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Marc Angenot Recueil d’écrits sur l’utopie et la dystopie Ø – Préliminaires Six étapes et six grands textes: De Optimo rei publicae statu deque Nova insula Utopia de Thomas More. 1516. [Libellus vere aureus, nec minus salutaris quam festivus de optimo rei publicae statu, deque nova insula Utopia] Gulliver’s Travels de Jonathan Swift. Une version censurée et modifiée par son éditeur paraît pour la première fois en 1726 ; ce n’est qu’en 1735 qu’il paraît en version complète. L’an 2440 rêve s’il en fut jamais de Louis Sébastien Mercier. 1770. Étienne Cabet, Voyage en Icarie, 1839. Le Monde tel qu'il sera d'Émile Souvestre, 1846. Star ou Q de Cassiopée de Charlemagne Ischir Defontenay. 1854. Friedrich Engels, Die Entwicklung des Socialismus von der Utopie zur Wissenschaft. Hottingen-Zürich: Schweiz. Genoss.-Druckerei, 1882. 1. Étiologie du mal social : remonter à la cause première Extrait de Le mal social et ses remèdes # Critique sociale et contrepartie utopique D’un point de vue rhétorique, la critique sociale n’est que la pars destruens d’un système de pensée qui oppose à cette partie critique un contreprojet d’où les maux constatés auront disparu. Pars construens et pars destruens se font ensuite face: pour convaincre qu’il 1

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Marc Angenot

Recueil d’écrits sur l’utopie et la dystopie

Ø – Préliminaires

Six étapes et six grands textes:

De Optimo rei publicae statu deque Nova insula Utopia de Thomas More. 1516. [Libellus vereaureus, nec minus salutaris quam festivus de optimo rei publicae statu, deque nova insula

Utopia]

Gulliver’s Travels de Jonathan Swift. Une version censurée et modifiée par son éditeurparaît pour la première fois en 1726 ; ce n’est qu’en 1735 qu’il paraît en version

complète.

L’an 2440 – rêve s’il en fut jamais de Louis Sébastien Mercier. 1770.

Étienne Cabet, Voyage en Icarie, 1839.

Le Monde tel qu'il sera d'Émile Souvestre, 1846.

Star ou Q de Cassiopée de Charlemagne Ischir Defontenay. 1854.

Friedrich Engels, Die Entwicklung des Socialismus von der Utopie zur Wissenschaft.Hottingen-Zürich: Schweiz. Genoss.-Druckerei, 1882.

1. Étiologie du mal social : remonter à la cause première

Extrait de Le mal social et ses remèdes

# Critique sociale et contrepartie utopique

D’un point de vue rhétorique, la critique sociale n’est que la pars destruens d’un systèmede pensée qui oppose à cette partie critique un contreprojet d’où les maux constatésauront disparu. Pars construens et pars destruens se font ensuite face: pour convaincre qu’il

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«faut jeter bas l’état social actuel»,1 il ne suffit pas d’en diagnostiquer la scélératesse, il fautavoir dans sa poche un contreprojet tout prêt et ses décrets d’application. Aux grandsmaux, les grands remèdes.

L’axiome fondateur de la critique sociale, et ce qui deviendra son aporie première, est celuid’une éradication possible et à portée de main du mal, de chaque mal social, de tous lesmaux dont la société donne l’atroce spectacle. Le spectacle de l’ignorance, de la misère,de la prostitution indigne, mais il invite à conclure que «tout ordre social dans lequelpersistent ces signes hideux est fatalement condamnée à périr» et à brève échéance.2 Lalogique historico-déterministe a ici sa source, il faut préparer un ordre nouveau non parcequ’une société si mauvaise mérite d’être détruite, non parce que le mal scandalise laconscience, mais parce que ce mal omniprésent annonce l’effondrement prochain d’unsystème fondamentalement invivable.

La critique sociale se développe dès l’aube de la révolution industrielle selon deux logiquesdivergentes, deux logiques, en fait, étrangères l’une à l’autre. Celle des Grands récits apour amorce un réquisitoire englobant contre une société inique qui pêche par la base, quiest à démolir et à refaire de bout en bout. Celle des «philanthropes» consiste au contraireà se représenter le progrès comme une cumulation d’améliorations ponctuelles et lasociété comme entachée de «problèmes» indépendants, juxtaposés dont la solution est à laportée des gens de bien, à se donner une cible et un mandat civique déterminés, àréformer une société qui pourrait être meilleure, mais n’est pas mauvaise par essence, àlui faire faire un «progrès» puis un autre pour l’empêcher de périr et mieux résister àl’assaut des mécontents. Le mal des philanthropes qui a pour causes l’imprévoyance desuns, la dureté ou le vice des autres, n’est jamais un mal social par essence.

Des réformateurs romantiques et des premières sectes socialistes (dites ultérieurement«utopiques») aux idéologies de masse du 20ème siècle, au premier chef celle qui s’estdésignée comme le «socialisme scientifique», les deux siècles modernes ont connu l’éternelretour d’une forme de pensée militante qui va du diagnostic de maux innombrables dusà «la mauvaise organisation de la société» à la découverte de leur étiologie, au dévoilementde leur cause ultime, puis à l’exposé d’un remède, à la découverte d’une panacée, conformeà la fois à la nature humaine et au progrès historique, et à l’annonce démonstrative de lachute prochaine de la société mauvaise – en dépit de la vaine résistance des suppôts dumal social et ennemis du peuple – et de l’instauration sur ses ruines d’une société juste,heureuse, définitive et immuable. On peut voir se constituer intégralement dès le premier

1. L’Égalité, 16. 5. 1889, 2 c. 3.

2. Flotte, Paul Louis François René, vicomte de. La souveraineté du peuple. Essais sur l’esprit de la révolution. Paris: Pagnerre, 1851, 177.

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tiers du 19ème siècle cet enchaînement propre de raisonnements sur une société «malade», surun état social qui ne peut plus durer et sur son remplacement inévitable et prochain parune société juste et bonne, paradigme dont le pouvoir persuasif et mobilisateur a étéimmense et qui continue à hanter vaille que vaille, près de deux siècles plus tard, en ayantperdu ses fondements, sa relative cohésion et ce qui fit sa force d’évidence, toute critiquesociale possible. Ces doctrines se déploient en un parcours immuable que je me proposedans ce livre de suivre pas à pas, d’une critique à une solution, du mal constaté au remèdedéfinitif.

! La Cause initiale

La topique de la critique sociale romantique débouche sur un mouvement cognitif qui estle nœud du système: l’esprit militant a décrit avec indignation une cumulation de maux etde vices divers, d’une diversité qui semble d’abord impossible à maîtriser, et puis ildécouvre derrière tous ces vices et ces injustices qui l’indignent une Cause sous-jacenteunique à quoi se rattache chaque mal particulier. C’est en effet, raisonne-t-il, que pourtrouver le vrai remède (et non appliquer en vain des «palliatifs» locaux), il faut être d’abordremonté ou plutôt redescendu à la cause du mal, – axiome méthodologique et métaphoremédicale toujours des réformateurs.3 S’il y a en effet dans la dynamique des vices sociaux,une cause constante, il suffira d’agir en supprimant cette cause, ce primum mobile.L’optimisme des Grands récits ne tient pas seulement à la foi – qui en forme la fondation– en la bonté naturelle de l’homme et en sa rationalité, mais à la conviction que, la Causeunique étant bien dégagée, une procédure corrective, une solution générale sont à portéede main. La société-édifice «repose sur des bases vicieuses»: il faudra la reconstruire en enchangeant les fondations.

Trouver la Cause, c’est ne pas se disperser en des combats partiels, aller à l’essentiel et s’ytenir: «Il ne s’agit pas de crier contre le vice, le crime, le mal. (...) Il faut aller aux causessociales des vices, du crime, du mal et enlever ces causes. S’en prendre aux effets sansremonter aux causes, c’est œuvre stupide», raisonne Victor Considerant.4 La tâcheherculéenne de délivrer les hommes du mal se simplifie! D’où le moment euphorique desGrandes espérances où le diagnostic ultime est formulé, l’+LD06" Erlebnis: «Tout le malde la société provient d’un vice d’anarchie sociale qui engendre l’oppression du travail parle capital».5

3. Littéralement chez Ét. Cabet, La femme, son malheureux sort dans la société actuelle, son bonheur dans la communauté. 7e éd. Paris:Bureau du populaire, 1848, 8.

4. V. Considérant, Destinées sociales. Paris: Librairie phalanstérienne, 1847. 3 vol, I, 54. [1ère édition 1837-1844.]

5. Ad. Toussenel, Les Juifs, rois de l’époque, histoire de la féodalité financière. Paris: Librairie de l’école sociétaire, 1845, 120.

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Le topos du Premier vice social remonte haut, il faut aller d,abord au petit personnel desLumières, comme l’Abbé Mably, qui lui-même le trouve à la fois chez Rousseau («le premierqui ayant enclos»...), dans Saint Basile-le-Grand et autres Pères de l’Église et dans lesraisonnements de l’Utopie de More: «Je vous défie de remonter jusqu’à la première sourcede ce désordre [général] & de ne la pas trouver dans la propriété foncière»....6 VilfredoPareto dans ses Systèmes socialistes présente la découverte de la cause première par tousles faiseurs de systèmes depuis Thomas More comme le produit d’un sophisme usé du type«post hoc ergo propter hoc». Si le mal est social, il a une cause ultime dans les soubassementsdu système, il importe donc de trouver d’abord ce principe vicieux qui engendre tous lesvices sociaux. – Et une fois trouvé ce principe, il conviendra, fort simplement, de leremplacer par son inverse. «Le raisonnement que fait plus ou moins sciemment More, ainsid’ailleurs que la plupart des réformateurs, paraît être le suivant: A produit B, qui estnuisible, C est le contraire de A, donc en remplaçant A par C nous ferons disparaître B etles maux qui affligent la société cesseront».7 Vers 1830, ce qui se produit de décisif pourla modernité, c’est que ce vieux raisonnement utopique de conjecture rationnelle esttransfiguré en démarche déclarée «scientifique». «Nous allons mettre en regard de ceshideuses amours civilisées empreintes de fausseté, de perfidie, de matérialisme et decupidité, les amours d’Harmonie etc.», ainsi procède un traité fouriériste.8 Comment ne paspréférer une société «où l’on dépenserait en écoles ce qu’il faut aujourd’hui dépenser enprisons. Où à l’usure qui est un grossier despotisme, on subsituerait le crédit gratuit quiest la dette de tous envers chacun? etc.»: vers 1848, ces contrastes constituaient unedémonstration.9

Thomas More avait raisonné son Utopie comme cela, c’est vrai et Pareto a raison deremonter à lui, mais il n’est pas vrai que, théologien et légiste sous Henri VIII, l’amid’Érasme ait prétendu formuler un remède réaliste ni un programme réalisable; l’humanisteanglais ne développe en un divertissement savant qu’une expérience mentale,Denkexperiment, et non un programme positif.

Nul ne s’est plus réclamé de multiples «précurseurs» que les pensées du progrès!Particulièrement, le socialisme de la Deuxième Internationale a multiplié de façontouchante les livres admiratifs sur ses innombrables précurseurs et sur leurs «filiations»

6. Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l’ordre naturel et essentiel des sociétés politiques. Paris: Nyon, 1768, 13. EtMorelly dans son Code de la nature: «vous n’avez point coupé racine à la propriété, vous n’avez rien fait».

7. Vilfredo Pareto, Les systèmes socialistes, Giard & Brière, 1902, II, 261.

8. Hennequin, Victor. Les amours au phalanstère. Paris: Librairie phalanstérienne, 1847, 5.

9. Louis Blanc, Nouveau Monde, 1: 1849, 5.

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jusqu’à eux, les légataires universels.10 Thomas More, Tommasso Campanella, mais aussi,du côté des grands «révolutionnaires», Spartacus, Thomas Münzer, Jean de Leyde, GeraldWinstanley avaient été des «précurseurs» des militants socialistes modernes et on devaitles admirer à ce titre.11 C’est ce qu’ont voulu faire comprendre au monde les Soviétiquesen dressant un monument à Moscou à l’auteur de l’Utopie, Thomas More, lointainprécurseur de Lénine plutôt que saint de l’Église romaine! Les Levellers de la Révolutionanglaise avaient exigé l’égalité sociale et l’instauration de la propriété collective, mais ilsprétendaient légitimer leurs revendications par la volonté divine et à coup de citations del’Apocalypse. C’était, expliquait-on naguère, le «langage de leur temps», épiphénomènenégligeable puisque, dans le «noyau» de leurs revendications «concrètes» elles-mêmes,égalité civique et propriété collective, il n’y avait rien de religieux ... à moins deconsidérer qu’égalité et propriété collective ne soient des aspirations essentiellementreligieuses et irrationnelles. Les penseurs modernes s’affairaient alors à «dégager» ce quele passé avait recouvert d’un «voile» religieux pour y trouver cachées des idées modernes.Il n’y avait rien d’étonnant que l’on découvre constamment dans le passé des«préfigurations», inadéquates encore et prometteuses – sinon, ici et là des idéespleinement «annonciatrices» d’un avenir cognitif qui était devenu le présent.

Les réformateurs romantiques revendiquent, eux, cette façon de procéder comme uneméthode moderne et concrète, fondement de toute action sociale. C’est même cette«découverte» de la Cause première qui légitime les fouriéristes et les saint-simoniens de1830 à parler, chacun de leur côté et en attendant le «socialisme scientifique», d’une«science sociale» fondée par leur maître. Une science se reconnaît à la grande synthèseexplicative qu’elle substitue à des intuitions et des constats partiels. Pour extirper lesdésordres sociaux, il faut en avoir trouvé le principe et puis attaquer la question à la«racine» au lieu de vainement et indéfiniment s’en prendre aux effets et soigner dessymptômes récurrents. «Sans une connaissance certaine de la cause de la misère humaine,pose Robert Owen, il serait impossible de savoir si le mal peut être détruit par la puissanceinhérente à l’humanité».12 Au contraire, «quand les causes du mal seront détruites, le malcessera et pas avant».13 C’est en quoi cette critique sociale peut être appelée et s’est fait

10.On verra le classique de K. Kautsky, Die Vorläufer des neueren Sozialismus. Stuttgart: Dietz, 1895. 2 vol. Kautsky part de Platon pouraboutir aux anabaptistes en passant par le «Urchristliche Kommunismus». Il consacre également un livre à Thomas More. En françaison se rapportera à Eugène Fournière, Les théories socialistes au 19e siècle de Babeuf à Proudhon. Paris, Alcan, 1904.

11. Fr. Engels montre dans le mouvement anabaptiste un précurseur du socialisme moderne dans Der deutsche Bauernkrieg. 1850.La Guerre des paysans en Allemagne. Paris, Éditions sociales internationales, 1929, rééd. Paris, Éditions sociales, 1979.

12. Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel basé sur les lois de la nature humaine. Trad. & abrégé par T.W.Thornton. Paris: Paulin, 1847, 43.

13. Owen, Robert. Le livre du nouveau monde moral, contenant le système social rationnel basé sur les lois de la nature humaine. Trad. &abrégé par T.W. Thornton. Paris: Paulin, 1847, 65.

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appeler «radicale» puisqu’elle se donnait mandat d’«attaquer dans sa racine l’arbre dumal»14, de l’extirper. Toute idéologie militante se flatte de cette radicalité: «nous attaquonsla société actuelle non seulement dans ses abus mais surtout dans sa base...»15 Micheletvante la supériorité de la méthode «radicale» sur celle des empiristes, des modérés et desprudents: le réformateur radical, appelé au chevet de la société malade, sait qu’il lui fautremonter des symptômes à la cause première et c’est son avantage sur les autres médecinssociaux timorés qui ne conçoivent que des «palliatifs», des «cautères».

Nos médecins législatifs traitent chaque symptôme comme une maladie isolée etdistincte, et croient y remédier par telle application locale. Ils sentent peu lasolidarité profonde de toutes les parties du corps social et celle de toutes lesquestions qui s’y rapportent.16

À quoi se reconnaît la Cause première? Au fait justement que des maux en grand nombre,que tous les maux en découlent. Il faut juger l’arbre à ses fruits, dit le proverbe; la Causepremière est une boîte de Pandore d’où on peut voir s’échapper comme conséquences lesmaux sociaux qu’on a recensés. «Les conséquences du régime bourgeois sontnécessairement le vol, l’escroquerie et la concussion»....17 Pour Louis Blanc, la«concurrence» était vue comme le premier des maux à éliminer: elle est en effet à n’en pasdouter cause de faillites et de ruines, cause de la surproduction et des crises, source demaux immenses, non seulement pour les exploités réduits par la baisse des salaires et lechômage à la misère, remplacés par des machines, ou par des femmes et des enfants, maismalheur pour les industriels eux-mêmes constamment dans l’angoisse d’être écrasés parde plus gros. Les économistes chantaient au contraire à l’unisson les «bienfaits» de laconcurrence, cette «figure industrielle de la liberté», ce «stimulant énergique et nécessairede la production et régulateur, merveilleusement simple et efficace, de la distribution dela richesse».18 Ceci indignait le doctrinaire de l’Organisation du travail: comment unprincipe dont découle tant de maux pourrait-il être un bien néanmoins – sauf aux yeux descélérats? La concurrence produit des ruines et des catastrophes donc la concurrence estun mal en soi, le mal premier à extirper: c’est le raisonnement imparable de Louis Blanc etFrédéric Bastiat cherchera en vain à lui faire aborder le problème du marché autrement.

14. Dézamy, Théodore. Code de la communauté. Paris: Prévost-Rouannet, 1842, 6.

15. Le drapeau noir, Bruxelles, 1. 6. 1889, 1.

16. Le peuple. Paris: Comptoir des imprimeurs-unis/Hachette, Paulin, 1846, 143.

17. Titre, La philosophie de l’avenir, août 1893.

18. Molinari, L’évolution économique au XIXe siècle: théorie du progrès. Paris: Reinwald, 1880, v.

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La cause première du mal une fois décelée, on va donc démontrer, mettant la preuve surla somme, que tout et son contraire en sortent. Le mal fondamental se démultiplie en desvices et des malheurs innombrables. Fourier avait ainsi relevé douze défauts de laCivilisation, qui découlaient de l’ignorance de la loi de l’Attraction passionnelle et quimultipliaient en «mode composé» les abus de la société barbare, – c’était à savoir:«Centralisation politique, progrès de la fiscalité, spoliation des communes ou étatisationà outrance, dépravation judiciaire, instabilité des institutions, tartarisme [c.-à-diremilitarisme], commerce anarchique, scandales industriels et financiers, illusionséconomiques, jacobinisme communiqué[?], schismes religieux».19

Pour le socialiste scientifique, plus tard, ce n’est pas seulement l’exploitation économiqueelle même due à «l’appropriation privée des moyens de production» qui fait du capitalismeun régime néfaste et criminel. Tous les torts, tous les vices qu’on peut repérer dans lasociété résultent de cette axiomatique perverse. La propagande socialiste n’a eu de cessede montrer tous les vices sociaux comme inhérents au capitalisme, impossibles dans uneautre société, un capitalisme irréformable et totalement scélérat: «Tant durera la société[capitaliste], tant dureront fraude, chômage, misère»...20

Je m’arrête un instant à ces raisonnement ipso facto, partie intégrante de la pensée de GrandsRécits. Ils relèvent d’une épistémologie mécanique face aux complexités sociales: la causesupprimée, les effets inhérents disparaissent. Par exemple, supprimez le capitalisme, voussupprimez ipso facto la paresse, la délinquance, l’alcoolisme, la prostitution, lesfalsifications alimentaires, la pornographie... Ceci a été écrit cent fois et par les meilleursesprits. Dans une société égalitaire où tous travailleront joyeusement, «quel intérêt» unefemme aurait-elle à se vendre? Pourquoi l’alcoolisme subsisterait-il quand tous lestravailleurs seront heureux? Pourquoi et comment des paresseux et des tire-au-flanc, dansune société bien organisée, où le travail sera «facile» et justement rémunéré? Il n’y a pasnécessairement une foi dans la bonté native de l’homme dans ces raisonnements, il y al’idée qu’ayant toujours la possibilité de faire le mal, l’homme, dans une société meilleure,mieux faite, refaite sur de nouvelles bases, n’aura plus aucun intérêt à le faire. Et que seulsdes fous pourraient s’opposer au régime collectiviste, des fous qu’il faudraphilanthropiquement rééduquer21.

L’optimisme des Grands récits ne tient pas seulement à la foi – qui en forme la fondationnécessaire – en la bonté naturelle de l’homme et en sa rationalité, mais à la conviction que,

19. Commenté par La Rénovation, vol. 1903, 1675.

20. Marcel Sembat, Le Socialiste [S.F.I.O.], 19 avril 1908, p. 1.

21. J’ai étudié ces projets de rééducation, dans la doctrine socialiste de la Deuxième Internationale, dans L’Utopie collectiviste.

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la Cause unique étant bien dégagée, une procédure corrective, une solution sont à portéede main. Que le mal est décidément social donc contingent et remédiable. Il suffit desupprimer cette cause et, quels que soient les aléas entrevus, le révolutionnaire seconvainc que ce sera fondamentalement facile. Parfois, on peut parler d’optimisme béat.Ainsi de ce propos du vieux leader Jean Allemane répliquant aux sempiternelles «objectionsbourgeoises» face au projet collectiviste: «Pourquoi prévoir les obstacles? La force deschoses nous pousse.... tout s’arrangera!»22

La découverte du mal premier permet aussi d’indiquer sans erreur possible l’ordre despriorités et de désavouer ceux dont la stratégie passe par un ordre différent qui montrequ’ils n’ont pas été au fond du problème:

Des esprits dont les bonnes intentions ne sauraient être douteuses ont imaginédans ces derniers temps, de rendre les masses aptes au débat [politique], enprodiguant à tous l’enseignement primaire. Spéculation vide pour former deshommes sociaux. Avant d’appeler une génération aux écoles, faites donc qu’elle nemanque ni de pain, ni de vêtements, ni de logement (...). Les besoins qui doiventêtre satisfaits en premier ordre sont ceux du corps et des sens.23

(.....)

!

2. Émergence du genre anti-utopique en France : Souvestre, Giraudeau, Robida

Je me donne pour objet dans le présent exposé l'émergence du genre de l'anti-utopie en Franceà partir du milieu du XIXe siècle et en allant jusqu'à la première Guerre mondiale. Ce faisant jepoursuis un certain nombre de buts convergents: ) mettre en lumière une tradition dotée d'unecertaine continuité, mais composée d'ouvrages oubliés aujourd'hui (ce qui ne veut pas dire qu'ilsaient passé inaperçus au moment de leur parution: le succès des textes non canoniques estsouvent à la fois vif et fugace); ) en décrivant cette tradition, faire apparaître, dès l'origine,certaines constantes thématiques liées à certaines tactiques idéologiques qui ensembledéterminent d'emblée l'identité du genre anti-utopique; ) par cette entreprise de rétrospection«érudite», corriger une manière d'appréhender les dystopies d'Orwell ou d'Huxley comme desopérations littéraires liées à des conjonctures propres à l'époque contemporaine; le genre de

22. Cité dans : Brisson, Adolphe. Les prophètes. Paris: Tallandier, 1903, 65. BN[Ln2325.

23. Just Muiron, Aperçus sur les procédés industriels et l’organisation sociétaire. Paris: Librairie sociétaire, 1846.

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l'anti-utopie est au contraire apparu un bon siècle avant 1984; de façon datable en français, en1846, c'est-à-dire, relevons-le tout de suite, deux ans avant la vague de révolutions démocratiquesen Europe en 1848. L'analyse des textes sera assez sommaire: le temps manque, qui seraitnécessaire pour faire apparaître les stratégies idéologiques de chacun des auteurs que je vaispasser en revue. Mon but est de montrer l'imposition récurrente d'une formule idéologico-littéraire spécifique et stable à travers le XIXe siècle. L'anti-utopie ne se définit pas comme unretournement de l'axiomatique de l'utopie littéraire où, à la peinture d'une société idéalementmeilleure que la société empirique de l'auteur, se substituerait simplement celle d'une société àtous égards pire que celle-ci.

