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    Georges GUSDORFProfesseur lUniversit de Strasbourg

    Professeur invit lUniversit Laval de Qubec

    (1969)

    LA NEF DES FOUSUNIVERSIT 1968

    Un document produit en version numrique par Diane Brunet, bnvole,Diane Brunet, bnvole, guide, Muse de La Pulperie, Chicoutimi

    Courriel:[email protected] webdans Les Classiques des sciences sociales

    Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales"Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay,

    professeur de sociologie au Cgep de ChicoutimiSite web:http://classiques.uqac.ca/

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web:http://bibliotheque.uqac.ca/

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    L'accs notre travail est libre et gratuit tous les utilisa-teurs. C'est notre mission.

    Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Prsident-directeur gnral,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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    Cette dition lectronique a t ralise par mon pouse, Diane Brunet, bn-vole, guide retraite du Muse de la Pulperie de Chicoutimi partir de :

    Georges Gusdorf

    LA NEF DES FOUS. Universit 1968.

    Qubec : Les Presses de lUniversit Laval, 1969, 211 pp.

    [Autorisation formelle le 2 fvrier 2013 accorde par les ayant-droit delauteur, par lentremise de Mme Anne-Lise Volmer-Gusdorf, la fille de lauteur,de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales.]

    Courriels : Anne-Lise Volmer-Gusdorf : [email protected] Bergs : [email protected], Universits Montesquieu-Bordeaux IVet Toulouse 1 Capitole

    Polices de caractres utilise :

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    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2008 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5 x 11.

    dition numrique ralise le 13 novembre 2013 Chicoutimi,Ville de Saguenay, Qubec.

    mailto:[email protected]:[email protected]:[email protected]:[email protected]:[email protected]:[email protected]
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    Un grand merci la famille de Georges Gusdorfpour sa confiance en nous et surtout pour nous accor-der, le 2 fvrier 2013, lautorisation de diffuser en ac-cs ouvert et gratuit tous luvre de cet minentpistmologue franais.

    Courriel :Anne-Lise Volmer-Gusdorf :[email protected]

    Un grand merci tout spcial mon ami, le Profes-seur Michel Bergs, professeur, Universits Montes-quieu-Bordeaux IV et Toulouse I Capitole, pour tou-tes ses dmarches auprs de la famille de lauteur etspcialement auprs de la fille de lauteur, Mme An-ne-Lise Volmer-Gusdorf. Ses nombreuses dmarchesauprs de la famille ont gagn le cur des ayant-droit.

    Courriel :

    Michel Bergs :[email protected], Universits Montesquieu-Bordeaux IVet Toulouse 1 Capitole

    Avec toute notre reconnaissance,Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur des Classiques des sciences socialesChicoutimi, le 13 novembre 2013.

    mailto:[email protected]:[email protected]:[email protected]://classiques.uqac.ca/contemporains/berges_michel/berges_michel.htmlhttp://classiques.uqac.ca/contemporains/berges_michel/berges_michel.htmlmailto:[email protected]:[email protected]:[email protected]:[email protected]://classiques.uqac.ca/contemporains/berges_michel/berges_michel.htmlmailto:[email protected]
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    Georges GUSDORFProfesseur lUniversit de Strasbourg

    Professeur invit lUniversit Laval de Qubec

    LA NEF DES FOUS. Universit 1968.

    Qubec : Les Presses de lUniversit Laval, 1969, 211 pp.

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    DU MME AUTEUR

    Georges GusdorfProfesseur l'universit de Strasbourg

    Professeur invit l'universit Laval de Qubec

    La Dcouverte de soi, 1948, puis.

    L'Exprience humaine du sacrifice, 1948, puis.

    Trait de l'existence morale, 1949, puis.

    Mmoire et personne, 2 volumes, 1951, puis.

    Mythe et mtaphysique, Flammarion, 1953.

    La Parole, P. U. F., 1953.

    Trait de mtaphysique, 1956, puis.

    Science et foi au milieu du XXesicle, Socit centrale d'vanglisation, 1956.

    La Vertu de force, P.U.F., 1957.

    Introduction aux sciences humaines, Publications de la facult des Lettres deStrasbourg, 1960.

    Dialogue avec le mdecin, Genve, Labor et Fides, 1962.

    Signification humaine de la libert, Payot, 1962.

    Pourquoi des professeurs ? Payot, 1963.

    Kierkegaard, Introduction et choix de textes, Seghers, 1963.

    L'Universit en question, Payot, 1964.

    Les Sciences de l'homme sont des sciences humaines,

    Publications de la facult des Lettres de Strasbourg, 1967.

    Les Sciences humaines et la pense occidentale :

    I. De l'histoire des sciences l'histoire de la pense, Payot, 1966.

    II. Les Origines des sciences humaines, Payot, 1967.

    III. La Rvolution galilenne, 2 volumes, Payot, 1969.

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    Table des matires

    La Nef des fous.[9]

    Propos de l'autre monde.[11]

    La danse sur le volcan.[29]

    La grande peur 1968 Strasbourg.[41]

    L'Universit en question.[55]

    La vietnamisation de l'Universit.[71]

    Contestation ou dialogue.[99]

    Happening et libert.[119]

    L'vangile de la violence.[139]

    La Pentecte sans l'Esprit-Saint.[165]

    Universitas reformata semper reformanda.[191]

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    l'intention

    l'attention

    de mes enfants

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    La nef des fous. Universit 1968.

    1

    LA NEF DES FOUS

    Retour la table des matires

    LHUMANISTE strasbourgeois Sbastien Brant, qui vcut de 1458 1521, publia en 1494 un pome satirique intitul la Nef des fous (dasNarrenschiff), qui connut un vaste retentissement et fut bientt traduitdans les principales langues de l'Europe.

    Dans le climat allgorique du carnaval rhnan, le navire de Brantembarque, sous le commandement de Madame Vnus, reine des festi-vits, une pleine cargaison d'humanit, o chaque passager reprsentel'une des catgories sociales.

    L'originalit du pome de Sbastien Brant tient sa situation dans

    l'espace et dans le temps. Le moment est celui o la Renaissance, ve-nue lentement d'Italie, commence faire sentir ses effets dans l'Euro-pe du Nord-Ouest. Un autre style de vie s'annonce, une nouvelle spiri-tualit, dans le discrdit des disciplines traditionnelles. Bientt, dansquelques annes, la Rformation consacrera le renouvellement de tou-tes les valeurs par la voix du jeune Luther.

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    La drision systmatique applique par Sbastien Brant toutes lescatgories sociales accuse le dsarroi d'un univers en pleine mutation.La chrtient elle-mme, qui avait t pendant tant de sicles le lieu

    propre, l'asile du fidle, n'est plus qu'une Stultifera navis, lance sansboussole et sans pilote sur le flot de plus en plus agit des contradic-tions, des incertitudes et des doutes, ainsi que le confirmera dans son

    Eloge de la folie cet autre Rhnan, le grand Erasme de Rotterdam.

    Aujourd'hui, dans le contexte historique du carnaval de toutes lesvaleurs, le Bateau ivre de l'Universit, compltement dsempar, me-nace de sombrer. L'quipage s'est mutin ; [10] l'tat-major a perdu latte ; personne ne commande, et d'ailleurs personne n'obit. C'est laSaison en enfer, o les vrits elles-mmes sont devenues folles.

    Le naufrage de l'Universit ne serait pas un sinistre comme les au-tres, un sinistre parmi d'autres. L'Universit est l'un des emplacementsprivilgis o la culture s'labore et se transmet. Une socit ne peutdonc se dsintresser de ses universits, et considrer leurs vicissitu-des comme des querelles d'intellectuels, sans grande importance pourla vie nationale dans son ensemble. Ce qui est en jeu, de proche enproche, c'est la sant mentale de tous et de chacun. Davantage encore,c'est la question de savoir si nous voulons que notre monde ait unsens, c'est--dire si nous voulons que le monde des hommes demeureun monde humain.

    G. G.

    30 janvier 1969.

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    pays o peut encore tre entendu le langage de la raison. Le devoirpropre de l'intellectuel est de poursuivre en toutes circonstances la lu-cidit, de contribuer l'lucidation des situations confuses.

    Or la crise franaise de mai-juin 1968 a t un phnomne extr-mement complexe, et je doute que l'opinion canadienne ait pu en treinforme d'une manire satisfaisante. Bien plus, je ne crois pas que lesFranais de France, tmoins de ce qui se passait, aient t en mesurede comprendre le sens de cette succession imprvisible d'vnementsqui rompaient avec les bonnes murs tablies et dfiaient toute ima-gination. Les acteurs eux-mmes, ceux qui participrent l'action enqualit de comparses, mais aussi les meneurs qui [12] bien souvent secontentrent de suivre le mouvement qu'ils avaient dclench sanssavoir o il les mnerait, tous les participants actifs et passifs du grandjeu de la crise tudiante taient fort loin d'en pntrer les significationsprofondes. Certains croyaient lutter pour l'instauration d'un ordremeilleur dans l'Universit, mais si tel avait t vraiment le fond de laquestion, il est clair que la rvolte prit une importance disproportion-ne par rapport ses origines et ses intentions. quoi bon, dans cecas, les destructions considrables des journes insurrectionnelles, quoi bon l'appel la grve gnrale et les tentatives pour entraner lemonde ouvrier dans la bagarre ? L'un des rsultats les plus vidents dela sdition estudiantine fut l'branlement de l'conomie franaise dans

    son ensemble et la remise en cause d'une stabilit conomique diffici-lement acquise en des annes d'efforts.

    Il parat vident que la masse des jeunes contestataires, dont laplupart taient issus de la bourgeoisie, n'avaient nullement en vue lechambardement gnral qui rsulta de leur action dsordonne. Cemme chambardement tait souhait par un petit nombre d'tudiantsextrmistes, disciples fervents de Fidel Castro ou de Mao Tse Toung,les nouvelles idoles des jeunes. Il parat hors de doute que les premi-res initiatives insurrectionnelles furent le fait de ces doctrinaires radi-

    caux, comme il s'en trouve toujours dans le folklore des groupementsuniversitaires. Le fait surprenant est que la masse de leurs camarades,ou du moins une proportion assez importante pour faire illusion, leurait embot le pas. Peut-tre, vrai dire, une rvolution est-elle tou-

    jours la rsultante d'un grand nombre de malentendus. Il y a constam-ment, dans une socit donne, quelques dtonateurs qui tranent ;

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    mais les explosions sont fort rares parce qu'elles supposent une accu-mulation de circonstances favorables rarement runies.

