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1 PARADIGMES ET METHODOLOGIES SCIENTIFIQUES Par Pr Emile BONGELI Yeikelo ya Ato Université de Kinshasa Pour citer cet article Emile BONGELI Yeikelo ya Ato, « Paradigmes et méthodologies scientifiques » [en ligne] http://www.louis-mpala.com/index.php/2021/01/03/327-epistemologie-en-afrique-paradigmes-et- methodologies-scientifiques-par-pr-emile-bongeli-yeikelo-ya-ato-universite-de-kinshasa Introduction Il est temps d'organiser un colloque universitaire pour harmoniser les vues en matière méthodologique. Je remercie et félicite à la fois les organisateurs de ce séminaire pour avoir pensé à une telle rencontre autour d'une question qui divise et désoriente plus d'un. La raison principale de cet imbroglio me semble provenir de notre propension, nous chercheurs africains en général et congolais en particulier, à nous dérober de la réflexion créatrice en matière d'épistémologie et de méthodologie pour nous contenter de copier servilement les élaborations théoriques des autres, toutes faites dans des contextes particuliers relatifs à leurs cultures, leurs environnements et les intérêts spécifiques qui sont les leurs au sein de leurs communautés respectives. L'anthropologie en offre la meilleure illustration. Si chaque nation européenne coloniale avait son école anthropologique, c'était pour répondre à ses besoins spécifiques de colonisation. En reprenant sans discernement les discours et méthodes de ces (pseudo)scientifiques à l'esprit colonialiste (prédateur et/ou humaniste), nous nous retrouvons en train de nous approprier les connaissances qui ont contribué à la chosification de nos peuples. C'est pour rompre avec cette crédulité suivie d'un mimétisme affligeant que j'ai choisi, dans cet atelier sur l'écriture scientifique, de parler de la pertinence de l'écriture scientifique dans le cadre du choix de thèmes de la recherche, de la méthodologie appropriée et de l'engagement du chercheur selon un esprit scientifique engagé et engageant. M'adressant à des chercheurs de haut niveau, j'ai opté de ne pas revenir sur ce que nous savons des méthodes et techniques de recherche scientifique que certains d'entre vous, dans tous les cas chacun dans son domaine, maîtrise mieux que moi. Mais je vais me pencher ici sur des questions épistémologiques souvent négligées. Pourtant, il me semble qu'une réflexion épistémologique (philosophique) devait passer au-dessus du choix des méthodes de recherche et techniques de récoltes des données et être présentée dans toute forme d'interprétation des faits observés et des données récoltées au cours de la recherche. Ce texte est fait de larges extraits mis à jour d'Emile BONGELI Yeikelo ya Ato, Sociologie et sociologues africains. Pour une recherche sociale citoyenne au Congo-Kinshasa, L'Harmattan, Paris, 2001.

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PARADIGMES ET METHODOLOGIES SCIENTIFIQUES

Par Pr Emile BONGELI Yeikelo ya Ato

Université de Kinshasa

Pour citer cet article Emile BONGELI Yeikelo ya Ato, « Paradigmes et méthodologies scientifiques » [en

ligne] http://www.louis-mpala.com/index.php/2021/01/03/327-epistemologie-en-afrique-paradigmes-et-

methodologies-scientifiques-par-pr-emile-bongeli-yeikelo-ya-ato-universite-de-kinshasa

Introduction

Il est temps d'organiser un colloque universitaire pour harmoniser les vues en matière méthodologique. Je

remercie et félicite à la fois les organisateurs de ce séminaire pour avoir pensé à une telle rencontre autour d'une

question qui divise et désoriente plus d'un. La raison principale de cet imbroglio me semble provenir de notre

propension, nous chercheurs africains en général et congolais en particulier, à nous dérober de la réflexion

créatrice en matière d'épistémologie et de méthodologie pour nous contenter de copier servilement les

élaborations théoriques des autres, toutes faites dans des contextes particuliers relatifs à leurs cultures, leurs

environnements et les intérêts spécifiques qui sont les leurs au sein de leurs communautés respectives.

L'anthropologie en offre la meilleure illustration. Si chaque nation européenne coloniale avait son école

anthropologique, c'était pour répondre à ses besoins spécifiques de colonisation. En reprenant sans discernement

les discours et méthodes de ces (pseudo)scientifiques à l'esprit colonialiste (prédateur et/ou humaniste), nous

nous retrouvons en train de nous approprier les connaissances qui ont contribué à la chosification de nos

peuples.

C'est pour rompre avec cette crédulité suivie d'un mimétisme affligeant que j'ai choisi, dans cet atelier sur

l'écriture scientifique, de parler de la pertinence de l'écriture scientifique dans le cadre du choix de thèmes de la

recherche, de la méthodologie appropriée et de l'engagement du chercheur selon un esprit scientifique engagé et

engageant.

M'adressant à des chercheurs de haut niveau, j'ai opté de ne pas revenir sur ce que nous savons des

méthodes et techniques de recherche scientifique que certains d'entre vous, dans tous les cas chacun dans son

domaine, maîtrise mieux que moi. Mais je vais me pencher ici sur des questions épistémologiques souvent

négligées. Pourtant, il me semble qu'une réflexion épistémologique (philosophique) devait passer au-dessus du

choix des méthodes de recherche et techniques de récoltes des données et être présentée dans toute forme

d'interprétation des faits observés et des données récoltées au cours de la recherche.

Ce texte est fait de larges extraits mis à jour d'Emile BONGELI Yeikelo ya Ato, Sociologie et sociologues

africains. Pour une recherche sociale citoyenne au Congo-Kinshasa, L'Harmattan, Paris, 2001.

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Il se pose aujourd'hui le problème de l'utilité sociale de la recherche scientifique en sciences sociales. En

termes clairs, il s'agit de rendre la production scientifique lisible, compréhensible et, surtout, utile. Ce dernier

critère ne peut se réaliser que si l'on tient compte de l'ancrage du sujet sur la réalité du pays, sur les problèmes

réels qui se posent à et dans la communauté, ce qui, ajouté à une méthodologie rigoureuse et appropriée, un

style simple et limpide (pourquoi ne pas penser restituer en langues locales les résultats de nos investigations à

des communautés concernées par nos recherches ?), pourra contribuer à rendre la production scientifique fiable,

attrayante, compréhensible, mobilisatrice, conscientisante, donc utile et utilisable. Ceci nous amène à parler de

la subjectivité et de l’objectivité dans la recherche en sciences sociales.

En effet, dans un processus de production scientifique, la subjectivité est comme le père et l'objectivité

comme la mère. En effet, comme dans un système patriarcal (majoritaire chez nous), c'est le père qui féconde la

mère qui, elle, conçoit et entretient l'enfant dans son évolution fœtale jusqu'à l'accouchement, après quoi le

nouveau-né revient au père qui lui donne le nom et lui détermine l'identité. Comme pour dire que la science a

comme point de départ une question subjectivement posée qui nécessite une enquête objective pour davantage

en identifier les éléments concrets en vue de permettre un retour éclairé à la subjectivité pour la résolution finale

de la question subjectivement posée au départ.

Ainsi donc, le processus qui va du choix du sujet à la présentation des résultats de la recherche est émaillé

des va-et-vient idéologico-méthodologiques permanents, où s'entremêlent subjectivité et objectivité dans une

relation dialectique que le chercheur doit pouvoir maitriser. De quelle manière ? C'est l'objet de cette

intervention.

Je vais donc parler essentiellement de paradigmes scientifiques. Préalablement, je signale qu'il est

cognitivement inhibant de continuer à croire à une fictive neutralité de la science. Si cela peut encore se discuter

au niveau des sciences naturelles, ce débat devient inopportun en sciences sociales. Ici, la vérité n'est ni une ni

universelle. Il y a ici des vérités sociales, de vérités socio-politiquement (donc idéologiquement) colorées. Il est

donc absurde de croire qu'on peut se passer de l'idéologie en appliquant rigoureusement les prescrits

méthodologiques. Car, dans le processus qui conduit du choix du sujet à l'exposition et à la discussion des

résultats, l'idéologie ne quitte ni le chercheur, ni les sujets qui font l'objet d'étude.