..... La dystopie, née sous Louis-Philippe, est anticipativement le genre littéraire parexcellence du 20e siècle totalitaire. Elle est le récit ironique non d’une société simplementpire que celle du lecteur, mais d’une discordance entre la lugubre réalité des choses et unemensongère et envahissante propagande d’État qui finit par prévaloir dans les esprits surl’expérience même. On verra au chapitre 4 que plusieurs mettent le mensongeomniprésent parmi les paramètres définitionnels du totalitarisme. L’idéal collectiviste etémancipateur, d’autant plus présent dans les propagandes que s’étendaient en URSSl’étatisation à outrance, les pénuries, la répression et la terreur policière, tel est au 20e

siècle la cible des romans dystopiques du Russe Evgenii Zamiatyne, Nous, d’Aldous Huxleyet d’Orwell qui y entremêlent des traits des non moins mensongers et inhumains«fascismes». La pars construens de toute dystopie fait penser à ce que les communistesoccidentaux, aveugles à la surveillance policière, à la terreur et à la répression, ont cru voiren visitant l’URSS, à savoir le socialisme idéal dont la doctrine leur promettait depuistoujours l’avènement. Je lis dans un récit de voyage de 1930:

«Plus d’exploitation de l’homme par l’homme! Le capitalisme enfin jugulé, terrassé,exproprié ! ... La conquête du pouvoir politique, la société collectiviste oucommuniste, utopies d’hier, vérité d’aujourd’hui ! L’idéal qu’on désespéraitd’atteindre, la Russie révolutionnaire le sculptait jour par jour, sous nos yeux, danssa chair.»24

L’anti-utopie propose au lecteur, sous forme d’une fiction «amusante» quoique censéedonner à réfléchir, un raisonnement par autophagie (ainsi que dit l’ancienne rhétorique)argument qui démontre qu’un principe est mauvais, si bon qu’il puisse se présenter àpremière vue, dont les conséquences probables sont détestables. Il me paraît que l’idéede société totalitaire telle qu’elle se développera dans un climat propice dans les années1930-1950, est dès lors parfaitement préfigurée, décrite avant la lettre dans les fictions unpeu désuètes mais très détaillées de Souvestre et de Giraudeau. Tant chez Souvestre que

24. L.-O. Frossart, De Jaurès à Lénine. Paris, 1930.

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chez Giraudeau, la dystopie extrapole une société future qui est autant au service duCapital, hyper-industrielle, productiviste, technocratique qu’elle est réputée «socialiste»,et qu’elle est bureaucratique, répressive et démagogique.

L'anti-utopie s'offre dès l'origine comme une contrepartie polémique au genre même del'utopie et aux conceptions utopiques (au sens de Mannheim) prévalentes dans un état desociété donné, c'est-à-dire, à la fois, à la conception bourgeoise du Progrès, laquelleprétend mettre en parallèle la marche positive du progrès scientifique et technique et duprogrès des mœurs, et à la conception socialiste d'une évolution nécessaire vers un étatde société égalitaire, organisée en vue d'une plus grande justice et rationalité des rapportssociaux. Face à ces deux utopismes, l'anti-utopie se présente comme une protestationlittéralement réactionnaire qui, au nom d'une conception traditionaliste des besoins et desprérogatives de l'individu, d'une part disjoint radicalement l'idée du progrès scientifiqueet industriel de celle du progrès moral; d'autre part disjoint et montre comme antagonistesles besoins d'épanouissement de l'individu et les principes d'une rationalité collective. L'anti-utopie présente toute volonté de révolutionner l'ordre social, au nom des doctrinespolitiques censément rationnelles ou en raison du développement accéléré des moyens deproduction et des moyens techniques, comme anti-humaine par essence, tyrannique,cynique, oppressive et destructrice de ce qui caractérise la nature essentielle et constantede l'homme. L'anti-utopie se construit d'emblée autour de l'image négative de la ruche oude la termitière comme métaphore d'une rationalité d'État qui subordonne l'individu à desfins étrangères, qui entraîne une déshumanisation progressive, qui aliène la société del'humain sous le fallacieux prétexte d'en améliorer la condition et d'en accroître l'efficacité. Toutes les anti-utopies se présenteront en outre comme des anticipations qui extrapolent,de certaines tendances négatives perçues dans l'évolution sociale actuelle, une imagesystématique et monstrueuse d'un ordre social futur construit au nom de valeursétrangères aux besoins et aux désirs «naturels» des individus. C'est en quoi l'anti-utopiene se présente pas comme la simple peinture d'une société dont l'idéologie dominantequ'on lui prête ne cesse de s'enorgueillir de ses progrès et de ses avantages alors que lenarrateur en sous-main, avec la complicité éventuelle de quelques-uns de ses personnages,va chercher à montrer qu'elle écrase, nie, caricature, dégrade irrémédiablement ce qui detoute éternité avait été conçu comme des valeurs humaines.

En ceci, l'anti-utopie va dès le début puiser ses avertissements, ses mises en garde, sesimages de déshumanisation à la fois dans les idéaux libéraux capitalistes de progrèstechnique et industriel illimité et dans les idéaux jacobins ou socialistes de justiceégalitaire, de rationalité d'État, d'organisation sociale soumise à une cohérence collectiveet à des doctrines «scientifiques» visant à révolutionner les rapports sociaux. L'anti-société

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future, la fourmilière de l'avenir, triomphe de rationalités quantitatives et prétenduenégation du qualitatif individuel, va être vue à la fois à travers la protestation impuissanted'un ou plusieurs dissidents (le mot s'impose) qui opposent à la logique d'État un refusindigné fondé sur des valeurs humanistes «éternelles». Le dissident est généralement unvoyageur temporel venu du XIXe siècle passé.

L'anti-utopie, avec les traits constants que je viens de lui attribuer, apparaît en domainefrançais en 1846 avec un roman qui ne passa pas inaperçu: Le Monde tel qu'il sera d'ÉmileSouvestre, conteur et moraliste conservateur d'origine bretonne jouissant à l'époque d'unecertaine notoriété. «Émile Souvestre, écrit l'historien de l'utopie A. Cioranescu, voit lasociété de l'an 3 000 sous des couleurs ressemblant à celles de Huxley» (p.246). Cioranescua raison: l'axiomatique du genre s'impose tout d'un bloc en 1846 sous des formes quiresteront constantes durant plus d'un siècle; c'est mon but, ici, que de le faire clairementapparaître. Un jeune couple, Marthe et Maurice, épris des idées de St-Simon et de Fourier,est endormi par M. John Progress, et réveillé en l'an 3 000 alors que la Terre entière estdevenue la «République des Intérêts Unis». L'action est à Tahiti, rebaptisée «Ile du NoirAnimal». Les jeunes gens découvrent, au lieu de la société idéale dont ils rêvaientnaïvement, une société inhumaine, cynique, scientiste, soumise à la logique capitalo-socialiste de l'efficacité à tout prix et de la division du travail, où les deux amoureux sontcontraints de reconnaître l'incarnation concrète hideuse de leurs rêveries progressistes. Ce n'est pas encore l'équation Marx=Goulag, c'est déjà l'équation analogue Saint-Simon=République des Intérêts Unis avec sa devise prosaïque «Tout à la vapeur». Souvestre montre un avenir mécanisé, industrialisé, rationalisé jusqu'aux tréfonds, où lanature même est dénaturée, forcée au sens biologique: ainsi de l'allée d'artichautsgigantesques dite «Avenue du Mariage» où les filles à marier se promènent en portant enécharpe leur adresse et le chiffre de leur dot; à la poésie de l'amour et du sentiment s'estsubstituée la machine bureaucratique d'une «Agence matrimoniale» universelle qui organiserationnellement le choix des couples. «Fabriquer l'homme à l'instar du calicot»: telle est lagrande formule que Souvestre prête à l'idéologie de l'avenir. Contre la morale kantiennequi enseigne de traiter l'homme comme fin de toute action, l'anti-morale futurologique sesert de l'homme comme d'un simple matériau à façonner, en l'assurant par surcroîtd'imposture que ces manipulations servent son intérêt bien compris.

Le roman de Souvestre, dans ce cadre général, va passer en revue tous les aspects de la viefuture et faire apparaître avec une sorte de «perspicacité» réactionnaire, par un constantraisonnement par autophagie, la logique radicalement aliénante qui gouverne touteprétention à accélérer l'évolution sociale ou à réformer les rapports sociaux. Cette logiqueréactionnaire avec son cortège de thèmes axiogènes va se retrouver, enrichie de variationsnouvelles, chez les successeurs de Souvestre. Je passerai sur d'autres textes anti-utopiquesqui accompagnent la brève histoire de la Deuxième République (dont le satiriste

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conservateur fut Louis Reybaud essentiellement ) Jérôme Paturot) et sur diverses satiresdystopiques qui accompagnent de leurs sarcasmes les bouleversements urbanistiquesd'Haussmann et l'affairisme du Second Empire (Paris Futur de Joseph Méry, 1854; Parisnouveau, Paris futur de Victor Fournel). J'en arrive à un deuxième texte d'un intérêtidéologique aigu, la Cité nouvelle, ouvrage anonyme attribué à Fernand Giraudeau (1868). Désormais, c'est une certaine image lugubre et indignée des États-Unis qui sert en Franced'anti-modèle de société impitoyablement industrialisée, démocratisée, barnumisée,anonymisée, bureaucratisée, «confondant sous le nom de démocratie l'anonymat et lecynisme du capitalisme industriel et le «règle de la plèbe» socialiste» (Van Herp. Société-fourmilière qui a eu raison de ses ennemis ) la libre-entreprise, la morale religieuse etl'individualisme ) et que visite un témoin effaré, honnête homme venu du XIXe siècle qui,guidé par le démon Asmodée, voit le triomphe conjoint des trusts internationaux et dessyndicats, la tyrannie anonyme des appareils d'État, la persécution de l'Église, séparée del'État en 1950, une médecine «sociale» bureaucratique et incompétente, l'avortement librebénéficiant de publicité dans les journaux, le mariage légitime engluti dans une sociétéprostitutionnelle, l'hégémonie d'une «littérature de bagne» contant en argot de monotonesscènes de violence, les villes-casernes tirées au cordeau, la numérotation bureaucratiquedes individus, la carte d'identité obligatoire («Tout citoyen est tenu d'avoir son nom et sonadresse sur son chapeau», p.16), la circulation automobile effrénée avec des véhicules demarque Smash-All ) on écrase parfois des enfants, mais il n'y a pas lieu de s'arrêter ), lerègne cynique de l'argent combiné au règne tout-puissant d'un syndicalisme corporatiste. La langue française même est devenue, en 130 ans (nous sommes en 1985), un sabirpidginisé:

Aujourd'hui enfin, ouvrier content. Ouvrier travaille à peine, ... peu travail,beaucoup salaire. (p.35)

On enferme les «anti-utilitaires» et autres dissidents dans des camps (p.58). La publicitétonitruante tient lieu de culture et de littérature; la corruption des journaux a faits'évanouir tout principe d'objectivité et de critique. Le témoin venu du passé conclut:

Vous êtes en plein développement de ce qu'était la société des États-Unis. Vous êtesle paroxysme d'une démagogie effrénée, sans génie, sans principes, sans talents, sansesprit. (p.89)

Albert Robida, caricaturiste de talent que de récentes rééditions nous font connaître, estl'auteur du plusieurs romans d'anticipation dont l'action est située au milieu du XXe siècle. Ces romans ont paru au début de la IIIe République. On citera surtout le XXe siècle (1882)suivi de la Vie électrique (1891-2) et complété par le Voyage de fiançaille au XXe siècle (1892). On considère Robida comme le grand maître de la conjecture d'anticipation; n'a-t-il pas

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inventé la télévision (ou «téléphonoscope»), les autoroutes, l'aviation civile et ses aéroportspour «aéronefs» et surtout les gadgets des guerres futures, gaz asphyxiants et bombesincendiaires... Robida est avant tout à mes yeux le grand maître fin-de-siècle de l'anti-utopie d'anticipation présentant une société odieuse, mais moins irrespirable que celle deGiraudeau, où le triomphalisme technologique et démocratique se combine avec unedécadence générale des mœurs et des institutions. Si on pense à la SF en termes deprophéties réussies (ce qu'elle est très peu), seul Robida a vu juste, avec un charmesatirique prenant: de l'information sensationaliste à outrance transmise par la télévisionaux guerres mondiales se terminant en génocides froidement délibérés, en passant par lefast-food, les succès du parti «féministe», la révolte étudiante avec des barricades dans lesrues de Paris en 1954 (non en 1968, faible erreur!), Robida semble avoir tout prévu, latransformation des plages françaises en rubans de béton bordés de gratte-ciel;l'indépendance des colonies d'Afrique avec des parodies de parlements (dont on nousmontre les séances agitées à Tombouctou); le rewriting des classiques avec interpolationde mimes et d'acrobaties dans les tragédies de Corneille; l'humanitarisme, ridicule commele reste à ses yeux, qui prétend réformer les institutions pour criminels en en faisant deconfortables villégiatures. Mais Robida n'est pas totalement conforme au modèle de l'anti-utopie: l'angoisse totalitariste lui manque; la société du XXe siècle qu'il dépeint estgrotesque et ridicule mais l'homme y reste pareil à ce qu'il a toujours été: jobard, vaniteux,brouillon, esclave de ses passions, amateur naïf de «progrès», dont il doit se convaincrequ'ils sont tous excellents et heureux, poursuivant ses rêves mesquins à travers uneévolution des mœurs et des techniques sur laquelle il n'a en fin de compte aucune prise. Robida n'oppose pas des valeurs humaines éternelles immuables à des progrès doctrinaireset inhumains. Il voit, dans un pessimisme radical, les changements sociaux comme unbricolage infantile où tout est nivelé dans l'ineptie: les luttes féministes comme le fast-food,la civilisation des loisirs organisés et l'éducation publique propageant l'inculture etsoucieuse de ne pas «surmener» les étudiant(e)s. Robida fait exception: ses contemporainspréfèrent les angoisses de fantasmes totalitaires où l'humanité, manipulée par de puissantsappareils politiques et scientifiques, finit par perdre toute identité au nom d'un progrèstyrannique. Citons encore deux classiques de ce type d'anti-utopie. L'Amour dans cinq milleans de Fernand Kolney (1905) présente l'homme-futur appelé «les Parachevés», être asexué,stérilisé, rationnellement soumis à l'insémination artificielle. Quoi de plus irrationnel quel'instinct génésique, pense Kolney, et combien la technostructure savante qui se préparedevra mettre bon ordre au caractère erratique des désirs sexuels. C'est un motif trèsancien dans l'utopie que cette régulation scientifique du désordre amoureux; l'anti-utopistese sert de ce motif comme d'une sorte de synecdoque allégorique de ce qui, dansl'individu, restera irréductible à la rationalité collective».

Une dernière anti-utopie extrapolée sur une image caricaturale des États-Unis paraît en1909: l'Enquête sur le monde futur de Jean Jullien. Dans tous les domaines de l'activité

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humaine, médecine, pédagogie, génie, religion, science sociale, les doctrinaires du progrèsont imposé des procédés accélérateurs qui, faute de tenir compte des contingences de lanature humaine, ne produisent qu'une société robotisée, soumise à des manipulationsd'autant plus odieuses qu'elles s'accomplissent dans la bonne conscience de doctrinaireschimériques. Ceux-ci ne conçoivent pas la possibilité même d'une dissidence et, dans celivre aussi, prétendent traiter l'amour comme une forme d'aliénation mentale (pp.151 etssq.)

J'ai passé en revue les textes les plus fameux qui scandent le développement originel del'anti-utopie en France. D'autres genres connexes seraient à signaler: le roman des guerresfutures, la formule de l'utopie pastorale réactionnaire et antitechnologique; la satire directedes paradigmes utopiques de Cabet, Fourier, Saint-Simon... L'anti-utopie au XIXe sièclereprésente une stratégie idéologique typée et stable comme on l'a vu; elle figure d'emblée,au nom d'un anarchisme conservateur, hostile à l'industrialisation comme au socialisme,une confusion de ces deux images du changement social et prône indirectement un statuquo fondé sur une conception statique de valeurs humaines immuables. Son axiomenarratif est celui d'une extrapolation asymptotique qui prétend inscrire les doctrines deprogrès dans l'histoire concrète pour en montrer le caractère ultimement despotique,immoral et inhumain. L'anti-utopie propose au lecteur un simple (simpliste) raisonnementpar autophagie qui démontre qu'un principe est mauvais dont les conséquences ultimesmais probables sont détestables. Fétichisant des valeurs de sens commun et une méfiancediffuse à l'égard de l'accélération des changements sociaux à l'ère industrielle, l'anti-utopieoffre au lecteur un exutoire à ses angoisses en présentant le statu quo comme le seul butà atteindre par prudence humanitaire. L'idée de totalitarisme telle qu'elle se développeradans un climat spécifique et propice dans les années cinquante, est parfaitement figurée,avant la lettre, dans les fictions un peu désuètes de Souvestre et de Giraudeau. C'est danscette déjà longue histoire de méfiance radicale à l'égard de l'évolution technique et duchangement égalitariste-démocratique qu'il y a lieu de situer les grandes utopies deZamyatine, Huxley, Orwell, et autres, qui sont des avatars tardifs d'un genre né en France(mais aussi en Angleterre et aux États-Unis) dans la première moitié du XIXe siècle.

!

2bis – Extrait de Totalitarisme – 2015 – vol. 1

! Prédictions fâcheuses adressés aux socialistes de la Belleépoque

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À la toute fin du 19ème siècle, après avoir d’abord voulu montrer que le projet socialiste-révolutionnaire était absurde et irréalisable, les adversaires des «partis ouvriers», lesréformistes, libéraux et conservateurs, témoins des progrès irrésistibles du mouvementouvrier international, ont fini par se convaincre qu’on ne l’éviterait pas, qu’un régimesocialiste s’établirait quelque part un jour prochain pour le malheur du pays où lesrévolutionnaires prendraient le pouvoir et pour l’édification du reste de l’humanité. «Etpourtant, s’exclame Gustave Le Bon, pessimiste comme il se devait d’un savant positivisteobservant l’irrationalité éternelle des masses, pourtant il semble inévitable, l’épouvantablerégime !»25 Le psychologue des foules disait s’attendre à moyenne échéance à «desbouleversements dont l’époque de la Terreur et de la Commune ne peuvent donner qu’unepâle idée».26 Ce n’était guère la peine de débattre des possibilités d’une économie étatisée,des apories de l’«égalitarisme» ou du fonctionnement appliqué du système collectiviste sila révolution prolétarienne devait apporter immédiatement la terreur et la ruine. «C’estalors que [la société] verra ses villes incendiées, vaticinait Le Bon, l’anarchie furieuse,l’invasion, le démembrement, la botte de fer des despotes libérateurs et la définitivedécadence.»27

Curieusement cependant, les autres adversaires du «collectivisme» (c’est le mot qui avant1914 désigne le régime issu de la Révolution), sans s’arrêter à l’épisode révolutionnaire,ont choisi de réfuter prophétiquement, à d’innombrables reprises et en long et large, leprojet de l’Arbeitstaat, l’État du travail, le genre de régime censé sortir de la révolution«prolétarienne» selon les programmes mêmes de l’Internationale.

Le schéma de raisonnement est le même chez tous, c’est celui de l’effet pervers: le futurrégime socialiste sera fatalement conduit à faire le contraire de ce qu’il prétend vouloir,à chercher à aboutir à ses fins par des moyens qu’il réprouve et il aboutira tout aussifatalement aux résultats contraires de ceux qu’il promet. Le projet collectiviste est ouvertà des dévoiements hautement probables et il n’offre aucun garde-fou pour empêcher soninévitable perversion. Aboutissant à la ruine, à la démoralisation générale, à la famine etnon à la prospérité, le collectivisme n’arrivera à ce fatal résultat qu’après l’avoir conjurépendant un temps plus ou moins long par la coercition, le travail forcé, par le recul de laculture, par la création d’une classe de privilégiés et par l’élimination de tout contrôledémocratique. Je renvoie à mon livre où toute cette argumentation prédictive est analysée

25. Gustave Le Bon, Psychologie du socialisme. Paris: Alcan, 1912, 465.

26. Ibid., 463.

27. Ibid., 467.

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: Rhétorique de l’anti-socialisme, essai d’histoire discursive, 1830-1914.28

Ces abondantes argumentations mettent toutes au centre de leurs prédictions unefiguration anticipée de l’État socialiste comme totalitaire — une fois encore, ce n’est pasun pur anachronisme d’interpoler ce terme car si le mot manque, tous les paramètresultérieurement avancés et requis sont au rendez-vous. En attaquant sur ce point, lespolémistes bourgeois rejoignaient les objections des libertaires, de Bakounine à JeanGrave et à Pierre Kropotkine desquels je parle plus bas. Qu’en serait-il de cet État, Étatproducteur, planificateur, répartiteur, gestionnaire de tout l’économique pour toute lasociété? Cet État futur, disaient les «oiseaux de mauvais augure», sera une chose inconnueet redoutable, «une autorité centrale consciente, omnisciente et toute puissante, dominantd’assez haut l’économie nationale pour en apercevoir l’ensemble»; le collectivisme «investitl’État d’un immense pouvoir qui embrasse tous les domaines de l’activité individuelle».29 «Le socialisme est un étatisme effréné qui ne veut à l’État ni limitation ni contrepoids»: lessocialistes se récriaient à cette assertion d’Émile Faguet que partagent tous les critiques«bourgeois».30

Les empiétements de cet État futur, conduit fatalement à peser sur le libre choix desprofessions, sur la liberté de circulation et de domicile, ne se limiteront pas à lasuppression de tout contrôle démocratique qu’il ne pourra souffrir, persiste-t-on à prédiredans le «camp» des ennemis du socialisme. Toutes les libertés seront abolies l’une aprèsl’autre parce qu’elles gêneront la planification. L’ouvrier n’aura plus même le choix que luidonne le capitalisme entre plusieurs patrons; il n’en aura qu’un à jamais et il «ne pourraquitter soit sa profession, soit sa résidence sans une permission».31 Ce sera «la caserne».Le Bon préférait l’image du couvent: le pays ne sera «qu’une sorte d’immense couventsoumis à une sévère discipline maintenue par une armée de fonctionnaires».32 Les plusfaibles signes d’initiative individuelle seront réprouvés, peut-être réprimés. L’individuperdra toute identité, il sera sacrifié à la société dont il sera un «rouage» anonyme, un«numéro» comme au bagne. Ce sera, autres images déjà rencontrées, la «ruche», la«fourmilière»...

À la fin du 19ème siècle, la dystopie d’un député libéral au Reichstag, Eugen Richter, les

28. Québec: Presses de l’Université Laval, 2004.

29. Maurice Bourguin, Les systèmes socialistes et l’évolution économique, Colin, 1904, 46 et 68.

30. Faguet, Le socialisme en 1907. Paris: Société française d’imprimerie et de librairie, 1907, 203.

31. A. Leroy-Beaulieu, Le collectivisme: examen critique du nouveau socialisme, 1884, 28. Rééditions, 1893, 1903, 1909.

32. Le Bon, Psychologie du socialisme, 33.

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Sozialdemokratischen Zukunftsbilder, connaît un succès immense, on en vend en Allemagne250.000 exemplaires en quatre mois avant qu’elle soit traduite dans toutes les langueseuropéennes. Certains socialistes indignés se sentirent forcés de la réfuter et de montreravec fougue «combien est peu fondée cette affirmation de Richter qui consiste à dire quel’État socialiste sera tyrannique au suprême degré.»33 Le roman qui paraît en français sousle titre Où mène le socialisme? est le journal imaginaire d’un ouvrier relieur, d’abordenthousiasmé par la prise de pouvoir des social-démocrates allemands à la faveur d’uneélection générale accompagnée de quelques épisodes un peu agités, mais bientôt pousséau désenchantement, à l’angoisse, au doute et au désespoir à mesure que le nouveaurégime s’organise selon ses principes, puis fatalement dérape. La monotonie de la vienouvelle, la servitude physique et mentale, l’impossibilité de toute améliorationpersonnelle et de toute initiative, le favoritisme, la décomposition de la vie familialedépriment le narrateur. Les bourgeois allemands qui l’ont pu à temps, ont fui enAngleterre. Plusieurs artistes et écrivains ont suivi. Le régime a évidemment pris des loiscontre les émigrants et leurs familles. La production chute à la verticale, le “coulage” estgénéralisé, les produits de première nécessité viennent rapidement à manquer, le trafic des“bons du travail” engendre une délinquance rampante, la dénonciation du travail au noirest encouragée par la police tandis que le régime se maintient par des mesures de plus enplus autoritaires.34

Eugen Richter prédisait notamment l’imposition du vêtement uniforme. La tyrannie del’État dit socialiste s’étendrait fatalement jusqu’aux consciences, aux idées. La créationartistique sera soumise au contrôle du régime. On ne jouera sur tous les théâtres, avaitprétendu Richter, que des pièces glorifiant la révolution sociale et renouvelant le «souvenirde l’infamie des exploiteurs et des capitalistes.» L’art ne serait plus qu’un monotoneinstrument d’endoctrinement et de propagande.35

Autre prédiction d’effet pervers: l’État socialiste n’abolira pas les classes, comme c’est sonbut claironné et la raison de son succès auprès des salariés. Au contraire, il engendrera unenouvelle classe ou plutôt il développera immensément une sorte de classe qui est apparuedans toutes les sociétés modernes et il lui donnera une prépondérance accrue: la«bureaucratie» d’État. Alors que le socialisme se flattait de supprimer les «parasites»improductifs (commerçants, avocats, prêtres, prostituées et rentiers), on lui voit

33. Rienzi, Socialisme et liberté. Paris: Giard & et Brière, 1898, 2.

34. Sozialdemokratischen Zukunftsbilder. Frei nach Bebel. Berlin: “Fortschritt” A.G., 1891. En français : Où mène le socialisme? Préfacede Paul Leroy-Beaulieu. Paris: Le Soudier, 1892.

35. Parmi les prophéties anti-socialistes, et ce, depuis 1848, figure en bonne place l’argument de la Mort-de-l’art: les arts«disparaîtraient immédiatement d’une société pareille», le collectivisme verrait le triomphe du «matérialisme le plus grossier». LeBon, Psychologie du socialisme, 33.

