec des bijoux et des fleurs, de farder tes lvres, tes ongles, de te parfumer ; lastuce des souliers sur tes petits pieds. Ah ! tes pauvres pieds, que de larmes ils ont cotes ! mais je nen connais pas dautres, aussi menus, dans ta gnration. Les miens, ton ge, ne ltaient gure plus. Jespre seulement que la famille de Li a tenu compte de mes messages et quils ont li aussi troitement les pieds de leur fille, la fiance de ton frre, mon fils. Mais je men inquite, car jentends dire quelle est instruite dans les Quatre Livres, et la science na jamais accompagn la beaut chez une femme. Il faut que jenvoie un mot ce sujet lintermdiaire.

    Quant toi, mon enfant, si ma belle-fille tgale, je ne me plaindrai pas trop. On ta appris jouer de lancienne harpe, que nos femmes ont fait rsonner pendant plusieurs gnrations pour la joie de leurs seigneurs. Tes doigts sont habiles, et tes ongles longs. On ta enseign les vers les plus fameux de nos potes anciens et tu les chantes agrablement, accompagne de ta harpe. Je ne vois pas comment ta belle-mre elle-mme pourrait trouver une lacune dans mon uvre. moins que tu nenfantes pas de fils ! Mais jirais au temple, prsenter une offrande la desse si tu passais la premire anne sans concevoir.

    Le sang me monta au visage. Je ne me souviens pas davoir jamais rien ignor des naissances et des maternits. Le dsir davoir un fils dans une maisonne comme la ntre, o mon pre gardait trois concubines uniquement occupes concevoir et donner naissance des enfants, tait trop habituel pour renfermer aucun mystre. Cependant la pense de cela pour moi-mme mais ma mre ne vit pas mes joues brlantes. Elle demeurait absorbe en mditation et se remit jouer avec les graines de pastque.

    Il ny a quune chose, dit-elle enfin. Il a t au loin, en pays tranger. Il a mme tudi la mdecine de l-bas. Je me demande Mais cela suffit : tu peux te retirer.

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    II

    Je ne me souviens pas davoir jamais entendu ma mre prononcer un aussi long discours. En ralit, elle parlait rarement, si ce nest pour gronder ou commander. Et ctait son rle, car dans lappartement de nos femmes, nulle ne lgalait ; elle tait la Premire pouse, suprieure par la position et lintelligence. Vous avez vu ma mre. Elle est trs maigre, vous vous souvenez, et son visage, avec sa pleur et son calme, semble sculpt dans livoire. Jai entendu dire que dans sa jeunesse, avant son mariage, elle possdait une grande beaut, des sourcils dombre comme des papillons de nuit, et des lvres aussi dlicates que les boutons de cognassier aux couleurs de corail. Mme prsent, macie, elle conserve le clair ovale quon voit sur les peintures dautrefois. Quant ses yeux, la Quatrime pouse, dont la langue est habile, me disait un jour :

    Les yeux de la Premire pouse sont de tristes joyaux, des perles noires, qui meurent dune trop grande connaissance de la douleur.

    Il ny eut personne de comparable elle, dans mon enfance. Elle comprenait beaucoup de choses et se mouvait avec une tranquille dignit qui lui tait naturelle et qui inspirait la crainte aux concubines et leurs enfants. Les servantes ladmiraient, sans laimer. Je les entendais grommeler, car elles ne pouvaient mme pas voler les restes, la cuisine, sans que ma mre sen apert. Cependant elle ne les rprimandait jamais bruyamment, comme le faisaient les concubines en colre. Lorsque ma mre voyait une chose qui lui dplaisait, peu de paroles schappaient de ses lvres, mais elles taient perantes, pleines de mpris et tombaient sur la coupable avec le mordant de la glace sur la chair vive.

    *

    Elle tait bonne pour mon frre et pour moi, mais toujours solennelle et froide, comme il convenait sa position dans la famille. De ses six enfants, quatre lui furent retirs en bas ge par la cruaut des dieux. Cest pourquoi elle donnait tant de prix son fils unique, mon frre. Elle avait prsent mon pre un hritier vivant, il ne pouvait donc lgalement se plaindre delle.

    Et puis, secrtement, elle tait trs fire de son fils, pour lui-mme.

    *

    Vous avez vu mon frre. Il ressemble sa mre, mince de corps, une ossature fine, grand et droit comme un jeune bambou. Enfants, nous vivions ensemble, et cest lui qui, tout dabord, menseigna peindre lencre les caractres tracs sur mon premier livre. Mais il tait un garon et je ntais quune fille. Lorsquil atteignit neuf ans et moi six, on le fit passer des

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    appartements des femmes dans ceux quhabitait mon pre. Il trouvait dshonorant de rendre visite aux femmes, et de plus, ma mre ne ly encourageait pas.

    On ne me permit jamais, naturellement, daller dans les cours des hommes. Aux premiers temps de notre sparation, je me faufilai un soir, dans la pnombre, jusqu la barrire ronde, en forme de lune, qui souvre sur leurs appartements. Je mappuyai contre le mur den face, et cherchai percer du regard les cours au-del de la barrire, esprant voir apparatre mon frre dans le jardin. Mais je naperus que les alles et venues des serviteurs empresss, portant des bols de nourriture fumante.

    Lorsquils ouvrirent les portes des salles de mon pre, des clats de rire sen chapprent, un chant de femme sy mlait, mince et aigu. Quand les lourdes portes se refermrent, il ne resta que le silence sur le jardin.

    Je demeurai longtemps guetter le rire des convives, dsirant savoir si mon pre se trouvait au milieu de cette gaiet. Je me sentis brusquement tire par le bras, et Wang Da-ma, la premire servante de ma mre, me cria :

    Je le dirai votre mre, si je vous y prends encore. A-t-on jamais vu une jeune fille si peu modeste, qui essaie de voir les hommes la drobe.

    Honteuse, josais peine murmurer une excuse : Je ne cherchais que mon frre. Elle rpondit fermement : Votre frre aussi est un homme prsent. De sorte que je ne le vis plus que rarement. Mais jentendais dire quil aimait ltude et faisait de bonne heure de grands progrs dans

    les Quatre Livres, et dans les Cinq Classiques. Si bien que mon pre finit par se rendre ses supplications et par lui permettre dentrer dans une cole trangre Pkin. Au moment de mon mariage, il tudiait lUniversit nationale de Pkin et, dans ses lettres, il demandait constamment quon lautorist aller en Amrique. Tout dabord mes parents ne voulurent pas en entendre parler, et ma mre ne laccepta jamais. Mais mon pre dtestait les ennuis et je voyais bien que mon frre pourrait obtenir ce quil voulait la longue, en limportunant.

    Durant les deux priodes de vacances quil passa la maison avant mon dpart, mon frre parla beaucoup dun livre quil appelait science . Ma mre en souffrait, car elle ne voyait pas lutilit de ces connaissances occidentales dans la vie dun gentilhomme chinois. La dernire fois quil vint chez nous, mon frre tait vtu comme un tranger, ce qui mcontenta vivement ma mre. Lorsquil fit son entre dans la pice, sombre, avec un air de venir dailleurs, ma mre frappa le sol de sa canne en scriant :

    Quest-ce que cela ? Ne te hasarde plus jamais te prsenter devant moi dans un accoutrement aussi absurde.

    Il fut donc oblig de remettre ses anciens habits ; pourtant, dans sa colre, il attendit deux jours, jusqu ce que mon pre se moqut de lui et lui en donnt lordre. Ma mre avait raison. Revtu de son costume chinois, mon frre avait lair majestueux, un vritable tudiant, mais avec ses jambes apparentes, cette tenue bizarre, il ne ressemblait rien de ce que notre famille et jamais vu ou connu.

    Mme pendant ces deux sjours, mon frre me parla peine. Jignore les livres quil aimait, car je ne pouvais continuer travailler les classiques. Mon temps tait trop pris par toutes les choses ncessaires ma prparation au mariage.

    Bien entendu, dans nos rares conversations, il ne fut jamais question de son mariage. Cela net pas t correct entre un jeune homme et une jeune femme. Seulement, je savais par les servantes qui coutaient aux portes, quil se montrait rcalcitrant et ne voulait pas se marier, bien que ma mre, trois reprises, et cherch fixer une date. Chaque fois, il persuadait mon pre dajourner le mariage et de le laisser poursuivre ses tudes. Jtais naturellement au

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    courant de ses fianailles avec la seconde fille de la maison de Li, une famille bien tablie dans la cit par sa richesse et par sa position. Trois gnrations avant celle-ci, le chef de la maison de Li et le chef de la ntre gouvernaient deux comts voisins dans une mme province.

