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Thierry Collaud et Concepcion Gomez Aire de famille Alzheimer et démence Rencontrer les malades et communiquer avec eux SAINT–AUGUSTIN Extrait de la publication

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« Aire de famille »

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ALZHEIMER ET DÉMENCE

Rencontrer les maladeset communiquer avec eux

Préface d’Eric Fuchs

Thierry Collaud et Concepcion Gomez

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© Éditions Saint-Augustin, 2010 Case postale 51

CH – 1890 Saint-Mauricewww.staugustin.ch

ISBN 978–2–88011–472–5

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PRÉFACE

Au fur et à mesure que s’accroît le vieillissement de la population la démence devient un problème so cial important. L’expérience qu’a faite Conception Gomez de l’accompagnement durant plusieurs années de deux personnes âgées démentes en fin de vie s’avère à la lec-ture de la présentation qu’elle nous en offre, d’une très grande richesse et d’un intérêt certain. La tentation est grande de considérer la personne démente comme mise « hors humanité » par sa situation. L’augmentation des cas a conduit nos sociétés à multiplier les lieux d’ac-cueil de ces vieillards qui ont, comme on dit, perdu la raison. Du mieux possible on y prend soin de leur santé physique, avec un dévouement le plus souvent remarquable, en les considérant cependant comme arri-vés à l’extrême limite de leur condition humaine, in-capables qu’ils sont d’une relation véritable avec autrui. Concepcion Gomez nous convainc du contraire : à celui

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qui accepte de reconnaître la présence du malade (elle insiste beaucoup sur cette notion de présence : « Être présent signifie être là, face à l’autre, habiter le même es­pace que lui. Être attentif, à l’écoute. Ouvert à la récipro­cité et à la rencontre – qui peuvent survenir ou pas »), il est donné de découvrir qu’il est devenu lui aussi pour le malade une présence. Une présence, c’est-à-dire une capacité d’écoute, d’attention amicale, d’amour. Entre le vieillard abandonné de lui-même et l’accompagnant si sûr de son droit à être là, un échange quasi miracu-leux peut avoir lieu : le pauvre se révèle riche et le nanti se découvre en quête de reconnaissance.

Le vieillard atteint par une forme de démence se sent humilié : son corps comme son esprit le trahis-sent, et cette trahison est confirmée, redoublée par le diagnostic médical, « dépression », « déficits cognitifs ». Pour échapper à cet enfermement, et se faire entendre malgré tout, il ne lui reste que le langage de l’anorma-lité. Face à celle-ci, et bien qu’elle soit difficile à sup-porter, la seule attitude juste est de rester accroché à la conviction de l’extrême dignité de cet être hors norme. L’exigence éthique n’a pas de limite. Ce qui est impres-sionnant dans le travail de madame Gomez, c’est la des-cription de la transformation qu’opère en elle l’écoute respectueuse des malades qu’elle accompagne. Elle, la thérapeute, comme eux, les vieillards, acceptent le tra-vail de deuil qui, en les libérant de leur prétention comme de leur révolte, leur a permis de s’accepter. Le soignant fait le deuil de la prétention de son savoir à mettre en échec le malheur ; le malade, rendu à sa di-gnité par le respect dont il est l’objet ne se sent pas exclu de la communauté des vivants. Il peut alors ac-cepter de lâcher prise, réconcilié avec la vie.

C’est un très beau texte que nous offre Concep-cion Gomez, que ce récit d’un accompagnement fra-

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ternel où les partenaires apprennent à se donner mu-tuellement l’occasion d’une relation, qui ouvre un espace où l’identité de chacun n’est pas niée par condescen-dance, crainte ou mépris. C’est une illustration très par-lante de ce que signifie et peut susciter l’éthique en matière de soins. Une façon de donner la parole à ces malades dont nous avons tant de peine à croire qu’ils ont quelque chose à nous dire…