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développer une «pléthore bureaucratique», parasitique d’abord, ensuite irresponsable etinefficace, enfin privilégiée, tyrannique et exploiteuse. Il faudra faire surveiller et«organiser» le travail, «cela suppose une armée d’inspecteurs qui doublerait [l’]armée debureaucrates». «On est effrayé, ironise Émile Faguet, du nombre d’agents improductifsqu’exigerait un régime inventé pour augmenter le nombre des producteurs et diminuer lenombre des parasites.»36 C’est en effet Faguet, critique littéraire, homme de lettresconservateur, rien moins que politique ou économiste, qui, en 1907, a le plusperspicacement développé cette vision de l’émergence d’une classe dominante nouvellequi exploitera la société.37

[Le collectivisme] prétend supprimer l’inégalité, l’anarchie industrielle et la misère.C’est bien cela, n’est-ce pas? Et il me semble que je vois tout cela renaître dans sonsystème et sous son régime. Voyez-vous bien l’égalité collectiviste? Je vois unpeuple de fonctionnaires; et au-dessus de lui, dirigeant le travail, une classe énorme,qu’on ne saurait évaluer, mais que pour mon compte j’estime devoir être le tiers ouau moins le quart de la nation, composée des statisticiens, des bureaucrates, deschefs de travail, des surveillants de travail, des inspecteurs de travail, descontrôleurs de travail. Mais la voilà, l’aristocratie! Elle renaît; et elle est un peu plusdésagréable à considérer que la classe des privilégiés actuels. C’est une caste, et unecaste qui ne pourra guère manquer, outre qu’elle sera oppressive, d’être insolente.Elle ne sera pas possédante; elle ne sera pas plus payée, de quelque façon qu’on lesoit à cette époque, elle ne sera pas plus munie que la classe travailleuse. Soit. Mais,en tant que loisirs qu’elle pourra se ménager, en tant qu’avantages qu’elle pourrase faire donner par les travailleurs en les bien traitant, en tant que facilité de vie, entant que puissance, influence, prépondérance, en tant que consommation deproduits dont elle aura en mains la distribution et répartition et dont il est assezprobable qu’elle se réservera quelque peu plus qu’elle ne donnera aux autres, envertu de la charité bien ordonnée, elle sera incomparablement plus heureuse, plusjouissante, du moins, que la classe inférieure. Tranchons donc le mot, puisque lachose est évidente, cette classe exploitera la nation, tout simplement.38

Certains essayistes, particulièrement sombres et qui faisaient se récrier plus encore la

36. Émile Faguet, Le socialisme en 1907, 221. L’idée n’était pas non plus nouvelle : je vois ce thème de la pléthore bureaucratiquefaire irruption dans les visions d’horreur des premiers pamphlets de 1848: «Puis qu’on se figure, si on le peut, cette arméed’administrateurs, de directeurs, de surveillants, de percepteurs, de commis de tous genres et de tous grades qui seraientnécessaires pour régler et distribuer le travail agricole et industriel. ... La moitié de la nation serait employée à régenter l’autre.» Bonjean, Socialisme et sens commun. Paris: Le Normant, 1849, 23-4.

37. Op. cit., 196.

38. Faguet, op. cit., 243.

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presse socialiste, entrevoyaient, au-dessus de cette classe nouvelle, s’établir un Dictateurabsolu, un Autocrate dont les bureaucrates seront les exécuteurs de basses œuvres:«Pouvoir souverain d’un seul, obéissance passive de tous; autocratie arbitraire d’un côté,asservissement ignominieux de l’autre!»39

— Les anarchistes contre le bagne collectiviste

Il n’y avait pas que les adversaires «bourgeois» ... Les libertaires de leur côté qui formaientavant 1914 un secteur influent du mouvement ouvrier, n’ont jamais coupé à la thèseofficielle des socialistes par eux dénommés «autoritaires», à l’image de l’État futur réduità une simple et bénigne «administration des choses» surveillée par une démocratieparticipative étendue. Ils ont dénoncé d’avance un hyper-capitalisme qui seraitinévitablement plus exploiteur que jamais. «Le collectivisme est l’expression même del’étatisme, accuse L’Anarchie, il remplace une tyrannie par une tyrannie».40 Ce sera «lefonctionnariat, c’est à dire le peuple travaillant au compte de l’État, rétribué par l’État»,41 cesera «le communisme de couvent ou de caserne».42 «Cette forme nouvelle de gouvernementqu’on propose sournoisement à l’aveugle crédulité des foules sous le nom varié d’Étatouvrier, d’État socialiste, d’État du peuple (Volkstaat) ne nous inspire pas plus de confiance»que l’État bourgeois.43 Les prophéties des compagnons anars sont tout à fait semblablesà celles auxquelles les «bourgeois» libéraux se livraient: le citoyen se devra tout entier àl’État, prédisent les libertaires, il sera tenu de répondre à toute réquisition. Cet Étatsocialiste créera une immense armée de fonctionnaires tout en supprimant toute initiativeprivée. Loin d’abolir les classes, l’appareil socialiste parvenu au pouvoir constituera bientôtune nouvelle bourgeoisie, il suffisait de connaître les chefs socialos pour voir que c’est cequ’ils brûlaient de devenir.

Toutes ces «prophéties» ne sont pas le fait de fugaces moments de lucidité: elles ont étérépétées par les anarchistes, invariablement et sur tous les tons de 1880 à 1914, je diraismême qu’ils n’ont écrit que cela. «Que serait-ce donc d’un État patron et propriétaire à lafois? D’un État omnipotent disposant à son gré de toute la fortune sociale et la répartissant

39. Je lis déjà cette prédiction chez Merson, Du communisme, réfutation de l’utopie icarienne. 1848, 196.

40. 21 août 1908, 1. D’où la guerre déclarée incessante entre compagnons anars et autoritaires: «la Révolution doit déclarer laguerre, la guerre sans trêve ni merci, non seulement au pouvoir actuel, mais à tous ceux qui chercheraient, après l’avoir renversé,à le faire passer en de nouvelles mains.» La révolution sociale, 1. 9. 1880, 1.

41. L’Attaque, 15 février 1890, p. 1.

42. Kropotkine, L’Anarchie dans l’évolution socialiste, Paris, La Révolte, 1887, 12.

43. La révolution sociale, 12. 9. 1880, 1.

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au mieux de ses intérêts? On recule effrayé devant une pareille autorité disposant de sipuissants moyens d’action», s’exclame Jean Grave.44 L’État socialiste, cet État qui«organiserait la production, réglementerait la consommation et supprimerait, cela va sansdire, ceux qui ne seraient pas de son avis»,45 sera pire que l’État bourgeois. Lescollectivistes parlaient d’une forme de société «supérieure»: oui, «supérieure, dites-vous?En tyrannie, je n’en disconviens pas! ... Dans cette société supérieure, le travailleur seraconsidéré comme une bête de somme.»46

Les anarchistes n’ont pas été les seuls à crier casse-cou à l’extrême gauche. Des rangs dusocialisme organisé, des voix d’esprits indépendants se sont élevées qui mettaient enaccusation l’obscurité suspecte des conjectures enthousiastes sur l’État futur et l’étenduede ses pouvoirs. Mêmes prédictions: cet État socialiste sera un «despote souverain etintangible», «créant et universalisant la bureaucratie fonctionnariste».47

Édouard Berth, disciple de Georges Sorel, répudie dans le marxisme de Jules Guesde,éminence grise du parti SFIO, le projet d’instituer sous l’égide de Marx «un étatismeabsolu».48 Les objections de ces dissidents avant la lettre mettent donc également le doigtsur l’État-Moloch qui se profilait derrière les protestations de contrôle populaire etdémocratique et de garantie des droits fondamentaux et, à eux, on ne pouvait reprocherd’ignorer les textes et les programmes. La convergence de tous les objecteurs est patente.Pour Georges Sorel, la formule de l’État comme bienveillante et technique «administrationdes choses», livresquement séparée du gouvernement des hommes, est une idéechimérique et fallacieuse, «une formule abstraite comme celle dont il est question ici, estdénuée de tout sens précis, tant qu’on ne la complète pas en faisant connaître les principesdirecteurs de la pensée».49 Le programme socialiste était pour lui résolument inconséquent:«Mais puisque l’État a toujours été un agent d’oppression, pourquoi cessera-t-il de l’être?»50

Dans le Parti SFIO au début du 20e siècle, la gauche syndicaliste et anarcho-syndicalisterefusait d’envisager une société d’après la révolution conservant et même renforçant uneorganisation autoritaire par nature comme l’État. «Comment concevrions-nous qu’il puisse

44. La société au lendemain de la Révolution, 13.

45. La société au lendemain de la Révolution, 7.

46. Sartoris, Le Libertaire, 21 août 1898, 3.

47. Noël Blache, Le Socialisme, méthode et chimère, 1907, 137.

48. Berth, Dialogues socialistes. Paris: Jacques, 1901, 35.

49. G. Sorel, Matériaux d’une théorie du prolétariat, Paris, Rivière, 1921, 85.

50. G. Sorel, «Y a-t-il de l’utopie dans le marxisme», Revue de métaphysique & de morale, mars 1899, 172.

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exister jamais un peuple de producteurs libres, sans autre loi que l’obligation du travail,sans autre contrainte que la discipline volontaire de l’atelier, si cette monstrueuseexcroissance qui s’appelle l’État ne disparaissait pas pour permettre à la société de respirerenfin», écrit Hubert Lagardelle.51

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2 ter: D’autres pages dans le même livre: «Orwell et Huxley»

! 1984 d’Orwell

De tous les carrefours importants, le visage à la moustache noire vous fixait duregard. Il y en avait un sur le mur d’en face. BIG BROTHER VOUS REGARDE, répétait lalégende, tandis que le regard des yeux noirs pénétrait les yeux de Winston ... Auloin, un hélicoptère glissa entre les toits, plana un moment, telle une mouche bleue,puis repartit comme une flèche, dans un vol courbe. C’était une patrouille qui venaitmettre le nez aux fenêtres des gens. Mais les patrouilles n’avaient pas d’importance.Seule comptait la Police de la Pensée.

Quelques mois avant sa mort précoce, l’écrivain britannique George Orwell voit publier sonroman Nineteen eighty-four: A Novel. London, New York: Harcourt, Brace, 1949. Cet ouvragedystopique s’impose immédiatement comme un best-seller, 400 000 exemplaires sontvendus dans l’année même en Angleterre et aux Etats-Unis seulement. Conspué par lagauche conformiste comme une «opération anti-communiste», le roman devient l’enjeud’une violente bataille idéologique. Orwell qui a une excellente connaissance des livres surles totalitarismes dont je viens de faire état et des écrits des oppositionnels sur le Pays duGrand mensonge52 voulait avant tout faire une satire des idées et des langages totalitaires,de la destruction de la langue à coup d’antiphrases, perversion entraînant celle de larationalité et des valeurs morales, avec les Semaines de la Haine, les Maisons de la Victoire,la Ligue Anti-Sexe Juniors, le Ministère de l’Amour, et surtout le Ministère de la Vérité,chargé de répandre le mensonge d’État. La satire inspirée à la fois par le nazisme et parl’URSS est amère: «Le Parti finirait par annoncer que deux et deux font cinq et il faudraitle croire. Il était inéluctable que, tôt ou tard, il fasse cette déclaration. La logique de saposition l’exigeait. Ce n’était pas seulement la validité de l’expérience, mais l’existencemême d’une réalité extérieure qui était tacitement niée par sa philosophie. L’hérésie des

51. Hubert Lagardelle, dans S.F.I.O. Congrès de Toulouse, 1908, 252.

52. Je me rapporte au titre fameux d’Ante Ciliga, Dix ans au pays du mensonge déconcertant. Éd. définitive. Paris: Champ libre, 1977.Éd. originale partielle, 1938, Au pays du Grand mensonge R Rééd. 1950. J’en parle plus loin.

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hérésies était le sens commun.»53

On relie la genèse psychologique de 1984 chez Orwell à son expérience traumatique dela Guerre d’Espagne, à son observation du rôle abominable des hommes du Komintern. LeKomintern qui manipule la catégorie «antifasciste» à sa guise, mobilise les progressistesdans la Guerre d’Espagne tout en liquidant en sous-main les oppositionnels et endénonçant comme «fasciste» quiconque exprime des doutes sur les Procès de Moscou.Orwell observe que les Soviétiques, censés soutenir les Brigades internationales, s’activentsurtout en Catalogne à éliminer les anti-staliniens, les militants du POUM, Partido Obrerode Unificación Marxista, et à liquider les anarchistes. «Le totalitarisme en action, c’est lanégation de l’histoire, à tout le moins, sa suspension effective et délibérée. Orwell en eutla première intuition lors de la guerre d’Espagne ; et l’on peut voir dans la révélation qu’ileut alors comme le premier germe de1984. Il en fit la réflexion à Arthur Koestler, qui avaitpartagé cette même expérience: «L’Histoire s’est arrêtée en 1936.» Ainsi, la propagandestalinienne effaca toutes traces de batailles gagnées par les républicains lorsqu’il s’agissaitde milices anarchistes et inventa de grandes victoires communistes là où nul combatn’avait été livré. Dans la presse communiste, l’expérience du front qu’avaient vécue Orwellet ses camarades se trouva frappée de totale irréalité. L’exercice du pouvoir totalitaire nepeut tolérer l’existence d’une réalité historique.»54

Florent Bussy dans Le totalitarisme, histoire et philosophie d’un phénomène politique extrême faitde1984 l’interprétation la plus perspicace, fût-ce sous forme d’une fiction, d’un systèmepolitique dont le but, certes jamais intégralement atteint, mais qui pourtant dirige toutesses vaines et inhumaines entreprises, est le pouvoir panoptique total. Ce pouvoir totaln’est, insiste-t-il, pas un moyen en vue d’une «grande politique» qui se donnerait à réaliser:il est une fin, il est la fin et la clé du système. La réalité actuelle du totalitarisme, avec seséchecs, ses fuites en avant et ses revirements, est dans la tension vers ce but inatteignable.

Dans 1984, Orwell ne décrivait pas l’achèvement à venir, illusoire, du totalitarisme,insiste Florent Bussy. Il prenait au contraire le plus au sérieux la réalité dutotalitarisme. Dans la paralysie de la société, dans l’omniprésence du pouvoir, ilmontrait en effet que la fiction de la totalité devient réalité. Encore une fois lafiction et non la totalité en tant que telle. Le totalitarisme ne suppose donc pas quela différence disparaisse réellement, ce qui est impossible, mais qu’elle ne puisse

53. George Orwell, 1984, trad. A. Audiberti, Paris: Gallimard « Folio »,1991, 118. Homage to Catalonia de George Orwell raconte laGuerre civile espagnole et dénonce les crimes des agents staliniens aux dépens des autres républicains. La traduction française n’estpubliée qu’en 1955 aux éditions Gallimard sous le titre La Catalogne libre. ! Je reviens plus loin au chap. 4 sur Orwell à la section«– Jargon totalitaire».

54. «Orwell, selon Simon Leys», Le Figaro, 02/11/2006.

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pas apparaître parce qu’on la nie constamment. ... L’instabilité foncière dutotalitarisme ne signifie pas qu’il est en décalage par rapport à ses propresintentions, mais qu’il n’a de réalité qu’en reconduisant continuellement son emprisesur la société.55

Huxley et Orwell qui ignoraient très certainement les dystopies françaises du 19e siècle quej’ai passées en revue, dystopies qui remontent avec Émile Souvestre d’un bon siècle enarrière, avaient à tout le moins un précurseur récent et connu d’eux en la personne duromancier russe Zamiatine. Ievgueni Ivanovitch Zamiatine mort en exil en 1937 à Paris,est l’auteur de My, Nous autres, roman qui exprime sa déception à l’égard de la révolutiond’Octobre. Écrit en 1920, interdit en Russie, le roman était paru en anglais en 1924. Cettedystopie est souvent présentée comme la source d’inspiration à la fois du Meilleur desmondes d’Aldous Huxley et de 1984 de George Orwell.

— Retour de Huxley au Meilleur des mondes

Le Britannique Aldous Leonard Huxley est connu pour son roman Le Meilleur des mondes.Brave New World est un roman d’anticipation dystopique, écrit en 1931, publié en 1932.Vingt-trois ans plus tard, en 1954, Huxley a publié non une fiction mais un essai deprospective, Brave New World Revisited. Le Retour au meilleur des mondes prétend montrer,vingt-deux ans après, une évolution accélérée des sociétés modernes qu’il perçoit commecourant dangereusement vers le monde cauchemardesque décrit dans son récit d’avant laguerre. Huxley cherche en somme à faire admettre que la vision d’une société inhumainecentrée sur les totalitarismes communiste et fascistes de son «concurrent» George Orwellétait partielle et unilatérale. Certes, en tant que société punitive, répressive et policière,les totalitarismes (il emploie le mot) se sont distingués dans l’horreur, mais l’URSS sedéstalinise en 1954 tandis que les États des sociétés dites démocratiques, alliés au pouvoirdu Grand capital «corporate», lui apparaissent tentés de recourir à des moyens psycho-techniques doux, plutôt qu’à la violence nue, pour contrôler et conformer les populationsqu’ils administrent.

Le 1984 de George Orwell projetait dans l’avenir, en le grossissant, un présent quicontenait le stalinisme et un passé immédiat qui avait vu fleurir le nazisme. ...L’évolution récente en Russie, les derniers progrès dans les sciences et latechnologie ont retiré une part de sa macabre vraisemblance au livre d’Orwell [alorsque] il est devenu évident que le contrôle par répression des attitudes nonconformes est moins efficace, au bout du compte, que le contrôle par renforcementdes attitudes satisfaisantes au moyen de récompenses et que, dans l’ensemble, la

55. Le totalitarisme, 248.

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terreur en tant que procédé de gouvernement rend moins bien que la manipulationnon violente du milieu, des pensées et des sentiments de l’individu.56

C’est en somme un plaidoyer pro domo: Huxley pense que, l’épisode totalitaire stalinien-nazi étant en voie d’être dépassé, c’est son Brave New World avec son pessimisme globalet sa crainte, non de frustres et sanguinaires dictatures de gauche et de droite, mais del’État «panoptique» faussement bienveillant, qui avait vu juste à moyen terme:

La société décrite dans 1984 est dominée presque exclusivement par le châtimentet la crainte du châtiment. Dans l’univers imaginaire de ma propre fable, ce dernierest rare et en général peu rigoureux. Le contrôle presque parfait exercé par legouvernement est réalisé au moyen du renforcement systématique des attitudessatisfaisantes, de nombreuses manipulations à peu près non violentes, à la foisphysiques et psychologiques, et de la standardisation génétique. ... Des forcesimpersonnelles sur lesquelles nous n’avons presque aucun contrôle semblent nouspousser tous dans la direction du cauchemar de mon anticipation et cette impulsiondéshumanisée est sciemment accélérée par les représentants d’organisationscommerciales et politiques qui ont mis au point nombre de nouvelles techniquespour manipuler, dans l’intérêt de quelque minorité, les pensées et les sentimentsdes masses. 57

Somme toute, Orwell, à son gré, était un optimiste. Huxley est, lui, un pessimisteprospectif radical. Il lui semble en premier lieu que la démographie planétaire,l’accroissement asymptotique de la population auquel il consacre le Ier chapitre recèle ensoi des dangers auxquels les États dans l’avenir ne pourront faire face qu’en sacrifiant ladémocratie et les libertés. Il voit une corrélation étroite «entre un nombre trop grandd’hommes qui se multiplient trop rapidement et l’énoncé de philosophies autoritaires,l’apparition de systèmes totalitaires de gouvernement.»58 Le véritable totalitarisme, in-déboulonnable, est devant nous, on n’a encore rien vu. «Les anciens dictateurs sont tombésparce qu’ils n’ont jamais pu fournir assez de pain, de jeux, de miracles et de mystères à

56. Chap. I.

57. Ibid.

58. Ibid. Le danger selon Huxley menace non d’abord les démocraties enracinées mais ce qu’on nomme depuis 1952 le Tiers monde:«Là, où la tradition républicaine ou monarchique mitigée est faible, la meilleure des constitutions n’empêchera pas les politiciensambitieux de succomber avec allégresse et délectation, aux tentations du pouvoir. Or, dans tous les pays où les ressourcesdisponibles commencent à être mises à rude épreuve par le nombre des habitants, ces tentations ne peuvent manquer de naître.La surpopulation mène à l’insécurité économique et à l’agitation sociale. Insécurité et agitation mènent à un contrôle accru exercépar les gouvernements centraux et à une extension de leurs pouvoirs. En l’absence d’une tradition constitutionnelle, ces pouvoirsaccrus seront probablement exercés de manière dictatoriale. Cela aurait toutes chances de se produire, même si le communismen’avait pas été inventé.»

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leurs sujets; ils ne possédaient pas non plus un système vraiment efficace de manipulationmentale. ... Sous la férule d’un dictateur scientifique, l’éducation produira vraiment leseffets voulus et il en résultera que la plupart des hommes et des femmes en arriveront àaimer leur servitude sans jamais songer à la révolution. Il semble qu’il n’y ait aucune raisonvalable pour qu’une dictature parfaitement scientifique soit jamais renversée.»59

!

3. Les Grands récits et le malheur du siècle – Utopies, science del’histoire, religions séculières, idéocraties, totalitarisme

Alles Ständische und Stehende verdampft, alles Heilige wird entweiht, und die Menschen sind endlich gezwungen ihre Lebensstellung,

ihre gegenseitigen Beziehungen mit nüchternen Augen anzusehen. Tout ce qui était stable et établi se volatilise, tout ce qui était sacré

se trouve profané et les humains sont enfin forcésde considérer d’un regard sobre leur position

dans la vie et leurs relations mutuelles.Manifest der kommunistischen Partei, Londres, 1848

1. Introduction

Progrès et utopie aujourd'hui : désillusion, défaveur, discrédit

Le 1er janvier de l’an 1800, Robert Owen ouvrait à New Lanark en Écosse une manufacture«humanitaire» où le vil argent allait être remplacé par des Labour Notes, des bons dutravail.60 Le 25 décembre 1991, Mikhaïl Gorbatchev entérinait la dissolution de l’URSS. Entre ces deux dates, entre cette nouvelle année et ce jour de Noël, deux siècles deGrandes espérances ont mobilisé des foules immenses sur les cinq continents. Elles ontanimé un foisonnement de réflexions philosophiques et d’idéologies de masse autourd’idées apparues au Siècle des Lumières, au premier chef, celle de progrès et celle derévolution -- et autour d’un projet ou d’une promesse utopiques.

— Une vaste question découle du téléscopage narratif que je viens d’esquisser. Cettequestion ne cesse de venir hanter la réflexion historique et philosophique contemporaine– après avoir longtemps été refoulée. Ces doctrines des Grandes espérances, demande-t-on

59. Ibid., § final.

60. Libellés «One Hour» et ses multiples, -- une heure de travail quelconque valant n'importe quelle autre... Voir : Owen, Robert.Courte exposition d'un système social rationnel. Paris: Marc-Aurel, [1848]. + Dialogue entre la France, le monde et Robert Owen, sur lanécessité d'un changement total dans nos systèmes d'éducation et de gouvernement. Paris: Chaix, 1848.

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de plusieurs parts, par leur caractère «utopique», par leur vaine promesse de «changementà vue», de remède global à portée de main à tous les maux sociaux, par le déterminismehistorique qui les étayait et les garantissait (et ce, depuis les temps lointains des Saint-Simon, Fourier, Leroux, Colins), par l’esprit de croyance «totale» qu’elles ont inspiré, n’ont-elles pas à l'évidence joué un rôle, un rôle décisif et néfaste, dans le malheur des tempsmodernes, ne débouchent-elles pas sur les horreurs d'un 20ème siècle qui serait passé à l'acteen mettant sur pied, inspiré par leurs vains blueprints et leurs fallacieuses «lois de l'histoire»,des idéocraties sanguinaires?61

C'est ce que soutiennent de nos jours quelques bons esprits, quelques grands historiens— et une horde de publicistes désabusés et parfois philistins, convertis au Principe deprécaution. Les utopies modernes, issues, à titre de pars construens rhétorique, de lacritique rationaliste-illuministe d'une société fondée sur le profit, l'exploitation et laconcurrence, n'étaient pas seulement irréalistes dans leurs attentes et leurs promesses,naïves dans leurs solutions «en un tournemain» et dans leur Mundus inversus issu deraisonnements abstraits, elles étaient intrinsèquement dangereuses et néfastes dès lorsqu'elles se sont données non plus pour une spéculation philosophique, une conjecturelittéraire, mais pour un programme, et un programme à appliquer à tout prix, — ce queconclut Leszek Ko³akowski62 et d'autres penseurs avant et après lui. «Utopias (meaningvisions of a perfectly unified society) are not simply impracticable but become counter-productive as soon as we try to create them with institutional means», répète Ko³akowski.63

Pour le philosophe polonais qui a médité la question durant plus de trente ans,64 l'utopiecommuniste comme telle ne pouvait chercher à s'incarner que sous la forme concrète derégimes totalitaires; en d'autres termes, le totalitarisme soviétique, selon le philosophe,ne fut pas un type possible, et regrettable, de passage à l'acte, d'«application», mais, étantdonnées les prémisses du projet, la seule sorte possible de réalisation de l'«idée»communiste : une société qui serait à la fois communiste et démocratique est toutbonnement un assemblage de mots creux, non plus une simple utopie mais une chimère

61. Ainsi est-on allé du «siècle-charnière», le 19e, qui les a conçues, au siècle-charniers qui les a testées. C’est une formuleamèrement spirituelle de Philippe Muray.