    Nous navions pas vu la fiance, cela va de soi. Laffaire avait t arrange par mon pre avant que mon frre et un an. Des relations entre les deux familles nauraient donc pas t convenables avant le mariage de mon frre. On ne parlait mme jamais de la jeune fille. Une seule fois, jentendis Wang Da-ma bavarder ainsi avec les autres servantes :

    Cest dommage que la fille de Li ait trois ans de plus que notre jeune seigneur, un mari doit tre suprieur en tout, mme comme ge. Mais la famille est ancienne et riche, et Mapercevant, elle se tut, et se remit au travail.

    Je ne comprenais pas pourquoi mon frre refusait de se marier. La premire concubine se mit rire quand elle lapprit et scria :

    Il faut quil ait trouv une jolie Mandchoue Pkin. Mais je pensais quil naimait que ses livres. Je grandis donc seule dans les cours des femmes.

    *

    Il y avait bien les enfants des concubines ; mais je savais que ma mre les considrait seulement comme autant de bouches nourrir, lorsquelle distribuait la ration journalire de riz, dhuile et de sel ; elle ne leur prtait dautre attention que de commander le mtrage de coton bleu uni, ncessaire leurs vtements.

    Quant aux concubines, elles ntaient au fond que des ignorantes, qui se querellaient tout propos, et se montraient mortellement jalouses de la place quelles occupaient respectivement dans laffection de mon pre. Elles avaient excit sa fantaisie, tout dabord, par une beaut qui se fanait comme les fleurs quon cueille au printemps, et les faveurs de mon pre cessaient quand passait ce bref clat. Mais elles ne semblaient jamais sapercevoir quelles enlaidissaient et longtemps avant larrive de mon pre, elles saffairaient, fourbissant leurs bijoux, arrangeant leurs robes. Mon pre leur donnait de largent les jours de fte ou quand il avait de la chance au jeu ; elles le dpensaient stupidement, en friandises et en vins ; puis, nayant plus rien son retour, elles empruntaient de largent aux servantes pour sacheter des souliers neufs et des ornements de cheveux. Les servantes, pleines de mpris pour les concubines qui avaient perdu les bonnes grces de mon pre, faisaient avec elles de durs marchs.

    La plus vieille concubine, une grosse crature bouffie, dont les traits menus staient enfoncs dans les montagnes de ses joues, navait de remarquable que ses belles petites mains, dont elle tait extrmement fire. Elle les lavait dans de lhuile, teignait lintrieur en rouge ros, et les ongles, unis et ovales, en vermillon. Ensuite elle les parfumait avec un lourd extrait de magnolia.

    Parfois ma mre se lassait de la vanit si vide de cette femme, et la priait un peu malicieusement de lui faire de grossiers travaux de blanchissage et de couture. La grosse Deuxime pouse nosait protester, mais elle pleurnichait et se plaignait aux autres en secret, prtendant que ma mre la jalousait et voulait dtruire sa beaut cause de mon pre. Elle disait cela en soignant ses mains. Elles les examinait avec la plus grande attention, cherchant des traces de meurtrissure et dpaississement sur sa peau dlicate. Je ne pouvais pas supporter le contact de ses mains ; elles taient chaudes et douces, et fondaient quand on les serrait.

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    Mon pre avait cess de tenir cette femme depuis longtemps, mais il lui donnait de largent, quand il passait la nuit dans son appartement, pour viter ses criailleries dans les cours et ses reproches, qui lagaaient. Du reste il lui devait certains gards, cause de ses deux fils.

    Ces gros garons ressemblaient leur mre et je ne les revois que mangeant et buvant. Ils prenaient de copieux repas table, avec les autres, mais ensuite se glissaient dans la cour des servantes et leur disputaient les restes. Ils y mettaient beaucoup de ruse, par crainte de ma mre qui dtestait surtout la gourmandise. Elle-mme se contentait dun bol de riz sec, avec un peu de poisson sal ou un petit morceau de volaille froide, et dune gorge de th parfum.

    Je ne me rappelle rien de plus, sur la Deuxime pouse, si ce nest sa crainte de la mort. Elle absorbait des quantits de gteaux de ssame, sucrs et huileux, puis quand elle tombait malade, terrifie et gmissante, elle appelait les prtres bouddhistes et promettait de donner ses peignes de perles, si les dieux la gurissaient. Une fois remise, elle recommenait manger des gteaux et feignait doublier sa promesse.

    La deuxime concubine, la Troisime pouse, tait une femme terne, qui parlait rarement et prenait peu dintrt la vie de famille. Elle avait eu cinq enfants : des filles, part le dernier-n, et en restait inconsolable, lesprit affaibli. Les filles ne lintressaient pas. Tout fait ngliges, elles ntaient gure plus considres que les esclaves que nous achetions pour le service. Cette femme passait son temps dans un coin ensoleill de la cour, nourrissant son fils, un enfant lourdaud au teint blme, incapable trois ans de parler ou de marcher, et qui tirait ternellement sur les longs seins flasques de sa mre.

    Ctait la troisime concubine que je prfrais. Une petite danseuse de Soochow. Elle sappelait La-May, et elle tait aussi jolie que la fleur de ce nom, qui met au printemps son or ple sur les rameaux dgarnis. Elle lui ressemblait, dlicate, ple et dore. Elle ne se fardait pas les joues comme les autres, mais se contentait daccentuer ses sourcils troits, et dajouter une touche de vermillon sa lvre suprieure. Au dbut, nous la voyions peu, car mon pre, fier de sa beaut, lemmenait partout avec lui.

    La dernire anne avant mon mariage, cependant, elle resta chez nous. Elle attendait la naissance de son fils : un enfant adorable, beau et potel. Elle le prit et le dposa dans les bras, de mon pre, sacquittant ainsi de ce quil lui avait donn en bijoux et en affection.

    Avant la naissance de lenfant, la Quatrime pouse vivait dans une continuelle excitation, et les tintements de son rire rsonnaient sans cesse. On faisait partout lloge de sa beaut, et vraiment je nai jamais vu de femme plus jolie. Elle portait des robes de satin couleur de jade avec du velours noir, et du jade ses oreilles exquises. Elle nous mprisait toutes un peu, bien quelle nous ft dinsouciantes et gnreuses distributions des gteaux et des sucreries quon lui donnait dans les festins auxquels, chaque soir, elle assistait avec mon pre. Elle ne paraissait presque rien manger elle-mme ; un gteau de ssame, le matin, quand mon pre la quittait et, midi, la moiti dun bol de riz accompagn dune pousse de bambou ou dune petite tranche de canard sal. Elle aimait les vins exotiques et elle cajolait mon pre pour quil achett un liquide jaune ple avec des bulles pointes dargent qui montaient du fond. Cela la faisait rire et bavarder, et ses yeux brillaient comme des cristaux noirs. Alors elle amusait beaucoup mon pre, et il la priait de danser et de chanter pour lui.

    *

    Pendant que mon pre se divertissait, ma mre, assise dans ses appartements, lisait les nobles maximes de Confucius. Quant moi, jeune fille, jaurais voulu savoir ce qui se passait le soir ces festins, et glisser mon regard entre les dcoupures ouvrages de la porte en forme de

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    lune, jusque dans la salle des hommes. Mais je savais que ma mre le dfendait et javais honte de la tromper.

    Un soir cependant je rougis de ma dsobissance filiale , je me faufilai en secret, dans la sombre nuit dt, pour pier, travers la barrire, les appartements de mon pre. Je me demande pourquoi je le fis. Je ne songeais plus mon frre. Un trange trop-plein de vague dsir mavait rendue brlante. Et quand la nuit tomba, noire et chaude, remplie de lpais parfum des fleurs de lotus, la tranquillit de nos chambres de femmes me sembla une chose morte. Mon cur battait fort quand je vis les portes grandes ouvertes, et la lumire dune centaine de lanternes se rpandre au-dehors, dans lair calme. lintrieur, les hommes mangeaient et buvaient, assis des tables carres. Les serviteurs sempressaient, portant les mets. Derrire chaque sige se dressait une silhouette de femme, svelte comme une tige de vigne. La seule table tait La-May, place ct de mon pre. Je pouvais la distinguer nettement ; son visage souriait, aussi brillant quun ptale de fleur de cire, lorsquil se tournait vers mon pre. Elle lui murmura quelque chose, remuant peine les lvres, et un gros clat de rire sleva parmi les hommes. Le sourire de La-May ne slargit pas ; il se maintint lger et subtil.

