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ÉPAVES John Skelton était anthropologiste. Il venait de passer deux ans dans l'intérieur de Bornéo pour y étudier les moeurs de tribus jusqu'alors préservées de la civilisation blanche. Depuis son départ du village, son quartier général, il avait voyagé dix jours avant d'atteindre la rivière dont il descen- dait maintenant le cours. Après de laborieux marchandages, il avait obtenu deux prahus, un pour lui et ses bagages, l'autre pour Kong, son boy chinois, et le matériel de cam- pement. La traversée des terres avait été pénible et Skelton savourait son repos sur un matelas, abrité par un auvent de rotin. Si près de sa source, la rivière était étroite et, par endroits, les arbres des rives se rejoignaient en une voûte de verdure. L'eau était si peu profonde que les Dyaks ne pouvaient y pagayer et ils avançaient à la perche, sautant à l'eau et poussant le prahu quand il s'échouait sur un banc de sable. Au coucher du soleil, ils firent halte à une long house où l'on donna, en l'honneur de l'hôte blanc, une fête qui se prolongea tard dans la nuit. Les jours passaient et la rivière s'élargissait en un fleuve majestueux. L'équipage pagayait à grands coups. L'idée de retrouver dans une semaine des lieux civilisés enchantait Skelton. Le whisky allait remplacer l'éternel arak. Et cette bouteille de bière frappée, la première chose qu'il deman- derait dès son arrivée à la côte ! Kong n'était pas mauvais cuisinier, mais, dans un village aussi isolé, il ne pouvait guère varier les menus et, pendant deux ans, l'ordinaire de Skelton avait été aussi monotone que celui d'un prisonnier.

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ÉPAVES

John Skelton était anthropologiste. Il venait de passer deux ans dans l'intérieur de Bornéo pour y étudier les mœurs de tribus jusqu'alors préservées de la civilisation blanche. Depuis son départ du village, son quartier général, il avait voyagé dix jours avant d'atteindre la rivière dont il descen­dait maintenant le cours. Après de laborieux marchandages, il avait obtenu deux prahus, un pour lui et ses bagages, l'autre pour Kong, son boy chinois, et le matériel de cam­pement. La traversée des terres avait été pénible et Skelton savourait son repos sur un matelas, abrité par un auvent de rotin. Si près de sa source, la rivière était étroite et, par endroits, les arbres des rives se rejoignaient en une voûte de verdure. L'eau était si peu profonde que les Dyaks ne pouvaient y pagayer et ils avançaient à la perche, sautant à l'eau et poussant le prahu quand il s'échouait sur un banc de sable. Au coucher du soleil, ils firent halte à une long house où l'on donna, en l'honneur de l'hôte blanc, une fête qui se prolongea tard dans la nuit.

Les jours passaient et la rivière s'élargissait en un fleuve majestueux. L'équipage pagayait à grands coups. L'idée de retrouver dans une semaine des lieux civilisés enchantait Skelton. Le whisky allait remplacer l'éternel arak. Et cette bouteille de bière frappée, la première chose qu'il deman­derait dès son arrivée à la côte ! Kong n'était pas mauvais cuisinier, mais, dans un village aussi isolé, il ne pouvait guère varier les menus et, pendant deux ans, l'ordinaire de Skelton avait été aussi monotone que celui d'un prisonnier.

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Sur le point d'en finir avec la ratatouille indigène, il en éprouvait le dégoût. A vrai dire, depuis deux ou trois jours, il n'avait plus aucun appétit. Ah ! les saucisses, même en conserves, et les kippers ! Pendant toute son absence, Skelton s'était porté à merveille et, à présent, étendu sur son matelas, il se félicitait de sa chance. Mais, en même temps, l'idée lui vint que s'il y pensait, c'était parce qu'il ne se sentait pas tout à fait dans son assiette. La veille, il avait dû abuser de l'arak. Pourtant, il y était habitué et cela ne suffisait pas à expliquer sa migraine. Il avait mal partout. Dans ses «shorts » et son gilet léger, il frissonnait, malgré le soleil intense. Le plat-bord était brûlant. Et pourtant, il eût volontiers enfilé une veste. Le froid le gagnait et, bientôt, il se mit à claquer des dents. Dans un effort désespéré pour se réchauffer, il se recroquevilla sur son matelas. Il avait compris :

— Seigneur ! gémit-il, la malaria ! • Il appela le chef dyak qui tenait la barre :

— Amène-moi Kong. Le patron ordonna à ses pagayeurs d'arrêter et héla la

seconde embarcation. Elles se rangèrent bord à bord et Kong vint trouver Skelton.

•— J'ai la fièvre, Kong, haleta Skelton. Va me chercher ma pharmacie et surtout des couvertures. Je crève de froid.

Kong administra une bonne dose de quinine à son maître et empila sur lui tous les vêtements disponibles. On repartit.

Le soir, quand ils amarrèrent les barques, Skelton souffrait trop pour descendre à terre et il passa la nuit à bord. Les deux jours suivants, son état empira ; il délirait presque sans arrêt. Tour à tour, les hommes venaient le regarder et le patron s'arrêtait souvent devant lui, avec un air songeur.

— Combien de jours encore avant la côte ? demanda Skelton à son boy.

— Quatre... cinq... — Il s'interrompit : — Patron pas aller côte. Lui vouloir retourner pays.

— Dis-lui d'aller au diable ! Les bourdonnements d'oreille dus à la quinine l'avaient

empêché de comprendre. Mais, plus tard, les paroles de Kong lui revinrent et il les rumina sans en saisir tout de suite la portée.

Tout à coup, comme l'éclat d'un projecteur dans la nuit,

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leur sens jaillit à travers le désordre de ses pensées. Il appela le Chinois.

— Qu'est-ce qu'il chante, le patron ? Il ne nous mènera pas à la côte ?

— Lui dire : vous très malade, vous mourir. Si vous mourir et lui aller côte, lui avoir ennuis.

— Mourir ? dit Skelton. Tu es fou ! Je vais m'en tirer. C'est la vulgaire malaria.

Kong ne répondit pas. Skelton en fut irrité. Le Chinois devait lui cacher quelque chose.

— Allons, parle, espèce d'idiot ! s'écria-t-il enfin. Son cœur se serra en apprenant la vérité. Le soir même,

à la halte, le patron comptait se faire payer et filer avant l'aurore, avec les deux prahus. Il avait trop peur de piloter un mourant.

Skelton n'avait pas la force de faire acte d'autorité. Seule, une offre d'argent pourrait décider l'homme à remplir ses engagements.