62. Leszek Ko³akowski et Friedrich Giesse. Glówne nurty marksizmu. S Die Hauptströmungen des Marxismus. Entstehung, Entwicklung,Zerfall. München: Piper, 1978. S Main Currents of Marxism: Its Origins, Growth, and Dissolution. Oxford: Clarendon Press, 1981, c1978.S rééd. New York, London: Norton, 2005.

63. In Tucker, Stalinism, 297.

64. Il est mort le 17 juillet 2009 à Oxford.

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inconcevable, un oxymore rhétorique, «de la glace bouillante», écrit-il.65

Elles étaient potentiellement plus néfastes encore, ces utopies devenues programmes, unefois conjointes, – et ceci sera accompli dès le début du 19e siècle, – à de chimériques «loisde l'histoire» qui prétendaient en garantir la fatale instauration et le fatal succès.

Utopie et violence ; Ccertains esprits pessimistes et certains spiritualistes dont le royaumen’était pas «de ce monde» ont posé au milieu du 20ème siècle la question de dangersinhérents à l’espérance historique totale: «Les utopies sont beaucoup plus réalisables qu’onne le croyait. Aujourd’hui nous sommes confrontés à une question nouvelle: commentpeut-on éviter la réalisation définitive des utopies?» Ainsi s’exprime le philosophe chrétienNicolas Berdiaev, et ce propos est mis en épigraphe de son Brave New World par AldousHuxley en 1930. C’est encore ce qu’a conclu beaucoup plus tard le philosophe polonaiset historien du marxisme, Leszek Ko³akowski:66 «Utopias (meaning visions of a perfectlyunified society) are not simply impracticable but become counter-productive as soon as wetry to create them with institutional means», – ce qu’il répète dans tous ses écrits depuisson monumental Glówne nurty marksizmu.67

«I consider what I call Utopianism an attractive, and indeed an all too attractive theory; forI also consider it dangerous and pernicious: ... it leads to violence», conclut dans le mêmesens Karl Popper, Conjectures, 359.

Le 20ème siècle s’est caractérisé, dit Philippe Ariès, par une «monstrueuse invasion de l’homme parl’histoire». Une fois encore, c’est pourtant le 19ème, par tous ses penseurs, qui a fait de l’histoirele tribunal sans appel du monde. Tôt dans le siècle s’est formé un syntagme qui étend son ombresur les entreprises totalitaires du 20ème : «science de l’histoire». Dès qu’il apparaît, vers 1830 chezPhilippe Buchez par exemple, il prétend se référer à un corps de savoirs positifs et démontrés quirecèle la réponse aux trois grandes questions, Qui sommes-nous, d’où venons-nous, où allons-nous?:

Nous appelons Science de l’histoire l’ensemble des travaux qui ont pour but de trouver dansl’étude des faits historiques, la loi de génération des phénomènes sociaux afin de prévoirl’avenir politique du genre humain, et d’éclairer le présent du flambeau de ses futures

65. «Le fait national, force majeure de la désintégration», in P. Kende & Kr. Pomian, dir., 1956, Varsovie-Budapest. Paris: Seuil, 1978,63.

66. Leszek Ko³akowski et Friedrich Giesse. Glówne nurty marksizmu. S Die Hauptströmungen des Marxismus. Entstehung, Entwicklung,Zerfall. München: Piper, 1978. S Main Currents of Marxism: Its Origins, Growth, and Dissolution. Oxford: Clarendon Press, 1981, c1978.S rééd. New York, London: Norton, 2005.

67. Ici passage tiré d’un essai de Ko³akowski dans Tucker, Stalinism: Essays in Historical Interpretation. New York: Norton, 1977. RRééd. 1999, 297. «I consider what I call Utopianism an attractive, and indeed an all too attractive theory; for I also consider itdangerous and pernicious: ... it leads to violence», conclut dans le même sens Karl Popper, Conjectures, 359.

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destinées.68

La science de l’histoire nouvellement «découverte» montrait contingent le libre arbitre desindividus. L’individu n’avait qu’un mandat légitime, celui de se mettre au service de ses progrès.Nul besoin de chercher une brochure stalinienne pour lire cet axiome qu’endossent sans réservebien auparavant de fort «bourgeois» philosophes positivistes: «l’existence et le développement dessociétés humaines (...) se trouvent soumis à des nécessités naturelles plus fortes que la volontédes individus.»69 L’histoire fait raconter au passé l’avenir fatal de l’humanité et elle démontre lamoralité immanente des entreprises humaines légitimes en même temps qu’elle condamne etdéfait les entreprises scélérates puisque réactionnaires. Pour l’homme des grandes espérances, laconviction qu’il possède (ou qui le possède) d’aller dans le bon sens de l’évolution historique etde s’être mis à son service, l’«absout d’avance au tribunal de l’histoire».70

Toutefois, une thèse de cette sorte qui conjoint historicisme,71 esprit d'utopie et malheur dusiècle, n’invite pas seulement à méditer confusément sur les bonnes intentions originelles dontl’enfer du 20e siècle aurait été pavé. Elle ne peut que déboucher sur de très complexesquestionnements qui mettent en cause la dynamique intellectuelle de l’Occident séculier, cettedynamique qui remonte aux Lumières avec, pour les ennemis de celles-ci, leur livresque «espritmétaphysique», leur universalisme exsangue, leur vain optimisme, leur égalité abstraite, leurliberté absolue, leur raison souveraine, leur conception naïve de la toute-puissance des idées —à quoi s'oppose depuis deux siècles l'«antilogie» des Contre-Lumières, attachées aux «traditions»,particularistes, réactionnaires, fort peu sensibles au sort des misérables, mais, du moins, elles s'enflattaient, pragmatiques et peu portées à se perdre dans les «Nuées».72

(! Augustin Cochin, fameux historien contre-révolutionnaire, avait pris pour objet d’étudeles Sociétés de pensée d’avant 1789 ; il y a décrit l’efflorescence d’une logique nouvelle— qu’il nomme «philosophique» simplement, ou par anticipation, «jacobine» — qui luiparaît à la fois nouvelle, singulière, foncièrement fausse, délétère et logiquement porteusede futurs crimes, déduits et justifiés «abstraitement» par les Robespierre et les hommes

68. Ph. Buchez, Introduction à la science de l’histoire, ou science du développement de l’humanité. Paris: Paulin, 1833, 1.

69. Baumann, Le programme politique du positivisme. Paris: Perrin, 1904, 1.

70. Ça ira, Paris, 13.1.1889, 3.

71. Popper, Karl. The Poverty of Historicism. London: Routledge & Kegan Paul, 1961. Republ. 1969. S Misère de l’historicisme. Paris:Plon, 1956, réédition, Paris: Pocket, 1988, version retraduite sur l’édition de Londres, 1976.

72. Car tout ceci, cette critique du philosophisme commence au fond avec Les Nuées d’Aristophane. L’idée qu’il y a plus de chosessur terre et au ciel que n’en ratiocine la philosophie des philosophes, que le philosophe substitue volontiers à l’observation patientede ce monde complexe et à l'expérience pratique, des raisonnement exsangues et abstraits, des raisonnements d’hommes decabinet, et prend ses grandioses conjectures pour des programmes concrets est un soupçon vieux comme la philosophie. Proudhon,enthousiasmé par Hegel ou par ce qu’il croyait y comprendre, opposait à la philosophie française de son temps la logique toutedifférente à son sens du cours concret et sinueux des choses: «Le vrai, le réel est ce qui change, qui est susceptible de progression,conciliation, transformation; le faux, le fictif, l’abstrait est ce qui se présente comme fixe, inaltérable.»

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à doctrine de la Terreur. Il voit fleurir dans le petit personnel philosophique d’avant laRévolution une manière de penser applaudie et prisée en certains cercles, qui permettaitde tourner en toutes circonstances le dos au réel et à l’expérience du monde, «le succèsdésormais est à l’idée distincte, à celle qui se parle, non à l’idée féconde qui se vérifie».73

Ce qui excite sa verve est l’invention par lesdites Sociétés de pensée sous Louis XVI dequelqu’un qui pourra se nommer un jour Homo ideologicus, homme nouveau apteseulement à causer et spéculer inlassablement, à changer le monde «sur papier», àdébattre d’idées «pures» et entraîné à écarter de sa ligne de mire le monde empirique, sescomplexités et ses contraintes. Georges Sorel, dans cette lignée de penseurs critiques,dénonçait vers 1900 chez beaucoup de leaders socialistes de son temps ce qu'il désignaitcomme l'«intellectualisme abstrait».)

Il est toutefois bien certain qu’exprimée comme je viens de faire, en un raccourci, une telle thèseapparaît à l’examen fallacieuse car trop linéaire ; que l’enchaînement direct qu’elle sembleimpliquer appelle de fortes objections, qu’il devrait à tout le moins se compliquer de multiplesmédiations et «complications» pour acquérir quelque justesse et quelque véracité.

C’est en tout cas cette vaste question de la généalogie du mal politique au 20e siècle — avec laséquelle de polémiques qui l’accompagne — qui est au cœur de la présente étude. Six conceptsappariés, tous disputés en d’interminables controverses savantes, articuleront ma réflexion :Grands récits, utopie, science de l’histoire (historicisme), religions séculières (ou politiques),totalitarisme et idéocratie.

L’effondrement sans coup férir du Bloc soviétique en 1989-1991, bloc qui semblait à beaucoupinvulnérable à force d’être verrouillé et bétonné, et qui était cependant, à l’évidencerétrospective, intégralement vermoulu, effondrement d’un régime dont il ne subsiste rien (c’estceci qu’il faut chercher à comprendre car, dans l’histoire des civilisations et des empires, ce rienest absolument sans précédent), disparition instantanée, «évanouissement» intégral qui ontstupéfié les contemporains (les «soviétologues» non moins que les autres), d'un régime où nul nes'est avisé de défendre par les armes ces «acquis du socialisme» dont une propagande incessanteavait vanté le caractère précieux et intangible, cet effondrement est devenu, avec vingt ans derecul, quelque chose qui s’est passé dans un autre monde tout en demeurant, l'expression estpeut-être trop forte mais je la risque, une sorte de «trou noir» qui repousse encore partiellementla lumière explicative.74 Les historiens, perplexes, vont répétant que jamais dans l’histoire unpuissant empire n’est disparu ainsi sans faire mine de livrer combat, sans troubles majeurs et dujour au lendemain ...

73. Aug. Cochin, L’esprit du jacobinisme. Préface de Jean Baechler. Paris: PUF, 1979. Reprise partielle de l’éd. de 1922, 39.

74. Pour les historiens russes d'après 1991 et jusqu'à aujourd'hui, désireux de prendre leurs distances à l'égard du système défunt,«the Soviet period has become an aberration of Russian and human history». V. Hagen in Kershaw, Ian et Lewin, Moshe, dir.Stalinism and Nazism: Dictatorships in Comparison. Cambridge: Cambridge University Press, 1997, 285. — La thèse, connexe, du 20e

siècle comme pur accident, déclenché par l’impérialisme concurrentiel et guerrier se rencontre dans J. Baechler, La grande parenthèse,1914-1991. Essai sur un accident de l’histoire. Paris: Calmann-Lévy, 1993.

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Or, le grand historien récemment disparu que fut Martin Malia avait, lui, trouvé une formuleradicale qui résume son explication du malheur, d’une partie immense du malheur du siècleécoulé et qui fait que les constats qui précèdent perdent une part de leur étrangeté : l’URSS s’esteffondrée « comme un château de cartes » parce qu’elle n’avait jamais été qu’un château decartes.75 Il rejoint Leszek Ko³akowski en ce qui touche au paradigme utopie/totalitarisme. De laRévolution de 1917, n’est pas sorti un régime qui formât un «stade supérieur» aux démocratiesbourgeoises et aux économies de marché, ni même une alternative rationnelle, mais, formule-t-il,une «idéocratie»,76 un régime (au décri de la représentation marxiste de la base et lasuperstructure) fondé sur un programme irréaliste, sur une «utopie»/chimère articulée à une formede croyance «gnostique» maquillée en un savoir décrété «scientifique», système voué à réaliser unprojet intrinsèquement inviable («Of all the reasons for the collapse of communism, the mostbasic was that it was an intrinsically nonviable, indeed impossible project from the beginning»77) et qui a cherché, par la terreur et dans la pénurie perpétuelle, dans le «flicage» généralisé et lamisère matérielle et morale de trois générations, à faire fonctionner une impossibilité pratiquejusqu’à la ruine inclusivement.

(! L'historien français du léninisme, Alain Besançon, a étudié les origines russes de cetteidéologie78 en mettant au cœur de son historique l'idée que le léninisme a été une «gnose»articulée à une eschatologie, que l'idéologie marxiste révolutionnaire est la forme que «prendl'attitude gnostique en présence de la science moderne».79 On connaît sa formule: « Lénine ne saitpas qu'il croit. Il croit qu'il sait. » Au cœur des religions révélées, il y a un non su conscient; aucœur des gnoses modernes, il y a une croyance déniée, maquillée en connaissance. La thèsecomplémentaire de Besançon est que l'esprit de gnose est ce qui légitime le totalitarisme tout enen dissimulant la logique fatale à ses adeptes, que la volonté totalitariste et la terreur de massesont inhérents au «passage à l'acte» des convictions gnostiques. Besançon trace ainsi une origineexclusivement idéologique du phénomène soviétique: il s'enracine dans une manière fausse depenser le monde qui débouche fatalement sur l'horreur. Voir aussi un essai fameux, antérieur et

75. Malia, Martin. The Soviet Tragedy. A History of Socialism in Russia. New York: Free Press, Toronto: Maxwell Macmillan, 1994. SLa tragédie soviétique. Histoire du socialisme en Russie 1917-1991. Paris: Seuil, 1995.

76. Le concept est emprunté par M. Malia à Waldemar Gurian, le premier théoricien catholique des ainsi désignées «religionstotalitaires», Der Bolschewismus: Einführung in Geschichte und Lehre. Freiburg iB: Herder,1931. S Bolshevism: An Introduction to SovietCommunism. Notre Dame IN: Notre Dame U. P., 1952. En fr. Le bolchevisme. Introduction historique et doctrinale. Paris: Beauchesne,1933. + Bolschewismus als Weltgefahr. Luzern: Vita nova, 1935. S Le bolchevisme, danger mondial. Paris: Alsatia, 1933.

77. In : Edwards, Lee, dir. The Collapse of Communism. Stanford CA: Hoover Institution Press, 2000.

78. Les origines intellectuelles du léninisme. Paris: Calmann-Lévy, 1977. R Réédition, coll. «Agora», 1987.

79. La gnose comporte une révélation eschatologique : elle débouche sur un récit prophétique de la fin des temps et le récit d’uncombat mystique qui opposera un monde scélérat à une poignée de justes à qui est promise la victoire finale. Le dualismegnostique a de fortes affinités avec le manichéisme: le mal ici-bas ne vient pas du vrai Dieu mais d’un Mauvais démiurge et de sessuppôts. Le messianisme prophétise dans ce contexte la venue imminente d’un Sauveur, d’un Empereur des derniers jours parexemple comme le fantasmaient les plèbes médiévales, qui conduira à la victoire finale sur les Fils des ténèbres. Le millénarismeou chiliasme narre l’épisode central de l’Eschaton, le Second avènement où, ayant enchaîné les forces du mal, le Sauveur règneramille ans au milieu des élus dans l’égalité et l’abondance.

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fondateur sur cette notion de gnose appliquée aux idéologies totalitaires : Eric Vœgelin,Wissenschaft, Politik und Gnosis. München: Kösel, 1959. S Science, Politics, and Gnosticism. Two Essays.Chicago: Regnery, 1968.80 S Science, politique et gnose. Paris: Bayard, 2004.)

C’est ici, avec la synthèse historique de Malia, une des interprétations les plus sombres de ladynamique du siècle passé: la tragédie soviétique est d’abord absurde avant même d’êtreinhumaine. Martin Malia présente en effet, dans La tragédie soviétique, l’idéocratie bolchéviquecomme un régime voué à la tentative volontariste de réaliser à toute force un projet chimérique,la terreur stalinienne n’ayant été que la manière «forte» d’en conjurer l’absurdité concrète enmuant la Construction du socialisme en une industrialisation à marche forcée d’un pays arriéré,– «Grande politique»81 impitoyable justifiant les moyens totalitaires mobilisés.

Martin Malia appréhende dès lors le système stagnant dont hérita Mikhail Gorbatchev (celui-ci,par une ultime illusion, ayant cru pouvoir in extremis le «restructurer») comme engagé depuistoujours dans un cours misérable et cataclysmique, la crise finale pouvant être conjurée quelquetemps encore et ne devant certes pas se produire nécessairement (il va sans dire et mieux en ledisant) selon le scenario rapide et relativement pacifique de 1989-1991. (Il ne saurait êtrequestion d'appliquer à la dissolution de l'URSS l'idée que l'histoire telle qu'elle s'est déroulée estle tribunal du monde: il paraît évident que le régime soviétique, autoritaire, sclérosé, en perte devitesse même démographique, incapable de conjurer son régrès économique, pouvait durerencore assez longtemps, dans la pénurie croissante et le contrôle policier et militaire de plus enplus pesant, — à supposer justement qu'il n'entre pas dans la voie déstabilisatrice de réformeslibérales «par en haut».)

La délégitimation de l’idéologie, la libre discussion de ses «dogmes» vermoulus82 ont en tout caslogiquement précédé la dissolution de l’Idéocratie qui, vaille que vaille, reposait sur eux, –explication radicalement illusoire de ce qui est sorti de la révolution bolchevique et a disparusoixante-douze ans plus tard sans laisser aucune trace si ce n’est des ruines, du ressentiment etdu malheur collectif.

Le « court » 20e siècle que la dissolution des régimes du Pacte de Varsovie achève aura ainsi duré

80. Voir aussi Vœgelin, Eric. The Collected Works. Baton Rouge LA: Louisiana State U. P., 1990-. 33 volumes. Notamment le volume33 qui porte pour titre The Drama of Humanity, and Other Miscellaneous Papers, paru à Coumbia MO: U of Missouri Press, 2004. Etvoir aussi le chapitre sur Marx dans From Enlightenment to Revolution. Durham NC: Duke UP, 1975.

81. Concept complémentaire à celui d'«idéocratie», développé par David Roberts, The Totalitarian Experiment in 20th Century Europe:Understanding The Poverty of Great Politics. New York, London : Routledge, 2006.

82. La question floue et mal posée de savoir si les dirigeants soviétiques «croyaient» à leurs dogmes et à leurs mythes peut serésoudre si on distingue: ils étaient évidemment des pragmatiques brutaux et des politiciens concrets et manœuvriers à la têted'un vaste empire, des nationalistes aussi qui n'avaient pas à «croire» à la part de verbalisme chimérique du prétendu «marxisme»,à la société sans classe ou à la dictature du prolétariat, — mais, de Lénine à Gorbatchev, ils ont effectivement persisté à «croire»,en dépit de démentis perpétuels, à la supériorité, non pas morale mais productiviste, du mode de production «socialiste», fondésur l'abolition de la propriété privée des moyens de production et d'échange et sur l'économie dirigée. C'est quand le doute s'estmis à saper, dans l'Appareil même, ce «dogme»-raison d'être, constitutif de l'URSS, que le système a vraiment vacillé.

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soixante-quinze ans, de 1914 à 1989 : il englobe deux guerres mondiales et d’innombrablesguerres locales, la dissolution des empires coloniaux et sa séquelle d’atrocités, la montée enpuissance des totalitarismes rouge, noir et brun avec leurs terreurs et leurs charniers, et au boutdu compte leur éradication intégrale.83 Il englobe aussi ipso facto l'immense poussée de ce queles chercheurs identifient comme la «sacralisation du politique», comme l'émergence, l'hégémonieet puis la dissolution de politische Religionen, de «religions politiques».

L'histoire de ce concept de «religions politiques», émergeant dans une modernité censée en voiede sécularisation/immanentisation, serait une histoire passablement longue si on voulait la saisirdans sa genèse et sa continuité.84 Elle devrait aller des penseurs catholiques, conservateurs etlibéraux de la Restauration et de la Deuxième République face à ces nouvelles sectes humanitairesdont les «rêveries millénaristes» se muaient en «cauchemars sociaux» en s’emparant de massesmisérables hostiles à l’ordre établi, aux Eric Vœgelin, Karl Löwith, Jules Monnerot, Raymond Aron,Jacob L. Talmon et alii, de nos avant- et après-guerre. Eric Voegelin en 1938 caractérise un despremiers les religions politiques comme des Innerweltliche Religionen, des «religionsintramondaines».85 Ces religions déniées s'efforcent de traduire en termes séculiers, donc en termesprétendus «scientifiques», leur absolu et leurs dogmes. Non seulement, elles sacralisent uneportion du monde immanent, mais elles voient l’homme comme une entité strictement«intramondaine», c’est à dire comme une glaise malléable, susceptible d’être contrainte ouséduite, et surtout intégralement refaçonnée et rééduquée par des moyens de contrôle politiqueet psychagogique. L'historique que j'évoque aboutirait, en domaine francophone, aux conceptionsantagonistes de Marcel Gauchet et Régis Debray sur la question du religieux-politique et sur l'avenirdu processus de sécularisation.86 Il passerait, il est bon de noter ceci, par tous les sociologues dutournant du 20ème siècle, Max Weber, Vilfredo Pareto, Émile Durkheim, Roberto Michels, Georg

83. Ç'aura été, après le Stupide 19e siècle satirisé jadis par un Léon Daudet, L'atroce 20e siècle. Ou pour prendre l'adjectif de RobertConquest, le Féroce 20e siècle. (Reflections on a Ravaged Century. trad. Le féroce 20ème siècle, réflexions sur les ravages des idéologies. Paris:Éditions des Syrtes, 2001.) Il y a aussi eu bien entendu un Grand 20e siècle que personne ne vante parce qu'il est, et tant il estoffusqué par l'autre: siècle de la théorie de la relativité, de la mécanique quantique, de la victoire sur la variole, sur la tuberculose,siècle des sciences sociales florissantes, de la sociologie à la linguistique, siècle du cubisme, du surréalisme, d'une immensecréativité esthétique.... Siècle surtout de l'expansion industrielle planétaire et d'une progression asymptotique de la productionéconomique mondiale et en parallèle à la croissance d'une asymptote démographique planétaire.

84. Voir mon essai bibliographique : Religions séculières, totalitarisme, fascisme: des concepts pour le XXème siècle. Suivi de : Le Mal : malmoral, mal politique, mal social. Les intellectuels, Les intellectuels de parti / Intellectuels et rôle politique. Synthèses du vingtième siècle. Parudans la collection «Discours social», volume XX, et rendu disponible en ligne. Voir aussi parmi des dizaines de titres: Griffin, Roger,dir. Fascism, Totalitarianism, and Political Religion. London: Routledge, 2005. + Maier, Hans, dir. Totalitarismus und PolitischeReligionen. Konzepte des Diktaturvergleichs. Paderborn: Schöningh, 1995. S Totalitarianism and Political Religions. Concepts for theComparison of Political Religions. London: Routledge, 2004.

85. Opposées aux «überweltliche Religionen», les religions de la transcendance.

86. Debray, Régis et Marcel Gauchet. «Du religieux, de sa permanence et de la possibilité d’en sortir», Le Débat, 127: 2003. 3-20.+ Debray, Régis. Critique de la raison politique. Paris: Gallimard, 1981. [sous-titré ultérieurement: ... ou: l’Inconscient religieux.] -- Lescommunions humaines. Pour en finir avec «la religion». Paris: Fayard, 2005.

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Simmel, Gustave Le Bon et plusieurs autres, observant les progrès du Mouvement ouvrier.87 HorsFrancophonie, cet historique aboutirait aux théorisations récentes d’une nouvelle école, EmilioGentile en Italie, Michael Burleigh et Roger Griffin en Angleterre, qui font des «religionspolitiques» le concept-clé pour l’interprétation du siècle passé.

Le 20ème siècle, qui devait, selon quelques bons esprits positifs, portés toutefois à l'optimisme, du19ème, voir s’accomplir la «fin des religions»88 aurait été en fait essentiellement religieux etcontinûment menteur à soi-même en niant, dans le camp des progressistes (moins dans celui desfascistes, il faut l’avouer!), l’être le moins du monde. Pis, il aurait été ce siècle de catastrophes,de massacres et de charniers, de guerres et de génocides parce que siècle de religions nouvellesaffrontées, acharnées à leur destruction réciproque non moins qu’à la destruction du mondeancien. De sorte que le concept de «religions séculières» se transfigure chez plusieurs en uninstrument explicatif — connexe de la répudiation de l'utopie et de l'historicisme qui en formentles ingrédients — des horreurs du 20ème siècle. Les religions politiques, rouge, noire et brune,auraient été, comme les religions révélées porteuses de fanatismes et de haines l’avaient étéautrefois, responsables de massacres et de crimes comme toujours, commis au nom du Souverainbien.

