Nadia MOHYA - La fête des Kabytchous

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Ni journal intime ni essai d’anthropologie alors qu’il participe de l’un et de l’autre, le très beau texte de Nadia Mohia semble avoir été écrit dans l’urgence, sous le coup d’un ébranlement émotionnel extrême, qui se trouve en fait condensé dans le titre même de l’œuvre à venir, La fête des Kabytchous. Titre qui désigne simultanément, par un jeu paradoxal dont Grand-frère - le personnage principal - avait le secret, les réjouissances populaires et sa propre mort.

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N adia M O H IA

La fête des Kabytchous

Editions Achab

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© Editions Achab, 2009.1, Boulevard Hadadou Mohand-Arezki 15000 Tizi-Ouzou [email protected]

Illustration de couverture :Esquisse par Assia KHARIF.Photographie de Muljend-u-Yehya, vers 1955. Composition par Nicolas KN1TTL.

ISBN : 978-9961-9867-2-1 Dépôt légal : 3447-2009

Du même auteur :

- Les thérapies traditionnelles dans la société kabyle. Pour une anthropologie psychanalytique (préface du Professeur Sami-Ali), Paris, L’Harmattan, 1993.

- Ethnologie et psychanalyse. L autre voie anthropologique (préface du Professeur Y van Siinonis), Paris, L ’Harmattan, 1995.

- De l'exil. Zehra, une femme kabyle. Un essai d'anthropologie, Genève, Georg, 1999.

- L ’expérience de terrain. Pour une approche relationnelle dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2008.

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Remerciements

Ce livre existe grâce à mes frères : Mouloud, Hamid, Mohemmed et Mhenna. Leur confiance affectueuse m ’a stimulée, soutenue, guidée en chaque page.

Immense est ma dette intellectuelle envers le Professeur Sami-Ali. Outre sa préface éclairante, et précieuse pour cela même, l’influence de sa pensée est diffuse dans tout ce livre.

Khalida Toumi m ’a fait l’amitié de rédiger quelques lignes (ici en postface) : pour moi, elles ont la même valeur que sa présence à l’aéroport d ’Alger, quand elle est venue accueillir la dépouille de mon frère.

Jacqueline Delorme-Fuz (la grande sœur que je n’ai jamais eue), Alain Ercker, Théodore M ’bemba et Mohamed Benhamadouche ont accepté de lire une première version de ce livre. Leur amitié, leur vif intérêt et leurs remarques judicieuses m’ont encouragée à le mener à bien.

Mokrane Taguemout, Boubekeur Almi (alias Koukou), Tahar Slimani, Youcef Yalali, Idir Naït-Abdellah, Cherif Sid Ahmed, Saïd Hammache et Djamal Abbache m ’ont apporté une aide appréciable par leurs relations avec mon frère, mais aussi, par leur connaissance des subtilités de notre langue maternelle. Ce livre leur doit beaucoup.

Bien qu’ils n’aient en rien contribué à ce livre, je tiens néanmoins à citer Saïd Doumane, Malika Baraka, Arnaud Dartige du Fournet, Sadia Mohammedi, E!-Madjid AHaoui, Hakim et Farida Smaïl : leur présence toute dévouée aux côtés de mon frère mourant fut, pour moi également, un secours et un réconfort inestimables.

Je ne saurais oublier Ramdane Achab, mon éditeur, pour l’attention et la bienveillance avec lesquelles il a accueilli ce livre.

Que tous trouvent ici l’expression de ma profonde gratitude !

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A mes neveux et nièces : Tamila, Assia, Djamal, Ramdane-Abdellah,

Morad, Tinhinane, Yidir, Rilas, Yasmin et Lyna.

« Mon histoire est peu réjouissante. Je l’écris tout de même ; ou mieux : c’est justement pour cela que je l’écris. J’ai décidé de tout écrire et je trouve que c’est fort bien ainsi. Quand on est battu, on crie. Crier aussi est irrationnel. Cela ne sert à rien non plus et cela n’a pas de sens, mais c’est plus ou moins dans l’ordre des choses que l’on réponde aux coups reçus par des cris. C’est tout bonnement bien ainsi. C’est pourquoi, aussi, c’est bien pour moi que j ’écrive mon histoire. »

Fritz Zorn, Mars, Paris, Gallimard, 1979.

« Dis ce qui t’est le plus personnel, dis-le, il n’y a que cela qui importe, n’en rougis pas : les généralités se lisent dans les journaux. »

Elias Canetti, Le cœur secret de I ’horloge, Paris,Albin Michel, 1989.

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Préface

Ni journal intime ni essai d ’anthropologie alors qu’il participe de l’un et de l’autre, le très beau texte de Nadia Mohia semble avoir été écrit dans l’urgence, sous le coup d ’un ébranlement émotionnel extrême, qui se trouve en fait condensé dans le titre même de l’œuvre à venir, La fê te des Kabytchous. Titre qui désigne simultanément, par un jeu paradoxal dont Grand-frère - le personnage principal - avait le secret, les réjouissances populaires et sa propre mort. On est d ’emblée confronté à une réalité contradictoire qui demande à être comprise dans toutes ses ramifications, présentes et passées, tenant en main comme un fil conducteur qui ne demande que d ’être déroulé, au gré d ’une démarche qui nécessite un immense retour en arrière pour reconstituer toute une histoire, non seulement d ’une famille, mais surtout, d’une société et d ’une culture qui peine à se faire reconnaître. Et cela sans chercher à expliquer quoi que ce soit, mais simplement pour saisir de plus près une réalité humaine à laquelle on appartient corps et âme, du fait même qu’on partage la même langue, soudain devenue mémoire collective et lien charnel, lieu de tous les rêves, de toutes les contradictions, et aussi, miraculeusement, la possibilité non pas tant de les résoudre, ce qui constitue déjà un procédé intellectuel, mais de les dissoudre. Les dissoudre en revenant toujours à ce qui rend possible la raison et la folie, la parole et le silence, la présence et l’absence, et surtout, toutes les émotions qui constituent autant d’actions magiques sur le monde : une racine commune, un originel par-delà la causalité. Et c ’est vers ce point le plus reculé de nous-mêmes, le plus profond sans être localisé dans n’importe quel espace, que tend l’extraordinaire entreprise de Nadia Mohia, qui s’emploie simplement à comprendre les éléments disparates d ’une réalité qui ressemble à un immense puzzle, défiant toutes les réductions, à commencer par celles de l’anthropologie elle-même.

Mais ie fil que Nadia Mohia tire ainsi s’avère être une corde intensément tendue qui vibre constamment, pour conférer au récit qui se veut

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direct et le plus proche possible des événements, une intensité émotionnelle qui ne se relâche à aucun moment. La langue maternelle en constitue l’axe fondamental autour duquel se structure tout l’ensemble. Langue de vérité, de soi et des autres, ce qui garantit qu’on est à la fois corps et âme, aussi bien qu’une identité qui nous constitue autant que le visage et le sexe. Dans le récit de Nadia Mohia, elle se trouve non seulement à la racine du travail créateur du Grand-frère, poète et dramaturge remarquable, mais aussi, de cette forme ethnique particulière de pathologie mentale dont la mère est affectée, à travers une « possession » se manifestant par des « voix » terribles et menaçantes, venant de nulle part. La conscience démesurément élargie, communiquant avec l’invisible, la mère est aussi créatrice d’une œuvre impalpable, non écrite, qui s’improvise au jour le jour, mais traversée par la même thématique, la même certitude inébranlable. Œuvre qui reste de part en part relationnelle, objet d’une mémoire qui s’enracine dans une tradition, un héritage qui se confond avec le passage des générations, avec la vie même en tant que temps qui passe et pourtant demeure.

Or, si le texte de Nadia Mohia agit comme une puissance qui se renouvelle constamment, c ’est que la trame même de l’histoire, on l’apprendra au fur et à mesure, a la forme d ’une impasse relationnelle, d ’une situation impossible qu’on ne peut ni changer ni quitter. Ni quitter ? Il reste bien sûr l’exil qui est la solution choisie par Grand-frère, à son corps défendant, pour échapper aux sortilèges d ’une mère qui, elle-même, vit la même situation d’enfermement, dont la seule issue fut la pathologie mentale. Cependant, l’exil ne parvient qu’à instaurer une distance spatiale, là où la distance réelle à l’égard d ’une figure maternelle toute présente, s’avère inconcevable du fait même que tout le travail créateur du fils s’effectue dans la langue maternelle. Le cul-de-sac est total, vécu dans un corps douloureux, meurtri, subissant coup sur coup trois infarctus, avant de connaître l’agonie d ’une tumeur cérébrale. Tout se passe ainsi comme si la maladie mentale et la pathologie organique étaient les deux réponses extrêmes à une situation d ’impasse qui plonge ses racines dans deux vies parallèles, deux destins différents et identiques, tout ensemble.

On comprend dès lors par quelle nécessité interne Nadia Mohia a entrepris la rédaction d’un texte dont toute la problématique est inscrite dans une double impasse personnelle et ethnique, chez la mère et le fils, et sans doute aussi, à un degré moindre, chez la fille unique de la fratrie : une manière d ’exorciser le sort en transposant l’impasse dans une autre langue,

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suffisamment distante pour permettre de découvrir d’autres issues possibles, à commencer par celle, inespérée, d’écrire pour échapper à l’aliénation et à la mort. Écrire dans une langue étrangère parfaitement maîtrisée, et réussir le tour de force de créer l’altérité en tant que sensibilité autre.

Mahmoud SAMI-ALI

Professeur émérite de l’Université Paris-VII Directeur scientifique du Centre International de Psychosomatique

Paris, 8 juin 2009

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Dix-huit ans auparavant, dans les premiers jours de septembre, un matin tout imprégné de l’atmosphère de ces fins qu’on redoute et qui surviennent toujours, Mouloud m’accompagnait à l’aéroport. À travers la vitre de la voiture, j ’envoyais un dernier signe à Yemma qui me regardait de son balcon. Elle pleurait. Je venais de passer plus de deux mois avec elle, mais les derniers jours, elle ne cessait de dire :

« Oh, ma fille ! Tu es arrivée hier et tu t ’en vas déjà. Les jours se sont écoulés comme dans un rêve, »

Les mêmes mots chaque fois que je partais, depuis mes années d ’université à Alger. Et comme en ces années-là, il m 'était douloureux de l’abandonner à sa solitude. Ses souffrances - tout ce qu’elle possédait, au fond - avaient toujours été miennes. Elle me les confiait comme un secret, ces souffrances innombrables qui, à mes yeux, la transfiguraient en un personnage de conte ; ces contes de mon enfance qu’elle racontait comme s’ils disaient sa propre histoire, souffrant et pleurant des épreuves de leur héros ou héroïne.

En cet instant d ’adieu, je les sentais qui m’envahissaient, ces souffrances inextricables, comme pour me freiner, m 'empêcher de suivre mon destin, d ’éprouver enfin ma vie de femme et de mère. Si seulement il suffisait de ne pas la quitter pour qu’elle ne souffrît plus ! Quand j ’étais une petite fille, elle me battait souvent. Une fois sa rage déchargée, elle regrettait son geste :

« A taqecci'... murmurait-elle, pourquoi l'ai-je frappée ? Qu’a-t-elle fait ? »

1 Expression d’étonnement.

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Et de l’entendre se reproqher ainsi sa violence me faisait plus mal que les coups reçus ; cela creusait mon âme, me troublait comme tu n’en as pas idée. Quand j ’étais devenue adolescente, elle refusait de m ’adresser la parole. Qu’il était atroce, ce mutisme par lequel Yemma me rayait, me sortait de sa vie ! Parfois, c ’était comme si le monde, les êtres, tout avait disparu. Ne subsistait alors plus qu’elle, là, des jours durant, dans une présence écrasante et terrifiante, distillant son angoisse absolue en toutes choses.

Aussi, comment m’aurait-elle supportée si, devenue adulte, j ’avais continué à vivre auprès d ’elle ? Elle m ’aurait traitée comme une étrangère ; elle m’aurait repoussée, méprisée comme tamagwart (une laissée-pour- compté). Chez nous, les filles savent dès leur plus jeune âge qu’elles ne sont pas chez elles sous le toit de leurs parents.

La voiture a démarré, Yemma me suivait toujours de son regard trempé. J ’avais l’impression que ses larmes coulaient par flots, inondant la façade de l’immeuble, le monde entier, de leur goût amer. J ’ai serré dans mes bras ma fille toute jeune encore, retenu mes larmes en une boule douloureuse dans ma gorge et c ’est alors qu’une voix m’a soufflé :

« Va, ça suffit ! Tu ne reviendras en ce pays que lorsque... »Lorsque, quoi ? La phrase est restée en suspens. Cinq ans après,

Yemma mourut. Je ne l’avais pas revue. Le jour où mes frères m ’ont annoncé notre perte, je me suis dit : « La voici, la réponse que tu attendais ! Tu ne reviendras que lorsque ta mère... » Naturellement, j ’allais rentrer pour ses obsèques. Mais quelques jours avant, un groupe armé s’était emparé d’un avion d’Air France à l’aéroport d’Alger, et il n’y avait plus aucune liaison entre mes deux pays. J’aurais pu rentrer plus tard. Pour y faire quoi ? Pour retrouver la maison sans Yemma et me mettre à la chercher dans chaque recoin avec ma douleur folle ? Pour me rendre sur sa tombe et me convaincre qu’elle était bien... A quoi bon ?

Deux ou trois semaines avant, nous nous étions parlé au téléphone. «N e viens pas quoi qu’il se produise, m’avait-elle conseillé. Ne

t ’inquiète pas sur mon sort. J ’accueille les jours comme ils viennent. Quand elle se présentera, je serai prête. Va, c’est tout. »

Elle avait écourté la communication de crainte d ’être entendue, comme si ce que nous avions à nous dire eût été un secret d’Etat. La même peur des autres depuis des années. Mais pour une fois, elle avait peut-être raison, elle qui avait vécu la guerre et ses traîtrises. Les mouchards, la délation... Yemma parlait d’expérience.

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« Tu ne reviendras que lorsque... »Lorsque quoi ? Cette question m’a taraudée pendant des années, tandis

que la décision de rentrer se compliquait de jour en jour. Comment dire ? Qu’est-ce que je peux bien expliquer ? Cela ne tenait pas debout. Pourtant, c ’était vrai, aussi vrai que l’était mon supplice intérieur. En attendant je-ne sais-quoi, je m ’inventais des excuses pour ne pas répondre aux appels de mes frères. Je craignais de les revoir, eux, mes frères comme tous les gens que je connaissais. J’appréhendais leurs regards, aux uns et aux autres, marqués par les années qui nous avaient traversés. J ’avais peur d ’entendre leurs souffrances. Et aussi... de croiser mon sort! Combien avaient rencontré le leur sans le reconnaître, sans même savoir pourquoi ? Combien se terraient dans leurs cachettes ou fuyaient le pays comme des bêtes pourchassées ? Certains jours, la seule idée du retour me plongeait dans une étrange panique tant la chose me semblait exclue, comme un passage barré pour toujours, une montagne infranchissable... Â d ’autres moments, j ’y songeais comme à un de ces merveilleux voyages qui te font rêver, sans doute parce que tu sais bien que jamais tu ne les accompliras.

En fait, je ne percevais plus mon pays plein de vie, baigné de soleil, paré de ses mille couleurs chatoyantes, pétillant de sa jeunesse avide de rythmes et de chants. Son image qui, naguère encore, pouvait parfois m ’éblouir, cette image s’était égarée dans le labyrinthe de mes jours gris. De ce que j ’y avais vécu, ne me restaient que des bribes de souvenirs, des débris d ’une mémoire décomposée, des visages sans âme, des choses sans nom, des mots sans contenu, des chemins qui n’aboutissaient nulle part. Jusque dans mes rêves, je n ’en avais plus que des visions fugaces, des images floues de lieux, de personnes, de moments évanouis. Pourtant, au réveil, le rêve semblait se prolonger. J ’éprouvais comme une envie de persévérer dans une certaine direction, de m ’y engager plus avant. Et j ’y allais, en appuyant sur mes paupières closes. Je descendais alors comme dans une mer sans fond, jusqu’à ressentir cet étourdissement des hauteurs qui m ’obligeait à me ressaisir pour ne pas céder à la chute. Je ne cherchais rien précisément, ne voulais surtout rien retrouver (et pour en faire quoi, dis ? Cela n’a pas de place là où je vis !) Je vérifiais les liens ténus qui me rattachaient encore à une époque de ma vie. Nostalgie ? Pas vraiment. J ’étais en quête de Y ailleurs, de cet ailleurs qui m ’a été donné comme il est donné à chacun, non du passé où j ’aurais été tentée de me réfugier ; de cet ailleurs qui se tient au-delà, englobant le passé bien avant mon passé défini, et l’avenir bien après mon avenir déterminé.

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J’y allais donc, en pratiquant cet exercice de funambule comme d’autres s’adonnent au yoga, au jogging ou à la peinture. J ’y allais pour me rassembler en dedans, un peu comme le font les Indiens Emérillon en Guyane française, les mères en particulier. Avant de quitter le lieu dont leur enfant a exploré les recoins, elles balaient de la main l’espace autour de lui. De cette façon, elles ramènent à son propre corps l’âme qui, n ’étant pas encore fixée à cet âge, risque à tout instant de se perdre.

Il en irait de même pour l’âme de l’exilé. Sans doute finit-elle par rejoindre le corps arraché à sa terre natale ; mais elle demeure longtemps instable et fragile, ballottée et troublée par le périple qui la mène d’un monde à l’autre, tiraillée entre un désir et une nécessité : retourner à ses racines nourricières ou réintégrer son corps maintenant implanté en terre étrangère.

*

Il me fallait l’admettre, la Kabylie que j ’avais connue appartenait à un autre monde. Je pouvais encore l’imaginer, les yeux ouverts ou fermés, mais elle n’avait plus rien de réel. Ce qui était réel, c ’était la guerre civile, la folie meurtrière des hommes, les âmes défaites, la terreur sur le visage des femmes, les nuits remplies de cauchemars des enfants, les rivières de larmes, les mares de sang, les cris de désespoir lancés à un ciel indifférent... Ce que je percevais de l’autre côté de la Méditerranée ressemblait à un gigantesque nuage noir qui avait tout recouvert, une sorte de monstre sans visage, sans forme ni consistance, de plus en plus effrayant à mesure que les années se succédaient. Il grossissait, ce monstre, enflait en même temps que mes peurs grandissaient, indicibles, insensées. Était-ce mes peurs qui nourrissaient le monstre ou l’inverse ?...

J ’étais tombée dans le lacs. Comme tant d’autres !« Tu ne reviendras que lorsque... »Je n ’en pouvais plus d ’endurer les souffrances de Yemma. Elles se

déversaient, ces souffrances qui se multipliaient à l’infini, se répandant en moi comme si rien ne me séparait d’elle. J ’y voyais une sorte d ’injustice. Je me rebellais. J ’ignorais, alors, quels tourments m’attendaient en exil.

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Dans deux heures, l’avion atterrira à Alger, et je poserai le pied sur le sol natal. Si Dieu veut ! Les coudes sur la tablette devant moi, la tête entre les mains, je pleure doucement. Rien ne peut retenir ces torrents d’émotions contradictoires qui fondent sur moi telles des vagues sur un esquif perdu au milieu d ’une mer démontée. Des images, comme le film d’un mauvais rêve, défilent devant mes yeux ; un rêve qui dure encore. Treize mois d ’attente, de prières et d ’implorations adressées à tous les Cieux, à tous les Saints de ce pays-ci et de l’autre, là-bas, pour qu’ils accordent une nouvelle chance, un sursis, rien qu’un sursis, à Grand-frère.

« Tu ne reviendras que lorsque... »Comme j ’ai essayé de contredire ce qui s’imposait avec la force d’une

évidence ! Comme j ’ai voulu nier ce qui semblait écrit depuis toujours quelque part, là, dans l’étendue du non-connu ! Jour après jour, Mouloud m ’a pressée, sans rien deviner des pensées qui me tourmentaient :

« Tu vas venir avec lui. Tous ces mois, tu t’es tenue à ses côtés ; tu ne peux pas t ’arrêter là...

- Non, je ne vais pas venir !- Pour quelle raison ?- Je n’ai rien à faire au pays ! Je n’ai pas le temps ! Ce n ’est pas le

moment ! Maintenant, donne-moi la paix ! »Devant l’insistance de Mouloud, je n’avais d ’autre échappatoire que

l’impertinence. Il lui en fallait plus pour renoncer à me faire changer d’avis :« Il faut quand même que tu viennes !- Laisse-moi, je t ’en prie. J ’ai peur, voilà !- Peur de quoi ? De qui ? C ’est ton pays, ta famille... Ça n ’a pas de

sens.

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- J ’ai peur de ne plus rien contrôler, peur de ce que je vais trouver...- Ce que tu vas trouver... Que du bien ! Voyons, réfléchis un peu.

C ’est l’occasion...- L’occasion, dis-tu ? Je ne veux pas ! Je ne peux pas ! »Mon frère, tout affectueux, s’inquiétait de ce que je ne l’écoutais pas.

L’entendais-je seulement ? Depuis des mois, je vivais avec notre frère mourant, m ’endormant et me réveillant avec son visage de plus en plus angoissant. À présent, je refusais de profiter de sa mort pour accomplir enfin le pas que je m 'étais longtemps interdit. Comme si, en rentrant à ce moment précis, je confirmais cette « promesse » obscure soufflée par le sort des années auparavant. Je n’avais pas encore compris que je l'avais déjà acceptée, cette promesse, à l'instant même où je l'avais perçue, et que j ’en étais maintenant à son exécution.

Ne sachant plus que faire avec moi, Mouloud s’en remit à deux amis proches. À leur tour, Abdenour et Hassan multiplièrent les arguments ; ils s’adressèrent à ma raison, me traitant sans ménagement ni sentimentalisme. Je devais y aller parce que c ’était le mieux à faire ; parce qu'il ne servait à rien d ’avoir peur et qu’il valait mieux regarder la réalité en face ; parce qu’une fois le pas franchi, mes peurs fondraient comme neige au soleil ; parce que mes autres frères, là-bas au pays, avaient besoin de me voir parmi eux en ces jours d’affliction... À ces amis providentiels, je répondais par d ’autres larmes, des larmes sereines, presque agréables.

Je cédais peu à peu :« De toute façon, je n’ai même pas un passeport...- Le passeport, c ’est tout le problème ? Ne t ’en fais pas, nous irons au

Consulat et tu l’auras, ton passeport. »Je ne fermai pas l’œil de la nuit, comme si de la décision que j ’allais

prendre dépendait désormais le restant de mes jours. Cependant, je n’y pensais pas vraiment, tant mon esprit était agité. Je n’avais pas mieux dormi les nuits précédentes, Grand-frère était parti depuis quatre jours. Dès l'aurore, j ’appelai Mouloud.

« Merci !... Merci !... Merci !... » disait-il en entrecoupant ses parolesde sanglots retenus.

Il pleurait. Et pourquoi me remerciait-il ?Restait le passeport dont je devais faire la demande le jour même. (Ou

jamais !) J’avais tenté de proroger mon ancien passeport, mais l’accueil méprisant et inquisiteur des agents administratifs m’avait découragée. J ’en étais là ce samedi matin, en me présentant aux guichets du Consulat avec

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Mouloud et ses amis ; je redoutais encore d’avoir affaire à un de ces fonctionnaires zélés.

« Qu’est-ce que je vais encore entendre ? Que vont-ils encore me raconter ? répétais-je tout le long du trajet.

- Qu’est-ce qu’ils vont te raconter... Allons, ne te tracasse pas, répondait Abdenour. Les choses ne sont plus comme avant, notre pays a beaucoup changé. Ce n’est pas rien, ce qu’il a souffert toutes ces années. Tu le constateras toi-même, nous sommes mieux reçus, plus respectés et écoutés dans nos bureaux que dans n’importe quelle administration française. »

J’obtins mon passeport en quelques minutes, grâce à une succession d ’interventions. En tenant des deux mains ce livret vert, j ’avais l’impression de recevoir enfin la permission d’entreprendre le retour tant espéré. Je n’étais pas quitte de la question pour autant : qui m ’avait jugée, condamnée à l’exil ? Mais cette question m’apparut tout d’un coup dérisoire au regard de la mort de mon frère. Je compris alors toute l’étroitesse, l’erreur monumentale des pensées qui m’avaient guidée pendant des années.