Chaque chercheur opère donc, consciemment ou pas, qu'il le veuille ou pas, dans le cadre d'un paradigme

idéologique à travers lequel on peut statuer sur la scientificité de sa production scientifique. Il vaut donc mieux

le savoir pour s'objectiver soi-même en tant que sujet-cherchant à savoir en vue d'une meilleure maîtrise de soi-

même comme chercheur aux fins d'une opérationnalisation fécondante de l'activité scientifique.

Un paradigme scientifique doit caractériser toute communauté scientifique. Il s'agit du moule à travers

lequel se déroule l'activité scientifique d'un ou d'un groupe de chercheurs. L'ensemble des croyances,

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convictions, objectifs, visions... forme une matrice intellectuelle qui oriente la production des savoirs dans un

contexte donné. C'est bien cela qui constitue le paradigme.

Qu'on le sache ou pas, qu'on le veuille ou non, le paradigme est toujours présent, conscient ou inconscient.

Cependant, pour mieux se maitriser, s'auto-objectiver, se contrôler, se brider de l'armature méthodologique

appropriée, il importe que tout chercheur ou groupe de chercheur prédéfinisse son paradigme idéologique avant

de se lancer dans un quelconque processus de recherche scientifique et du contexte de l'étude.

A ce propos, il importe de souligner que plusieurs paradigmes ont été élaborés et théorisés par des

chercheurs ou groupes de chercheurs, chacun en fonction des objectifs spécifiques de sa recherche et du contrôle

de l'étude.

Face à une multitude de paradigmes théorisés par les uns et les autres, je me limite à ce qui me semble

pertinent pour nous, chercheurs opérant en situation des pays qui se cherchent, tout en pliant sous le joug

intellectuel des dominations étrangères dans un monde polarisé entre pays riches dominants et prédateurs et

pays pauvres dominés et exploités. Cette réalité d'un monde bipolaire, nous la vivons tous les jours. Dès lors,

pour nous, chercheurs du monde damné, nous avons le choix entre rester à jamais dominé ou alors chercher à

nous libérer par des connaissances à la fois démystificatrices (des savoirs dominants) et émancipatrices.

En d'autres termes, nous avons le choix entre l'arme intellectuelle dont se sert l'autre pour nous maintenir

dans un esclavage éternel ou alors des dispositions cognitives nouvelles à fourbir dans une vision émancipatrice

et libératrice. Dans ce pis-aller collectif, le choix semble clair. Il nous faut donc nous auto-démasquer. Car, ce

qui fait que nos recherches restent sans impact sur nos populations, c'est qu'on s'y engage en dehors de

paradigmes pertinents pour nos communautés. Qu'est-ce à dire? C'est l'objet de cet exposé qui va s'articuler sur

les cinq points suivants :

- Courants de pensée

- Critères de vérité

- Paradigmes

- Engagement du chercheur

- Eloge de l'anarchisme méthodologique.

1. Courants de pensée

On note l’existence de deux grands modes de pensée : l'un est dit métaphysique (spéculatif, théologique) et

l'autre scientifique.

1.1.- Le courant métaphysique valorise les explications des phénomènes sociaux et naturels par recours à

des causalités surnaturelles. Le pouvoir, comme le droit lui-même, la santé, la mort, la richesse, la pauvreté, la

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réussite, l’échec... trouveraient leur source dans le surnaturel. Il peut s’agir soit de Dieu ou des dieux, soit de

Satan ou des démons, soit des ancêtres bienveillants ou des sorciers malveillants, jeteurs de bons ou mauvais

sorts… Bref, chaque domaine de la vie est censé être modifiable par la seule volonté d'un être extérieur à la terre

et réputé puissant. Même s’il s’agit d’un ou des êtres invisibles et donc inobservables, qui on croit cependant en

lui/eux et on lui/leur voue quelquefois même des cultes sans qu’il y ait besoin de s’expliquer.

Actuellement, en RDC, cette conception est revenue en force avec le retour à des formes suspectes de

spiritualités désordonnées qui font rage à travers les sectes d’obédience chrétienne qui pullulent à la faveur de

l’incertitude et de la crise qui secouent le pays. Le retour à la métaphysique traditionnelle s'explique lui par les

angoisses dues à la paupérisation excessive et aux inégalités criantes.

Cependant, cette façon de concevoir le monde témoigne d'un recul de la pensée. Chaque homme, chaque

collectivité humaine a ses croyances propres basées sur une métaphysique inhérente à la vie humaine. Mais il

faut savoir discerner les choses en vue de se forger des règles de conduite basées sur des connaissances

éprouvées des données naturelles et sociales. Une connaissance simplement transcendantale peut constituer une

source de mythes fondateurs de tyrannie, de dictature, d'absurdités diverses, car, pour justifier les monstruosités,

on recourt à des mythes non vérifiables et non discutables.

C’est ainsi que le christianisme et l’Islam ont servi, chacun en ce qui le concerne et à sa façon, de sous-

bassement idéologique à des pratiques contraires aux principes qu’enseignaient ces mêmes religions !

Obscurantiste par excellence, ce type de raisonnement sert, même de nos jours, à justifier l’immobilisme et la

fatalité en renforçant les mythes existants et en créant des mythologies nouvelles pour conforter la résignation

des humains face à leur sort.

Est-ce une raison de parler de la fin de la métaphysique ? Bien sûr que non. Car l'homme, être pensant et

agissant, ne peut se défaire de la métaphysique qui modèle son être en tant que sujet acteur agissant dans un

environnement physique et social qu'il conceptualise métaphysiquement.

1.2.- Le courant scientifique a pris naissance avec l'essor des sciences naturelles et des technologies y

afférentes. Cette conception nouvelle dans l'étude des faits de société, importée des sciences naturelles, tourne le

dos à la démarche spéculative et se base sur les données concrètes, observables et vérifiables. L'explication

scientifique, à l'opposé de la métaphysique, se limite à ce qui est observable dans le monde physique. Elle

procède par observation et par expérimentation dans le concret ou semblablement en laboratoire.

Les sciences dites naturelles et les sciences sociales ont de scientifique leur attache à des études portant sur

les faits observables selon des méthodes rigoureuses. Elles n'en diffèrent pas moins du fait que leurs objets étant

de natures différentes, les doses d'objectivité et de subjectivité qui les arrosent leurs recherches sont

différemment inoculées. D’où s’invite une discussion sur la part de l’idéologie dans les sciences sociales.

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2. Sur le rapport entre Idéologie et Vérité en sciences sociales

Il est admis de tous que l'idéologie occupe toujours une part quelque peu prégnante dans les connaissances

produites en sciences sociales, pratiquées par des hommes dans des cadres sociaux et physiques spécifiques.

La Vérité, même scientifique, devient dès lors une notion relative en sciences sociales. Il n'y existe donc

pas de Vérité unique, la vérité n'étant vérité que pour le sujet-acteur qui s'en sert pour servir ses intérêts ou

répondre à une angoisse existentielle, individuelle ou collective, dans un environnement socio-historique

déterminé dans le temps et dans l'espace.

Globalement, dans le cadre de notre postulat sur la bipolarisation du monde entre dominants et dominés, on

peut considérer deux types de vérités : d'une part la vérité des dominants qui est la vérité dominante, l'officielle,

l'universelle parce qu'universalisée de force, qui s'impose comme seule valable et incontestable en tout temps et

en tout lieu ; d'autre part, la vérité des dominés qui subit le terrorisme de la vérité officielle et qui ne se révèle

opérationnelle que lorsque les dominés s'en servent comme arme de libération, souvent à la faveur des moments

de crise.

C’est le cas de l’occidentalisation du monde moderne : la modernité fait aujourd’hui référence, en tout lieu,

à l’Europe occidentale civilisatrice du monde, qui a réussi à s’imposer partout par la force des choses : à travers

l’esclavage, la colonisation, la coopération au développement, l’ingérence politico-militaire, l’exploitation

économico-commerciale, la maîtrise de la science et de la technologie dans tous les domaines (militaire entre

autres), l’humanitarisme, la pensée unique, le mono-culturalisme, la mondialisation multiforme, l'enseignement

et la recherche scientifique, les puissants médias ubiquistes engagés dans la défense des intérêts partisans

propres au monde occidental dominant.