Ce 20e siècle plein de bruit et de fureur s’est en tous cas immensément éloigné de nous dans letemps des croyances, au point que les intenses convictions qui animaient ses acteurs, les grands etles sans-grade, deviennent peu à peu inintelligibles aux nouvelles générations. «C’est avec stupeurque, dorénavant, nous regardons derrière nous.»89 Le passé d’une illusion, va titrer François Furet,transposant Freud, à propos des espérances communistes dissipées.90 Pour Martin Malia, pour Fr.Furet et pour d’autres penseurs contemporains, la disparition corps et biens du communisme issude la Révolution bolchévique en livre le (non-)sens ultime.

87. Vers 1900 et alors que les progrès de l’Internationale sont réguliers en Europe, l’équation socialisme = religion fait l’unanimitédes sociologues allemands et français. Elle permettait des ironies polémiques à l’égard de systèmes soutenus par de prétendusathées et anticléricaux: «Le socialisme est une religion. C’est là ce qui lui donne sa grandeur et sa puissance d’attraction sur lesmasses. C’est là aussi sa faiblesse. (...) La religion socialiste comme les autres a son paradis que nous pouvons décrire trèsexactement sur la foi de ceux qui en ont rêvé», écrit H. Monnier. «Convenons, écrit de son côté le philosophe Alfred Fouillée, quele socialisme actuel, au lieu d’être une ‘science’ est une religion. Comme toutes les religions, il a ses éléments de vérité et ses effetsen partie heureux, en partie malheureux».

88. Auguste Dide, au tournant du XXème siècle, après une ribambelles d’autres essayistes positifs, croit pouvoir prévoir ou extrapolerLa Fin des religions. Le livre qu'il publie vers 1900 et qui porte ce titre aura du succès. Il décrit l’agonie du christianisme tout au longdu siècle écoulé, dresse le bilan globalement négatif des résistances de la religion révélée et en pronostique la disparition finaleà moyen terme. Op. cit., Flammarion, 1902, 443. D’autres en grand nombre, ont fait cette facile prophétie dont on pourrait dresserune anthologie: «Je crois que le XXème siècle sera un siècle d’athéisme» etc., Victor Joze, Petites démascarades, Paris: Kolb, 1889,83.

89. Jean-Claude Guillebaud, La force de conviction. Paris: Seuil, 2005, 83.

90. Furet, François. Le passé d'une illusion. Essai sur l'idée communiste au XXème siècle. Paris: Laffont, 1995. La question soulevée parMalia et Furet de la place de l'illusoire dans le communisme au 20e siècle est débattue de façon intéressante par Cl. Lefort, Lacomplication. Retour sur le communisme. Paris: Fayard, 1999. Cf. Freud, Sigmund. Die Zukunft einer Illusion. Wien: InternationalerPsychoanalytischer Verlag, 1927. S L’avenir d’une illusion. Paris: Denoël & Steele, 1928.

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Il me semble à propos de prendre du recul pour creuser les questions que j'évoque: le thème du«rêve» utopique de quelques-uns qui devient un «cauchemar» en cherchant à s’appliquer dans leréel, de la fraternité qui guillotine, de l’idéologie émancipatrice qui couvre le massacre impitoyablede pauvres hères mués en opposants, ce thème qui est devenu un des thèmes porté par l’air dutemps post-1991, ce thème n’est aucunement une «idée neuve en Europe»; il forme au contraireun des paradigmes argumentatifs les plus anciens et récurrents de la Modernité, – paradigme quiaccompagne de sa réprobation toutes les idéologies de changement social radical depuis laRestauration.

Je vais en effet remonter d’abord dans le temps et interroger l’émergence de ces «Sciencessociales» couplées à des «Religions de l’Humanité» que les esprits rassis et prudents des tempsde Charles X et de Louis-Philippe ont qualifiées unanimement et avec réprobation de «rêveries»,d’«utopies»91 et que les érudits de l'époque en grand nombre ont rapprochées, qui de certaineshérésies médiévales, qui des puritains radicaux de la Révolution anglaise, rattachant ces idéescensées nouvelles à d'anciennes gnoses et hétérodoxies. Le socialisme qui se dit «moderne» seborne à donner un vernis scientifique à des spéculations hérésiarques vieilles comme le monde:c’est à quoi les nombreuses histoires de l'idée communiste vers 1848 invitent à conclure. Tousles utopistes ont rêvé d'un monde où il n'y aurait ni injustice ni douleur. Et tous ont inventé dessociétés despotiques et inquisitoriales où l'individu est soumis à l'État et lui doit tout. Lecommunisme, c'est Sparte et son «brouet», c'est Lycurgue, ce sont les théocraties antiques, c'estl'idéal monastique médiéval, ce sont les Albigeois, les Frères moraves, les Turlupins, ce sont lesanabaptistes de Thomas Münzer92 et c'est le Münster de Jean de Leyde, c'est tout ce qu'on veutsauf une idée neuve !

Je pense en effet qu'il faut envisager le problème que j’aborde en longue durée et qu'il peut êtrefructueux de demander comment tout ceci a commencé. Je compte donc opérer un vaste travellingarrière sur la période qui va de la Restauration à la fin de l’Empire soviétique et dégager lastructure et la dynamique d’une logique particulière à la modernité, logique qui apparaît, de fait,toute armée dans les temps des Saint-Simon, Enfantin, Cabet, Considerant, Leroux, Louis Blanc

91. Louis Reybaud a procuré au 19e siècle aux gens cultivés un panorama qui fit autorité pendant plus d’un demi-siècle, les Étudessur les réformateurs et socialistes modernes. Paris: Guillaumin, 1841 S Version revue et corrigée de l’ouvrage précédent: Études surles réformateurs contemporains. 6e éd. Paris: Guillaumin, 1849. 2 vol et nombreuses rééd. ultérieures. Dépouillé sur l’éd. Études surles réformateurs contemporains. Genève: Slatkine, 1979. [= reproduction anast. de l’éd. de Paris, 1864]. «Utopie» est partout dansce livre célèbre, en concurrence avec «rêve», «rêveries», «mirages» et «chimère» pour qualifier les doctrines de ceux que Reybaudregroupe comme les «socialistes modernes» — en concurrence aussi avec «roman», ici encore dans le sens de fantaisie pure, defiction en dehors du réel prosaïque. «Quel dommage que tout ceci ne soit et ne puisse être qu’un roman!», écrit de son côtél’économiste M. Chevalier dans ses Lettres sur l’organisation du travail, dans un passage sur les théories fouriéristes. Sur le traité Del’Humanité de Pierre Leroux, Louis Reybaud commente: «Il est facile de se convaincre que l’écrivain qui a pu gravement tracer unpareil programme est placé hors de toute réalité, et vit dans un autre monde que le nôtre, celui de ses rêves...» -- Le «Socialismeutopique», cela a été d’abord la tarte à la crème de tous les petits journaux louis-philippards face aux sectes extravagantes de Saint-Simon, de Cabet et de Fourier — bien avant qu’Engels en 1877 ne récupère la formule pour écarter les anciennes doctrines etmettre en valeur le travail «scientifique» de son ami Karl Marx.

92. Dès 1848, les érudits narrent avec force détails et une bonne connaissance des faits l'épisode anabaptiste.

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et al., ce que je désigne comme la logique des Grands récits.93 Le long 19ème siècle qui va de 1815à 1914 a été de fait le laboratoire d’une invention idéologique foisonnante à laquelle le 20ème n’astrictement rien ajouté de substantiel — invention qui demeure contenue dans un «cadre depensée» spécifique et dans un canevas argumentatif indéfiniment réutilisé. Ce sont ces invariantsque je dégagerai pour chercher à comprendre leur rôle dans l’histoire et périodiser leurs avatarssuccessifs.

Les Grands récits naissent alors que déclinent les vérités révélées et que le peuple accueille avecde plus en plus de froideur les dogmes des Églises. Ils feignent de prendre acte de ce déclin, maisne renoncent pas, pour combler le vide, à instituer en leur lieu et place un nouveau discours devérité, censé absolument «moderne», résumant toutes les vérités éparses dans le passé et gagé surl’avenir où sa vérité éclatera et régira le monde. L’Occident, dit quelque part Michel Foucault, n’apas cessé depuis Platon de mettre le discours de vérité au pouvoir. C’est ce que font littéralementles systèmes romantiques. Pour un Saint-Simon, il convient d’instaurer prochainement un«gouvernement scientifique», formé de savants et d'ingénieurs et capable de guider le peuple dansla voie du progrès.

Si dès lors quelque chose s’est évanoui dès lors dans les cultures occidentales à la fin du 20ème

siècle, ce ne sont pas les seules idéologies d’État sclérosées du «Bloc de l’Est» et de leurs partisansoccidentaux, c’est à l’évidence bien autre chose et bien plus, autre chose d’immense qui remontejustement aux origines mêmes de la Modernité: c’est l’«idée de progrès» comme boussole d’uneaxiologie historique (comme moyen de trouver du sens et des valeurs dans le monde) et c’est,indissociablement, la possibilité collective de se représenter un monde qui soit différent du mondetel qu’il va et évidemment meilleur – et de vouloir dès lors travailler à le faire advenir. En dépitdes morales civiques provisoires humanitaires et «droit-de-l’hommistes» de la période actuelle,il n’y a plus de recette de réenchantement du monde qu’il suffirait d’activer ni de blueprintutopique oublié dans les tiroirs. Il s’est bel et bien produit un effondrement, une dévaluationintégrale de ces «utopies» qui s’étaient métamorphosées à la fin du 18ème siècle en programmescensés concrets et souhaitables et, dans la foulée, peu après, en prévisions «scientifiques».

N’allons pas trop vite. Ce constat n’invite pas à conclure que, dans notre modernité tardive, lesmythes collectifs et les aveuglements du fanatisme ont dit leur dernier mot, ni que les humains[je me rapporte à la citation de Karl Marx mise en exergue] ont enfin été amenés à regarderdécidément le monde d’un regard sobre. Par ailleurs, la perte irrémissible de ces grandesespérances qui ont animé l'Occident débouche sur quoi? La sobriété et la raison? Ne serait-ce pasplutôt la résignation, l'angoisse, l'apathie, le divertissement consumériste? ... Les essayistes denotre nouveau siècle, passablement dubitatifs, en débattent.

Je propose une transition brutale avec un bref retour en arrière. Parcourons quelques pages d’une

93. Voir plusieurs de mes livres antérieurs dont Les Grands récits militants, religions de l'humanité et sciences de l'histoire, Paris:L'Harmattan, 2000. + Le marxisme dans les Grands récits. Essai d’analyse du discours. Paris : L’Harmattan et Québec: Presses del’Université Laval, 2005.

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brochure communiste, parmi des centaines toutes pareilles, traduite à Paris en 1935. Elle prétenddécrire les progrès en cours en U.R.S.S. :

Les moyens de transport ont pu être considérablement développés. (...) Le développementde l’industrie lourde a permis d’envoyer au village des centaines de milliers de tracteurset de machines combinées (...), d’élever considérablement le niveau technique del’architecture. (...) Toutes ces réalisations ont permis d’améliorer la situation des masseset d’augmenter leur consommation. (...) L’une des plus grandes réalisations du planquinquennal a été la suppression du chômage. (...) Les salaires payés aux ouvriers de lagrande industrie pendant ces quatre années ont augmenté de 67%. (...) Les servicesmédicaux, les sanatoriums, les maisons de repos, les restaurants (...) ont été l’objetd’améliorations considérables. (...) Maintenant il n’y a plus de pauvres dans les campagnes.(...) Tous accèdent rapidement à une vie aisée. La tâche essentielle de l’Union Soviétiquen’est pas d’atteindre le niveau actuel des pays capitalistes, mais d’atteindre et de dépasserleur niveau technique dans les années de prospérité. (...) La deuxième périodequinquennale verra une nouvelle croissance des salaires et des budgets des famillesouvrières. Le salaire réel doublera. Les prix de détail baisseront de 35%. (...) Laconsommation augmentera de 2 fois l/2. L’Union soviétique fera un formidable bond enavant dans le domaine du développement culturel. (...) Le deuxième plan quinquennal,c’est la période de l’édification de la société socialiste sans classes, de la reconstructiontechnique de toute l’économie et de l’amélioration radicale des conditions de vie desmasses...94

Ce n’est pas seulement l’effondrement de l’URSS après des décennies de stagnation économique,d’oppression policière et de ruine écologique qui rend ahurissante cette rhapsodie de faussetéset de contre-vérités, c’est la confiance candide dans les progrès de l’humanité et dans le bonheurprochain des hommes qui s’y exprime et qu’elle réclame de ses lecteurs, cette confiance dans ladélivrance prochaine du mal social qui font que ce texte, parmi des milliers d’autres de mêmefarine, appartient à un autre temps et à un autre monde. Ce sont d’ailleurs des écrits de ce genrequi amènent les moralistes désenchantés, abondants de nos jours, à se demander s’il n’est pasfatal que les fallacieuses espérances collectives ne débouchent sur le mensonge totalitaire et sila volonté de faire le bonheur des hommes ne conduit pas par une pente naturelle au crime contrel’humanité. Ce fragment de texte, si touchant d’espérance et si pervers dans ses mensonges(puisqu’il contribue à dissimuler une part des atrocités du siècle), semble se prêter à ces synthèsesà grandes enjambées qui aboutissent à des équations du type «Marx égale Goulag», synthèses quiconservent sans doute un certain avenir sur le marché du livre.

Bertrand Russell écrivait en 1920, après un bref et déjà sceptique séjour en Russie : «Si lebolchevisme reste le seul adversaire vigoureux et effectif du capitalisme, je crois qu’aucune forme

94. Serge Ingoulov, L'édification du socialisme. Paris: Bureau d'éditions, 1935, pp. 6 et svt.

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de socialisme ne pourra être réalisé, et que nous aurons seulement le chaos et la destruction.»95

Mais il venait de proclamer aussi, tout sceptique, rationnel et sobre qu’il fût : «Je crois que lecommunisme est nécessaire au monde». Du côté de la Russie, le chaos et la destruction, à coupsûr, sont venus. Cependant, ce qui s’est effacé et ultimement décomposé avec la dissolution desrégimes du Pacte de Varsovie – décomposition idéologique entamée toutefois bien avant cetteépoque – c’est plus et autre chose que le seul «Empire du mal» créé en 1917, c’est curieusementavec lui, les idées de progrès et les grands programmes d’émancipation humaine et de justicesociale nés en Occident au 18ème siècle. Le texte du propagandiste communiste de 1935 choquepar sa fausseté optimiste? Il n’est pas d’une autre farine psychologique ni d’une plus grande«naïveté» que ce qu’on peut trouver, en d’autres temps, chez Michelet et chez Victor Hugo, chezJaurès, Vandervelde et Kautsky,96 chez Edward Bellamy et chez William Morris. À cet égard, il n'estguère possible de poser un cordon de sécurité autour d'une généalogie utopico-progressiste,fâcheuse par son irréalisme, mais qui serait restreinte à des illuminés et des doctrinairesextrémistes: c'est toute la pensée moderne sous sa forme «généreuse», affrontée au mal social,qui est mise en cause.

L’idée communiste appartient à «un cycle entièrement clos de l’imagination politique moderne»,j’en demeure d’accord avec François Furet.97 Les objections qu’on peut faire à cette propositionen faisant état de confuses «survivances» sont sophistiques. D’où le travail archéologique à quoiFuret se sent désormais contraint pour se faire comprendre des nouvelles générations de lecteurs:«Il est un peu difficile d’imaginer aujourd’hui que ce sont des idéologies si récentes alors qu’ellesnous paraissent selon les cas désuètes, absurdes, déplorables ou criminelles. Pourtant elles ontempli le siècle.»98

Même envisagé sur la plus longue durée possible, tout ceci que j'évoque aura ainsi formé un cyclehistorique relativement court: des «sectes socialistes» romantiques aux Internationales et àl’Untergang post-totalitaire, il s’est écoulé un siècle et demi tout au plus. Ce «cycle d’idées» sur lesens de l'histoire et de représentations d’un changement social radical, cycle qui remonte, enallant encore un peu plus haut dans le passé, aux fameux «précurseurs» du petit personnel desLumières, l’abbé Mably, Morelly,99 est épuisé. Il est achevé – et, si l’avenir demeure ouvert, il estraisonnable d’affirmer qu’il ne renaîtra pas, pas plus que ne sont ressuscités les vaudois et les

95. Bertrand Russell, The Practice and Theory of Bolshevism. London: Allen & Unwin, 1921, 22.

96. Voir sur ce point mon livre L'Utopie collectiviste, PUF, 1994.

97. Fr. Furet, Le Passé d'une illusion, 14.

98. Passé d'une illusion, 38.

99. Voir : !Mably, Abbé Gabriel Bonnot de. Collection complète des œuvres de l'abbé de Mably. Paris: Desbrière, an III. 15 vol. ![Morelly] Code de la nature, ou: le véritable esprit de ses loix de tout temps négligé ou méconnu. Partout, chez le vrai Sage, 1755.

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albigeois.100 En tant qu’ensemble jadis exaltant et mobilisateur de critiques sociales et de projetssociaux radicaux et au delà de l'«illusion communiste», le Grand récit collectiviste-révolutionnaireesquissé au 18e, élaboré par le 19e siècle et passé à l’acte au siècle suivant est aussiirrévocablement dévalué, mais surtout rendu étranger au pensable que peuvent l’être de nos joursl’eschatologie trinitaire de Joachim de Flore ou le manichéisme cathare. Quand bien même onpeut, sans risque de se tromper, assurer que des illusions politiques nouvelles émergeront, lemodèle des Grands récits — modèle dans lequel j’inclus expressément ses avatars fascistes quien furent la parodie délibérée et la transposition en clé réactionnaire, liturgies de masse et cultes duchef dûment inclus, en forme de sacralisation «totalitaire», de «statolâtrie»101 au service d’une«palingénésie nationale»102 — les doctrines de salut historique ont intégralement épuisé leurcrédibilité et leur potentiel d’enthousiasme, qui fut immense.

! La transposition fasciste. Vers la fin des années 1880, en France avec Maurice Barrès, desnationalistes en quête d’une doctrine de masse à opposer au « péril socialiste » voient toutà coup qu’il leur suffirait de transposer le millénarisme et le manichéisme de celui-ci en clénationaliste (les Juifs procurant l'«Ennemi du peuple» indispensable à cette opération). Enrupture avec les patriotismes traditionalistes et passéistes des réactionnaires d’antan, lesnouveaux nationalistes du tournant du siècle vont dès lors bricoler éclectiquement undispositif psychagogique qui récupère en l’intensifiant tout ce que, dans le socialisme etdans l’«idée de révolution», on pouvait qualifier (et les sociologues libéraux ne s’enfaisaient pas faute) de «religiosité» et de «messianisme». Là où les socialistes «scientifiques», empétrés de scrupules rationalistes, ne voulaient pasexploiter consciemment et à fond de train le puissant caractère gnostique-millénariste deleurs doctrines, ni utiliser cyniquement le fanatisme qu’elles pouvaient inspirer avec sestextes sacrés, son drapeau rouge, ses cultes du chef et ses liturgies de masse, les (pré-)fascistes, pénétrés, eux, de Lebensphilosophie vitaliste, vont aller piller sans vergogne cepotentiel de l’adversaire en le mettant au service d’un «mythe» à leurs yeux (sans douteavaient-ils raison sur ce point) plus puissant que la Lutte des classes, – celui de la Nationhumiliée et de sa «renaissance» prochaine, de la «Palingénésie nationale».103

100. Qu'il y ait des groupuscules qui se réclament de la Gnose sur l'Internet, n'atteste pas d'une véritable survivance sociétale desdoctrines de Mani et de Marcion...

101. Voir : Martinet, abbé Antoine. Statolatrie, ou Le communisme légal. Paris: Lecoffre, 1848. Ars[8o NF1271: c'est un concept inventépar un théologien contre l'«hérésie» socialiste-étatiste de 1848 -- et dûment repris vers 1922 en italien par les popolari catholiquesen exil (comme don Luigi Sturzo) chassés par le fascisme et son Stato totalitario.

102. La «palingénésie nationale» est au cœur de la définition la plus connue et répandue du fascisme générique: cf. Griffin, Roger.The Nature of Fascism. London: Routledge, 1993.

103. Je me réfère à la définition du fascisme chez Ernst Nolte: «Le fascisme est un antimarxisme qui vise à anéantir son ennemi endéveloppant une idéologie radicalement opposée à la sienne, encore qu*elle en soit proche, et en appliquant des méthodes presqueidentiques aux siennes non sans les avoir transformées de manière caractéristique, mais cela toujours dans le cadre inébranlablede l*auto-affirmation et de l*autonomie nationales (...). Il ne saurait être question de fascisme partout où n*existent pas tout aumoins les rudiments d*une organisation et d*une propagande comparables à celles du «marxisme».» Der Faschismus in seiner Epoche.München: Piper, 1963. S Le fascisme dans son époque. Paris: Julliard, 1970, I, 75.

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Ce que souligne donc à plusieurs reprises François Furet est que le 20e siècle des idéologies104 esten passe de devenir de moins en moins affectivement compréhensible. «Siècle maudit» (Alain Badiou),il ploie sous l’excès de ses crimes, il résonne du défilé interminable des victimes et des bourreaux.Les idéologues contemporains n’ont plus alors qu’à projeter sur l’opaque siècle écoulé, la visionmoralisatrice, réprobative et anachronique, amnésique ici, hypermnésique là, qu’ils en ont et quiaccommode de transitoires consensus comme elle justifie de prudents oublis.

Voyons un peu comment se formule ce constat d’une page définitivement tournée dans sa récurrentebanalité de nos jours. Elle comporte souvent — et c’est prudence — des doutes et des bemols.«La France ne croit plus aujourd’hui aux grandes utopies totalisatrices, elle ne succombe plus auxeschatologies rédemptrices», expose par exemple Alain Duhamel au début des années 1990 dansLes peurs françaises.105 Les Français ne croient décidément plus à ces chimères, ce qui réjouit lelibéral qu’est Duhamel, mais, démunis à la fois d’illusions sur l’avenir et de projets collectifs, ilsse sont mis à «avoir peur», constate-t-il aussi – c’est l’objet de son livre. C’est qu’en effet la fin desutopies révolutionnaires ne lui paraît pas nécessairement devoir être le commencement de lasagesse et de la sérénité. Tout le monde vers 1990 est tombé d’accord sur le constat de la failliteultime des «utopies exotiques», le Cuba de Fidel et du «Che», le Cambodge de Pol Pot, l’Albanied’Enver Hodja, le Nicaragua «sandiniste» ayant beaucoup déçu leurs partisans lesquels parfoisétaient passés successivement de l’un à l’autre. Ces utopies exotiques apparaissent avoir été ledernier avatar caricatural des Grandes espérances occidentales. La mutation culturelle présentequi résulte de cette perte massive de crédibilité doit demeurer un constat. Elle ne comporte pasde jugement éthico-historiciste implicite suggérant que ce qui succédera à l’enivrement desreligions politiques est fatalement prometteur et sera absolument meilleur. Tout le mondeconclut à la perte irréversible de croyance dans les Grands récits, ces totalisations argumentées dupassé, du présent et de l’avenir qui ont été, durant près de deux siècles, les énigmes résolues dumalheur des hommes. Mais l’accord s’arrête ici, puisque les uns se réjouissent de tourner la pagede funestes illusions et que d’autres, pour qui «le» socialisme restait malgré tout un phare aumilieu des temps obscurs, sont inconsolables. Car au-delà de l’«immense espoir à l’Est», lequels’était à coup sûr évanoui il y a belle lurette sauf pour quelques partisans aveuglés, c’est l’idée dejustice sociale, née en Occident avec un néologisme, «socialisme» (les lexicologues le datent de1831-32 comme antonyme positif manquant d’un autre néologisme récent et, lui, péjoratif:«individualisme»), qui en a pris un coup et semble aussi s’enfoncer dans le passé idéologique. LaFrance, note encore A. Duhamel, est en «panne d’idéologie» car il n’y a pas que le communisme,ni généralement le projet révolutionnaire qui se sont effondré : tous les programmes «sociaux» sesont sclérosé, les grands principes civiques se sont affaissé, il ne reste plus aux Français que «lapolitique-spectacle» (Duhamel est l’inventeur de l’expression): la virtuelle et légère vidéocratie estcensée remplacer les pesantes idéocraties de naguère! («Le remplacement d’une orthodoxie parune autre n’est pas nécessairement un progrès» a dit George Orwell en 1949 — remarque àretenir.)

