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Passion désert

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Philippe Frey

Passion désert

Récit écrit en collaboration avecPatricia Jolly

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Les principales zones désertiques dans le monde.

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Sommaire

Avant-propos...................................................... 9

Survivant des sables .......................................... 1321 mars 1995, dans le sud du désert du Lout(Iran)Apprenti explorateur......................................... 25En marge du volcan Bazman, dans le suddu désert du Lout iranien ................................. 3522 mars 1995Souvenirs du Sahara ......................................... 45Le désert afghan de la mort.............................. 6323 mars 1995. Dans une gorge du BaloutchistaniranienDésert Libyque ................................................. 714 septembre 1990. Marsa Alam au bordde la mer Rouge. ÉgypteGuerres du désert.............................................. 95Près de N’guigmi au nord du lac Tchad (Niger) 996 décembre 1990Tanezrouft d’In Guezzam, Niger ...................... 109Début mars 1991Survivre............................................................. 115

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Au-delà de la souffrance ................................... 13327 avril 1991. Puits de Zouina.Frontière mauritanienneSéistan............................................................... 15128 mars 1995. Désert du Dasht i Margo afghanChez les Pygmées de sable ................................ 1595 juillet 1992. Xanagas. Dernier poste au norddu Kalahari. BotswanaLeçons de sable ................................................. 175Le désert des lions ............................................ 199La faim ............................................................. 217Rajasthan .......................................................... 2336 avril 1995. Est du désert du Séistan. PakistanÀ Delhi ............................................................. 241Fin août 1993Désert du Thâr ................................................. 247Capturé ............................................................. 267Délivrance ......................................................... 2937 avril 1995. Dans une gorge dela Sihan Range. Baloutchistan pakistanais

Conclusion ........................................................ 309Postface ............................................................. 317

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Avant-propos

Je ne suis pas mort. Je devrais pourtant l’êtredepuis longtemps, vous le constaterez au fil de cespages.

Si je me mets si souvent en danger, c’est pourl’unique plaisir de découvrir des zones inexploréeset totalement inconnues. J’ai toujours été commeaimanté par les zones de la terre les plus déshéritées,les plus arides, les plus vides aussi…

Je suis passionné par la recherche et l’observationdes filaments de vie qui s’épanouissent dans lescontrées les plus ingrates de la terre… au cœur desdéserts. Si une plante y survit, un insecte fera demême. Jusqu’à l’homme, enfin, tout au bout de cettechaîne éphémère…

Ma soif de découverte, ma passion pour le désertm’ont naturellement marginalisé. Les situationsextrêmes que j’ai dû affronter m’ont rendu la viequotidienne en Europe quasiment insupportable.Les démarches administratives m’horripilent et,comme je suis souvent parti, les rares courriers quime parviennent ne sont qu’avis d’imposition, publi-cités ou factures. Comment nier que la société dontje suis issu ne me correspond plus ?

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Passion désert

Mais nul ne peut endurer de vivre constammentdans les sables brûlants. À trop forcer dans ce sens,je perdrais la vie à coup sûr ! Me voilà donccondamné à mener une existence d’équilibristetantôt parcourant des autoroutes urbaines, tantôtchevauchant des dromadaires. D’aucuns me consi-dèrent comme un extraterrestre, un doux-dingue, unexcentrique. Je suis un globe-trotter solitaire et je mesens parfois incompris. Ma passion pour les désertschauds me conduit à arpenter la planète. J’ai choisid’explorer les déserts chauds qui couvrent un cin-quième des terres émergées et, si l’on y ajoute lesdéserts froids, les déserts occupent la moitié de laplanète.

À quoi se résument les zones dont l’urbanisationextrême convainc l’homme moderne qu’il contrôlele monde ? Aux côtes est et ouest des États-Unis, àquelques mégapoles asiatiques et à la vieilleEurope… Vues du ciel, ces minuscules lumières sontsemblables à des têtes d’épingle sur le globe terrestre.Partout ailleurs sur la planète, l’homme demeuresoumis aux lois de la nature !

Mais l’humain a pour caractéristique de ne guèrese soucier de la culture des autres. D’autant moinsquand les valeurs des autres sont aux antipodes dessiennes. On nie l’existence de ce qu’on ne connaîtpas, souvent par crainte ou par refus de remettre encause le fragile édifice social qu’on a laborieusementbâti. Or rien n’est plus facile que de donner un coupde pied dans une fourmilière…

Je ne suis ni égocentrique ni narcissique, pasmisanthrope non plus ; mais je n’ai pas d’ami enFrance et j’ignore si j’en ai ailleurs. J’ai tout simple-ment passé beaucoup de temps seul dans les déserts,en survie totale, parfois à la limite de la dignité quisied à un être humain. J’aime l’homme, la nature, le

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Avant-propos

monde dans sa diversité. Je hais la guerre, le racisme,l’idiotie. Je navigue entre mes deux mondes familiers– ville et désert – en tentant de rester en accord avecces principes. Je n’attends rien, je vis, je découvre.À cinquante-cinq ans, j’ai vécu et découvert beau-coup : c’est le plus beau cadeau que m’a offert la vieque j’ai choisi de mener.