En réalité, il n ’y avait eu ni jugement ni condamnation ; simplement, un ordonnancement des choses, une logique des faits, la trame des événements qui suivaient leur cours, le courant de la vie qui venait de loin, un courant qui charriait une multitude d ’êtres, une multitude qui portait le courant. Je fais partie de la multitude. Et personne n’est maître ni du début ni de la fin...

*

J ’éprouvais une curieuse sensation, comme une sensation de libération. Je respirais à un rythme différent. Sans doute avais-je parfois souhaité pendant toutes ces années qu’on me poussât à réagir contre l’exil. Ah ! Que n’a-t-on fait pareil geste pour Grand-frère ! Celui qui l’aurait bousculé, au risque de se voir rabroué, lui rappelant qu’il était venu de quelque part, qu’il avait une famille, celui-là aurait été plus qu’un ami, plus qu’un frère : un sauveur !

Mais il n’écoutait personne quand il s’agissait de sa vie. depuis sa tendre enfance. D’ailleurs, quelle famille avait-il ? Il en était sorti très tôt pour s’en éloigner au fil des ans : l’internat au lycée Amirouche (pour lui, lycée « eanrnii xuc» , « Oncle dodo ») à Tizi-ouzou, l’université à Alger, la France, enfin. Il fuyait ce qu’il ne pouvait ni supporter ni changer. Conduite aussi désespérante qu’inutile, car ce qu’il fuyait ainsi, Grand-frère, c’était

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une partie de lui-même : il fuyait Yemma, notre âme meurtrie. Déesse toute- puissante qui avait régné sur notre enfance.

Yemma était hantée par des voix hostiles ; elle était cernée par une armée d ’« ennemis ». Elle les affrontait sans relâche, à chaque instant, jours et nuits, ces « ennemis », tous odieux et envieux, les uns autant que les autres. Et comme par un hasard vraiment importun, c ’était surtout lorsque nous étions réunis, bavardant ou partageant quelque joie, que ses « ennemis » survenaient pour nous gâcher le moment. Nous devions cesser de parler, parce qu’« ils » nous écoutaient, se moquaient de nous ou nous menaçaient. Et mon père ou mes frères n’étaient que des « lâches » s’ils n’allaient pas sans délai réparer notre honneur bafoué. Alors, chacun de son côté, nous réagissions selon nos habitudes. Mon père laissait éclater sa colère, mes frères sortaient en claquant la porte, et moi, j ’essayais de ramener le calme, tout en regrettant le précieux moment perdu. Tous, nous n’avions cependant qu’une envie : fuir, partir loin, très loin, au bout du monde, là où la vie pouvait enfin être possible. Certains jours, notre vie familiale ressemblait à un calvaire ; elle était comme une torture quotidienne qui nous séparait les uns des autres, isolant chacun dans sa souffrance et sa colère. On aurait dit qu’il nous était défendu d’être ensemble, de nous parler, de nous entendre, de rire des mêmes choses..., tandis que nous vivions sous le même toit.

Cela n ’empêchait pas Yemma de remplir son rôle de mère. Mais il lui arrivait de se révolter aussi contre ce rôle. Elle se réfugiait dans un coin et se tenait là, prostrée, les bras croisés, le visage scellé par la colère, pleurant parfois, ne buvant ni ne mangeant rien, ne s’occupant que de renvoyer aux « ennemis » leurs insultes et autres menaces. En général, la « grève » domestique durait jusqu’au lendemain. À mon retour du collège, je trouvais la maison nettoyée de fond en comble, la marmite sur le feu, et Yemma dans un état d ’apaisement ou d'agitation dont personne ne pouvait jamais prévoir la suite.

En dehors de ces jours particuliers, lesquels restaient secrets, Yemma parvenait à sauver les apparences. À la réflexion, cela ne devait pas lui demander de grands efforts. Sa manière d’être et de penser nous gâtait la vie au-dedans ; vu de l’extérieur, il n’y avait là rien d'anormal ni même d'alarmant : les mésententes avec les voisins, les rivalités entre les femmes, la délectation de ton entourage à te voir dans une mauvaise passe, la défiance que t ’inspirent tous ceux qui n’appartiennent pas à ta famille proche, les «ennem is» intraitables qui t ’épient de tous côtés..., c ’est ce qui anime encore largement la société où je suis née.

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Mais à y regarder de près, Yemma semblait d ’une certaine façon au- delà du « normal », et voilà peut-être, au fond, tout son problème. Car si les «ennem is» sont, pour chacun, un moyen coutumier d ’introduire une distance nécessaire dans la relation aux autres omniprésents, chez elle, le phénomène débordait le familier. De même, lorsque les gens n’ont que quelques « ennemis » plus ou moins déclarés, en fonction desquels ils pensent et agissent, Yemma, elle, non seulement multipliait les siens, mais encore elle se disputait avec eux. En fait, ses « ennemis » ne ressemblaient à ceux de tout le monde qu’en surface. D’abord, ils avaient l’air d ’exister plus que ceux de tout le monde. Ensuite, quand ces derniers se cantonnent à leur place, en dehors des personnes qu’ils aident à vivre suivant les normes de leur groupe, ceux de Yemma se tenaient dans sa tête, ils encombraient toute sa vie intérieure, influaient sur ses pensées et sur ses actions, dictaient ses propos et, finalement, l’empêchaient de vivre avec les autres. Elle paraissait vivre comme tout le monde ; en réalité, elle n’avait plus affaire qu’avec elle- même.

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Nous avions continué à nous débattre dans nos difficultés, tandis que Grand-frère, lui, semblait avoir réussi à les éviter, du moins, pour un temps. Il était parti repu de colère. Yemma, il ne voulait pas la comprendre, ou alors, il ne le pouvait pas. Comme notre père, il avait plutôt tendance à la juger. Chacun se défendait selon ses moyens contre cette violence incompréhensible qui s’emparait d’elle jusqu’à la rendre méconnaissable. Pour ma part, je n ’ai commencé à y voir un peu plus clair qu’avec mes études de psychologie clinique : ce n ’était ni par méchanceté ni par goût des disputes que Yemma se prenait à nos voisins. Elle ne s’appartenait pas. Elle souffrait. Elle n’était pas elle-même, ne contrôlait rien de ce qu’elle ressentait ou entendait du fond de sa détresse. Voilà ce que j ’essayai d ’expliquer dans une lettre à Grand-frère, émigré en France depuis deux ans, le suppliant de revenir parmi nous. J ’espérais le ramener à la maison, peut- être pour nous aider. Il me répondit qu’il ne fallait pas accorder aux choses plus d ’importance qu’elles n’en avaient en réalité. Manifestement, il voulait oublier. Il avait l’âge où prévaut l ’appétit de vivre. Ou bien encore, il n’était pas disponible : il militait pour la démocratie dans notre pays, luttait contre le mépris dont souffrait notre langue maternelle, et pour la reconnaissance de la culture de ceux qu’il appelait les « Brobro ». (Il les appelait ainsi par dérision certes, mais aussi, par affection ; il donnait un surnom à tous ceux avec qui il se plaisait ; les autres, il oubliait jusqu’à leurs noms.) Enfin, il pensait peut-être comme notre père qui accueillait mes tentatives d’explication par ces mots :

« Ah bon ! Elle est malade. Elle t ’envoie pour me le dire. Va donc t ’occuper de tes affaires ! »

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J ’enrageais devant tant de... de quoi, donc ? Longtemps, je l’ai jugé, non sans sévérité, ce père irréprochable pour le rôle qu’il avait tenu auprès de ses enfants. Mais avec leur mère, il se sera montré injuste, vraiment injuste. Il la frappait comme si elle était fautive, il la battait comme s’il n’y avait rien au-dessus de lui. 11 la frappait parce qu’elle l’exaspérait par ses vociférations, l’agonissait d ’injures et de reproches lorsqu’il contestait ses litanies d’accusations. Je voulais qu’il vît sa souffrance derrière ses divagations enfiévrées. En vain. Un jour, pourtant, il cessa de la battre.

Ce jour-là, elle bouillonnait de colère contre ses voix. Mon père venait de rentrer, il était fatigué, le visage en sueur. Sans même lui donner le temps de se poser, Yemma se prit à lui :

« Entends-les, ils t ’insultent. Et toi, tu ne dis rien, tu as peur d ’eux !... »

A bout de patience, mon père saisit une lourde chaise en métal et la jeta sur elle. Elle étouffa un cri. J ’accourus en même temps que Mohemmed, mon frère cadet. Yemma cachait son œil droit de sa main sanglante. Mohemmed articula un pathétique « Oh père, qu’as-tu fait !... » puis il partit à la recherche d ’une voiture pour emmener Yemma à l’hôpital. Moi, affolée à l’idée qu’elle venait peut-être de perdre un œil, je me tournai vers mon père et, d ’une voix où je mis toute l’audace de mes seize ans, je lui dis :

« S ’il lui arrive quelque chose, tu auras affaire à moi ! »Au fond, je n’en pensais rien. Qu’aurais-je bien pu faire contre mon

pauvre père ? ... J ’étais en colère, en colère et impuissante face à ce qui nous martyrisait. Pour toute réponse, mon père me donna une gifle - et quelle gifle ! Mais qu’importe ! De ce jour, il ne lèvera plus jamais la main sur Yemma.

Vingt-huit ans après sa disparition, je me refuse à tout jugement. Il aurait pu partir, fuir, s’exiler lui aussi. Il aurait pu imiter ses semblables, nombreux, qui abandonnaient femme et enfants au village pour aller refaire leur vie ailleurs, dans le « pays des Arabes », du côté d ’Oran, par exemple. Mon père était resté avec nous. Il s'était efforcé de maintenir notre famille malgré tout, en lui assurant au moins un toit et le pain de tous les jours. Suffit-il, cependant, d’avoir un toit et du pain pour avancer dans l’existence d ’un pas sûr, avec une volonté de vivre à toute épreuve ? Yemma, elle aussi, réclamait d ’être tranquillisée à chaque seconde tant était profonde son angoisse de perte et d’abandon. Elle ne tenait qu’à lui, mon père, et à nous, leurs enfants. S’il avait pu reconnaître un peu de sa souffrance !...

Petite mère chérie ! Aujourd’hui, je vois mieux ta détresse. Tu n’avais aucun recours, rien à quoi te raccrocher pour préserver ta maisonnée, ton

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univers, ta vie tout entière, sinon ce combat permanent que tu menais contre tes sombres « ennemis ». Tu ne pouvais vivre qu’à cette seule condition. On t ’aurait débarrassée de tes « ennemis », tu n’y aurais pas survécu un jour. Je le sais : n’avais-je pas essayé moi-même ? J’avais parlé de toi à un de mes collègues français, psychiatre à l’hôpital. Pendant quelques semaines, je mettais en cachette des gouttes dans ta nourriture. Tu ne t ’agitais plus, mais quelle pitié de te voir aller comme une coquille vide ! Tu te plaignais :

« Oh ma fille ! Je ne sais pas ce qui me prend encore comme ça... Ma bouche est sèche, tout mon corps est raide, comme si on m ’avait ligotée des pieds à la tête... »

Je suivais des yeux l’ombre de toi-même que tu devenais de jour en jour et, ne le supportant plus, je renonçai à te «guérir» . D’ailleurs, qu’y avait-il à guérir ? Etre ou ne pas être. Pour toi, c ’était ou cette raison singulière qui inventait des « ennemis » tout autour de notre famille ou rien, l’inexistence, la mort. Ne le savais-tu pas toi-même ? Quelques jours avant ton départ, tu l’avais dit à Mhenna :

« Mon fils, quelqu’un m’a appelée ce matin, j ’ignore qui c ’était. Le téléphone a sonné, j ’ai décroché et j ’ai écouté. Une voix me disait : “Cette semaine, tu vas guérir. Ne t’inquiète plus, tous tes maux vont disparaître, tu ne souffriras p lus...” Crois-moi, mon fils, c ’est bien ce que j ’ai entendu. »

Ensuite, tu l’avais répété à Fazia, ta première bru :« Ils m ’ont dit : “Nous allons te libérer, tu vas guérir. Ne te tourmente

plus !” Depuis, c ’est vrai, je me sens bien. Plus de douleur ni fatigue. Je me sens comme neuve. C ’est incroyable... »

Et deux jours avant de t ’éteindre, tu lui avais encore confié :« Je me sens guérie. Mais je sais maintenant de quelle guérison il

s ’agit. Cette fois, crois-moi ma fille, je ne passerai pas le mois de Ramadhan avec vous. »

Non, il n’y avait rien à faire, Yemma. Tout ce que nous pouvions faire, c ’était de t ’accepter telle que tu étais. Nous devions t ’aimer encore et encore, et nous ne savions ni comment t’aimer vraiment pour alléger tes souffrances, ni comment te haïr pour nous en protéger. Moi, je t ’écoutais de longues heures. Tu me rapportais les méchantes paroles de nos « ennemis », leurs terribles menaces, leurs affreuses malfaisances, leurs complots diaboliques. Je ressentais ton angoisse qui me désespérait et, à la fin, je te disais :

« N ’aie pas peur, Yemma, il ne se produira rien. »Cela te calmait et nous donnait un peu de répit.

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« Il ne se produira rien », tout au fond de moi, je n’y croyais pas vraiment. Je te les disais, ces mots futiles, faute de mieux. Que te dire d ’autre ? J ’entendais tes paroles de tout mon être, je percevais la présence dont elles témoignaient, et face à cela, mes mots me semblaient approximatifs, insignifiants, creux. Ce que je sentais à ton contact, tel un vent à travers la fenêtre, c’était le souffle de Tailleurs, l’atmosphère d’un monde non perceptible par nos sens communs. Il existe, ce monde à part. Il ne relève ni de la pensée rationnelle ni de l’autre, celle qu’on dit « irrationnelle ». Avec toi Yemma, j'entr’apercevais l’autre versant du monde, je touchais à Vextraordinaire.

*

Très jeune encore, je me suis demandé quelle était la cause de notre malheur. Il me suffisait d’écouter Yemma. Elle m ’avait raconté une histoire. Ah ! Ce qu’elle m’en disait, de choses ! Sans arrêt. Rien qu’en ce verbe intarissable, elle représentait déjà un mystère pour moi. D’où tirait-elle toute cette matière à raconter? Durant une grande partie de son existence, elle était par coutume confinée à la maison, occupée par ses corvées quotidiennes et sa guerre continuelle avec les voisins. Au demeurant, ils n’étaient pas tous des « ennemis », ces voisins ; et pas en même temps, non plus. En règle générale, il y avait 1’« ennemie » du moment, la plus menaçante, qui vivait dans la maison la plus proche. Lorsque nous habitions en immeuble, 1’« ennemie » était forcément à l’étage supérieur. Yemma ne supportait pas d ’entendre des bruits de pas au-dessus de sa tête. Dès lors que Yemma l’avait désignée comme telle, 1’« ennemie » devenait de plus en plus « virulente », communiquant sa haine d’abord à ses proches sur le même palier, puis aux autres voisins des différents étages, pour finir par former une ligue contre elle, Yemma. Si bien qu’à en croire cette dernière, notre famille était en permanence cernée par de nombreux « ennemis ». Nous déménagions souvent. Au bout de quelques semaines, Yemma repérait son « ennemie » et l’infernal scénario recommençait. Que d’énergie elle aura gaspillée à rester vigilante jour et nuit ! Elle montait la garde contre les « ennemis », comme s ’ils ne se reposaient jamais, eux non plus. Et lorsqu’elle tombait de fatigue, elle nous demandait, à nous ses enfants, de prendre la relève. Je me réveillais alors vers trois heures du matin pour lire ou étudier tranquillement, à la lumière vacillante d’une chandelle. D’où je tiens d ’être matineuse.

Yemma n ’avait commencé à sortir qu'après avoir largement entamé la cinquantaine. Mais elle sortait peu, juste pour aller bavarder une petite heure

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chez une parente, dans un autre quartier de la ville. Elle aimait mieux rester chez elle, près de son poste de radio constamment réglé sur la chaîne kabyle. La télévision l’agaçait ; elle ne parlait jamais le kabyle, la seule langue qu’elle, Yemma, connaissait. En écoutant la radio, elle semblait oublier ses voix morbides. Elle sélectionnait les émissions, s’intéressait aux informations, et même, les commentait.

Cependant, rien, décidément, ne pouvait être banal avec Yemma.« Ma fille, ils parlent de moi à la radio..., m ’apprit-elle un jour, à voix

basse, non sans d ’abord fermer portes et fenêtres.- Et que disent-ils ?- Je n ’ai pas compris. C ’était comme des informations, ils disaient

mon nom...- Qui peut bien parler de toi, Yemma ? Qui te connaît à la radio ?

Pourquoi parlerait-on de toi ?- Je me le demande, moi aussi. J’ai entendu mon nom, ils l’ont

prononcé plusieurs fois. Oh ma fille ! Que peuvent-ils bien raconter sur moi ?

- Mais il n’y a rien, Yemma ! Tu as entendu un nom qui ressemble au tien, voilà tout. »

J ’essayais de la ramener à elle-même. Elle était partout, égarée dans les replis de sa pensée alambiquée et ailleurs, dans la tête des gens et dans leurs bouches. Elle se répandait hors d’elle-même par son imagination bouillonnante, engluée dans ses croyances, enfermée dans une langue qui tissait tout son monde sans en préciser les confins. Et il suffisait de frôler ce monde, telle une béance dans le néant, pour ressentir l’angoisse qu’elle y respirait. C ’était intenable, mon impuissance à adoucir sa condition plus encore. Tout ce que je pouvais faire : l’écouter sans lui opposer aucune résistance, quitte à la suivre parfois dans ses raisonnements dédaléens. À mon corps défendant.

J ’éprouvais une sensation affolante. Je me surprenais comme dans un espace périlleux. Sans m’en apercevoir, j ’avais pénétré le monde de Yemma. Un monde ouvert de tous côtés, sans sol ni ciel, sans limites ni repères, sans ombres ni lumières, une immensité où il n’y avait rien autre que des mots. Des mots vivants qui s’agitaient dans tous les sens. Des phrases, longues et compliquées, qui tourbillonnaient dans un mouvement vertigineux. Des paroles que j ’avalais, qui devenaient mon esprit, mon corps, mon être tout entier. Je me sentais sur le point de me diluer dans une matière évanescente ; alors, je réagissais. Je fermais les yeux, les ouvrais. Je me secouais, me levais et m ’éloignais. Je feignais de m ’intéresser à un autre sujet ou à une

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autre personne pour détourner sa pensée de ce qui l’occupait. Je sortais à reculons de ce monde hallucinant où je venais d ’entrer sans le vouloir, comme aimantée par les mots de Yemma ; je le quittais sur la pointe des pieds ; je m ’en écartais doucement, lentement, sans rien brusquer, et Yemma l’acceptait. Elle se mettait à bâiller, puis disait :

« Nous avons assez bavardé, il est tard. Allons préparer le repas, tes frères vont rentrer. »

Comme dans un éclair de lucidité, elle percevait mon malaise et consentait à desserrer son emprise.

« Il n’y a rien, il n’y aura rien... » lui disais-je sans réelle certitude. J ’avais l’impression que ces mots flottaient devant moi, à l’instant même où je les prononçais. C ’était bien des mots en l’air, puisqu’il y avait quelque chose : cette inquiétude, cette angoisse diffuse que Yemma me transmettait et que j ’acceptais d ’éprouver avec elle. Avais-je le choix ? Et qu’allais-je en faire, de cette angoisse reçue comme une faveur ? En attendant, elle était bien là, en moi, agissant à mon insu.

(J’ai fini par parler d ’elle, Yemma, sur les ondes de cette même radio où elle avait cru entendre son nom ! Je l’ai fait incidemment, presque sans m ’en rendre compte, au cours d'une interview téléphonique donnée un an après la mort de Grand-frère.)

Elle avait la tête bourrée de mots, de phrases, d’intrigues, de discours qui, en eux-mêmes, étaient d ’une cohérence, d’une pertinence inattaquable. Elle m’avait raconté une histoire. La première fois, sans s’y appesantir, comme si elle craignait de me la révéler, ou bien encore, comme si elle me racontait un mauvais rêve. (Pour les Kabyles, il n’est pas bon de raconter ce genre de rêves. Le mieux, c ’est de le confier à l’eau vive pour qu’elle l’emporte loin de toi, aux étoiles du matin qui l’effaceront de ton esprit comme elles s’effacent du jour naissant. Mais si, malgré tout, tu ressens le besoin de le dire à quelqu’un, alors, choisis la bonne personne : celle qui, par sa sagesse, saura le comprendre ; par sa bienveillance, lui enlever sa signification négative et lui donner un aboutissement heureux.)

L’histoire que m ’avait racontée Yemma, c’était celle de son père dont elle avait gardé un vif souvenir. Intéressée, comme toutes les fois où elle était disposée à me livrer un fragment de sa vie passée, je dus y revenir souvent, à cette histoire, pour lui en soutirer chaque détail. Elle se montrait réticente, ne voulait plus rien me dire, alors qu’elle m ’avait déjà tout dit d ’une certaine façon.

Son père mourut vers l’âge de vingt-cinq ans. Deux jours avant, il besognait dans sa figueraie qu’un rocher bornait d ’un côté. Ce rocher fiché là

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par la main de Dieu n’était pas un caillou quelconque ; c ’était un Asessas {Gardien), un lieu sacré, hanté par une puissance invisible, dans lequel les passants déposaient de menues offrandes : une part de galette, deux beignets, une poignée de figues sèches, un sou...

Mon grand-père avait besoin de quelques pierres pour reconstruire un mur de sa maison. Armé d ’une pioche, il se mit à creuser au pied du rocher quand, soudain, il entendit un bruit, comme un cliquetis. S’il avait été sage, s’il avait été bien inspiré, mon grand-père aurait immédiatement posé sa pioche et, à genoux, il aurait imploré le pardon de l'Asessas. Ensuite, il serait allé chercher un animal, un mouton, un chevreau, un coq, un pigeon même, et il l’aurait immolé au pied du rocher. En échange du sang versé, VAsessas lui aurait peut-être cédé le trésor sur lequel il veillait depuis plusieurs générations. C ’est qu’on en parlait quelquefois, dans la famille, toujours entre quatre murs et à mots couverts, de l’amphore remplie de louis d’or qu’un ancêtre aurait enterrée quelque part, dans un de ses champs.

L’esprit troublé par la richesse à sa portée, mon grand-père continuait de creuser, tandis que le bruit se faisait plus net à ses oreilles. En retournant une dernière pierre, il ne vit qu’un tas de cailloux noirs qui roulaient au fond du trou. Il remonta chez lui, hagard, le corps trempé de sueur, grelottant en pleine canicule. Les femmes de la maison se dépêchèrent d ’aller consulter un voyant-guérisseur dans le village voisin. Après qu’il eut palpé la chemise du malade, le vénérable ccix2 leur dit :

« Cet homme a été frappé. Prenez ceci, c ’est tout ce que je peux faire. Dieu vous donne la patience ! »

Et, en effet, ni l’amulette épinglée sur sa poitrine ni la potion qu’on lui fit boire ne guérirent mon grand-père. Il rendit l’âme sans avoir ouvert les yeux ni dit mot.

Enfant, je croyais cette histoire. Par la suite, plus j ’y songeais, plus le doute s’insinuait dans mon esprit. Yemma ne devait pas avoir plus de cinq ans à l’époque où les événements se seraient produits. Cette histoire, elle la tenait donc de quelqu’un. Je l’avais parfois priée :

« S’il te plaît, Yemma, éclaire-moi. Comment sais-tu ce qui s’est réellement passé, puisque ton père n’a rien pu dire ?