    Cette fois-ci, ma mre en personne me dcouvrit. Elle quittait rarement la maison, mme pour se promener dans les cours, mais la chaleur de la nuit lavait entrane au-dehors, et ses yeux aigus me discernrent aussitt. Elle mordonna de rentrer au plus vite dans ma chambre, et, my suivant, elle frappa les paumes de mes mains avec son ventail de bambou referm, puis me demanda avec mpris si javais envie de voir les prostitues luvre. Jeus honte et je pleurai.

    Le lendemain, elle fit mettre un treillis dcaille opaque sur la porte en forme de lune, et je ne cherchai plus jamais regarder au travers.

    Ma mre ne sen montrait pas moins bonne envers la Quatrime pouse. Les servantes louaient leur matresse pour son indulgence, mais je me figure que les concubines auraient prfr la voir cruelle, comme la Premire pouse lest si souvent envers les autres. Peut-tre ma mre se doutait-elle de ce qui arriverait.

    Aprs la naissance de son bb, la Quatrime pouse sattendait suivre mon pre de nouveau. Elle ne le nourrit donc pas elle-mme, de crainte dabmer sa beaut. Elle confia lenfant une forte esclave dont la fille, bien entendu, navait pas eu le droit de vivre. Cette esclave tait une femme paisse, avec une bouche immonde ; cependant le petit garon dormait toute la nuit sur son sein, contre sa chair, et restait le jour entre ses bras. La mre faisait peu de cas de son fils, si ce nest pour le revtir dcarlate les jours de gala, lui mettre aux pieds des souliers de chat, et jouer un instant avec lui. Ds quil criait, elle le repoussait avec impatience dans les bras de lesclave.

    Ce fils ne lui donnait pas assez de prise sur mon pre. Elle avait beau stre acquitte lgalement envers lui, elle devait encore, comme toutes nos femmes, chercher captiver ses sens, chaque jour, par dhabiles stratagmes. Mais son adresse ne suffisait plus. Elle tait moins belle quavant la naissance de lenfant. Son petit visage de perle uni stait affaiss, juste de quoi enlever la dlicate fleur de la jeunesse. Elle shabilla dans sa robe vert jade, et fit tinter son rire lger. Mon pre semblait aussi satisfait delle que jamais ; seulement, son premier voyage, il ne lemmena pas.

    Sa stupfaction et sa rage furent horribles voir. Ravies au fond, les autres concubines firent semblant de la consoler avec force sourires. Ma

    mre accentua ses bonts. Jentendis Wang Da-ma marmonner en colre : Ah ! oui. prsent, nous allons avoir une autre fainante nourrir ; il est dj fatigu de

    celle-ci.

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    partir de ce jour, la Quatrime pouse se replia sur elle-mme. Profondment lasse de lexistence monotone quon mne dans une cour de femmes, elle devint maussade et eut des crises dirritabilit. Habitue aux festins et aux hommages des hommes, elle sombra dans la mlancolie, et chercha mme plus tard attenter ses jours. Mais ce fut aprs mon mariage. Il ne faudrait pas croire, cependant, que nous avions une vie triste la maison. Nous tions trs heureux, au contraire, et beaucoup de nos voisines enviaient ma mre.

    Mon pre respectait son intelligence et son aptitude grer ses affaires. Elle, de son ct, ne lui faisait jamais aucun reproche.

    Ils vivaient ainsi, dans la dignit et la paix.

    *

    Oh ! ma chre maison ! Mon enfance se droule devant moi, comme autant dimages illumines par la clart du feu : les cours o, laube, je regardais la brusque closion des boutons de lotus dans la pice deau, et les pivoines fleurissant sur les terrasses ; les chambres dans lesquelles les enfants se bousculaient sur le carrelage, les bougies brlant devant les dieux familiers ; lappartement de ma mre, o je revois son dlicat profil austre pench sur un livre et, dans le fond, limmense lit baldaquin.

    Mais la majestueuse salle des invits ma toujours t chre entre toutes, avec ses normes divans et ses fauteuils en bois de teck noir, sa longue table sculpte et ses portires de satin carlate. Au-dessus de la table est le portrait en couleurs du premier empereur Ming visage indomptable, avec un menton comme une falaise de pierre. De chaque ct du tableau pendent les troits rouleaux dor.

    Au midi, tout le panneau du fond de la salle est pris par les cadres sculpts des fentres qui entourent les treillis garnis de papier de riz. Ce papier verse sur la sombre dignit de la pice une douce lumire de pierre de lune qui slve jusquaux lourdes solives, clairant leurs artes, peintes dor et de vermillon.

    Ctait comme si jcoutais une mlodie, lorsque, tranquillement assise dans la salle de mes anctres, je regardais tomber le crpuscule dans ce silence dombre.

    Le deuxime jour de la nouvelle anne, choisi par les dames de qualit pour se rendre visite, la pice sgaie avec raffinement. Un cortge de femmes brillamment vtues pntre dans une pnombre dun autre ge. Il y a de la lumire, des rires et des bribes de crmonieuse conversation. Les esclaves passent des gteaux minuscules dans les plateaux sucreries, en laque rouge. Ma mre prside tout cela avec une grave courtoisie. Pendant des centaines dannes, les vieilles poutres ont contempl cette mme scne : ttes noires et yeux noirs, soies et satins arc-en-ciel, ornements de cheveux en jade, perles ou rubis, et, sur les fines mains divoire, lclat des turquoises et de lor.

    Oh ! ma chre maison si tendrement aime ! Je me revois, petite personne solennelle, cramponne la main de mon frre et regardant

    flamber le feu dans la cour o lon se prpare brler les dieux de la cuisine. On a enduit de miel leurs lvres de papier, afin quils montent au ciel avec de douces paroles et oublient de rapporter les querelles des servantes et les larcins faits dans les bols de nourriture. Nous sommes saisis de respect lide du dpart de ces messagers vers les lointains inconnus. Nous en restons muets.

    Je me revois la fte du Dragon, dans ma plus belle robe dapparat, en soie rose, brode de fleurs de prunier, ayant peine attendre le soir, le moment o mon frre memmnera voir la barque du dragon sur la rivire.

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    Je revois la lanterne dansante que mapporte ma vieille nourrice, la fte des Lanternes ; elle rit de mon exaltation, la nuit tombe, lorsque je vais allumer la chandelle rouge et fumeuse, lintrieur du ballon de papier.

    Je me revois marchant lentement ct de ma mre, vers le grand temple. Je la regarde verser lencens dans lurne. Je magenouille avec elle, rvrencieusement, devant le dieu, et la peur me glace au-dedans de moi.

    *

    Je vous le demande, ma sur, comment, forme par de telles annes, puis-je mtre prpare lhomme quest mon mari ? Tous mes talents ne me servent rien. Je projette en secret de mettre mon paletot de soie bleue dont les boutons noirs sont si habilement faonns dargent. Jornerai mes cheveux de jasmin et jenfilerai mes souliers pointus en satin noir brod de bleu. Je laccueillerai sa rentre. Mais quand le moment est venu, ses yeux svadent rapidement pour se poser sur autre chose ses lettres sur la table, son livre , je suis oublie.

    Une crainte torturante gt au fond de mon cur. Je me souviens de la veille de mon mariage. Ce jour-l ma mre crivit rapidement deux lettres, de sa propre main, lune mon pre et lautre ma future belle-mre, et les expdia en grande hte par le vieux portier.

    Je ne lavais jamais vue si trouble. Ce mme jour, jentendis murmurer les servantes, disant que mon fianc dsirait rompre parce que jtais sans instruction et que javais les pieds bands. Je fondis en larmes, et les servantes eurent peur et jurrent quil ne sagissait pas de moi, mais dune des grosses filles de Mme Tao.

    Mais prsent je me souviens de cela et je men tourmente beaucoup. Se pourrait-il que ce ft moi ? Les servantes mentent toujours ! Cependant je ne suis pas sans instruction. Jai t soigneusement instruite de toutes les choses de la maison et des soins que je dois donner ma personne. Quant mes pieds, srement personne ne pourrait les prfrer normes et vulgaires, comme ceux dune fille de fermier. Non, ce ntait pas de moi ce ne pouvait tre de moi quelles parlaient.

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    III

    Lorsque jeus dit adieu la demeure de ma mre, pour monter dans le grand palanquin rouge qui memportait vers la maison de mon mari, je ne songeai pas un instant que je risquais de ne pas lui plaire. Je me souvenais avec plaisir de ma petite taille, de mon corps lger et de mon visage ovale que les autres aimaient regarder.