C’est également de son expérience que nous parle Thierry Collaud. On pourrait résumer son propos par ces termes : de la nécessité de prendre au sérieux la personne du malade. Dans le cas du malade mental, il s’agit d’entendre ce qui se dit dans les innombrables formes de silence qui entoure le malade atteint de dé-mence. Le malade est doublement enfermé par l’ex-clusion sociale et par l’épreuve qui l’atteint. Il faut res-taurer avec lui une relation, une réciprocité, une vraie reconnaissance entre deux êtres. Reconnaître, c’est se laisser reconnaître. Deuxième affirmation qui explicite la première : en tant que personne, l’être humain est nanti d’une dignité inconditionnée que rien ne peut faire disparaître. Et lorsque celle-ci semble disparue, il appartient aux bien-portants d’attester et de rendre perceptible cette dignité. Il faut pour cela que la cons-cience d’une dépendance mutuelle soit présente.

Ces pages très lumineuses sur la dignité de la personne fondement de l’action médicale sont à l’évi-dence enracinées dans la conviction que cette dignité trouve sa source dans l’assurance du lien transcendant de toute personne avec Dieu. Or, dans une société dont les membres s’affirment majeurs, libres de tout lien avec Dieu, l’affirmation de la dignité absolue de l’être humain est toujours plus difficile à défendre ; la tech-nique médicale de plus en plus performante semble suffire à combler les besoins. À lire Thierry Collaud on

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comprend qu’il n’en est rien et que seule une vision spirituelle de l’être humain peut susciter le courage et la volonté d’accompagner dans leur exil et leur nuit ces malades déments qui sont nos frères.

Le docteur Collaud consacre un chapitre à la déli-cate question « Faut-il dire la vérité au malade ? » Oui, répond-il, mais à condition que l’on ait d’abord écouté la demande et la vérité du malade. Les lignes consa-crées à « la vérité du patient qui délire » méritent d’être méditées par tous ceux qui sont affrontés à cette situa-tion. Là encore, comme le rappelle également Madame Gomez, il faut écouter et déchiffrer la parole de l’autre, aussi silencieuse ou étrange soit-elle.

On ne peut que remercier le docteur Collaud de nous faire partager ses préoccupations éthiques les plus concrètes et de nous faire ainsi mesurer que le quoti-dien de l’activité médicale est fait d’une constante in-terrogation sur le droit et les limites de l’intervention sur autrui, les risques de malmener ce droit et la gran-deur d’être ainsi commis par autrui au souci de sa (sur)vie.

Eric Fuchs Professeur honoraire d’éthique de l’Université de Genève

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AVANT-PROPOS DE L’ÉDITEUR

Comment entrer en relation positive avec les personnes atteintes de démence, comme la maladie d’Alzheimer ?

Le présent ouvrage traite de cette question avec compétence et finesse.

Il s’adresse aussi bien aux proches du malade, famille et amis, qu’aux professionnels : médecins, soi-gnants, aides- soignants, autre personnel d’une maison de retraite ou d’un établissement hospitalier.

Deux auteurs qualifiés conjuguent ici leurs ta-lents complémentaires. Madame Concepcion Gomez est doc teur en psychologie ; elle accompagne des ma-lades en milieu psycho-gériatrique. Monsieur Thierry Collaud est médecin et enseignant à l’université de Fribourg (Suisse). Ce livre est le fruit mûri de leur expérience et de leur réflexion approfondie sur le sujet.

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L’ouvrage se prête à différents usages et parcours de lecture. Le lecteur pressé d’obtenir un éclairage sur une question précise trouvera ce qu’il cherche en con-sultant la table des matières détaillée des chapitres 2 et 3, rédigés par Thierry Collaud. Le chapitre 2 retiendra l’attention de toute personne en contact avec des ma-lades souffrant de démence, y compris parents et amis. Le cha pitre 3 s’adresse plus directement, mais pas seu-lement, aux professionnels.

Les lecteurs intéressés par le vécu et par l’expé-rience concrète seront captivés, souvent émus, par les deux récits qui encadrent l’ouvrage, écrits par Concep-cion Gomez : l’accompagnement de Michel (chapitre premier) et celui de Berthe (chapitre 4). Ils y trouveront non seulement une illustration vivante des informa-tions contenues dans les chapitres 2 et 3, mais aussi la chaleur et l’intensité d’un témoignage personnel.