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Survivant des sables

21 mars 1995, dans le sud du désertdu Lout (Iran)

Un souffle d’une extrême violence charrie destrombes de sable venant du sud. Le décor est striéhorizontalement, comme l’écran d’un téléviseurdéréglé. Depuis le matin, on ne voit plus le soleilenveloppé par un épais vent de sable… Il doit êtremidi, mais impossible de déchiffrer l’heure sur mamontre. Il faudrait une torche, mais les deux à troissecondes de concentration nécessaires pour en attra-per une dans mon sac suffiraient à me déporter surdes dizaines de mètres vers la gauche…

Il faut inlassablement s’arc-bouter, lutter contre levent. Et tirer sur la corde des chamelles qui peinentterriblement. Des cailloux de la taille d’un noyau decerise sont projetés à deux mètres au-dessus du solet torturent les yeux des bêtes. De longues larmescoulent sur leurs joues avant de se dissoudre instan-tanément dans le sable. Pourtant, elles continuentd’avancer courageusement.

Mes pieds chaussés de sandales testent prudem-ment le terrain. On manque parfois de disparaîtredans une excavation, ou de buter douloureusementsur une pierre de lave, car on y voit moins bien quepar une nuit noire.

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Passion désert

Sur la droite, la masse sombre du volcan Bazmanme surplombe sans que j’en distingue les reliefs.Comme si cette partie de mon horizon – encore plussombre – voulait fondre sur moi pour m’engloutir.Je suis saisi d’une sorte de claustrophobie. Les forcesde la nature tentent-elles de me punir pour avoir osétraverser le désert du Lout iranien ? L’un des plusarides – et peut-être le plus chaud – de la planète…

Pour l’heure, impossible de réfléchir. Ma têtesemble vidée par ce souffle phénoménal. Tout ce quemon organisme sécrète d’adrénaline et d’endor-phines se dissout dans les bourrasques. Mon corpsest mou, sans force, comme celui d’une poupée dechiffon. Mes jambes ne me portent plus que parpur réflexe.

J’ai entièrement enveloppé ma tête dans un keffiehà carreaux entortillé autour de mes lunettes, maisdes éclats de roche projetés me causent des douleursvives et lancinantes au visage ou sur les bras.Comme des milliers de coups. Au plus fort de la tem-pête, les vents approchent sans aucun doute les deuxcents kilomètres à l’heure. Les deux lourdes bêtesqui progressent à ma suite sont, par instants, dépor-tées sur une dizaine de mètres. Parfois, on distingueau dernier moment des arêtes volcaniques sem-blables à des squelettes de dinosaures qu’il fautcontourner péniblement.

Un coup d’œil à ma boussole m’affole. L’aiguille– heureusement fluorescente – tourne inlassablementsur elle-même, incapable de se fixer.

— Comment est-ce possible ? Merde ! Pas ça !Je hurle pour moi-même. Les rugissements des

rafales ravalent le son de ma voix au rang d’un vaguebourdonnement. Ces étranges sensations font naîtreen moi une terreur sourde. Elle étreint ma gorge etma poitrine. J’ai beau essayer de me raisonner, rien

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Survivant des sables

n’y fait. Je suis pris de vertige. Je suffoque commeun scaphandrier privé d’air au fond de l’océan. Pourme soulager, j’assène des coups à la boussole qui nequitte jamais mon cou. L’aiguille hésite un courtinstant, puis reprend sa folle sarabande. Tout à coup,je comprends : les scories volcaniques affolent lesaimants !

C’est presque logique : le volcan Bazman quidomine le sud du désert du Lout et sépare le désertde la mer d’Oman culmine à trois mille cinq centsmètres. Depuis des siècles, il expulse et charrie destonnes de scories de lave. Au point d’avoir rendu lesdunes qui protègent le cœur du désert dures commedu béton et grises de lave. C’est ce crépitement devent de lave qui dérègle tout. Comme le ferait unepluie de météorites ou une grêle de billes de fer…

Comme pour me punir, le volcan me mitraille deplus belle. Et le vent sur les épines de lave émet dessifflements inhumains. Comment en suis-je arrivélà ? Qu’est-ce qui pousse un homme à se confronterà l’un des plus terribles déserts du monde ? Mal-chance ou destin n’ont rien à y voir. Car, sur uneexpédition longue de plusieurs mois, il est évidentqu’il devra affronter tôt ou tard le déchaînement dudésert et qu’il va terriblement en baver.

Durant un court instant, incapable d’en supporterdavantage, je me recroqueville contre une crête delave haute comme un homme. Les bêtes s’accrou-pissent de même tandis que, pour reprendre le coursd’une pensée plus sereine, je plonge dans de douxsouvenirs.