    Pntrant, il y a peu, dans une salle de l'universit Laval rserve

    aux tudiants, je dcouvris avec une surprise amuse que les murs dece local s'ornaient de photographies aux dimensions d'affiches repr-sentant les visages farouches de Marx et de Lnine, de Castro et deChe Guevara. J'ajoute que la pice en question n'tait pas un club poli-tique, mais simplement un endroit tranquille o les tudiants venaientse reposer ou prparer une tasse de caf. Les jeunes Canadiens quim'avaient conduit l sans y voir la moindre malice n'affichaient pas,pour leur part, des opinions subversives, et [13] la conversation quej'eus avec eux se situa tout entire dans des eaux calmes et dtendues.Il me semblait que j'tais le seul accorder une importance quel-conque aux trognes barbues qui me foudroyaient du regard ; mescompagnons ne les voyaient mme plus. Il s'agissait l de prsencessymboliques aussi peu charges de sens que pouvait l'tre, en d'autretemps, le crucifix qui devait orner les locaux universitaires.

    Les membres des groupuscules de Nanterre, de Paris et d'ail-leurs croyaient certes la prsence relle de Trotzky, de Mao et deCastro ; mais pour que ces petites chapelles rvolutionnaires puissentse transformer subitement en une vaste glise dont les fidles furentcapables de mettre Paris et une partie de la France en tat de sige, il afallu une conjonction d'lments favorables dont les plus enrags d'en-tre les militants extrmistes profitrent, le moment venu, leur grandtonnement. L'occasion s'offrait, ils surent la saisir, mais ils taient enralit ports par la vague. Et celle-ci, dans sa violence, tait suscitepar des motivations bien plus profondes que des calculs politiquesadolescents. Il faut rendre hommage ici la sagesse des stratges duParti communiste franais ; ces vieux routiers de la lutte des classesont flair tout de suite le caractre irrationnel et aberrant des meutiersde mai. Ils ont refus de prendre leur compte une telle aventure, sa-

    chant fort bien qu'elle risquait de dgnrer en dsastre irrmdiable.Ils ont manuvr, bien entendu, dans le seul intrt de leur parti ;mais il se pourrait bien qu'en adoptant l'gard du mouvement de maiune attitude impopulaire de suspicion et de refus, ils aient efficace-ment contribu viter le pire, c'est--dire un chaos sanglant o laFrance aurait coup sr perdu ses liberts.

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    Les chefs politiques de l'opposition traditionnelle eurent la faibles-se de s'imaginer que le dsordre travaillait pour eux. En fait, les rvol-ts tudiants n'avaient pas leur gard la moindre sympathie et le leur

    firent bien voir. Un des pisodes les plus significatifs de la crise seproduisit au soir de la grande manifestation gaulliste de Paris, lorsquedes manifestants gouvernementaux, sur le point d'en venir aux mainsavec un groupe d'tudiants contestataires, se rconcilirent subitementavec leurs adversaires pour donner la chasse Franois Mitterand quele hasard avait conduit proximit. La gauche franaise a pay sa sot-tise d'un dsastre [14] lectoral sans prcdent. Il faut ajouter que legouvernement lui-mme a t compltement pris au dpourvu parl'vnement. S'il est vrai que gouverner, c'est prvoir, le gouverne-ment a failli sa tche. Il n'a pas vu venir la crise ; il n'a pas su pren-

    dre les devants, par des initiatives hardies, pour empcher la masseestudiantine de constituer ce mlange dtonant qui s'est embras d'unseul coup au dbut du mois de mai. Frapp de stupeur par le cataclys-me qu'il n'avait pas pressenti, il n'a pas trouv de raction adapte une situation sans prcdent. Pendant des semaines dramatiques, l'au-torit gouvernementale est demeure paralyse. Au dernier moment,lorsque tout paraissait perdu, l'initiative du chef de l'tat a chang lafigure et sauv l'essentiel ; l'affirmation de l'autorit retrouve a arrtle mouvement de la dcomposition nationale. Si la magie du verbe

    n'avait pas opr ce jour-l, cette heure-l, on peut se demander cequi serait advenu du dsordre franais. Sans doute une dictature mili-taire sur le modle grec.

    L'ordre dans la rue a t rtabli, ainsi que l'ordre dans les usines, etmme un semblant d'ordre dans les facults. Mais l'conomie franai-se reste pour longtemps compromise, et la vie universitaire n'est pasrevenue la normale l'heure qu'il est. Comme aprs un bombarde-ment violent, ou un tremblement de terre, la vie franaise reste plon-ge dans une sorte de stupeur et de torpeur. Il apparat ainsi que la cri-se universitaire fut un abcs de fixation pour un trouble beaucoup plusvaste ; les tudiants rvolts furent la force de frappe au service depuissances troubles dont l'entre en jeu explique seule la disproportionentre les causes occasionnelles et l'normit de leurs effets. La criseuniversitaire n'tait pas seulement une crise de l'Universit ; le macro-cosme national a sembl d'abord vibrer en rsonance avec le micro-cosme estudiantin ; pendant un temps le cur et l'esprit de la France

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    se sont mis battre un rythme prcipit. Mais le pays a retrouv sonquilibre avant que se soit vraiment apaise l'agitation universitaire.Les tudiants de mai pouvaient se flatter d'tre les pilotes du Bateau

    ivre de la nation. Leur dception fut amre de constater, aux lectionsde juin, que le corps social refusait absolument de s'engager dans lavoie o les archanges des barricades prtendaient l'entraner.

    Tout s'est pass comme si, par le vote sans ambigut des lectionslgislatives, l'organisme franais avait manifest une [15] raction derejet l'gard d'une greffe trangre. La France ne s'est pas reconnuedans ses tudiants, ni dans les professeurs qui faisaient cause commu-ne avec eux. Il est draisonnable, il est absurde d'esprer que l'Univer-sit puisse imposer sa loi au corps social dans son ensemble. Ceux quis'imaginent que l'exemple d'une universit libre , se communi-quant de proche en proche, pourrait susciter une socit libre elleaussi des contraintes de toute espce qui psent sur elle, s'exagrentbeaucoup l'influence que peut prtendre exercer la rpublique des pro-fesseurs. Quant la rpublique des tudiants, il y a tout lieu de penserqu'elle inspirerait encore moins de confiance au bon peuple ouvrier etpaysan aussi bien qu'aux classes moyennes, bientt consternes par legchis du printemps 1968, et obliges d'en avaler les fruits amers,sous les espces d'une fiscalit aggrave et d'une hausse gnrale ducot de la vie. Les tudiants, consommateurs du revenu social la

    production duquel ils ne contribuent nullement, et qui ont joyeuse-ment dchan tous ces maux, sont les seuls ne pas payer la note. Onne dira jamais assez l'importance de la contribution apporte la pro-pagande gouvernementale par MM. Geismar, Cohn Bendit et Sauva-geot, leaders inspirs et forts en gueule de la rvolution tudiante, gr-ce leurs interventions frquentes la tlvision et la radio. Lesbraves gens des campagnes, des villages et des petites villes ont vu lestribuns des barricades, ils les ont entendus, et ils ont imagin avecpouvante les lendemains triomphants que leur promettaient ces ner-gumnes. Aucune propagande ne pouvait tre plus persuasive que cel-le-l ; elle a suffi assurer l'chec de la plupart des candidats qui, tort ou raison, pouvaient tre souponns de sympathie pour les ex-trmistes. Le plus curieux est d'ailleurs que les gens de la radio et dela tlvision taient, pour une part, favorables l'insurrection etcroyaient la servir en multipliant des informations , qui contri-buaient en fait la faire chouer.

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    On a parl, propos de la crise franaise de mai, de rvolution.Etrange rvolution, qui fut crase non pas par la force des armes,mais par le suffrage universel, dans les formes les plus lgales que l'on

    puisse imaginer. Pseudo-rvolution plutt, rvolution de dupes, rvo-lution pour rien, presque aussi coteuse qu'une rvolution vritable. Ilfaudrait dire plutt que la France a souffert d'une tentative de coup[16] d'tat, si l'on entend par l l'entreprise d'une faible minorit pourcontrler, par la force, l'ensemble de la nation.

    Or rien n'est plus absurde que de concevoir l'universit comme unempire dans un empire. Elle ne peut vivre indpendamment de la so-cit qui la nourrit et au sein de laquelle elle accomplit certaines fonc-tions essentielles. L'autonomie de gestion et de fonctionnement del'Universit trouve sa limite dans la discipline ncessaire du corps so-cial. On ne peut imaginer une universit en rvolte contre la nation,rompant toute communication avec elle pour vivre de sa vie propre, cequi la condamnerait bientt mourir de faim. Encore moins peut-onimaginer une universit essayant d'imposer sa loi, ou plutt ses rves, un pays rsolument hostile ce genre de chimres.

    L'vocation d'une telle possibilit suffit en mettre en pleine lu-mire le caractre absurde. Or cette absurdit a bel et bien eu lieu dansun pays qui prtend se rclamer du bon sens cartsien. Ebranle jus-que dans ses fondements, la France a vcu cette Saison en enfer ; elleen merge peine et avec peine, gardant en soi la conscience amredes lendemains d'orgie. De cette aventure, il faut tirer la leon que lesproblmes universitaires ne doivent pas tre considrs d'un il ngli-gent. Instruits par l'exprience, les responsables, tous les niveaux,doivent assumer leurs responsabilits avec une vigilance et une ferme-t qui firent dfaut aux dirigeants franais dans les moments critiques.Il importe aussi que professeurs et tudiants s'interrogent sur eux-mmes et dfinissent leurs intentions face au prsent et l'avenir.

    Si le dsordre universitaire a menac de dgnrer en crise sociale,

    c'est aussi pour une raison matrielle et comme physique : l'augmenta-tion considrable du nombre des tudiants. Lorsque les tudiantsn'taient qu'une faible minorit privilgie, il ne leur tait gure possi-ble de dplacer beaucoup de monde pour descendre dans la rue. Parun ironique retour des choses, c'est la dmocratisation de l'enseigne-ment suprieur, l'accs largement ouvert une proportion de plus enplus leve de la jeunesse, qui a transform les effectifs estudiantins

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    en groupes de pression de plus en plus considrables, susceptibles dese transformer en groupes d'assaut contre l'ordre tabli. Les rebelles,qui rclament plus de justice sociale dans le recrutement des facults,

    sont justement les produits de cette justice sociale, sans [17] laquellebon nombre d'entre eux n'auraient pu frquenter l'Universit.