- Mais nous y sommes allés, dans notre champ ! Et là, nous avons trouvé les traces de ce qu’il avait fait. La pioche, le trou sous le rocher, les cailloux noirs comme du charbon... Même un enfant pouvait comprendre.

- Cette histoire, ta mère te l’a donc racontée plus tard ...

2 Ccix : prononcer « Cheikh » ; voyant-guérisseur.

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- Ma mère ?... Toi alors ! Quand aurait-elle pu me raconter des histoires ?... Elle a quitté la maison avant que la terre se soit tassée sur la tombe de mon père. Sa tanuf craignait de voir son mari la prendre, elle ma mère, comme seconde épouse. La pratique était coutumière, mais ma mère n’en voulait pas, de ce mariage avec le frère de mon père ; ni même d ’un autre mariage, ce qu’elle disait et répétait. La femme de mon oncle n’était pas rassurée pour autant. Elle et sa mère, une faiseuse de maléfices redoutée de tout le village et au-delà, étaient décidées à rendre folle ma mère ou à la chasser de la maison. N ’en pouvant plus, ma mère s’est résignée à nous abandonner, ta tante et moi. Mais elle n’a pas tardé à souffrir de sa félonie, la maudite Faffa At-Hmizit ! Ne l’oublie jamais, tout se paie dans cette vie, non dans l’autre. Ce que tu fais, tu le retrouves tôt ou tard. Un jour ou l’autre, tu trébuches sur tes mauvais actes. Ils sont la part de ton destin que tu fabriques de tes propres mains. Ensuite, je disais... peu de temps après, ils m’ont donnée en mariage chez les At-Abbas. Quel âge avais-je ?... Neuf ou dix ans, pas plus. Ma mère, je ne l’ai revue que deux ans après, à son enterrement. Ils ne m'autorisaient pas à lui rendre visite, il y avait tant à faire, jour et nuit, à la maison et dans les champs ; ils ne pouvaient pas se passer de moi... Ce jour-là, je suis arrivée au village au moment même où ils l’emmenaient au cimetière. Lorsqu’ils ont soulevé le linceul pour me montrer son visage, la civière s’est mise à trembler comme si quelqu’un la secouait, et, crois-le si tu veux, ma mère a remué ses lèvres. Les gens tout autour, criaient, stupéfiés : “Recouvrez vite son visage, dépêchez-vous !” Qu’avait-elle essayé de me d ire ? ...»

Je voulais en avoir le cœur net :« Cette histoire de ton père, tu l’as entendue quand tu étais une petite

f ille ...

- Je ne me rappelle pas l’avoir entendue. Je savais ce qui s’était passé dans notre champ, c ’est tout. Ça suffit maintenant ! Mais qu’est-ce qui m’a poussée à te parler encore ! »

J ’en savais assez, moi aussi : cette histoire de mon grand-père n’avait jamais existé que dans la tête de Yemma ! Elle l avait imaginée avec son âme d ’orpheline maltraitée pour s’expliquer la misère dans laquelle elles étaient plongées, elle et sa jeune sœur, après avoir connu une vie heureuse, une sorte d ’âge d 'or impérissable dans sa mémoire :

« Mon père travaillait en France. Il revenait deux ou trois fois dans l’année. Il nous apportait tant de belles choses ! Ma sœur et moi, nous avions

3 Tanut : épouse du frère du mari.

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les plus belles robes qu’aucune fillette du village n ’eût jamais portées, et nous n’attendions même pas les jours de fête pour les mettre. Tout le monde se nourrissait de couscous d'orge ; chez nous, il y avait du couscous de blé tous les jours. Une fois, il m’avait rapporté une écuelle décorée de fleurs multicolores. Ah ! Comme j ’aimais manger dans cette assiette ! Nous vivions bien, beaucoup mieux que tout le monde dans le village. Ma mère venait d’avoir un garçon et elle en était comblée. Mais tout ce bonheur a disparu en un clin d ’œil. Ma mère est retournée chez ses parents et le nouveau-né a rejoint son père deux mois après. Du jour au lendemain, notre maisonnée a été démantelée et un voile noir est tombé sur nos vies, comme si... »

Yemma connaissait le pouvoir des mots. (Ne le détenait-elle pas ? Je l’ai cru parfois.) Son histoire m’a longtemps aidée à supporter notre malheur, et à le vivre comme une expérience contre laquelle il n ’y avait rien à faire, sauf à s’armer de courage. Que peux-tu faire quand tu découvres que le sort qui frappe les tiens, donc, qui te frappe aussi, tu le dois à l’imprudence d’un aïeul aggravée par l'égarement d ’un autre ? L’un, se croyant immortel, avait omis de révéler la cachette de son trésor à aucun des siens ; l’autre, se croyant fort, s’était dispensé de prier VAeessas pour mériter d’hériter du trésor ancestral.

Yemma devait penser de même, elle qui disait à tout bout de champ :« Ddaswessu xedmen lejdud, teffey di S id i M essu d ! » («Les

sacrilèges commis par les ancêtres, ce sont leurs descendants qui les payent ! »)

Ou encore :« Lkurag kan, d aya i d ddwa-s. » («Le courage, c ’est son seul

remède. »)

*

Depuis que Yemma n’est plus de ce monde, j ’ai moins besoin de justifier la souffrance qui l’habitait. Du coup, je la vois mieux, cette souffrance, dans sa fascinante étrangeté comme dans son affligeante banalité, dans son étendue « généalogique » comme dans ses dimensions familiale et culturelle. Telle qu’elle fonctionnait sous l’empire de Yemma, notre famille était comme une représentation accentuée de la société kabyle, une expression exagérée de sa culture et de ses principes sclérosés. Cette famille était la production de Yemma, sa création majeure, l’œuvre de sa vie, par laquelle, tel un artiste, elle exprimait la vérité passée et actuelle de la

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Kabylie séculaire : lorsque, pour affirmer leur existence, les Kabyles ne savent plus trouver en eux-mêmes cfautre ressort que ce combat permanent qu’ils se croient obligés de soutenir contre 1’« ennemi » du dehors. Lorsqu’ils discourent sur l’union ou chantent l'entente, alors qu’en réalité, ils apprennent à se méfier les uns des autres dès le berceau. Lorsqu’ils s’enorgueillissent d’une culture qui, telle une toile d’araignée, tient chacun dans ses mailles enchevêtrées, l’isolant dans une solitude sournoise tout en l’enchaînant aux autres par des liens à la fois inévitables et insupportables. Lorsqu’ils se complaisent dans des conflits insolubles, refusant obstinément de renoncer à ce qu’ils ne possèdent pas. Lorsqu’ils instituent la discorde, la suspicion ou le mutisme comme mode de communication. Lorsque, suivant le mot courant « Anef-asentlean adyum m ent! » (« Laisse-les voilées ! »), ils enjolivent leurs extérieurs pour camoufler leurs ruines intérieures. Lorsque, embourbés dans leurs contradictions, ils se vantent de leurs hauteurs. Lorsqu’ils se défendent de confier leurs maux à leurs proches par peur qu’un jour, ces derniers les leur renvoient à la figure comme autant d'insultes ou de moqueries...

*

Voilà, c ’est tout ce que Grand-frère avait tenté de fuir pour ne jamais cesser d ’y être au tréfonds de son âme. Pouvait-il faire autrement ? Comme me le faisait remarquer Alain Ercker, « en s’exilant, on emporte toujours avec soi plus qu’on voudrait en emporter». Quoi qu’il en soit, c ’est là, je crois, que se trouve une des sources d’inspiration qui nourrissait la créativité de Muliend-u-Yeljya. Tel est le fond tragique de ce « g én ie» qu’il est possible de lui reconnaître enfin (puisque, de son vivant, il ne le permettait pas). Aussi, peut-on dire de son œuvre poétique, littéraire et théâtrale, ce que l’on pourrait dire de l’amour, le vrai, l’ainour sans réserve ni calcul : le malheur aussi y travaille.

Et voilà aussi pourquoi son humour, ses boutades désopilantes et autres persiflages amusants nous laissent toujours, à mes autres frères et à moi, comme un arrière-goût amer. Aujourd’hui, plus encore qu’hier.

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Pour me préparer à la suite, je me répète :« Tu t ’es absentée quelques années, tu reviens aujourd’hui ; il n’y a

pas de quoi en faire un drame de plus... »Rien n’y fait. À travers le hublot, je prends Alger la blanche comme

une grosse claque sur la figure. Ce dimanche, la ville est baignée de lumière. Il me semble que je vais atterrir dans un autre monde, dans l'autre monde. Ces dernières années, chaque fois que l’envie me prenait de retrouver l’Algérie, quelque chose dans ma tête me disait :

« Si tu rentres, tu meurs ! »Menace ou mise en garde ? Je ne sais.Sans perdre de vue Morad, je me laisse entraîner par la foule des

passagers qui se hâtent vers la sortie de l’appareil. Mouloud est arrivé plus tôt, par un autre vol. Nous sommes conduits dans la salle d ’honneur de l’aéroport où, nous explique-t-on, nous attend Khalida Toumi. Je me sens mal, le cœur serré devant elle.

Nous sortons de la salle. Un soleil éclatant frappe mes yeux douloureux. Je ressens la douceur de l’air sur mon visage. Dans le ciel, accourent de petits nuages blancs. Une camionnette arrive, traînant une remorque chargée d ’un cercueil. Le nom du défunt n’est pas celui de mon frère. Où est-il encore passé ?

Le véhicule revient une demi-heure plus tard, chargé d ’un autre cercueil.

Donc, c’est ainsi : les morts voyagent avec les vivants. Combien étaient-ils dans l’avion ? Combien d ’émigrés rentrent de cette façon ? Hier, ils se contentaient de ramasser un modeste pécule et se dépêchaient de revenir au pays pour reprendre leur vie d’avant comme si de rien n’était.

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Aujourd’hui, même après la retraite, ils hésitent à rentrer. Ils ont fait construire de vastes et luxueuses demeures dans le village, mais ils ne les habitent pas ; leurs familles non plus. Elles vont les rejoindre en France pour s’entasser les uns sur les autres dans un petit appartement. N ’est-ce pas une damnation ? Eux-mêmes le reconnaissent :

« Yewt-ay B-ebbi. Nessa iirnessi! » (« C ’est un châtiment divin. Nous avons [des biens], mais c ’est comme si nous n ’avions rien ! »)

Sur le second cercueil, l’étiquette porte bien le nom et prénom de mon frère. Je tiens à vérifier quand même. Morad ouvre la petite fenêtre percée sur le couvercle du cercueil de façon qu’on puisse voir le visage de son père. Pas de doute, c ’est bien lui derrière la vitre ; il est là, tout contenu dans une caisse en bois. A kem-ixdas Rebbi a ddunit, a tamyerrit! (Maudis sois-tu, ô monde trompeur /)

Ses mots, à lui, sont plus directs :

Urgay mmutey...Nniy-as :A y ul-iw ifna-k ssbef Ma telliçl d Iher A ql-ak zdaxel n tebwat tura...

( J ’ai rêvé que j'é ta is mort...Je me suis dit :Mon cœur, tu es tenu à la patience Si tu es bien néTe voilà dans une boîte à présent...)

Incapable de contenir mes larmes, saturée de chagrin et d ’amertume, je lui dis tout haut :

« Te voici au pays, Grand-frère. Et en plus, je t ’accompagne ! »

*

Un jour, ayant appris qu’il était sur le point de rentrer enfin, je lui écrivis pour le prier de me laisser aller avec lui. 11 ne me répondit pas, je n ’insistai pas. C ’était l’occasion de revoir une dernière fois Yemma, et il me la refusait, du moins, je le croyais. Longtemps, je lui en ai voulu pour cette raison. A tort, je dus vite l’admettre :

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« C ’est incroyable, tout de même..., disait-il, dans sa chambre d'hôpital, à un visiteur qui lui racontait son dernier voyage en Algérie, ce pays est devenu pour nous comme un monstre ! »

Il disait bien « lwehc » (« un monstre ») !« Alors, tu savais tout, Grand-frère bien aimé ! lui criai-je en pensée.

Tu savais et tu n’as eu aucune compassion envers m oi... »II n’en savait rien. Comment aurait-il pu deviner ce que je ressentais ?

Je ne lui avais rien dit. rien expliqué de mon marasme. Ai-je jamais pu terminer une phrase avec lui ? Je redoutais ses colères épouvantables, disproportionnées, incompréhensibles. Avec lui. je perdais tous mes moyens, bégayais, tremblotais ; je devenais cette petite fille terrifiée devant une mère exaltée aux prises avec son fils aîné, encore jeune adolescent mais au caractère déjà bien affirmé. Tout comme notre père, il était peu disposé à écouter Yemma, à faire le moindre pas dans son monde. Il se montrait intraitable avec elle, réprimait toute sensibilité pour ne lui présenter qu'un visage dur et froid. Il était inflexible devant ses larmes, imperturbable devant ses supplications :.

« Prends garde mon fils, kkes açlar-ik y e f y ir i n tqabact ! (Enlève ton pied du tranchant de la hache !) Les Saints te préservent de la malédiction de ta mère ! »

Je n’étais pas encore en âge de saisir toute la portée de ces mots qu’elle lui adressait sur un ton désagréable, avec sévérité et colère ; cependant, ils me remplissaient d’effroi. Yemma parlait avec une telle gravité ! Et ce pouvoir, cette force occulte, effrayante et poignante, qui émanait d’elle, si faible, si souffrante ! Elle n'avait pas seulement le sens de la tragédie ; elle était une tragédie elle-même, tout entière, dans ses paroles comme dans ses attitudes.

Pendant des années, il n’y avait entre Yemma et Grand-frère qu’un silence terrible ; un silence épais et glacial qui le protégeait d’elle, de ce qu’il refusait en elle, de ce qu’il voyait en elle comme une menace. Il s’abritait derrière une carapace rigide construite de toutes pièces avant même d’avoir atteint l’âge adulte. Devant elle, il se rebellait. Il résistait en se renfermant, allant, plus tard, jusqu’à l’oublier. Du moins, en apparence, car au fond, il ne l’avait jamais oubliée, pas un seul.instant.

Ce que j ’aurais voulu lui dire par-dessus tou t? Qu’il n’avait jamais cessé d ’être de toutes les prières de Yemma, qu'elle avait pensé à lui chaque jour, répétant :

« Dieu, je lui pardonne, je l’absous. Je vous prie, Saints-gardiens, où qu’il soit, soyez avec lui, préservez-le, lui et toute sa descendance ! »

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Mais peut-être le lui ai-je dit comme j ’ai pu, au moment où, à sa manière, il a exprimé le désir de l’entendre. Yemma, il l’avait revue cinq mois avant qu’elle s’éteigne. Je n’étais pas là, et comme je le regrette ! Aujourd’hui encore, je me prends parfois à douter qu’ils se soient réellement revus, tant le fait s’apparente, à mes yeux, au choc des cieux ou à la rencontre de deux montagnes. Qu’est-ce qu’ils ont bien pu se dire ? Pas grand-chose certainement, lui se bornant à répondre, un peu par automatisme, comme à son habitude :

« Ça va, ça va... Ça suffit, ça suffit... »Quant à elle, elle a dû changer de comportement avec lui, maîtriser ses

mots, contenir ses propos, canaliser sa parole par le récit rebattu des difficultés ordinaires qui rendaient malaisés ses vieux jours, ressassant les formules d’usage :

« A m nekw ni am medden (Nous sommes comme tout le monde). A yen yuran ad isaddi (Ce qui est écrit se produira). A nesber, terra tmara (Nous patientons, obligés). »

Yemma parlait ainsi autrefois, lorsque Grand-frère revenait à la maison pour quelques jours ou quelques heures. Réfrénant ses divagations, elle s'agrippait à ces expressions toutes faites et revêtait le masque du commun. Elle a dû encore prendre sur elle-même, sur ses mille et une douleurs physiques, faisant de son mieux pour que tout fût à la convenance de son premier fils si délicat, lui préparant ses repas comme pour un invité de marque. A-t-elle au moins pensé à lui expliquer comment les choses s’étaient passées avec notre père ? Elle avait demandé à ses fils autour d’elle de « ne pas rajouter à nos tourments d’exilés ». Mais nous finîmes par apprendre que notre père n’était plus. Des mois après. Grand-frère, par un ami qui venait lui présenter ses condoléances ; moi, par un de nos frères qui m’écrivit une lettre. Le choc fut rude, pour lui surtout. 11 avait manqué ce moment unique qui donne toute sa force, sa pleine signification à la relation entre un fils aîné et son père.

J ’ai bien essayé, à quelque occasion, de réparer l’erreur de Yemma, marmonnant quelque chose comme ceci :

« A moi non plus, ils n’ont rien dit... »Je ne me rappelle pas l’avoir entendu réagir autrement que par un de

ces longs et profonds silences dont il usait pour dire l’indicible - et comme il le disait bien ! Il n’était pas sans le savoir : Ula f-Çasustnif-fimenna (Se taire, c ’est aussi dire). Il n’empêche ! Sur l’essentiel, comme sur le superflu, il nous était difficile de nous parler.

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Ce retour inopiné, après vingt ans d’absence, Yemma l’aurait-elle provoqué ? Aucun doute, elle a appelé son premier fils par son âme souffrante de mère qui aimait ses enfants jusqu’à les étouffer. Deux semaines avant, elle avait dit à Mila, sa petite-fille alors âgée d ’une dizaine d’années :

« Yya a m-iniy lhaga yer umezzuy-im... Ataya Dadda-m Muhend-u- Yehya a d-iteddu. Amaeni, awal agi ad yeqqim da. Tesh'd ?» (« Viens, je vais te dire quelque chose à Voreille... Ton Grand-frère va bientôt être là. Muhend-u- Yehya arrive. Mais ne le répète à personne, tu entends ? »)

En entrant à la suite de Hemza, l’ami d ’enfance qui l’avait accompagné depuis Paris, il la trouva sommeillant sur le canapé de sa salle de séjour. Elle était malade et très fatiguée. Hemza s’écria :

« Je vous amène Muljend-u-Yehya ! »Yemma se redressa, affolée. Ils se serrèrent la main. Plus tard, elle dit

à Fazia :« Ma fille, quand je l’ai vu apparaître dans l’embrasure de la porte, je

me suis mise à trembler des pieds à la tête. Je n’en croyais pas mes yeux ! »De son côté, il semblait n’avoir rien prévu non plus, comme il

l’expliquait à qui voulait savoir :« Les jours précédents, je ne cessais d ’entendre un avion voler dans

ma tête. Ensuite, je ne sais plus comment je suis parti ni comment je suis arrivé. Tout à coup, je me suis retrouvé à Tizi-Ouzou, et le moteur dans ma tête s’est arrêté. Voilà tout ce dont je me souviens... »

Pour mes autres frères et moi, ce retour de notre frère aîné était comme une sorte de miracle qui nous laissa bouche bée. Il aura survécu à Yemma neuf ans, presque jour pour jour. Quand je sus que Yemma n’était plus, mon premier geste fut de l’appeler. Je ne voulais pas que recommençât l’histoire de notre père, et qu’il apprît la chose par quelqu’un d ’autre :

« Grand-frère, notre mère-là, elle est morte aujourd’hui.- Ah bon ? »Après un silence ponctué de longs soupirs caverneux, il dit, sur un ton

agacé, comme s’il voulait en finir au plus vite :- Tu sais... Nous y allons tous. J ’en suis à mon troisième infarctus.

Alors, hein... c ’est comme ça ! »Cela m’a glacée entièrement. J ’ai cessé de pleurer. Merveilleux

Grand-frère ! Comme paroles d ’apaisement, c ’était assez foudroyant. 11 avait l’art de te décontenancer - que dis-je ? - il était le décontenancement même, le trouble absolu, saisissant, pétrifiant. Trois infarctus à quarante-cinq ans ! Je pensais déjà moins à Yemma ; sa mort était devenue un sujet secondaire.

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Que dire de plus ? De nouveau, ce silence chargé, déstabilisant, accablant. Enfin, il dit :

« Je l’ai vue récemment. Ddeqs-is ! Le courage, c ’est tout ! »Ensuite, plus rien, que des soupirs encore et encore ; ces gros soupirs

insupportables par lesquels il vomissait ce dont il ne pouvait se libérer par la parole, parce que c ’était plus fort que tous les mots réunis, parce que c ’était là, en lui, avant le langage. Cela a duré, duré... L’angoisse me montait au cœur, insoutenable. J ’ai raccroché brusquement.

Yemma et Grand-frère... Je savais qu’ils étaient liés par une certaine relation, une de ces relations indissolubles, faite d ’une souffrance ancienne. Une souffrance partagée au-delà des mots. Une souffrance qui les précédait, les commandait, les soudait, les enveloppait jusqu’à couvrir l’amour profond qu’ils avaient l’un pour l’autre. Et c’était comme si, l’ayant toujours su, j ’en ' étais devenue le « témoin privilégié ». Ils avaient tous les deux une vision claire de l’unité de toutes choses, de la vie, de leurs existences avant tout. Une vision absolue qu’ils exprimaient par leurs façons déroutantes d'être et de penser. Ils n ’étaient pas dans la confusion, oh non, loin de là ! Ils étaient imprévisibles, jamais là où on les supposait être. Ils comprenaient, percevaient, voyaient au-delà du commun. Dieu ! Qu’il était difficile de les suivre ! Q u’ils étaient difficiles à vivre !...

Qu’est-ce qui nous empêchait de retrouver notre pays natal ? Peut- être, une sorte d ’accoutumance à l’exil ; la guerre civile, certainement. En réalité, nous avions peur de nous retrouver face à nous-mêmes tels que nous avions été, peur de revivre cet affreux cauchemar qui nous avait chassés du pays de notre enfance. Le monstre qui s’était emparé de notre pays pendant que nous croyions lui échapper en nous exilant, c ’était, avant tout, le mal de Yemma, le mal de notre culture ; c ’était l’image de notre mère habitée par l’étrange ; c ’était ce malheur dont nous avions été nourris, empoisonnés, gavés jusqu’à ne plus vouloir vivre.

« Bon appétit existentiel ! » disait Grand-frère à qui il appréciait.A notre insu, ce mal logé au plus profond de notre être avait pris des

proportions démesurées. Nous croyions pouvoir le vaincre en le négligeant, en le méprisant, en l'éliminant de nos mémoires ; en fait, nous l’avions laissé croître à sa guise. Nous aurions dû nous en occuper sérieusement, en parler entre nous, au moins pour lui ôter son venin, diminuer son étrangeté destructrice et, par nos mots, par notre raison d ’adultes, le reconnaître enfin comme une partie de nous-mêmes.

Pourtant, ce n’était pas faute d ’avoir essayé, plus d ’une fois ; je ne trouvais pas, avec mon frère, le premier mot pour parler franchement, objectivement, de notre malheur fondamental. Je ne voyais pas le moindre fil sur lequel tirer pour démêler le paquet de nœuds douloureux qu’était devenue notre histoire. D’où aurions-nous tenu la possibilité de nous parler ? Nous n’avions guère appris à discuter ensemble sans nous emporter. Si encore il m’encourageait ! Mais il ne semblait pas prêt à m ’entendre, accaparé comme il était par sa lutte intérieure, sa résistance désespérée à la

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partie menaçante de lui-même, cette représentation négative qu’il avait conservée de notre mère, mais aussi, de notre pays et de ses habitants.

Par-dessus tout, il y avait la colère qui ne le quittait jamais et qui me désarmait face à sa fragilité. Elle me désarçonnait, cette colère, faisait trembler le sol sous mes pieds, ouvrait le vide devant moi. Nous nous battions, chacun de notre côté, contre le même monstre. Il suffisait de nous voir, d'échanger quelques mots, pour que nous retrouvions aussitôt notre famille telle que nous l’avions endurée. Elle devenait présente, là, entre nous deux, en nous-mêmes, avec ses peurs et ses angoisses, ses tensions et ses blocages, ses paniques et ses orages. Avec Yemma, notre plaie ouverte. Avec notre père, dépassé, éprouvant notre malheur comme nous, les enfants, alors qu’il aurait dû se tenir à une autre échelle, au-dessus de nous, entre nous et notre mère, pour nous préserver d ’elle. Mais comment aurait-il pu ? Que pouvait-il contre la violence ordinaire, la raison follement logique de Yemma ? Nous n’avions pas la moindre chance de nous en sortir. Sauf avec le temps, peut-être... Ula d Ihem yetfasyu (Même le malheur s ’épuise), n ’est-ce pas ce que disent ceux qui ont beaucoup vécu ?