Aussi loin que remonte ma mémoire, je n’ai demon enfance que des souvenirs heureux. Je croismême me rappeler la douceur du sein de ma mère.Troisième d’une fratrie de cinq enfants dans une

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petite ville de province, j’ai été choyé mais sans excès.Famille moyenne ni pauvre, ni riche… Petite bour-geoisie… Un père ingénieur… Une mère au foyer…L’ordre d’arrivée dans une famille n’est pas anodin.L’aîné incarne la découverte de la parentalité. On lechérit, on le couve. On compare le second à ce grandfrère. Puis, l’expérience faisant son office, on com-mence à ficher la paix au troisième.

J’étais un gentil garçon. Au début, en tout cas !J’étais blond aux yeux bleus. Bien élevé. Poli. J’allaismême à l’église où j’étais enfant de chœur. Depuis,mes rencontres avec les populations animistes dumonde entier m’ont guéri de toute tendance doctri-naire en matière de religion ; j’ai découvert auprèsde ces peuples un esprit de tolérance et de mansué-tude qui m’était jusqu’alors étranger.

Peu à peu, je suis devenu turbulent. Tandis quemes frères aînés jouaient aux petits chimistes dansl’appentis de la grange, je fabriquais un arc et desflèches d’Indien à l’aide de branches de noisetier etde baguettes de saule coupées avec mon canif, d’unclou et d’un morceau de ficelle. Ma méthode étaitdangereusement efficace, puisque les projectiles sefichaient dans les troncs d’arbres.

Mon terrain de jeux était la maison de ma grand-mère, en lisière des Vosges du Nord. Nous y passionstous les étés. Mon père travaillait en ville et nous yrejoignait le soir par le train. Je l’attendais au basde la côte, qui me paraissait vertigineuse à l’époque.Quand mon héros portant de longues pattes sur lesjoues et des lunettes de savant apparaissait poussantle portillon donnant sur la voie opposée à la station,le vieil autorail rouge et jaune redémarrait. Monpère était brun, ma mère rousse, et moi blond.C’était ainsi…

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Survivant des sables

Je m’échappais dans les collines environnantes.Souvent, les champs de blé n’étaient pas encore fau-chés et il fallait se cacher dans la forêt d’épis pouréviter les paysans patrouillant sur leurs tracteurs.Quand le terrain était récolté, on pouvait construiredes huttes avec les bottes de paille superposées. Maisles chaumes coupés ras nous rentraient douloureuse-ment sous la peau. Un vieux fermier à grosses mous-taches – il s’appelait Georges, mais on l’appelait « deChorch » – labourait avec ses deux lourds chevaux.Je l’aimais bien. Sa ferme se trouvait près de la routede Froeschwiller et il ne parlait qu’alsacien.D’ailleurs, il ne s’adressait jamais qu’à ses bêtes. Par-fois, je pêchais des têtards dans les ruisseaux auxrives jalonnées de joncs. Je redoutais les piqûres dou-loureuses des larves de dytiques et de libellules.

Je ne craignais pas, en revanche, les bagarres avecles gosses du village. Entre les petits fermiers ou lesfils de mitrons et moi, les insultes fusaient. En alsa-cien, je ne connaissais que les gros mots. Eux, quine parlaient que patois, avaient un avantage certain.Un jour, coursé par deux ou trois gamins vindicatifs,j’ai oublié de regarder en traversant une petite route.Le conducteur d’une voiture a stoppé pile sur monpied. On distinguait nettement l’empreinte de lasculpture du pneu sur ma botte en caoutchouc. Ladouleur a été atroce, mais j’ai mis un point d’hon-neur à ne pas broncher. Je m’étais interdit de pleureren public ! Cet acte de bravoure a valu au petit cita-din que j’étais le respect des gosses du coin. Je n’aiplus jamais eu le moindre souci avec eux.

J’ai ensuite été attiré par tout moyen de locomo-tion permettant de s’éloigner rapidement de lamaison : caisses à savon que je fabriquais pour déva-ler les pentes du village au milieu des voitures, patinsà roulettes pour aller deux fois plus vite deux fois

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Passion désert

plus loin qu’à pied… Et puis une bicyclette pourtenter d’atteindre l’horizon et défier le vent quiétrangement semblait toujours venir de face !

Le bilan de ces activités a été lourd. Je me suisfracturé le poignet dès l’âge de cinq ans mais j’aicurieusement vécu cet épisode physiquement dou-loureux comme un moment heureux. Comme je nepouvais me rendre à la maternelle, mes parentsm’ont emmené aux Pays-Bas. Rien que moi… Je merevois avec mon bras plâtré près des moulins à ventet des champs de tulipes.

J’avais à peine dix ans et je pédalais comme unfou quand j’ai vu trop tard un bac à sable quin’aurait pas dû être là. Après une chute spectaculairesur plusieurs mètres, je me suis relevé paumes etgenoux en sang, le cadre, la fourche du vélo et lebras cassés. Je me suis traîné avec le tout jusqu’à lamaison, cinq kilomètres plus loin…

Ensuite est venu le temps des vélomoteurs trafi-qués, des vieilles motos retapées puis laissées enpièces dans les champs. Sans oublier, dès mes quinzeans, les premières voitures achetées pour quelquescentaines de francs puis détruites dans des terrainsvagues, des Renault 8, des Simca, des 2 CV Citroën.Avec le recul, je me rends compte que je ne devaispas être tout à fait normal !