Les apports et les regards respectifs des deux con-cepteurs se complètent ainsi parfaitement. Ajoutons que ces auteurs ont collaboré pour construire ce livre, qui est plus qu’une juxtaposition de deux textes. Il s’agit vraiment d’une œuvre commune, à deux voix bien harmonisées. Que Madame Gomez et Monsieur Col-laud soient remerciés de ce travail, de même que Mon-sieur Eric Fuchs qui, dans sa préface, attire l’attention sur l’urgence et sur l’importance du sujet ici traité, ainsi que sur la pertinence du propos.

L’espoir des auteurs et de l’éditeur est que cet ouvrage aidera chacune et chacun à surmonter les peurs et le sentiment d’impuissance souvent ressentis devant la démence, afin d’oser et de maintenir avec les malades une relation empreinte de tact et de respect. Dans une telle relation, l’humanité d’une personne souffrante se révèlera souvent étonnante et bienfaisan-te pour son entourage.

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Le lecteur trouvera aussi dans ce livre des conseils pour se protéger soi-même d’une surcharge affective conduisant au stress ou au découragement. « Prendre soin de soi pour pouvoir prendre soin de l’autre… »

Il découvrira enfin qu’au creux de ses propres li-mites, un trésor d’humanité l’attend.

L’Éditeur

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Chapitre premier

MICHEL

C’était jour de sortie pour l’EMS (établissement médico-social, foyer pour personnes âgées). La course s’annonçait belle : il faisait grand beau. À l’intérieur du bus, le personnel s’activait pour installer les résidants. Michel prit place sur le siège qu’on lui assigna, sans cesser de regarder avec étonnement tout ce petit re-mue-ménage. C’était la première fois que je m’occu-pais de lui et je fus immédiatement attirée par son af-fabilité et sa sympathie. Il avait un beau visage. De grosses lunettes agrandissaient ses yeux noisette et ac-centuaient l’expression de surprise. Des cheveux d’un blanc resplendissant, coupés très courts mais abondants, lui donnaient un air de sagesse.

Je ne lui aurais pas donné plus de quatre-vingts ans : il en avait quatre-vingt-neuf. Malgré une évidente désorientation et des difficultés de langage – il parlait de façon lente et répétitive, en faisant de longues pauses

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Conception Gomez

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comme pour chercher ses mots –, sa conversation était animée. En réalité, elle devint vite un monologue par-ce qu’il entendait très mal. Voici bientôt deux mois qu’il était arrivé au home. Ma foi, il avait bien fallu faire le pas. Bien sûr, ce n’était pas facile, il aurait pré-féré rester chez lui. Mais il était reconnaissant qu’on s’occupe de lui, et puis tout le monde était tellement gentil. Il parla aussi longuement de l’endroit où nous allions passer la journée. On l’appelait « le pays des ce-risiers », c’est là qu’il avait fait son école de recrues. Il plongeait dans ses souvenirs pour revenir au présent avec un profond soupir. Comme il était loin le temps des cerises !

Les premiers temps au foyer

Au début du placement, Michel tenta de s’enfuir à plusieurs reprises. Il reprochait à son entourage de l’avoir enfermé dans une prison et, une fois, il alla même jusqu’à donner un coup de bâton à une aide-soignante qui osa répondre avec indignation à ses ac-cusations. Il était souvent désorienté, surtout dans ces heures de creux où il n’était pas encadré. En début d’après-midi, par exemple, il déambulait égaré dans le couloir, cherchant à tâtons les chiffres en relief des portes des chambres. Il interpellait le premier passant pour lui demander avec anxiété si c’était bien là le numéro huit. Quand je le rencontrais, je le conduisais dans sa chambre en lui expliquant qu’il était bien chez lui, qu’il pouvait se reposer tranquillement. Mais je n’avais pas tourné le dos que je le revoyais recommen-cer sa recherche.