    En cela du moins, il ne serait pas du. Pendant la crmonie du vin, je glissais les yeux vers lui, entre les cordelires en soie rouge

    de mon voile. Je le vis debout, dans son raide costume noir dtranger. Il tait grand et droit comme un jeune bambou. Mon cur se glaa et devint brlant tout la fois. Je me sentais malade du dsir de surprendre son regard furtif. Mais il ne se dtourna pas pour chercher percer mon voile. Nous bmes ensemble les coupes de vin. Nous nous prosternmes devant les tablettes ancestrales. Je magenouillai avec lui aux pieds de ses augustes parents. Je devins leur fille, quittant jamais ma famille et mon clan. Il ne mavait pas encore regarde.

    *

    Cette nuit-l, les ftes, les rires et les plaisanteries termines, je massis seule sur la couche dans la chambre nuptiale. La peur mtouffait. Lheure que je mtais imagine toute ma vie, que javais crainte et dsire tait venue cette heure, o, pour la premire fois, mon mari regarderait mon visage et o nous serions seuls ensemble. Mes mains glaces se pressaient lune contre lautre sur mes genoux. Alors, il entra, toujours aussi grand et sombre dans ses vtements foncs. Il vint moi tout de suite, et, silencieusement, souleva mon voile et me regarda longuement. Ainsi il madmettait. Puis il sempara dune de mes mains glaces. La sagesse de ma mre mavait enseign ceci :

    Montre-toi plutt froide quardente. Aie la saveur du vin plutt que la douceur rassasiante du miel, et son dsir ne te fera jamais dfaut.

    En sorte que je ne lui abandonnai ma main qu regret. Aussitt, il retira la sienne et me regarda en silence. Ensuite il commena me parler avec un grand srieux. Au dbut je ne comprenais pas ses paroles cause de lmerveillement de leur son pour mes oreilles ; une voix dhomme tranquille, profonde, qui faisait tressaillir ma chair de crainte. Que disait-il ?

    On ne peut vous demander dtre attire vers celui que vous apercevez pour la premire fois ; il en est de mme de mon ct. On nous a obligs, lun comme lautre, ce mariage. Jusquici, nous tions sans dfense. Mais prsent nous voil seuls ; nous sommes libres de nous crer une vie selon nos dsirs. Quant moi, je veux suivre les voies nouvelles. Je veux vous considrer, en toutes choses, comme mon gale. Je nuserai jamais de la contrainte. Vous ntes pas mon bien, un objet en ma possession. Vous pouvez tre mon amie, si vous voulez.

    Voil le discours que jentendis le soir de mes noces ! Tout dabord, jtais trop tonne pour comprendre. Son gale ! Mais comment ? Ne suis-je pas sa femme ? Quel autre que lui

  • 21

    pourrait me diriger ? Nest-il pas mon matre par la loi ? Personne ne me la impos. Que ferais-je donc si je ne me mariais pas ? Et si je me marie il faut que cela se passe ainsi que mes parents lont dcid ; je ne puis pouser que celui qui jai t fiance toute ma vie ! Il ny a rien l qui soit en dehors de nos coutumes. Je ne vois pas o la force intervient.

    Ses paroles de nouveau rsonnent, cuisantes, mes oreilles : On nous a obligs, lun comme lautre, ce mariage. Soudain, je dfaille de crainte. Voulait-il laisser entendre quil et prfr ne pas se marier avec moi ?

    Oh ! ma sur, quelle angoisse quelle amre douleur ! Je me tordais les mains sur mes genoux, nosant rien dire, ne sachant comment rpondre. Il

    posa une de ses mains sur les deux miennes, et nous restmes un instant silencieux. Mais je navais quune envie, cest quil retirt cette main. Je sentais peser son regard sur moi ; enfin il parla, dun ton bas et amer :

    Cest ce que je craignais. Vous ne voulez pas vous ne pouvez pas me montrer votre pense relle. Vous nosez pas rompre avec tout ce quon vous a appris dire et faire cette heure-ci. coutez-moi sans prononcer un mot, je ne sollicite quun lger signe : si vous consentez essayer de suivre avec moi le sentier nouveau, inclinez un peu la tte. Il mobservait de trs prs. Je sentais peser sa main. Que voulait-il laisser entendre ? Pourquoi les choses ne pouvaient-elles procder selon lordre convenu ? Je devais vraiment tre sa femme et je dsirais devenir mre de plusieurs fils. Oh ! cest alors que commena mon chagrin, ce poids qui ne me quitte ni jour ni nuit ! Je ne savais que faire. Dans mon dsespoir et mon ignorance, je baissai la tte.

    Je vous suis reconnaissant , dit-il. Puis il se redressa et retira sa main : Reposez tranquillement dans cette chambre. Souvenez-vous que vous naurez rien craindre, ni maintenant ni jamais. Soyez en paix. Je dormirai cette nuit dans la petite pice ct.

    Il se dtourna rapidement et sortit. Oh ! Kwan-Ying, desse de la Misricorde, ayez piti de moi ! Une enfant si jeune, si

    terrifie dans son abandon ! Jamais je navais dormi loin de chez moi. prsent, je dois me coucher solitaire, sachant enfin que je nai pas trouv grce ses yeux.

    Je courus la porte, si affole, que je pensais pouvoir mchapper et revenir la maison de ma mre. Mais le contact de la lourde barre de fer, sous ma main, me fit reprendre mes sens. Il ny aurait jamais de retour possible. Si, par miracle, je mchappais travers les cours inexplores de ma nouvelle demeure, il resterait les rues inconnues. Si, l encore, je parvenais me frayer un chemin jusquau portail familier, il ne souvrirait pas pour me recevoir. Mme si le vieux gardien, attendri par ma voix, me laissait trbucher au-del du seuil de mon enfance, ma mre serait l. Je la voyais triste, inexorable, mordonnant de retourner immdiatement sous le toit conjugal. Je ne faisais plus partie de la famille.

    Je retirai lentement ma parure de marie et la pliai avec soin. Je restai longtemps assise sur le bord du grand lit rideaux, craignant de me glisser dans son ombre. Les paroles de mon mari sagitaient follement dans mon esprit, dnues de sens. Enfin les larmes me vinrent aux yeux, et je me blottis sous les couvertures pour y sangloter durant de pnibles heures, jusqu ce quun sommeil agit meffleurt.

    Je mveillai laube, tonne tout dabord laspect de cette chambre inconnue. Les tristes souvenirs ne tardrent pas affluer. Je me levai en hte et me vtis. Lorsque la servante entra, apportant leau chaude, elle sourit et regarda autour delle dun il inquisiteur. Je me redressai. Jtais heureuse que ma mre met appris la dignit. Du moins personne ne saurait que javais dplu mon mari. Je dis :

    Portez leau votre matre. Il shabille dans la chambre intrieure. Je me parai firement de brocart et dcarlate et suspendis de lor mes oreilles.

  • 22

    *

    Les jours dune lune entire ont pass depuis que nous nous sommes rencontrs, ma sur. Dtranges vnements ont mis de la confusion dans ma vie.

    Nous avons quitt sa demeure ancestrale ! Il a os dire que sa mre honore tait une autocrate, et quil ne voulait pas voir sa femme servante chez lui. Cest venu propos dune bien petite chose. Lorsque les ftes nuptiales furent termines, je me prsentai la mre de mon poux. Leve de bonne heure, jappelai une servante et lui demandai de leau chaude. Je la versai dans une cuvette de mtal, puis, prcde de lesclave, je me rendis devant ma belle-mre.

    Je prie lHonorable daccepter de se rafrachir en se baignant avec cette eau chaude. Elle tait couche dans son lit, masse norme, vritable montagne sous ses couvertures de

    satin. Je nosai pas la regarder lorsquelle sassit pour se laver les mains et le visage. Quand elle eut termin, elle me fit signe, sans mot dire, de prendre la cuvette et de me

    retirer. Jignore si ma main se prit dans les lourds rideaux de soie, ou si, craintive, je tremblai, de sorte quen soulevant le bassin il bascula et un peu deau se renversa sur le lit. Je sentis mon sang se figer de terreur. Ma belle-mre cria, furieuse, dune voix enroue :

    Eh bien, voil une jolie belle-fille ! Je savais que je ne devais pas mexcuser. Je me dtournai donc, et tenant la cuvette dune

    main incertaine, aveugle par les larmes, je quittai sa prsence. Comme je sortais, mon mari vint passer, et je vis que, pour une raison quelconque, il tait en colre. Je craignis un blme pour avoir dplu sa mre ds la premire occasion. Je ne pouvais lever les mains pour scher les larmes que je sentais samasser et couler sur mes joues.