Deux anecdotes me reviennent lorsque je songe àma petite enfance. Je dois avoir cinq ans et j’ai une« fiancée » à la maternelle. Elle est si mignonne avecses cheveux blond roux bouclés et ses yeux clairs…Je l’adore, même si la plupart du temps je joue avecles garçons ! Mon meilleur copain d’alors s’appelleBertrand. Été comme hiver, il porte des chaussettesjaunes et file une rouste à quiconque ose en plaisan-ter. Je lui prête volontiers main-forte, déclenchantainsi des bagarres générales dans la cour de récréa-

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tion. Ces empoignades sont mes seuls bons souve-nirs d’école. La sonnerie de la cloche battant lerappel est ma hantise. À peine entré en classe, je suisincommodé par l’odeur du linoléum et de la pâte àmodeler. Je déteste cette sensation d’enfermement.

Claire, ma petite fiancée, m’a confié que sesparents possédaient deux chevaux.

– Où sont-ils ? l’interrogé-je, exalté.Elle m’explique qu’ils vivent en pâture quelque

part à la périphérie de Strasbourg. Au fil du temps,nous bâtissons le projet secret de partir tous les deuxà l’aventure avec ces chevaux. Nous devons mêmevisiter l’Amérique !

— Je viendrai avec les chevaux la semaine pro-chaine et nous partirons ensemble, me promet-elleun jour.

J’y crois dur comme fer. Je peaufine les modalitésde notre fugue, mettant même de côté des vivrespour le voyage.

Le jour convenu pour notre fuite, je suisconvaincu que les deux chevaux nous attendent àquelques mètres du portail de l’école. Je suis lesboucles blondes tirant sur le roux de ma jeune amie.Plus que vingt mètres. Dix… Mais c’est la mamande Claire venue la chercher comme chaque jour quej’aperçois. Sous mes yeux, elle l’emmène par la main.Claire, qui sent sur son dos mon regard incrédule,se retourne pour m’adresser un petit signe narquois,avant de disparaître…

Dire que sa trahison m’a brisé le cœur est uneuphémisme. J’ai été anéanti… Tous mes rêves devoyage et d’évasion piétinés par une petite peste àbouclettes !

Une autre fois, j’ai naïvement suivi mon frèrecadet pour un tour de la ville en suivant le canal.Strasbourg est constituée d’une île qu’on peut

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contourner au prix d’une à deux heures passées àlonger les murs sombres du canal Vauban dans lesherbes folles… J’emboîte le pas à mon aîné, très sur-pris que ce garçon d’ordinaire si casanier me pro-pose cette escapade qui va à coup sûr nous fairerater le déjeuner. Mais il me jure que c’est entenduavec notre mère. Nous descendons les marchessituées sous l’école. C’est une équipée un peuminable, mais le coin exploré présente l’avantage dem’être inconnu. Deux heures plus tard, de retour àla maison, notre mère nous accueille par une voléemagistrale. Folle d’inquiétude et persuadée que jesuis l’instigateur de la fugue, elle s’acharne particu-lièrement sur moi avec tout ce qui lui tombe sous lamain. Cette fois-là, j’ai pleuré très fort.

Pourquoi donc me suis-je mis à ressasser mes sou-venirs d’enfance en ce moment critique ? La violencedu vent ne faiblit pas et, si quelqu’un passait, il n’encroirait pas ses yeux de trouver un homme et deuxbêtes dans le sud du désert du Lout. Si par miraclequelqu’un retrouve un jour mon cadavre ici, il sedira : « Il l’a bien cherché ! »

Mes chamelles se redressent. D’instinct, ellessavent que l’inertie pourrait les condamner.Alexandre le Grand a tenté de traverser ce désert en325 avant Jésus-Christ avec son armée à son retourd’Inde et de la bataille de la Jhelum – un affluent del’Indus. Il a perdu ici les trois quarts de ses hommes,décimés par la rudesse du climat alors qu’ils avaientsurvécu aux meurtrières batailles livrées aux pluspuissants empires de l’époque.

Qu’est-ce qui peut pousser un homme à affronterseul des déserts au cœur desquels même les nomadesne s’aventurent jamais ? Ce goût de l’aventureremonte-t-il à ma petite enfance ? Le dois-je à un

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certain type de lectures ? À une envie de sensationspures ? Je l’ignore. Mais mes souvenirs les plusintenses sont étrangement peuplés de chocs, dechutes, d’accidents… Et des odeurs caractéristiquesdes pays visités y surnagent. Comme si tout celavalait mieux qu’une vie morne et fade…

Comme le martèlement du vent de sable reprendsur ma peau nue, je me rends compte que j’ai com-mencé mes expéditions très tôt. Dès l’adolescence,elles m’ont façonné, m’apprenant à endurer lessouffrances.