À cette époque, il était déjà incontinent et, pendant un certain temps, il s’employa avec ardeur à dissimu-

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ler les couches sales. Les retrouvant dans l’armoire ou sur le balcon, les soignants décontenancés prenaient plus ou moins bien la chose, assimilant ce comporte-ment bizarre à un dysfonctionnement démentiel. Il est clair que sa stratégie relevait d’une naïveté explicable par les troubles cognitifs. Mais ses raisons étaient tout à fait compréhensibles. Michel avait honte de son in-continence et il tenait vivement à la cacher.1 Ce souci s’étendait à d’autres déficits, comme la désorientation. Cela lui arrivait de façon intermittente, mais il savait qu’il ne pouvait plus se fier à son sens de l’orientation, même dans un lieu connu. Mais il ne voulait pas le montrer. Je me souviens de son inquiétude quand par-fois il sortait se promener avec moi. Je sentais sa peur et j’essayais de le rassurer : « Nous prenons l’ascenseur pour descendre au rez-de-chaussée. Après, nous sorti-rons dans le parc. » Il acquiesçait de la tête en souriant silencieusement et il me serrait la main avec recon-naissance. Puis il s’abandonnait avec confiance au plai-sir de la promenade

Un jour, il m’avoua sa peur. Après une promenade, deux aides-soignantes me demandèrent de le raccom-pagner dans sa chambre.

– Non, pas là! s’écria-t-il en s’arrêtant net devant le seuil de la chambre.

– Mais pourquoi ? Venez, on va discuter un peu.– Non pas là! J’ai pas dit de faire ça! – insista-t-il

en faisant demi-tour. – Non, j’ai dit « non »!Il s’opposait obstinément et avec autorité. J’avais

l’impression que je n’arriverais pas à le convaincre.

1. Le vécu de Michel se ramène à ce que Thierry Collaud dé-veloppe sous le titre de « L’humiliation de l’intimité exposée », voir chapitre 3.

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Néanmoins, je persistai dans ma tentative, sans forcer, en lui parlant avec douceur.

– Mais pourquoi? Qu’est-ce qu’il y a là?– J’ai peur.Le ton de la voix était devenu moins tranchant.

Je sentis qu’il allait céder. Dans la chambre, je voulus par ler de sa peur. Mais il évita le sujet : « Pourquoi vous et moi, on s’accorde tellement bien ? », me dit-il en me fixant d’un air réfléchi.

Quoique liée à la démence, cette peur n’était pas insensée. Pour la comprendre, il faut considérer le con-texte dans lequel elle survenait et l’impuissance de Michel. Chez lui l’angoisse prenait la forme d’agitations, qui l’assaillaient quand il était seul dans sa chambre. De préférence la nuit, mais pas exclusivement. C’est pourquoi il ne voulait par rentrer dans la chambre : il avait peur de retourner à cette solitude angoissante. Mais il se gardait bien de le dire. C’est sa confiance en moi qui le conduisit finalement à nommer sa peur. Et, du coup, à désamorcer la honte.

La pudeur de Michel face à la déchéance concer-nait aussi les autres. « Je ne savais pas quoi dire. C’est un pauvre gars, j’avais peur de le blesser dans sa sen-sibilité », me confia-t-il après une visite à son ami Marcel, résidant lui aussi au foyer :

– Je ne comprends pas bien ce que vous voulez dire…

– Mais bien sûr, c’est un pauvre gars. C’est com-me moi quand je vais à Morges. Les gens qui me con-naissent disent que je suis un pauvre gars. En fait, je ne vais plus à Morges.

Malgré ses handicaps, Michel fit de son mieux pour s’adapter à la vie de la maison. Pendant quelque

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temps, il assista à l’atelier de vannerie. Il s’appliqua à la tâche avec détermination avant d’y renoncer. Quant aux autres activités en groupe, une baisse importante de l’acuité auditive et visuelle rendait son intégration de plus en plus difficile. Il m’expliqua cela un matin :

– C’est qui ça? demanda-t-il.– C’est le directeur.– Ah, le directeur… Une fois il est venu me voir

et il m’a dit : j’aimerais bien vous voir à l’église. Alors je lui ai dit que j’aimerais bien, mais je n’entends pas, je ne vois pas… Je vous comprends, mais c’est la pré-sence qui compte, qu’il m’a répondu. La présence… je suis d’accord, mais s’il n’y a que la présence… j’aime-rais aussi participer… Mais il a très bien compris. À la fin on est resté presque amis.