S'il faut juger ces deux types de vérité, il est logique de déduire que la vérité du dominant, de l'avantagé, du

privilégié social aura tendance à plus s'orienter vers le maintien et la reproduction de l'ordre social établi. Il est

question pour lui de défendre le pouvoir social d'un ou de plusieurs acteurs qui orientent les conceptions

sociales (idéologiques) sur des situations considérées comme bonnes pour tous. Un analyste qui serait de ce

courant se collerait au réel pour en magnifier l'ordre existant et en occulter le dysfonctionnement.

Par contre, le dominé, le désavantagé, le marginal, l'opprimé a, lui, besoin d'une connaissance

démystificatrice, démasquant le pouvoir social responsable de l'ordre social injuste à ses yeux. Il importe donc,

pour lui, que soit instauré un ordre nouveau conçu comme plus juste, plus correcteur des injustices établies...

C'est donc le point de vue de l'individu (son idéologie) en quête du savoir, impliquant des éléments

normatifs qui définit, dans une large mesure, son champ de visibilité idéologique de la réalité sociale, ce qu'il

voit et ce qu'il ne voit pas (ou refuse de voir), ses vues et ses bévues, sa lumière et son aveuglement, sa myopie

et son hypermétropie.

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En définitive, c'est le point de vue du sujet-acteur-pensant qui détermine le champ de visibilité sociale

d'une théorie sociale. Ainsi, la vérité du plus fort, loin d'être toujours la meilleure, n'est en fait qu'une raison

imposée ; par contre, celle du plus faible n'est pas que déraison. Bien plus, la vérité dominante est souvent

éloignée de la réalité car elle a besoin de mystifications, même des mensonges, pour justifier la domination.

Tandis que les dominés ont, plus que les dominants, besoin de connaissances relativement vraies, démystifiées

et démystificatrices pour transformer la société dans le sens de servir leurs intérêts lésés dans une situation

sociologique déterminée.

De plus, une vérité ne reste jamais immuable. Elle est, en permanence, soumise aux mutations dues tant à

sa dynamique interne qu'aux chocs subis de l'extérieur. Ainsi donc, ce qui est raison ou déraison hic et nunc (ici

et maintenant) peut ne plus l'être ailleurs et/ou après. Ce qui est raisonnable ou déraisonnable dans une société,

à un certain moment de son développement, peut cesser de l'être dans un autre milieu, ou à une autre époque.

Ainsi donc, pour un chercheur (africain surtout), prétendre refuser de prendre parti pris constitue

justement un parti pris idéologique en faveur de l'ordre existant. D'où l'affirmation selon laquelle prétendre

ne pas s'occuper de la politique est une manière active de pratiquer une politique passive (par indifférence,

inaction, approbation ou désapprobation) à l'égard du pouvoir en exercice.

Toutes les productions scientifiques occidentales en sciences sociales reproduisent dès lors des vérités

scientifico-idéologiques ou idéologico-scientifiques. Face à l'omnipotence des puissances globalement

hégémonistes (aux plans politique, militaire, économique, financier, culturel, idéologique, religieux,

intellectuel...), il devient difficile, voire inconcevable de contester les puissances civilisatrices de l'Occident. Les

relents de contestation théoriques ne se font plus sentir, tant l'Occident utilise tous les moyens pour les occulter,

les contester ou même les tourner en dérision.

Dans ce contexte, certains praticiens des sciences sociales africaines prennent, dans un élan de naïveté

épistémologiquement sclérosantes, pour vérités absolues, les connaissances idéologiquement produites par

les sciences sociales occidentales et occidentalisées. Cela constitue un obstacle épistémologique

extrêmement grave, qui nous réduit au stade de lumpen intelligentsia, totalement dépendante et donc

incapable d'appréhender les problèmes africains et d'en proposer des solutions idoines.

Voilà comment s'explique le manque de pertinence de nos recherches sociales. Les études positivistes,

même rigoureusement soumises à des exigences méthodologiques mécaniques, ne conduisent pas à des

connaissances démystifiées susceptibles de féconder des actions innovantes pour nous sortir de l'engrenage

systémique qui voue nos communautés à une infernale spirale du sous-développement. Les raisonnements

par procuration semblent nous condamner à une vicieuse spirale circulaire, bloquant nos imaginations pour

qu'elles ne sondent pas des possibles imaginables. On peut illustrer ce constat de stérilité de nos sciences

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sociales africaines en prenant le cas des sciences économiques intelligemment déconstruites par les

économistes congolais J. Kankwenda1 et Kabeya Tshikuku

2, tous anciens élèves de Samir Amin.

3. Les paradigmes en sciences sociales : les deux sociologies

Par paradigme, on entend « une matrice disciplinaire faite de concepts, lois, méthodes, à laquelle se

réfèrent les praticiens d’une discipline particulière».3 Il s’agit, pour Kuhn, de « l’ensemble de croyances, de

valeurs, de techniques que partage à un moment une communauté scientifique donnée. C’est le cadre à

l’intérieur duquel se déroule le débat scientifique. Une révolution scientifique se définit alors par la constitution

d’un nouveau paradigme... Par opposition, le travail d’approfondissement à l’intérieur du paradigme existant

est de l’ordre du travail scientifique normal ».4

Pour tout chercheur en sciences sociales, le choix d’un paradigme repose sur une conception du monde et

de la société, une certaine vision que se fait le chercheur de l’histoire, ses préoccupations propres (son équation

personnelle) ainsi que sa capacité de découvrir, à travers le chaos social, les constances explicatives des

(re)productions des formes sociales génératrices des changements sociaux. Il s’agit, en fait, de recourir à un

cadre théorique de référence qui permette une sélection raisonnée des données brutes recueillies sur terrain en

vue, de les rendre intelligibles, d’en relever les constances interactionnelles pour éclairer et guider des actions

conçues comme positives.

Sans ce cadre théorique de référence, la recherche tomberait dans l’illusion de la neutralité de la

science, inconcevable dans les sciences sociales, mais utile pour l’idéologie dominante. En effet, comme le note

Monique Van Dormael,

« l’observation sans a priori est un leurre. Nous avons toujours un modèle de

référence en tête, tant dans l’analyse que dans l’action, et la condition pour garder

le contrôle de ce modèle est de l’expliciter... L’épistémologie contemporaine

remet en cause le présupposé que les faits parlent d’eux-mêmes et qu’il est

possible de dissocier complètement l’observateur de ses observations, le

chercheur de son objet d’étude. Les faits sont perçus et interprétés par

l’observateur à la lumière d’un cadre de pensée - que ce soit une théorie plus ou

1 Cf. J. KANKWENDDA Mbaya, , « Problèmes de la recherche en science économique au Zaïre », Discussion

Paper, CIEDOP n°03/1977 ; IDEM, Marabouts ou marchands du développement en Afrique, L’Harmattan, Paris, 2000 ; IDEM, L’économie politique de la prédation au Congo-Kinshasa : des origines à nos jours (1885-

2003), ICREDES, Washington-Montréal-Kinshasa, 2005. 2 Cf. L. A. KABEYA Tshikuku, Épistémologie et méthodologie économiques. Aperçu critique à l'usage des

chercheurs en Afrique, Editions Mélibée, Toulouse, 2018. 3 BRYANT, cité par F. SEGUIN-BERNARD et J.-F. CHANLAT, L’analyse des organisations : une anthologie sociologique, Tome I,

Ed. Préfontaine inc., Québec, 1983, p.6.

4 T. KUHN, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, Paris, 1983, résumé par J. DENIZET, Le dollar. Histoire du

système monétaire international, Fayard, Paris, 1985, p. 226.

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moins systématisée ou une idéologie implicite et diffuse. Nier nos présupposés

mène à nous laisser guider à notre insu par une grille d’analyse qui échappe au

champ de notre conscience et par conséquent à tout contrôle »5.

Selon mon entendement basé sur le binôme contradictoire Dominant-Dominé, je peux donc retenir deux

types de pratique scientifique en sciences sociales, correspondant à deux paradigmes méthodologiques qui nous

paraissent les plus pertinents pour l'Afrique et les Africains. Deux options idéologiques justifient le recours à

l’un ou l'autre des deux paradigmes que nous avons retenus pour leur pertinence. Au plan méthodologique, les

sciences sociales ont donc évolué sur base des deux grands paradigmes, le fonctionnaliste et le critique qui ont

produit les deux sociologies.6

3.1.- Le paradigme fonctionnaliste

Le fonctionnalisme cherche, d’une part « à établir les relations claires et linéaires entre certains facteurs et

leurs conséquences et, d’autre part, il s’intéresse davantage à la situation actuelle qu’aux situations possibles.