Toute la journée, Kong et le patron discutèrent ; mais, quand ils s'amarrèrent pour la nuit, le patron déclara à Skelton qu'il n'irait pas plus loin. Il existait près de là une long house où le tuan pourrait loger en attendant sa guérison. Il commença à débarquer les bagages. Skelton refusa de bouger. Il se fit apporter son revolver par Kong et jura de tuer quiconque approcherait.

Les discussions continuèrent. Enfin, Kong, l'équipage et le patron partirent pour la long house et Skelton resta seul. Très joli, les menaces, mais si les Dyaks s'en moquaient, que faire ? Il eût été fou d'employer son arme. Il était encore assez lucide pour s'en rendre compte. Il passa là des heures, brûlé de fièvre et la bouche sîche, le cerveau martelé de pensées confuses. Puis il aperçut des lumières et entendit des voix. Le Chinois revenait avec le patron du prahu et un inconnu. Skelton s'efforça de comprendre les paroles de Kong. A quelque distance en aval habitait un Blanc. Le patron consentit à l'y conduire.

— Y en a meilleur dire oui, conseilla Kong. Homme blanc peut-être avoir teuf-teuf, alors nous moyen aller côte,

— Qui est-ce ? — Lui planteur. Ce type dire y en a plantation caoutchouc»

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Skelton était trop fatigué pour discuter. Avant tout, dormir. Il accepta le compromis.

Le jour se leva enfin. Il fallut un gros effort à Skelton, à moitié mort, pour faire bon visage au patron quand il revint à. bord, mais il craignait, en montrant sa faiblesse, de le voir refuser de partir. Quand ils poussèrent au large, Skelton fut soulagé. La matinée ne se passa pas trop mal, mais il eut un nouvel accès et, dans l'après-midi, le délire recommença.

Il reprit ses esprits dans une chambre inconnue, sur un lit entouré d'une moustiquaire. Un lit de fer, un matelas dut1, mais quelle détente après le manque de confort du prahu ! Il ne distinguait rien autour de lui, sauf une com­mode de fabrication indigène et une chaise de bois. Une porte dissimulée par un store devait mener à une véranda.

— Kong ! appela-t-il. Le store s'écarta et le boy entra. Son visage grimaça un

sourire quand il aperçut son maître ressuscité. — Vous mieux, tuan ? Moi bien content. — Où diable suis-je ? Kong s'expliqua. Dès leur arrivée, il était allé chercher

le Blanc. Celui-ci, après avoir vu Skelton, l'avait fait trans­porter chez lui. Aussitôt payés, les indigènes étaient repartis.

— Et les bagages ? s'inquiéta Skelton. — Débarqués. Vous tranquille. — Comment s'appelle ce monsieur, le tuan chez qui nous

sommes ? — M. Norman Glange. (Kong prononçait à la chinoise.) Il montra à Skelton le nom du planteur inscrit dans un

petit livre : « Grange ». Skelton remarqua le titre : les Essais de Bacon. C'était inattendu s»ar les bords d'un fleuve de Bornéo.

•— Dis-lui que je serais heureux de le voir. •— Lui dehors dans la plantation. Lui bientôt revenir. Skelton connaissait la routine des planteurs d'hévéas.

Grange avait dû se lever avant l'aurore pour faire l'appel, puis se promener sur le terrain en surveillant les incisions. Il rentrerait pour prendre un bain et s'attabler devant un copieux breakfast.

— Et ma toilette ? Comme je dois avoir besoin de me raser !

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Il essaya de se lever, mais la tête lui tourna et il retomba sur le lit avec un gémissement. Kong le rasa, le lava et échangea les « shorts » et le gilet qu'il portait depuis le début de sa maladie contre un sarong et un baju. Ensuite, Skelton fut heureux de se reposer.

Bientôt, Kong lui annonça le retour du tuan. On frappa à la porte et un grand gaillard entra.

— On me dit que vous allez mieux. — Oui, beaucoup mieux. Vous avez été rudement chic de

me recueillir. J 'ai honte de vous avoir ainsi envahi. — Oh ! ça va ! Vous étiez plutôt dans un triste état, vous

savez. Pas étonnant que ces Dyaks aient voulu vous planter là. — Mais je ne veux pas vous encombrer plus longtemps.

Si je trouve une chaloupe ou un prahu, je partirai cet après-midi.

— Pas la moindre chaloupe à louer par ici. Vous feriez mieux de rester encore un peu. Voua devez à peine tenir debout.

— Je ne veux pas vous déranger davantage. — Vous ne me dérangez pas du tout. Votre boy s'occupera

de vous. Grange s'exprimait poliment, mais sans cordialité. Il

revenait de son inspection et portait des « shorts » sales, une chemise kaki ouverte sur le cou et un vieux chapeau. Il avait l'air d'un pilleur d'épaves. Quand il s'épongea le front, il découvrit des cheveux gris, taillés ras. Grise aussi, la mince moustache qui contrastait avec la rougeur du visage bouffi. La bouche était grande et le nez busqué. Le regard des petits yeux se dérobait sans cesse.

— Vous n'auriez pas un bouquin pour moi ? dit Skelton. — Quel genre ? — N'importe quoi, dans le genre léger. — Moi, la fantaisie, ce n'est pas mon rayon, mais je vais

vous envoyer deux ou trois livres. Ma femme vous donnera tous les romans que vous voudrez. Elle ne lit rien d'autre. Mais ça fera peut-être votre affaire.

Grange s'inclina et se retira. Pas très liant, vraiment ! Mais Skelton se reprocha cette pensée. Après tout, rien n'obligeait cet homme à recevoir un étranger, et il paraissait disposé à le garder jusqu'à sa guérison. Il était évidemment

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très pauvre, à en juger par la chambre et par ses vêtements Ses appointements de directeur avaient dû être diminués. La présence d'un invité et d'un boy représentait pour lui une dépense imprévue. Dans cet endroit perdu, — la côte devait se trouver à trois jours de prahu, — Grange ne voyait guère de Blancs et se sentait peut-être mal à l'aise avec eux. Certaines personnes gagnent à être connues et il pouvait être de celles-là. Sans ses petits yeux durs et fuyants, il aurait eu tout du bon vivant.