    Plus profondment, la rvolte tudiante traduit aussi dans son ordrecertaines vicissitudes de la dmographie contemporaine. Les jeunes denotre temps constituent une partie proportionnellement plus importan-te de la population totale. Ils s'imposent, par leur masse croissante, l'attention gnrale ; depuis une dizaine d'annes, cette pousse deseffectifs de l'adolescence avait attir l'attention des puissances finan-cires, qui multipliaient les efforts pour capter la faveur d'une clientleconsidrable, et qui, fait nouveau, se trouvait disposer de ressourcesde plus en plus importantes. Dans ce domaine aussi, il apparat doncque si la jeunesse se rvolte, ce n'est pas parce qu'elle est maltraite ;c'est parce qu'on la traite bien qu'elle trouve qu'on ne la traite jamaisassez bien. A ce niveau, le problme fondamental est celui du rapportentre les classes d'ge qui constituent l'ordre social. L'effervescence, ledsordre dans la rue ou dans les familles chappent ici aux axiomati-sations politiques et conomiques dont ils se parent volontiers. Lesidologies expriment, la surface des rapports humains, une statiqueou une dynamique des gnrations, c'est--dire les vicissitudes d'un

    quilibre psycho-biologico-social, dont il semble bien qu'il a jusqu'prsent chapp toute analyse digne de ce nom.

    Ce dernier phnomne semble tre commun la plupart des na-tions industrialises de la plante. L'organisation de l'enseignement,les structures conomiques et les institutions politiques offrent partoutdes formes trs diverses, tandis que la conjoncture dmographiqueprsente des analogies certaines. Le campus universitaire pourraitdonc avoir fourni un champ de manuvre o se libraient des aspira-tions confuses, trangres la pdagogie de l'enseignement suprieur,

    mais qui crevaient la surface au point de moindre rsistance. Les tu-diants formaient le groupe de choc de la jeunesse en rvolte parcequ'ils disposaient d'un armement intellectuel plus dvelopp, plus apte rompre le front de la socit adulte. Les tudiants franais tentrentd'oprer la jonction non pas avec la classe ouvrire dans son ensem-ble, mais avec les jeunes ouvriers, qu'ils essayrent d'entraner leursuite dans la bagarre. Ainsi se trouve mis en lumire le fait que la re-

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    vendication, dans son principe, tait fonde sur des considrationsd'ge et non sur une argumentation conomique ou politique. Auxyeux de la masse des ouvriers [18] adultes, les tudiants taient d'ail-

    leurs des privilgis sociaux, trangers au processus de production, etdonc irresponsables. C'est la pression des cadres syndicaux, c'est--dire des anciens, qui empcha la jonction de se faire entre jeunes tra-vailleurs et tudiants, la discipline hirarchique des ges s'imposantavec plus de force dans les usines que dans les facults.

    *

    Ces premires indications soulignent la complexit de la crise duprintemps 1968. Elle a suscit jusqu' prsent une abondante biblio-graphie, mais on peut se demander si la majeure partie de ces critsprocde d'une comprhension satisfaisante du phnomne. Pour lesuns, la seule question est celle de la rforme des universits, tout lereste demeurant l'tat de malentendu sans grande importance ; lestudiants ne demandaient pas autre chose qu'une meilleure organisa-tion de leurs tudes. Pour d'autres, la crise fut politique et sociale ; lajeunesse des facults a glorieusement ouvert la voie du socialisme pur

    et dur, ou de l'anarchie institutionnalise, la difficult tant alors dedgager de l'ensemble confus des revendications une idologie coh-rente.

    De telles tudes, qui tournent volontiers au pamphlet doctrinal,donnent l'impression de passer ct de l'essentiel. Il est clair que lacrise franaise de mai, d'ailleurs encore inacheve l'heure qu'il est,n'appartient personne. Il est impossible de lui attribuer une tiquettequelconque, de la rduire une signification unitaire. Elle a confondudans son apocalypse toutes sortes d'exigences et de ressentiments, de

    volonts et de vellits qui tranaient dans la conjoncture franaise, oumme dans l'tat prsent de la culture occidentale. Ce mlange dto-nant, rassemblant l'nergie des contradictions ambiantes, avait ungrand pouvoir de rupture ; chacun des intresss y apportait sa contri-bution propre, consciente ou inconsciente, de nostalgies, de refoule-ments et d'exaltations. La difficult tait, et elle demeure, de faire sor-tir de cette marmite de sorcire une panace o chacun trouverait la

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    satisfaction de ses propres maux. Il est clair que le miracle ne se pro-duira pas ; personne, de quelque [19] camp qu'il soit, ne fournira chaque Franais la potion magique de ses rves.

    Le gouvernement d'un pays, comme l'administration d'une univer-sit, ne relve pas de l'art alchimique. Le pire danger, dans la situationprsente, serait de faire croire aux tudiants ou aux citoyens qu'uneformule de concorde, un projet, une loi va rgler dfinitivement toutesles questions, en donnant satisfaction sur tout tout le monde. Unepartie non ngligeable de la nation franaise a vcu pendant quelquessemaines dans un quasi-dlire, o tout paraissait possible, o n'impor-te quel fantasme paraissait s'auroler d'une vrit profonde. Il fautavoir le courage de dnoncer cet irralisme dangereux ; il quivaut une vritable dmission civique, dans la mesure o l'on s'imagine quechacun peut tout recevoir sans avoir rien donn. L'Universit, la Na-tion ne sont pas des pays de cocagne, o les alouettes viendraient tou-tes rties s'enfourner dans la bouche de chacun. Je me demande si l'undes inconvnients de la civilisation technique n'est pas d'engendrerdans la jeunesse mme et surtout celle qui proteste contre la civi-lisation de la consommation l'ide qu'il est possible de produireen quantit infinie et sans aucune peine des biens que chacun pourras'approprier gratuitement. Panem et circenses, la caftria aux frais dela princesse, avec le cinma, la tlvision et la discothque par-dessus

    le march, plus les diplmes universitaires sans tudes et sans exa-men.

    Cela me rappelle l'histoire de ce candidat, en campagne lectorale,qui promettait, s'il tait lu, d'abolir les impts, tout en ralisant, auprofit des citoyens, les rformes les plus gnreuses. Quelqu'un luidemanda un jour : Mais qui paiera les frais ? Et l'autre de rpondresuperbement : L'tat. Les revendicateurs et contesteurs de touteobdience, aux yeux desquels l'tat ne fait jamais assez pour la jeu-nesse ou pour telle ou telle catgorie sociale, ont encore apprendre

    qu'en dmocratie, l'tat, c'est nous. Une rforme, une rvolution m-me, ne se fait pas dans le vide, chacune doit utiliser et amnager despossibilits rellement existantes. On aura beau combiner des impos-sibilits avec les meilleures intentions, et l'intelligence la plus lucide,ce n'est pas par ce moyen qu'on parviendra promouvoir la cause dubien commun. J'ai lu quelque part un mot tout fait sage du leadercommuniste franais Maurice Thorez. Il avait t, pendant quelque

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    temps, aprs la Libration, membre du [20] gouvernement du gnralde Gaulle. Certains de ses coreligionnaires lui firent reproche, par lasuite, de n'avoir pas mieux profit des circonstances pour le bnfice

    du Parti. Tout n'est pas possible , aurait rpondu Thorez. Ce propostrs simple affirme une vrit qui doit tre rappele aujourd'hui.

    Rvolution bien ordonne commence par soi-mme. Ce qui est enquestion, au bout du compte, c'est une prise en charge de la ralit nonpas selon l'ordre du rve, mais au niveau de la ralit elle-mme. Onne peut prtendre changer le monde sans changer sa propre vie ; augrand jeu de la contestation, les adolescents de mai omettaient seule-ment de se mettre en question eux-mmes. Ils semblaient oublier quechaque homme est tenu de faire ses preuves en affrontant une ralitdifficile. Dresser des barricades et participer des manifestations neconstituent pas des marques suffisantes de qualification intellectuelle.Les tudiants prtendent ne plus suivre de cours, ils veulent participer la gestion des institutions universitaires, ils entendent ne plus subird'examens individuels. Ils semblent ignorer que le temps des tudesest celui de la formation intellectuelle, laquelle nul ne peut parvenirsinon au prix d'un travail pnible.

    Il faudra bien en revenir l : on peut sans doute modifier bien deschoses dans l'activit universitaire, ramnager les horaires et les pro-grammes, les mthodes pdagogiques. Mais il y a quelque chose quine peut tre chang, c'est la ncessit d'un effort personnel acharn etpersvrant, si l'on veut rellement acqurir de la comptence dansn'importe quelle des disciplines intellectuelles. Il semble que cettevidence ait t perdue de vue par bon nombre d'tudiants qui nevoient pas qu'ils sont les premires victimes de leur agitation dsor-donne. L'anne universitaire 1967-1968 a t en grande partie perduepour les lycens et les tudiants franais ; il semble bien qu'il en serade mme pour l'anne 1968-1969. Le nombre des annes d'tudestant ncessairement limit pour un individu donn, les gnrations

    tudiantes contemporaines de la crise risquent d'en tre pnalisespour l'ensemble de leur vie venir. Ainsi en fut-il, dans la priode r-cente, pour les jeunes gens que les dernires guerres empchrent demener bien des tudes rgulires. Tout se passe comme si celui quin'a pu entreprendre sa formation et la poursuivre au bon moment etselon l'ordre d souffrait de certaines [21] carences intellectuellesauxquelles il ne pourra remdier qu'avec beaucoup de peine et sans

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    doute jamais parfaitement. En mme temps, les sommes considrablesque la nation dpense pour la bonne marche de son enseignement su-prieur auront t investies en pure perte.

    Tout ceci devrait tre matire rflexion pour les tudiants eux-mmes, qui ne devraient pas confondre le temps des hautes tudesavec une vie de bohme intellectuelle insouciante du lendemain. Lebruit et la fureur de la rue, la fivre des projets ne tiennent pas lieu dutravail proprement dit ; pour bon nombre des manifestants d'aujour-d'hui, le temps de la dsillusion risque de venir plus tt que prvu.Mais ces considrations intressent aussi, en dehors de la jeunessetudiante, toutes les autorits responsables de la vie universitaire et dela vie civique, tous ceux qui ont la charge de grer les deniers publicset d'assurer la bonne marche de la vie nationale. Enfin se trouvent ga-lement impliqus dans le conflit tous les parents, lgitimement sou-cieux de l'avenir de leurs enfants, et tous les contribuables qui font lesfrais du service public de l'enseignement. Autant dire que personne nepeut rester indiffrent devant la crise de l'Universit, o chacun setrouve impliqu plutt deux fois qu'une.