104. Cf. J.-P. Faye, Le siècle des idéologies. Paris: Colin, 1996.

105. Flammarion, 1993. Alain Duhamel enseigne à Science-po.

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Si l’on envisage dès lors la faillite historique dont la fin du 20ème siècle semble avoir consomméla démonstration, il faut d’abord la reconnaître multiple et très étendue: échec au coût humainatroce des socialismes d’État, blocage des dynamiques réformistes social-démocrates et de leurégalitarisme «tempéré», crise des projets émancipateurs de toutes natures. Et plus globalementencore: «Épuisement de l’espoir» formule Krysztof Pomian, «Effacement de l’avenir» analyse dansun gros livre Pierre-André Taguieff.106 Il est difficile de trouver, sur l’idée de départ au moins,celle d’un effondrement général et d’une stase au milieu de ruines d’idées et de sentiments quiont dominé le monde, un accord plus unanime des observateurs alors même que leurs espérancesciviques (c'est le cas des deux penseurs nommés ci-dessus) n’avaient été aucunement investiesdans l’URSS et ses satellites. La pensée progressiste et égalitaire sous ses multiples formes,l’optimisme de la perfectibilité humaine apparus peu avant 1789 se trouvent privés de fondementà mesure que s’est effacée toute alternative utopique.107

La fin des États communistes – et la transformation de l'immense Chine en un régime inédit deCapitalisme post-totalitaire – ont entraîné aussi la dissolution de tout ce qui, pendant un demi-siècle, a cru s'opposer à ces régimes et à leurs idéologies d'un point de vue de «gauche»: s'il estdes choses encore dont la nouvelle génération n'a plus aucune idée, c'est ce que pouvait bienvouloir dire il y a 20-30 ans être titiste, trotskyste, bordighiste, maoïste, castriste, anarcho-syndicaliste,etc. Ce sont ici encore des analyses, des livres, brochures et journaux par milliers réduits à l'étatd'abolis bibelots d'inanités sonores.

Ce qu’on croit pouvoir constater donc et qui va bien au-delà de la perte de toute foi et touteespérance résiduelles dans les régimes issus de la Révolution bolchevique et dans leur capacitéde jamais acquérir une apparence de «visage humain», c’est une sorte de chute de dominos. Ladébandade finale de l’idée communiste, apparemment indexée sur la dissolution en forme desauve-qui-peut des régimes issus de la Révolution d’Octobre (et conséquence de celle-ci?nullement, car le recul de crédibilité et de confiance a été entamé bien avant), aurait entraîné lachute concomitante de bien d’autres choses de plus grande portée et de plus longue durée: ladissolution finale des religiosités politiques dans une sobriété sceptique nouvellement acquise,le renoncement à toute cette «sacralisation de la politique» qui avait caractérisé le 20e siècle; ladissolution des Grands récits de l’histoire, c’est à dire de l’idée d’une histoire soumise à des «lois»fatales et bienfaisantes; la fin de l’«idée de progrès»; la dévaluation irrémissible de tout«historicisme» (au sens que Karl Popper avait donné à ce concept:108 j’aurai à en reparler comme

106. L'effacement de l'avenir. Paris: Galilée, 2000. Et K. Pomian, Sur l'histoire. Paris: Gallimard, 1999.

107. Sur la fin des utopies, quelques bons ouvrages de référence et de réflexion : Donskis, Leonidas. The End of Ideology and Utopia? Moral Imagination and Cultural Criticism in the 20th Century. New York : Lang, 2000. ! Jacoby, Russell. The End of Utopia. Politics andCulture in an Age of Apathy. New York: Basic Books, 1999. ! Lepenies, Wolf. La fin de l’utopie et le retour de la mélancolie: regards surles intellectuels d’un vieux continent. Paris: Collège de France, 1992. ! Magris, Claudio. Utopia e disincanto. S Utopie et désenchantement.Paris: Gallimard, 2001. ! Saage, Richard, dir. Hat die politische Utopie eine Zukunft? Darmstadt: Wissenschaftliche Buchgesellschaft,1992.

108. Popper, Karl. The Poverty of Historicism. London: Routledge & Kegan Paul, 1961. Republ. 1969. S Misère de l'historicisme. Paris:Plon, 1956, réédition, Paris: Pocket, 1988, version retraduite sur l'édition de Londres, 1976.

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de tout ce que j’évoque à grandes enjambées dans cette introduction), l’évanouissement desreprésentations, à l’horizon de l’avenir proche, d’une «lutte finale» entre les justes et les scélérats,d’une réconciliation des hommes, d’un saut de l'humanité dans le «Règne de la liberté»...

En réalité, je soutiendrai dans les chapitres qui suivent, en suivant notamment Marcel Gauchet,que la récente perte intégrale de foi dans les ainsi nommées «religions séculières» ne tient pas àla conjoncture courte qui inspire le constat trompeur d’une sorte de sauve-qui-peut concomitant,mais au processus très lent et de longue durée de la sécularisation — et qu’elle en confirme lalogique. Ce n’est pas la seule foi bolchevique qui a reçu il y a vingt ans le démenti ultime, c’estl’ensemble plus vaste, épistémologique en quelque sorte, civilisationnel, des programmes desacralisation de l’histoire promettant un eschaton séculier et une société prochaine «délivrée dumal» qui a perdu toute crédibilité.

«C’est de la désagrégation du croyable, bien plus que des démentis infligés par le réel à lacroyance que la cause communiste est morte», formule Marcel Gauchet. Les convictions politiquestotales de jadis «ont sombré pour avoir été frappées dans leur principe même. (...) Il nous estdevenu impossible de concevoir le devenir en fonction d’une issue récapitulatrice etréconciliatrice.»109 Les «religions politiques» (Gauchet endosse ici et là avec quelques réservescette notion) tiraient leur «plausibilité d’une figure de l’union de la collectivité avec elle-mêmeissue de l’âge des dieux.»110 Depuis le «milieu des années 1970», périodise-t-il, on a assisté à«l’évanouissement de cette attraction hypnotique de l’Un. Il a brutalement cessé d’être unproblème, une nostalgie, une aspiration.»111 Fin des grands enthousiasmes et des communionsde masse. Une formule balzacienne s’impose pour notre «modernité tardive» : Illusions perdues.

J’ai contribué, avec bien d’autres chercheurs, de Georges Sorel et d'Isaiah Berlin à Pierre-AndréTaguieff récemment,112 à l’histoire de cette «idée de progrès»,113 née avec Condorcet et son anti-chrétienne Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, rédigée en prison en1793.114 Le progrès, c’était le grand paradigme spéculatif issu des Lumières, qui a structuré etdynamisé toute la modernité, mais paradigme qui fut contesté depuis toujours par les cassandres

109. M. Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité. Paris: Gallimard, 1998, 28.

110. Gauchet, La Révolution moderne, 23.

111. Ibid., 153.

112. Taguieff, Pierre-André. Du progrès. Biographie d’une utopie moderne. Paris: [EJL], 2001. Voir aussi : Taguieff, Pierre-André. Le sensdu progrès. Une approche historique et philosophique. Paris: Flammarion, 2004.

113. M. Angenot, Le marxisme dans les Grands récits. Essai d'analyse du discours. Paris: L'Harmattan et Québec: Presses de l'UniversitéLaval, 2005. + Gnose et millénarisme, deux concepts pour le 20ème siècle. Suivi de : Modernité et sécularisation. Montréal: Discours social,2008.

114. Condorcet, Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de. Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'esprit humain. Paris:Agasse, an III.

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de la «décadence», par les annonciateurs successifs de la «faillite de la science», et qui a éclaté toutde suite en avatars contradictoires, – progrès indéfini ou progrès aboutissant prochainement àun «arrêt sur image», à une fin indépassable de l’histoire, progrès positiviste-scientiste avec ses«stades», progrès philanthropique et réformateur à pas prudents, progrès révolutionnaire avec ses«absolutions» anticipées de bavures inévitables...

La croissance productiviste industrielle est une figure du progrès, figure antagoniste et pourtanttrès proche de l’«utopie» collectiviste – somme toute, le progrès fut, sous ses divers avatars, leparadigme essentiel et dynamique de l’imaginaire occidental pendant plus d’un siècle. J'ajoute eneffet — car il ne faut pas se fixer sur les seuls sophismes de la gauche dite «révolutionnaire» enfeignant de croire qu'ils lui étaient regrettablement propres : l'esprit du «progressisme» n'est pasmoins porté aux absolutions anticipées (ou rétroactives) de violences benoîtement dites«inévitables» dans sa version «bourgeoise» économiste-libérale. Qu’est ce qu’un économiste libéralau siècle industriel? C’est essentiellement quelqu’un que les effets violents de ce qu'il conçoit commeprogrès ne dérangent pas, non qu’il «manque de compassion» — cette accusation des humanitairessentimentaux le fait bondir — mais parce qu’il les juge inévitables, le progrès est bénéfique à longterme même si c’est un char de Jaggernaut qui passe, indifférent, sur les humains ordinaires etles écrase, empruntant tous ses droits à la nécessité historique. Lui aussi raisonne suivant leprogrès — et le progrès économique et industriel est l’alpha et l’omega de sa morale positive, unemorale comptable basée sur la balance des inconvénients:

Les chemins de fer sont inventés, et voilà que les routes auxquelles ils font uneconcurrence inégale sont désertées, les relais sont abandonnés, les maîtres de poste etles aubergistes ruinés. (...) Qui voudrait arrêter le progrès pour mettre un terme auxperturbations qu’il provoque?115

De ce paradigme polyvalent et polysémique du «progrès», on a pu dire qu’à titre d’optimismeasymptotique de la perfectibilité humaine où le positif l'emportait toujours censément, et de loin,sur le fâcheux, il était mort en 1915 dans la boue des Flandres. La Grande guerre et ses atrocitésapparaissent de fait comme le premier coup de massue porté à l’idée optimiste du progrèslinéaire fatal du monde «civilisé». Dès 1930, un Lewis Mumford parle du progrès comme d’une«idée totalement démentie» par le 20e siècle. La terrible coupure de la Première Guerre mondiale,rupture tant politique et sociale que spirituelle, «brutalisation de l’Occident» comme l’analyseGeorge L. Mosse,116 est l’événement qui entame la dévaluation du paradigme sans pourtantl’effacer d’une conscience collective dénégatrice qui se refuse, en dépit de tout, à consentir à voirla modernité comme non-sens, à-vau-l’eau, décadence, chaos croissant et qui se rattachejustement, face à l'horreur des temps, à la version «accélérée» de la révolution débouchant, aprèstant de désastres, sur une utopie mondiale. Le militant communiste illumine l’obscurité des temps

115. G. de Molinari, Le mouvement socialiste avant le 4 septembre 1870, 1872, X.

116. Mosse, George L. Fallen Soldiers: Reshaping the Memory of the World Wars. New York, Oxford: Oxford UP, 1990 S De la Grandeguerre au totalitarisme. Paris: Hachette Littératures, 1999.

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d'après guerre de la clarté d'une immense certitude : «Le sort de l'humanité tout entière estmaintenant lié au destin de la révolution prolétarienne et à la construction du socialisme».117 Larévolution est en marche, son succès est fatal, il va s'étendre un jour prochain à toute la planète: certitude eschatologique qui relève à coup sûr d'une foi exacerbée dans l'histoire dans unepériode où elle charrie surtout l'horreur et semble inviter au désespoir.118

D'autres diront que le Grand récit du progrès a été radicalement réfuté en tout cas un peu plustard, à Auschwitz, à Hiroshima, mais il avait la résistance et l'agonie coriaces et il ne s’est trouvédéfinitivement discrédité qu’après 1989.119

Remarquons que le Récit du progrès avait servi à narrer notamment le recul fatal del’obscurantisme religieux qui allait être prochainement vaincu pas la science et la raison.... Or,voici que ce Grand récit est bien plus mal en point que les religions révélées dont il anticipait ladisparition et qui ont repris du poil de la bête.

On doit ajouter que le Crépuscule des idoles historicistes se parachève et se complète par unCrépuscule de l’Humanité. Car le sujet du récit du progrès, c’était l’Humanité. Tous les prédicatsde ce discours sur la progression indéfinie, la perfectibilité, l’évolution par stades, la disparitionfatale des vices sociaux et la fin heureuse de l’histoire ne sont là que pour rendre raison d’un sujetet narrer sa «marche en avant», l’Humanité. Dieu avait fait l’homme à son image ; le sièclepositiviste tirait de l’homme «empirique» un avatar transcendant qu’il substituait à l’image deDieu. Le Christ avait été crucifié pour le salut du genre humain, le «siècle du progrès» allaitmontrer le genre humain réalisant par ses sacrifices et ses efforts son salut ici-bas –accomplissement, scientifiquement prévu désormais, de «lois de l’histoire». Or, le «Grand êtresocial» que fétichisait la Religion positiviste d’Auguste Comte est lui aussi relégué au magasin desaccessoires désuets tandis que prolifèrent les «narcissismes des petites différences».120

117. Monde, 5.12.1931, 3.

118. L’histoire réelle, «pleine de bruit et de fureur», dépasse les individus; dans ce sens qu’elle les laisse à tout coup «complètementdépassés». Les événements qui font histoire globale ne forment pas une “destinée”, ni ne ressemblent à une “carrière” humaineavec ses buts, ses espoirs, ses succès et ses échecs, ni avec un “sens” (biographique) rétrospectif. L’histoire des hommes n’a pasde sens, elle n’en a du moins pas au sens que je me peux me flatter que ma vie a (ou peut avoir) un sens, disons un sens pour moi.Et l’histoire ne progresse pas, ni n’évolue à la façon qu’un homme, depuis l’enfance jusqu’à la maturité, fait effectivement, “desprogrès.” Elle comporte trop d’effets pervers et de ruses pour se laisser mettre en récit sans trucages constants, effets de cohérenceet coups de pouce innombrables. Les historiens, les philosophes de l’histoire modernes sont ces truqueurs professionnels. Leshommes-individus, de génération en génération, sont, certes, les agents de l’histoire avec leurs consciences plus ou moinsaveuglées du cours des choses et leurs volitions contradictoires. Mais l’histoire résultante n’est pas quelque chose où ils peuventjamais se reconnaître ni dont ils peuvent jamais se réjouir. Ni qui aurait un but comme ils peuvent en avoir un. Ni encore moinsbien entendu qui aurait l’homme et son bien pour but.

119. Pierre-André Taguieff, Du progrès. Biographie d'une utopie moderne. Paris: [EJL], 2001. Et Les contre-réactionnaires. Le progressismeentre illusion et imposture. Paris: Denoël, 2007.

120. Sigmund Freud.

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De toutes les figures du progrès, c’est évidemment le mythe révolutionnaire qui est le plusradicalement discrédité. Car la révolution était progrès, elle allait même faire gagner du temps àl’humanité, — elle ne pouvait être qu'«une explosion du progrès comprimé», comme la définit unenthousiaste du Grand soir vers 1850.121 C'est précisément à ce titre que ses bavures, passées oufutures, devaient être passées aux profits et pertes. La morale de la soumission aux nécessitéshistoriques et de la fin si bonne qu'elle justifie tous les moyens pointe ici et elle ne fera ques'exacerber jusqu'aux bolcheviks. La révolution promettait l’éradication soudaine des mauxsociaux, la destruction du monde injuste, la reconstruction sur ses ruines d’une sociétéparfaitement bonne en même temps qu’elle allait être une sorte de Jugement dernier séparant lescoquins des justes. Les «hommes de progrès» au 19e siècle avaient dû décider, face à la coalitionde ses adversaires,122 de traiter la Révolution française comme un «bloc» où les effets bénéfiquesà long terme absolvaient les erreurs et les crimes — sans qu’il fût toujours possible de lesmontrer inévitables ni de les blâmer sans mettre en cause les principes qui guidaient ses acteursou au moins leur aveuglement. On ne peut du reste empêcher une révolution, répète la doxalettrée du 19e siècle: nul ne peut s’y opposer parce qu’elle est «un effet de la nécessité» —prétendre l’arrêter, c’est défier le destin des peuples.123 Ici encore, nul besoin d'aller lire des«extrémistes»: Michelet, Hugo ne disent pas autre chose; admirateurs de 1789 en dépit de 1793,ils absolvaient d’avance quelques épisodes violents à venir au bout desquels l’humanité«s’apercevra qu’elle a été rudoyée, mais qu’elle a marché» (dixit Victor Hugo à travers une image,militariste-napoléonienne si vous voulez, de la «marche forcée»).124

Avec l'attente de la révolution vient la légitimation de la violence révolutionnaire. Si le socialismeromantique avait été «utopique» comme le qualifiera Fr. Engels en 1877 dans l’Anti-Dühring, il avaitété aussi, plutôt pacifique, comptant prêcher par l'exemple à la façon des fouriéristes et des saint-

121. X. Sauriac, Un système d'organisation sociale. Paris: Baulé, 1850, V.

122. La liberté-prison et la fraternité-guillotine ont nourri depuis deux siècles l’ironie de l’historiographie conservatrice. C’est iciun modèle de renversement des Grandes espérances en grandes horreurs illustré par tous les historiens de droite, jusqu’à laRévolution bolchevique inclusivement. Contre les espérances progressistes et leurs dénégations, le chiffrage des crimes commis aunom de la fraternité commence avec l’écrit contre-révolutionnaire. L’abbé Barruel, auteur des Mémoires pour servir à l’histoire dujacobinisme. (Hambourg: Fauche, 1798-99. 5 vol.) dénonce le premier «ces hommes qui encore aujourd’hui se consolent de troisou quatre cent mille assassinats, de ces millions de victimes que la guerre, la famine, la guillotine, les angoisses révolutionnairesont coûtées à la France (...), sous prétexte que toutes ces horreurs amèneront enfin un meilleur ordre des choses».

123. P. -J. Proudhon, Œuvres, III 19.

124. «...oui les brutalités du progrès s'appellent révolutions. Quand elles sont finies on reconnaît ceci: que le genre humain a étérudoyé, mais qu'il a marché.» «Fantine», Les misérables, le conventionnel G*** à Mgr. Myriel. — La démocratie au contraire est une figure de la lenteur, de la continuité, du compromis et c'est ce qui déplaît en elle ; larévolution, quelque contenu violent ou pacifique qu’on lui donne, s’entend comme l’opération rapide d’une coupure radicale, commele «seul moyen» de tout changer, elle rend possible d’un coup l’éradication des maux, la destruction du monde injuste, lareconstruction sur ses ruines d’une société bonne. Or, la démocratie ne délivre pas du mal ni de ses suppôts si elle n’interdit pasde lutter contre eux. Elle n’a rien de sotérianique. Elle ne procure pas de changement à vue et ses «progrès» ou les progrès qu’ellerend possibles sont lents et tortueux. Rien de ce que reprochaient les essayistes et polémistes radicaux de jadis au«parlementarisme» n’est faux — tout au plus un peu excessif. La démocratie demeure le «moins mauvais» système politique, ce quirevient à dire qu’elle n’est bonne que si on a démontré pires tous les autres systèmes connus, et redoutablement chimériques lesdespotismes éclairés et les gouvernements «scientifiques» imposant le bien social.

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simoniens. La «science de l’histoire» marxiste au contraire démontrait aux masses organisées dansle mouvement ouvrier européen à partir de 1880 la nécessité, la fatalité scientifique d’uneprochaine révolution violente, accoucheuse aux forceps du mode de production collectiviste.«Ainsi la période utopique du socialisme fut pacifique. La période scientifique adopte la tactiquerévolutionnaire», écrit le marxiste Charles Rappoport.125 Le changement primordial n’étaitpourtant pas ici: la grande différence entre les deux phases de l’évolution des Grands récits, c’estque le discours prédictif n’est plus tant dans l’annonce d’une révolution prochaine due à la justecolère des malheureux qui étaient le nombre, que dans la démonstration inspirée par Marx, del’effondrement fatal prochain du mode de production capitaliste, avec dans la foulée, un dernier «coupd’épaule» révolutionnaire que donnerait le prolétariat au système condamné et vermoulu. Lecapitalisme, perclus de contradictions, apprenti-sorcier devenu incapable de diriger les forcesproductives qu’il a déchaînées, s’est condamné lui-même à périr. Il va faire place à uneorganisation économique «supérieure», engendrant dialectiquement «sa propre négation» avecla fatalité, formule Marx au Capital, I, dans l’avant-dernier chapitre, d’une «loi naturelle». Ce quetous déchiffrent avant 1914 dans Karl Marx, c’est une science déterministe que beaucoup de«passages» validaient, et ce sont ces passages qui parlaient à l’imagination idéologique des leadersouvriers de la Deuxième Internationale: «La bourgeoisie produit avant tout ses propresfossoyeurs. Sa chute et la victoire du Prolétariat sont également inévitables...»

La «Révolution» n’a conservé jusque vers la fin du 20e siècle que dans la culture française une auraeschatologique qui était bien évanouie ailleurs en Occident (si ce n'est dans quelques autres pays«latins»). Le Parti socialiste de François Mitterrand a pris le pouvoir en 1981, avec quelqueroublardise on veut croire (ou bien pas ? C'est une vraie question à poser qui est celle de lavariation historique d'un croyable/dicible qu'il ne faut pas confondre avec la seule sommaire etbutée «foi du charbonnier»), comme héraut de la «Rupture avec le capitalisme» promise etdétaillée dans le Programme commun de gouvernement.126 À quelques variations près, le discoursdes socialistes français de 1970-80 avait les mêmes accents, les mêmes mots, les mêmes thèmesque celui de Jules Guesde un siècle plus tôt.127 À cette époque toutefois, des objectionsirrépressibles avaient commencé à s'exprimer de toutes parts à gauche (qui ne faisaient quereprendre un scepticisme raisonnable qui accompagne en réalité toute l’histoire du mouvementouvrier, — même si, jadis comme naguère, la majorité ne souhaitait pas vraiment les entendre):

125. P. J. Proudhon et le socialisme scientifique. Paris, 1909, 16.

126. Projet de rupture qui permettait en France dans les années 1970 de juger de haut les voisins social-démocrates: «J'admets quela Suède ne soit pas assez socialiste: (....) elle n'a pas frappé le capitalisme au cœur, je veux dire au cœur de son pouvoir, lapropriété des grands moyens de production.» Mitterrand, L'abeille et l'architecte, 166. Il ajoutait que l'URSS n'était «pas socialiste nonplus», faute de prendre en compte les libertés démocratiques....

127. Voir: Moreau, Jacques. Les socialistes français et le mythe révolutionnaire. Paris: Hachette, 1998. S Nouvelle édition, Paris:Hachette Littérature, 2003.

! Dès que l'historien du contemporain se demande en transposant Paul Veyne (Les Grecs ont-ils cru à leur mythe?): est-ceque Jean Jaurès ou Émile Vandervelde avant 1914 et encore François Mitterrand et le PS en 1980 ont «cru à leur mythe», à savoirà la socialisation des moyens de production en France, remède à tous les maux de la société, vous vous heurtez à des difficultésqu'il n'est pas oiseux de poser. Il est impossible à tout le moins de donner une réponse univoque.

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«La révolution n’est pas, ne sera pas à l’ordre du jour tant que l’histoire sera l’histoire, tant quele réel sera le réel. (...) Le socialisme n’est pas seulement une version, une version parmi d’autresde l’optimisme, mais sa plus grave, sa plus grossière caricature, la somme de ses impostures»:c'est le simple message diffusé par les ainsi nommés «nouveaux philosophes» des années 1970 —ce qui assurera leur notoriété est que ce simple message rencontrera de fortes résistances.128

La «révolution» au 20e siècle n’a accouché que de régimes brutaux, sanguinaires et misérables,terriblement semblables à beaucoup d’égards à ceux de ses adversaires fascistes qui, eux, dumoins, ne prétendaient pas vouloir faire le bonheur de l’humanité. Toutefois, la politique commerédemption et moyen de salut, la haine «gnostique» du monde scélérat fondé sur le profit et laconcurrence, sur la lutte de tous contre chacun, l’avenir comme promesse et commeréconciliation – et sans doute aussi la remise de soi à une Ecclesia omnisciente qui vous épargned’avoir à penser par vous-mêmes, la renonciation à tout ceci a pris beaucoup de temps au 20e

siècle et exigé des esprits militants, taraudés par la crainte de devenir des «renégats», un travaildu deuil considérable. Il en subsistera sans doute longtemps encore diverses rémanences.

# Religions à la carte. Comme la culture a horreur du vide, la fin des Grandes espérances a laisséun vaste espace libre qui se remplit peu à peu de formes de crédulités nouvelles et recyclées. Ellesse présentent et se diffusent dans un cadre nouveau à tout le moins. On assiste de nos jours à unéclatement individualiste des croyances, y compris les plus irrationnelles, que les chercheursqualifient par des formules frappantes: «religion à la carte», «religion en miette»... C'est le sensmême du mot de «religion» et l'essence de la chose qui ont changé: la religion aujourd'hui se règlesur les «besoins individuels» de fidèles peu fidèles, libres de magasiner, de zapper, d'en prendreet d'en laisser. Danielle Hervieu-Léger emprunte, pour dire ceci, le terme d'époque de«dérégulation»...129 La religion, révélée ou «politique», servait à créer des communions et assurerde la transmission; une religiosité privatisée, une foi qui doit permettre de s'individualiser, c'est– du point de vue simplement historique en très longue durée – le monde à l'envers. Quoi qu'ilen soit, les tendances du marché des croyances dans le monde post-politique ne seront pas l'objetde ce livre. Je renvoie pour faire court à mon étude En quoi sommes-nous encore pieux ? Sur l'étatprésent des croyances en Occident. Québec: Presses de l'Université Laval, 2009.

# Un Marx postmoderne. Le Marx intempestif relu en 1995 par Daniel Bensaïd est ce penseur qui,tôt dans le siècle antérieur, a radicalement déconstruit les Grands récits de l’histoire et ramenéles grandes espérances au statut d’illusions collectives, invitant les humains à regarder d’un regardsobre les contradictions insurmontables du présent et le caractère inconnaissable de l’avenir.130

La théorie de Marx, pour Bensaïd, «n’est pas une philosophie spéculative de l’histoire.Déconstruction déclarée de l’histoire universelle, elle ouvre la voie d’une histoire qui ne promet

128. Bernard-H. Lévy, La barbarie à visage humain. Paris: Grasset, 1977, 85.

129. D. Hervieu-Léger, La religion pour mémoire. Paris: Cerf, 1993. Voir aussi du même auteur: La religion en miettes, ou la Questiondes sectes. Paris: Calmann-Lévy, 2001.