Une voix étouffée appela Kong occupé auprès du malade. Il sortit et revint avec des livres. Skelton les regarda avec curiosité : une demi-douzaine de romans d'auteurs inconnus. Du premier coup d'œil, il les jugea de qualité médiocre : le goût de Mm e Grange. Il y avait aussi le Johnson de Boswell, Lavengro de Borrow et les Essais de Lamb. Un choix inat­tendu chez un broussard. En général, leur bibliothèque se compose d'une ou deux rangées de romans policiers. La race humaine inspirait à Skelton une curiosité pleine de déta­chement. De là, sans doute, sa vocation d'anthropologiste. D'après les livres envoyés par Grange, son aspect et les quelques paroles échangées, il essayait de l'imaginer. Il fut surpris de ne pas le revoir ce jour-là. Grange voulait bien offrir le logement et la nourriture à cet hôte imprévu, mais l'intérêt qu'il lui portait n'allait pas jusqu'à rechercher sa compagnie. Skelton dormit bien et se réveilla dispos. Il se sentait assez remis pour prendre un bain. Après le breakfast, il décida de se lever. Kong l'installa sur une chaise longue dans la véranda. Le bungalow dominait une petite colline, à environ cinquante mètres de la rivière. On avait coupé les arbres pour dégager la vue. Sur l'autre rive, toutes petites au-dessus du large fleuve, des cases indigènes sur pilotis se blottissaient dans la verdure. La véranda aurait eu grand besoin d'une couche de peinture. Skelton était encore trop faible pour lire longtemps et, au bout d'une ou deux pages, il devint incapable de fixer sa pensée. La contemplation de l'eau bourbeuse lui suffisait. Le paysage était merveilleusement paisible. Soudain, il entendit un pas. Une petite vieille venait vers lui. Mm e Grange, sans doute. Il essaya de se lever.

— Ne bougez pas, dit-elle. Je viens seulement voir si vous avez tout ce qu'il vous faut.

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Sa robe d'indienne bleue, toute droite, eût été plus indi­quée pour une jeune fille et sa tignasse courte s'ébouriffait comme au saut du lit. Une teinture d'un blond arderft, mal appliquée, en laissait voir les racines blanches. Sa peau était sèche et ridée, mais une touche de rouge violent lui donnait des pommettes de clown. Du vermillon barbouillait ses lèvres. Un tic étrange lui faisait hocher la tête comme pour désigner quelque chose derrière elle. Il se reproduisait à intervalles réguliers, trois fois par minute environ, et la main gauche, agitée d'un mouvement continuel, pas tout à fait un tremblement, plutôt une torsion rapide, y ajou­tait un effet singulier. Skelton fut à la fois surpris et embarrassé.

— J'espère que je ne vous gêne pas trop, dit-il. Si je vais assez bien, je partirai demain ou après-demain.

— Oh ! vous savez, dans un trou pareil, nous n'avons pas souvent de visites. C'est une aubaine de voir une figure nouvelle.

— Voulez-vous vous asseoir ? Je vais dire à mon boy de vous apporter un fauteuil.

— Norman m'a recommandé de vous laisser tranquille. — Je n'ai pas adressé la parole à un Blanc depuis deux

ans. Moi aussi, je serai bien content de bavarder un peu. La tête de Mm e Grange se mit à remuer plus vite que

jamais et sa main eut son bizarre geste spasmodique. — Il ne rentrera pas avant une heure. Je peux rester. Skelton se présenta, lui parla de ses occupations ; mais

elle avait déjà interrogé les domestiques. — Vous devez être fou de joie de rentrer en Angleterre ?

dit-elle. — Je n'en suis pas fâché. Une véritable crise nerveuse sembla s'abattre sur

Mm e Grange. L'oscillation de sa tête, la crispation frénétique de sa main obligèrent Skelton à détourner les yeux.

— Moi, il y a seize ans que je n'ai pas revu l'Angleterre, dit-elle.

— Pas possible ! Je croyais que les planteurs retournaient au pays au moins tous les cinq ans.

— C'est trop cher pour nous, nous sommes ruinés. Norman avait mis tout son argent dans la plantation et voilà

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des années qu'elle ne rapporte presque rien. Juste de quoi ne pas crever de faim. Il s'en moque, lui ! Il n'est pas vrai­ment Anglais.

— Il en a pourtant bien l'air. — Il est né à Sarawak. Son père était fonctionnaire. En

somme, il est plutôt un indigène de Bornéo. Elle se mit à pleurer. C'était affreux de voir rouler des

larmes sur les joues peintes et ravagées de cette vieille loque secouée de son tic incessant. Skelton ne savait que faire ni que dire. Il prit le meilleur parti : il se tut .

Elle se sécha les yeux. — Vous devez me prendre pour une toquée. Je m'étonne

parfois de pouvoir encore pleurer, après tant d'années. C'est dans ma nature, sans doute. Sur la scène, je pleurais à volonté.

— Ah ! vous avez fait du théâtre ? — Oui, avant mon mariage. C'est ainsi que nous nous

sommes connus, Norman et moi. Ma troupe jouait à Singa­pour et il y passait ses vacances.

Mais, en cet instant, son esprit était ailleurs. — Je n'espère plus revoir l'Angleterre. Je resterai ici

jusqu'à ma mort à regarder jour après jour couler cette sale rivière. Jamais plus je ne partirai. Jamais !

— Par quel hasard vous trouviez-vous à Singapour ? dit Skelton, pour lui changer les idées.

— C'était peu de temps après la guerre. Je n'arrivais pas à me caser à Londres; Je faisais du théâtre depuis pas mal d'années et j 'en avais assez de croupir dans les utilités. Une agence m'a indiqué un certain Victor Palace qui emmenait une troupe en Orient. Les premiers rôles seraient pour sa femme, mais je pourrais jouer les seconds. Leur répertoire comprenait une demi-douzaine de pièces, genre comédie et farce, vous voyez ça ! Le salaire était maigre, mais on irait en Egypte et aux Indes, dans les États malais, en Chine, puis on descendrait vers l'Australie. C'était une occasion de courir le monde et j 'a i accepté. Au Caire, ça n'a pas mal collé, et aux Indes, on a même fait des bénéfices ; mais à Burmah, peu de succès, et au Siam, pas davantage ; Penang a été un désastre, comme d'ailleurs toute la Malaisie. Alors, un jour, Victor nous a déclaré qu'il était fauché. Il ne lui restait

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même pas de quoi payer notre passage pour Hong-Kong. La tournée était donc fichue et, à son grand regret, il nous engageait à nous débrouiller pour regagner Londres.