Une puissante rafale me pousse vers la gauche,comme une main géante qui m’aurait décoché unepichenette. Mes lourds dromadaires, malgré la massede leur corps et leurs quatre pattes solides, sont éga-lement déportés. Je m’arc-boute et lutte.

Dans cette espèce de brouillard, je discerne desarêtes de lave que je contourne à nouveau, puis unterrain plat piqueté de bosquets qui semble annoncerle cours principal du Rude Shur, la grande rivière desel qui s’engage dans le cœur du désert du Lout. Uneangoisse sourde me saisit à cette vue. Si je ne voispas mes pieds, comment vais-je éviter les sablesmouvants ?

Dans la plupart des déserts du monde, la questionqui me taraude est non avenue. Le sable sec n’enseve-lit personne. Mais dans le désert du Lout, dépressiontorride mais pas tout à fait asséchée, la croûte peutcéder sous le poids des chameaux et les engloutirdans un mélange de boue et de sel.

Deux semaines plus tôt, j’ai fait une incroyabledécouverte : un fleuve de sel gris alimente le désertdu Lout par le nord. Personne n’a encore jamaisobservé cet écoulement glissant au fond d’uncanyon, puis dégringolant par paquets compactscomme de la lave en fusion au fond d’un lac foncé.

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Lors de cette exploration, il a fallu traverser uncanyon. Cette fois-là, j’ai pris mon courage à deuxmains et j’ai sprinté sur la masse grise et spongieuseen tirant mes deux chamelles par la bride. Ladeuxième chamelle a fini par s’enliser à quelquesmètres du bord, mais j’ai réussi par miracle à ladégager de sa gangue de glaise salée en la dessellantà toute vitesse.

Rien ne me garantit qu’un piège identique n’existepas également dans cette partie sud du désert. Lesdeux fleuves de sel portent d’ailleurs le même nom :Rude Shur. À tout moment, leur croûte durcie quiconstitue leur surface peut s’effondrer sous les pattesd’une bête. D’autant plus si le vent assèche et dissi-mule le relief en surface, masquant un sable mouvantpernicieux et mortel.

Mais miracle ! Le sol paraît dur, même s’il sonnecreux sous mes pas. Il semble même un peu élas-tique. Les tonnes de grains de sable métallique l’ontpeut-être asséché en recouvrant temporairement lamélasse du Rude Shur. De l’eau affleure par endroitsentre les touffes de végétation. Le souffle violentsoulève littéralement le liquide comme le rotor d’unhélicoptère et le projette horizontalement en unepluie battante. Les gouttes fusent de la droite vers lagauche. Elles s’écrasent sur mon visage ou sur mesmains puis sèchent instantanément, laissant delongues traces blanches de sel.

Après plusieurs centaines de mètres, la lave volca-nique réapparaît. Aveuglés par la tempête, nousavons traversé sans nous en rendre compte le fleuvede sel du sud du Lout. Encore quelques hululementssauvages du vent sur la lave escarpée, puis ils’essouffle. Je distingue à présent le cadran fluo-rescent de ma boussole et son aiguille affolée par lesmilliards de particules de lave électromagnétique qui

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Survivant des sables

l’ont heurtée. Je me sens vide de toute énergie. Levent de lave du volcan Bazman a déréglé mes cinqsens…

Comme pour célébrer une aube virtuelle, le ciels’entrouvre en milieu d’après-midi. Le soleil tente detimides percées. Les particules en suspension dansl’air restituent la chaleur des rayons solaires et irra-dient comme dans un four à micro-ondes, produi-sant une atmosphère lourde et opaque de fin dumonde. J’ai une sensation de chaleur et d’étouffe-ment. Tout à coup, je flaire une odeur familière,mélange de sucré et de fumé. Celle de crottes seméespar des chameaux ayant consommé une eau saturéeen sel. Mes neurones recommencent à fonctionner.

Longes en main, je cours vers la droite en directiondes effluves. Derrière une petite éminence, je repèreimmédiatement les sombres déjections grossescomme la moitié d’un doigt. Un pas plus loin, je dis-tingue une plaque de fer à ras du sol, à moitié couvertede sable. Je la soulève, sachant que j’y trouverai del’eau affleurant. C’est un puits ! J’y plonge la tête.L’eau me paraît étrangement tiède. J’y laisse mes deuxchamelles se désaltérer longuement.

Mon nez a détecté l’existence d’un puits qui nefigure sur aucune carte. J’ai connu une expériencesimilaire au Soudan, mais en marchant pieds nus.J’avais senti un sable beaucoup plus frais sous mestalons, alors que je cherchais plutôt un repère loinsur l’horizon – margelle, relief anormal ou autre…Discernant des nuances de teintes dans le sable quiétait pourtant sec, j’avais creusé. Au bout d’un mètre,le sable était devenu humide, puis l’eau s’était mise àsourdre lentement, permettant d’abreuver mes bêtesau cœur du désert de l’Ash Shimaliya soudanais.