    La cuvette glissait Mais il minterrompit. Je ne vous en veux pas. Seulement, je refuse que ma femme fasse encore ce mtier de

    servante. Ma mre a une centaine desclaves. Je tchai de lui expliquer que javais voulu rendre sa mre lhommage qui convenait. La

    mienne mavait soigneusement appris toutes les prvenances quune belle-fille doit la mre de son mari : Je me lve poliment, et reste debout devant elle. Je la conduis au sige le plus honorable. Je rince sa tasse. Jy verse lentement le th vert, frachement infus, et le lui prsente des deux mains. Je dois tout accepter delle. Je dois la chrir comme ma propre mre, et je dois supporter en silence ses reproches, mme injustes. Je suis prte mincliner devant elle en toutes choses Mais mon mari ne prtait aucune attention mes paroles, sa dcision tait prise.

    Il ne faut pas croire que le changement fut facile. Ses parents lui ordonnrent mme de rester sous le toit ancestral, suivant lancienne coutume. Son pre est un rudit, petit, mince, et courb par le savoir. Assis droite de la table dans la salle commune, il caressa par trois fois sa maigre barbiche, avant de dire :

    Mon fils, demeure en ma maison. Ce qui est moi est toi. Il ne manque pas de nourriture ni despace. Tu nauras jamais besoin duser ton corps en labeur physique. Passe tes jours dans un digne loisir, et tudie ce qui te plat. Permets celle-ci, la belle-fille de ta mre honore, de produire des fils. Trois gnrations dhommes sous un mme toit sont un spectacle qui plat au ciel.

    Mais mon mari est vif et impatient. Sans prendre le temps de sincliner devant son pre, il scria :

    Mais je dsire travailler, mon pre ! Jexerce une profession scientifique, la plus noble dans le monde occidental. Mon premier dsir nest pas davoir des fils. Je veux produire des fruits de mon cerveau pour le bien de mon pays. Un simple chien peut peupler la terre des

  • 23

    fruits de son corps. Jpiais travers les portires bleues, jentendis moi-mme le fils parler ainsi au pre ; jen demeurai remplie dhorreur. Et-il t lan, ou bien lev lancienne mode, il naurait jamais pu rsister ainsi son pre. Les annes passes au loin, dans des pays o les jeunes ne rvrent pas les plus gs, lont rendu moins filial. Il est vrai quen partant il a prononc des mots courtois envers ses parents, les assurant quil leur gardait jamais son cur de fils.

    Nanmoins, nous avons dmnag.

    *

    La nouvelle maison ne ressemble rien de ce que jaie jamais vu. Il ny a pas de cours. Une seule entre minuscule, carre, sur laquelle souvrent les autres pices et do monte un escalier rapide. La premire fois que jen ai escalad les degrs, jai eu peur de redescendre, cause de sa raideur laquelle mes pieds ne sont pas accoutums. Je massis donc, me laissant glisser marche par marche, cramponne la rampe de bois. Je maperus ensuite quun peu de peinture avait dteint sur ma veste, et me dpchai de changer, craignant que mon mari ne minterroget et ne rt de ma frayeur. Il rit vite et brusquement, avec grand bruit. Je redoute son rire.

    Quant la disposition des meubles, je ne sais comment les placer dans une semblable maison. On ne peut rien y mettre. Javais apport en dot, de chez ma mre, une table et des siges massifs en bois de teck, et un lit aussi large que la couche nuptiale de ma mre. Mon mari plaa la table et les fauteuils dans une pice secondaire quil appelle salle manger et le grand lit que je croyais destin voir natre des fils, ne peut mme pas entrer dans lune des petites chambres du haut. Je dors sur un lit de bambou, pareil celui dune servante. Quant mon mari, il repose sur un lit de fer, aussi troit quun banc, dans une autre chambre. Je ne peux pas mhabituer ces trangets.

    Dans la pice principale, quil nomme le salon , mon mari a dispos des fauteuils quil a achets lui-mme ; de curieuses choses difformes, dont pas une ne ressemble lautre ; il y en a en vulgaire jonc ! Au milieu, se trouve une petite table recouverte de pong, et quelques livres. Cest laid !

    Il a pendu aux murs des photographies de ses camarades et un carr de drap orn de caractres trangers. Je lui ai demand si ctait son diplme et il a beaucoup ri. Il me la montr alors. Cest un morceau de peau tendue avec de drles dinscriptions noires. Il mindiqua son nom, suivi de marques crochues. Les deux premires dsignent son grand collge et les deux autres ses capacits comme docteur en mdecine occidentale. Je lui ai demand si cela correspondait au grade de notre ancien Han-Li et il a ri de nouveau en disant quil ny avait aucune comparaison. Ce diplme, encadr sous verre, a au mur la place honore quoccupe chez ma mre, dans la salle des invits, lauguste portrait du vieil empereur Ming.

    Mais cette hideuse maison occidentale ! Comment pourrai-je jamais my sentir chez moi ? Les fentres ont de larges panneaux de verre transparent, au lieu de treillis sculpts et du papier de riz opaque. La lumire crue luit sur les murs blancs et saisit chaque grain de poussire sur les meubles ; je ne suis pas habitue cet clat impitoyable. Si je touche mes lvres de vermillon et tends de la poudre de riz sur mon front, comme on ma appris le faire, cette lumire le rvle si bien que mon mari me dclare :

    Je vous en prie, ne vous peignez pas ainsi pour moi, je prfre quune femme garde lair naturel.

  • 24

    Cependant omettre de se servir de la douceur de la poudre et de la chaleur du vermillon, cest laisser inachev laccent de la beaut. Cest comme si je croyais avoir suffisamment bross mes cheveux, sans y ajouter le glacis de lhuile ou si je me mettais aux pieds des pantoufles non brodes. Dans une maison chinoise la lumire, tamise par les treillis et les sculptures, tombe trs douce, sur le visage des femmes. Comment puis-je tre belle ses yeux dans une maison comme celle-ci ?

    De plus, ces fentres sont stupides. Mon mari a achet du tissu blanc pour en faire un trou dans le mur pour le garnir ensuite de verre et le recouvrir dtoffe.

    Quant au sol, cest un plancher de bois, et les souliers occidentaux de mon mari claquent chaque pas, dans ses alles et venues. Aussi il a achet un lourd molleton de laine fleurs, quil a dispos en larges carrs sur le plancher. Jen tais stupfaite. Je craignais que nous ne labmions ou que les servantes noublient et crachent dessus. Mais quand jen fis la remarque, mon mari sindigna, dclarant quil ne permettait pas quon crache terre.

    O donc, alors ? demandai-je. Dehors, si cest vraiment indispensable , rpondit-il brivement. Mais ctait trs difficile obtenir des servantes, et moi-mme, joublie parfois et crache les

    coques des graines de pastque sur les carrs de laine. Mon mari a donc achet des petits pots trapus pour chaque pice, et nous oblige nous en servir. Cest curieux, lui-mme prend son mouchoir, et le remet ensuite dans sa poche ! Une dgotante habitude occidentale !

  • 25

    IV

    Ai-Ya, il est des heures o je menfuirais si jen trouvais les moyens. Mais, en de semblables circonstances, je nose me prsenter devant ma mre et ne puis aller ailleurs. Les jours se tranent, lun aprs lautre ; de longs jours solitaires. Car il travaille comme sil tait un laboureur qui doit gagner le riz quil mange au lieu dtre ce quil est, le fils dun riche fonctionnaire. De bonne heure le matin, avant que le soleil nait rassembl la chaleur du plein jour, il part pour son travail et je reste seule jusquau soir dans cette maison. Il ny a que les servantes inconnues au fond de la cuisine, et jai honte dcouter leur bavardage.

    Hlas ! je songe parfois quil serait prfrable de servir sa mre et de vivre dans les cours avec mes belles-surs ! Du moins, jentendrais le son des voix et des rires. Ici, tout le jour, le silence pse sur la maison, comme un brouillard.

    Je ne peux que rester assise, rflchir, et rver aux faons de prendre son cur. Je me lve de trs bonne heure pour me prparer paratre devant lui, mme si, trop agite,

    je nai pas dormi. Je lave mon visage dans de leau bouillante, aromatise, et je ladoucis ensuite avec des huiles et des parfums, tant je dsire au matin memparer de son cur par surprise. Mais jai beau me hter, je le trouve toujours install sa table de travail.