Le fonctionnalisme n’est nullement tourné vers l’analyse causale, qui oblige très souvent le chercheur à remettre

en cause l’ordre établi, ou vers la définition des situations alternatives toujours menaçantes pour les tenants du

statu quo »7. Le fonctionnalisme en sociologie reste donc essentiellement orienté vers le maintien et même la

consolidation d'un système donné. Il accorde peu d’importance au changement social si ce n’est par le biais de

certaines réformes sous forme d’ajustements que nécessite la survenue des dysfonctions. C’est donc une théorie

du statu quo, de l’ordre social établi tant dans ses postulats que dans ses effets sur le plan de l’action.

Malgré les critiques formulées à son sujet, le paradigme fonctionnaliste n'a pas seulement survécu, mais

continue à jouer un rôle dominant, avec la théorie des systèmes qui repose sur un double postulat fonctionnaliste :

celui de l’unité fonctionnelle qui affirme que tout système qui survit est un tout dont les parties sont intégrées les

unes aux autres ; et celui de l’équilibre quasi stationnaire qui veut que par suite des dysfonctions qui y surgissent,

les ajustements s’opèrent au sein dudit système qui peut évoluer, voire changer, tout en gardant son essence

fondamentale. On prône donc ici le changement dans la continuité, contrairement aux partisans du changement

radical de type révolutionnaire.

Cette science sociale fonctionnaliste a été valorisée, essentiellement aux USA, et s’est développée sans

obstacles majeurs pour le fait, on s'en doute, de relativement mieux conforter et sécuriser les privilégiés des

systèmes sociaux installés. Elle constitue donc une sorte de sociologie d’Etat, sociologie de régime, du statu quo,

5 M. Van DORMAEL, « De l’utilité d’un modèle de référence pour guider la recherche en systèmes de santé : illustration à partir du

modèle de référence du système de santé intégré », in W. Van LERBERGHE et X. de BETHUME, « Intégrations et recherche,

Studies », in Health Services Organisation and Policy, 8, 1998, Anvers, pp. 175-187.

6 E. BONGELI Yeikelo ya Ato, Sociologie et sociologues africains. Pour une recherche sociale citoyenne au Congo-

Kinshasa, L'Harmattan, Paris, 2001., pp. 16-18.

7 F. SEGUIN-BERNARD et J.-F. CHANLAT, op. cit., p. 7.

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celle qui dit des choses qui confortent les privilégiés, les tenants du pouvoir et qui les mettent à l’aise dans leurs

actions dont les conséquences, même négatives, trouveront toujours des réponses palliatives. Pour illustration, on

peut voir comment les experts positivistes justifient les choix politiques et économiques générateurs de pauvreté,

de chômage, de sous-développement, de destruction de l'environnement... Ou encore comment ils soutiennent

intellectuellement l'ordre international qui impose la pax americana, une sorte de géopolitique onusienne qui

suscite guerres, rébellions, terrorismes, xénophobies haineuses, etc. qui embrasent l'humanité comme jamais

auparavant, alors que les hommes sont devenus beaucoup plus intelligents, donc beaucoup plus productifs et

coopératifs !

3.2.- Le paradigme critique

Par contre, le paradigme critique en sciences sociales repose sur une conception contraire du monde social :

il préconise le changement par la rupture. Une sorte de réponse de K. MARX à Auguste COMTE, fondateur

officiel de la sociologie à l'origine fonctionnaliste, auquel il oppose une contre-sociologie consistant à l'analyse

matérialiste des faits socio-économiques et historiques en y relevant les contradictions internes entre dominants et

dominés. C'était à l'époque du capitalisme naissant, avec ses effets collatéraux révoltant.

Il prenait ainsi ouvertement le contrepied des pères officiels du fonctionnalisme (Comte, Spencer,

Durkheim...). Le radicalisme contextualisé de K. Marx l'a amené à préconiser, dans sa 11ème

Thèse sur

Feuerbach, comme finalité de toutes les réflexions scientifiques, des objectifs d'actions transformatrices devant

mener à des révolutions (transformations radicales) des ordres établis jugés inhumains : « Les philosophes n'ont

fait qu'interpréter le monde de différentes manières ; ce qui importe, c'est de le transformer»8.

Selon Claude Javeau, la science sociale issue du paradigme critique « décortique les structures d'une

société, met en évidence les conflits qui la minent, dégage par l'analyse les zones où les individus sont

opprimés, les contradictions entre les pratiques sociales et les idéologies, les procès d'enfermement - ou au

contraire les chances d'ouverture. C'est une sociologie résolument tournée vers la transformation des sociétés

».9

Cette conception est même à la base des grandes révolutions politiques léniniste et, plus tard, maoïste qui

avaient conduit à la division du monde en deux blocs idéologiques, avec en tête des puissances nucléaires qui se

livraient une guerre froide idéologique impitoyable qui virait souvent à de violents affrontements hors de leurs

territoires. Avec l'échec du modèle marxiste des sociétés, la science sociale critique a perdu de sa substance au

profit du fonctionnalisme dont le modèle de société a relativement triomphé au point de devenir une pensée

unique inhibant, ce qui constitue une grave entorse épistémologique.

8 K. MARX, « Thèses sur Feuerbach », in K. MARX, Œuvres III. Philosophie, édition établie, présentée et

annotée par Maximilien Rubel, Gallimard, Paris,1982, p.1033. 9 C. JAVEAU cité par F. SÉGUIN et J.-F. CHANLAT, op. cit., p.37.

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En résumé, sur les paradigmes, on peut retenir que le paradigme fonctionnaliste « privilégie la stabilité,

l'intégration, la coordination fonctionnelle, le consensus ; le paradigme critique quant à lui s'intéresse avant

tout au conflit, au changement, à la désintégration et à la domination ».10

Ainsi, on peut établir « une ligne de

partage entre les sociologues du consensus, qui valorisent l’intégration, la stabilité sociale, et les sociologues

du conflit, attentifs aux conduites novatrices ou contestataires, à la transformation des structures, aux

ruptures».11

Dans tous les cas, on devra se départir de l'illusion de neutralité de toute forme d'investigation

scientifique, chaque chercheur étant engagé pour l'une ou l'autre cause.

Dans quel camp devrions-nous situer, nous chercheurs africains des sciences sociales ? Naturellement dans

le camp des opprimés. Mais pour éviter de sombrer dans le dogmatisme de l'un ou l'autre de ces deux courants

paradigmatiques, il importe de développer une attitude de vigilance épistémologique !

3.3.- Le paradigme de la cohérence pour une sociologie cohérente, engagée et utile 12

En ce qui nous concerne, nous chercheurs africains, si les sciences sociales ont échoué dans nos pays, c’est

suite au cantonnement dans des disciplines héritées et asséchées de débat sur les paradigmes. Les vaines

tentatives tendant à adapter des connaissances disciplinaires appauvries à nos réalités par des chercheurs

africains toujours parfumés à l’odeur du père ne font qu’aggraver le constat de l’inutilité sociale de nos

recherches sociales. Kabeya Tshikuku le démontre en s'appuyant sur le cas des sciences économiques et de

gestion, les plus offensives des sciences sociales néolibérales.13

Pour ce faire, il nous semble inévitable de forger de nouveaux paradigmes, ce qui implique une révolution

épistémologique dans nos modes de pensée et de production de connaissances nous concernant.

J’ai, en ce qui me concerne, pris l'option d’un nouveau paradigme pour assurer la cohérence et l'utilité des

connaissances à produire. Ce nouveau paradigme de la cohérence est fait de la fusion intégrative de ces

deux paradigmes complémentaires que d'aucuns s'obstinent à déclarer antinomiques. En effet, l'évolution

bipolaire de la sociologie (les deux sociologies) semble avoir montré ses limites. Il importe aujourd'hui de

réaliser une synthèse des paradigmes existants pour privilégier la recherche de la cohérence en vue d’une

meilleure compréhension des faits sociaux, dans le but d’éclairer et d'améliorer l'agir social collectif en fonction

des objectifs idéologiquement bien raisonnés et définis de progrès.