    Toutes ces raisons sont valables au Qubec aussi bien qu'en Fran-ce. Il n'appartient certes pas un tranger de juger de la situation int-rieure d'un pays ami, situation d'ailleurs beaucoup plus complexe qu'iln'y parat au premier abord, et, certains gards, sans doute peu prsimpntrable un Franais de France, qui n'a pas les mmes hrditsni les mmes susceptibilits. Ceux qui m'ont demand d'crire ce livreestiment sans doute que le tmoignage d'un Europen transfr desbords du Rhin aux bords du Saint-Laurent peut aider les citoyens de laFrance amricaine prendre conscience de leur situation propre, en cequi concerne la crise de la jeunesse. Bien entendu, la ralit canadien-ne dans le domaine considr est trs diffrente de la ralit franaise.Ce qui s'est manifest en France sous une forme aigu et parfois exas-pre ne se prsente au Qubec que sous forme de symptmes att-

    nus, sinon tout fait bnins. Peut-tre la duret du climat invite-t-elleles autochtones un ralisme, un bon sens qui ont fcheusement faitdfaut aux acteurs du drame franais. La seule intention de ce petitlivre est d'apporter une contribution au dveloppement de ce bon sensraliste dont j'ai pu apprcier la robustesse chez mes collgues [22] etmes tudiants de l'universit Laval. L'histoire ne se rpte pas ; mais

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    la mditation des garements et des malheurs d'autrui peut servir viter de commettre leurs erreurs.

    Ce petit livre ne se propose pas de prsenter une histoire des v-

    nements, ni une critique politique de ces vnements, inspire de telleou telle idologie la mode. En fait, mon impression serait plutt quel'inflation idologique laquelle nous venons d'assister atteste l'insuf-fisance de toutes les idologies. Je ne prtends pas non plus proposerune tude technique des conditions de ralisation de l'universit ida-le. Il me parat clair que les lois, dcrets et projets les mieux inten-tionns et les plus intelligents ne seront que des chiffons de papier,aussi longtemps que n'aura pas t ralise en France, entre les partiesen prsence, une sorte de dsarmement pralable. Je ne pourrais pasnon plus prsenter une psycho-sociologie de la jeunesse de 1968, dansl'incapacit o je suis de savoir ce qu'elle est et ce qu'elle veut. A vraidire, je doute qu'elle le sache elle-mme. C'est pourquoi ce travailn'est qu'une esquisse et un essai ; il ne s'agit pas de condamner en blocou d'approuver en bloc ce qui s'est produit, mais plutt de tenter uneanalyse de complexit, un essai de comprhension du phnomne ses diffrents niveaux. D'une ralit qui fut ambigu, contradictoire etpolyvalente, on ne peut donner qu'une description ambigu elle aussi.Chacun ne peut porter tmoignage que de sa propre aventure, et cesexpriences ne s'additionnent pas ; car elles ne concordent pas entre

    elles, mais bien plutt se dmentent et s'annulent rciproquement.Il y a eu, en France, parmi mes collgues, des gens pour qui la r-

    volte tudiante fut une sorte d'idylle, dans la fraternit retrouve entredes hommes de bonne volont. Il y en a eu d'autres, je pense, aux yeuxdesquels ce qui s'est pass quivalait une pope, une guerre delibration mene par un peuple esclave contre ses oppresseurs. J'envieceux pour qui le printemps 1968 fut une saison de joie ; bon nombred'entre eux, pour autant que je sache, ont depuis lors perdu leurs illu-sions. Ces illusions, je ne les ai aucun moment partages. Pour quel-

    ques-uns, dont je suis, les mois de mai et de juin 1968 furent une rp-tition des mois de mai et juin 1940, l'effondrement subit et total d'unordre vid [23] de sa substance, et dont l'vnement rvlait qu'il taitindigne de survivre. J'avais vcu, pendant l'hiver 1939-1940, ce qu'onappelait alors la drle de guerre , l'attente interminable d'un conflitqui ne venait jamais ; je m'tais peu peu rendu compte que noustions mal commands, mal prpars, mal arms pour cette guerre,

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    laquelle nous finissions par ne plus croire, alors que nos ennemis, quinous l'avaient impose, la poursuivaient avec une volont intacte etune tension de toutes leurs ressources. J'avais connu le dsastre mili-

    taire, le sentiment d'tre vaincu et convaincu, car le pays avait mritle malheur qui s'abattait sur lui.

    Fantassin de l'Universit, en 1968, j'ai vcu un dsastre pareil, uneautre drle de guerre, une nouvelle trange dfaite , pour reprendrel'expression que l'historien Marc Bloch appliquait la campagne deFrance. A nouveau, j'ai t tmoin de l'effondrement des cadres, de lafuite devant les responsabilits, de l'incurie du commandement. Lahirarchie universitaire qui, depuis tant d'annes, refusait d'entendreles appels l'vidence et la raison, a capitul en rase campagne, lais-sant ses subordonns se dbrouiller tout seuls face des vainqueursdrisoires, qui ne savaient que faire de leur victoire imprvue. Ce nesont pas seulement les institutions qui ont cd, mais aussi les hom-mes. La solidarit entre collgues, attachs depuis longtemps ensem-ble la cause commune du haut enseignement, aurait pu permettre deconstituer au moins des lots de rsistance, des centres de regroupe-ment. Ce fut au contraire, parmi le corps professoral, un sauve-qui-peut gnral, la faveur duquel bon nombre de petits malins essay-rent d'avancer leurs propres affaires dans le malheur commun. Brus-quement, on ne pouvait plus compter sur personne ; et l'amiti ancien-

    ne, les services rendus apparaissaient comme autant de titres au res-sentiment des protgs l'gard de leurs anciens protecteurs. On n'agure parl de cette rvolte dans la rvolte ; les assistants, les adjoints,les collaborateurs, la lumire de la rbellion tudiante, dcouvrirentsubitement qu'ils taient eux-mmes humilis, opprims, exploits parla caste des mandarins , autrement dit les professeurs en titre.Ceux-ci apparurent ds lors comme des ennemis publics, bnficiairesde privilges iniques, et dont la dchance s'imposait.

    [24]

    Dans le dsastre de 1940, il y eut au moins une voix pour incarnerl'esprance franaise. Peu et mal entendue d'abord, elle finit, forcede tnacit, par imposer aux meilleurs le sens qu'elle donnait l'avenirnational. L'effondrement universitaire de 1968 n'a engendr qu'uneconfusion totale, o chacun s'est trouv livr lui-mme, sans que sedgage clairement la possibilit d'une solution qui sauvegarde l'hon-neur et la dignit de l'esprit. L'Universit n'est pas un enjeu offert au

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    plus entreprenant. L'Universit n'est pas n'importe qui, n'importe quoi,n'importe comment. Les rformes, depuis longtemps indispensables,ne doivent pas enfreindre certains principes fondamentaux, qui dfi-

    nissent l'essence mme, et la mission, du haut enseignement. Ces r-formes doivent s'accomplir en dehors de toute prcipitation et de toutepassion ; elles ne peuvent russir que si elles sont acceptes d'uncommun accord par l'ensemble des intresss.

    Ces vidences sont loin d'avoir prvalu en France l'heure qu'ilest, et nul ne peut savoir quand se rtablira une vie normale au sein dela communaut universitaire. En attendant, l'air y est devenu irrespira-ble. J'ai connu, aprs la dfaite de 1940, la captivit dans les campsd'Allemagne. Il m'a sembl, au printemps 1968, revivre une exprien-ce analogue, ceci prs que les prisonniers de guerre savaient claire-ment de quel ct des barbels se trouvaient les vainqueurs et de quelct les vaincus ; de plus, en dpit de l'quivoque entretenue par Vi-chy, une certaine unanimit s'tait faite entre un bon nombre de cap-tifs. Dans le malheur commun, on savait sur qui compter. Dans l'uni-versit franaise de 1968, tout le monde est prisonnier de tout le mon-de, tout le monde doute de tout le monde et surveille tout le monde ;tudiants et professeurs s'pient comme des adversaires bien dcids profiter de la moindre erreur, de la moindre inattention de l'antagonis-te pour lui rgler dfinitivement son compte.

    On m'a dit parfois : Mais enfin, de quoi vous plaignez-vous ?Vous avez protest depuis longtemps contre l'inexistence des universi-ts en France, contre l'insuffisance des institutions et des hommes.Vos protestations n'ont eu aucun effet. Or maintenant, grce la r-volte tudiante, tout est par terre ; la place est nette, on peut rebtirautre chose. Vous devriez vous en rjouir, et participer la recons-truction. [25] De plus, en critiquant ce qui s'est pass, vous vous pla-cez du ct des ractionnaires ; vous contribuez retarder le mouve-ment, au lieu de le favoriser.

    quoi je rponds que j'ai grand peur que l'occasion prsente nesoit une occasion manque. La restauration de l'Universit ne peut treimprovise en quelques semaines, avec des moyens de fortune, et pardes hommes dont beaucoup n'ont rien appris ni rien oubli au cours dela priode rcente. S'il est une entreprise d'o toute dmagogie devraittre absente, c'est bien la remise en tat du haut enseignement. Elle nesaurait tre mene bien sous la pression de la rue et dans le seul sou-

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    ci d'quilibrer les revendications de groupes de pression opposs entreeux. Il y a une vrit intrinsque, une finalit de l'institution universi-taire, qui ne peut tre cde au plus offrant ou au plus exigeant. La

    cour de la Sorbonne, la belle poque de l'occupation par les tu-diants, se prsentait aux visiteurs comme une foire aux idologies, unsouk o les divers partis, les mouvements d'opinions, les chapellespolitiques dbitaient leur marchandise dans des stands juxtaposs,abondamment garnis de matriel de propagande et de dmonstrateursinlassables. On a fini par chasser les marchands du temple. J'ai parfoisl'impression que le travail de rforme de l'Universit reprsente unesorte de bazar, moins pittoresque sans doute que celui de la cour de laSorbonne, mais tout aussi incohrent, et procdant d'une pareilleconfusion des valeurs.