« Naturellement, on a protesté. Fallait entendre ça ! II a fini par nous offrir les décors, si nous croyions en tirer quelque chose. Quant à l'argent, inutile de lui en demander, puisqu'il était à sec. Le lendemain, nous nous sommes aperçus qu'il avait filé pour l'Angleterre avec sa femme sur un paquebot français. Vous me voyez avec tout juste quelques livres en poche ? Quelqu'un nous a dit que, si nous n'avions plus rien, le gouvernement nous rapatrierait, mais comme passagers d'entrepont, et ça ne me plaisait guère. Les journaux ont parlé de notre aventure et on nous a conseillé de donner une représentation à notre bénéfice. C'est ce que nous avons fait, mais, sans Victor et sa femme, ça n'avait rien de bien fameux et, une fois les frais payés, nous nous sommes retrouvés aussi déchards qu'avant. Je ne savais plus à quel saint me vouer. C'est à ce moment que Norman m'a demandé de l'épouser. Le plus drôle est que je le connaissais à peine. Il m'avait promené autour de l'île en voiture et nous avions pris le thé deux ou trois fois ensemble à VEurope. Les hommes font rarement quelque chose pour rien, mais je me disais qu'il serait bien malin s'il parvenait à ses fins. Sa demande en mariage m'a tellement épatée que je n'en croyais pas mes oreilles. Il m'a dit qu'il était propriétaire à Bornéo et que sa pelote serait bientôt faite. La propriété se trouvait en pleine jungle, au bord d'un beau fleuve. Le paradis, quoi ! Je montais en graine ; pensez, trente ans ! Avec le temps, il deviendrait de moins en moins facile de me faire engager, et c'était bien tentant d'avoir une maison à moi et tout le trem­blement. Ne plus traîner dans les agences, ne plus passer ses nuits à se demander comment payer sa pension!... Norman n'était pas mal dans ce temps-là : un grand gaillard solide tout bronzé... Personne ne pourrait dire que j'épousais le premier venu pour faire une...

Elle s'interrompit. — Le voilà ! Ne dites pas que vous m'avez vue. Elle se sauva avec sa chaise dans la maison, laissant

Skelton effaré. Cette femme grotesque, ses larmes doulou­reuses, son récit ponctué par ce tic, sa frayeur en entendant

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le mari, cette fuite précipitée : tout le déconcertait. Au bout de quelques minutes, Grange arriva de son pas lourd.

— Il paraît que vous allez mieux. — Beaucoup mieux, merci. — Si vous désirez déjeuner avec nous, je ferai mettre

votre couvert. — Avec plaisir. — Entendu. Je vais vite prendre un bain et changer de

vêtements. Il s'éloigna. Bientôt, un boy avertit Skelton que le tuan

l'attendait. Skelton le suivit dans un petit salon sans confort, aux jalousies baissées, encombré de meubles, mi-anglais, mi-chinois, d'un goût exécrable. Sur les tables traînaient des bibelots de pacotille. Une pièce sans intimité ni fraîcheur. A présent, en sarong et en baju, Grange paraissait commun et robuste. Il présenta Skelton à sa femme. Elle lui tendit la main comme à un inconnu et murmura quelques mots de bienvenue.

Le boy annonça le déjeuner, et ils passèrent dans une salle à manger sombre. Le ruolz fatigué, l'huilier boiteux, les assiettes ébréchées, tout accusait une pauvreté acceptée avec indifférence. Des fleurs auraient égayé la table ; personne ne prenait sans doute la peine d'y songer. Mme Grange ne disait rien. Sa tête et ses mains s'agitaient par saccades, comme mues par un mouvement d'horlogerie, mais quand son mari s'adressa à elle pour la première fois et pour lui demander la Worcester sauce, son tic devint effrayant. Sans un mot, elle lui passa le flacon. Skelton eut le sentiment pénible d'une femme terrorisée. Pourtant, le mari ne semblait pas méchant. Il s'informa de l'expédition de Skelton et lui raconta deux ou trois bonnes histoires sur des explorateurs ou des prospecteurs. Il était instruit et pas bête ;ses manières manquaient de cordialité, mais on le sentait serviable. Quand lé repas, moitié breakfast, moitié lunch, fut achevé, ils se séparèrent pour la sieste.

— Je vous retrouverai à six heures pour l'apéritif, dit Grange.

Après un somme prolongé suivi d'un bain, Skelton s'ins­talla avec un livre dans la véranda. Mme Grange vint à lui. Elle avait l'air de l'avoir attendu.

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— Il est revenu du bureau. Ne soyez pas choqué si je ne vous parle pas. S'il croyait que je suis contente de vous avoir ici, il vous mettrait à la porte demain.

Elle chuchota ces paroles et disparut à l'intérieur. Skelton n'en revenait pas. Une drôle de boîte où il était entré d'une drôle de manière. Il rejoignit Grange au salon. Une idée le tourmentait ; la petite dépense supplémentaire causée par sa présence gênait sans doute ses hôtes. Mais comment Grange accueillerait-il une offre de rémunération ? Il se risqua.

— Écoutez ! J'ai bien peur de devoir vous infliger ma présence pendant quelques jours encore et je serais beaucoup plus à l'aise si vous me laissiez vous indemniser de vos frais.

— Il n'en est pas question. Votre logement ne me coûte rien. La maison appartient aux créanciers. Quant à votre nourriture, c'est une bagatelle. Nous n'avons pas plus d'une ou deux visites par an, et c'est, en général, l'inspecteur du district ou un oiseau de ce genre. D'ailleurs, quand on est au point où je suis, rien n'a plus d'importance.

— Alors, aceepteriez-vous mon matériel de campement ? Je n'en aurai plus besoin, et si un de mes fusils vous faisait plaisir, je serais trop heureux de vous le laisser.

Une lueur de convoitise s'alluma dans les petits yeux fuyants de Grange.

— Si vous me donniez un de vos fusils, vous me rembour­seriez largement.

— Entendu. Devant le whisky du soir, ils se découvrirent une commune

passion pour les échecs et en firent une partie. Grange était de première force : il mit Skelton à rude épreuve. Mme Grange ne parut pas avant le dîner. Le repas fut morne. Un potage insipide et un poisson de rivière fade, un bifteck coriace et un pudding au caramel. Grange et Skelton buvaient de la bière, et Mme Grange de l'eau. Jamais elle ne parlait la première. De nouveau, Skelton eut l'impression pénible d'une femme terrorisée. Pourtant, rien dans les propos de Grange ne justifiait cette frayeur. Pour lui, elle semblait ne pas exister.

Une ou deux fois, par politesse, Skelton essaya de la mêler à la conversation, mais elle en était visiblement embar­rassée. Sa tête oscillait, sa main s'agitait. Il jugea charitable

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de ne pas insister. Aussitôt le repas terminé, elle se leva. — Je vous laisse à votre porto, Messieurs, dit-elle. Comme elle sortait, les deux hommes se levèrent. Ce geste

conventionnel dans cette misère, en plein Bornéo, paraissait grotesque.

— Je dois ajouter qu'il n'y a pas de porto. Il reste peut-être un peu de bénédictine.

— Oh ! ça ne fait rien. Bientôt, Grange se mit à bâiller. Il se levait tous les matins

avant le soleil et, à neuf heures du soir, il pouvait à peine tenir les yeux ouverts.

Skelton ne put dormir. La chaleur était accablante, mais ce n'était pas cela qui le tenait éveillé. Cette maison et ses deux habitants avaient quelque chose de sinistre. Il ne s'expliquait pas son malaise ; pourtant, il serait heureux de s'en aller.