La communauté congolaise est à la recherche d'une structuration, d'un modèle de société et des cadres

10

Ibidem. 11

F. BARLEAU, Les mutations désordonnées de la société française, in La Recherche, n° 232, Vol. 22, Mai

1991, pp. 682-688. 12

Ce paradigme a été décliné par E. BONGELI Yeikelo ya Ato, op. cit. 13

Cf. L. A. KABEYA Tshikuku, op. cit..

Page 11: PARADIGMES ET METHODOLOGIES SCIENTIFIQUES Par Pr Emile ...

11

idéologico-institutionnels adaptés à sa nature et pouvant servir ses intérêts ainsi que ceux des individus qui la

composent. Il faut donc, pour ce genre de communauté, une vision holiste qui rende possible la production des

connaissances cohérentes et totales, susceptibles de faciliter une compréhension globale du système afin

d'inspirer des actions humaines appropriées. Cohérence signifie ici union complète entre divers éléments d'un

corps de connaissances sociales, harmonie intuitive et logique qu'on retrouve dans un système de cognition. Ceci

implique l'adoption d'un processus d'acquisition des savoirs sociaux cohérents, consistants et fiables, ce qui

suppose une relative absence de distorsion entre des données, des idées, des connaissances ou des informations.

Il faut donc un paradigme de la cohérence pour une science sociale aux productions scientifiques

cohérentes. Pour ce faire, ni l'équilibrisme du paradigme structuro-fonctionnaliste qui privilégie le changement

dans la continuité de l'existant, ni le radicalisme du paradigme critique qui prône la transformation

révolutionnaire de l'existant vers des voies inexplorées et insondables (changement par la rupture), ne peuvent,

chacun pris isolément, aider à réaliser les finalités sociales prometteuses.

En effet, tout système (physique ou social ou même idéologique), bien qu'évoluant au rythme des chocs

subis de l'extérieur, conserve en lui une dynamique interne, son propre chaos apparent, ce qui lui permet de

changer tout en restant lui-même. Les transformations qu'il subit, malgré les inputs provenant de l'extérieur,

dépendent donc fortement de son état initial.

La spécificité de l'espèce humaine réside dans son intelligence associative qui la rend apte au mélange et à

la synthèse. La tâche prioritaire du chercheur social en pays dominés doit donc consister en la réalisation de cette

synthèse méthodologique en vue d'un dépassement du cadre polémiste de ces deux paradigmes en apparence

inconciliables, alors que, pris isolément, ils ne peuvent chacun permettre qu'une vision parcellaire et relative de

la complexité du social. En effet, dans la réalité complexe qui est la nôtre, les paramètres qui provoquent

régularités et changements sont à la fois mobiles et instables d’une part, et stables et résistants aux changements

d’autre part. D’où, les comportements humains deviennent imprévisibles, imprédictibles.

Aussi, contrairement aux problèmes d’ordre physique (à relativiser), les problèmes sociaux n’ont que très

rarement des solutions uniques, n’obéissent pas toujours à des automatismes ou à des déterminismes même

savamment élaborés. Qu'on se souvienne que les prévisions américaines sur la durée et l'issue de la guerre du

Vietnam, mathématiquement établies par les experts en recherche opérationnelle, ont conduit à un enlisement

total car on n'avait pas tenu compte de la détermination psychologique du peuple vietnamien !

D'où, pendant les périodes de crise globale (guerre, conflits sociopolitiques ou socioéconomiques...), il se

produit des chaos sociaux qui incitent des communautés entières (nations, régions, entreprises, ONG…) à la

recherche des stratégies locales en vue de transcender les menaces générées par des défis menaçant la survie

humaine. Ainsi, face aux menaces que constituent notamment les nouveaux défis internes, les inégalités

Page 12: PARADIGMES ET METHODOLOGIES SCIENTIFIQUES Par Pr Emile ...

12

socioéconomiques, les divergences politiciennes, l'éducation, les défis sanitaires, la mondialisation, la

technologie, le nouvel ordre géopolitique, l'environnement, les rapports de force entre Nations..., les entités

humaines en crise réagissent toujours de manière originale et différente.

Il faut donc réaliser cette synthèse méthodologique globalisante, devant intégrer les éléments des deux

paradigmes dominants, permettant ainsi une visualisation relativement totalisante de la réalité sociale teintée

d'une extrême complexité. A cet effet, écrit R. Aron,

« la sociologie, telle que je l'ai comprise, s'efforce de donner aux problèmes

posés par la philosophie politique une formulation précise et des réponses

possibles. Si elle cesse d'être inspirée ou orientée par des questions de portée

philosophique, elle risque de se perdre dans les études de détail dont la rigueur

même ne suffirait pas à assurer l'intérêt. D'un autre côté, notre discipline

cesserait d'être une discipline empirique et objective si elle prétendait apporter

aux questions philosophiques une réponse dogmatique. Par l'étude des faits

sociaux ou des mécanismes économiques, elle détermine les résultats probables

d'une mesure ou le genre d'avantages et d'inconvénients que présente un régime

; on peut rarement, peut-être ne peut-on jamais déterminer, au nom de la raison

scientifique, la décision qu'il convient de prendre ou le régime que l'on doit

choisir parce qu'il n'est pas d'acte qui ne comporte des inconvénients, ni de

régime qui soit sans défaut »14

.

C'est donc au prix d'un effort permanent de collaboration et d'explicitation que l'on évitera que le

paradigme de référence ne dévie de son rôle d'instrument de recherche pour devenir un dogme, comme ce fut

le cas du marxisme mécaniciste ou du positivisme dogmatique.

On peut illustrer cela par un exemple d'explication sous les moules de ces deux paradigmes. On prend

d'abord le cas de la compréhension du rôle de l'Etat. Pour la théorie fonctionnaliste, l'Etat a pour objet le

maintien de l'ordre et de la justice au sein de la société, la protection des individus sans distinction et leur

intégration au sein de la communauté. La théorie critique (d'inspiration marxiste) définit, quant à elle, l'État

comme un instrument de domination, d'exploitation de classe, au service des minorités dirigeantes qui s'en

servent pour assujettir la société tout entière à leur profit15

.

Ces deux interprétations, en apparence contradictoires, sont loin de s'opposer. Elles ne seront cependant

prises pour vraies ou fausses qu'en fonction du côté où l'on se place. La véracité de l'une ou l'autre thèse

14

Cf. R. ARON, La lutte des classes: nouvelles leçons sur les sociétés industrielles, Gallimard,

Paris, 1967, p. 247. 15

Lire à ce sujet toute la littérature marxiste portant sur l’Etat.

Page 13: PARADIGMES ET METHODOLOGIES SCIENTIFIQUES Par Pr Emile ...

13

dépend du statut du sujet interprétant : pour celui qui épouse le point de vue de la classe opprimée, c'est la

thèse marxiste qu'il lui faut pour justifier sa lutte pour (ou même son aspiration légitime à) un ordre meilleur ;

tandis que pour celui qui se range du côté de la classe privilégiée, c'est la thèse fonctionnaliste qui prévaut,

celle qui soutient à juste titre que l'Etat joue un rôle incontournable dans la régulation de l'ordre établi (le sien)

dans le but de prévenir l'anarchie pouvant résulter des revendications des aigris (chacun doit se contenter de

son statut social qui limite forcément ses prétentions), revendications susceptibles de menacer le statu quo qui

conforte les dominants au risque de troubler l'ordre public.