Après avoir bu l’eau, je décide de ne pas m’attarder.Éleveurs ou trafiquants caravaniers, des chameliers

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s’approvisionnent certainement occasionnellementpar ici. Et les points d’eau, passages obligés dans lesdéserts, sont souvent des lieux de mauvaise rencontre.Pas un Saharien ne passe la nuit près d’un puits, depeur d’y croiser un malandrin. Je poursuis donc monchemin pour aller bivouaquer à une heure de là.Caché dans un repli du terrain avec mes bêtes, je saisdéjà que je ferai des cauchemars de volcans sombresm’engloutissant dans leurs nuées, ou de glaise saléem’entraînant dans les profondeurs de la terre… Parprudence, je n’allume aucun feu. Je dîne de quelquesdattes pâteuses saupoudrées de sable et je m’endorsaussitôt, vaincu par la fatigue.

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Apprenti explorateur

Je sombre dans des rêves liés à mon adolescence.Dans mon sommeil, je revis littéralement ces épi-sodes anciens. J’ai onze ou douze ans dans lesVosges. Je dors dehors par des températures large-ment négatives avec mon copain Henri. Nous nouséchappons tous les week-ends et pendant lesvacances de février ou de Pâques nous faisonschaque fois un nouveau tracé des crêtes sous laneige. On grelotte toute la nuit, nos mauvais duvetsposés sur des sacs en plastique. On se réchauffe àgrandes lampées de rhum Negrita. Je revois ce jouroù nous titubions dans deux mètres de neige molleentre le Markstein et le Petit Ballon. Trois skieurs defond hyperéquipés qui nous ont aperçus volent ànotre secours. Nous bivouaquons là depuis trois ouquatre jours et nous avons quasiment descendu toutnotre rhum.

— Les garçons, on arrive, on va vous aider !Je titube de plus belle et Henri vend la mèche :— Mais non, laissez-le ! Il est bourré !Les skieurs tournent les talons en nous

maudissant…J’ai seulement quatorze ans lorsque je me mets en

tête de visiter seul le Kurdistan. Je viens de découvrir

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la Turquie avec mes parents. Un voyage peu courantà l’époque. Notre Simca poussive – une Chambord –a tracté une vieille caravane jaune et bleu clair à tra-vers les cols des Alpes d’abord, puis de l’inter-minable Yougoslavie. Mais ce périple auquelparticipent aussi mes deux frères et ma sœur est unpeu trop douillet à mon goût.

— L’année prochaine, je reviens et je voyageraicomme je veux, dis-je alors crânement aux miens.

Mes parents me rient au nez.— Pas question !Piqué au vif, je réplique quelque chose comme :— Vous verrez bien !Je n’en dis plus rien, mais mon projet prend forme

au fil de l’année scolaire. Pour juillet, j’ai trouvé untravail de manutentionnaire dans une usine. J’aiquinze ans et demi : un âge qui à l’époque m’auto-rise à travailler, mais pas à disposer du salaire quel’entreprise a déposé pour moi sur un compte.J’essaie d’emprunter, sans succès. J’en déduis que jen’ai aucun véritable ami. Une nuit, je me faufiledonc hors de la maison familiale après avoir laisséun mot sur la table de la cuisine : « Je suis en Tur-quie. Je reviens dans trois mois. »

Quatre jours plus tard, je téléphone d’Istanbul,que j’ai ralliée en stop sans qu’aucun douanier nes’émeuve de me voir circuler seul.

— Envoyez-moi mon argent si vous voulez êtresympa ! dis-je à mes parents.

Placés devant le fait accompli, ils m’expédientmon argent. Mais le courrier étant bloqué à causedes tensions entre la Grèce et la Turquie après l’inva-sion de Chypre, il ne me parviendra jamais.

Je continue donc sans. Je vends mes chaussettes,mes T-shirts et mon sac de couchage dans les ruellesdes bas-fonds d’Istanbul avant de rejoindre l’Anato-

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lie. Je subsiste en chemin en volant des fruits ou deslégumes dans les champs. Les bons jours, je gobe unœuf et j’avale une tomate. Je suis bien. Je dorsn’importe où, dans les gares routières, dans lesgrottes troglodytes de Cappadoce, ou à la belle étoilesur les plages d’Antalya, d’Adana ou de Mersin.

Dans mon sommeil, je me revois sauter d’exaltationsur les pentes du Nemrut Daghi, au Kurdistan que j’aitraversé à pied ou sur des tracteurs chargés de foin.Bien sûr, il m’est arrivé d’être suivi la nuit par quelquestypes louches, ou de me faire prendre à partie dans lesvillages kurdes lorsque j’avouais que j’étais français.La France venait en effet de vendre des Mirage auxGrecs… J’ai fini par prétendre que j’étais allemand,puisque j’étais parfaitement bilingue.

Sur ma lancée, je suis passé en Syrie et suis revenuvia l’Irak. J’étais heureux. Le visage bruni par lesoleil, le corps aminci, je bondissais parfois de plaisiret d’ivresse le long des sentiers poussiéreux.