Grange avait beaucoup parlé de lui, mais Skelton n'était pas plus avancé qu'au premier jour. A en juger sur les appa­rences, Grange n'était qu'un planteur quelconque qui n'avait pas eu de chance. Il avait acheté son terrain tout de suite après la guerre et y avait établi une plantation. Elle commen­çait à rapporter quand les cours s'étaient effondrés et, depuis, il fallait lutter, constamment pour tenir. De lourdes hypo­thèques grevaient la propriété. A présent que le caoutchouc remontait, le service des intérêts engloutissait les bénéfices. Histoire courante en Malaisie. Mais, par sa qualité de sans-patrie, Grange sortait de l'ordinaire. Né à Bornéo, il y avait vécu chez ses parents jusqu'à l'âge où l'on entre au collège en Angleterre. A dix-sept ans, il était revenu dans l'île pour ne plus la quitter, à l'exception des années de guerre où il avait servi en Mésopotamie. L'Angleterre ne représentait rien pour lui. Il n'y avait ni parents ni amis. En général, plan­teurs et fonctionnaires coloniaux viennent de la métropole, y retournent pour leurs congés et rêvent d'y prendre leur retraite. Mais qu'offrait la Grande-Bretagne à un Norman Grange ?

— Je suis né ici, disait-il, et j ' y mourrai. En Angleterre, je suis un étranger. Je n'aime pas le genre des Anglais, je ne comprends pas ce qu'ils racontent. E t cependant, ici aussi,

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je me sens dépaysé. Pour les Malais et les Chinois, tout en parlant le malais aussi bien qu'eux, je suis un Blanc et je le resterai toujours.

Il avait eu alors une phrase significative : — Évidemment, ce que j'aurais dû faire, c'était épouser

une Malaise. Pour des types comme nous, nés et élevés ici, c'est la seule solution.

Skelton ne savait que penser. Des embarras financiers ne suffisaient pas à expliquer pareille amertume. Grange disait peu de bien des Blancs de la colonie et semblait se croire méprisé parce qu'il était né à Bornéo. On le devinait aigri et vaniteux. Il montra ses livres à Skelton. Ils n'étaient pas nombreux, mais choisis parmi les meilleurs. Il les avait lus et relus, mais sans y avoir puisé l'esprit de charité et de miséricorde. Leur beauté semblait l'avoir laissé indifférent, tout au plus y avait-il gagné de la suffisance. Son extérieur si cordial et si anglais ne répondait pas à sa vraie nature. Sous ce masque perçait la brute.

Le lendemain matin, de bonne heure, Skelton était installé, avec sa pipe et un livre, sous la véranda de sa chambre, pour profiter de la fraîcheur. Encore faible, il se sentait beaucoup mieux. Mm e Grange vint le rejoindre. Elle tenait à la main un gros album.

— Je voudrais vous montrer quelques-unes de mes vieilles photos et les comptes rendus des critiques. Il ne faut pas croire que j 'aie toujours eu la tête que vous me voyez. Norman vient de partir pour sa tournée et ne rentrera pas avant deux ou trois heures.

Dans sa robe bleue, les cheveux en désordre, Mm e Grange ressemblait plus que jamais à un pantin détraqué.

— C'est tout ce qui me reste du passé. Parfois, quand je me sens à bout de forces, je feuillette mon album.

Elle resta assise à côté de Skelton pendant qu'il tournait les pages. Les extraits de presse provenaient surtout de journaux de province et les allusions à Mme Grange, — au théâtre, Vesta Biaise, — étaient soulignées avec soin. Les photographies la montraient assez jolie, mais commune. Elle avait joué dans des opérettes, des revues et des comédies, et, à en juger d'après les photos et les articles, sa carrière avait été banale et peu brillante : sort habituel de l'actrice

• TOM» I Y « . — 1940, 20

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sans talent qui n'a pour elle qu'un minois chiffonné et une allure aguichante. La tête et la main toujours agitées, Mm e Grange regardait les photographies et lisait les comptes rendus comme si tout cela eût été nouveau pour elle.

— Au théâtre, il faut des protections, et ça m'a toujours manqué, dit-elle. Si l'on m'en avait donné l'occasion, je serais allée loin. Ah ! j 'en ai une déveine !

Tout cela était assez pitoyable. -— Je vous crois bien plus heureuse comme vous êtes,

dit Skelton. Ces paroles déclenchèrent une effroyable crise. Elle lui

arracha l'album et le ferma d'un coup sec. — Que voulez-vous dire ? Comme si vous vous doutiez

de la vie que je mène ! Je me serais tuée depuis longtemps si je-ne savais pas qu'il en serait trop content. Vivre est pour moi la seule façon de me venger ; et je vivrai, je vivrai aussi longtemps que lui. Oh ! comme je le hais ! J 'ai souvent pensé à l'empoisonner, mais j 'a i eu peur. A la vérité, je ne savais pas comment m'y prendre et, s'il était mort, ces Sales Chinois auraient mis la main sur la maison et m'auraient jetée dehors. Où aller ? Je n'ai pas un ami au monde.

Skelton était ahuri. Elle devait être folle. Que lui dire ? Elle l'examinait.

— Ça vous étonne, hein ! ce que je vous raconte là ? Mais c'est bien ce que je pense. Lui aussi, il aimerait à me sup­primer, mais il n'ose pas non plus. Et celui-là, il connaît la manière ! Il sait comment les Malais expédient les gens. Il est du pays.

Skelton se força à parler. — Voyons, Madame, vous ne me connaissez pas du tout.

Ne trouvez-vous pas imprudent de me raconter une foule de choses que je n'ai pas besoin de savoir ? A vivre dans un pareil isolement, vous devez finir tous les deux par vous taper sur les nerfs. Les affaires reprennent, et vous allez peut-être pouvoir vous offrir un voyage en Angleterre.

— Je ne veux plus y mettre les pieds. J'aurais trop honte de me montrer, à présent. Savez-vous mon âge ? Quarante-six ans. J'en porte soixante, et je le sais. C'est pourquoi je vous ai apporté les photos, pour vous prouver que je n'ai pas toujours été aussi peu brillante. Ah ! mon Dieu, comme j 'a i

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gâché ma vie ! On parle du romantique Orient. Il est joli ! Je préférerais être habilleuse d'une actrice de province ou balayer un théâtre... Jusqu'à mon arrivée ici, je n'avais jamais été seule. Je vivais au milieu d'un tas de gens. Vous ne savez pas ce que c'est, vous, de n'avoir personne à qui parler, d'un bout de l'année à l'autre, de tout devoir garder pour soi. Est-ce que ça vous plairait de ne jamais voir que la tête de l'homme que vous détestez le plus au monde, pendant des jours, dès semaines..., pendant seize ans ? de passer seize ans en tête-à-tête avec un homme qui vous déteste au point de ne pas même pouvoir vous regarder ?