Malgré les décennies écoulées, Grand-frère en était resté à la même attitude à l’égard de Yemma. Quant à notre père... Inna-yas baba-s im m i- s... (Le père a dit à son fils4...). De ce que mon père disait à son fils aîné, je ne sais pas grand-chose. Il lui écrivait régulièrement et lui demandait de rentrer. Mon frère lui répondait qu’il ne le pouvait pas, et qu’en l’état, il n’était point responsable. Objecteur de conscience comme bien des étudiants de sa génération, il aurait été conduit illico à la caserne dès son retour au pays.

Je connais mieux la parole et l’histoire de Yemma (ce qui est conforme à l’ordre culturel kabyle selon lequel une mère instruit sa fille, un père son fils). Sa fuite ne lui aurait donc servi à rien ? Pis : ne lui aurait-elle pas fait perdre la chance de réparer un tant soit peu de son enfance comme de son adolescence sur lesquelles Yemma avait pesé de toute son étrangeté ?

D a whid i d-tegga yemma-s,Ccafuea din ur telli.Lqaea nfeddu felJ-as,Ma d nek la (edduii fell-i.

4 Expression consacrée qui traduit la relation éducative père-fils, tout en soulignant l’importance de la parole du père dans une tradition essentiellement patrilinéaire.

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Ugadey a /-ntiwel,Medden a s-inin d imenfi.Aql-ay kan seddu ssnasel,A m zal am y id d akwerfi.

Ssefray, ad ssefmy,D aya i y-d-igwran tura.Widak-nni umihekkuy,Ahaat a y-hemmlen kra.

(Un homme seul depuis toujours,Là, aucune compassion.Nous marchons sur le sol,Moi, ils me marchent dessus.

L 'exil sera long, je le crains,On dira : il a été banni.Nous sommes enchaînés,Jour et nuit à besogner.

Je versifie, versifierai encore,C ’est tout ce qui nous reste.Ceux-là à qui je parlais,Peut-être nous aimeront-ils un peu.)

Il avait commencé à exprimer sa détresse ancienne, à l’exorciser par la poésie. Ensuite, il est passé à autre chose, en quoi il paraissait s’éloigner de lui-même. Mais le « Mulj » ou le « Muljend » (personnage récurrent dans ses textes), ce Kabyle moyen, donc, aurait-il cette réalité criante de vérité s’il ne comportait quelque ressemblance avec son auteur ? La créature contient son créateur, c ’est bien connu.

*

Comment pouvais-je lui parler de ce qui, au fond, nous tenaillait tous les deux quand il semblait lui-même le représenter ? II se battait contre la mère de notre enfance, mais il se comportait avec moi comme elle le faisait quand j ’étais enfant et adolescente ; il me terrorisait comme elle me

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terrorisait, il me repoussait comme elle me repoussait, dédaignant mes efforts, critiquant le moindre de mes gestes, dénigrant mes compétences. (Pourtant, les rares fois où il a parlé de moi à certaines de ses connaissances, il l’a fait, m ’a-t-on appris, en montrant une réelle fierté.)

Yemma et Grand-frère... Je savais, oui, j ’avais toujours su qu’ils étaient proches l’un de l’autre d ’une façon particulière, sans comprendre à quel point cela était vrai. Mon frère semblait avoir été modelé à l’image de Yemma, voilà ce que je découvrais de jour en jour, durant tous ces mois qui nous avaient rapprochés, tandis qu’il était près de mourir. Et cette découverte m'inquiétait : mes autres frères, moi-même, n’avions-nous pas tous pâti du même modelage ?... Mais nous, nous avions malgré tout continué à vivre avec elle, ce qui nous avait permis de nous réaménager par rapport à elle qui, de son côté, changeait sensiblement, s’améliorait en prenant de l’âge. Grand- frère, lui, en partant pour longtemps, s’était privé de cette possibilité d’évolution.

L’exil, n ’est-ce pas cela aussi ? Coupée de ce qui la nourrissait jusque- là, une partie essentielle de la personne se fige. Elle semble geler, cette partie, durcir comme un morceau de chair pris dans un bloc de glace. Elle n’est pas morte pour autant, mais elle ne vit plus que par ses traits rigidifiés. Elle vit de sa vie ancienne sans cesse reproduite dans ses contenus comme dans ses formes, dans ses pensées comme dans ses émotions, dans ses rires comme dans ses larmes. Pendant ce temps, la personne, elle, croit encore à la permanence de ce que les ans ont, en réalité, modifié et réorganisé chez ceux restés derrière elle. Elle ne sait pas qu’une partie d’elle-même lui échappe, allant son chemin de toutes parts bouché, guidée par des fantômes de plus en plus troublants, jusqu’à l’usure, jusqu’à l’effondrement dans le trou ainsi creusé. En effet, où va le chemin fermé qui, pourtant, se poursuit, sinon en lui-même ?

J ’aurais pu le lui dire, sur le ton d’une plaisanterie par exemple, en lui envoyant ces mots prêts dans mon esprit :

« Quoi, “ta mère-là” ? Grand-frère, on dirait que tu as tout fait pour lui ressembler ! Tu serais revenu à la maison, tu l'aurais constaté toi-même, et ça t ’aurait peut-être mis au pied du mur. Ça t ’aurait ouvert les yeux sur notre problème, et sur ta vie tout entière ! »

Plaisanter avec lui ? Dans son état, en plus ? Je n’y songeais même pas ! Tout de même, si j ’avais pu au moins lui dire comme il ressemblait à Yemma... 11 aurait explosé! D’ailleurs, ne le savait-il pas d ’une certaine manière ? Non, il n’y avait pas d’autre solution que la sienne : conserver la distance à tout prix. Or, même cette distance à laquelle il s’obligeait, et que

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je respectais scrupuleusement, il la vivait tout aussi mal. Alors, où était l’issue ?

Yemma, elle aussi, cultivait ces situations où, quoi que nous fassions, elle n’était pas contente. A la suivre, nous étions souvent réduits à nous comporter comme l’oiseau de la fable, qui ne devait ni voler ni se poser.

*

Grand-frère ne pouvait pas m ’emmener avec lui au pays, lui-même n’avait pu partir qu’avec l'aide d’un ami. Je ne pouvais rien pour lui, moi non plus. C ’est égal, je me suis montrée faible devant ses faiblesses. Et comme je le déplore ! J ’aurais dû insister pour trouver le chemin vers son être pacifié. Il devait bien exister en lui, cet être apaisé : ne s’était-il pas sauvé durant toutes ces années ? Mais, ce chemin vers lui, encore fallait-il le trouver déjà en moi-même !

Il me reste à espérer l’entrevoir enfin, cet être pacifié en moi aussi, grâce à lui, mon frère, qui continue de m ’inspirer par-delà la mort.

« Attention, la pente est glissante ! »Cette phrase, il me l’a lancée de son lit d ’hôpital. Je venais d’entrer

dans la chambre. Il m ’a demandé « comment ça va ? », je lui ai répondu par un haussement d’épaule. Alors, il a agité la main, ouvert de grands yeux perçants et, de sa voix formidable, il m ’a crié cette phrase surprenante :

« Attention, la pente est glissante ! »Depuis, j ’y pense constamment. Impossible d ’oublier ces môts : ils

tournent dans ma tête comme un-gyrophare. Mon frère m’a crié gare. Il m’a alertée. Mais de quoi parlait-il? D’une limite à ne pas franchir? D’une direction à ne pas prendre ? Quel est le danger ? Où se tient-il ? Il le voyait, lui : n ’y était-il pas, sur cette « pente glissante » ?

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Je n’ai pas vu qui a recouvert le cercueil du drapeau national, on l’a fait sur l’ordre de Khalida Toumi. Il faut que j ’en sache plus.

« Dites-moi, s’il vous plaît, ce que signifie ce drapeau.- Je pense que la mort de votre frère représente une perte nationale,

voilà toute la signification de ce drapeau ! » me répond-elle sur un ton appuyé.

Je ne trouve rien à redire ; mes frères, non plus. Quant à Grand-frère, cause de toute cette animation, nous savons bien qu’il n’aurait pas apprécié ce cérémonial inattendu, à dire vrai, limité à l’étalage du drapeau. Mais ce n’est plus son affaire désormais. Le chagrin ne m’empêche pas de ressentir de l’irritation. À qui en ai-je ? Peut-être refusé-je encore d ’admettre les événements, alors que j ’y suis pleinement, depuis des mois.

Une foule afflue vers le cercueil. Des mains s’en emparent, le soulèvent et l’emportent dans un désordre général. Je m ’affole.

« Où allez-vous comme ça ?- C ’est pour que les gens le voient, n’ayez pas peur, madame ! »La foule se dirige vers une grille derrière laquelle se presse une masse

compacte d ’hommes.« Q u’est-ce que les gens vont voir ? Vous n’allez pas l’exhiber comme

un objet de curiosité, tout de même ! Posez-le, je vous dis !- Mais les gens sont venus exprès, ils sont venus de tout le pays pour

le voir...- Je vous dis de le poser tout de suite ! »Pour le coup, c ’en est trop ! Je suis vraiment furieuse. Dans de telles

circonstances ! Je ne m’attendais pas à me mettre dans ce genre de colère. La cohue grossit autour du cercueil dont je ne m'écarte pas d ’un centimètre. La plupart sont de jeunes garçons venus du pays kabyle accueillir celui qu’ils n’ont jamais rencontré ou dont ils ont à peine entendu parler. Ils sont attentionnés, pathétiques dans leur excitation, et prêts à prendre en main la

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suite des événements. Dès ce moment, je me sens en confiance malgré tout. Je reconnais cette solidarité pratique, toute mécanique et néanmoins réelle, dont savent faire preuve les gens de mon pays quand ils sont confrontés à la mort d ’un des leurs. S’ils pouvaient en sus être un peu moins maladroits...

On me tire par l’épaule. Je me retourne : c’est Hamid.« Calme-toi, murmure-t-il, nous sommes là. Ici. c ’est notre affaire. »Hamid était venu à Paris. Un soir, il s’est attardé dans la chambre et,

en tête-à-tête, il a parlé longuement à notre frère, bien que ce dernier ne fût plus en état de lui répondre. Percevait-il au moins la présence du frère avec qui il aimait discuter, se promener dans la nature, et même rire ?

Je repousse une jeune fille qui veut m’embrasser :« Qui es-tu, toi ?- Je suis Mila ! Ne crains rien, Nanna Nadia. Nous sommes tous là. »

me répond-elle d ’une voix étranglée.Cette jeune fille resplendissante malgré les larmes qui altèrent son

visage, c ’est l’aînée de Hamid, le premier bébé dans notre maison, que j ’avais bercée quelques semaines dans mes bras avant de m’expatrier. Je l’ai revue petite fille. Ensuite, elle a grandi en mon absence.

Mon regard tombe sur Mokrane. Je le sais au pays depuis des semaines.

«T u nous as tellement m anqué!» lui dis-je, en me rappelant son éloquence dans notre langue, ses paroles vraies, si profondes, qu’il offrait à mon frère. 11 l’apaisait visiblement lorsqu’il lui disait d’une voix sûre :

« Muh, ur k-lfeffey ara laeqel. T-tag ‘ 1 d ddunit. Ur tneqq ccedda, ur tfreggu talwit. » (« Ne perds pas ton calme. C ’est ça, la vie. Le malheur ne tue pas, le bonheur ne ressuscite pas. »)

Comme Djaafer :« Muh, ur ffagwad ara. A y yezzifed ay id, a leqrar-ik [-(a$ebl;i( !

(N'aie pas peur. Aussi longue sois-tu, oh nuit, le matin se lèvera !) »Et Youcef, à la fin, d ’une voix frémissante :«M uh, a n e f i wanian ad Itwn... (laisse couler l ’eau...) Laisse

s’écouler la rivière de boue. Lâche prise, cher ami, puisque telle est Sa décision... »

C’est à lui, Mokrane, que Grand-frère avait demandé, un mois avant de perdre l’usage de la parole :

« Fket-ay ddaswa n Ixir, di lasnaya-nnwen ! (Donnez-nous une bénédiction, je vous prie !)

- Une bénédiction ? Par Dieu, Muh, je ne sais même pas comment la commencer.

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- Commence-la comme tu veux ! Dis-la seulement.- Alors, la voici rien que pour toi ! »Et s ’en remettant aux formules apprises, d ’une voix solennelle,

Mokrane a récité quelques versets du Coran suivis d’une suite de bons vœux :

« A d ig Rebbi ncalleh ur tdasd ara ! A k-icfu Rebbi ! (Dieu fasse, s'Il veut, que tu ne sois pas perdu ! Qu 'Il te guérisse !)

- A ¡-yessu feyR ebbiyerlx ir! {Q u’Il l ’exauce !) » a conclu mon frère.Lorsque j ’ai estimé le moment venu, c ’est encore à lui, Mokrane, que

j ’ai demandé de faire entendre à Grand-frère des « paroles de vérité », celles qui lui parleraient clairement de sa fin, au lieu de continuer à lui répéter des « Muh, tu vas guérir ! » indignes de lui, de sa lucidité comme de sa remarquable personnalité. Et Mokrane l’a fait avec intelligence, sérénité et générosité.

Pour tout dire, j ’avais moi aussi besoin d ’entendre ces mêmes paroles, ayant du mal à admettre l’inéluctable, pendant que mon frère, lui, l’avait compris et accepté. Il se voyait avec cette faculté de clairvoyance incontestable, cette sagacité jamais démentie (sauf, peut-être, en ce qui concernait sa famille - la « partie gelée » chez lui !), sagacité dont la maladie aura finalement raison.

« Cette fois, je sens que j ’ai franchi la ligne rouge, disait-il dès le début. C ’est sûr, je n’en reviendrai pas. Tout de même, la cinquantaine, c’est encore jeune, non ? Si cela dépendait de nous, ce n’est pas encore le moment, le travail n’est pas terminé... »

Plus tard, quand on lui demandait :« Muh, à quoi penses-tu ? Qu’as-tu à nous dire aujourd’hui ?- Aql-ay la nefmeffat. {Nous sommes en train de mourir.) » répondait-

il d ’une voix maîtrisée, l’air un peu désolé, comme s’il constatait simplement le fait.

Il m’impressionnait par son calm e; il m’inquiétait surtout. Il ne se fâchait plus contre personne. II se laissait faire par le personnel soignant sans se plaindre, sans rien réclamer ni refuser. Les visiteurs affluaient, il les recevait dans une sorte d'indifférence, par un mot, un léger pincement des lèvres, un bref signe de la tête. Quelque chose de nouveau le préoccupait. Lorsque je me trouvais seule avec lui, je surprenais parfois son regard posé sur moi. Alors, je levais les yeux et lui demandais :

« Q u’y a-t-il, Grand-frère ? Dis-le-moi... »

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II détournait son regard. Puis, de longues minutes après, du fond de son silence qui m ’enveloppait, j ’entendais sa voix, une voix claire et profonde :

« C ’est une épreuve... »Et jamais je n’avais encore éprouvé à son contact cette sensation de

douceur, cette attention délicate. Comment dire... cela me « divertissait ». Je ne voyais pas la mort qui rôdait. Je ne voyais que lui qui, de jour en jour, devenait mort grand-frère comme il ne l’avait jamais été. Comment pouvais- je accepter de le perdre, ce frère, au moment même où je commençais à le découvrir? Quant à l’intraitable ravisseuse, je l’aurai ignorée jusqu’au bout. Ou alors... C ’est sans doute vrai : nous nous apprivoisons avec la mort par les êtres chers qu’elle nous enlève.

Quand, à cette seconde fatidique, il a cessé de respirer, je me suis précipitée vers le bureau du médecin :

« Docteur, je crois que mon frère vient de mourir. » me suis-je entendu dire d ’une voix étrange, comme si quelqu’un d'autre eût articulé cette phcase.

Je suis vite retournée dans la chambre, suivie du médecin. Il allait me dire (ah ! Comme je l’espérais !... Dieu ! Comme je l’espérais !...) :

« Rassurez-vous, votre frère est toujours là. »Mourir est donc aussi simple que cela !Tout comme a été simple de nous montrer notre attachement mutuel.

Nous l’avons fait autant qu’il nous a été possible de le faire, dès ma première visite à l’hôpital de La Salpêtrière où il était admis depuis quelques semaines :

« Comment te sens-tu, Grand-frère ?« J’ai fait naufrage. Tout est sens dessus dessous, rien à quoi se

raccrocher. Un raz de marée. Tout s’en va, tout sombre, je ne peux plus rien rattraper... »

Je ne l’avais pas revu depuis ce jour où, des mois auparavant, il m’avait fait une scène au beau milieu de la rue ; une de ces scènes inénarrables qu’il se plaisait à m'infliger quelquefois. Il écumait, gesticulait, vociférait comme un forcené, sous les regards curieux et désapprobateurs des passants. Sur le moment, je ne comprenais pas pourquoi il s’emportait. Les mots, les phrases se précipitaient dans sa bouche :

«T u ne changeras jamais, hein ! Tu penses encore à l’anthropologie. Je t ’ai pourtant dit de laisser tomber toutes ces bêtises !... Quand tu marches, tu dois lever la tête et regarder droit devant toi. Quand tu t’engages dans une rue, tu dois regarder son nom avant de faire le premier pas. Il faut toujours

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savoir où l’on met les pieds, non ? Toi, tu marches les yeux par terre. Les mots de ta mère-Ià, toute l’éducation qu’elle t’a donnée, il faut les oublier ; ça ne vaut rien dans ce pays, tu devrais l’avoir compris, non ? Depuis combien d ’années vis-tu ici, dis ?... »

Sidérée, figée sur place, sans réaction face à cette colère ancienne qui me terrifiait. J ’ai fondu en larmes. Il s’est calmé. Avant de tourner les talons et de disparaître au coin de la rue, il a lâché :

« Voilà trois quarts d ’heure que je te suis. Je marchais juste derrière toi et tu ne t ’es aperçue de rien. Adieu ! »

Mon inattention méritait-elle une telle colère ? Je pleurais non parce qu’il me sermonnait comme si j ’étais une enfant, mais parce qu’il parlait de Yemma avec rage une fois de plus. Je pleurais, ma façon de le supplier, d’en appeler à son cœur fraternel. Il mettait le doigt là où j ’avais mal, là où j ’ai toujours mal, moi aussi, tout comme lui. Voilà ce que j ’aurais dû lui dire ! Ce jour-là ou un autre. J ’y avais souvent pensé ; et je l’aurais fait, n’était ma crainte d’augmenter sa souffrance. D’un autre côté, il ne m ’offrait aucune ouverture. Il vivait'dans la colère comme s’il était branché à un courant électrique qui le grillait littéralement ; une colère totale qui portait la moindre chose à un point beaucoup trop douloureux. La douleur évinçait les mots, rendait impossible tout dialogue.

A l’hôpital, ce jour-là, je ne suis pas entrée tout de suite dans la chambre. Comment aurais-je pu ? Je tournais en rond dans le couloir, le cœur palpitant, l’esprit confus, essayant désespérément de rassembler toutes mes forces. Par moments, j ’allais jeter un coup d’œil à travers la vitre de la porte, puis je m’éloignais, saisie par l’envie de courir vers la sortie. Enfin, j ’ai foncé dans la chambre comme si je me lançais dans le vide. Il était allongé sur le lit. A ma vue, il s ’est mis à pleurer. De grosses larmes coulaient sur son visage émacié, et de le voir ainsi me faisait mal comme si on m’enfonçait une lame dans la poitrine. Je sentais les fissures, toujours les mêmes, là, au cœur de mon être, qui s’ouvraient, se creusaient, s’élargissaient...

« Voilà où nous en sommes... Vous croyiez que nous vous détestions. Vous le croyiez, n’est-ce pas ?... »

Je ne m’attendais pas à le retrouver dans cet état, encore moins à entendre ces paroles venant de lui. Je le découvris tout d ’un coup : le sort imprévu, le funeste, l’ignoble sort qui, pour s’accomplir, va jusqu’à se servir des cœurs purs, des sentiments les plus tendres... Sa déroute semblait complète. En même temps, il était identique à lui-même. Sauf ces larmes étonnantes, si bouleversantes ! Pour la première fois, j ’ai pu trouver les mots :

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« C ’est dans ta tête, Grand-frère. Je ne pense rien de tout ça et personne ne déteste personne. Tu te tourmentes, tu rumines des idées noires. Je t ’ai appelé plusieurs fois, je t ’ai proposé de t ’accompagner, de te préparer tes repas, de te laver ton linge. Je t ’ai supplié de me laisser t ’aider. Tu me répondais “Je n’ai pas besoin !” Rappelle-toi ce que tu as dit à Djamal. Tu ne voulais pas me voir, tu n 'es pas “maso”. Me voici maintenant... »

Il a détourné son regard, frotté ses yeux d ’un geste enfantin, et m ’a répondu d ’un air penaud :

« J ’ai dit ça ?... Ce n’est que des mots, des bêtises comme nous en sortons souvent. »

Je lui ai pris la main. À quel moment ? Mais, je ne sais plus, c ’est peut-être lui qui a pris la mienne. Un instant, j ’ai cru qu’il allait retirer sa main. 11 n’en fit rien. J ’avais sa main dans la mienne, et je regardais cela comme une chose inouïe. Submergée par une émotion neuve, je lui ai dit :

« N ’aie pas peur, Grand-frère, il ne se produira rien. Par Dieu, il n’y aura que du bien. Je suis avec toi, les choses vont s’arranger, tu verras. »

J ’étais calme, bien moi-même, et... j ’éprouvais une sorte de joie ! Oui, ce que je ressentais face à mon frère en larmes, dans un état d'abattement incroyable, je ne sais pas le dire autrement que par ce mot. J ’ai souvent connu cette vive émotion qui s’exprime par les larmes et cette tristesse persistante dans l’âme ignorante des gaietés parfaites. C ’est pourquoi je nomme «joie » toute émotion qui me remue et me transporte au- delà de moi-même, du monde, du temps.

Grand-frère avait besoin de moi. Je croyais mes propres mots que je prononçais d’une voix assurée, comme si, par eux, j ’agissais déjà sur les événements. J ’étais remplie d'un espoir infini. Il allait se relever sans le moindre doute, lui si intelligent, si circonspect, s i..., il ne pouvait pas être battu par cet abominable cancer qui attaquait son cerveau ! Je m ’emballais, portée par le bonheur d’exister enfin l’un pour l’autre, en tant que frère et sœur.

Jusqu’à la dernière seconde, il aura gardé ce pouvoir quasi sacré que je ne reconnaissais même pas à notre père. Il n’avait jamais levé la main sur moi ni sur aucun de nos frères. Il tonnait contre nous, c ’est tout. Il éclatait comme un orage, puis s’enfermait dans un silence aussi affolant que ses vociférations. Je n ’étais encore qu’une petite fille, mais je devais, comme Yemma, me soumettre à la réclusion domestique. Dès qu'il me trouvait sur le seuil de notre maison, il m ’ordonnait :

« Rentre à la maison ! »

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Je lui obéissais. Personne, en dehors de lui, n’avait exercé une telle autorité sur moi. Je me souviens d’un été. Comme notre père travaillait à Tizi-Ouzou et que nous vivions encore à Azazga, il devait, lui, Grand-frère, prendre un peu trop au sérieux son rôle d'aîné, du moins, durant ces vacances scolaires qu’il passait avec nous. Du haut de ses quinze ans, il veillait à la marche tranquille de notre maison. Il s’installait à une extrémité de la cour, dans une grande brouette calée sur ses manches et, pareil à un prince souverain, il commandait, imposait sa discipline, définissait les tâches de chacun. Mes autres frères et moi, nous devions faire des exercices de mathématiques ou recopier des pages entières de nos livres de français. Pendant ce temps, lui lisait, tout en gardant un œil sur nous.