De manière intégrative, on peut définir l’Etat comme un organisme ou une supra structure qui, placé au-

dessus de tous sur un espace politiquement délimité, est chargé d’assurer l’ordre public tel que conçu par le

groupe d’individus dominants qui, placés à sa tête, s’arrogent le droit de soumettre tout le monde à cet ordre,

par le biais des institutions jouissant du monopole d’imposition d’une violence légitime (acceptée ou tolérée),

physique ou symbolique pour l'intérêt général.16

Se cabrer de manière figée derrière l'une de ses thèses, c'est accepter de n'avoir qu'une vue partielle de la

réalité, c'est refuser de regarder l'autre face de la même réalité. On a donc intérêt à tirer une synthèse

constructive de ces conceptions en apparence contradictoires: en effet, tout pouvoir joue un rôle double, à la

fois oppresseur (point de vue des dominés) et intégrateur (point de vue des dominants). Dans le cadre d'une

science sociale constructive, il faut rechercher entre ces éléments les facteurs de complémentarité, ce qui peut

améliorer la connaissance et assurer à l'action humaine la cohérence nécessaire à l'harmonie sociopolitique

recherchée. Il peut, dès lors, être assigné à l'Etat des fonctions qui permettent une meilleure gestion de la

communauté au-dessus de laquelle il est placé.

On peut également prendre le cas de l'ONU, Organisation des Nations Unies, officiellement chargée

d'assurer la paix et la sécurité dans le monde ainsi que le respect du Droit international. C’est le point de vue

positiviste, propre aux Nations dominantes. Cependant, du point de vue des Nations dominées soumises à des

dominations et guerres récurrentes, cette organisation n'est qu'une machine (machin, selon De Gaulle) aux

mains des puissants qui, avec des législations internationales très complaisantes à leur égard, s'en servent pour

perpétuer leur domination dans un système-monde inégalitaire. Aucun de ces points de vue contradictoires ne

peut revendiquer le monopole de l'exactitude, la vérité étant relative à chaque groupe considéré. Ces points de

vue divergents ne sont pas pour autant antinomiques.

Voilà ce à quoi peuvent mener des connaissances tirées de l'intégration fécondante de l'un et l'autre

paradigme. Retenons que ce n'est pas ce qu'ignorent les hommes qui les caractérisent, mais bien ce qu'ils

savent, la manière dont ils le savent ainsi que la manière dont ils se servent de ces connaissances.

16

Cf. E. BONGELI, Sociologie politique. Perspectives africaines, L'Harmattan, Paris, 2020.

Page 14: PARADIGMES ET METHODOLOGIES SCIENTIFIQUES Par Pr Emile ...

14

Aussi, en contextes différents, les humains peuvent-ils réagir de manières tout aussi différentes à des

stimuli identiques. On explique par exemple que le système allemand de formation, sensiblement plus

performant, ne peut être copié par la Grande-Bretagne qui l'a tenté en raison des différences notables entre

institutions politiques et mentalités dans les deux pays.

Pour revenir au paradigme de la cohérence, il y a lieu de noter que la synthèse conceptuelle sera conçue

à partir de la fusion dialectique des éléments complémentaires puisés dans les deux paradigmes dominants, le

critique et le fonctionnaliste. Si la critique relève l'existence des contradictions, le mérite de l'intégration

(fonctionnaliste) réside dans son essence même qui est de supprimer ou de réduire les contradictions en

réalisant une synthèse nouvelle porteuse de nouvelles contradictions et, ainsi de suite, le mouvement de la

pensée sociopolitique allant de pair avec l'évolution des situations sociopolitiques qui, elles-mêmes, changent

à chaque moment historique, de même que les pratiques politiques qui changent en tout temps et en tout lieu.

Pour l'Afrique en général et singulièrement la RDC, il faut imaginer une science sociale nouvelle,

engagée dans une lutte cognitive visant à relever les multiples défis sociopolitiques présents et futurs qui se

posent dans nos communautés. La crise générale qui frappe les sciences sociales n'autorise plus les

scientifiques congolais de se contenter des mimétismes inconditionnels des épistémologies et sectorisations

disciplinaires d'importation qui ont plus que montré leurs limites.

Bien au contraire, cette crise doit interpeller le génie du savant congolais en vue des renouvellements

méthodologiques nécessaires et appropriés à des situations présentes et futures. Il faut absolument procéder à

une recomposition du paysage scientifique, à un dépassement des frontières académiques entre les disciplines,

forger des paradigmes nouveaux et concevoir des pratiques scientifiques nouvelles. De nouveaux paradigmes

supposent que soient élaborés théories, concepts, notions de base, objectifs scientifiques nouveaux adaptés à

la nature de nos défis, sans quoi on continuerait à jouer le jeu des premiers venus sur le champ de la science,

en l’occurrence l'Occident dont la partialité en sciences sociales n'est plus à démontrer. C'est donc une

question de vie ou de mort.

La nouvelle logique méthodologique devra conduire à un corpus cohérent de connaissances qui mène à

la convergence des actions concertées vers la réalisation des buts sociaux déterminés. Le but de cette

intercompréhension est, comme le dit J. Habermas, « de parvenir à un accord qui conduise à la communauté

intersubjective de la compréhension réciproque, du savoir partagé, de la confiance réciproque et de la

convergence des vues»17

. Personne n'ayant le monopole de la vérité, il faut désormais, à tout prix, éviter

l'appropriation ou la privatisation de la connaissance par une catégorie des personnes (les savants

occidentaux) qui s'estimeraient dès lors en droit d'imposer leurs points de vue, même erronés, aux autres (la

17

J. HABERMAS, Logique des sciences sociales, PUF, Paris, 1987, p. 331, cité par R. ARON, op. cit., p. 366.

Page 15: PARADIGMES ET METHODOLOGIES SCIENTIFIQUES Par Pr Emile ...

15

lumpen intelligentsia africaine). Ainsi que le dit R. Aron, parlant des sociétés industrielles, « la vérité humaine

des sociétés modernes est la communication, accord, rivalité ou conflit. Or, pour que les sociétés hétérogènes

acceptent le dialogue entre les groupes... il faut, non pas qu'aucun groupe ne prétende détenir la vérité ultime,

du moins qu'aucun n'ait un pouvoir suffisant pour imposer par la force l'obéissance à la vérité qu'il tient pour

ultime. Le dialogue s'arrêterait si personne n'aspirait plus au vrai. Il s'arrête aussi le jour où un homme ou un

groupe a la capacité de rendre obligatoire pour tous sa version particulière de la vérité ».18

4. Engagement du chercheur pour une recherche sociale citoyenne, utile et utilisable

C'est ici que nous posons sans complexe le problème de l'engagement du chercheur. Émile Durkheim, le

constructeur de la sociologie moderne écrivait : « Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une

heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif » et, donc, non utilisables socialement.

On ne peut clore une réflexion sur les sciences sociales en Afrique sans parler de leur utilité sociale. La

science pour la science constitue un luxe dont ne peut se contenter l’élite africaine. C’est autant dire que la

science doit être au service de la société, dans la mesure où elle doit servir à relever les nombreux défis qui se

posent à elle. Toute recette, toute stratégie, toute solution qui ne serait pas le fruit des réflexions scientifiques

est présumée conduire à l’échec.

Les sciences des faits sociaux donnent à la compréhension desdits faits une autre dimension par rapport

au sens commun. Et leur utilité dans un pays ayant dès le départ été soumis à une prédation-extraction

inégalée, s’avère cruciale, car il faut reconstituer l’histoire de la colonisation dans toute sa complexité pour

comprendre les engrenages socio-économiques, politiques et culturels dans lesquels sont enchaînés les pays

d’Afrique en général et singulièrement la RDC, et qui les condamnent à un sous-développement chronique.

Dès ses premiers contacts à partir du XVe siècle avec les étrangers arabo-musulmans à l’Est et les

Portugais à l’Ouest, tous les procédés de domination-exploitation toujours en cours ont été ainsi institués en

RDC. Malheureusement, ces pratiques seront poursuivies, consolidées et complexifiées aux contacts au XIXe

siècle avec les Occidentaux durant la meurtrière colonisation. L’accession à l’indépendance nominale ne

changera rien. Bien au contraire, ces liens inégaux seront maintenus et renforcés, aidés en cela par les

inconsciences locales dès la prise de pouvoir par les autochtones formatés à l’acceptation de la domination

occidentale, globale et globalisante.

Si Patrice Lumumba en avait appelé à une réelle réécriture de l’histoire du pays, c’est parce que celle-ci

fut (et l’est encore et toujours) l’œuvre des dominants étrangers qui ont pris la précaution d’occulter

délibérément les mécanismes mis en place pour coloniser indéfiniment l’Afrique. C’est ce qui justifie des

orientations idéologiquement colorées des sciences sociales, que l’on continue à enseigner dans nos universités

18

R. ARON, op. cit., p.366

Page 16: PARADIGMES ET METHODOLOGIES SCIENTIFIQUES Par Pr Emile ...