— Allons, vous exagérez ! — C'est comme je vous le dis. Pourquoi mentirais-je ?

Je ne vous reverrai jamais. Que m'importe votre opinion ? Et si vous racontez tout cela aux gens de la côte, la belle affaire ! Ils diront : « Quelle blague ! Vous n'êtes tout de même pas descendu chez ces phénomènes ? ou, alors, je vous plains. Lui est un dévoyé, et elle, une folle ; elle a un tic. On dirait qu'elle essuie du sang sur sa robe. Ils ont été mêlés à une très drôle d'histoire dont personne n'a su le fin mot. Tout ça s'est passé il y a longtemps, quand le pays était encore à demi sauvage. » Une très drôle d'histoire, en effet. Pour un peu, je vous la raconterais. Ça ferait un peu de boue à remuer pour les types du Club. Vous n'auriez pas un seul verre à payer pendant une semaine. Dieu! que j 'a i horreur de ce pays, de ce fleuve, de cette turne, de ce caoutchouc ! Ces sales indigènes ! Et voilà tout mon horizon, jusqu'à ma mort : une mort sans un médecin pour me soigner, sans un ami pour me tenir la main !

Des sanglots la secouèrent. Cette âpreté ironique était aussi pénible que son chagrin. Skelton avait à peine trente ans, et il était gêné. Pourtant, il fallait dire quelque chose.

— Je suis désolé, Madame. Je voudrais pouvoir vous aider. — Je ne vous demande rien. Personne ne peut rien

pour moi. Mm e Grange avait dû être mêlée à un événement mys­

térieux ou même affreux, et peut-être une confession, sans qu'elle eût à en redouter de conséquences, lui apporterait-elle du soulagement.

— Je ne veux pas m'occuper de ce qui ne me regarde pas,

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Madame. Mais si ça peut vous faire du bien de me raconter ce qui vous tourmente, — vous savez, cette drôle d'affaire, — je vous donne ma parole d'honneur d'en garder le secret.

Elle cessa de pleurer et fixa sur lui un long regard. Un irrésistible désir semblait la pousser à parler. Mais elle hocha la tête et soupira :

— A quoi bon ? Rien ne peut me faire du bien. Elle le quitta brusquement.

Les deux hommes déjeunèrent seuls. — Ma femme vous prie de l'excuser, dit Grange. Elle est

sujette à de terribles migraines. Elle en souffre aujourd'hui et gardera le lit.

— Vraiment ? Je suis navré. Skelton crut remarquer de la méfiance et de l'animosité

dans le regard de son hôte : avait-il eu vent de son entretien avec Mm e Grange et craignait-il des indiscrétions ? Il s'ef­força en vain d'animer la conversation et le repas s'acheva dans le silence.

— Vous me paraissez beaucoup mieux aujourd'hui, dit Grange, au moment de se lever de table, et vous ne devez pas tenir à vous éterniser dans cet endroit du tonnerre de Dieu. J 'ai fait chercher sur l'autre rive des prahus pour vous conduire à la côte. Ils seront là demain matin à six heures.

Skelton ne s'était pas trompé. Grange savait, ou devinait, que sa femme avait trop parlé et il préférait se débarrasser du dangereux visiteur.

— Vous êtes bien aimable, répondit Skelton en souriant. J e me porte comme un charme.

Mais les yeux de Grange demeurèrent hostiles. — Nous pourrions encore faire une partie d'échecs tout

à l'heure, dit-il. — Très bien. A quelle heure revenez-vous du bureau ? — Je ne compte pas sortir. Je n'ai pas grand chose

à faire là-bas. Était-ce imagination ? Skelton crut discerner une menace

dans le ton de Grange : il semblait décidé à l'empêcher de se trouver seul avec sa femme. Elle n'assista pas au dîner. Ils prirent leur café en fumant des cigares indigènes. Puis, reculant sa chaise, Grange dit :

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— Vous partirez de bonne heure demain. Vous devez avoir envie de vous coucher. A votre départ, je serai déjà en tournée, aussi vais-je vous faire mes adieux tout de suite.

— Laissez-moi vous montrer mes fusils. Vous choisirez. — Je vais les faire prendre par le boy. On apporta les armes. Grange ne témoigna aucune satis­

faction du précieux cadeau. — Nous sommes bien d'accord, n'est-ce pas ? Ce fusil

vaut bigrement plus que ce que vous m'avez coûté. — Vous m'avez sauvé la vie. Ça vaut bien un vieux fusil. — Oh ! si vous tenez à prendre les choses comme ça,

c'est votre affaire. Merci beaucoup tout de même. Le lendemain matin, pendant qu'on chargeait les bagages

dans les prahus, Skelton envoya le premier boy demander s'il pouvait prendre congé de Mm e Grange. Il attendit un moment. Elle sortit sur la véranda. Son kimono de soie japonaise rose, usé, chiffonné, couvert de dentelle bon marché, était parsemé de taches. La poudre enfarinait son visage, ses pommettes et sa bouche brillaient d'un rouge trop vif. Les saccades de sa tête et de sa main se succédaient avec violence. Au début, Skelton avait cru qu'elle désignait quelque chose derrière elle, mais, depuis ses confidences, elle lui semblait vraiment essayer d'enlever une tache sur sa robe. « Du sang », avait-elle dit.

— Je ne voulais pas m'en aller sans vous remercier de toutes vos bontés.

— N'en parlons pas. — Alors, au revoir, Madame. — Je vais descendre avec vous à l'embarcadère. Ils n'avaient pas à aller loin. Les bateliers arrimaient

encore les bagages. Skelton jeta un coup d'œil sur l'autre rive où l'on apercevait des cases.

— Ces hommes viennent de là-bas, je suppose ? On dirait un vrai village.

— Non. Quelques baraques seulement. Il y avait là une plantation de caoutchouc, mais, quand la société a fait faillite, on l'a abandonnée.

-— N'y allez-vous jamais ? .— Moi ? s'écria Mme Grange. — Sa voix devint per­

çante, et sa tête, sa main semblèrent échapper à tout

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contrôle de sa volonté. — En voilà une idée ! Non ! Pourquoi cette question l'avait-elle troublée à ce point ?