    Chaque jour, cest pareil. Je tousse un peu, et tourne, le plus lgrement possible, la poigne ronde de la porte. Ah ! ces drles de boutons durs, comme jai d les remuer en tous sens, avant den connatre le secret. Mon mari simpatiente de mes ttonnements, aussi je mexerce en son absence. Malgr tout, mes doigts glissent le matin sur la porcelaine unie et froide, et mon cur dfaille, tandis que je me hte. Mon mari dteste la lenteur, et les mouvements de son corps sont si rapides lorsquil marche, que je crains quil ne lui arrive du mal.

    Mais il ne prend aucune prcaution. Jour aprs jour, la premire fracheur, quand je lui apporte son th chaud, il laccepte sans lever les yeux de son livre. quoi sert que, ds laube, jenvoie une servante chercher du jasmin frais pour le mettre dans mes cheveux ?

    Ce parfum lui-mme ne traverse pas les feuillets en langue trangre. Onze fois sur douze, quand, aprs son dpart, je viens voir sil a bu son th, je retrouve le couvercle sur la tasse, et les feuilles flottant leur gr dans le ple liquide. Il naime que ses livres.

    Jai rflchi tout ce que ma mre ma enseign pour plaire mon mari. Je lui ai cuisin des mets savoureux pour sduire son palais. Jai envoy un serviteur acheter un poulet quon venait de tuer, des pousses de bambou de Hangchow, des poissons mandarins, du gingembre, de la cassonade et de la sauce de fves. Toute la matine, jai prpar les plats, noubliant rien de ce qui doit augmenter la fois la richesse et la finesse de leur saveur. Lorsque jeus termin, je donnai ordre de ne les apporter quau dernier service, en sorte quil scrie : Ah ! Le meilleur a t gard pour la fin ; ce sont des mets dempereur !

    Mais quand on les prsenta, il les prit tout naturellement, croyant quils faisaient partie de lordinaire. Il y gota peine, sans aucun commentaire. Je le guettais anxieusement, mais il

  • 26

    mangeait en silence ses tiges de bambou, comme sil sagissait de choux pris dans un jardin de fermier.

    Cette nuit-l, aprs que le choc de la dception fut pass, je pensai : Cest parce que ce nest pas son mets prfr. Puisquil ne me dit pas ses gots, je vais faire demander sa mre ce quil aimait dans sa jeunesse.

    Jenvoyai donc un serviteur, et sa mre rpondit : Avant quil ne traverst les Quatre Mers, il aimait la chair de canard rtie, bien dore et

    trempe dans de la gele dazerole sauvage. Mais depuis toutes ces annes passes manger la nourriture barbare et moiti crue des Occidentaux, il a perdu le got, et ne tient plus la nourriture raffine.

    Je ne cherchai donc plus. Mon mari ne dsire rien de moi. Il na besoin de rien que je puisse lui donner.

    *

    Un soir, quinze jours aprs notre arrive dans la nouvelle maison, nous tions ensemble, dans le salon. Il lisait un de ses grands livres lorsque jentrai, et, allant ma place, je vis sur la page ouverte limage dune forme humaine debout, mais chose horrible, sans peau seulement la chair sanglante ! Jen fus rvolte, mtonnant quil pt lire semblable littrature ; cependant je nosai pas le questionner.

    Jtais l, assise dans un de ces curieux fauteuils de jonc, sans mappuyer au dossier, car se laisser aller ainsi en public et t un manque de dignit. Javais la nostalgie de la maison de ma mre. Je me souvenais qu cette mme heure, on sy runissait pour souper la lueur des bougies avec les concubines et leurs bruyants enfants. Ma mre est sa place, en haut de la table, et les servantes, sous sa direction, disposent les bols de lgumes et de riz fumant, parpillant les baguettes pour tout le monde.

    On est occup manger. On se sent heureux. Mon pre viendra, aprs le repas, jouer avec les enfants des concubines, puis, le travail fini,

    les servantes sassoiront dans la cour, sur de petits tabourets, et bavarderont dans la pnombre. Ma mre, la table, fait ses comptes avec la cuisinire en chef ; une haute chandelle rouge lance sur elle ses lueurs intermittentes.

    Oh ! jtais malade du dsir dtre l-bas ! Je me promnerais au milieu des fleurs. Jexaminerais les capsules de lotus, pour voir si les graines sont mres lintrieur ; cest la saison, car lt tire sa fin. Peut-tre quau lever de la lune, ma mre me prierait daller chercher ma harpe, et de lui jouer les airs quelle aime. La main droite module le chant et la gauche se laisse aller, accompagne en mineur.

    cette pense, je me levai pour prendre linstrument. Je le sortis soigneusement de sa gaine de laque rouge sur laquelle les images des huit esprits de la musique sont incrustes en nacre. lintrieur, sur la harpe elle-mme, divers bois, ajusts, ajoutent leur propre richesse de ton la rsonance des cordes, lorsquon les caresse. La harpe et son tui ont appartenu la mre de mon pre. Elle les tenait de son pre elle, qui les lui avait apports de Kwantung pour la rcompenser de ne plus pleurer lorsquon lui bandait les pieds.

    Je touchai doucement les cordes. Elles rendirent un son menu et mlancolique. Cette harpe est lancienne harpe des miens, elle doit tre joue sous les arbres, au clair de lune, prs des eaux tranquilles. Elle donne alors un chant doux et ferique. Mais dans cette pice silencieuse, si peu familire, il est touff et faible. Jhsitai, puis jouai un petit air de lpoque de Sung.

    Mon mari leva la tte.

  • 27

    Cest charmant, fit-il aimablement. Je suis heureux que vous sachiez jouer. Je vous achterai un piano un de ces jours et vous pourrez aussi apprendre la musique de lOuest. Puis il se remit sa lecture.

    Je le regardais lisant son horrible livre, et je continuais toucher les cordes, trs doucement, sans savoir ce quelles chantaient. Je navais mme jamais vu de piano. Que ferais-je de cet objet tranger ? Puis, brusquement, il me fut impossible de continuer. Je rangeai la harpe et demeurai assise, la tte penche et les mains oisives.

    Aprs un long silence, mon mari ferma son livre et me regarda attentivement. Kwei-Lan , dit-il. Mon cur bondit, ctait la premire fois quil mappelait par mon nom. Quavait-il me

    dire, enfin ? Je levai timidement les yeux vers lui. Il continua : Depuis notre mariage, je veux vous demander si vous ne voudriez pas dbander vos pieds.

    Cest malsain pour votre corps entier. Voyez, vos os sont comme ceci. Il prit un crayon et dessina rapidement un affreux pied nu, tout ratatin, sur une feuille de

    son livre. Comment savait-il ? Je navais jamais band mes pieds devant lui. Nous autres, femmes

    chinoises, ne les montrons jamais. Mme la nuit, nous portons des chaussettes de toile blanche. Comment savez-vous ? lui demandai-je, haletante. Parce que je suis un docteur qui a fait ses tudes en Occident, rpondit-il. Aussi je dsire

    que vous dbandiez vos pieds, car ce nest pas beau, et puis, cest pass de mode. Cela ne vous touche-t-il pas ? Il sourit lgrement et me regarda avec bienveillance.

    Mais je retirai htivement mes pieds sous mon fauteuil. Jtais saisie par ses paroles. Pas beau ? Moi qui avais toujours t si fire de mes petits pieds ! Toute mon enfance, ma mre elle-mme avait prsid aux bains deau chaude et lenveloppement des bandes de plus en plus serres chaque soir. Quand je pleurais, dans ma souffrance, elle me priait de songer au jour o mon mari louerait la beaut de mes pieds.

    Je baissai la tte pour cacher mes larmes. Je me rappelais toutes ces nuits agites, ces journes pendant lesquelles je ne voulais ni manger ni jouer, et o je restais assise sur le bord de mon lit en balanant mes pauvres pieds pour allger la pression du sang. Et maintenant, aprs avoir tout support jusqu ce que la douleur cesse depuis peine un an apprendre quil les trouvait laids !

    Je ne peux pas , dis-je. Jtranglais en me levant, et je dus sortir du salon, incapable de retenir mes larmes.

    Ce ntait pas que je tinsse mes pieds dune manire exagre, mais si mes pieds, revtus de leurs souliers habilement brods, ne trouvaient pas grce devant ses yeux, comment, moi, pourrais-je jamais esprer gagner son amour ?