Ces graves déficiences, unies à son grand amour de la nature, l’amenèrent à chercher le calme dans le parc du home. Il s’y promenait, le découvrant, l’étudiant attentivement. Je crois que le parc devint pour lui un havre qui l’aida dans le difficile processus de détache-ment qu’il vivait. Car, je le compris bien avant de le suivre régulièrement, Michel était un contemplatif. Sans vouloir rien retenir, il essayait de jouir pleine-ment de la vie et de la beauté qui lui étaient offertes.

Septembre 1995. Assis sur son balcon, Michel con­temple le paysage. « Malgré tout, que la campagne est belle! » s’exclama­t­il en se tournant vers moi avec cette attitude à la fois affable et pensive qui le caractérisait.

Quelle sagesse dans ces mots ! Tout son être se disait là : rester vivant et reconnaissant alors même que son être de chair s’émiettait sans qu’il n’y puisse rien. Bien longtemps après, il était resté le même.

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21 mai 1997. Matin. Dans un fauteuil roulant, je conduis Michel dans le parc. Il se réjouit de sortir, mais on le dirait triste. Ce qui ne l’empêche pas de s’intéresser à tout, d’être toujours très attentif à ce que je lui dis. Il répond avec cohérence à mes questions et fait des com­mentaires très pertinents. Après la promenade, je m’as­sois sur un banc, en face de lui, au soleil. Je lui parle en riant. Il me fixe des yeux. « Ça compense tout, dit­il, ça compense tout. » En silence, il reste quelques minutes à me contempler.

Petit bilan neuropsychologique

C’est au moment où Michel cessa d’aller à l’ate-lier de vannerie, presque une année après son arrivée au foyer, que je commençai à l’accompagner. Je ne tardai pas à m’apercevoir qu’il souffrait d’une forme de démence dégénérative. Elle n’avait jamais été exa-minée médicalement, mais l’évolution ne laissait aucun doute.2 À la fin de sa vie, Michel était dans un état grabataire d’incapacité totale. Au moment de son placement en 1995, cinq ans avant sa mort, l’atteinte démentielle était moyennement avancée. En plus de l’incontinence et des difficultés pour s’orienter dans l’espace, il souffrait de troubles de l’orientation tem-porelle : il ignorait le jour et le mois où il vivait, mais il se rappelait son âge. Les troubles apraxiques3 ren-daient ardus des gestes banals de la vie quotidienne, comme porter la nourriture de son assiette à la bou-che. Quant au langage, je notai lors de notre première

2. Autour de la question du diagnostic, voir p. 121.3. L’apraxie est la difficulté à accomplir certains gestes ayant

un but déterminé, comme s’habiller, manger.

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rencontre sa façon de parler lente et répétitive. Des persévérations (il restait collé à un mot qui revenait tout le temps) et des difficultés de démarrage ne tar-dèrent pas apparaître. C’était comme s’il avait besoin d’échauffement pour parvenir à une certaine fluidi-té verbale. Très vite, d’autres signes se manifestèrent, tels que des troubles de la mémoire, de la marche, de la co ordination entre l’intentionnalité d’une action et le mouvement nécessaire pour l’accomplir. Vers la fin de sa vie, il lui arrivait de ne pas percevoir le corps d’autrui comme un ensemble :

26 mai 1999. 13 h 45. L’air concentré mais absent, Michel est en train de se frotter les mains lorsque j’entre dans sa chambre. Il prend la main que je lui offre et se met à l’examiner, à la frictionner et à la manipuler comme s’il s’agissait d’un objet. Je le laisse faire en l’observant en si­lence pendant quelques minutes. À l’évidence, il n’associe pas la main qu’il est en train de tenir à ma personne.

– Dites voir Michel, c’est quoi ça? Qu’est­ce que vous êtes en train de faire?

Je répète ma question à plusieurs reprises, mais ap­paremment absorbé dans sa tâche, il ne répond pas. J’in­siste.