Grand-frère et les livres. A une époque, il en avait plusieurs milliers dans sa cave. Après les avoir lus, il les vendit aux bouquinistes. Il aura vécu une grande partie de son existence dans les livres, les seuls objets auxquels il s’attachait, qu’il révérait même, allant jusqu’à les ramasser dans les poubelles :

« Ce n’est pas leur place... » disait-il.Ou dans le marché aux puces de Saint-Ouen, en « marée basse »,

après que les marchands ont emballé leurs marchandises, laissant par terre les livres qui leur ont semblé sans valeur, c ’est-à-dire invendables. Mon frère les récupérait alors, ces livres jetés par les ignorants. Il les prenait non pour lui-même, mais pour les envoyer au pays.

« S’ils en sont à s’entr’égorger là-bas, c ’est qu’ils ne lisent pas de livres... » pensait-il.

Cet été donc, pour la première fois sans doute, il s’est trouvé directement aux prises avec Yemma, et avec ce qui l’agitait. Elle était alors cloîtrée, entourée de tant d ’« ennemis » ! (Cet enfermement domestique des femmes, dans mon pays : quelle abomination, quelle violence faite à l’humain !) Des « ennemis » par lesquels elle existait en dehors de sa « prison » ; des « ennemis » qui avaient aussi une certaine réalité pour nous, mes plus jeunes frères et moi. Grand-frère, lui, ne voyait que de la provocation hargneuse, de l’agressivité gratuite de la part de Yemma qui pestait contre nos voisins à partir de la cour ou à travers les murs mitoyens. Et cela, il ne voulait pas l’entendre, ne pouvait pas le supporter ; il se sentait responsable de nous en l’absence de notre père. Donc, il s’en prenait à elle, la forçant à se taire, pendant que Mouloud intervenait pour la défendre. Mes deux grands frères se disputaient alors, et, parfois, ils en venaient aux mains. Tout de même, ils n’en étaient pas à une guerre fratricide. Mais pour

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Yemma, c’était une souffrance de plus. La chanson de Slimane Azem, Azger yaeqel gma-s (Le bœ uf reconnaît son frère), lui tirait des larmes diluviennes.

A sm i bemen wacciwen K ul yu m tfemberrazen Tezdey tasdawtgar-asen Am zun maôùi d atmaten.

A sm i i bdan la tfnernin Ukin iqaed uÿegnin K ul wa yeqqar-as xur akkin M basid i ftemyexzaren...

(Quand les cornes s ’endurcirent Chaque jour, ils s ’entre-cognent Entre eux, l ’hostilité s ’est installée Comme s ’ils n 'étaient pas frères.

En grandissant Ils se sentent plus forts L ’un repousse l ’autre De loin, ils se toisent...)

« Il parle de tes frères. Comprends-tu ?... » disait Yemma.Puisque l’illustre poète décrivait sa vie, sa vie à elle, à travers ses

chansons qu’elle fredonnait tout en accomplissant ses travaux ménagers. Ainsi, Slimane Azem a toujours été présent dans notre maison dont, grâce à Yemma, il chantait l’infortune. Elle avait pour lui une réelle tendresse. (Grand-frère aussi, naturellement, qui a eu, en plus, le privilège de le rencontrer.) Cette présence du poète dans notre maison me réconfortait. Nous n ’étions pas seuls. Quelqu’un disait nos souffrances, avec des mots ciselés, une mélodie si belle que j ’en venais à les aimer, ces souffrances. Je commençais à les regarder comme un bien précieux, une richesse que notre famille était seule à posséder.

« Comprends-tu ?... »J ’avais huit ou neuf ans. Pour Yemma, les disputes de mes deux

grands frères étaient un grand malheur - un de plus ! -, un drame aux dimensions d'une de ces tragédies antiques où les dieux s’affrontent jusqu’à

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la chute de l’un d ’eux. Elle s’était mise elle-même entre ses deux premiers fils, encore jeunes adolescents ; ils se battaient à cause d’elle qui se comportait contre toute raison. Mais cela, elle ne le voyait pas, elle n’était pas en mesure de le voir.

Grand-frère, lui, avait dû conclure que Yemma le rejetait, lui préférant son cadet, nettement plus docile, il est vrai.

I win i tekja yemma-sM elt-iyi w'ara t-ihcmmlen...

(Celui que sa mère n ’aime pointDites-moi qui d ’autre l ’aimera...)

L’absurde, l’incompréhensible, le tragique malentendu qui a mutilé son âme... S’il avait su comme nous avions tous été affectés ! S’il avait cherché à connaître l’histoire de cette mère qui ne vivait que pour et par ses enfants ! Mais il ne voulait, ne pouvait rien savoir, enlisé qu’il était dans sa propre souffrance, dans sa colère, dans son exception même. Il était l’aîné de manière irrévocable, ayant toujours bénéficié des avantages dus à sa position tout en endurant ses obligations jusque dans l’absence.

Voilà, c ’est dit. Mais maintenant que la chose est entendue, je crois bon d ’ajouter ceci : exagérer l’importance de l’histoire familiale chez Muhend-u-Yehya ne servirait de rien à qui veut comprendre son oeuvre. En l’occurrence, qu’évoque « yemma-s » (« sa mère ») sinon, à l’évidence, la mère-patrie ? Une fois que cette image, au demeurant banale, est admise, le sens du texte cité semble déjà moins énigmatique : en effet, ne parle-t-il pas de l’Algérie et de son attitude quelque peu inique envers ses enfants (ou, tout au moins, une catégorie de ses enfants) ?

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Je monte dans l’ambulance où l’on vient de porter le cercueil. Un homme s’assied à côté de moi, sur la banquette vissée au plancher. La cinquantaine, peut-être plus, le visage raviné, les cheveux gris et clairsemés. Nous roulons. Le trafic est dense à la sortie de la capitale, tout comme autrefois. Une jungle de bruits et de mouvements, une sorte de chaos vivant, grouillant, sans corps ni âme. Partout, la même folie mécanique qui s’est emparée de la vie pour la rendre infernale.

L’ambulance se range sur le bas-côté de la route maintenant moins encombrée. Je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où nous stationnons. Pourtant, je l’ai prise tant de fois, cette route, durant mes quatre années d’université ! L’homme m ’explique que nous devons attendre d ’être rejoints par les voitures qui vont nous accompagner jusqu’à Tizi-Ouzou. Nous patientons de longues minutes, le convoi se forme et nous démarrons. Mouloud est dans la première voiture qui nous ouvre la route à coups de klaxon relayés, de temps en temps, par la sirène de l’ambulance. Nous roulons vite. Tout va vite, au-dehors et au-dedans. Tout tourbillonne dans ma tête dans un mouvement vertigineux. Je colle mes yeux sur la portion non teintée de la vitre derrière moi et je regarde comme si je découvrais le monde pour la première fois. Nous traversons des rues animées, longées de magasins aux riches devantures, de boutiques débordantes de marchandises, de panneaux publicitaires affichant des visages jeunes et riants...

Ce pays que j ’appréhendais, le voici donc, debout plus que jamais, lumineux, coloré, bouillonnant de vie, avide d’air et d’espace, de possessions et de confort, de luxe et de gadgets technologiques. Il est là, entre un ciel et une terre parfaitement scellés. Tout semble à sa place, tout paraît normal. Même l’effervescence des rues est normale, semblable à celle que j ’ai connue. Rien n’aurait donc changé ?

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Mais cette atmosphère indescriptible, comment la d ire? ... Cela ne correspond à rien de ce que je ne pouvais même pas imaginer jusqu’ici. C ’est curieux, vraiment curieux. Je veux comprendre. Comprendre quoi ? Je cherche le mot approprié pour saisir ce queje ressens. « Bizarre », le seul qui me vient à l’esprit. Je suis absorbée par mon propre trouble. C ’est bizarre, tellement bizarre ! Bizarre... bizarre... bizarre... je ne cesse d ’articuler ce mot.

Croyant peut-être que je m’adresse à lui, l’homme à côté de moi finit par me dire :

« Alors, Nadia, ne me reconnais-tu pas ? »Je le regarde longuement, cherchant une expression familière dans ses

yeux éteints. De toute façon, je n’ai jamais eu une bonne mémoire des visages. Même ceux de mes parents, je ne saurais les décrire sans le secours d’une photo. En général, plus la relation avec la personne a été longue et intense, moins je me souviens de ses traits. Ne m ’en restent, bien souvent, que des impressions liées à son regard, à ses paroles ou à ses attitudes.

« Non, je ne vois pas...- Ah ! J’ai donc tellement vieilli ! Je suis Hend.- Hend... Quel Hend ?- Le fils de ta tante, voyons ! »Tout de même, en d’autres circonstances, je n’aurais pas eu de mal à

penser qu’il était un proche : mes frères auraient-ils permis à un étranger de s’asseoir près de moi ? Je me confonds en excuses, tout en notant mon trouble, et les dégâts de l’absence dans mon histoire. Que sont devenus tous ces jours heureux passés chez ma tante, au milieu de mes cousins et cousines ? L’exil les a transformés en trous noirs, là, dans ma mémoire maintenant en ébullition.

Chaque fois que nous abordons une agglomération, je demande à Hend :

« Sommes-nous arrivés ?- Pas encore. » me répond-il, laconique.La route s ’étire, interminable.« Nous arrivons. Voici Tizi-Ouzou. » dit enfin Hend.Je ne reconnais ni l’entrée de la ville ni la grand-rue sur laquelle elle

donne directement. Le Rond-point, lui, n’a pas bougé, avec ses jets d’eau en marche (il y a de l’eau en cette saison), comme le bâtiment de la poste - du moins, ce qu’il en reste. Hend m ’explique que les manifestants y ont mis le feu lors des dernières émeutes dans la région. De jeunes gens fougueux... Ni étonnement ni indifférence. Une sensation de familiarité et d ’étrangeté devant ces immeubles dont il est impossible de dire s’ils sont anciens ou

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récents, devant ces trottoirs délabrés, ces rues exiguës, bondées de voitures et de piétons, les unes et les autres courant dans tous les sens, dans une pagaille, elle, assez familière... L’ensemble paraît... Comment l’exprim er?... Tout me semble à la fois vieux et neuf, tout est tellement bizarre, embrouillé, étrange, comme lorsque tu te réveilles d ’un long et profond sommeil. Je le sais pourtant, cette impression de bizarrerie, ce sentiment d ’incohérence n’a rien à voir avec ce pays qui mène sa vie comme il veut ou comme il peut. C ’est une affaire personnelle, un problème entre moi qui suis partie et l’autre moi-même qui est restée : l’une peine à reconnaître l’autre, comme si ce n’était plus la même personne, comme si les deux faces n’étaient plus celles de la même pièce. Est-ce bien encore- la même pièce ? La vie te change sans te demander si elle fait bien de changer ceci ou cela. Déjà, aucun jour n’est semblable à l’autre ; que dire alors des années ! Et cela fait dix-huit ans que je n’ai pas respiré l’air de ce pays.

Une véritable marée humaine nous attend à la Maison de la Culture Mouloud Mammeri. Je n ’en crois pas mes yeux. Frappant le cercueil de la main, je ne peux me retenir de lui dire :

« Nous te ramenons au bercail, Grand-frère ! Le voilà, ce monde que tu t ’obstinais à fuir toutes ces années, il est là, qui te cerne ! Et maintenant, comment fuir ? Où fuir ?... »

Délire... Ce qui se passe là me paraît tellement fou ! Les dernières années, il interdisait même qu’on parlât de lui, ou qu’on citât ses textes. Il ne voulait plus cautionner les fables et autres vaticinations des Berbéristes.

L ’ambulance s’arrête, la porte s’ouvre et, de nouveau, des dizaines de mains se saisissent du cercueil. De jeunes garçons me bousculent, me tirent en arrière.

« Que fais-tu là, toi ? Recule-toi !- Laissez-moi passer, c ’est mon frère qui est là-dedans ! »On s’écarte.

*

Cette salle de théâtre dans laquelle nous sommes maintenant, ç'aurait pu être une belle salle de spectacle, mais on y sent la négligence comme dans une maison mal tenue, une maison qui appartiendrait à tout le monde et à personne en particulier. Où est donc l’esprit lumineux de Mouloud Mammeri censé hanter cette « Maison de la Culture » ? Mais j ’exagère sûrement : est- ce bien le jour pour apprécier quoi que ce soit à sa juste valeur ? Aussi, comment voir en ces lieux autre chose que du vide, de la poussière, de la grisaille, de l’obscurité... Grand-frère, le dramaturge talentueux, le

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comédien admirable, l’amuseur public, le voici exposé sur une scène de théâtre ! Il joue son dernier rôle, avant que le rideau tombe sur sa vie, sur son visage. En bas, apparaît la longue file de ceux qui viennent le voir pour la première et dernière fois. Ils traversent la salle, montent sur la scène, jettent un regard à travers l’étroite ouverture vitrée du cercueil, et disparaissent de l’autre côté. Ce sont des hommes et des femmes, des jeunes en majorité, de nombreux étudiants, comme ces jeunes filles qui arrivent avec une couronne de fleurs. Des vieilles femmes aussi, dont les larmes et les gestes pathétiques m ’étreignent le cœur. D’un mouvement de la main, elles saluent la famille réunie d’un côté du cercueil et lui lancent la formule habituelle :

« A d ig Rebbi yegÿa-yawèti-d Ibafakka ! A wen-d-yeik Rebbi ÿÿber ! » (« Dieu fasse qu ’il vous laisse grâce et prospérité ! Dieu vous donne la force de supporter sa perte ! »)

Concentrée. Assise à un pas du cercueil, j ’observe le comportement de chacun avec la curiosité d ’un ethnologue. Je me sens presque détachée, comme absente, devant le spectacle dont Grand-frère enfermé dans une caisse est la cause, le sujet principal. Je parviens même, un instant, à me faire un peu oublier de mon chagrin quand un jeune homme brandit un appareil photographique - ce genre d’appareil à usage unique - et se penche par-dessus le cercueil. D’un bond, je me jette sur lui :

« A wer tawded ! » (« Puisses-tu ne pas parvenir ! »)Il se redresse, l’air embarrassé, bredouillant :« Excusez-moi... Je croyais... Je ne savais pas... »Comment pouvait-il savoir ? Le plus troublant n’est pas le geste en

soi, mais le sentiment que je m ’y attendais. Assurément, sur l’essentiel, nous sommes avertis, bien qu’il soit difficile de savoir par avance. Nous sommes prévenus tout de même, pour peu que nous soyons attentifs aux infimes signes émanant du mystère en nous. Tout dépend, ensuite, de ce que nous décidons de faire de cette obscure lumière en nous-mêmes, qui nous éclaire tandis que nous nous tenons en pleine nuit de nos lendemains. Mais chacun le sait : dans ce domaine, nos aïeux étaient plus dotés que nous le sommes dans notre monde réduit à lui-même au fur et à mesure qu’il perd de ses secrets. Nous, les « générations du quatorzième siècle », nous n’avons plus que nos rêves pour créer cette sibylline clarté grâce à laquelle nous nous retrouvons parfois, à travers nos labyrinthes intérieurs.

Là, brusquement, au moment même où je vois le jeune homme près d ’actionner son appareil, je suis prise par le rêve sur lequel je me suis réveillée ce matin-là, le cœur palpitant, l’esprit désemparé. Je pleure en me retenant de hurler à la mort qui s’est dévoilée. Qui pourrait comprendre ?

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C ’était un rêve limpide, un rêve véridique qui me montrait les événements à venir, ceux-là mêmes qui sont en train de se produire. D’abord, je voyais Grand-frère emmailloté dans un drap blanc et étendu parmi d’autres hommes, sorte de « fous », nombreux, eux aussi enveloppés de blanc et allongés les uns sur les autres. J ’essayais de le dégager en repoussant de tous côtés les corps amoncelés. II tenait ses mains fermées comme un nourrisson endormi. Ensuite, je le voyais dans la même position et, cette fois, des enfants marchaient sur lui, piétinaient son visage. Je tâchais encore de le sortir de là, je chassais les enfants en les frappant sur les jambes.

Je me suis forcée à noter ce rêve qui m ’inspirait un pénible pressentiment. Le soir de ce même jour, à dix-huit heures et vingt minutes précises, Grand-frère a rendu l’âme. 11 s’est éteint simplement, comme quand tu souffles sur une bougie.

*

Debout tout près du cercueil, je guette ceux qui semblent prendre la mort pour une syncope. (Ce qu’on dit des étourdis, des imprudents, des inconscients : Anes/as i s-qqaren i ¡mut! (Evanouissement, ainsi nomment- ils la mort !) La première scène de mon rêve s’est jouée à l’aéroport, lorsque ce groupe de jeunes gens a voulu prendre le cercueil, sans lui accorder plus d ’importance que cela, pour aller montrer le visage de Grand-frère comme un phénomène de foire. La seconde scène vient de se jouer avec ce jeune homme qui a essayé de voler l’image de son dernier visage. De son vivant, il refusait d ’être photographié. Et maintenant ! Maintenant, que peut-il contre le coup de pied de l’âne ?...

Il regardait les gens de notre pays comme des enfants. Non sans raison. Il les voyait comme ils sont. Ils se prennent souvent au sérieux, tandis qu’en eux-mêmes, ils manquent généralement de sérieux. De leurs épreuves, ils font des plaisanteries. Une habitude chez eux : ils se dépêchent de rire des adversités qui les frappent, et le pire s’en va comme il est venu. Ils oublient. Certes, rire peut être aussi une arme, un moyen plaisant de conjurer le sort. Mais en s’en tenant à cette conduite magique, ne risquent-ils pas de rester inconséquents et malléables, à la merci de n’importe quel énergumène aux projets douteux :

« Allez jeter des pierres sur les gendarmes ! Détruisez tous les édifices publics ! Qu’ils comprennent, nos ennemis, de quoi nous sommes capables ! »

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Et ils y vont, les « sauvageons », saccageant ce qui leur sert avec une violence enivrante, tandis que l’excitateur se tient à l’affût, dans la coulisse, pour, le moment venu, profiter des retombées de sa manipulation.

A y ulli inehher wayeçl Wa s lebyi, wa nnig lebyi

M i d-ikker yiw en yessetf A ten-imekken s imenyi...

(Brebis entraînées par d ’autres Qui de gré qui de force Quand paraît un enragé Il les envoie à la bataille...)

D’un autre côté, on peut comprendre qu’il en soit ainsi dans un pays où les deux tiers des habitants ont moins de trente ans. Un peuple jeune, même dans le pire, conserve une certaine désinvolture. Il est animé, ivre de vie, d ’espoirs et de rires en toutes circonstances. Là, autour du cercueil de mon frère, tout de même, je n’ai pas le cœur à supporter la légèreté. D’autres essayeront encore de voler une photo, alors que ce visage-là appartient désormais à l’Eternité. Comment peut-il être porté sur un vulgaire papier? Au grand jamais, je ne laisserai personne fouler aux pieds son visage ! Je veillerai sur lui jusqu’à ce qu’il soit à l’abri, dans sa tombe. Je suis comme une chienne aux aguets, près de bondir sur quiconque tentera encore ce geste impudent. Comme je me sens mal dans cette exposition du dernier visage de Grand-frère ! Mais que pouvons-nous répondre, mes frères, son fils et moi, à tous ces gens qui veulent le voir de leurs yeux ? Les bras croisés, la bouche crispée pour réprimer le cri dans ma gorge, je ne sens plus la fatigue. Voilà cinq jours que je ne dors pas et me nourris de rien. Les larmes coulent sur mes joues sans discontinuer, je ne les essuie même plus. Par moments, l’envie, l’idée me vient d ’aller... le réveiller! Oui, le réveiller pour qu’il arrête enfin toute cette mascarade autour de lui. Ce qui me retient d ’y céder, ces mots que je murmure à moi-même pour me cramponner à la réalité crue :

« Ton frère est mort, il n’est plus dans les événements. »Ah ! Je voudrais tant croire, moi aussi, que mourir c ’est comme

s’évanouir !Parfois, la formule de condoléances récitée, l’on me dit encore :« Il nous appartient également. 11 est notre frère, notre fils à tous... »

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Cette phrase, comment la supporter, elle en plus ? Je l’ai entendue plusieurs fois à Paris, au funérarium de la Maison médicalisée Jeanne Garnier, puis dans la Salle municipale de Saint-Ouen, lors de la veillée qui a suivi la levée du corps. Quelques semaines avant, par téléphone, j ’ai demandé à Mouloud de préparer nos autres frères :

« Il faut se faire une raison. Dis-le-leur bien, à Hamid, à Mohemmed et à Mhenna, il est notre frère, mais il appartient à tout le monde. Dis-leur que lorsqu’il allait sur ses jambes, il n ’était pas avec nous, et nous l’avons accepté. Maintenant qu’il va mourir, il va être plus proche de nous qu’il ne l’aura jamais été, et cela aussi, nous devons l’accepter. C ’est tout lui, cette contradiction et nous ne pouvons rien y changer. »

Aujourd’hui, je ne veux plus entendre tous ces gens me dire ce que je pense déjà. C ’est qu’il n’est pas n’importe qui ! C ’est que nous sommes issus du même ventre ! C ’est cette parenté, ce lien mystérieux qui hurle à la douleur, à cette douleur intime qu’il est donné à ses seuls frères et sœur d’éprouver. Alors, qu’il appartienne à tout le monde par son esprit, cela se peut bien ; mais par son âme, il n’a jamais eu qu'une famille. Il est mort en ma seule présence. Il a fermé ses yeux sur mon visage, enlevant un morceau de mon âme, et me laissant ainsi diminuée...

*

11 m’a attendue ce soir-là, pour m’envoyer un signe par son regard - son ultime regard : était-ce là un simple effet du hasard ? J ’ai beau me forcer, je ne parviens pas à considérer ce regard comme un simple réflexe du corps que l’âme va déserter pour toujours. Pourtant, comme ç’aurait été plus simple, tellement plus commode de s’en tenir à la réaction biologique ! Cet instant gravé dans ma mémoire, je le revis souvent. Il a eu la volonté d ’ouvrir les yeux, alors qu’il ne les avait pas ouverts depuis la veille. Et ces yeux qui ont croisé mes yeux, et ce regard qui s’est accroché à mon regard, ils étaient pleins de vie. Ils me disaient un dernier mot, une consigne, un conseil, un adieu fraternel, quelque chose qu’il ne voulait pas emporter avec lui et qu’il tenait à me transmettre.

Je n ’étais pas présente lorsque mon père est mort. Je n’étais pas présente lorsque ma mère est morte. Pourquoi suis-je là, présente, avec Grand-frère ? Il y a une logique, mais laquelle ? Je finirai par comprendre ! Je suis sur la bonne voie, celle qui mène à la source de toute compréhension. Je comprendrai pas à pas, en même temps que l’ordre des choses se mettra en place au fil des mots, suivant l’inspiration qui me guide. A quel moment, à quel rythme cette compréhension s’accomplira-t-elle ? Je l’ignore. Mais

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peu importe, cela n’est pas de mon ressort, comme me l’a soufflé Théodore M ’bemba. Il savait de quoi il parlait, lui si bien inspiré par sa tradition Lari. C ’est par elle qu’il m’a entendue, par cette longue tradition qui a formé son cœur et son esprit. Je lui ai raconté mes morts et leurs apparitions fréquentes dans mon sommeil ; je lui ai confié mes pensées et mes croyances, mes interrogations et mes angoisses. En guise de réponse, il m ’a raconté, lui aussi, ses rêves et ses inquiétudes, sa famille déchirée par l’exil et les guerres, ses croyances et ses rites. Et le résultat est là.