    La rflexion fondamentale sur le sens et la mission de l'Universitn'est pas plus avance que nagure. Les divers intresss se compor-tent comme autant de parties prenantes, dont le souci majeur, sinonexclusif, est de faire avancer leurs propres affaires. Les vrais probl-mes ne sont pas poss ; ils n'intresseraient d'ailleurs pas grand mon-de. Ds lors, un bon nombre des rformes proposes n'aboutiraienten fin de compte qu' renforcer les abus mmes auxquels on prten-dait remdier. L'gosme pistmologique, la mentalit fodale, bienloin de perdre du terrain, ne cessent d'en gagner. Certes, on ne peut

    pas demander aux jeunes tudiants, qui entrent l'universit, de savoirexactement ce qu'une universit doit tre. Blanchis sous le harnais, lesprofesseurs ne le savent pas davantage. Tout ce qu'ils demandent, c'estle maintien et, si possible, l'accroissement de [26] ce qu'on appelle, enlangage syndical, les avantages acquis . Aprs comme avant la cri-se du printemps 1968, l'Universit demeure en France la grande in-connue.

    * quoi bon, dira-t-on, s'entter ainsi prendre cur la dfense

    d'une cause perdue ? Aprs tout, l'Universit a t absente de la cultu-re franaise pendant la majeure partie de son histoire. Du XIVe auXVIIIesicle, la littrature, la pense et la science se sont faites, enFrance, en dehors des universits et mme contre les universits, obs-tinment fermes tout ce qui paraissait suspect de complicit avecl'esprit nouveau. Et le tableau des universits anglaises tel que le dres-

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    se Adam Smith, en 1776, dans sonEnqute sur la nature et les causesde la richesse des nations (livre V, chapitre I, article 2) voque unedchance et une corruption qui pouvaient paratre irrmdiables. Les

    universits en ont vu d'autres, au cours de leur longue histoire, etquelques meutes de plus ou de moins ne reprsentent que des remousde surface, dont on aurait tort d'exagrer l'importance.

    Le plus grave, dans la conjoncture prsente, ce n'est peut-tre pasla perte du sens de l'Universit, mais bien l'oubli de certaines valeursfondamentales. Une universit est une commune volont. Selon Re-nan, ce qui constituait une nation comme telle, c'tait un plbiscitechaque jour raffirm, le consentement de chacun, sa contributionpersonnelle la poursuite d'un destin collectif. C'est cette communau-t d'intention qui parat aujourd'hui absente de l'universit franaise.L'enseignement et la recherche, tches fondamentales de l'enseigne-ment suprieur, ne peuvent se poursuivre que dans la confiance rci-proque et le respect de la libert de chacun. Selon une belle formuleallemande, la charte fondamentale de l'Universit implique la libertd'enseigner, pour le professeur, et la libert d'tudier pour l'tudiant(Lehr-und Lernfreiheit) ; une institution o ne sont pas assurs cesdroits lmentaires n'est pas, ou n'est plus, une universit.

    Le doyen Grappin, que la confiance de ses collgues avait plac la tte de la nouvelle facult des Lettres de Nanterre, justifiait en cestermes sa dmission, dans un communiqu [27] publi par le journalle Monde, le 20 septembre 1968 : J'ai t forc de subir et amen,par ma seule prsence, couvrir des actes que je considre commetrs graves : suppression de fait de la libert d'expression l'intrieurde la facult, mpris affich de la culture, pratique constante d'uneintolrance agressive. Ainsi disparaissait ce qui fait mes yeux la rai-son d'tre d'une universit libre. Cette situation m'apparaissait intol-rable pour les mmes raisons qui m'ont port en son temps combat-tre le nazisme. Ces propos sont d'autant plus significatifs que M.

    Grappin tait acquis depuis longtemps la rforme de l'Universit etavait agi de son mieux afin de la promouvoir. On doit savoir qu'enFrance le fonctionnement de l'enseignement suprieur, en particulierdans les facults des Lettres, est paralys depuis le printemps dernier.Les cours sont suspendus, ou soumis des interruptions vhmentes ;des soutenances de thse ont t sabotes, parce que tel ou tel membredu jury, ou le candidat docteur, ou le sujet de son travail, ne plaisaient

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    pas tel ou tel groupe d'agitateurs, pour des raisons qui, bien entendu,n'avaient rien voir avec la recherche intellectuelle.

    Un rgime d'intimidation feutre ou de terrorisme ouvert s'est ainsi

    tabli dans les enceintes universitaires. La peur qui rgne dans lecorps enseignant, d'ailleurs divis contre lui-mme, et la timidit, lapassivit de la masse des tudiants laissent le champ libre aux extr-mistes qui transforment les campus en terrains de manuvre pour unegurilla idologique alternativement chaude ou froide. Bien entendu,cette psychose de guerre civile empche la poursuite du travail intel-lectuel qui est la raison d'tre de l'enseignement suprieur. Il est vi-dent qu' partir du moment o le matre de l'heure est celui qui crie leplus fort et cogne le plus dur, le professeur se trouve en situation d'in-friorit. Par ailleurs, comme la haine appelle la haine, et comme laviolence appelle la violence, il parat vident qu' long terme les tru-blions d'aujourd'hui n'ont aucune chance de l'emporter. Ils profitent dela faiblesse constitutionnelle de l'Universit librale pour dvelopperleurs pratiques totalitaires. Le risque majeur d'une telle attitude est derendre invitable l'tablissement d'un systme autoritaire, dont l'en-semble des matres et des tudiants sera conjointement la victime.

    Pour ma part, j'ai retrouv au Qubec une libert d'opinion et d'ex-pression dont les universitaires franais ne bnficient plus l'heureactuelle. Il m'est possible de dire tout [28] haut ce que je pense, sansavoir craindre des injures de la part de mes collgues ni des repr-sailles du ct des tudiants. Lorsque je descends pour djeuner lacaftria de la facult des Lettres, il est rare que, d'une table ou d'uneautre, un signe amical ne m'invite pas prendre place parmi cette jeu-nesse canadienne qui n'a pas encore appris har ses professeurs, maisqui les considre comme des tres humains avec qui l'on peut chan-ger des propos humains. Intraduisibles, pour le moment, en franaisde France, cette courtoisie et cette gentillesse me donnent penser,parfois, qu' elles seules elles valaient le voyage.

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    LA DANSESUR LE VOLCAN

    Retour la table des matires

    L'AUTOMNE 1963, un groupe d'tudiants strasbourgeois me de-manda de rflchir, l'occasion d'un cercle d'tudes, sur la fonction del'Universit. Le problme tait pour moi tout fait nouveau, et je mesuis tonn d'tre ainsi provoqu du dehors une mditation sur ce quiconstituait depuis toujours le sens mme de mon existence. Je me mis tudier l'histoire des universits depuis les origines, et les dvelop-pements divers qu'elles connurent dans les pays d'Occident. La faillitede l'institution, en France, tait vidente. Aprs la triomphante clo-

    sion du XIII

    e

    sicle, les universits franaises connurent une dgrada-tion sans remde, en dpit des efforts de rnovation, diverses repri-ses. Ds la fin du XVIesicle, la lutte contre les collges partout ou-verts avec succs par les Jsuites consuma en efforts striles les activi-ts des universitaires. La Convention supprima un systme d'ensei-gnement qui vgtait depuis des sicles et se trouvait en fait vid detoute substance. L'exprience rvolutionnaire fut trop courte pour tre

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    concluante. La restauration napolonienne, en dpit de certains carac-tres originaux comme l'invention des facults des Sciences, devaitengager le haut enseignement franais dans une voie sans issue, dont

    il est demeur jusqu' nos jours incapable de se dgager. L'Universitimpriale combine la centralisation jacobine et l'autocratie ; elle est unsystme de formation des cadres, au service de la dynastie et sous lecontrle des autorits de police.

    L'effondrement de l'Empire ne devait malheureusement pas chan-ger grand chose la situation ainsi tablie. Les rgimes politiques quise succdrent en France au cours du [30] XIXesicle trouvaient tropd'avantages des institutions qui faisaient de l'enseignement un roua-ge du gouvernement pour le modifier en profondeur. C'est ainsi que lemot universit , dpouill de sa signification historique, finit pardsigner en France l'appareil tout entier de l'instruction publique,contrl et surveill par l'tat, gouvern par un ministre et dirig pardes recteurs, hauts fonctionnaires dont l'autorit s'applique tous lesdegrs de la formation de la jeunesse. Ainsi se trouvaient complte-ment oublies les communauts d'enseignants et d'enseigns, pour lapromotion de la science et de la culture, s'administrant elles-mmes,qui constituaient, hors de France, la ralit universitaire. Les usagersfranais, professeurs et tudiants, ainsi amens vivre en dehors dudroit commun, se rsignrent ce statut d'exception. La troisime R-

    publique elle-mme retrouvait dans les structures napoloniennesl'inspiration jacobine. En dpit du dsir trs rel de rnovation incarnpar Jules Ferry et ses collaborateurs, le gouvernement ne renona ja-mais renier l'hritage du centralisme imprial. Le mot universit revint en usage pour dsigner le corps des facults existant en unemme ville, mais la rforme n'alla gure plus loin, les universits ainsirtablies demeuraient un rouage dans l'appareil administratif hirar-chis, au sommet duquel se tenait le Recteur, dlgu par le pouvoirpour faire obstacle toute vellit d'autonomie de la part de ses su-bordonns. Le recteur napolonien du type franais n'a rien de com-mun avec le recteur, chancelier ou prsident d'universit tel qu'il exis-te dans la plupart des autres pays du monde, conformment la tradi-tion authentique. Mais cela, le recteur franais lui-mme et ses admi-nistrs l'ignoraient.

    J'avais publi en 1963 une tude consacre la relation pdagogi-que, sous le titre Pourquoi des professeurs ? L'enqute sur l'Universit

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    prolongea cette recherche dans le domaine des institutions. J'tudiail'histoire du haut enseignement dans les divers pays, ainsi que les pro-jets contemporains de rforme en Angleterre, en Allemagne, aux

    tats-Unis et ailleurs. Ce fut pour moi l'occasion d'une prise de cons-cience de caractre dfinitif. Les universits franaises n'taient quedes caricatures, il n'y avait pas d'universits en France, et la situationparaissait sans issue, dans la mesure o personne ne s'en doutait. Pro-fesseurs et tudiants, ministre et recteurs croyaient de bonne foi vivreen rgime d'Universit et ne songeaient qu' persvrer dans leur tre.Petit [31] petit, j'en vins prendre ma distance par rapport l'ordretabli, et me trouvai ainsi en situation d'objection de conscience parrapport la quasi-totalit de mes collgues.