    Deux semaines plus tard, je partais faire ma premire visite la maison de ma mre, selon notre coutume chinoise. Mon mari ne mavait pas reparl de dbander mes pieds. Il ne mavait pas non plus appele par mon nom.

  • 28

    V

    Vous ne vous lassez pas, ma sur ? Je poursuivrai donc. Javais t bien peu de temps absente, mais en traversant le portail connu, il me sembla

    quune centaine de lunes avaient d dcrotre depuis le jour o jen tais sortie dans mon palanquin de noces. Jtais remplie despoir alors, en mme temps que de crainte. Javais beau revenir aujourdhui en femme marie, avec mes cheveux enrouls en coques la place de ma tresse, et mon front dpouill de sa frange virginale, je savais bien que jtais toujours la mme jeune fille, seulement plus craintive, plus solitaire, et bien moins confiante.

    Ma mre vint ma rencontre, dans la premire cour, appuye sur sa longue pipe de bambou et dargent. Elle me parut fatigue, use, sans doute parce que je ne la voyais pas journellement. En tout cas, laccent dune plus grande tristesse dans son regard mattira vers elle ; si bien, quaprs mtre incline, josai lui prendre la main. Elle rpondit par une lgre pression et, ensemble, nous passmes dans la cour familiale.

    Oh ! avec quelle avidit je contemplais tout ! Il me semblait devoir trouver un grand changement. Mais, dans les coins, les choses taient restes bien naturellement elles-mmes, ordonnes, paisibles et comme de coutume, part les rires des enfants des concubines et lempressement des servantes affaires qui, ds quelles me virent, me salurent par des sourires et des exclamations. Le soleil dun dbut dautomne ruisselait le long des murs fleuris et des carreaux vernis, et brillait sur les arbustes et les pices deau. Les portes et les fentres treillis des salles, largement ouvertes au midi, laissaient pntrer la chaleur et la lumire.

    Les rayons filtrant au travers effleuraient, lintrieur, les sculptures et les poutrelles peintes. Javais beau savoir que ma place ntait plus l, mon me se reposait, malgr tout, dans sa vritable demeure.

    Une seule chose me manquait, un joli visage mutin. O est donc la Quatrime pouse ? demandai-je. Ma mre appela une servante et se fit remplir sa pipe ; elle me rpondit ensuite dun ton

    indiffrent : La-May ? Ah ! je lai envoye en visite, la campagne, pour changer dair. Daprs le ton de ma mre, je compris que je ne devais pas linterroger davantage. Mais plus

    tard, le soir, lorsque je me prparai dormir dans la chambre de mon enfance, la vieille Wang Da-ma vint me brosser et me tresser les cheveux, selon son ancienne coutume. Elle bavarda sur bien des choses et me raconta que mon pre songeait prendre une nouvelle concubine, une fille de Pkin, leve au Japon. La Quatrime pouse, en lapprenant, avait aval ses plus beaux pendants doreilles en jade. Elle nen dit rien pendant deux jours, malgr ses souffrances, mais ma mre dcouvrit la chose.

    La jeune femme tait la mort et le vieux docteur quon appela eut beau lui percer avec des aiguilles les poignets et les chevilles, il nobtint aucun rsultat. Un voisin suggra de lenvoyer lhpital tranger, mais ma mre ne considra pas la chose comme possible. Nous ne connaissons rien des trangers. Et puis, comment pourraient-ils se rendre compte de ce qui ne

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    va pas chez une Chinoise ? Les mdecins trangers comprennent les maladies des leurs, qui sont des gens tout fait simples et barbares en comparaison des Chinois, extrmement compliqus et cultivs. Cependant mon frre, qui se trouvait alors la maison pour la fte de la huitime lune, appela lui-mme une doctoresse trangre.

    Elle apporta un instrument bizarre auquel tait attach un long tube quelle enfona dans la gorge de la Quatrime pouse. Aussitt, les boucles doreilles remontrent. Tout le monde fut trs surpris, sauf ltrangre, qui emballa son instrument avec calme et partit.

    Les autres concubines taient furieuses contre la Quatrime pouse parce quelle avait aval de si beaux jades. La grosse concubine lui demanda :

    Nauriez-vous pas pu manger une bote dallumettes quon se procure pour dix petites pices ?

    La Quatrime pouse neut rien rpondre cela. Il parat que, pendant sa convalescence, personne ne la vit manger ni ne lentendit parler. Elle resta couche sur son lit avec les rideaux ferms. Elle avait perdu beaucoup dassurance depuis lchec de sa tentative. Ma mre, qui la plaignait, la renvoya, afin quelle pt chapper aux sarcasmes des femmes.

    Mais des faits de ce genre, vulgaires commrages, auraient t dplacs comme sujets de conversation avec ma mre. Cest seulement cause de mon grand amour pour la maison, que je cherchais connatre les dtails de ce qui sy passait, en coutant le bavardage de Wang Da-ma. Elle tait reste si longtemps avec nous, quelle tait au courant de toutes nos affaires. Elle avait suivi ma mre, lorsquelle quitta sa demeure lointaine de Shansi pour pouser mon pre, et ce fut elle qui reut dans ses bras les enfants de ma mre, leur naissance. Quand ma mre mourra, Wang Dama ira chez la femme de mon frre, lever les petits-fils de ma mre.

    Au milieu de tout ce que jentendis, une seule chose semblait importante : mon frre avait dcid daller poursuivre ses tudes en Amrique. Ma mre ne men dit rien, mais Wang Da-ma, en mapportant leau chaude le premier matin de mon arrive, me raconta tout bas que mon pre stait moqu des nouvelles ides de son fils, puis avait fini par consentir son dpart, parce que cela devenait la mode denvoyer ses fils tudier ltranger et que ses amis le faisaient. Ma mre en fut trs afflige quand elle lapprit. Plus afflige quelle ne lavait jamais t dans sa vie, me dit Wang Da-ma, sauf le jour o mon pre avait pris sa premire concubine. Lorsque ma mre sut que mon frre allait rellement partir, elle refusa toute nourriture pendant trois jours, et ne parla personne. Enfin, voyant que rien ne lempcherait de traverser la mer Pacifique, elle le supplia dpouser sa fiance pour quelle pt porter un fils. Ma mre dit :

    Puisque tu refuses de comprendre que ta chair et ton sang nappartiennent pas toi seul, puisque tu restes opinitre et insouciant et que tu cours vers les dangers de ce pays barbare, sans considrer ton devoir, au moins transmets un autre la ligne sacre de tes anctres, de sorte que si tu meurs, mon fils ! je pourrai du moins contempler mon petit-fils.

    Mais mon frre rpondit : Je ne dsire pas me marier. Je veux seulement tudier davantage les sciences, et

    apprendre tout ce qui sy rapporte. Rien ne marrivera, ma mre. On verra mon retour, mais pas maintenant, pas maintenant.

    Alors ma mre envoya des messagers mon pre, le poussant forcer son fils se marier. Mais mon pre, absorb par ses arrangements au sujet de la nouvelle concubine, ne sen souciait gure, et mon frre eut gain de cause.

    Je sympathisais avec ma mre. Mon frre reprsente la dernire gnration de la descendance de mon pre puisque mon grand-pre na pas laiss dautre fils que mon pre, et que les autres fils de ma mre moururent aussi en bas ge.

    Il est donc indispensable que mon frre ait un hritier le plus tt possible, pour permettre ma mre de remplir son devoir envers ses anctres. Cest pour cela quon fiana mon frre, ds

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    son enfance, avec la fille de Li. Je ne lai jamais vue. Il est vrai, dit-on, quelle nest pas belle. Mais, cest de peu dimportance en comparaison des dsirs de notre mre.

    Pendant plusieurs jours, je me sentis trouble par cette dsobissance de mon frre, cause de ma mre. Elle ne men parla jamais. Elle enterra ce chagrin, comme les autres, dans les recoins invisibles de son me. De tout temps, elle a ainsi scell les lvres sur les souffrances quelle jugeait invitables. Cest pourquoi, entoure des visages et des murs familiers, habitue aux silences de ma mre, jen vins peu peu ne plus songer mon frre.

    *

    Bien entendu, la premire pense que je lus dans tous les yeux tait celle que jattendais et redoutais : Quels taient mes espoirs dun fils ? Chacun me posa la question, mais jludai les rponses, acceptant simplement, avec une grave inclinaison de tte, les bons vux quon moffrait. Personne ne saurait que mon mari ne maimait pas, personne. Cependant je ne pus tromper ma mre !