Essayer de comprendre pour se sortir d’affaire, se départir d ’une façon d ’être et de penser désastreuse, c ’est une démarche totale, dans laquelle la science apprise ne suffit pas. Voilà ce que mon ami congolais a validé en faisant appel à sa culture. L’air de rien, sans y réfléchir précisément, il a de plus infirmé les hypothétiques frontières entre les cultures, du moins entre lesdites cultures « traditionnelles ». Finalement, j ’ai admiré sa maturité dans sa tradition, la foi qu’il y met, la spontanéité avec laquelle il s’y réfère pour se retrouver dans chaque jour et clarifier sa vie, à l’extérieur comme à l’intérieur de lui-même. En cela, il ressemble à ses millions de frères et sœurs de l’Afrique noire ; cette Afrique à l’humanité foisonnante, aux richesses insoupçonnées, dans laquelle les hommes et les femmes continuent d ’entretenir avec leurs traditions des relations directes, confiantes et créatives. Les Kabyles devraient peut-être s’en inspirer, eux qui semblent se servir de leur culture ancestrale plus qu’ils ne la vivent. Ils la possèdent, cette culture, plus qu’elle ne les habite. Ils tendent à la traiter comme un slogan éculé, ou comme un objet de conflit, elle qui est avant tout un état d’être, une forme de pensée, une condition de vie passée, actuelle et future avec les siens et avec les autres. En réalité, n’en sont-ils pas à la délaisser, eux qui prétendent s’en soucier ?

Donc, disais-je, peu importe le moment où je comprendrai. Il me suffit d’être patiente. Je dois aussi rester attentive à ces liens qui s’imposent d’eux- mêmes, puisqu’ils ont toujours existé, agissant en dehors de ma conscience, participant de mon être, faits de la même matière que mon être. Ces liens, c ’est tout ce qui relie les personnes, les générations, les événements, le passé et le présent, ici et là-bas, les rêves et la réalité, les vivants et les morts, la vie et la mort. Il me faut écouter ces présences réconfortantes à mes côtés et, par-dessus tout, demeurer dans ce courant de la vie qui me contient et me dépasse.

Je comprendrai par nécessité vitale. De tout mon être. Il ne s’agit pas d ’intellectualité. C ’est plus large, plus pénétrant, plus complexe, plus douloureux aussi, mais il faut y aller. Il s’agit de chemin.

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A sani teirid, yenqes,Xuÿ$en ffaetac i sacrin.Fell-ani tetcuddu, tkerres,A nsi s-tekkid, maCCi syin.Tebbwed tüdi s iyes,Walakin, walakin...Hat an webrid yeftawin !

{Quoi que tu fasses, cela ne suffit pas Il manque dix-neufpour faire vingt Pour toi, tout se noue et se complique Tu n ’en vois pas l ’issue Le mal est profond,Mais...Voici l ’issue !)

Ces vers remontent à l’époque où Grand-frère « militait ». Peut-être y croyait-il alors, à cette voie de la révolte, la seule qui reste, pensait-il, quand ta vie devient trop difficile, tellement difficile qu’elle ne te permet même plus l’ombre d ’un espoir. Si leur acception incitant à l'activisme ne vaut plus, comme il le laissait entendre lui-même, ces mots n’ont pas perdu leur puissance signifiante pour autant. Aujourd’hui, je les redécouvre, ces vers, comme si mon frère me les avait adressés, à moi en particulier. Ils résonnent dans ma tête comme un vieux refrain qui prend tout d ’un coup un sens nouveau, son vrai sens : parfois, la seule ouverture possible, c ’est celle que tu cherches en toi-même. Quand tu es poussé à tes derniers retranchements, tu n ’as guère le choix : tu dois devenir toi-même l’ouverture, ou alors...

Mon frère, lui aussi, cherchait un chemin dans sa vie fermée de toutes parts. Il ne vivait pas, il survivait. Les dernières années, il était véritablement acculé. Il fallait l’entendre répéter, bien avant le naufrage :

« Pas d ’issue ! Rien. C ’est désespérant... »Certains jours, j ’avais l’impression qu’il lisait dans mes pensées,

lorsque, me tenant auprès de lui, je songeais à ces phrases de Fritz Zorn, dans Mars :

« Ce n'est pas ce que j ’ai vécu de pénible qui me chagrine mais que cela continue encore à agir, encore et toujours, encore et toujours, encore et toujours. Ce n’est pas le poids du passé qui pèse mais qu’aucune fin, non plus, ne se laisse entrevoir, c ’est cela qu’il est impossible de surmonter. »

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La longue file des visiteurs circule encore pendant des heures autour du cercueil. Beaucoup d ’hommes ne cachent pas leurs larmes. Dans ma tête, trottent ces vers d’Issa, le poète japonais :

Ne pleurez pas, insectes !Les étoiles, elles aussi, sont transitoires...

Je les murmure dans ma langue maternelle :

Ur ffrut, ay ibassucen !Ula d itran d ase ddi kan ...

Ces pleurs des hommes, ils me surprennent encore. Mes souvenirs ressurgissent et s’entrechoquent ; des flots de souvenirs, comme une digue qui aurait sauté. Us viennent encombrer mon esprit déjà troublé par les fragments de bien d’autres. Vers l’âge de treize ou quatorze ans, j ’ai vu mon père pleurer. Les hommes sortaient pour le cimetière le corps de Hsen, un cousin de Yemma, âgé de quelque trente-deux ans. Jusqu’alors, je croyais les hommes incapables de verser des larmes : à mes yeux, un mystère de leur nature. Ainsi va la parole, un mot entraîne l’autre... Chez les Kabyles, on se nourrit de cela aussi.

« M elm i ara nepvu awal ?... » (« Quand serions-nous enfin rassasiés de la parole ?... ») se demandent-ils, un rien innocents, après avoir causé des heures et des heures.

L’oncle Hsen semblait pourtant un solide gaillard, il travaillait comme un diable, dès quatre heures du matin, dans une boulangerie. Un jour, il est

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tombé malade. Six mois après, il n’était plus. Les gens n’en revenaient pas. Sa femme racontait qu’il était mort à cause de la farine. Les docteurs le lui avaient dit, les poumons et le sang de son mari en étaient tout remplis, de cette farine qu’il avait respirée tous les jours depuis des années.

Wrida At-Salem m’expliquait un jour :« Dans notre pays, les gens meurent d’un seul coup, comme un objet

qui se brise. De ce côté-ci de la mer, les gens meurent par une lente usure. Cela traîne, traîne... Ils meurent par pièces détachées. Ils vivent encore tandis que des parties d’eux-mêmes sont en fait mortes depuis longtemps. »

D’habitude, nous échangions nos idées sur les façons de vivre d ’« ici » et de « là-bas ». À présent, nous en étions à méditer sur les façons de mourir. Nous mûrissions. La prochaine fois que je la reverrai, ma vieille amie d ’exil, je lui dirai ceci : jadis, dans notre pays, les gens aimés de Dieu, eux aussi, mouraient d ’une mort soudaine, mais non comme un objet qui se casse ; plutôt comme tu passes d’un lieu à l’autre, en glissant d ’un monde à l’autre, sans douleur ni résistance. Ces êtres favorisés s’en allaient vers leur ultime destination comme ils avaient vécu, avec quiétude et humilité, intègres et entiers. C ’était des gens de bien, des hommes et des femmes qui vivaient le cœur clarifié, les mains ouvertes, la bouche fermée, le pas mesuré. De nos jours, leur espèce semble en voie de disparition, un peu comme ces vies animales et végétales étouffées par notre modernité débridée. Nous nous épuisons à conserver notre unité, tant nos vies se complexifient, se déployant sur plusieurs dimensions à la fois diverses, incohérentes et contradictoires.

Je disais... par mon père en larmes ce jour-là, j ’ai fait cette découverte ahurissante que les hommes, eux aussi, peuvent éprouver des chagrins qui ruissellent. Cependant, si les larmes des femmes me bouleversent et provoquent mes propres larmes, celles des hommes me dérangent et ne me donnent aucune envie de pleurer. La faiblesse des premières me rassure d ’une certaine manière, et je m ’y associe facilement : j ’y vois une grande force, une de ces forces cachées qui peuvent retourner le monde. La faiblesse des seconds m ’inquiète, elle m ’incite à me ressaisir dans les plus brefs délais. Vrai, quand les hommes en viennent à flancher, n ’est-ce pas aux femmes de prendre le relais ?

*Un homme fixe ses yeux sur moi. Il semble attendre là, à deux pas de

moi, derrière ses lunettes blanches, que je lui dise quelque chose. Son visage est triste, d’une tristesse contenue qui confère à ses traits une certaine grâce.

« Mhenna, c ’est toi ?

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- Oui. »Je ne l’ai pas reconnu tout de suite, mon plus jeune frère, celui que

j ’avais dorloté, porté sur le dos, amusé quand il était un petit garçon espiègle et adorable. Apparemment, il est resté tel que je l’ai laissé. Il a même gardé cette expression douce, un peu souffreteuse, qui, autrefois, me donnait l’envie de le prendre dans mes bras pour le consoler dans toutes ses peines de vingt ans. Pourtant, ce geste auquel j ’ai plus d ’une fois songé, je n ’avais jamais osé le faire réellement. Par simple pudeur. Et comme je le regrette ! Mais c’est ainsi : la culture kabyle semble avoir placé la pudeur partout où se tient l’amour, la tendresse, l’affection. En revanche, elle paraît tellement fertile en gestes injurieux et mots fielleux qu’on peut se demander si elle ne tend pas à favoriser la haine. Mais que veulent-ils donc, les Kabyles, prouver de cette façon ? Que cherchent-ils à éviter ? Que craignent-ils de ne pouvoir contrôler en eux-mêmes ? Et, surtout, comment peuvent-ils même espérer continuer de cette manière encore longtemps ?

Mohemmed me souffle :« Va t ’asseoir un peu. Moi, je vais surveiller ceux qui viennent avec

des appareils photo. »Il m’est impossible de m’asseoir. Et je ne peux expliquer ni à mon

frère cadet ni à personne d ’autre ce que je suis seule à savoir au fond : que Grand-frère, allongé là, dans son cercueil, accepte toute cette agitation autour de lui, sauf qu’on touche à son visage, la seule partie de lui encore « accessible ». Je devais donc vraiment l ’accompagner jusqu’au bout...

Déjà, des mois durant, je nettoyais ses mains après que de nombreux visiteurs les avaient tâtées, serrées, massées sans retenue, emportés par leur désir frénétique d ’être utiles ou de le toucher enfin, comme s ’ils cherchaient, par ces contacts volés, à lui prendre quelque chose, peut-être un peu de son aura, un grain de son intelligence...

Urgay mmutey...A sm i mazal-iyi yefidarœn-iw Jaami yella win i yi-issnen Tura m i mmutey D ew w ejn-iyi akw.

( J ’ai rêvé que j ’étais mort...Quand j ’étais vivantJamais personne ne venait me voirMaintenant que je suis mort

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Ils sont tous là, qui m ’entourent.)

Ce qu’il pouvait donner, il l’a donné sans compter, et sans rien espérer en retour. 11 suffit de l’entendre par ses cassettes de poésie et de textes lus, qui s’échangent et se vendent librement, comme si leur contenu n’avait pas d ’auteur : c ’est la vigne à mon oncle... ; taneqlef n webrid, win yasddan ad ixerref... (le figuier sur le chemin public, qui passe se sert et déguste...)

Je demandais, presque suppliante, à celui-là qui caressait son visage, l’embrassait, palpait ses mains et ses bras comme s’il examinait un cadavre :

«N e le touche pas, s ’il te plaît. Lorsqu’il se tenait sur ses jambes, te comportais-tu avec lui de la même façon ?

- Bien sûr ! Ma relation avec Mulj, c ’est spécial... »J ’avais du mal à imaginer mon frère se laisser « tripoter » de la sorte.

Combien m ’ont dit qu’ils avaient une « relation spéciale» avec lui, qu’ils avaient toujours été « en phase » avec lui ! Je suis toute disposée à le croire. Mais alors, qu’on m’explique pourquoi il était si seul, languissant dans le découragement, la déception, le désespoir ! Ce maudit cancer, tout de même, il n ’a pu l’atteindre, lui mon frère, qu’en se faufilant à travers le désert humain, froid et silencieux, qui l’entourait depuis de longues années.

Comme j ’ai souffert de le voir accessible enfin, sans pouvoir y remédier ! L’esprit primitif des Kabyles... Ils croient qu’il suffit de toucher la personne pour attraper ses qualités. Grand-frère, cet homme discret et, à la lettre, intouchable, a été mis en montre jour et nuit, offert à toutes les mains, amicales ou non. Mais qu’importent les abus des uns et des autres ! Maintenant qu’il s’apprêtait à franchir la dernière frontière... Adieu le monde ! Pleurent ceux qui m’aiment ! Se réjouissent ceux qui me détestent ! De toute façon, je manquerai aux uns comme aux autres !

Urgay mmutey...Ur ((akwiy ara Teggfen-d fell-i tafefÿadit Ufgen akw yizan-nni Sliy-asen m i zzenzunen Qqaren-as A h !... Ifuii-ay !Rrajiy !

(J'ai rêvé que j ’étais mort.

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Tout à coupIls ont je té une couverture sur moi Les mouches se sont envolées Je les ai entendues bourdonner Elles disaientAh !... Nous l ’avons perdu !Je rageais !)

Pourtant, il était estimé et respecté. Beaucoup l’aimaient vraiment, de cet amour étrange et profond réservé aux êtres d ’exception. À l’hôpital, la manière dont certains visiteurs s’empressaient autour de lui, leur attention au moindre mot qu’il prononçait, leurs gestes, leurs attitudes frisant la dévotion religieuse, tout me faisait parfois penser au spectacle d ’un ccix5 entouré de sa cour d'affidés. En fait, je le découvrirais plus tard, l’idée courait bien avant, et elle ne doit rien à une interprétation personnelle :

A Ccix Muhend-u- Yehya Nusa-d s nniyya A k-nçur d i tbutikt-ik A Ssaddaf a Lawliyya Harbet fell-as, di laenaya !

( Ccix Muhend-u- Yehya Nous venons sans arrières-pensées Te rendre visite dans ta boutique Ô Saints et Protecteurs invisibles De grâce, préservez-le !)

Avait-il conscience de son influence ? Je me suis souvent posé la question. Il n’avait cure, quant à lui, de savoir s’il pouvait influencer son entourage autrement que par ses réflexions d’homme de culture. Devenir l’objet d’un culte n’était sûrement pas son but : il fuyait les adulations comme on fuit la peste. Cependant, il en était arrivé à dire :

« Nous allons distribuer des amulettes. Au fond, il n’y a que ça de vrai ! »

5 Cf. note 2, p. 33.

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Et il en a donné, des amulettes - de vraies amulettes ! -, à deux de ses connaissances au moins, des hommes pour qui il avait de l’estime et de l’affection. Était-ce juste « pour rire » ? Cela se peut bien. Et l’on en riait autour de lui, comme on riait lorsqu’il suggérait :

« Nous devrions vendre aman n ccix (de l’eau « épurée » par un voyant-guérisseur). Nous allons en rapporter du pays, ou en produire ici, en France. Les gens ont besoin d ’espoir, et ils sont disposés à le payer le prix qu’on leur demande. Voyez le succès de Lfrag Mba sur Radio Beur ; il a appris à dire “Azul !” et les Kabyles de Paris lui font confiance ; ils le consultent sur tous leurs problèmes. »

On peut en effet y voir une de ses fameuses plaisanteries. Pour ma part, il m’avait quelquefois conseillé :

« Va allumer un cierge à Notre-Dame de Paris ! Tu verras, ça t ’aidera... »

Et moi aussi, je pensais qu’il se moquait de moi, malgré son ton des plus sérieux. Plus tard, j ’ai appris qu’il l’avait souvent fait, ce geste, lui qui faisait remarquer :

«Notre-Dame de Paris est un lieu puissant. Ce n ’est pas que des bondieuseries, il y a vraiment une force supérieure là-dedans... »

Comme il a demandé à le faire aussi, ce geste, dans la chapelle de l’hôpital. Au fil des jours, je le découvrais tel qu’il était véritablement. Pour l’avoir observé et écouté durant plusieurs mois, je peux affirmer qu’il était souvent en prière, et qu’il portait à part lui cette étrangeté sublime à laquelle Yemma devait sa personnalité complexe, marquante et tellement fascinante.

Yemma, elle, avait été initiée par un voyant-guérisseur réputé. Il devint son guide, et son protecteur, depuis qu’il l’avait révélée à elle-même en attribuant ses voix à des présences occultes désireuses de se manifester à travers elle. Après lui avoir mis une clef dans la main, il lui dit, devant l’assemblée des visiteuses qu’il recevait ce jour-Ià :

« Nous te donnons l’autorisation. Quand tu diras un mot le matin, le soir il se réalisera ! »

Mais Yemma avait dû renoncer à cette fonction de voyante- guérisseuse, par égard pour ses fils peu disposés à la suivre dans une voie où ils ne voyaient, eux, que des croyances désuètes, sans intérêt, et même, nuisibles dans certains cas. Cependant, le renoncement à sa vocation ne l’empêcha pas de conserver cette identité exceptionnelle, désormais acquise, et admise par les gens de la profession. Comme ce voyant-guérisseur à qui, un jour, elle rendit visite ; il l’avait reçue par ces mots :

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« Que viens-tu faire ici, toi ? Tout ce que je pourrai te révéler, tu le sais déjà. Et même, tu en sais sûrement davantage puisque, dans ces choses, tu me surpasses de beaucoup !... »

L’identité de voyante-guérisseuse était positive à plus d ’un titre. Ainsi reconnue, Yemma pouvait enfin vivre d ’une manière un peu plus paisible avec ses voix, s’accommoder avec elles : teffumlek (elle était possédée), voilà ce dont elle souffrait ; voilà tout ce qu’elle était en réalité. Cette identité représentait une issue, la seule, probablement ; une solution inespérée et singulièrement géniale, comme le sont généralement toutes les solutions ultimes, qu’elles soient, comme ici, le fait de tout un groupe et de ses croyances ou le fait de l’individu isolé : comment échapper à l’étrange et à l'inexplicable, sinon en l’acceptant sans réserve, en devenant soi-même étrange et inexplicable ?...

La médecine dite « moderne » fait-elle mieux ? Rien n’est moins sûr. Ou bien alors, il faut le démontrer, preuves à l’appui. Pour ce qui est de mon frère, je me demande s’il n’a pas finalement tenté de s’en sortir en empruntant la voie salutaire de Yemma. Je devais le penser tout au tond de moi, mais cela ne suffisait pas. Dans le contexte de l’exil, faute de l’accompagnement du groupe, la tentative était vouée à l’échec. Peut-être aurait-il pu se garder du cancer s’il était retourné vivre chez nous, au pays. Il aurait retrouvé pleinement notre culture et profiter du meilleur de ce qu’elle a conçu, souvent mal compris et dénigré par les siens mêmes, au nom de ce rationalisme obtus auquel se réfèrent certains. Savent-ils, ceux-là qui se croient au faîte de l’intelligence, que le rationalisme est discuté depuis belle lurette dans les sociétés mêmes où il s’est imposé comme principe de pensée ? Par « le meilleur de notre culture », je veux dire : ses possibilités réelles de surmonter l’insurmontable, de penser l’impensable ou d’offrir l’issue là où il n’y a plus aucune issue. N ’est-ce pas en cela, surtout, que réside toute l’importance des traditions, elles qui, par nature, ne sont jamais fermées ?

Par malheur, mon frère s’est refusé lui-même ces possibilités, et ce, peut-être dès le départ :

Zzehf-iw iffey tamurt A kken d im i yi-iwala.D Iqibla i-ger?an tabburt, riiy-d yer ddunit-a.

Deg wass-nni nek d ahebbey,Ssehsabey deg lemljayen.

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Ugadey teyzi n Iasmer,Sem m ebt-iyi ay iljbiben !

(Ma chance a quitté le pays Dès qu 'elle m ’a vu.La sage-femme a cassé la porte Et je suis tombé en ce monde.

Depuis, j e n 'ai que tourments Egrenant les épreuves Craignant longue vie,Amis, pardonnez-moi !)

En entendant pour la première fois ces vers, Yemma semblait comme pétrifiée. Ensuite, elle se mit à dodeliner de la tête, pleurant sans bruit, sans autre parole que la profession de foi articulée mot après mot, comme si elle ne pouvait que constater l’ampleur du désastre. Nous ne pouvions parler non plus, mes autres frères et moi (notre père n ’était déjà plus). Comme une voix d ’outre-tombe, cette voix de notre frère aîné parti depuis tant d ’années nous nouait la gorge. Quelques minutes après, nous riions, d ’un rire forcé, à des morceaux plus légers ou franchement drôles. Personne ne résistait à son humour (lui si mélancolique au fond !), à ses expressions hilarantes ou à ses personnages attachants, si familiers et si comiques. (« II nous faisait rire, m ’expliquait Chérif Si Ahmed, quand lui riait de nous. »)

À la fin, Yemma essuya ses larmes, puis elle dit :« A taqecci6. .. D’où a-t-il sorti toutes ces paroles ?... »Elle ramassa soigneusement les cassettes et elle les fourra dans son

giron.

6 Cf. note 1 page 17.

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Il n’y avait aucun mépris de ma part quand, à l’hôpital, je lavais le visage et les mains de mon frère après le départ des visiteurs. Je me devais de respecter ce qu’il était, tout comme je l’avais fait avec notre mère. Les dernières années, il portait dans sa poche un flacon d ’alcool à brûler. Il s’en servait pour se nettoyer les mains après avoir rencontré quelqu’un qui avait tenu à le saluer par une poignée de main. Il finit par ne plus offrir que deux doigts. Ensuite, même ces deux doigts, il refusait de les tendre ; la plupart du temps, il croisait ses bras et cachait ses mains sous les aisselles.

Il fuyait le monde, les contacts écœurant des mains ou des corps (dans le métro, par exemple). Et plus il fuyait, plus on cherchait à le toucher, plus il fuyait encore, traqué par... Yemma le disait : Grand-frère était « poursuivi ». Par quoi ? Par qui ?... « Yesea ttabaa » (« Il a [quelque chose qui le] poursuit »), cette expression décrit un état, la condition existentielle d’une personne qui ignore la paix de l’âme, comme si elle était harcelée par le mystère. S’agissant de son premier fils, Yemma était bien placée pour savoir comme il était tourmenté :

« Dadda-m yetfum lek... » (« Ton Grand-frère est possédé... »)Je sais - oh combien ! - ce à quoi elle répugnait, ce qui leur inspirait de

l’aversion, à tous les deux, sans compter les personnes malpropres, bien évidemment. Ce qu’ils prenaient soin d’éviter, Yemma et Grand-frère, c ’était surtout les êtres vasouillards, ceux-là qui ont cette façon inélégante de se tenir devant toi, de te parler ou de te saluer. Avec eux, c ’est comme si tu avais affaire avec quelque chose de visqueux, de désagréable jusqu’à la nausée. Rien ne tient debout chez eux, ni leurs paroles sirupeuses ni leurs gestes mous ni leurs regards ahuris ni leur démarche alourdie. Devant eux, et parce qu’ils ont justement tendance à te coller de plus près, tu n’as qu’une

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envie : les prier de se tenir loin de toi pour ne pas être infecté par toute cette mollesse, ces expressions huileuses, cette platitude rampante...

Voilà ce que n ’aimait pas Grand-frère. Et ce dégoût des contacts, il l’avait reçu.

« Je suis devenu maniaque, m’a-t-il avoué. Si tu veux savoir, cela fait des années que personne n’est rentré chez moi. »

Il ne m ’apprenait rien. Yemma, elle aussi... Du plus loin que je m’en souvienne, il y avait toujours quelque chose, des personnes, des lieux dont il nous était défendu de nous approcher ; nous devions retirer nos chaussures avant d ’entrer dans la maison, nous laver les mains à tout moment. Dans ses dernières années, elle repoussait quiconque voulait l’embrasser. Mais si c ’était une personne qu’elle aimait bien ou pour qui elle montrait quelque déférence, elle acceptait de lui tendre le bout des doigts. Ensuite, elle tenait sa main loin du corps, et elle la gardait ainsi tant qu’elle ne s’était pas lavée avec force savon.