Tout était prêt. Skelton lui serra la main, sauta dans le bateau et s'y installa. Les rameurs poussèrent au large. Il fit un signe d'adieu. Comme le prahu glissait dans le courant, Mme Grange lui lança dans un cri strident :

— Mon souvenir à Leicester Square ! Skelton poussa un soupir de soulagement, tandis que ses

bateliers l'emmenaient à grands coups de pagaies loin de la sinistre maison et de ces deux êtres malheureux et peu sympathiques. Il préférait n'avoir pas entendu l'histoire de Mme Grange. A quoi bon être le confident d'un récit tragique dont le souvenir vous poursuit ? Il désirait oublier ses hôtes, comme on oublie un mauvais rêve.

Mme Grange suivit des yeux les deux prahus jusqu'au coude de la rivière. Puis elle remonta lentement vers la maison et entra dans sa chambre. A cause de la chaleur, les stores étaient baissés.

Elle s'assit devant sa coiffeuse. Norman la lui avait offerte peu après leur mariage. Un menuisier indigène l'avait exé­cutée d'après le dessin qu'elle en avait fait, en ménageant beaucoup de place pour ses objets de toilette et ses fards. La glace venait de Singapour. La coiffeuse dont elle rêvait depuis des années ! Elle se souvenait encore de sa joie. Elle s'était jetée au cou de son mari.

Quand Grange l'avait amenée dans la petite maison bâtie par lui sur pilotis, au bord de l'eau, tout l'avait enchantée ; la vie du fleuve et celle de la jungle, la verdure exubérante de la forêt, les oiseaux multicolores, les papillons éclatants. La main d'une femme commença à se faire sentir. Mme Grange sortit toutes ses photographies et disposa des vases pour les fleurs. A force de fureter, elle finit par découvrir des bibelots. « Ça donne l'air habité », disait-elle. Elle n'était pas amou­reuse de Norman, mais elle s'attachait à lui. Elle trouvait agréable d'être mariée, de perdre son temps du matin au soir entre le gramophone, les patiences et les romains, et, surtout, de n'avoir plus à se préoccuper de l'avenir. Certes, la solitude lui pesait parfois, mais, à en croire Norman, elle s'y habituerait et il lui promettait dans un an ou deux au plus un séjour de trois mois en Angleterre.

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EPAVES. 311

Avec quelle joie elle présenterait son mari à ses amis ! Elle l'avait pris par la magie du théâtre en exagérant ses succès. Elle rappelait volontiers qu'elle avait sacrifié la scène à la brousse. Elle prétendait connaître beaucoup de stars ; en réalité, elle n'avait jamais adressé la parole à aucune d'elles. A Londres, ce bluff risquait de la gêner, mais elle s'en tirerait. En fait de théâtre, le pauvre Norman n'y connaissait goutte. Si, après douze ans de planches, elle ne parvenait pas à rouler un type aussi naïf, ce serait malheureux. La première année, tout se passa bien. Un moment, elle se crut enceinte ; puis tous deux furent déçus...

Alors, elle commença à s'ennuyer. Il lui semblait avoir toujours croupi dans la même routine. E t c'était tout son avenir. Impossible, assurait Norman, de quitter la plantation cette année-là. Il y eut une dispute. Une phrase de Norman l'épouvanta.

— Je déteste l'Angleterre, dit-il. Si je pouvais, je n'y remettrais plus les pieds.

A être toujours seule, Mm e Grange avait pris l'habitude de penser tout haut. Enfermée dans sa chambre, elle pouvait parler pendant des heures.

Cette fois, elle plongea sa houppette dans la poudre et s'en couvrit les joues. Puis, s'adressant à son reflet dans la glace, comme à une autre personne :

— J'aurais dû me méfier, dit-elle. Il fallait insister pour partir seule, et, qui sait ? à Londres, j 'aurais peut-être déniché un rôle, avec mon expérience, et tout, et tout. Ensuite, je lui aurais écrit que je ne reviendrais pas.

Elle se mit à penser à Skelton. « Dommage de ne pas lui avoir tout raconté. Un peu plus, ça y était. Il avait peut-être raison. Ça m'aurait soulagée. Je me demande ce qu'il aurait dit. » Elle se mit à imiter son accent d'Oxford : « Je suis navré, Madame. Je voudrais tant pouvoir vous aider. » Elle eut un ricanement, presque un sanglot : « J'aurais aimé à lui parler de Jack. Oh ! Jack ! »

Au bout de tant d'années, elle soupirait encore après lui. Après deux ans de mariage, les Grange avaient eu un voisin. Le prix du caoutchouc était alors si haut qu'on créait par­tout de nouvelles plantations et l'une des sociétés avait acheté un vaste terrain sur l'autre rive. Avec sa chaloupe, l'adminis-

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trateur traversait souvent le fleuve pour boire quelque chose en compagnie de ses voisins.

Jack Carr différait totalement de Norman. D'abord, c'était un gentleman, ancien élève d'un collège coté, et il avait passé par l'Université. Il portait ses trente-cinq ans avec élégance. Celui-là n'était pas un lourdaud. Grand et mince, il avait la tournure qui fait valoir l'habit. Des cheveux bouclés et de la joie plein les yeux. Il lui plut tout de suite. Quel plaisir de pouvoir parler de Londres et de théâtre ! E t cet entrain, cette bonne humeur ! Il faisait des plaisanteries faciles à comprendre. En deux semaines, elle s'entendait mieux avec lui qu'avec son mari au bout de deux ans. Jamais elle n'avait pu pénétrer tout à fait le caractère de Norman. Certes, il l'aimait follement et il lui avait raconté toute sa vie, mais, parfois, elle se demandait s'il ne lui cachait pas quelque chose. Non de propos délibéré, mais par incapacité de s'ex­primer. Quand elle connut mieux Jack, elle lui confia cette inquiétude. L'Orient, dit-il, avait déteint sur Norman. Il avait beau ne pas avoir de sang indigène, il n'était pas un Blanc* comme les autres. Malgré tous ses efforts, il ne serait jamais un véritable Anglais.

Elle marmonnait sans retenue dans la maison vide, car les deux boys étaient dans les communs. Son chuchotement, renvoyé des parquets aux cloisons, faisait penser au murmure indistinct du vin nouveau fermentant dans une cuve. Elle parlait comme si Skelton eût été là, mais avec tant d'incohé­rence qu'il aurait eu du mal à la comprendre.