Je suis rentré en France trois mois plus tard, tota-lement transformé. Comme je n’avais plus donné denouvelles depuis mon unique appel, mes parents sesont simplement montrés ravis de me revoir ! Il n’ajamais plus été question de m’empêcher de voyager.Sans doute ont-ils pensé que j’avais trouvé ma raisonde vivre et qu’il était vain de tenter de me réorienter.Dès lors, ils m’ont aidé et soutenu dans tous mesprojets d’aventure. Je crois même qu’ils étaient fiers,malgré leur angoisse de voir leur enfant partir pourl’inconnu…

L’année suivante, je découvre l’Afrique et leSahara. Un choc ! Je revois le ferry blanc bourréd’immigrés accoster dans le port d’Alger ; leshommes en djellaba dans les rampes de la casbahd’Alger. Je me souviens des odeurs de curcuma,d’encens ou de fruits pourris, des autobus surchargés

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dans les rues de la capitale… Et aussi des jeunesfemmes arabes ou kabyles profitant de la cohue pourse frotter contre moi.

Le désert et son mystère m’ont très tôt aimanté.Bien peu de Nord-Africains connaissent le désert.Au contraire, ils le fuient. Au Maghreb, on humepourtant son immensité écrasante dès les portesdes bordjs.

À moins d’une journée de route vers le sud, lespaysages deviennent rocailleux et semi-désertiques.La première bourgade à peu près saharienne estDjelfa, au cœur des monts des Ouled Naïl. Une rueprincipale et une unique gargote à sandwichs… auxfrites !

Je projette d’y rester deux ans, mais les circons-tances en décident autrement. Je suis accompagné demon amie d’alors, une jeune Kabyle aussi brune queje suis blond. Grâce à sa ténacité, nous obtenonsdeux postes d’instituteurs. Un miracle que l’Algériede l’époque permet… Le chef de cabinet du ministrede l’Éducation nationale installé dans le quartier deBen Aknoun nous laisse le choix : Jijell, une sortede Saint-Tropez berbère alanguie au bord de laMéditerranée, ou Djelfa, trou du cul des hauts pla-teaux sahariens…

J’opte sans hésitation pour Djelfa où nous devonsprendre notre poste deux jours plus tard. L’aventurene durera que quelques jours. Les rudes nomadesOuled Naïl, qui lancent quotidiennement des pierresà mon amie en la traitant de tous les noms enaahrh !… ou bathr, nous signifient ainsi qu’ils désap-prouvent que nous vivions dans le péché. Elle jetteral’éponge, probablement pour son plus grand bienpuisqu’elle reprendra ses études et effectuera unecarrière de médecin dans l’humanitaire. Je poursui-

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vrai en revanche ma route vers le Grand Sud, happépar le Sahara.

Ce sera en juillet, par une chaleur caniculaire.Après l’oasis d’El Goléa, la Transsaharienne se meuten une piste poussiéreuse et gondolée comme de latôle ondulée. Les premiers Touareg m’apparaissentdans les gorges d’Arak. Leur grâce sous les tissusvoilés qu’ils portent me frappe. Mais le souffle tor-ride des premières très grosses chaleurs aux environsde l’oasis d’In Salah balaie ces premières impres-sions. Sa température presque inhumaine me pro-cure… du plaisir !

Après Tamanrasset et ses pics basaltiques, le décors’ouvre vers le Niger. Un vrai désert, immense, vide,inimaginable s’offre à moi. Le vieux camion nigériensurchargé de dattes se traîne le long de traces etd’ornières improbables. Puis survient la panne !Radiateur cassé ! La seule possibilité pour repartirest de trouver un autre véhicule pour parcourir troiscents kilomètres – et pouvoir le faire souder…

Sous la chaleur suffocante, dans les dunes molleset blanches de Laouni, ma seule occupation consisteà me déplacer sous le camion en fonction de l’ombreprojetée par le soleil. Au bout de huit jours, j’appri-voise cet astre cosmique impitoyable mais fabuleuse-ment ponctuel. Lorsque la boule rouge touchel’horizon, l’on peut s’éloigner sans risque de plus decent mètres de la carcasse immobilisée du camion.Tous les occupants du camion sont des Nigériensqui retournent chez eux. Ce type de panne leur estfamilier. Nous mangeons tous ensemble, dans lamême marmite, un peu de boule de mil agrémentéede sauce sans saveur.

L’arrivée d’un autre camion faisant siffler sesfreins semble marquer la fin de notre calvaire, mais

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il ne manque pas de s’enliser dans la baignoire desable qui nous a déjà coûté notre radiateur.