130. Marx l'intempestif. Grandeurs et misères d’une aventure critique. (XIXème et XXème siècles). Paris: Fayard, 1995.

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aucun salut, ne répare pas à coup sûr l’injustice, ne nous mordille même pas la nuque. (...)Incertaine, l’histoire ne promet et ne garantit rien.»131 Fort bien, mais ceci n’est pas vrai, cela nepeut pas l’être. On doit d’ailleurs faire remarquer que, si tel était le “véritable” message de KarlMarx, il était vraiment peu susceptible de nourrir pendant plus d’un siècle les espoirs des massesexploitées sur les cinq continents!

# Le bon grain et l'ivraie. Il me faudra confronter l'argumentation anti-utopique aux objectionsde ceux qui soutiennent «malgré tout» qu'il y a du bon et même de l'indispensable dans l'espritd'utopie, – qu'il faut séparer le bon grain utopique de l'ivraie historiciste et maximaliste-révolutionnariste par exemple ainsi que de la morale perverse du «Aux grand maux, les grandsremèdes» et de la fin qui justifie tous les moyens.132 Que la démocratie telle que nous laconnaissons (que certains opposent manichéennement aux perverses «idéocraties») est aussi leproduit d'absorptions et d'intégrations de conceptions d'abord utopiques depuis les tempsromantiques. La démocratie n*est pas une chose ni un concept, elle confère une identité et un sensà une nébuleuse de changements institutionnels et moraux, une suite de poussées de «justicesociale» où les idées venues des utopistes — les allocations familiales, l*assurance-maladie (deuxidées apparues sous le nom de «garantisme» chez Charles Fourier), le contrôle des naissances (lesnéo-malthusiens), la mixité scolaire (idée anarchiste au départ, tenue en son temps pour uneinfâmie par les esprits pondérés) — prédominent. Comme si les utopies, mortelles à dosemassive, étaient avantageuses pour le corps social à doses homéopathiques ou du moinsmesurées !

«La démocratie est une société qui croit pouvoir se débarrasser du mal», définit Olivier Mongin.133

Si ceci est tendanciellement exact, le socialisme ne fut que le programme avancé, radical et«intégriste» de la démocratie, car dès avant 1848, il s’est défini lui-même comme le Remède quiallait délivrer définitivement et d'un seul coup les hommes du mal :

D. — Qu’entendez-vous par socialisme?R. — La doctrine (....) qui veut, par la mise en pratique de la loi humanitaire, fairedisparaître de la société les maux qui la déchirent.134

C’est ici l’élément psychagogique fondamental qui nourrit en longue durée la pensée militante

131. Bensaïd, op. cit., 11-14.

132. À la fin des années 1990 dans le monde francophone, est-il besoin de le rappeler, des livres et des expositions en grandnombre ont cherché à faire le deuil mélancolique de l’Utopie. Désormais privés de la foi dans les Grandes espérances politiques,les modernes des derniers jours remontaient nostalgiquement à Thomas More, à Tommaso Campanella...

133. Olivier Mongin, in La fin de l’histoire: les enjeux philosophiques de l’écologie. Clermont-Ferrand: C.R.D.P. d’Auvergne, 1993.

134. Greppo. Catéchisme social, ou exposé succinct de la doctrine de la solidarité. Paris: Propagande démocratique et socialiste, 1848,5. Ou encore lisons un fouriériste convaincu : «— Qu’est-ce que le système de Fourier? — C’est l’exposé mathématique des moyensqu’il faut employer pour éteindre partout les misères humaines et assurer à chacun des membres de la grande famille des garantiesde bien-être, de tranquillité, de bonheur.» St. Aucaigne, Espérance et bonheur, Cluny, Lyon, 1841, 75.

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et alimente fatalement ses perversions, la volonté de se délivrer vite et intégralement du mal social.Le militant de jadis se dresse, en une pose morale impavide, devant une société qui estentièrement à détruire, qui est à raser avec tous les maux qu’elle porte en elle. Un socialiste d'ily a un siècle est quelqu'un qui «entrevoit» l’avenir lumineux imbu de la certitude que «le mal estcondamné à disparaître un jour complètement du monde».135 Le syndicalisme-révolutionnaire dela Belle époque met à son tour ce qui est devenu un axiome rigide au cœur de sa doctrine«révolutionnaire»: toute réforme de la société bourgeoise est vaine, tout esprit de réforme estlâche, il faut faire table rase. «Il n’y a pas d’amélioration à espérer dans la société présente, il fautla transformer. Elle est défectueuse. Elle est à détruire. Ses bases, ses principes sont mauvais ettous les essais de replâtrage et de remaniement sont voués à l’impuissance».136 Le but déclaré duParti ouvrier belge vers 1890 (ce parti si tôt devenu réformiste) était, verbatim, «la disparition dela société actuelle».137 Etc. Les partisans de la voie démocratique se sont heurté pendant un siècleà cette «logique» de la suppression globale du mal, eux qui voulaient, le reproche était à tout coupfatal, améliorer quelque chose qui était simplement à détruire.

Certains diront que l'élément le plus pervers, le plus susceptible de perversions «totalitaires» del'utopie moderne réside non dans son chimérique désir d'éliminer d'un seul coup tous les mauxsociaux et en supprimant la Cause première alléguée (la propriété privée par exemple138), maisdans son désir, concomitant et non moins puissant, d'imposer l'unanimisme, dans son horreur desconflits et des dissensions, dans la promesse de leur substituer à l'avenir, à toute force, unecommunion civique immuable. Ce ne sont pas seulement les conflits économiques, la lutte desintérêts qui ont désolé les premiers militants romantiques des Grandes espérances, c’est aussibien le libre examen, la diversité des opinions. Ils ont tous promis d’instituer dans l’avenir nonseulement une société sans dominants et dominés, «sans classes», mais aussi une communionunanime des citoyens dans des vérités partagées. Si le mal est dans le conflit, le bien est dansl’unité — et l’unité des croyances sera nécessaire à l’harmonie commune. La fraternité futureexclura la diversité d’opinions qui ne peuvent qu’exprimer des intérêts divergents ; si une sortede démocratie subsiste dans les blueprints romantiques, ce sera une démocratie ... sans partis etsans divisions. (C'est cette logique naïve qui amène Jacob L. Talmon à faire remonter le dangersophistique à Jean-Jacques Rousseau. Il prétend montrer dans les enchaînements deraisonnements de l’auteur du Contrat social la matrice originelle de ces idéologies ultérieures que

135. Tourreil, Louis de. Religion fusionienne, ou doctrine de l’universalisation réalisant le vrai catholicisme. Tours/Paris: Juliot 1879, 216.

136. Lorulot [André] et Yvetot. Le syndicalisme et la transformation sociale. Paris: Librairie internationaliste, 1909, 11.

137.Le prolétariat, 25. 5. 1889, 1.

138. Dans les publications socialistes avant 1914, la propriété privée comme Mal originel, c’est l’axiome de l’enseignement militantet le premier paragraphe des manuels: «Le socialisme comme DOCTRINE a pour point de départ la critique de la propriété privée. Il ydécouvre la source première de presque toutes les misères». Lorris, Jean. Dir. Encyclopédie socialiste. Paris: Quillet, 1912-1914. 10vol. I, 4.

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J. Talmon regroupe sous le chef de «démocratie totalitaire».139) À l’anarchie des idées succéderaun «Ordre nouveau»: l’expression de Péguy est déjà celle qu'élisent les saint-simoniens: à uneépoque «de DÉSORDRE, d’anarchie, d’égoïsme, d’athéisme, nous avons vu succéder une hiérarchie,un dévoûment, une foi, en un mot un ORDRE nouveau».140

Autre élément de logique perverse, élément particulièrement lisible comme aveu aporétique naïfde la pensée utopique: la thématique de l'homme nouveau. En un premier temps, l'utopie est unMundus inversus conçu pour faire le bonheur des hommes. Mais il apparaît vite au doctrinaire queles humains tels qu'ils sont aujourd'hui, avec leurs faiblesses, leurs égoïsmes, avec les vicesinculqué par le vieux monde, ne seront pas adaptés à un monde nouveau purifié qui réclameraplus d'altruisme et de dévouement. De sorte qu'après avoir conçu l'utopie pour les hommes,l'utopiste se met en devoir de concevoir un homme à rééduquer et régénérer pour l'adapter à sonutopie. Le milieu nouveau engendrera une «humanité nouvelle», formulaient les socialistes de laDeuxième Internationale. Les objections d'un Herbert Spencer et des darwinistes-sociauxportaient naturellement sur ce point : l'égoïsme à leurs yeux mène les individus et les nations, leprojet collectiviste est intrinsèquement absurde car il suppose «une constitution mentaleimpossible» — outre que les sociétés industrielles ne peuvent, ajoutaient-ils, par nécessité destructure, fonctionner sur le seul esprit de coopération et le désintéressement. Les socialistesraisonnaient à l'inverse de ce «pessimisme» qu'ils reprochaient vertueusement à la droite: il fallaitque les humains aient aspiré de toute éternité à la paix, à la justice, au dévouement et que — endépit de la perversion capitaliste qui avait pu marquer la psychologie collective — ils aient dansleur nature, in posse, le besoin d'être solidaires, fraternels et créatifs, il le fallait pour quel'organisation économique socialiste puisse marcher. Puisqu'il le fallait, cela était... Le socialismeattend alors de la Révolution la libération d'un potentiel éthique ou mieux le retour à un étatnormal des mentalités humaines contre la psychologie mutilée par la société de classes, l'égoïsmeet l'exploitation.141

En dépit de tout ceci, de tous ces raisonnements naïfs, chimériques et abstraits empilés qui sontinhérents à l'utopisme, il demeure peut-être permis d'objecter encore que la gnoséologie desGrands remèdes avait du moins un mérite fondamental que tous les philosophes de l’espéranceet toutes les kritische Theorien ont souligné: devant le scandale du monde, devant le malheur dumonde, elle disait résolument It ain’t necessarily so, le malheur humain n'est pas fatal, et jusqu’ici,

139. Talmon, Jacob Leib. The Origins of Totalitarian Democracy. London: Secker & Warburg, 1952. L 1970.+ Political Messianism. The Romantic Phase. London: Secker & Warburg, 1960.

140. Doctrine de Saint-Simon. Exposition. Première année. 1828-1829. Paris: «L’Organisateur», 1831, 35.

141. Une première transformation psychologique, affirmée par tous les publicistes socialistes d'avant 1917, découle censémentdirectement de la transformation des rapports de production et de la démocratie du travail. L'«ardeur au travail», la joie, l'entrain,l'«amour du travail» s'épanouiront. L'oisiveté disparaîtra. Même si on expose par ailleurs que la durée du travail sera réduite àpresque rien, que l'homme n'aura que des loisirs, une forme de puritanisme ouvriériste fait représenter la société future commepleine de travailleurs inlassables et joyeux... — J'ai étudié les projets socialistes de rééducation des fainéants, parasites et réfractaires dans L'utopie collectiviste. Paris: PUF, 1993,chapitre 19.

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elle avait raison, d’une raison qui est peut-être indispensable à la vie en société et qui empêcheque l’histoire ne soit qu’une chute résignée dans une logique économico-dominatrice de plus enplus dégradée. L’histoire toute nue, sans espérance de progrès et de justice est un processus«inhumain», c’est une «machine infernale», écrit Theodor W. Adorno142 car le mal y est sanssanction et la misère sans mémoire – du fait qu'une société réellement juste y est une illusionsans avenir.

Mais ce qui la caractérisait, cette gnoséologie, il est essentiel de rétorquer ensuite, est qu’ellen’était justement pas historique parce que l’histoire, parce que l'«évolution» des sociétés nefonctionnent pas comme ça — selon des «lois» et suivant des stades déterminés, avec un«aboutissement» comme dans une eschatologie, à coup d’alternatives séparant le bien du mal, ni,sur le plan éthique, agrémentée d'une valorisation activiste de la table rase et d'une justificationdu sujet par l'Histoire.

Ayant séparé de leur présent par une coupure absolue, «conséquence nécessaire de la seulevictoire prolétarienne», certaines transformations que les sociétés démocratico-capitalistesavancées ont réalisées (le développement massif de l’enseignement secondaire et universitaire,l’extension et la prépondérance des professions intellectuelles, l’émancipation et la pleine égalitédes femmes, la diminution de la durée du travail, les allocations familiales, l’assurancemaladie-invalidité universelle, le droit à la retraite etc.), il est facile de montrer que lesdoctrinaires socialistes européens d’avant 1914 ont, de fait, réfléchi sur l’avenir et dûmentrépudié la dynamique démocratique «bourgeoise» avec une erreur constante d’insight historique.143

Il n’empêche que l'on peut concéder que les grands programmes utopiques, avec leursaveuglements, leur irréalisme et leurs facteurs de perversion, ont été aussi des instrumentsd’émancipation de l’esprit et de résistance au cours du monde, de refus d’en accepter, résigné,l’injustice inhérente. Leur décomposition, si elle s’avère irréversible, ne promet rien à ces égards,rien qui vaille. Car enfin, il n’est pas question de faire à notre tour des raisonnements binaires enconcluant qu’une logique utopique-historiciste qui recélait un potentiel élevé de perversion nepourra que céder le pas à une logique (plus) juste. Mais ces grands programmes étaient, je lerépète, de très mauvais instruments de conjecture sur le faisable et sur l’histoire, l’histoire«concrète» comme on disait naguère, et de passage de la critique sociale à une contre-propositionréaliste — cette constatation ne revenant pas à suggérer que la volonté de changer le monde soitvaine et que le scandale face au cours des choses n’exige pas de se transformer en un projet

142. Adorno, Minima moralia, 218.

143. La «gauche de la gauche» en France vers 1900 a commencé à dénoncer, avec une colère croissante, une évolution perversedu Parti socialiste entraîné dans «l’illusion» électorale. «Le parlementarisme ne devait être, pour le socialisme, qu’une tactique. Maiscette tactique est devenue le centre et l’âme du parti qui l’adopta de bonne foi. (...) La Révolution sociale fut ainsi conçue sous lepoint de vue de l’offre bourgeoise, elle fut conçue comme un développement de la société bourgeoise elle-même par la légalité.(...) Là où vous envoyez des mandataires pour faire votre œuvre, la bourgeoisie trouve le moyen de faire la sienne contre vous, àtravers eux. À de rares exceptions près, l’élu socialiste n’est bientôt plus qu’un bourgeois avantagé et le parti un comité électoral».Ce socialisme électoral qui de tactique est devenu la raison d’être du parti «n’est qu’une caricature du socialisme. Le socialisme serarévolutionnaire ou ne sera pas», martèle un Gustave Hervé.

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d’action.

#

Hannah Arendt a écrit, il y a plus de cinquante ans, que nous, les modernes tardifs, allions devoirfinalement apprendre à vivre «in the bitter realization that nothing has been promised to us, no MessianicAge, no classless society, no paradise after death».144 Elle épousait la vieille thèse illuministe de la foireligieuse condamnée à terme à disparaître qu’elle combinait à celle des «religions politiques»,nommément du marxisme, substituts modernes des religions révélées ayant contribué à leur tourau malheur du siècle, les messianismes et millénarismes socialistes n’ayant été que l’avatar tardifd’une séculaire illusion dont l’humanité devait à tout prix finir par se désabuser — même si lalucidité finale devait lui être «amère» et pas seulement libératrice.

Tout est ici: nous, les modernes tardifs, allons devoir apprendre à nous passer de promessesillusoires pour vivre.145 L’idée que poursuivait Arendt est celle du désenchantement commenécessité éthique et comme ce lent et pénible processus historique entamé avec le scepticismehumaniste, libertin et «philosophique» à l’égard des religions révélées et qui allait devoir, quoiqu’on en ait, s’accomplir jusqu’au bout. Opposée au sociologue conservateur qu’était un VilfredoPareto146 avec sa doctrine méprisante des religions, antiques ou modernes, chrétiennes ousocialistes, comme des impostures indispensables pour les masses, comme des illusions crédulescollectives se succédant indéfiniment les unes aux autres, Hannah Arendt soutenait la thèse,disons stoïque, d’une dés-illusion indispensable de l’homme moderne, devenu finalement sobreet raisonnable, mais privé de promesse de bonheur et de réparation intégrale des maux sociauxet tenu de regarder sans ciller un monde par bien des côtés insupportable.

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4.

144. The Origins of Totalitarianism. 3rd Edition. New York: Harcourt Brace Jovanovitch, 1968. [éd. orig.: 1951], 436.

145. On sait que Freud est sceptique à l'égard du désenchantement souhaitable des humains dans L'avenir d'une illusion: il se susciteà lui-même, à la fin de son essai, un Contradicteur pessimiste et ironique qui se moque des conclusions prudemment optimistesqu'il vient d'avancer : «Voilà qui semble merveilleux! Une humanité qui aurait renoncé à toute illusion et qui serait ainsi devenuecapable de se créer sur terre une existence supportable!» C'est vous le rêveur, lui dit son alter ego, avec votre espoir de guérisonde cette névrose humaine séculaire qu'est la religion. La primauté ultime de l'intelligence sur la vie instinctive, la voici, la grandeillusion, et c'est la vôtre! Freud se réplique à lui-même: il est vrai que l'espérance d'une désillusion finale est peut-être elle-mêmeillusoire. Simplement, conclut-il, l'hypothèse pessimiste n'est pas mieux fondée. Freud choisit de demeurer donc prudemmentoptimiste à très long terme car «rien ne peut à la longue résister à la raison». Die Zukunft einer Illusion. Wien: InternationalerPsychoanalytischer Verlag, 1927. S L'avenir d'une illusion. Paris: Denoël & Steele, 1928.

146. « La religion, concluait Pareto dans ses Systèmes socialistes, est bien réellement le ciment indispensable de toute société. Ilimporte peu d’ailleurs sous certains rapports (...) que l’on sacrifie à Juppiter Optimus Maximus ou que l’on remplace ces dieux pardes abstractions telles que «l’Humanité» ou le «Progrès socialiste» ».

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8. Lorsque tout est fini

Dès 1979, Jean-François Lyotard, dans le plus perspicace de ses livres, avait caractérisél’émergente «condition postmoderne» comme devant être essentiellement déterminée parla décomposition des Grands récits, par l’incrédulité nouvelle à l’égard d’un paradigmepolymorphe dans lequel les générations modernes, depuis le siècle des Lumières, avaientau contraire investi leur foi et leur espérance.147

Toutefois, cette image de dominos qui auraient chuté les uns après les autres est fausse dumoment qu’on présente la chute du communisme comme le déclencheur. La dissolutioneffective de ces paradigmes modernes imbriqués a été entamée bien avant l’effondrementde l’URSS. Elle prolonge le lent processus de sécularisation des esprits. Elle n’a pas ceteffondrement pour cause (sinon tardive et accessoire). Somme toute, il s’agit seulement,avec la fin de l’URSS et l’incroyance finale en de Grandes espérances séculières, d’uneconcomitance qui a donné le coup de grâce à une décomposition, une dé-crédibilisationbien avancée et déjà irréversible.

Le vaste dispositif de salut historique auquel s’est attaché vers 1832 un mot nouveau,«socialisme», s’est effondré, les «religions de salut» par la Révolution se sont évanouiesentraînant la perte de «foi» des derniers croyants et tout ceci s’est opéré au cours d’unelente et réticente rationalisation du monde et d’un désenchantement étalé sur la longuedurée, processus étranger à la soudaine disparition du Bloc de l’est. Il serait hautementinexact, je le répète, en dépit des apparences, de penser que c’est l’effondrement desrégimes marxistes-bolcheviks qui a porté le coup décisif à l’idée communiste et, enélargissant, à l’idée socialiste-révolutionnaire et enfin à l’idée de progrès et à l’idée mêmed’un sens quelconque de l’histoire et à la vision d’une utopie sociale.148 C’est pourtant ceque semble dire un Leszek Kolakowsky: «... The ideology fell apart together with the Empire».149

Il s’agit ici d’un raccourci. La décomposition de l’«idée» socialiste-révolutionnaire dans lereste de l’Occident non soumis à l’application de cette «idée» et à ses horreurs concrètes,était déjà avancée dans les pays qui avaient connu une implantation forte, France, Italie,Espagne, Portugal – en dépit de sursauts ultimes de romantisme révolutionnariste dont

147. Lyotard, La condition postmoderne, rapport sur le savoir. Paris: Minuit, 1979.

148. On trouve au ch. 2 de K. Kumar, 1989: Revolutionary Ideas and Ideals. Minneapolis MN: U of Minnesota Press, 2001 uneanthologie de tous ces historiens et politologues qui font de 1989 la date de décès du socialisme. Même chose au chap. 1 de : El-Ojeili, Chamsy. From Left Communism to Post-Marxism: Reconsidering Emancipatory Discourse. Lanham MD: U Press of America, 2003.

149. Ko³akowski, Leszek et Friedrich Giesse. Glówne nurty marksizmu. S Die Hauptströmungen des Marxismus. Entstehung, Entwicklung,Zerfall. München: Piper, 1978. S Main Currents of Marxism: Its Origins, Growth, and Dissolution. Oxford: Clarendon Press, 1981, c1978.S rééd. New York, London: Norton, 2005, préface.

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l’ambigu Mai 1968 figure le type.150 C’est dès 1980 qu’Alain Touraine avait conclu que lesocialisme en bloc appartenait au passé: «Le socialisme est mort ...il n’est plus qu’unfantôme».151

Quant au Bloc soviétique, les samizdat et les écrivains dissidents avaient fait connaître, audécri des propagandes officielles, le sentiment unanime, de haut en bas de la société, debanqueroute politique et morale du système. La foi inébranlable, «fanatique», de certainscommunistes soviétiques n’a pas dépassé les années 1960. La décadence perceptible etconvergente, économique, industrielle, sociale, démographique même du régimesoviétique remonte, selon la plupart des experts, à 1956, ce régime n’ayant pas survécufinalement à l’allègement de la terreur totalitaire.

Mais, – la périodisation sur le plan des croyances n’est décidément pas la même, – la surviede l’idée socialiste en Occident allait passer encore, dans la période 1960-1990, pour ceuxqui s’y raccrochaient en dépit de tout, par de nombreux et de plus en plus bizarres avatarsqui illustrent la force de résistance fidéiste et ses ruses – avant de s’éteindredéfinitivement: eurocommunisme, «socialisme à visage humain», castrisme, maoïsme,enver-hodjisme, sandinisme ... et autres illusions exotiques.

La mutation présente qui résulte de cette perte massive de crédibilité est un constat. Ellen’est pas, elle ne comporte pas de jugement moral-historiciste implicite suggérant que cequi succédera à l’enivrement des religions politiques est fatalement prometteur ou seraabsolument meilleur.

Les convictions religieuses séculières ont certes subi au cours du 20e siècle un démentiradical ou, faudrait-il dire, plusieurs démentis cumulativement et continûment, car le modede production capitaliste ne s’est pas effondré (c’est cette prédiction que la DeuxièmeInternationale, entre 1891 et 1914, déchiffrait avant tout chez Marx), la révolution n’aaccouché que de régimes sanguinaires et misérables, terriblement semblables, à beaucoupd’égards, à ceux de ses adversaires fascistes qui, eux, du moins, ne prétendaient pasvouloir le bien de l’humanité. Toutefois, ce serait mal connaître le fait religieux que depenser qu’un démenti continu suffit à désabuser le croyant. La politique commerédemption et salut, la haine «gnostique» du monde scélérat fondé sur le profit et laconcurrence, sur la lutte de tous contre chacun, l’avenir comme promesse assurée etcomme réconciliation – et sans doute aussi la remise de soi à une Ecclesia omnisciente qui

150. Rétrospectivement, l’historien enregistre des processus sur un demi-siècle. Le Parti communiste français qui reçoit 30% dessuffrages en 1946, passe sous la barre des 10% en 1986. En 2002 à 5% il est devenu un groupuscule; en 2007 sous 2%, il n’est plusrien. C’est une longue agonie pleine de dénégations.

151. A. Touraine, L’après-socialisme. Paris: Grasset, 1980, 11.

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vous épargne d’avoir à penser par vous-mêmes: la renonciation réticente à tout ceci a prisbeaucoup de temps au 20e siècle et exigé des esprits militants, taraudés par la crainte dedevenir des «renégats», un travail du deuil considérable.