    Un soir, sept jours aprs mon arrive, jtais paresseusement assise dans la pnombre, sur le seuil de la grande cour. Les esclaves et les servantes sagitaient, occupes au souper. Des odeurs de poisson rti et de canard brun parfumaient lair.

    Le crpuscule touchait sa fin et, prs de moi, les chrysanthmes taient lourds de promesses. Je sentais si chaudement, au-dedans de mon cur, lamour de ma maison, que je posai la main sur la sculpture du panneau de la porte ; je laimais elle aussi, je men souviens, je me sentais labri, l o mon enfance stait coule si doucement quelle passa sans que je ne men sois doute. Tout mtait si cher : lobscurit tombant sur les toits recourbs, les chandelles qui commenaient luire dans les chambres, lodeur pice de la nourriture, les voix des enfants, et le son assourdi de leurs chaussons dtoffe sur les carreaux. Ah ! je suis la fille dune vieille maison chinoise avec ses vieilles coutumes, ses vieux meubles, ses vieux amis toute preuve, si srs ; je vais vivre ici.

    Je songeai mon mari. ce mme moment seul sa table, dans la maison trangre, vtu de son costume occidental, il me paraissait tellement loign de moi, tous points de vue : Comment madapter sa vie ? Il na aucun besoin de moi. Ma gorge tait serre des pleurs que je ne pouvais pas verser. Je me sentais si solitaire, bien plus que je ne lavais t jeune fille. Je vous le disais, ma sur, alors, jesprais en lavenir. Maintenant lavenir est l. Il ne contient quamertume. Mes larmes se frayrent un chemin malgr ma volont. Je dtournai la tte du ct du crpuscule de crainte que la lumire des chandelles, venant tomber sur mes joues, ne me traht. Le gong sonna et on mappela pour le repas. Jessuyai furtivement mes yeux et me glissai ma place.

    Ma mre se retira de bonne heure dans sa chambre et les concubines rentrrent chez elles. Je buvais mon th, toute seule, lorsque Wang Da-ma surgit.

    Votre honorable mre ordonne votre prsence , fit-elle. Je mtonnai. Mais ma mre ma dj dit quelle voulait se retirer et na pas ajout quelle dsirait me

    parler ensuite. Cependant elle lordonne. Je sors de sa chambre , rpta Wang Da-ma. Et elle sen alla

    sans plus dexplications. Lorsque ses pas se furent loigns dans la cour, jcartai la portire de satin et entrai dans la

    chambre de ma mre. ma grande surprise, elle tait couche sur son lit, et une seule haute chandelle allume brlait sur la table ct delle. Jamais de toute ma vie, je ne lavais vue reposer ainsi. Elle paraissait excessivement fragile et lasse. Ses yeux taient ferms et ses lvres

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    ples et tires. Je mapprochai sans bruit de son lit, et attendis. Son visage tait absolument dcolor un visage grave, dlicat, et trs triste.

    Ma mre, fis-je, doucement. Mon enfant , rpondit-elle. Jhsitai, ne sachant si elle prfrait que je fusse assise ou debout. Elle tendit alors sa main,

    et me fit signe de me mettre sur le lit ct delle. Jobis, et attendis en silence quelle voult bien parler. Je pensais en moi-mme : Elle a du chagrin cause de mon frre, qui se trouve dans les contres lointaines.

    Mais ce ntait pas lui quelle songeait. Elle tourna lgrement son visage vers moi et me dit :

    Je maperois que tout ne va pas parfaitement pour toi, ma fille. Depuis ton retour, jai remarqu que tu nes plus dans ton tat habituel de tranquille contentement. Ton esprit est inquiet, et les larmes te viennent trop facilement aux yeux. Cest comme si quelque chagrin restait li tes penses sans que tes lvres le mentionnent. Quy a-t-il ? Serait-ce parce que tu nes pas encore enceinte ? Prends patience. Je nai donn un fils ton pre quau bout de deux ans.

    Je ne savais pas comment lui expliquer. Un fil de soie stait dtach du rideau brod du baldaquin, et je le roulais entre mes doigts, comme en moi-mme je tordais mes penses.

    Parle , me dit enfin ma mre assez svrement. Je la regardai. Oh ! les stupides larmes ! Elles mempchaient de prononcer un mot, elles

    montaient, elles mtouffaient ! je croyais quil ne me resterait pas assez de souffle pour vivre. Puis, elles clatrent en un dur sanglot, et je menfonai dans la courtepointe qui recouvrait ma mre.

    Oh ! jignore ce quil veut dire ! criai-je. Il prtend que je dois tre son gale, et je nen sais pas le moyen ! Il dteste mes pieds et trouve quils sont laids. Il en dessine de telles images ! Mais je me demande comment il peut les connatre, car je ne les lui ai jamais, jamais laiss voir !

    Ma mre se redressa. Son gale, fit-elle stupfaite, les yeux agrandis dans son visage ple. Que veut-il dire ? Tu

    ne peux pas tre pourtant lgale de ton mari ? Une femme lest en Occident, sanglotai-je. Oui, mais ici, nous sommes des gens de comprhension. Et tes pieds ? Pourquoi les

    dessine-t-il ? Que veut-il dire ? Pour me prouver quils sont laids, murmurai-je. Tes pieds ? Mais tu as d srement tre ngligente, je tavais donn vingt paires de

    souliers. Tu nas donc pas choisi sagement ? Il ne dessine pas lextrieur, mais les os, tout crochus. Des os ! qui a vu les os dans le pied dune femme ? Des yeux dhomme peuvent-ils percer

    la chair ? Les siens, oui, car il est docteur dOccident. Il me la dit. Ai-Ya, ma pauvre enfant. Ma mre se recoucha en soupirant, elle secoua la tte : Sil

    connat la magie dOccident Et je me pris raconter tout tout jusqu ce que jen vienne murmurer ces mots amers : Il ne tient mme pas ce que nous ayons un fils. Oh ! ma mre ! Il ne maime pas. Je suis

    encore fille ! Il y eut un long silence et jenfouis de nouveau mon visage dans le couvre-pied. Je crois que

    je sentis la main de ma mre se poser lgrement sur ma tte, et y demeurer un instant. Je nen suis pas certaine ; elle ntait pas de celles qui aiment les signes extrieurs. Mais, la fin, elle sassit et se mit parler :

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    Je ne crois pas avoir commis derreur dans la manire dont tu as t leve. Je suis certaine que tu plairais un vritable gentilhomme chinois. Serait-il possible que tu aies pous un barbare ? Cependant ton mari est de la famille de Kung. Qui laurait suppos ? Cela vient de ces annes passes ltranger. Jai demand dans mes prires de pouvoir contempler ton frre mort plutt que de le voir partir vers ces contres lointaines. Elle ferma les yeux et sappuya en arrire ; son mince visage devint plus aigu.

    Lorsquelle reprit, sa voix tait haute et faible, comme si elle tait bout de forces. Malgr tout, mon enfant, il nexiste quun sentier, quune femme en ce monde doit suivre

    cote que cote. Il lui faut plaire son mari. Voir dtruire le rsultat de mes soins est plus que je nen puis supporter. Mais tu nappartiens pas ma famille, tu appartiens ton mari. Il ne te reste dautre choix que de faire ce quil dsire. Cependant, attends. Essaie encore de le sduire, mets en avant tes plus grands efforts. Pare-toi de vert jade et de noir. Emploie le parfum des nnuphars. Souris, non pas hardiment, mais avec cette timidit qui promet tout. Tu peux mme lui toucher la main, ty accrocher un instant. Lorsque tu le vois rire, sois gaie. Si aprs cela, il demeure impassible, tu nauras plus qu tincliner devant sa volont.

    Dbander mes pieds ? murmurai-je. Ma mre garda le silence un instant puis : Dbande tes pieds, dit-elle avec lassitude. Les temps sont changs. Tu peux te retirer. Et

    elle tourna son visage du ct du mur.

  • 33

    VI

    Comment vous parlerai-je, ma sur, de mon me si lourde ? Laube de mon dpart se leva, grise et tranquille. Ctait lapproche de la dixime lune,

    lorsque les feuilles rousses se mettent tomber silencieusement terre et quau lever comme au coucher du soleil, les bambous frissonnent la fracheur. Je me promenais dans les cours, mattardant aux endroits que javais toujours prfrs, laissant leur beaut se fixer de nouveau, et dune manire plus forte, sur mon souvenir. Debout prs de la pice deau, jcoutais crpiter au vent faible les capsules mortes et les feuilles s