– Je m’amuse avec une main, finit­il par répondre.– Et c’est la main de qui?– Je n’en sais rien, moi.– Ah bon! Vous savez, c’est ma main – dis­je en met­

tant l’accent sur le « ma ».– Ah bon!Comme je dois partir, j’essaie de « récupérer » ma

main. Michel me dit au revoir mais il ne me lâche pas. Je tente de me dégager, mais il serre d’autant plus fort ma main, en la tenant avec grand soin, comme on tient un objet que l’on veut empêcher de tomber. « Attention à ne

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pas la perdre ! » me dit­il lorsque je parviens enfin à me libérer.

Ces troubles étaient accompagnés d’autres liés au comportement ou d’ordre psychiatrique, comme des états confusionnels. Ceux-ci se traduisaient par des vaga-bondages et des quêtes sans fin tant qu’il parvint à se déplacer de façon autonome, et par des agitations. Nous savons déjà qu’il pouvait quitter sa chambre pour se mettre aussitôt à la chercher, mais il lui arrivait aussi d’y faire un véritable remue-ménage. Très rarement, il manifesta des comportements agressifs, de révolte ou de fuite, et des délires (sentiments d’être enfermé dans une prison, volé ou épié).

Fragments d’une vie

Par bribes, souvent spontanées, Michel me parlait de sa vie. Il était né en 1906 dans la Vallée de Joux. Il passa une partie de son enfance dans diverses locali-té du pied du Jura avant que la famille ne s’installe à Morges. Il vécut dans cette ville jusqu’à son départ en EMS. Ils étaient deux frères et une petite sœur. Il disait qu’ils avaient reçu une éducation « un peu à la française ». Je crus comprendre qu’il était orphelin de mère.

Il apprit le métier de mouleur-fondeur et créa sa propre entreprise de moulage. Suite à un accident mi-litaire, au cours duquel il fut grièvement intoxiqué, il dut se recycler : « J’étais fondeur, mais j’ai dû quitter ce métier pour des raisons de santé. Alors j’ai fait une for mation de dessinateur en bâtiment. À cinquante ans ! Vous vous rendez compte ? Mais je me suis toujours ennuyé de ma fonderie, car j’aimais bien ce métier. »

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– salaMin Marie-Françoise, Le bon sens de la vie. Trouver son propre chemin, 2005.– theytaz Philippe, Réussir à l’école. Parents, élè ves, ensei­gnants… ensemble, 2005.– PetitClerC Jean-Marie, Une éducation non violente. Com­prendre, prévenir, enrayer la violence, 2005.– boulvin Yves, Rebondir après l’échec. Un chemin psychologi­que et spirituel, 2006.– salaMolard Michel, Deviens qui tu es. Jalons pour orienter sa vie, 2006.– delaChaux Yves Patrick, Présumé non coupable. Des flics contre le racisme, 2007.– siggen Michel, La sagesse de la loi. Les effets so ciaux de nos décisions, 2007.– benoit Christine, Mon stress et celui des autres. Du déco­dage au bien­être, 2007.– biesinger Albert / tzsCheetzsCh Werner, Ces ados en quête de sens. Guide pour parents et grands­parents, 2007.– theytaz Philippe, Motiver pour apprendre. Guide pour parents, enseignants et élèves, 2007.– Pont Christophe, La mélodie de l’humain. Une éthique de la rencontre, 2008.– sonet Denis, Leur premier baiser. L’éducation affective des adolescents, nouvelle édition augmentée, 2008.– hagMann Hermann-Michel, Vieillir chez soi, c’est pos sible, 2008.– barMan Jean-Daniel, Dépendances : tous accros ? Dro gues, alcool, tabac, jeux et cyberdépendance, 2008.– donzé Nicolas et augsburger Marc, Cannabis, ha schich & Cie. Un enjeu pour l’individu, la famille et la société, 2008.– Perroux Jacques, Se confronter au réel. Une démarche libé­ratrice, 2009.– saMir Khalil Samir, Islam en Occident. Les enjeux de la coha­bitation, 2009.– davin José et salaMolard Michel, Gays et lesbiennes. Huma­nité, amour et spiritualité, 2009.

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Thierry Collaud et Concepcion Gomez

Aire de famille

Alzheimer et démence

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Rencontrer les malades et communiquer avec eux

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ISBN 978–2–88011–472–5

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