Bientôt, elle avait découvert que Carr l'aimait. Elle s'en était émue. Jamais elle n'avait collectionné les aventures, mais, pendant tant d'années de théâtre, elle en avait eu quelques-unes. Comment supporter des mois et des mois de tournées sans s'amuser un peu de temps en temps ? Cette fois, elle ne mettrait pas trop d'empressement à céder. Elle ne voulait pas se faire mépriser, mais, avec la vie qu'elle menait, il eût été trop bête de rater l'occasion. Et quant à Norman, ma foi, ce qu'on n'a pas vu ne compte pas. Jack et elle se comprenaient très bien. Ils savaient que cela arri­verait tôt ou tard. L'occasion ne tarda pas à se présenter. Alors, il y eut de l'imprévu. Ils devinrent très amoureux l'un de l'autre. Si Mm e Grange avait raconté leur histoire à Skelton,

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il l'eût, comme eux-mêmes, trouvée invraisemblable. Ils for­maient un couple bien banal, ce garçon jovial, un planteur comme il y en a tant, et cette petite actrice bonne tout juste à jouer les utilités, pas très intelligente, même plus très jeune et n'ayant pour elle que sa silhouette et sa frimousse. Ce qui avait commencé comme une aventure quelconque tourna à la grande passion, et ni l'un ni l'autre n'était capable d'en soutenir la lourde contrainte. Ils étaient impatients de se rejoindre ; séparés, ils se sentaient inquiets et malheureux. Depuis quelque temps, elle trouvait Norman ennuyeux, mais elle l'avait supporté. Après tout, c'était son mari. Maintenant, il l'exaspérait, parce qu'il était entre elle et Jack. Pas ques­tion de fuir ensemble. En dehors de son traitement, Jack ne possédait rien et il ne pouvait abandonner une situation inespérée. Pour se retrouver, ils s'exposaient à des risques terribles. Peut-être les dangers, les obstacles attisaient-ils leur amour.

Un an passa sans le refroidir. Un an d'angoisse et de bonheur, de peur et de transport. Alors, elle s'aperçut qu'elle était enceinte. Sans nul doute, Jack était le père et elle en éprouva une joie sauvage. Certes, la vie était difficile, si difficile parfois qu'elle croyait même ne plus pouvoir la supporter ; mais l'enfant, son enfant, arrangerait tout. Elle irait accoucher à Kuching. Vers cette époque, Jack dut aller à Singapour pour plusieurs semaines, mais il promit de revenir avant le départ de son amie. Dès son retour, il la ferait prévenir par un indigène. Quand le message lui parvint enfin, la joie la bouleversa. Jamais elle ne l'avait autant désiré.

•— Jack est revenu, paraît-il, annonça-t-elle à son mari pendant le dîner. J'irai demain matin chez lui chercher tout ce qu'il a promis de me rapporter.

— A quoi bon ? Il viendra sûrement nous voir le soir. — Je ne peux pas attendre. J'ai trop hâte d'avoir mes

affaires. — A ton idée. Elle ne pouvait s'empêcher de parler de lui. Depuis quelque

temps, les Grange semblaient ne plus avoir rien à se dire, mais, ce soir-là, elle bavardait comme au début de leur mariage. Elle se levait toujours vers six heures, et, le len­demain matin, elle alla se baigner.

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La berge formait une anse avec une plage de sable, et Mm e Grange s'ébattait avec délices dans cette eau fraîche et transparente. L'image d'un martin-pêcheur, perché sur une branche surplombante, se reflétait, tache bleue brillante, dans le courant limpide. Elle avala une tasse de thé et monta en pirogue. Un boy lui fit traverser le fleuve. Il pagaya une bonne demi-heure. En approchant, elle examinait la rive. Jack savait qu'elle saisirait la première occasion pour venir ; il devait la guetter. Ah ! il était là. Une délicieuse angoisse lui serra le cœur... Il descendit à l'embarcadère et l'aida à sortir du prahu. Ils remontèrent le sentier, la main dans la main et, aussitôt hors des regards indiscrets, ils s'arrêtèrent. Il l'enlaça. Elle se cramponnait à lui. Dans l'ardeur du baiser qu'ils échangèrent, il y avait le déchirement de leur sépara­tion et l'éblouissement du revoir. Le miracle de l'amour leur faisait perdre la conscience du temps et du lieu. Ils n'étaient plus deux êtres humains, mais des esprits unis par un feu divin. Leurs cerveaux étaient vides de pensées. Aucun mot ne passait leurs lèvres. Soudain, il y eut un choc brutal et presque en même temps une détonation. Sans comprendre, elle serrait Jack plus fort et son étreinte à lui, brusquement relâchée, se crispait pour se relâcher encore. Elle sursauta, car elle sentit qu'il la renversait.

— Jack ! Elle essaya de le maintenir debout. Il était trop lourd

et, en tombant, il l'entraîna. Elle poussa un grand cri. Un jet chaud, le sang de Jack,

l'éclaboussa. Elle se mit à hurler. Une main brutale la redressa, Norman...

— Norman ! Qu'as-tu fait ? — Je l'ai tué. Elle le regardait stupidement. Il la poussa de côté. — Jack, Jack ! — Tais-toi. Je vais chercher du secours. C'est un accident. Il remonta le sentier en courant. Elle tomba à genoux et

prit la tête de Jack dans ses mains. — Chéri, chéri ! gémissait-elle. Oh ! mon chéri ! Norman revint avec des coolies et ils transportèrent le

corps dans la maison. Pendant des jours, elle demeura entre la vie et la mort. A sa guérison, on constata le tic nerveux

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ÉPAVES. 315

qui ne devait plus la quitter. Elle s'attendait à être chassée, mais Norman la garda pour calmer les soupçons. Au bout de quelque temps, l'officier de district vint faire une enquête ; les indigènes avaient jasé. Mais la peur de Norman les retint et l'officier ne put rien en tirer.

Le boy qui avait fait traverser la jeune femme resta introuvable. Norman expliqua que son arme était enrayée : Jack l'examinait, quand le coup était parti. Dans ce pays-là, les enterrements ne traînent pas et, à l'exhumation, il ne serait pas apparu grand chose pour contredire Norman. L'officier de district n'avait pas été convaincu.

—- Tout ça me paraît bien bizarre, avait-il dit, mais, en l'absence de toute preuve, il faut bien que j'accepte votre version.

Mm e Grange aurait donné n'importe quoi pour partir, mais, avec cette infirmité, comment désormais gagner sa vie ? Elle devait rester ou mourir de faim, et Norman devait la garder ou être pendu. Depuis, rien ne s'était passé et rien ne se pas­serait jamais. Interminables, les années s'ajoutaient aux années.

Soudain, elle cessa de parler. Son ouïe fine venait de distinguer le bruit d'un pas sur le chemin. Norman revenait de sa tournée. La tête de Mm e Grange s'agita furieusement et sa main précipita son geste grotesque d'automate. Dans le désordre de sa coiffeuse, elle chercha son précieux bâton de rouge et se barbouilla les lèvres. Puis, sans savoir pour­quoi, elle s'en frotta le nez jusqu'à ressembler à un pitre. Elle se regarda dans la glace, éclata de rire et hurla :

— Zut pour la vie !

SOMERSET MAUGHAM.,

Texte français de Mme E.-R. Blanchet.