    Davantage encore, il m'apparut que le recteur franais, prsident exofficio d'un conseil de l'Universit, pur fantme sans pouvoir rel,tait un obstacle majeur l'existence d'universits relles. Il empcheles facults de communiquer entre elles au sein d'une communautrellement vcue. Cette anomalie institutionnelle a des consquencesau niveau du savoir lui-mme. Car l'Universit authentique est l'incar-nation de l'encyclopdie des connaissances ; le recteur divise pour r-gner. Les facults disjointes ralisent en fait un dmembrement dusavoir sous le rgime de la spcialisation outrance. L'Universitfranaise tait ainsi une universit sans tte et une universit

    sans cervelle .Parue en 1964 chez Payot, l'Universit en question tait une sorte

    de pamphlet dont la virulence visait rveiller les morts. Mais il n'y apire sourd que celui qui ne veut pas entendre. Le livre passa peu prsinaperu, au grand tonnement de l'diteur ; dans la mme collectiondes ouvrages consacrs tel ou tel sujet qui paraissait de mdiocreintrt obtenaient un bien meilleur succs. J'avais os violer des inter-dits, dnoncer un scandale dont tout le monde s'accommodait trsbien ; j'avais os taler aux yeux du public le linge sale de la famille.

    De l une sorte de rpression contre le mal-pensant, qui se traduisitpar de menus faits. Le prsident de l'Association des tudiants deMontpellier m'ayant invit exposer mes vues dans une confrencepublique se trouva contraint de renoncer ce projet, les autorits uni-versitaires ayant refus de mettre une salle sa disposition. De mmeau printemps de 1966, les dirigeants de l'Association des universitsfrancophones (A.U.P.E.L.F.) m'ayant convi exposer mes vues

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    leur congrs de Lige, je me permis de dnoncer en termes incisifs lesdfauts du systme franais. Par la suite, j'appris que j'avais t l'objetd'un rappel l'ordre de la part de M. le Recteur de Strasbourg, en une

    lettre que mon doyen, par prudence, me dit-il, ne me transmit jamais. l'automne de 1967, un reportage tlvis me permit nouveau d'ex-poser mes vues, non sans virulence. On me rapporta la raction indi-gne d'un minent archologue : Ce n'est pas qu'il ait tort, au fond,mais ce sont des choses qu'on n'a pas le droit de dire devant tout lemonde...

    [32]

    Le plus curieux, en la circonstance, est que les positions que j'avaisprises, si elles scandalisrent mes collgues, me valurent quelques

    marques d'intrt de la part des instances suprieures. Pourquoi desprofesseurs ? ayant t puis assez vite, l'diteur dcida de le rim-primer dans une collection de poche. Je ne savais trop qui destiner leservice de presse, le premier tirage ayant dj t adress aux destina-taires habituels. La fantaisie me vint de prendre un volume de la pileet d'y inscrire une ddicace qui disait peu prs : Monsieur leMinistre de l'ducation nationale, supposer que la question pourquoi des professeur ? puisse intresser un ministre de l'duca-tion nationale. C'tait un geste dans le vide, et, bien sr, je n'en at-tendais aucune suite. Or, une huitaine de jours plus tard, me parvintune lettre du ministre, qui remerciait en termes sympathiques, et m'in-vitait le rencontrer un jour o je serais de passage Paris. tout ha-sard, j'adressai alors M. le Ministre le livre sur l'Universit. Il meremercia, ajoutant la fin de sa lettre la formule venez me voir ,souligne d'un gros trait. Devant cette insistance, je me dis qu'il fallaittenter la chance, et je pris rendez-vous.

    Le ministre d'alors tait M. Christian Fouchet, qui jouissait auprsde ses administrs de la rputation la plus dplorable. l'hostilitquasi gnrale des fonctionnaires de l'enseignement contre le gouver-

    nement de leur pays s'ajoutait dans son cas un ressentiment particulier l'encontre de quelqu'un qui n'appartenait pas la corporation. Quoiqu'il ft, M. Fouchet tait constamment tran dans la boue par desgens aux yeux de qui il incarnait en quelque manire le Mal radical.Dans le train qui me conduisait Paris, je fis rflexion qu'il y avait lquelque injustice. Les initiatives du gouvernement en matire d'duca-tion nationale n'taient certes pas toutes heureuses ; du moins avait-on

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    entrepris de grands travaux, aprs soixante ans d'inertie ; la France secouvrait de chantiers universitaires, dans l'incohrence, dans l'absencede pense sans doute, mais du moins quelque chose avait t entrepris,

    et cela valait mieux que l'incurie antrieure.Ayant ainsi rumin en chemin, lorsque j'entrai dans le cabinet du

    ministre, mon premier mot fut pour lui dire : J'ai l'impression quevous tes un mconnu. M. Fouchet tait un homme grand, affable,trs direct ; mes paroles semblrent l'atteindre de plein fouet. Il entre-prit aussitt de m'exposer ses intentions et ses projets, en mme tempsque [33] les rsistances considrables auxquelles se heurtait leur rali-sation, les fodalits tablies, l'hostilit des syndicats, la redoutableinertie des fonctionnaires du Ministre. Les initiatives les plus simpleset de bon sens taient constamment voues se perdre dans les sa-bles ; il fallait une dpense immense de volont pour parvenir au r-sultat le plus mince, d'ailleurs tout de suite corrod par les influenceshostiles embusques dans tous les recoins. La bonne volont de moninterlocuteur tait vidente, mais aussi l'normit des obstacles.

    J'exposai mon tour quelques-unes de mes ides. Il fallait tenter,pour l'enseignement suprieur, non pas un rapiage de fortune, maisun vritable renouvellement du contenant et du contenu. II existe desexploitations agricoles pilotes, des hpitaux modles. Pourquoi ne pasexprimenter aussi dans le domaine universitaire, en crant des insti-tutions chappant au droit commun et jouissant d'une large autonomie,pour mettre au point des formules nouvelles ? Ces universits de-vraient renoncer au cloisonnement des facults et des disciplines, etjouir d'une autonomie administrative, financire et pistmologiquesous l'impulsion d'un recteur ou chancelier lu par ses pairs. Le re-nouvellement des formes institutionnelles accompagnerait ainsi laconstitution d'une pdagogie nouvelle et d'un nouveau savoir.

    Le ministre m'coutait avec intrt et paraissait tout fait favorable cette initiative pour tirer l'enseignement suprieur de son impasse

    sculaire. Il eut en fin de compte ce mot : Vous me donnez envie derester ministre plus longtemps , ce qui signifiait qu'il se prparait partir, et que j'avais plaid en vain. Cet entretien avait lieu en octo-bre 1966. Je devais revoir M. Fouchet au dbut de 1967, en un tempso son changement de portefeuille tait dj annonc. Cette seconderencontre renfora mon impression que le ministre tait un hommeseul. Je le revois encore, m'accueillant dans son vaste cabinet de la rue

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    de Grenelle, et ajoutant : Vous ne trouvez pas qu'il fait froid ; on esttrs mal chauff ici... Dans le cours de la conversation, ayant besoind'un renseignement, il appela au tlphone sa secrtaire, qui ne rpon-

    dit pas. L'exprience se rpta avec le directeur de l'enseignement su-prieur, qui n'tait pas l. Le cabinet du ministre tait un lieu froid aumilieu d'un dsert hostile.

    [34]

    Pour donner une ide de l'immense force d'inertie qui rgnait dansle systme franais d'ducation nationale, M. Fouchet me raconta qu'ilavait eu l'attention attire par un scandale mineur du baccalaurat,dans le sud du pays. Le problme propos aux candidats de la srie demathmatiques lmentaires tait d'une difficult telle qu'il avait en-

    tran l'chec de la grande majorit des concurrents. De l des protes-tations vhmentes des intresss et de leurs familles ; il est absurdede transformer un examen en une machine liminer le plus grandnombre des aspirants. Emu par cet incident, le ministre avait lui-mmeexamin le problme, qu'il avait jug fort ardu ; aprs quoi, il l'avaitsoumis une commission de mathmaticiens experts. Ceux-ci avaientconclu que l'exercice en question comportait une srie de piges sihabilement mnags que la grande masse des lves ne possdait pasles moyens d'y chapper ; il tait donc formellement dconseill dechoisir de tels sujets pour un examen dont le but n'est nullement deprocder une impitoyable slection. Le rapport fut transmis par lavoie hirarchique au professeur qui avait choisi le sujet litigieux. Pride formuler ses observations ce propos, l'intress se contenta derpondre qu'il ne voyait pas du tout ce qu'il pouvait avoir se repro-cher ; son problme tait un vritable bijou !

    Pour cette mme classe de mathmatiques lmentaires, dont leprogramme trop charg dcourageait par avance un grand nombre dejeunes gens, il avait t depuis toujours impossible de procder desallgements et retranchements. Toute proposition en ce sens se heur-

    tait la rsistance tenace du corps professoral et surtout des inspec-teurs gnraux. Supprimer le moindre chapitre du cours de mathma-tiques quivalait dsquilibrer et finalement ruiner l'enseignementdans son ensemble, si l'on en croyait les augures. Mais, d'un autre c-t, l'intrt national exigeait qu'un nombre aussi lev que possible delycens se tourne vers les carrires scientifiques, sans en tre dtournpar l'excessive difficult des tudes. Monsieur Fouchet, dsireux de

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    sortir de l'impasse, prit l'initiative de constituer une commission char-ge de rviser les programmes de mathmatiques ; les reprsentantsdu ministre s'y trouvaient habilement amalgams avec des savants

    jouissant d'une haute autorit scientifique, et d'ailleurs intelligents. Lacommission se runit ; en deux heures de temps, elle supprima trentepour cent du programme traditionnel de mathmatiques, dont on avaitdepuis [35] toujours prtendu qu'il tait intangible. Il en est ainsi peu prs sur tous les points, disait le ministre ; qui peut-on se fier ?

    Mais quelques initiatives de bonne volont ne pouvaient suffire remettre sur pied un difice vermoulu. Le temps tait dsormais d-pass des rformes de dtail et des remaniements partiels.