16

et grandes écoles. Ces sciences à connotation coloniale, je les ai toujours qualifiées d’antisciences,

d’antisociales et de contreproductives, dans la mesure où elles sont élaborées sur base des paradigmes

épistémologiques qui privilégient les intérêts coloniaux et néocoloniaux.

Nos recherches en sciences sociales, nous les voulons africaines. Cela implique inexorablement que

soient démystifiées, autant que possible, les perceptions occidentales de nos réalités. Il faut démontrer

comment l’environnement, pas seulement interne, mais aussi et surtout externe, influence les actions politiques

de manière déterminante. Par exemple, les productions scientifiques occidentales présentent les situations

chaotiques généralisées des Etats africains comme conséquences des mégestions internes. Pourtant, les

tactiques occultes extérieures continuent à tenir en étau les dirigeants politiques africains, si bien que j'ai eu à

qualifier les Etats africains d’Etats-bébés.

D’où l’impérieux devoir des intelligences africaines éclairées de prendre leurs responsabilités historiques

de réécrire l’histoire de l’Afrique, continent ayant subi les pires exactions et violations des droits humains,

mais qui survit grâce à la solidité physique de ses autochtones tant noirs qu’arabes. C’est l’unique voie pour

décoloniser la vision africaine de l’histoire et de penser imaginer des voies et moyens de faire émerger nos

Etats. Les Africains intéressés aux recherches sociales ont ce devoir citoyen de démonter, voire de dynamiter

l’architecture pseudo-scientifique coloniale afin que ces visions fausses devenues vraies par la force des

choses, cessent d’être douloureusement consommées.

Les sciences sociales, je les imagine libératrices. Elle doivent servir à réorienter les connaissances pour

des actions pensées en vue de l’émergence des Etats d’Afrique qui n’est encore qu’un rêve, certes un beau

rêve, qui n’est encore qu’un rêve, mais qui ne restera qu’un beau rêve tant qu’on ne l’aura pas encore réalisé.

Car le savoir social ne peut constituer une force que s’il justifie des capacités nouvelles,

s’il fonde un pouvoir nouveau, une puissance nouvelle susceptible d’éclairer, d’appuyer ou de

dynamiser les acteurs sociaux dans leurs actions visant à réaliser les idéaux d’harmonie

recherchée (qui peut s’appeler développement, ou mieux-être, ou progrès, ou croissance, ou

équilibre des forces, ou amélioration des conditions d’existence, ou lutte des classes ou

(pourquoi pas ?) puissance...) dans une société historiquement déterminée.

Aussi, les conjonctures de crise, pour reprendre les mots de B. Verhaegen, « conduisent

à la prise de conscience politique, à la lutte et au changement. C’est pendant la crise que se

nouent les contradictions, que l’unité des différents niveaux (économique, politique et

idéologique) des pratiques sociales apparaît et que la lutte politique éveille et finalise la

Page 17: PARADIGMES ET METHODOLOGIES SCIENTIFIQUES Par Pr Emile ...

17

conscience des acteurs »19

. L’impasse dans laquelle se trouvent plongées les connaissances

produites face à une crise rebelle et le blocage actuel de la recherche scientifique en sciences

sociales sur l’Afrique en général et le Congo en particulier nécessitent que l’on s’interroge sur

la validité des méthodes classiques.

5. Sur le choix de la méthode: pour l'anarchisme méthodologique

L’objectif est donc d’asseoir de nouvelles pratiques méthodologiques susceptibles de

conduire à la production des savoirs libérateurs et transformateurs des sociétés. Les théories et

méthodes en vogue ne peuvent s’ériger comme seules valables en tout temps et en tout lieu,

car elles ont été produites et ont évolué dans des conditions appropriées. Les politiques

publiques basées sur les paradigmes dominants (positivistes ou critiques) n’ont eu comme

effet que de consolider ou mieux d’aggraver le statu quo toujours insupportable pour les

sociétés et couches sociales défavorisées. On n’a, pour s’en convaincre, qu’à se référer aux

fiascos successifs des thérapeutiques administrées à nos sociétés plus moribondes par les

Institutions internationales (en particulier les financières de Bretton Woods et, actuellement,

de l’OMC), imputables qu’à l’invalidité de leurs assises théoriques.

Il y a donc grand intérêt à critiquer ces paradigmes

« inappropriés pour l’Afrique parce qu’ayant été définis dans des

contextes particuliers (qui se trouvaient être européen/nord-

américain, colonial-impérialiste, raciste et sexiste) ; et leurs principes

théoriques et méthodologiques en ont été influencés. Par conséquent,

les formes de connaissances issues des ces principes et méthodologies

sont également empreintes de la même influence ». Sans nier

l’importance des connaissances produites dans ces cadres

méthodologiques, «l’intérêt de la critique de ces paradigmes est de

souligner en quoi ils sont limités, tendancieux et inadéquats, pour en

adopter ou changer les cadres, afin de dégager de nouvelles

possibilités et alternatives de développement... Leur existence

19

B. VERHAEGEN, « Sources et méthodes de l’Histoire Immédiate », in Cahiers d’actualité sociale, IRSA

(Institut de Recherches Sociales Appliquées), Université de Kisangani, FSSPA, juillet 1984, p.8.

Page 18: PARADIGMES ET METHODOLOGIES SCIENTIFIQUES Par Pr Emile ...

18

constitue un obstacle à la liberté d’élaborer d’autres paradigmes plus

conformes à nos réalités et besoins ».20

Par contre, un autre courant de pensée considère que la connaissance dite scientifique,

au sens de Comte, ne doit sa supériorité par rapport aux autres formes de connaissance qu’en

raison du recours à des méthodes dites de recherche scientifique. Or, prévient Feyerabend21

, à

ce sujet, l’histoire des sciences renseigne sur les limites des prétentions méthodologiques

rigoristes. En effet, certaines grandes découvertes ont été réalisées, de même que certaines

théories ont été élaborées grâce à de fécondes violations des sacro-saintes règles de la

méthodologie scientifique, si chère à la rationalité scientifique.

Ainsi que l’écrit Lecuyer parlant de la création de nouvelles théories grâce au non-

respect des règles méthodologiques, « l’insistance à respecter ces règles n’aurait pas

amélioré les choses, mais bloqué tout progrès… Conclusion : les principes méthodologiques

sont simplistes. Chacun d’eux a été violé une ou plusieurs fois, et avec profit, dans l’histoire

des sciences… La méthode scientifique, la rationalité ne sont que de vaines idoles ». Pour

l’anarchisme épistémologique (dit aussi dadaïsme) de Feyerabend, qui aimait dire : « Laissez

mille fleurs s’épanouir… Tout est permis », note Ntambwe Tshimbulu., « la pluralité des

paradigmes ou de contextes théoriques dont dépendent aussi bien la signification et

l’interprétation des concepts que les énoncés d’observation autorise chaque chercheur à

poursuivre son programme de recherche selon ses inclinaisons personnelles. Cette conception

est revigorée par l’incommensurabilité des paradigmes et le rejet de toute règle générale

nuisible au progrès de la science »22

.

Dans le même ordre d’idées, Jean Bricmont signale que les bouleversements

conceptuels dans la science du Vingtième Siècle ont mis en question la métaphysique

cartésiano-newtonnienne qui consiste à tenir pour vérité indubitable le fait que les

phénomènes naturels sont extérieurs à la conscience des hommes et que l’on peut mieux les

comprendre à travers les lois physiques éternelles dont les hommes peuvent extraire des

connaissances fiables « en suivant des procédures objectives et les contraintes

épistémologiques de la (soi-disant) méthode scientifique ».

20

AYESHA Iman et AMINA Mama, « Limitation ou élargissement de la liberté académique : la responsabilité

des universitaires », in M. DIOUF et M. MANLAMI, op. cit., pp. 82-123, pp. 88-89. 21

Cf. FEYERABEND, Contre la méthode. Esquisse d’une théorie anarchiste de la connaissance, Seuil, Paris,

1979. 22

R. NTAMBUE Tshimbulu, La critique africaine de la techno-science : concepts, courants et structure,

Bruylant-Academia, Louvain-la-Neuve, 1998, p.23.