Après avoir aidé l’équipage à dégager les roues dumastodonte, les deux chauffeurs conviennent enhaoussa de charger tout le monde sur le véhiculevalide et de poursuivre vers le Niger. La réserved’eau de notre véhicule en panne ne suffit plus àabreuver tous les passagers. Mon sort est scellé, jen’ai d’autre choix que de découvrir l’Afrique noire.Je quitte le Sahara que j’ai à peine effleuré pour unautre monde où j’ai tout à apprendre…

Pour poursuivre vers le sud, il faudra patienterquatre jours en périphérie du bidonville d’Arlit. Laréparation sera effectuée tôt ou tard et je sais que leradiateur, ressoudé, est déjà reparti vers les dunesde Laouni. Je dors dehors près des huttes des Peulsnomades qui fréquentent la zone en été avec leurstroupeaux de zébus aux longues cornes. Les derniersbâtiments sont ceux de la douane et de la gendarme-rie. Et, en cas de vent généré par les tornades, leursmurs font office d’abri. Chaque jour charrie desbourrasques violentes qui obscurcissent l’horizon enquelques secondes ; la pluie est rare. Il ne s’agit pasde vents de sable, mais de poussière dont les énormesvolutes avancent à la vitesse d’un cheval au galop.

À mon réveil à l’aube, le quatrième jour, je trouvelittéralement la queue d’un scorpion jaune sous monnez. Le reste de son corps est caché sous une feuillejaunie. Lentement, je saisis une sandale placée der-rière ma tête. Et vlan ! J’écrabouille ce monstre d’uncoup. Soulevant délicatement le pull qui me sertd’oreiller, je découvre qu’un autre s’est niché sousma tête durant la nuit. Il connaîtra le même sort quele premier. En moins de cinq minutes, les fourmisauront dévoré et démantibulé les carcasses de mesdeux victimes. Un léger souffle de vent achève de

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disperser les débris de leurs pinces dans le sable. Jerelève alors la tête pour voir un véhicule de policeToyota bleu stopper devant moi.

— Tu es en état d’arrestation ! me lance le grandNoir au volant avant de m’embarquer dans le pick-up.

— Mais pourquoi ?— Pour vagabondage !— Quoi ? Mais il n’y a ni hôtel ni rien…— C’est le chef qui l’a dit ! Ça le dérange qu’un

Blanc traîne ici. Et, comme on ne peut pas mettre legrand Giscard en prison… on va mettre le petit !

Logique africaine imparable à laquelle je ne com-prends encore rien ! La plupart des pays de ce conti-nent n’ont accédé à l’indépendance qu’une douzained’années plus tôt…

Trois jours plus tard, je n’ai toujours rien mangé.Adolescent égaré sur le deuxième plus grand conti-nent du monde, j’apprendrai plus tard qu’il incombeaux familles des détenus d’apporter la nourriture.Affamé, je profite de l’heure de la prière des policierspour m’enfuir en sautant par-dessus le mur effondrédu commissariat où je suis retenu.

En rasant les murs, je rejoins un minuscule marchéoù j’achète de la viande grillée et quelques bananes.Puis, comme mon passeport est toujours aux mainsdu chef de poste et que les issues de la ville sontgardées, je retourne tranquillement au commissariat.

— Ouhh… le Blanc ! Tu te fous de nous ! Tu tefous de nous !

Les flics de garde, terrorisés par leur chef,craignent d’être pris en défaut. Ma fuite constatée,ils se sont rués dans Arlit pour me retrouver.

— On va te mettre au cachot !Je n’avais pas remarqué la porte en fer dans la

deuxième cour intérieure… Elle donne sur un réduit

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noir sans fenêtre de deux mètres carrés où on nepouvait se tenir debout. Poussé sans ménagement àl’intérieur, j’y distingue les yeux d’un grand Noir.Son poignet droit est relié à sa cheville gauche parune paire de menottes.

Deux ou trois fois par jour, on sort mon codétenuen le bourrant de coups. Puis on le détache et on leforce à nettoyer la poussière avec une balayette enpalme. Enfin, on le jette à nouveau dans notrecachot. Il ne parle pas un mot de français, maisapparemment il a été arrêté pour le vol d’un paquetde cigarettes au marché.

Quatre jours plus tard, on m’extrait finalement dece réduit insalubre. Les policiers craignent que je nem’affaiblisse ou que je ne tombe malade. Et ils neveulent pas me nourrir… Ils ont donc décidé dem’élargir. Calcul ou coïncidence, un autobus antédilu-vien aux formes arrondies vient d’arriver à Arlit enprovenance de la Transsaharienne. Comment a-t-ilbien pu traverser les ornières ensablées ? Il a certaine-ment fallu dessabler durant deux semaines. On mefourre dans ce bus après m’avoir remis mon passeport.J’ai de la chance, on me refoule vers le sud, pas versle nord.

Toutes les passagères du bus sont de blondes Sué-doises aux yeux bleus. Elles me dévorent du regardet ne demandent qu’à me réconforter après avoirentendu mes aventures. À l’époque, on trouvaittoutes sortes de véhicules et de nationalités le longde ce chemin de Damas…

À Agadez, deux semaines plus tard, la situationne s’est guère arrangée. Je dors dans un terrain vagueface au petit marché de nuit matérialisé par la lueurde lampes à pétrole. Dans la journée, je croise desTouareg au visage recouvert de voiles bleus oublancs, leur épée – la takouba – au côté, des Peuls

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No d’édition : L.01EBNN000282.N001Dépôt légal : novembre 2013