Toutes ces manies, ces précautions continuelles, cette comédie autour de la propreté (et il nous arrivait d ’en rire, comme Yemma elle-même), cette comédie, donc, n’était pourtant pas une simple histoire de propreté. Ce qu’elle ne supportait pas au fond, c’était d’être prise dans des rapports abusivement, intempestivement proches avec les autres, quels qu’ils fussent. De cette manière, elle révélait, tout en les refusant, ces relations par trop étroites qui fondent le mode de vie kabyle. Yemma n’était pas seulement hors d ’elle-même ; elle était aussi hors de sa culture, tout en ne cessant de la représenter, cette culture, jusque dans ses principes qu’elle semblait caricaturer par sa pensée, par sa façon d ’être et d ’agir. Toute sa vie, elle aura tenu le monde à distance par crainte d’y sombrer corps et âme. Et comme elle devait se sentir seule dans ce « non-monde » où elle s’était retirée !

Or, voici son premier-né sur ses traces, qui ne paraissait l’avoir fuie que pour la reproduire telle qu’elle était, comme si elle survivait en lui. Oui, j ’ai souvent voulu lui dire combien il ressemblait à Yemma. Mais je redoutais sa réaction. Je craignais de provoquer chez lui une crise cardiaque, de l’achever par une remarque que j ’avais moi-même du mal à admettre, tant elle me consternait.

Chaque fois qu’il évoquait notre mère, toujours sur un ton courroucé, toujours pour la vitupérer sans jamais aller jusqu’au bout de ses pensées, l’envie me brûlait de lui répondre :

« Dis, n’est-ce pas ta mère aussi ? Sinon, d ’où sors-tu ? Que lui reproches-tu ? Parlons-en enfin ! »

Mais je me retenais, remettant la réponse à plus tard, lorsqu’il émergerait du gouffre noir où il se débattait. Plus tard, hélas !... Quand il y a

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une réponse, sors-la dès qu’elle se présente ou raye-la de ta tête. Un soir, sentant l’angoisse me submerger comme une déferlante, j ’ai osé lui rétorquer d ’une voix suppliante :

« Ça suffit, Grand-frère ! Elle est morte, elle n’est plus depuis des années ! Laisse-la, enfin, je t ’en prie ! »

Des mots en l’air, encore ! Puisqu’il n’y avait pas eu de mort. Elle existait toujours, cette mère-là, plus qu'on n’a jamais existé. Elle était toujours présente pour nous, et continuait à nous triturer, à notre insu. Je le nourrissais avec une petite cuillère. Déjà, qu’il était pénible, ce geste ! Pendant ce temps, lui ne désemparait pas de sa colère :

« Ta mère-là ceci... Ta mère-là cela... »Si au moins je comprenais ce qu’il disait ! Comme dans un horrible

rêve où tu perds tous tes sens, tous tes repères ; un rêve où tu ne distingues plus rien, et où tu te débats dans l’espoir de te réveiller pour échapper enfin à cette peur innommable qui menace de t ’engloutir. J ’avais l’impression qu’il s’acharnait contre moi, décidé à me faire tomber dans l’abîme, moi aussi. Je le dis à celui-là, un visiteur assidu, dans le couloir de l'hôpital :

« Veut-il m ’entraîner avec lui ?...- C ’est ton frère ! » me répondit-il sur un ton moralisateur.Croyant que je me plaignais du comportement de mon frère, il a

estimé bon de me rappeler qu’il s’agissait de mon grand frère et que je devais, de ce fait, tout endurer de sa part. Comme je l’ai détesté, cet homme qui ne se contentait pas d ’entendre mon désarroi - tout ce que j ’espérais de lui ! Je m ’adressais à l’homme de ma génération, à l’universitaire qu’il était, non à un aîné détenteur d ’une quelconque autorité « morale ». J ’étais déçue de constater que ses années d’études ne le rendaient pas tellement différent du dernier cul terreux de nos villages, là-bas dans nos montagnes les plus reculées, pour qui tout dans la vie n’est qu’une affaire de morale. Si encore ils pratiquaient réellement ces vertus morales qu’ils invoquent à tout propos, on les suivrait volontiers. Beaucoup sont ainsi dans mon pays : les connaissances qu’ils acquièrent ne les modifient pas foncièrement. Si bien que leur instruction a très peu d’impact sur leur milieu familial et social, lequel, renforcé par les indéracinables valeurs de la tribu (de la tribu fossilisée !), garde toute sa prééminence sur leur façon d’être et de penser. Mais je dois exagérer ici encore. Après tout, comment cet homme pouvait-il comprendre ?

Ce soir-là, je tremblais de tout mon corps, tout en essayant malgré tout de tenir jusqu’à la fin du repas :

« S’il te plaît, Grand-frère, A ha, lli axenfuc-ik.

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- Quoi ? Tu me dis d ’ouvrir ma gueule ! Axenfuc, c ’est la “gueule”, non ? Je suis un chien, maintenant ! $aliha y a Rebb/, çahha ! Ta mère-là... »

Il n’oubliait pas ses problèmes de traducteur. J ’en oubliais, moi, jusqu’à la bonne façon de parler dans notre langue. J ’aurais dû lui dire « imi- k » , mais il m ’était impossible de m ’en souvenir. 11 vociférait, s’agitant dans tous les sens, comme emporté par un mouvement incontrôlable. Il semblait vouloir me précipiter dans ce néant que je percevais parfois dans le regard de Yemma. Alors, comme dans un sursaut, j ’ai lâché la cuillère et j ’ai quitté la chambre à la hâte, chassée par un cauchemar que je croyais mort et enterré. Ça ne meurt pas, les cauchemars, ça ne s’oublie pas, et ça fait naître d'autres, inlassablement, indéfiniment !

Ma réaction était violente. Je réagissais non contre mon frère, mais contre l’angoisse qui m’oppressait. Je suis restée malade pendant plusieurs jours, le dos coincé, comme sanglé par des chaînes métalliques. Je ne pouvais plus bouger, ni lui rendre visite. Par la suite, j ’ai pensé : et si, en fait, il voulait que nous en parlions, de cela qui nous faisait encore souffrir ? Ou, simplement, m’éloigner de ce qu’il vivait? Après des semaines de radiothérapie, il paraissait vraiment en voie de rétablissement. Il remarchait, mangeait tout seul, faisait des projets... Il demandait même à reprendre là, dans sa chambre d ’hôpital, le travail engagé, des mois auparavant, dans l’atelier de traduction et d’adaptation littéraires qu’il dirigeait depuis quelques années. Avec moi, il retrouvait sa colère ; cette colère qui me livrait à la peur panique.

En réalité, il résistait encore au courant. Il refusait l’ordre des événements tel qu’il s’imposait en dehors de notre volonté, et dans lequel j ’étais appelée à jouer un certain rôle. Puisque nous jouons constamment un rôle, que nous en ayons conscience ou non, que nous soyons actifs ou passifs, consentants ou forcés. Non, il ne s’agissait pas de lui rappeler que moi aussi, comme notre père, comme nos frères, comme lui, tous nous étions seuls et démunis face à Yemma. Comment pouvait-il ignorer que nous avions souffert, nous aussi, de cette mère qui le hantait, et dont il se souvenait avec cette colère stagnante ? Je n’avais pas non plus à lui dire qu’il était temps de la voir enfin telle qu’elle avait été, cette « mère-là », de la laisser mourir pour de bon, et nous, de lui survivre en acceptant de lui reconnaître sa place dans notre histoire. 11 savait tout cela, sans aucun doute. Et donc, je n’avais pas à le lui rappeler simplement parce qu’il n’en était plus là. Nous n’en étions plus là. Nous en étions à l'achèvement de son destin - ce destin qu’il avait peut-être entrevu dès son plus jeune âge.

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*

Cet été durant lequel notre père travaillait à Tizi-Ouzou, Grand-frère vivait presque seul. Il était fâché avec Yemma, alors il s’était retiré dans la partie inoccupée de la maison. Un matin, profitant de son absence, je suis entrée là-dedans par curiosité. J’avais toujours été frappée par sa différence par rapport à mes autres frères. Je voulais voir comment il s’était installé, de quoi il se nourrissait, enfin, de quelle manière il se passait de Yemma. Sur une table, il y avait un réchaud à gaz ; à côté, une casserole contenant de l’eau encore chaude. J ’y ai goûté : c’était de l’eau sucrée, ce qu’il venait de boire en guise de café au lait. Comme j ’étais triste pour lui, tellement navrée ! Et aussi, pour Yemma, pour toute notre maison où chaque jour était une épreuve à souffrir.

Il y avait surtout des livres, des piles de livres dans tous les coins. Chaque fin d ’année scolaire, il obtenait le prix d ’excellence. Je revois encore notre père marchant fièrement à la suite de ses deux grands fils dont les bras sont chargés de livres reçus en récompense dans chaque matière. Mais à la maison, avec Yemma, cette réussite ne valait pas grand-chose. À cause des « ennemis », bien sûr. Ils n’existaient, ceux-là, que pour accroître nos tourments ou ternir nos joies. C ’était ainsi depuis toujours : si nous étions mauvais, les « ennemis » riaient de nous, et Yemma se déchaînait pour leur retourner leurs moqueries. Si nous étions bons, ils nous enviaient, redoublaient de méchanceté, et Yemma se déchaînait encore plus.

Je me suis introduite dans son domaine en tremblant, car il pouvait revenir d ’un moment à l’autre. J ’ai ouvert un livre posé sur le lit. Sur la page de garde, j ’ai déchiffré : « Nul n’est maître de son destin ». Cette phrase, tracée d’une écriture dense, semblait incrustée dans le papier. Ce qu’elle signifiait au juste, je ne pouvais le savoir, mais elle eut sur moi un effet marquant, bien que je n’eusse pas plus de neuf ans. Pour la première fois, j ’avais l’impression de le découvrir, ce frère étranger, de m ’approcher enfin de son « mystère ». Jusque-là, je le croyais libre comme le vent. Il avait toujours fait ce qu’il voulait et personne ne s’en plaignait, sa conduite ayant été de tout temps irréprochable. Cependant, il souffrait, ce que je commençais à comprendre par cette phrase énigmatique dont le sens allait se révéler au fil des ans. J ’étais seule à la connaître, cette phrase, et je la portais comme un lien secret entre Grand-frère et moi... ou, peut-être, entre Grand- frère, Yemma et moi.

Aux commencements, ce malheur originel, cette sombre histoire inventée par une petite fille (Yemma) pour justifier à ses propres yeux les événements tragiques qui avaient ravagé sa vie naissante, tandis qu’elle

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vivait au milieu des siens, n’espérant de leur part qu’une fausse pitié - cette pitié humiliante de gens sans noblesse d’âme, tout juste soucieux de plaire à Dieu ! Aux commencements, donc, cette sorte de « péché originel » qui rendait possible une vie en lui donnant un sens, tout en ouvrant la porte à bien des épreuves. Et c’est dans cette tragédie qui poursuivait son cours jusqu’à son terme que j ’étais conduite à jouer un rôle. Ce rôle ne devait pas passer par la parole explicative ou la raison savante. Il passait par le fait même que j ’étais la sœur, la plus proche de la mère - de cette « mère-Ià ». Désormais, ce dont il était question concernait les liens de parenté, la langue maternelle, l’héritage symbolique, la filiation, la mythologie familiale, la tradition... En un mot : ¡ ’ailleurs, là d’où vient le sens, comme l’écrit Jean Delumeau.

Comment se transmettent non les choses, mais les personnes ? Comment les êtres s’arrangent-ils pour exister longtemps après qu’ils sont devenus poussière ? Est-ce cela, aussi, qu’il me faut comprendre ? Comme me l’a rappelé Théodore M’bemba, la tradition ne serait avant tout, et essentiellement, que ceci : nous recevons et nous transmettons. Nous incarnons la transmission qui est sans début ni fin, voilà peut-être toute notre responsabilité, notre obligation en tant qu’êtres de culture. Cela veut dire que nous ne sommes jamais seuls dans cet acte primordial qui incombe à chacun ; nous sommes accompagnés des vivants et des morts, de ceux du passé et de ceux qui naîtront. C ’est bien ce qu’il convient de comprendre : comment fonctionne la transmission, cet acte douloureux et, au bout du compte, « heureux » aussi ? Est-ce là toute notre gloire d’êtres humains ? Est-ce là toute l’Enigme, au fond ?

Mon frère, lui, disait :« Il faut percer les secrets... »Sans doute avait-il atteint un niveau de compréhension extrême,

parvenu à une limite, un peu comme Icare s’approchant du soleil ou le savant moderne brisant l’atome. Il employait, lui, l’image plus triviale du vélo pour exprimer l’idée de la dernière limite, pour faire comprendre ce qu’est la ligne d ’équilibre, la position du juste milieu en toute chose, dans la vie matérielle comme dans celle de l’esprit :

« Ddunit am ubi lu : ma tinalecl akka af-¡eylicl ; ma tmaleçl akka af- (eylidl, » (« La vie, c 'est comme le vélo : tu penches de ce côté-ci, tu tombes ; tu penches de ce côté-là, tu tombes. »)

Ce qui l’intéressait : pénétrer l’impénétrable. Ce qui absorbait son esprit : l’ombre innombrable de la langue, l’étendue obscure des mots, les silences, les non-dits, les points de suspension dans le texte, les expressions

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énigmatiques de la vie, l’indicible... tout ce qu’il était lui-même, dans sa profondeur et sa complexité. De fait, parmi ceux qui l’ont côtoyé, qui peut affirmer en avoir fait le tour, le connaître vraiment ? Chacun peut tout au plus décrire telle ou telle facette de sa personnalité, cette personnalité dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’aura laissé personne indifférent.

Il se démenait pour parvenir aux vérités enfouies dans le magma de la langue maternelle, pour lui, langue de tous les dangers. Que de risques il aura pris ! En œuvrant dans cette langue, ne renforçait-il pas son enchaînement à ce qu’il voulait fu ir? Ne nuisait-il pas à lui-même ? Mais, vu la puissante vocation qui l’animait, pouvait-il faire autrement ? D’un autre côté, il est possible aussi qu’en se plongeant dans la langue maternelle, la maniant et l’étudiant sous tous ses aspects, il ait tenté d ’accomplir une réparation personnelle. Cela ne réduit en rien le sens sacrificiel de son œuvre.

Il se serait donc sacrifié. Et pour qui ? Pour quoi ? Comme il le criait lui-même, lorsqu’il était pris dans cette affreuse désespérance où il me semblait que toutes les disgrâces du monde venaient projeter leurs ombres. C ’est là mon sentiment vécu dans le contexte de la maladie mortelle. Car, en réalité, cette question du « Pour qui ? Pour quoi ? », il la posait souvent, à lui-même et aux autres. Elle traduisait sa rigueur intellectuelle, son goût pour la réflexion approfondie, pour la logique et l’efficacité, son souci de clarifier les tenants et aboutissants de toute action et, peut-être aussi, le besoin constant d’une maîtrise de soi et des événements.

Cependant, derrière cette rigueur louable à plus d ’un titre, il y avait un caractère intraitable et même, parfois, intolérant, une personnalité dure et raide. Qu’il était rigoureux, Grand-frère ! Rigide, roide, droit comme un pieu en acier trempé (physiquement et moralement), obstiné, opiniâtre, buté, immuable, sans concessions... Et il voulait que le monde autour de lui fût également droit, parfait, limpide, sans mensonges ni trahisons. C ’était son monde.

C ’était sa conduite : ne jamais se laisser aller ni baisser la garde ; toujours debout, la tête levée, les yeux ouverts face à la vie dans son ensemble, les dents serrées, le poing fermé. Enfin, et par-dessus tout, le courage en toutes circonstances. 11 fallait la sentir cette force, cette dureté dans son corps ! Lorsque je l’aidais à marcher dans les couloirs de l’hôpital, il me serrait tellement le poignet que j ’en avais mal plusieurs jours après. Cette étreinte en lui, je la sentais, je la touchais : on aurait dit un étau qui enserrait tout son être. Etait-il encore de chair et de sang ? Et cette force, était-ce bien la sienne ? La possédait-il vraiment ? Ou bien, était-ce elle qui le possédait ?...

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11 cherchait, Miihend-u-Yehya, à percer les opacités de sa langue maternelle, et ce qu’il mettait au jour, chemin faisant, c ’étaient les insuffisances de la société kabyle et de sa culture, son aridité, l’infécondité de son fonctionnement, à tous points de vue :

« AkabiCCu : ad izzu ftejfa, a s-imu lemlelj i wakken ur d-teftemyi ara. » (« Le Kabytchou : il plante un arbre et il y met du sel pour qu ’il ne pousse pas. »)

Il dévoilait la vision que les Kabyles ont d ’eux-mêmes, les dérèglements de leurs pensées et de leurs comportements, leurs aveuglements navrants, leurs illusions lénifiantes :

Les B fubfu iffaken aw ali wawaJ Uyalen am A t Tizi- Yebli Ifaezzihen i waçlu...

(Les brobro qui accordent de l ’importance a m mots Tels les gens de Tizi-Yebli Qui exultent devant le vent...)

J’en suis, quant à moi, à essayer de percer les abcès d ’une vie familiale, ceux-là mêmes qui l’avaient fait ce qu’il était, avec son émouvante fragilité, son immense sensibilité et son génie créateur. Je le dirai tout net : il est grand temps pour les Kabyles de mettre un peu de côté leurs ancêtres Imaziyen pour s’inquiéter davantage d’eux-mêmes, vraiment d ’eux-mêmes en tant que personnes. Ne le voient-ils pas : les abcès purulents couvés par des générations atteignent l’os ! 11 est urgent pour eux d ’ouvrir les yeux sur la réalité souterraine de cette culture qu’ils célèbrent à plaisir, excités par les joueurs de flûte et louangeurs professionnels de tout genre. Ils se doivent de prendre réellement conscience de ces vermoulures qui les rongent au-dedans, ruinant leurs dispositions à vivre les uns avec les autres, et de s’en occuper sérieusement au lieu de les masquer ilm endn waedaw, pour ne pas perdre la face devant P« ennemi ».

Puisque, de toute évidence, ils n’ont pas d’ennemis plus redoutables, plus sournois, qu’eux-mêmes. Qui sont-ils en effet, ces ennemis obsédants, sinon ces aspects ténébreux de leur culture qui se dérobent à leur

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conscience ? Ils refusent de les reconnaître, ces côtés troubles et inavouables d ’eux-mêmes, par faiblesse, par orgueil, par suffisance. Us les rejettent hors d ’eux-mêmes suivant le procédé antédiluvien dont usent tous ceux qui s’enferment dans l’illusion : celui du « vilain, ce n’est pas moi ; c’est l’autre ! » Et c’est ainsi que leurs images négatives réapparaissent à l’extérieur, méconnaissables, sous la figure des étrangers malintentionnés. Elles leur reviennent, ces images détestables d ’eux-mêmes, pour empirer leur confusion intérieure et les conforter dans leurs errements.

A y yur-k i wakken af-febnu ddunit-a !... (Que de temps il te fau t [attendre]pour que ce monde se construise /...)

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Percluse de chagrin, brisée par le déluge d ’émotioris, de sentiments débridés, de blessures réouvertes, de souvenirs ranimés, je veux rester vigilante, attentive aux gestes de chaque visiteur s’approchant du cercueil. La seule idée que l’on veuille photographier le dernier visage de Grand-frère me rend folle de douleur et de colère mêlées. Ils croient l’aimer, ceux-là qui cherchent à capturer l’image de ses yeux fermés ; tout ce qu’ils veulent au fond, c’est lui faire un sort comme on le fait à une chose... Quel sort indigne !

Voici l’oncle Akli, nous n’avons jamais eu d’autre oncle que lui. Je le reconnaîtrais entre mille. Il vivait à l’autre bout du pays et nous ne le voyions qu’en de rares occasions. Dans mon cœur, il tient une place à part. Aujourd’hui, j ’ai besoin de lui, sa présence me console. Il est un peu Yemma qui avait pour lui, jeune demi-frère, une profonde affection. Elle l’aimait d’une façon parfois étrangement polie, à d ’autres moments, presque maternelle, un peu comme si elle voulait remplacer la mère qui leur avait manqué à tous les deux. Je pleure encore à la vue de cet oncle qui me paraît surgir du passé, de notre passé, comme s’il n’avait pas sa propre vie et n’existait que pour nous. Je ne connais pas sa famille nombreuse.

Tant d ’images anciennes se précipitent dans ma tête, me rappelant une histoire pleine de tristesse et de larmes ; cette époque où je ressentais tout avec une incroyable intensité, sans rien y comprendre. Mais il devait exister de bons moments aussi, certains jours empreints de douceur et de rires, des instants de grâce où je n’éprouvais pas cette peur permanente d ’un drame imminent. Oui, ces moments ont dû exister, mais ils n’ont guère laissé de traces dans ma mémoire. Pourquoi gardons-nous le souvenir de nos souffrances ? Pourquoi de tels souvenirs pèsent-ils toujours autant sur le

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cœur ? Le temps, le vrai Maître : « seul Dieu est éternel » en effet. Einstein. L’heure animée de rires est plus rapide, plus légère que l’heure entachée de larmes. Comme nos vies qui filent sur la pente raide du temps, comme les printemps kabyles qui, à peine nés, disparaissent dans les chaleurs dévorantes de l’été. Je remue ma mémoire, farfouillant dans le fatras de mes souvenirs délabrés. Inexcusable, je suis ! J ’aurais déjà dû y mettre de l’ordre. Ce n’était pas de la paresse, non ; c ’était autre chose : je ne tenais pas à la retrouver, cette enfant nichée là, quelque part, en moi, avec sa figure effarée, sa peur de grandir, son désir de ne pas vivre, sa peur de mourir. Elle y est encore, toujours figée, toujours interdite devant le monde qu’elle découvre à travers le regard troublé de sa mère. Parviendrai-je un jour à l’apaiser, et même, à ... l’aimer ? 11 m’arrive de le rêver ces derniers temps. Si j ’y réussis, ce sera grâce à ma fille. Quand elle est venue au monde... Mais ça, c’est une autre histoire.

*

Un tout jeune homme proprement vêtu, au port impeccable, me regarde à travers ses lunettes fines. Il avance lentement.

« Bienvenue, Nanna Nadia..., dit-il enfin, d ’une voix timide.- Qui es-tu, toi ?- Ramdane.- Quel Ramdane ? »Mila intervient :« Nanna Nadia, même lui, tu ne le reconnais pas. Ayaaa !... »La dernière fois où j ’ai vu Ramdane, il avait six ou sept ans tout au

plus. Mila ouvre de grands yeux, étonnée par mon incapacité à reconnaître son frère. Comment peut-elle comprendre ? Mais peut-être finira-t-elle par comprendre. Il y a quelques mois, elle m’a téléphoné pour me dire qu’elle voulait venir en France continuer ses études. Je lui ai répondu que ce n’était pas le bon moment, et qu’elle devait de toute façon terminer ses études engagées à l'université de Tizi-Ouzou. C’est sûr, elle aussi, comme son frère, comme tous les garçons et les filles de leur âge, songent à s’expatrier.

Au début de l’autre siècle, les hommes kabyles émigraient par nécessité vitale ; ils partaient tels des damnés, la mort dans l’âme, emportant dans leur cœur toutes leurs peurs et une nouvelle, plus forte qu’aucune autre : celle de mourir en exil. Ils savaient les morts jaloux de leur territoire, eux aussi, autant que les vivants, voire plus - qui peut dire ?... Aujourd’hui, garçons et filles cherchent tous à partir, appâtés par l’abondance affichée de la France, de l’Europe, de l’Occident en général. Ils sont persuadés que la

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vie est plus facile de ce côté-ci de la mer. Ils ne voient pas qu’en succombant aux attraits des pays dits « nantis », ils vident leur propre pays de leurs espoirs, ils l’abandonnent à sa ruine. Surtout, comment leur expliquer, à eux qui n’ont pas encore assez vécu, que la vie n ’est facile en aucun lieu dans ce monde ?