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19

Se fondant sur les critiques de l’histoire et de la philosophie des sciences ainsi que sur

les critiques féministes et post-structuralistes qui ont démystifié le contenu de la pratique

scientifique occidentale dominante, révélant l’idéologie de domination cachée derrière la

façade de l’objectivité, Bricmont poursuit : « Il est ainsi devenu de plus en plus clair que la

réalité physique, tout autant que la réalité sociale, est fondamentalement une construction

linguistique et sociale ; que la connaissance scientifique, loin d’être objective, reflète et

encode les idéologies dominantes et les relations de pouvoir de la culture qui l’a produite,

que les assertions de la science sont, de façon inhérente, dépendantes de la théorie et auto-

référentielles, et par conséquent, que le discours de la communauté scientifique, malgré sa

valeur indéniable, ne peut pas prétendre à un statut épistémologique privilégié par rapport

aux narrations contre-hégémoniques émanant de communautés dissidentes ou

marginalisées ».23

Il en résulte une relativisation de la portée réelle des méthodes scientifiques

classiques prises pour absolument incontournables, même s’il peut paraître déraisonnable

de nier le fait que les sciences exactes, à travers ses découvertes et ses applications

technologiques, offrent au moins une certaine certitude que les principes méthodologiques

utilisés restent relativement fiables. Contre le monisme méthodologique, « certains secteurs

des sciences humaines sont dominés par l’idée que l’homme est à ce point différent du reste

de la nature que seules les méthodes radicalement non scientifiques peuvent permettre de le

comprendre »24

Il y a donc lieu de prendre également en compte les savoirs issus de canaux autres que

ceux des sciences bâties sur le strict respect des méthodes scientifiques connues. A ce sujet,

parlant de ses collègues, le philosophe B. Russel dit : « Ils admettent volontiers que l’intellect

humain est incapable de trouver des réponses définitives à de nombreuses questions fort

importantes pour l’humanité, mais ils refusent de croire qu’il existe une ‘plus haute’ façon de

connaître, grâce à laquelle nous pouvons découvrir des vérités cachées à la science et à

l’intellect »25

.

A cet effet, H. Jane a opéré une classification des sciences ( et ce parmi tant d’autres) en

distinguant les sciences newtoniennes, des sciences prigoginiennes. Les premières s’occupent

des phénomènes naturels, répétitifs, réversibles, relativement simples et soumis au

23

J. BRICMONT, « Impostures intellectuelles : quelques réflexions sur l’épistémologie et les sciences

humaines », in Haalt de psychotherapie de 21ste eeuw, Garant, Leuven, 1999 (Version électronique, pp. 10-11). 24

IDEM, « Qu’est-ce que le matérialisme ? », Revue Electronique de sociologie. 25

B. RUSSEL, The Basic Writtings of Bertrand Russel, Routledge, Londres, 1992, pp. 306-307, cité par Ibidem.

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20

déterminisme. Ces sciences newtoniennes, elles-mêmes, s’accommodent de moins en moins

des exigences méthodologiques, telles la distance nécessaire entre l’observateur et l’observé,

la pure objectivité contre la subjectivité, la vérité scientifique indiscutable, la soumission à un

déterminisme quasi- absolu… Ainsi que le dit Bricmont à propos du déterminisme

scientifique, « même si les lois physiques fondamentales étaient parfaitement déterministes,

notre ignorance nous forcerait à introduire un grand nombre de modèles probabilistes pour

étudier les phénomènes à d’autres niveaux comme le gaz ou les sociétés »26

.

Par contre, les sciences prigoginiennes tiennent du principe de Prigogine selon lequel

les phénomènes qui forment la réalité sont irréversibles, indéterminés, probables, aléatoires,

complexes… et par conséquent, ne se prêtent pas à des approches trop rigoristes. Les

phénomènes prigoginiens, dont font partie les faits sociaux, sont des phénomènes complexes.

Or, note Rezsohazy, « plus nous nous éloignons du fait simple pour aller vers des faits

toujours plus complexes, plus la part de la construction devient grande, plus l’élaboration

théorique joue un rôle important »27

.

Les sciences sociales ne peuvent donc pas espérer légitimer leur scientificité en copiant

les méthodologies des sciences newtoniennes et en en important les concepts. « La biologie ne

s’est pas développée en ‘singeant’ la physique, mais en développant ses propres concepts (p.

ex. la sélection naturelle)... Il n’y a pas de ‘balle magique’ en sciences : importer les concepts

peut être utile mais ce n’est pas un substitut à des travaux de longue haleine ou à la

vérification des théories grâce aux expériences et aux observations »28

. Il faut donc, pour le

chercheur en sciences sociales, éviter l’obsession de se conformer de manière scrupuleuse

voire maladive aux dogmes et orthodoxies méthodologiques classiques.

Conclusion

En guise de conclusion, j’affirme que le chercheur doit se constituer, selon les mots

d’Edgar Morin en observateur-concepteur. Cette notion rend pertinente la permanence de la

vigilance épistémologique à chaque instant du travail scientifique, considéré comme un

exercice permanent d’observation, de construction et de reconstruction des connaissances sur

des faits sociaux eux-mêmes soumis à une dynamique, et non comme la production des

solutions épistémologiques absolument définitives. L’observateur-concepteur doit être un

26

J. BRICMONT, art. cit., p. 16. 27

REZSOHAZY cite par Ibidem. 28

Ibidem.

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penseur autonome, autonomie signifiant, « dans le domaine de la pensée, l’interrogation

illimitée, qui ne s’arrête devant rien et qui se remet elle-même constamment en cause »29

.

Dans le même ordre d’idées, B. Verhaegen écrit :

« Nous pensons que la critique méthodologique doit se

poursuivre consciemment tout au long de la recherche concrète et de

l'effort théorique. Ceci pour deux raisons : la première, c’est qu’il n’y

a pas, en sciences sociales, de connaissances définitivement acquises,

ni de théories s’imposant de manière absolue. Il ne saurait donc y

avoir a priori que des méthodes imparfaites. En second lieu, il existe

une relation de dépendance entre la méthode et la recherche pratique

qui n’est généralement pas reconnue : si on admet que la recherche

est conduite en fonction d’options méthodologiques qui en influencent

le cours et les résultats, on ignore la relation inverse : l’exercice

d’une méthode au cours d’une recherche modifie à son tour les

options méthodologiques de départ soit dans le sens d’une

clarification et d’une plus grande prise sur la réalité, si la recherche a

abouti à une meilleure connaissance de l’objet, soit dans le sens d’un

rétrécissement du champ méthodologique et d’une perturbation de sa

valeur, si l’opacité des phénomènes sociaux n’a pu être dissipée par

l’éclairage méthodologique, ce qui est généralement le cas. Nous

voulons dire par là que tout savant qui ne considère pas sa méthode

comme une variable en partie dépendante de sa propre recherche, est

amené à transformer ses options méthodologiques en idéologie dans

la mesure où la réalité sociale s’avère résistante à la démarche de

connaissance ou travestie par ses résultats »30

.

On perçoit dès lors le danger de rester figé dans une option méthodologique donnée, en

niant toute possibilité d’émergence de méthodologies alternatives. A ce sujet, je vous convie

instamment à la lecture de l'ouvrage collectif intitulé Terrain et exigences méthodologiques

29

C. CASTORIADIS, « L’individu privatisé », in Le Monde Diplomatique, février 1998, p. 23, Version

électronique (http://www.mondediplomatique.fr.1998/02/castoriadis/10046.html. 30 B. VERHAEGEN, « Méthode et problèmes de l'Histoire Immédiate », Cahiers économiques et sociaux, Vol.

VIII, n° 3, Sept. 1970, pp. 471-488.

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écrits par une équipe des chercheurs de l'Université de Kinshasa sous la direction d'Héritier

MAMBI Tunga Bau et de Philémon MWAMBA Mubunda.31

31

Cf. Ph. MWAMBA Mumbunda et H. MAMBI Tunga-Bau (dir), Terrain et exigences méthodologiques,

LHarmattan, Paris, 2016.