    Ce qu'on a appel la rforme Fouchet de l'enseignement sup-

    rieur n'tait qu'un ramnagement du plan d'tudes, et nullement laremise en question indispensable du systme universitaire. Au surplusce schma, adapt semble-t-il aux besoins des sciences exactes, et par-ticulirement de la physique, ne prsentait gure d'intrt pour les dis-ciplines littraires. L'inertie du corps professoral dans sa masse eut ttfait de reconstituer, en dpit des corrections de forme, les routines tra-ditionnelles. Le sommeil dogmatique, l'inconscience des matres taiten fait, et demeure, l'obstacle majeur tout renouvellement rel. Onaura beau changer les institutions et constitutions, il est impossible,avec les mmes hommes, de faire du nouveau.

    Monsieur Fouchet avait quitt la rue de Grenelle au moment o la rforme Fouchet entra, ou tenta d'entrer, en application. Aucunchangement rel ne se produisit dans les mois qui suivirent. Je prisalors le parti d'en appeler au Premier Ministre lui-mme, dont on medisait qu'il tait proccup par les problmes d'enseignement. Mon-sieur Pompidou me reut la fin de juillet 1967 ; affable et bien in-form, il eut cette parole : ... en effet, il faudra bien faire quelquechose ; il faudra que le nouveau ministre fasse quelque chose , ce quisignifiait qu' ses yeux le plan Fouchet ne constituait pas encore la

    rforme attendue. On prtend, lui dis-je, que votre gouvernement estautoritaire. Comment se fait-il que, dans l'ordre de l'ducation nationa-le, il n'ait pas t capable de raliser quelque chose de vraiment neuf ? Que voulez-vous, rpondit M. Pompidou, le ministre de l'duca-tion nationale est un ministre impossible. Le ministre trouve sur sonbureau des documents compltement rdigs par ses services, qu'on

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    NCESSIT D'UNE RFORME

    Il y a une dizaine d'annes de cela, l'enseignement suprieur franais pa-raissait vou une catastrophe inluctable. La vague dmographique, la mu-tation de civilisation, l'incurie des gouvernements antrieurs acculaient la^faillite des institutions dsormais ridiculement incapables de rpondre auxexigences intellectuelles et techniques de la nation.

    Il n'y a pas eu de catastrophe. Grce un effort d'quipement sans prc-dent, la crise a t vite. On a construit des laboratoires et des amphith-tres, des chambres et des restaurants pour les tudiants, on a nomm des pro-

    fesseurs.

    [37]

    Le gris manteau de bton des nouvelles facults a recouvert la France, as-surant au pays le minimum vital universitaire dont on dsesprait qu'il ptjamais tre atteint.

    La catastrophe a t vite. Mais il aurait peut-tre mieux valu que la ca-tastrophe se produise. Car si tout le systme ancien s'tait effondr d'un seulcoup, on aurait t oblig de repenser dans leur ensemble, ou de penser, lesproblmes de l'enseignement suprieur. Cette occasion unique d'une rflexionfondamentale a t manque. Le plus gigantesque effort qu'on ait jamais ac-compli en France en faveur des universits est demeur un effort purementmatriel.

    On a couru au plus press. On a entass les constructions, on a repltr,agrandi ce qui existait, dans une sorte de fuite en avant dsespre. Il n'y apas eu de dveloppement ordonn, mais une inflation galopante, une prolif-ration cancriforme des structures antrieurement existantes, qui, du coup,ont perdu toute signification et sont devenues proprement informes.

    L'intendance doit suivre, en croire un mot fameux. Or dans le cas del'enseignement suprieur, on a commenc par l'intendance. On a rsolu peuprs les problmes d'intendance, sans penser au reste. On a implicitementadmis que tout irait pour le mieux dans la meilleure des universits le jour ochaque tudiant aurait une place dans un amphithtre, dans un laboratoire etdans un restaurant. On a t tellement proccup par les moyens qu'on n'a paseu le loisir de penser aux fins.

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    Un bon exemple peut tre tir de l'anne prparatoire aux tudes mdica-les, le fameux C.P.E.M., qui fait encore problme, ou scandale aujourd'hui,faute de locaux et de matres assez nombreux. Or c'est un fait que, sur milletudiants inscrits au C.P.E.M., il en reste en gros cinq cents qui sont admis enpremire anne de mdecine. Sur ces cinq cents, deux cent cinquante survi-vants aborderont la seconde anne. Autrement dit, les trois quart des tu-diants de C.P.E.M. sont destins perdre une anne ou deux des tudes,aux frais de l'tat, qui ne leur serviront rigoureusement rien. La vrit estque les places de C.P.E.M., bien loin d'tre insuffisantes, sont excdentaires ;on gaspille ainsi des sommes normes, des nergies professorales et estudian-tines, sans profit pour personne. Mais pour y changer quelque chose, il fau-drait avoir le courage d'aborder de front la question du C.P.E.M., la questionaussi des tudes mdicales dans leur ensemble, et enfin la question gnralede l'accs dans les facults.

    On ne remodlera pas l'Universit par la seule vertu du bton et des mil-liards. Il y faudrait aussi la vertu de lucidit, la vertu d'imagination et la vertude courage.

    C'est un fait que l'norme expansion de l'enseignement suprieur est de-meure un phnomne purement matriel et quantitatif. Les institutions an-ciennes ont dmesurment enfl, jusqu' perdre leur sens, mais on n'est pasparvenu dfinir des institutions nouvelles, mieux adaptes la situationdmographique. Les quelques ides que l'on a essay de mettre en usage sesont perdues dans la masse comme des gouttes d'eau dans une dune de sable.La prtendue rforme des facults des Lettres, par exemple, parat ds pr-

    sent absorbe par les intresss, bien dcids s'arranger pour que le statuquo antrieur ne soit pas modifi.

    [38]

    Il est trange qu' notre poque de planification de la vie conomique etsociale, on n'ait rien fait pour encadrer le prsent et prvoir l'avenir de l'en-seignement suprieur. En 1968, il y aura 2 000 tudiants de psychologie Nanterre et sans doute 4 000 la Sorbonne. Mais rien ne dit que le pays offredes possibilits d'emploi pour de tels effectifs. La masse des psychologues etsociologues ainsi produite en grande srie est voue la rvolte et au dses-poir. Les fameux situationnistes taient, parat-il, des tudiants sans situation.

    Dans le domaine universitaire, toute planification est rpute numerus clau-sus, attentatoire la libert des citoyens. Cela est absurde, car la libert n'ex-clut pas la prvision et l'orientation raisonne des individus. Bien au contrai-re.

    Dans la situation prsente, il est admis que n'importe qui peut apprendren'importe quoi n'importe o, ce qui est le comble de l'absurdit.

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    N'importe qui, sous la seule rserve d'un baccalaurat qui ne prsente plusaucune garantie de formation vritable, peut prtendre avoir accs l'Univer-sit. Pour entrer au Conservatoire, pour faire partie d'une quipe sportive, oumme entrer en classe de sixime, il faut possder des aptitudes soumises vrification. Les facults ne sont pas gardiennes de leurs portes. Elles gaspil-lent leurs matres, leurs locaux et l'argent de l'tat, elles gaspillent les meil-leures annes d'un grand nombre d'tudiants oprer, aprs coup et trop tard,une slection que l'intrt de tous commanderait d'oprer au pralable.

    N'importe quoi, n'importe o : toutes les facults enseignent la mmechose ; elles revendiquent le domaine encyclopdique dans son ensemble,mme si elles ne possdent pas les matres comptents, mme si elles necomptent pas, pour telle ou telle discipline spcialise, un nombre dcentd'tudiants. Qui trop embrasse mal treint. Il est stupide et dsastreux de ne

    pas regrouper matres et tudiants en des emplacements privilgis o laconcentration des capacits augmenterait l'efficacit de l'enseignement pourle bien commun de tous.

    Il importe de dnoncer le mythe de l'tudiant quelconque travaillant enun lieu quelconque sous la direction de professeurs quelconques. C'est la n-gation mme de l'enseignement suprieur.

    Mais ceci signifierait une vritable conversion de l'esprit universitaire,une transformation de la mentalit, laquelle l'immense majorit des intres-ss ne parat aucunement dispose. L'impossibilit majeure d'une rforme au-thentique tient non pas au manque de moyens, car les moyens sont sans doute

    suffisants, mais l'absence d'ides directrices, et surtout l'indiffrence et la mdiocrit gnrale des hommes.

    POSSIBILIT ET IMPOSSIBILITDE LA RFORME

    Jules Ferry disait un jour que la rforme de l'enseignement devait trel'uvre du corps enseignant, car les bureaux eux seuls taient impuissants.Selon un mot profond de Tocqueville, que devait reprendre Lnine, une rvo-lution ne peut triompher dans la rue que si elle a d'abord vaincu dans les es-prits et dans les curs.

    [39]

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    Tel est l'obstacle majeur tout renouvellement vritable dans les facultsfranaises. Il faudrait rformer les formateurs. Et ceux-ci, dans leur immensemajorit, sont hostiles tout vritable changement. Les facults sont des g-rontocraties, o l'on fait carrire jusqu' 70 ans ; les conseils de facults sontdes assembles de notables, dont le souci majeur vise sauvegarder les situa-tions acquises. On ne peut pas demander l'Acadmie franaise de rformerla littrature, ou la Curie de rformer l'glise.

    On peut d'ailleurs penser que tout systme universitaire est conservateurpar essence. Il tend transmettre les valeurs d'hier plutt qu' dcouvrir cel-les d'aujourd'hui et prparer celles de demain. Michel Bral, l'un desconseillers de Ferry, crivait en 1872 : Nous sommes le pays le plus rebelleaux vraies rformes, le plus fidle aux traditions sculaires. Notre histoire estseme de rvolutions de la surface, mais ce qui constitue le fond de la vie in-

    tellectuelle et morale s'est peine modifi depuis deux sicles... Le fait est l. On ne peut esprer imposer d'en haut une rforme sans le

    consentement et la collaboration des intresss. Par rvolte ouverte ou,mieux, par rsistance passive, ils pourront tenir en chec toutes les initiatives,que, d'ailleurs, la majorit d'entre eux serait incapable de comprendre. On nepeut pas prendre les mmes et recommencer.

    D'ailleurs, il serait absurde de dcider et de promulguer d'un seul couppar voie d'autorit une rforme applicable l'immense masse de l'enseigne-ment suprieur. Non seulement parce que ni les tudiants ni les professeursn'y sont prpars, mais surtout parce que, pour procder ainsi, il faudrait pos-

    sder par avance la solution de toutes les difficults pendantes. Faute de quoion engagerait le corps universitaire dans une aventure sans issue.