Le deuil des religions politiques s’est en effet opéré bien lentement dans les pays où cesreligions avaient pris de l’emprise. «Le chagrin des ex-» (comme on a dit pour qualifier l’étatd’esprit des déçus du PCF) est un phénomène fascinant à étudier tant il montre de larésistance au désenchantement tout au long de l’«agonie» du système auquel on croyait (ouon ne croyait plus vraiment) et tant il permet de comprendre, en transposant dûment, leslenteurs têtues et résistances de la sécularisation des esprits occidentaux depuis l’âgeclassique.152 Ce sont les perspicaces études de Jeanine Verdès-Leroux qui permettent demieux comprendre ce long et douloureux processus: le phénomène de désillusionmilitante, de cécité voulue et têtue puis de dessillement soudain du regard, de perte defoi politique ou bien de haine des «renégats» et de persistance névrotique dans l’abandonimpossible d’une foi pourtant décomposée.153

L’homme est «devenu définitivement une énigme pour lui-même» en même temps qu’il neparvient plus à transcender sa destinée individuelle vouée à la mort et à l’oubli en projetantl’humanité dans un avenir meilleur entrevu.154 La fin de l’idée de progrès est synonyme d’un«effacement de l’avenir», de l’avenir comme promesse du Millenium, comme promesse desalut collectif, et même de toute attente positive et confiante dans le futur – et cette finest synonyme encore de la fin des utopies qui, situées d’abord par Thomas More et sesdescendants aux antipodes furent établies par l’imaginaire du 18e siècle finissant, dans lefutur.155 Autre changement radical dans l’état de la culture: «For the first time in two centuries,souligne Martin Malia, the world is without any ongoing utopia».156

À la question éminemment moderne, qui était celle de Kant, «Que nous est-il permisd’espérer?», plus aucune réponse ne viendra. «L’avenir restera sans visage», dit MarcelGauchet.157 Pas tout à fait au reste, ce serait trop beau dans la sobriété. Si quelque chose

152. Guillebaud, La force de conviction. Paris: Seuil, 2005, titre du chap. I.

153. Au service du Parti. Le parti communiste, les intellectuels et la culture (1944-1956). Paris: Fayard/Minuit, 1983. Le plus récent de sesouvrages est: La foi des vaincus. Les «révolutionnaires» français de 1945 à 2005. Paris: Fayard, 2005.

154. Ce que formule encore M. Gauchet, La condition historique. Entretiens avec Fr. Azouvi et Sylvain Piron. Paris: Gallimard/Folio,2005, 324.

155.La première est celle de L. S. Mercier, L’An 2440, rêve s’il en fut jamais... Londres, 1772.

156. In: Edwards, Lee, dir. The Collapse of Communism. Stanford CA: Hoover Institution Press, 2000, 72.

157. Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. Paris: Gallimard, 1985, 267.

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demeure entrevu, par la doxa actuelle, du futur proche, ce quelque chose est simplementbeaucoup plus menaçant que prometteur: réchauffement de la planète, ruine écologique,hiver nucléaire, pandémies etc. L’ethos du 21e siècle sera celui de la peur de l’avenirpotentiellement catastrophique et de la précaution comme vertu civique subsistante.

De braves esprits volontaristes vont répétant depuis quelques années: il nous faudrait de«nouvelles utopies»... plus facile à dire qu’à faire! Sœur Anne en tout cas ne voit rien venir.Au reste avec l’idéologie écologique notamment, qui seule prend de l’essor et recrute desadhérents dans la conjoncture présente, des utopies «pastorales» de freinage et deréparation de ce que le progrès (industriel) a apporté sont en train d’émerger. Cerenversement d’une logique séculaire constitue un autre aspect du retournementaxiologique qui marque l’époque.

Si l’histoire est «finie», elle n’a ainsi abouti nulle part: ni au souverain bien, ni à la justice,ni au bonheur de l’humanité, ni à la punition des scélérats, mais à un drôle de systèmebâtard, – anarchique et brutal en tant que Marché, bienveillant et protecteur en tant queDémocratie – système qui n’aurait d’autre mérite que celui d’être increvable, victorieux parK.O. technique et resté seul sur le ring. L’histoire, finie, le moteur froid, est en panne enrase campagne.

! L’histoire sans l’espérance et le progrès sans l’humanité

Francis Fukuyama annonce donc la «fin de l’histoire». Une telle formule peut se ramenerà ce qu’elle a de pertinent et qui ne porte pas sur le cours du monde, mais sur des formesde pensée collective (qui ont certainement influencé le cours du monde): la mutationd’hégémonie qui rend obsolète l’idée de progrès, chimérique, la marche de l’humanité versplus de justice et plus de bonheur, qui montre complémentairement redoutable leparadigme de la «révolution sociale» et irréalisables les anciens programmes de réformeradicale. Qui prive ainsi de crédibilité ces Grands récits de l’histoire qui ont été pendantdeux siècles les «énigmes résolues» de l’éternelle exploitation des hommes.

Il y a eu une histoire moderne des vérités politiques et historiques qui est l’histoirede l’éternel retour de mêmes axiomes et des mêmes façons de raisonner: l’axiome selonlequel une connaissance irréfutable de ce qui a conduit au présent et des solutions d’avenirest à la fois possible et nécessaire à l’action, cet axiome a été constitutif de la modernité.Basées sur cet axiome, les grandes vérités politiques du passé, ces vérités «utopiques» quine prétendaient pas seulement connaître le monde mais le transformer, furent en effetantinomiques, aporétiques, offusquées de taches aveugles innombrables. Il y aura bien sûrdes luttes toujours renaissantes qui répondront à des formes perpétuées ou renouveléesde l’exploitation et de l’oppression d’autant que la brutalité mondialisatrice ne peutqu’exacerber les colères alors que la pression qu’exerçait le prétendu «camp socialiste» ne

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s’exerce plus. Mais il n’est plus de programme d’émancipation dont on puisse figurer le«but» en un système vraisemblable et harmonieux, et on sait maintenant, dans un état deculture désabusé, qu’aucune action collective n’est dépourvue de contradictions insolubles,qu’aucune n’est jamais purement juste et émancipatrice.

Quant au progrès et à ce que me réserve l’avenir prochain, il en subsiste sans doutequelque chose mais qui est la réduction par l’absurde de deux siècles de conjectureshumanitaires: je n’en sais plus qu’une chose de sûre et de formellement promise, c’est quedans cinq ans, dix ans, vingt ans, les ordinateurs seront infiniment plus puissants,qualitativement incommensurables même, et je puis espérer, comme me le garantit lejournal Maclean’s d’août 2000, que je pourrai bientôt m’adonner en toute hallucination faceà mon ordinateur, comme un rat avec un électrode fiché dans l’hypothalamus, au «sexevirtuel» total! Perspective enthousiasmante certes, mais la vieille question à la Condorcetde savoir si ceci – et cent autres jolies choses technologiques – sera un «progrès pourl’humanité» et la démonstration de sa «perfectibilité indéfinie» n’a plus aucune espèce desens.

L’affaire est claire: le Progrès est toujours dans les discours publics, c’est l’Humanité quien a disparu. Progrès et marketing, même combat! L’Humanité est remplacée par leConsommateur invité à se dépouiller au besoin de l’humain en se tranformant lui-mêmeavec enthousiasme en cyborg rentable ou exploitable. Les hommes se sentent emportésainsi dans un développement inhumain qu’à bon droit ils n’osent plus appeler progrès, unefuite en avant on ne sait vers quoi, en même temps que disparaît toute alternativepolitique et philosophique à ce processus que «personne n’a vraiment voulu», et quecontinue à se développer incontrôlablement le Big Bang de l’inhumain.158

En effet, personne ne prétend plus chercher un sens à ce processus. Il y a bien ici et làencore quelques idéologues de la «croissance à tout prix», mais la confiance mise dans ledéveloppement accéléré indéfini ne se sort pas du XXème siècle en bien meilleur état queles formules démodées de l’État planificateur ou de la «propriété collective des moyens deproduction».

Les militantismes progressistes de jadis avaient développé au contraire une thèse sanslaquelle aucun espérance terrestre ne leur semblait possible: que l’histoire est intelligibleET maîtrisable, que la volonté éclairée et solidaire des hommes peut l’orienter et conduirel’humanité vers le bonheur. Que l’histoire n’est pas l’éternel retour de fatalités aveugles niune fuite en avant que personne ne maîtrise. L’histoire sans l’espérance d’un progrès versl’amélioration de la condition humaine, d’une délivrance progressive du mal social est une

158. Cf J.-Fr. Lyotard, L’inhumain. Causeries sur le temps. Paris: Galilée, 1988.

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«machine infernale», a écrit Adorno, car une société juste y est simplement une illusionsans avenir.

« Fin de l’histoire »

Un philosophe américain, Francis Fukuyama, a cherché à expliquer à sa façon, néolibéralemâtinée de hégélianisme, le changement de culture et d’orientation de la consciencecollective dont je cherche à dégager les caractères en contrastant lui aussi l’état présentavec la culture moderne du progrès et du changement social. Son livre de 1991, La fin del’histoire et le dernier homme, a été beaucoup débattu en Francophonie comme enAnglophonie.159

Fukuyama part de la conviction que la chute de l’URSS a donné le coup de grâce àtoute alternative à la démocratie libérale – présentée comme inséparable elle-même dumarché capitaliste (à moins que ce ne soit dans l’autre sens). Dès lors, l’histoire est désormaisfinie car le capitalisme pérenne couplé à l’État démocratique-libéral pérenne n’a plusd’antagoniste planétairement menaçant. Il n’y a plus ni dépassement concevable, niapocalypse annoncée; il n’y a plus qu’à gérer du mieux possible jusqu’à la fin des temps.Au reste, si on pousse le raisonnement fukuyamien, de Saint-Simon et Robert Owen à KarlMarx, et de Marx à Lénine et à Staline et de celui-ci à Brejnev et Gorbatchev, il ne s’estvraiment jamais rien passé: il a fallu le temps seulement que le déterminisme historique etéconomique donne les démentis répétitifs et finalement le coup d’estoc ultime auxfunestes illusions socialo-utopiques. «Liberal democracy may constitute the end point ofmankind’s ideological evolution and the final form of human government», pose-t-ildoctrinairement.160 Il est frappant de voir que l’Amérique vient d’engendrer enfin unphilosophe qui permet de mettre en concepts hégéliens le lieu commun des gens d’affaire,Business as Usual ! On peut dire les mêmes sortes de choses que Fukuyama mais avec moinsde triomphalisme: la victoire de la démocratie-et-du-marché est une victoire par défaut,elle ne la doit pas à ses mérites, mais au fait que l’adversaire historique a implosé et qu’ils’est fait à lui-même la douloureuse démonstration de son inviabilité. Si l’histoire est«finie», elle n’a ainsi abouti nulle part: ni au souverain bien, ni à la justice, ni au bonheurde l’humanité, ni à la punition des scélérats, mais à un drôle de système bâtard, –anarchique et brutal en tant que Marché, bienveillant et protecteur en tant que Démocratie– système qui n’aurait d’autre mérite que celui d’être increvable, victorieux par K.O.technique et resté seul sur le ring. L’histoire, finie, le moteur froid, est en panne en rasecampagne.

159. Trad. Paris, Flammarion, 1992.

160. P. XI de l’original.

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Il conviendrait dans ce contexte d’interroger le stéréotype central, depuis dix ans, de tousles livres sur l’Écroulement du socialisme soviétique, suggère Régine Robin. Ce lieucommun, en effet, c’est: “Cela s’est effondré parce que cela ne pouvait pas ne pas le faire”.Énoncé téléologique qui consiste à inscrire l’échec dans l’essence même du phénomènepar son caractère d’illusion collective coupée du réel. Il s’agit au fond d’un déterminismehistorique à l’envers, d’une persistance de l’historicisme décrié par Popper, en dépit dudéclin allégué du marxisme, – singularité digne d’être questionnée. La chute du Mur deBerlin a été déchiffrée en effet par les publicistes comme une preuve finale, c’est dire quenous ne sommes pas sortis de la logique de l’histoire comme tribunal du monde. Ce quasi-raisonnement retourne la vieille preuve du socialisme par ses progrès continus qui avait étépendant un siècle le paralogisme réconfortant de l’extrême gauche. Sans doute en strictelogique, les succès apparents d’une doctrine ne présument pas de sa vérité, ni de sapraticabilité. Pas plus que la progression d’un mouvement ne garantit le succès du but qu’ilprétend ou qu’il croit poursuivre. Mais pas plus non plus que l’échec ne prouve l’illégitimitéd’un projet. Mais ce n’est pas de stricte logique qu’il s’agit: il allait de soi, du XIXème auXXème siècles dans la pensée militante, que la progression des mouvements sociaux formaitla preuve immanente de leur légitimité et, indissociablement, de leur victoire prochaine. Saint-Simon en expirant avait confié une dernière fois sa conviction à ses jeunes disciples: «Dansdix ans, nous serons aux Tuileries...»

Les siècles modernes ont commencé à méditer sur l’évolution sociale avec de romantiquesdoctrinaires qui, d’un seul élan, diagnostiquaient le mal dans la société, en montraient lacause cachée et prescrivaient le remède. Nous croyons avoir appris aujourd’hui que lasociété globale, conflictuelle et injuste où nous vivons (mais c’est une sorte de Titanic oùnous autres, Occidentaux, voyageons en première classe), que cette société imparfaite estdu moins irrémédiable, qu’elle ne va nulle part en particulier, que ses seules fluctuationsimportantes seront celles de la bourse et que la barbarie tempérée présente est l’énigmeirrésolue de l’histoire.

De fait, en cette année 2001, ceux qui rejettent encore violemment l’Ordre capitaliste-libéral, les Talibans afghans (par exemple) ne proposent pas au monde un contre-programme historiquement crédible ... car on demeure décidément, avec Fukuyama et sesdisciples et avec ses réfutateurs, dans une logique du Sens de l’histoire: les Talibans sontrécusés ou écartés parce qu’historiquement parlant réactionnaires, ils ne sont que le passédans le présent, ne pouvant être à ce titre que le produit attardé de pays pauvres, pauvreséconomiquement et pauvres d’esprit.

, De l’historicisme au présentisme

Avec la fin des Grands récits, «le centre de gravité temporelle de nos sociétés a basculé de

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l’avenir au présent».161 Pierre-André Taguieff analyse subtilement ce qu’il appelle le«présentisme», contrepartie et rançon de l’«effacement de l’avenir»162.

Tant que l’histoire sociale avait un avenir, les Modernes pouvaient en quelque sorte faire,en effet, passer les crimes du passé aux ‘profits et pertes’ d’une histoire linéaire qui, depuisCondorcet, était censée remédier aux maux des périodes antérieures et marcher vers leProgrès indéfini. Les sacrifices des êtres humains des générations antérieures n’étaientalors, n’avaient été jamais tout à fait vains.

Il subsiste des lambeaux dysfonctionnels de l’«idée de progrès» dans le monde actuel, nonpas parce que de la foi collective s’y investit encore, mais parce que, par les temps quicourent, ce paradigme est inéliminable. Il aide encore vaguement à penser le cours deschoses. Car les postmodernes comme leurs prédecesseurs entrevoient à court terme deschangements techniques, culturels, moraux plus ou moins convergents – et ils voudraientpouvoir encore conjecturer où cela nous mène... alors que nous ne savons plus si c’est bienlà que nous voulons aller... Et ils diagnostiquent encore des maux sociaux auxquels ilsvoudraient trouver remède ... tout en sachant avec une prudence nouvelle que les Grandsremèdes de naguère ont fait bien du mal au patient Humanité.

L’idéologie de la croissance à tout prix, du productivisme est toujours active, mais elle estdéfinitivement découplée de l’idée de bien. Ce qui subsiste du progrès, porté par uncommercialisme qui tient lieu de morale provisoire, c’est ce que Taguieff désigne commele «bougisme». Il faut que ça bouge et il faut que ça avance lors même qu’on a renoncé àdire pourquoi et en vue de quoi. Il faut que tout change pour que tout reste pareil ensomme, comme le dit le vieil aristocrate sicilien dans le Gattopardo de Lampedusa. L’homme de bien doit pousser à des changements, les approuver en tout cas dans le seulbut désormais de changer les choses (mais sans bouleverser l’ordre social.) Le mondecontemporain est en proie à un appétit toujours insatiable de modernisations, maisdépouillées désormais de projet utopique et coupées de toute finalité humaine.

Cet état de fait a engendré une sorte paradoxale de progressisme nihiliste que Pierre-André Taguieff qualifie aussi, de façon moliéresque, de «mouvementisme», résiducompulsif dérisoire de la «religion du progrès» démonétisée, comme si la fuite en avantétait, pour le monde contemporain, le dernier vestige de la transcendance.163 Ledit

161. G. Lipovetsky, Les temps hypermodernes, 2004, 57.

162. L’effacement de l’avenir. Paris: Galilée, 2000. Particulièrement le chapitre 5, «La "religion du progrès": origines et avatars d’unereprésentation».

163. L’effacement de l’avenir, 105.

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«bougisme» est perçu par Taguieff comme une ultime phase, finissant en vaudeville legrand drame historiciste, comme une esthétique du changement sans finalité, propre à uneépoque qui est justement une époque de stase.164 Une société qui ne «croit plus au progrès»mais qui semble toujours aussi pressée de n’arriver nulle part, n’est-ce pas une perspectiveaccablante? Ça progressera encore et toujours. «Vers quoi? Pour quoi? Pour qui?» Cesquestions ne seront plus posées.165

François Hartog pour sa part voit se succéder au cours des trois derniers siècles troisparadigmes de l’expérience du temps, le plus ancien qui fut axé sur le passé, le moderne, quil’était sur l’avenir et le présent, sur le présent.166 Les deux philosophes se rejoignent et ilsrejoignent Gilles Lipovetsky qui, dans Les temps hypermodernes, développe desconsidérations convergentes. «Les individus sont privés d’un avenir imaginable autrementque sous le figure d’une poursuite indéfinie du processus techno-informationnelactuellement observable.»167

, Survivances actuelles des religions séculières

L’ère des religions séculières est derrière nous, mais – rien d’étonnant à envisager niadmettre ceci puisque c’est le cas de toutes les croyances obsolètes et anachroniques –quelques-uns ne s’en consolent pas et s’y raccrochent. Il y a donc, pour le temps présent,à décrire, dans quelques pays du moins comme la France, naguère grand pays de ferveursmilitantes, des survivances. La «réaction quasi-religieuse»168 de certains secteurs de lagauche française aux «révélations» blasphématoires du Livre noir du communisme en 1997a témoigné par exemple d’une foi et d’une déraison mal éteintes.169

Il faut justement percevoir en décrivant ces phénomènes récents et ces résurgencesapparentes mais très localisées d’une extrême-gauche de rupture avec le monde scélérat,sous de nouveaux oripeaux altermondialistes ou écologique, en quelques pays,170 que tout

164. Taguieff, Résister au bougisme: démocratie forte contre mondialisation techno-marchande. Paris: Mille et une nuits, 2001.

165. L’effacement de l’avenir, 367.

166. Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps. Paris: Seuil, 2003.

167. L’effacement de l’avenir, 10.

168. Dit A. Besançon, «Lettre à Jean Daniel», Commentaire, 81: 1998.

169. Stéphane Courtois, et al. Le livre noir du communisme. Crimes, terreur, répression. Paris: Laffont, 1997. [2e éd. revue, coll.«Bouquins»].

170. Ph. Raynaud, L’extrême-gauche plurielle. Paris, Autrement, 2006.

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ceci qui peut perdurer et sembler dynamique et plein de vie, ne peut être pourtant quecela: des survivances circonscrites et vouées au déclin.

On voit s’exprimer concurremment ces temps-ci deux idées: l’une, sorte de prophétieprudente et sans risque de démenti que les penseurs formulent pour se couvrir: de grandescroyances et de grands récits renaîtront bien quelque jour d’un assez lointain futur de leurscendres – 2. et pourtant le «résiduel» de religiosité politique qui survit dans le momentprésent est placé avec agacement sous le signe de l’anachronisme absurde, de l’archaïsmetêtu déphasé et inexplicable. « Archaïsme »:171 tel est en effet le qualificatif qui revient pourqualifier les présentes «survivances», amnésiques, obstinées, des grands militantismes du20e siècle,172 les «survivances» de radicalités manichéennes observables dans quelques rarespays du premier monde, dont la France. Son «élite» libérale se sent du reste mandatée pourla débarrasser une bonne fois de ces archaïsmes qui en embarrassent la marche et enentravent le progrès dans un monde où elle commence à faire piètre figure.

Ainsi, de la survie du trotskysme qui ne connaît, il est vrai, de par le monde, qu’en Franceune reviviscence et une carrière prolongée en dépit de ses «idées d’un archaïsme crianttant du fait de leur ancienneté que de celui de leur incapacité à répondre aux problèmesréels du monde contemporain».173 Mais cette condamnation perplexe et méprisante venue,unanimement, de ceux que les trotskystes pour leur part diabolisent sous le nomamalgamateur de «néo-libéraux», n’est pas l’amorce d’une explication: qu’est-ce qui faitque cette idéologie, censée entièrement déphasée, connaît, auprès d’une partie de lajeunesse notamment, un essor nouveau, un succès appréciable, si ce n’est sa discordancemême avec le monde empirique et avec le cours des choses, contrepartie de la foi têtuequ’elle persiste à véhiculer dans l’aurore promise d’une société délivrée du mal? C’estpeut-être ici justement que l’interprétation des idéologies totales par la théologiepolitique, par la gnose, ce phénix qui toujours renaît, au cours des siècles, de ses cendres,cet éternel retour du même, semper eadem sed aliter, trouve un argument nouveau et a dela pertinence explicative là même où le déphasage intégral de l’idéologie résurgente et quipourtant continue à faire des adeptes consterne les esprits rassis et positifs.

Ce n’est pas par hasard si les courants altermondialistes actuels, dans leur diversité, nes’appellent plus «socialistes», s’ils ne se réclament plus du «socialisme»; si hostiles qu’ils

171. «Vieilles lubies surannées», dit encore M. Baumier, des idées et projets altermondialistes, dans La démocratie totalitaire. Penserla modernité post-démocratique, p. 26.

172. «Collective amnesia about the murderous history of Marxism-Leninism»: reproche typique fait aux post-marxistes américains parP. Gottfried,The Strange Death of Marxism: The European Left and the New Millenium. Columbia MO: U. of Missouri Press, 2005, 120.

173. M. Baumier, La démocratie totalitaire. Penser la modernité post-démocratique. Paris : Presses de la Renaissance, 2007, 21.

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soient au marché et à la mondialisation «néo-libérale», ils savent que ce mot du moins, cenéologisme apparu au début des années 1830, a fini sa carrière; comme disent les gens demarketing, il a cessé d’être «porteur» et «vendeur».

L’altermondialisme exprime, dans ses programmes embryonnaires et confus (je prends cesqualificatifs tranchants pour souligner cursivement le contraste évident avec les grandesconstructions théoriques marxistes de naguère), ce qui a survécu à l’effondrement desprogrammes socialistes, révolutionnaires ou réformistes: non plus un projet positif garantipar les lois de l’histoire et porté par elles, mais du moins un refus, le toujours-pareil refusglobal du monde scélérat, dont l’anti-américanisme à la française est l’expression typique,accompagné d’un refus de tourner la page, d’une volonté têtue de reprendre le flambeau,de ranimer la vision gnostique-millénariste dont les esprits rassis alentours proclament àl’envi l’épuisement et l’agonie. Ce qui intéresse est de voir cette vision ramenée à sonessence, faisant ré-apparaître ce qui en constituait de tout temps l’essence et le noyau.

Il n’est que de parcourir Le Monde diplomatique pour déchiffrer, dépouillé desrationalisations «matérialistes», des chiffres et des données concrètes dont elle semaquillait jadis, revenue, dans son expression même, à sa naïveté originelle, celle du débututopique du 19e siècle, l’exigence militante d’une nouvelle prophétie envers et contre tout,et sans fausse honte, l’attente explicite d’une révélation eschatologique:

De nombreux citoyens ... attendent une sorte de prophétie politique, un projetréfléchi de l’avenir, la promesse d’une société réconciliée, en pleine harmonie avecelle-même.174

Si la mouvance altermondialiste, dans le premier monde, ne forme plus accrétion en degrands mouvements de masse mais plutôt juxtaposition marginale de sectes inspirées,comme aux beaux temps de socialismes utopiques, elle rassemble les individus avides dedonner du sens à leur vie en s’opposant au cours inique des choses ; la persistance del’esprit gnostique s’y trouve réduite à un slogan singulièrement vide, à un mantra qui enrésume l’essence, dépouillé de ses arguments concrets et de ses grands projetsproductivistes d’autrefois : un autre monde est possible.

Alors même que les nouveaux gnostiques concèdent parfois l’échec calamiteux des«utopies modernes», il est dans la nature de leur gnoséologie de proclamer, avec toutes lesrestrictions oratoires qu’un minimum de prudence leur inspire, que, ces échecs dûmentécartés, demeurent au fond les bonnes intentions et les grandes espérances, que rien dansle monde empirique ne peut prévaloir contre la volonté chiliastique et que, pour le

174. Ign. Ramonet, numéro de mai 1998, 9.

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présent, on efface tout et on recommence:

UN AUTRE MONDE EST POSSIBLE. L’architecture politique, sociale, culturelle qu’édifie lenéo-libéralisme est elle modifiable? ... Existe-t-il d’autres pistes à explorer pour quel’humanité retrouve le sens du bien commun? [On sent] la nécessité d’un contre-projet global pouvant être opposé au modèle dominant. ... Il flotte dans l’air commeun besoin d’utopie. Est-ce raisonnable? Les précédentes utopies n’ont-elles pas pourla plupart sombré dans la dictature, la répression et le mensonge?175

!!!!

175. ibid., mai 1998, 1.

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