    Personne ne peut honntement aujourd'hui prsupposer qu'il sait ce quedoit tre l'Universit moderne car c'est cela mme qui est en question. Larforme des universits est condamne aller de pair avec une recherche dusens de l'Universit.

    Il faut enfin commencer la rforme, la commencer par le commencement,par un commencement qui soit un authentique commencement, la fois mo-deste et dcid. Un premier geste en ce sens serait une valeur exemplaire etrendrait courage tous ceux, non les pires, qui dsesprent parce qu'ils nepeuvent plus respirer dans un difice monstrueux et inhumain.

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    POUR DES EXPRIENCES PILOTES

    La rforme des universits doit passer par un stade initial de recherche.En partant d'un constat initial de carence ou d'absence, il convient de tenterde reconstituer une universit digne de ce nom.

    Exprience signifie initiative rationnelle et contrle procdant avec unecertaine souplesse l'intrieur de normes pralablement dfinies. Il s'agiraitde mettre l'preuve de nouvelles structures, de nouveaux programmes, denouvelles mthodes.

    [40]Une telle exprience doit tre limite, car elle est susceptible d'chec au-

    tant que de succs. Ou plutt, il y aura, dans les rsultats, prendre et lais-ser. Il convient donc de choisir avec soin les hommes et les moyens, afin dese donner les meilleures chances d'aboutir.

    On exprimente sur les conditions les plus favorables la production dubl, des pommes ou des cochons. Pareillement, il faut remettre en questionles voies et moyens, les fins de l'Universit. Et ce sera une exprience pilotedans la mesure o les indications utiles, et elles seules, pourront ensuite tregnralises.

    Rien n'empche d'ailleurs de procder simultanment plusieurs exp-riences diffrentes. Si plusieurs ides intressantes sont proposes, il faudraitles mettre l'preuve en des lieux diffrents, en les confiant aux responsablesappropris. L'erreur serait d'essayer de concilier, d'additionner les ides ; el-les se neutraliseraient mutuellement. Or il se peut que plusieurs types d'uni-versits soient possibles, et utiles.

    L'un des maux du rgime actuel est la centralisation excessive, et laconviction nave qu'un schma unique d'institutions universitaires peut et doitrpondre tous les besoins. Or les besoins sont varis ; tout donne penserqu'on doit admettre une dmultiplication des formes universitaires. L'arme,corps pourtant hirarchis et disciplin, donne l'exemple d'une grande sou-plesse d'adaptation aux conditions multiples de la guerre et la mise en u-vre des moyens techniques. Pour tre efficaces, les universits d'aujourd'huidevraient admettre une pluralit de schmas d'organisation, en fonction desmissions diverses correspondant aux besoins de la nation, dans l'ordre de laconnaissance aussi bien que dans l'ordre de la formation professionnelle ettechnique.

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    Plusieurs expriences de style diffrent paraissent indispensables, si l'onne tient pas persvrer dans cette fuite en avant perdue laquelle se rdui-sent jusqu' prsent les vellits de rforme. Et parce que ces expriencessont indispensables, elles doivent tre possibles.

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    LA GRANDE PEUR1968 STRASBOURG

    Retour la table des matires

    Aux vacances de Pques 1968, un ami, professeur Nanterre,m'avait racont le pourrissement de sa Facult depuis l'automne der-nier, les incidents systmatiquement rpts, l'absence de raction desautorits ou leurs ractions maladroites. Les rglements universitaires,rdigs l'intention d'individus raisonnables et nantis d'un minimumde bonne ducation, s'avraient parfaitement impuissants en face d'unefaction d'enrags, qui non seulement refusaient de jouer le jeu, mais

    entendaient, avec un ralisme cynique, fausser compltement le sensd'une institution qu'ils parvinrent sans peine paralyser tout fait.

    J'ai lu quelque part l'histoire d'insurgs allemands de 1918 qui,voulant prendre possession d'une gare, se heurtent un criteau : Dfense de traverser les voies. Dresss selon les disciplines ger-maniques, les mutins reviennent en arrire pour emprunter le passagesouterrain. Cette attitude fut un peu celle des autorits face la rbel-

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    lion tudiante. Dans une situation rvolutionnaire mme s'il nes'agissait que d'un simulacre de rvolution professeurs, doyens etrecteurs s'obstinrent respecter les rglements que leurs adversaires

    pitinaient joyeusement, s'empchant ainsi de trouver une ractionadapte. Le comportement du corps enseignant voque celui de doua-niers qui pratiqueraient une grve du zle leur propre dtriment, fi-dles la lettre d'un code de procdure dont il est clair qu'il est com-pltement dpass.

    C'est ainsi qu'on me racontait l'agonie de Nanterre, laquelle sepoursuivait, en ce temps de Pques 1968, depuis plusieurs mois, dansl'indiffrence peu prs gnrale. Les [42] pouvoirs publics refusaientd'y prter attention, secrtement satisfaits, peut-tre, de la msaventu-re d'une institution dont on savait que la plupart des professeurs affir-maient des opinions avances. Mon ami lui-mme tait dsespr. Comment cela finira-t-il ? lui demandai-je Cela ne finira ja-mais , rpondit-il.

    Je me disais en ce temps-l qu'une telle subversion tait impensa-ble et impossible Strasbourg, ville paisible et bourgeoise, ville bienpensante, dont l'Universit s'honore de possder les deux seules fa-cults de Thologie, catholique et protestante, que l'tat franais en-tretienne sur son territoire. Strasbourg serait en somme la France ceque Qubec est au Qubec.

    Les premires barricades parisiennes de mai devaient faire rapidejustice de ces illusions. A l'appel de quelques leaders, les tudiants semirent en grve, bientt imits par les syndicats de professeurs gau-chisants, tlcommands de Paris. Les deux facults de Thologie setrouvrent fraternellement la pointe du combat ; la plupart des bti-ments universitaires furent occups de jour et de nuit, et le fonction-nement de l'institution compltement bloqu. Un conseil tudiant sigeant d'une manire quasi permanente revendiqua l'exercice dupouvoir, d'ailleurs abandonn sans combat par les diverses instances

    rgulires. A leur place sigeaient des assembles d' enseignants ,groupant ple-mle tous ceux qui voulaient bien y assister, professeurschevronns et jeunes assistants, dont certains possdaient des titresuniversitaires qui ne leur auraient pas permis d'enseigner dans un ly-ce. Une nouvelle rhtorique enfivra les tudiants et leurs matres,dans le libre dfoulement des ressentiments et des haines. Chacuntrouvait ici le moment favorable pour se venger de la vie, pour crier

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    fut entirement pille. Les machines crire, polycopier, imprimerconstituaient un butin de choix ; elles furent rquisitionnes pour tremises au service de la bonne cause. Bon nombre d'appareils furent

    purement et simplement sabots et dmolis. Les enrags s'en prirentmme un jour un innocent plafond, qui fut systmatiquement arra-ch, lment par lment, en vertu d'une impulsion destructrice d'au-tant plus significative qu'elle tait tout fait gratuite.

    Bien entendu, ces dprdations furent l'uvre d'une minorit. Ellestaient dsapprouves par la grande masse des [45] tudiants, y com-pris bon nombre de rvolutionnaires qui ne voulaient pas cela, et lemanifestrent l'occasion en votant des motions de blme rencontredes saboteurs . Mais ces motions taient platoniques ; elles n'emp-chaient pas les dprdations de se poursuivre la nuit suivante. Jamaisla majorit ne se rsolut des gestes concrets l'encontre des enrags.Quelqu'un qui assistait la destruction du plafond, dont je viens deparler, m'a rapport qu'elle eut lieu devant un groupe de tmoins net-tement hostiles. Mais le vandale mit ses camarades au dfi de l'emp-cher de poursuivre son trange travail. Personne ne bougea. D'ailleursun jeune collgue me dclara ce propos : Qu'est-ce que vous vou-lez, on ne fait pas la rvolution sans casser quelques carreaux... Lescontribuables franais payrent la note, dont le montant ne fut pas r-vl.

    Les tudiants les plus acharns au combat furent sans doute ceuxde la facult des Lettres, en particulier les sociologues et philosophes,les plus sensibiliss aux idologies ambiantes. Les tudiants en scien-ces ou en mdecine reconnaissent mieux la ralit du monde ext-rieur ; ils ont affaire directement la force des choses, la souffrancedes tres, ce qui prmunit la plupart d'entre eux contre les emballe-ments conceptuels. Les littraires se chargrent donc d'vangliserleurs camarades. Un commando s'en fut la facult de Droit, fracturales armoires de l'administration et s'empara des dossiers personnels

    d'une partie des tudiants. Jets dans le Rhin, certains de ces dossiersfurent tirs de l'eau par de paisibles pcheurs la ligne. Un professeurde la facult des Sciences, pour assurer le droulement normal desexamens, constitua ceux qui avaient dj t reus en groupes d'in-tervention , chargs de protger contre une ventuelle agression ext-rieure leurs camarades qui composaient. L'preuve en question putainsi se drouler sans incident.

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    Ce dernier exemple fait bien voir que la force principale des ex-trmistes se trouvait dans le pouvoir d'intimidation qu'ils exeraient l'gard de la masse tudiante et du corps professoral. Une minorit

    d'agitateurs rsolus parvint ainsi sans trop de peine imposer sa loi.Un rfrendum fut organis, au mois de mai, dans des conditions r-gulires, sur la question de savoir si la session normale des examensde printemps devait avoir lieu. Soixante pour cent des tudiants del'universit y participrent ; sur le nombre, les deux tiers se prononc-rent en faveur des examens. Ceux-ci n'eurent [46] pourtant pas lieu,sauf exception ; en droit et en lettres, en particulier, les preuves rgu-lires se trouvrent compltement impossibles organiser. Une frac-tion minoritaire rduisit nant la volont du grand nombre ; les hsi-tants, les irrsolus cdrent, comme inhibs et fascins par le climat

    de terreur psychologique rgnant.Il faut dire que les autorits universitaires lgalement institues se

    trouvrent d'emble dpasses par l'vnement et renoncrent exer-cer un contrle quelconque. La plupart des doyens et le recteur adop-trent une attitude de neutralit bienveillante l'gard des rebelles,matres des lieux sans combat, et libres d'imposer la dictature du pouvoir tudiant . Personne ne prit cur de sauvegarder le patri-moine matriel de l'universit, l'exception de tel ou tel professeur,dcid payer de sa personne pour conserver les biens qui lui taient

    confis. Le professeur d'histoire de l'art russit sauver ses prcieusescollections, en montant la garde de jour et de nuit, au seui