Je parlerai à Mila. Je lui dirai ce qu’est la France pour nous autres, les « immigrés », les « fuyards », les « intrus », les « envahisseurs », les « sans- avenir-fixe ». Je lui parlerai de son oncle malade qui vacillait sur ses jambes comme un pauvre pantin désarticulé, levant les bras au ciel, et me lançant d ’une voix théâtrale :

« Voilà à quoi nous sommes parvenus ! C ’est tout ce que nous avons réussi ! »

À ces mots, mes yeux se sont remplis de larmes, et j ’ai esquissé un sourire. La scène était prodigieusement triste ; elle prêtait à rire aussi, d’un rire douloureux, comme si je m’étais trouvée devant un de ces « Mulj » dont il raconte les tribulations dans ses pièces de théâtre et autres textes. Il était ainsi lorsqu’il s’exprimait « normalement », je veux dire sans cette fichue colère qu’il puisait, en partie du moins, dans notre balluchon d ’acrimonies héritées de notre mère. Dans ses gestes, dans ses paroles, dans son allure, dans ses pensées, la même expression à la fois tragique et comique.

II avait de qui tenir ! Il m ’arrive encore d ’éclater de rire, et de pleurer en même temps, rien qu’en me rappelant les manières de Yemma, les noms dont elle affublait nos « ennemis », les injures ou les quolibets qu’elle leur envoyait pendant que nous parlions de choses sérieuses, comment elle se moquait de quiconque (y compris les siens) lui paraissant s’infatuer de lui- même. Mais ce n’était pas drôle. Oh non ! Il n’y avait rien d’amusant dans ce drame quotidien joué par Yemma. C ’était insensé, effrayant, abominable comme une œuvre... satanique !

Là, au milieu de sa chambre d’hôpital, Grand-frère dressait un constat d ’échec. En toute lucidité. Ai-je déjà dit comme il était exigeant envers lui- même avant de l’être envers les autres ? Il n’avait pas réussi, il en était conscient, et il me le criait. Dans un sens, il me donnait là, une fois de plus, une leçon de courage. Comment, en effet, le supporter sans fléchir, ce terrible sentiment d ’avoir tout « loupé » ? Il résumait en quelques mots son parcours d ’immigré, et moi, j ’aurais pu lui dire... à peu près la même phrase.

La France, notre France si décevante !Je répéterai à Mila ce que m’a confié Djamal, son cousin âgé comme

elle d ’une vingtaine d ’années, étudiant immigré depuis deux ans :« Au pays, je ne connaissais pas cette angoisse avec laquelle tu te

demandes : “Et demain, est-ce que je pourrai encore vivre ?” Chez nous, la

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vie nous est donnée totalement ; elle n’est pas une question, mais un don du Ciel. Ici, c ’est la question de chaque jour. Ça ne s’explique pas, il faut le vivre pour comprendre. Ce que j ’ai compris, moi, c ’est qu’ici, la vie ne va pas de soi, comme s ’il ne suffisait pas de l’avoir reçue pour vivre. C ’est donc ça, l’exil ?... Ou alors, ça tient peut-être à la manière de vivre des gens d ’ici ? Je ne sais pas... »

Djamal trouvera bien par lui-même la réponse. Quant à Mila, je lui expliquerai une des choses importantes que nous avons fini par comprendre, son oncle défunt et moi, dans nos vies d ’exilés.

« Tu perds ton temps. Ici, ils n’ont pas besoin de toi ! » me disait-il chaque fois que je lui offrais une de mes publications. (Pourtant, je le sais, il me lisait avec beaucoup d’intérêt.)

Cette appréciation ne me dérangeait pas ; mieux, j ’y souscrivais au fond, du moins, en partie : moi aussi, après plus de vingt ans de vie en France, je suis arrivée à l’idée qu’« ils n’ont pas besoin de nous ». Mais plutôt que d’accorder à cette idée la portée rédhibitoire qu’elle semblait avoir pour mon frère, je préférais, moi, la poser comme une question ouverte, un thème de réflexion susceptible d’intéresser ceux d ’ici de même que ceux de là-bas. Je m'obstinais donc. Que faire d ’autre, quand, suivant le mot d ’Albert Memmi, on est « à cheval sur deux langues » ? Je ne voulais pas renoncer à une voie qui m ’avait tant coûté...

Mon frère pensait que s’il avait quelque chose à dire qui méritait d ’être entendu, ce n ’était pas à ceux d ’ici qu’il devait s’adresser, mais à ceux de là-bas. (Et voilà, sans doute aussi, une des raisons qui l’ont amené à privilégier la langue maternelle dans son expérience littéraire.) Puisque, à eux seuls, ceux d ’ici semblent déjà pouvoir tout penser, tout dire, tout écrire. Parce qu’ils sont riches et puissants, ils tendent à s ’estimer également autosuffisants en matière de raison, de sensibilité, de philosophie. Aussi, pourquoi rechercheraient-ils les minces lueurs des autres, eux qui n’ont de cesse que leur propre lumière, tel un soleil perpétuel au cœur du ciel, ne rayonne dans tout l'univers ?

J ’essayerai d ’expliquer à ma nièce que les choses sont comme elles sont non parce que ceux d ’ici ne nous aiment pas (certains nous aiment sincèrement, j ’en suis convaincue), mais parce que, du point de vue de leur civilisation, ils n ’attendent rien de nous. C ’est là un fait notoire, tangible et indiscutable. Ils n ’ont besoin ni de nos intelligences ni de nos possibilités créatives. Ils peuvent se passer de nous, ils se passent de nous. Ainsi sont-ils faits ; eux-mêmes, en tant que personnes, n’y peuvent rien. D’une manière générale, nous les gênons en vivant à côté d ’eux, les côtoyant sans les pénétrer vraiment. Ils ne se lassent pas de nous transformer, mais ils refusent

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d ’être transformés par nous. Les changer, eux qui, depuis des siècles, s’évertuent à incarner le modèle de civilisation ? Quelle prétention, quelle arrogance de notre part ! Que sommes-nous à leurs yeux ? Des indigents, dans nos poches et dans nos têtes, des affamés de tout, des rescapés des siècles, pour toujours « en voie de... » De ce manque en nous, ils ont même réussi à nous persuader, au point que nous avons tendance à oublier cette vérité simple : que l'essentiel, nous le possédons, nous comme eux, comme tous les hommes de toutes les époques et de toutes les terres. L ’essentiel nous est donné dans notre langue ancestrale, comme il est donné dans toutes les langues qui animent ce monde.

Nous avons l’air de nous fréquenter depuis des générations. En réalité, ils ne nous ont pas rencontrés. On dirait qu’ils évitent de nous rencontrer, comme s ’ils craignaient de se découvrir en nous tels qu’ils ont été dans le passé, et tels qu’ils s’interdisent d’être désormais pour continuer à s ’abstraire de la condition commune. Ils ne veulent pas être simplement différents, autres parmi les autres de par le monde ; ils veulent être supérieurs. Peut-être refusent-ils de reconnaître en eux-mêmes cette conscience non contrôlable, cette raison hors du temps et de l’espace, cet ailleurs qui les hante, comme il hante tout un chacun, tandis qu’ils vont, depuis des siècles, à la conquête des espaces les plus reculés, les balisant, les clôturant, les orientant selon leurs désirs et leurs desseins. Une de leurs ambitions n'est-elle pas de triompher de la Méconnaissance primordiale, de ce Mystère nécessaire, de cette Ignorance indispensable à nos existences communes que nous autres, encore proches de ceux qu’ils appelaient, il n’y a pas très longtemps, « les Primitifs », nous situons hors de nos volontés et de nos pouvoirs, en dehors de nous, avant nous et après nous, mais qu’ils ont, eux, mise en ligne de mire de leur raison disséquante ?

Ils nous ont étudiés sous toutes les coutures, en commençant par nous nommer, comme si nous étions leurs créatures sorties tout droit de leurs cerveaux. Avec patience et ténacité, ils ont analysé nos us et coutumes, décortiqué nos pensées, défini nos goûts et nos aversions, décrit nos faiblesses et nos forces, dévoilé nos visages les plus secrets... Ils savent à notre sujet ce que nous ne savons pas nous-mêmes. Et ils l’affirment, la main sur leurs livres remplis de nos énigmes déchiffrées. Et nous n’avons d’autre choix que d’adhérer à leurs vues. Ou nous existons par leur regard qui a organisé le monde, ou nous n’existons pas. Nous sommes devenus transparents à leurs yeux. Nous voici nus, pareils au-dedans et au-dehors, vulnérables, sensibles au moindre choc, prévisibles dans tous nos gestes, dans nos sentiments les plus intimes, nos pensées les plus muettes. Ainsi réduits à notre moindre expression, comment pouvons-nous encore leur être

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d’une quelconque utilité ? Ils n’ont pas besoin de nous, et certains d ’entre eux le clament de plusieurs façons. Mais nous ne voulons pas les croire complètement, nous savons qu’ils se trompent. Eux-mêmes le savent et le reconnaissent parfois, quand ils se rappellent que nous n’avons, eux et nous, qu’un monde, un seul et même monde dans lequel tous, nous avons à apprendre encore comment vivre les uns avec les autres...

J’expliquerai... Non ! Je n’expliquerai rien à Mila. Allons, trêve d ’élucubrations, assez de généralisations non justifiées ! À quoi bon ? Ils ne t ’entendent pas non plus, ceux de là-bas. Les Kabyles, quand tu leur parles de la vie peu enviable des immigrés, ils te regardent comme si tu leur parlais dans une langue inconnue. Certains, la tête farcie d ’illusions, vont même jusqu’à te croire de mauvaise foi ; ils te prêtent des intentions suspectes, celle, par exemple, de vouloir les détourner de leur fortune qui les attend de ce côté-ci de la Méditerranée. Alors, tu te tais, tu gardes pour toi toutes tes méchantes réflexions, et tu pries. Tu pries très fort pour qu’ils comprennent enfin par eux-mêmes.

111/II

La file de visiteurs s’étire peu à peu. La foule, agglutinée des heures durant sur le seuil de la salle de spectacle, finit par se dissiper. Le jour décline. Il est temps de rentrer à la maison.

L’ambulance traverse la ville. Je reconnais le quartier des Cadis que les ans semblent avoir un peu plus enlaidi, les bâtiments grisâtres et imposants de la Wilaya et, à côté, la Cité Million où nous avons habité quelques années. Là aussi, le même linge séchant aux fenêtres, les mêmes tas d'immondices, la même ambiance joyeuse d’une population coriace et indécrottable, qui paraît avoir traversé les tempêtes sans rien perdre de son impétuosité. Pourtant, ces quartiers populeux ne ressemblent déjà plus à ceux que j ’ai connus. Tout a changé. Rien n’a changé.

Les fenêtres de la maison devant laquelle nous nous arrêtons sont garnies de barreaux métalliques, comme celles des maisons voisines, comme toutes celles des immeubles que j ’ai vus tout à l’heure. Des barreaux aux fenêtres, il y en a à tous les étages, du rez-de-chaussée jusqu’au dernier - le cinquième ou le sixième étage ! Signe des temps : l’inquiétude, la peur est partout qui s’étale, et les gens se protègent du monde extérieur qu’ils ont eux-mêmes créé. C ’était déjà un peuple maladivement cachottier, soupçonneux, qui se méfiait de tout, de lui-même surtout. À présent, ils se claquemurent ; ils s’enferment à double tour, se retirant en eux-mêmes comme l’escargot dans sa coquille.

En franchissant la porte de la maison, derrière le cercueil de mon frère, je suis prise par une émotion neuve. J’ai la sensation d ’une douce chaleur ; c ’est profond, presque agréable, et cela se mêle à ma douleur qui prend une nouvelle dimension, une puissance de vie. Je sens que là enfin, je suis chez moi. Là, je vais pouvoir donner libre cours à mon chagrin, à mes chagrins accumulés depuis tant d’années.

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On dépose le cercueil au milieu d ’un vaste salon, la tête orientée vers l’est, ainsi que le prescrit le rite. Je suis dans un état second, portée par le mouvement ambiant. Il y a du monde, beaucoup de femmes, des enfants. Mais ce n’est plus la foule des anonymes, ce sont les miens, des visages connus et aimés. Je m’abandonne dans les bras de Fazia. Voici ma tante. Elle me secoue comme pour me réveiller, déclamant d ’une voix autoritaire :

« Regarde-moi ! Regarde tout autour de toi ! Vois, tu n’es pas seule. La mort est pour tout le monde, jeune et vieux. Et moi, et ma douleur à moi qui ai pleuré deux êtres le même jour ! Malgré tout, je suis debout. Ne cède pas au chagrin, entends-tu ? Ton frère, c ’est toute la durée qu’il lui a accordée, et nous n ’y pouvons rien. Voilà comment tu dois penser, ma fille !...»

Ma pauvre tante ! C ’est à son malheur que je pense : il y a bien des années, elle a perdu son fils de seize ans. Il y a quelques mois, son fils aîné et son petit-fils de vingt ans sont morts au beau milieu d ’une rue, écrasés par une voiture. Qui a d it: « ...on nous raconte des histoires ! L ’amélioration des conditions de vie, le confort, le progrès... Nous sommes cernés par le danger, à chaque seconde... » ? Je crois que c’est quelqu’un qui, à la fin, s’est jeté par la fenêtre. Je ne vois pas Da Ferhat, le mari de ma tante. J’apprends qu’il est alité depuis des semaines, usé par la maladie, miné par le chagrin, souffrant de survivre à ses enfants et petits-enfants.

Malha, ma cousine, m’enlace, joignant ses pleurs aux miens :« Et moi qui ne l’ai pas revu ! Je n’ai même pas pu voir son visage, le

visage de mon fils adoré ! »Je ressens sa douleur de mère.« Je sais, Malha, je sais combien c’est difficile... »Je n’ai pas d ’autres mots pour elle. Sa blessure est encore ouverte - se

fermera-t-elle jamais ? L ’an dernier, son fils aîné est revenu dans un cercueil scellé, lui aussi. Comment imaginer ce petit garçon timide, poli, sage comme une image, parvenu au terme de son existence à trente-deux ans ? Malha la douceur même, si attendrissante, si gaie autrefois ! Plus tard, devant la tombe de son fils, elle m’explique, pleurant toutes les larmes de son corps :

« Nous l’avons laissé émigrer, il est parti rejoindre ses oncles au pays des Anglais. Il avait terminé ses études. Il travaillait. 11 venait d ’acheter une maison. II nous avait annoncé au téléphone qu’il allait rentrer pour les vacances d ’été. Nous étions heureux, tellement fiers de lui ! Dis, c ’est ça, la vie ? Dieu me pardonne, pour Lui, les affaires sont claires ; nous, nous endurons. Crois-le si tu veux, je n'espère plus rien. Mon cœur est comme mort. Il bat dans le vide. Tout est terne, rien n’a plus aucun goût. Mon fils

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sous terre... comment l’accepter? Comment supporter chaque jour qui se lève ?... »

*

Suis-je vraiment là, présente ? Rien ne me paraît réel. Confiante, je me suis éloignée du cercueil. Je ressens comme un sentiment de sécurité. Alors, je me laisse aller tout à mon chagrin. Je vais sans but, passant d ’une pièce à l’autre, dévisageant une personne après l’autre et recherchant dans mes souvenirs quelque chose d’elle. J’erre dans ma mémoire confuse comme dans un paysage bouleversé par un ouragan. Je cherche... un peu comme en ces lointaines années, lorsque je revenais d ’Alger, après quelques semaines d ’absence. Sitôt arrivée, je me mettais à fouiller les moindres recoins de la maison, ouvrant les armoires, tirant les tiroirs, soulevant les couvercles...

« Que cherches-tu, enfin ? disait Yemma. Tu ne trouveras rien d’autre que ce que tu as laissé. Dis-moi ce que tu veux, je vais te le donner avant que tu ne mettes la maison sens dessus dessous. »

Si seulement je savais ce que je cherchais avec ce violent sentiment de privation ! Curieusement, Grand-frère avait le même comportement, comme une sorte de rituel qui marquait chacun de ses retours. Et Yemma le laissait faire, lui. Parfois, il apparaissait vers la mi-journée, passait quelques heures à fureter dans la maison, jetait un œil critique sur nos cahiers, les miens et ceux de nos jeunes frères, puis il repartait comme il était venu. Un jour, ce fut différent. D'abord, il était arrivé avec une grosse valise. Ensuite, sa visite durait plus longtemps que d ’habitude, trois jours, peut-être quatre, ce qui nous intriguait ; ce qui nous déplaisait aussi, à cause de la télévision que nous ne pouvions alors allumer. Il en avait une sainte horreur, de cette machine ! (Tout de même, il l’avait regardée une ou deux fois, en réprimant ses rires devant les clowneries et autres gags de Laurel et Hardy). Enfin, il semblait moins silencieux. Il prenait ses repas avec nous, parlait, plaisantait même, et cela aussi nous rendait perplexes. Un matin, nous le vîmes prendre sa valise.

« Je m’en vais en France ! » dit-il à Yemma.Il se produisit alors quelque chose que je n’avais encore jamais vu :

Yemma prit le visage de son premier fils dans ses mains et elle l’embrassa longuement sur les deux joues. Et lui, tout cramoisi, l’embrassa également. Puis elle lui dit :

« Riili a mmi, ad ddun Rcbbi d Ssaddaf y id -k ! Fkiy-ak lhiba Ihepna ! A nsi tekkid (-(afat ! » (« Va mon fils, Dieu et les Saints-gardiens

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t ’accompagnent ! Je te confère charisme et dignité ! Où que tu passes, la lumière sera ! »)

Il sortit, suivi par notre père et nos deux jeunes frères. A la gare routière, avant de monter dans le car qui le conduirait à Alger, il remit à Mohemmed et à Mhenna un paquet de photos d’identité prises à différentes époques.

Il me semble que Yemma pleurait après. Nous étions à mille lieues de penser que nous ne le reverrions pas avant plusieurs années. Lui non plus, il ne devait pas le penser. Quand tu veux aller vers l’inconnu, tu ne tournes pas les yeux sur les traces de tes pas ; tu regardes droit devant et tu y vas. Grand- frère, lui, y est ailé. Et les années, et les décennies ont passé, creusant son absence, amplifiant ses frustrations, aiguisant sa réceptivité aux maux des hommes, acérant son verbe pour les dire.

Am an b-bwedfel Aman b-bwedfel Annay a kra yeffuden Ala win iùùa lebhef...

(Eau de neigeEau de neigeOh ! Tous les assoiffésTous avalés par la mer...)

*

Le sous-sol a été réaménagé pour la circonstance ; les femmes s’y affairent, jabotant comme de coutume. Sur de grands fourneaux à gaz posés à même le sol, elles préparent des crêpes, du couscous, du café, du thé, les mets indiqués pour un repas funéraire. Je remonte dans la cuisine où d’autres femmes, jeunes et vieilles se sont regroupées, laissant aux hommes le grand salon et la salle à manger attenante. Je m’habitue à l’idée que je suis bien dans mon pays, dans ma famille. Mon exil que j ’ai voulu, d’ici, je vois mieux tes ficelles et tes mirages ! 11 suffirait de quelques semaines pour ressusciter ma vie disparue. L’absence est réparable sans aucun doute.

Cette jeune femme qui avance vers moi... je crois la reconnaître malgré son foulard porté avec élégance. Il lui sert à cacher ses cheveux, m ’expliquera-t-elle plus tard, en me les montrant, ses cheveux tout blancs. La belle chevelure noire de ma cousine ! Qu’est-ce qu’elle a souffert, elle, en

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plus de la perte de ses deux frères et de ses deux neveux ? Là, c ’est bien elle, ma cousine Yamina, mais au lieu de son prénom, je prononce celui de son frère à qui elle ressemble comme deux gouttes d ’eau, Makhlouf qui vit en Angleterre depuis une trentaine d ’années, comme son autre frère plus âgé. Yamina... la nièce préférée de Yemma. Elle porte le prénom de ma grand- mère maternelle, la sienne donc, aussi. Je la dévisage longuement. Puis, je lui demande :

« Yamina, dis-moi, et Yemma-là, où est-elle ? »Elle recule, comme effrayée, et murmure :« Ta mère... Ah ! Nadia... »Mais je n’entends plus Yamina. Je n’entends plus rien, sinon ce long

cri funèbre enfoui en moi depuis une éternité. Comme s’il attendait ce jour, il se libère, monte, s’élève peu à peu pour recouvrir les voix aux alentours. Il me submerge, me broie, me soulève dans une sensation de douleur extrême :

« Anda tellid a Yemma ? Yemmut Dadda... » (« Où es-tu, Yemma ? Grand-frère est mort... »)

Et c ’est comme si le monde entier s’était évanoui dans un vertige irrésistible ; comme si je me tenais sur le plus haut sommet du Djurdjura, et m’adressais au Ciel pour lui demander la raison de toutes ces souffrances. Je hurle à perdre haleine sans pouvoir rien retenir au-dedans, entraînée par un courant irrépressible, devant les yeux l’image de Yemma me regardant partir.

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Ce jour-là, sans le savoir, Yemma voyait bien au-delà de l’instant présent. C ’était tout clair en elle. Tant de larmes, ce n’était pas à cause de mon départ. N ’étais-je pas faite pour partir ? J’étais vouée à l’absence dès la naissance, nous le savions toutes les deux. Yemma percevait ce que moi, je croyais être ma révolte. Car, contre qui, contre quoi me serais-je révoltée ? Contre elle ? Contre ses souffrances ? Je l’ai dit : ces souffrances, je les avais toujours accueillies, acceptées comme un don, reçues comme un dépôt sur lequel je devais veiller. J’étais sa fille unique : à qui d ’autre les aurait-elle confiées ? Et puis, à la réflexion, ce n’est pas différent des gènes : tu ne les tries pas en les recevant. De même, tout ce que Yemma me donnait, je le prenais.

Elle me l’avait dit, peut-être lors de cette dernière visite précisément :« Oh ! Ma fille... Un jour, tu reviendras ; moi, je ne serai plus là. »Je m ’efforçais de ne pas prendre au pied de la lettre toutes ses paroles.

Je ne pouvais l’entendre davantage, elle qui semblait me pousser à partir et à rester, à mûrir et à demeurer la petite fille apeurée qu’elle avait formée de sa sensibilité excessive et douloureuse. A l’écouter, je me sentais encouragée à vivre et à ne pas vivre. Et moi, j ’étais prise par ma propre vie ; je voulais m’adapter à l’exil. Comme si se trouver entre deux mondes était une existence sûre et durable !

 sa manière, Yemma savait, ce jour-là, que c ’était la dernière fois que nous nous voyions. Elle me transmettait son pressentiment ; elle ne cherchait pas à me retenir pour autant. Avait-elle jamais voulu me retenir ?

« Va, ma fille, tâche de t’en sortir ! » me disait-elle souvent.Elle me poussait. Je devais m’en sortir par mes propres moyens, ce

qui, pour elle, voulait dire : se débrouiller pour ne pas subir son sort ; pas

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seulement sa piètre condition de femme dans une société plutôt injuste avec ses femmes, mais aussi sa condition d’être humain réduit à l’extrême pour ne pas mourir. Le seul et véritable défi, la grande affaire, le vif de la question, c ’est de vivre : tel est peut-être un des plus forts enseignements que j ’ai reçus d ’elle. « Enseignements » ? Â vrai dire, elle ne m ’enseignait rien. Il me suffisait de la regarder : elle vivait avec constance et obstination, avec cette inébranlable patience dont je désespérais d’avoir une once. Elle était ainsi, même envers « ceux » qui la torturaient de leurs voix.

Elle m ’avait toujours encouragée à partir. D'abord, pour Alger. C ’était la première fois où je quittais la maison. Je revins au bout d ’une semaine, pourchassée par mes peurs insensées. Yemma m’ouvrit la porte. Sans un mot, je jetai ma valise dans un coin, puis je me précipitai dans une chambre pour m’abattre sur le lit et pleurer tout mon soûl. Il n’en fallait pas davantage pour la plonger dans la panique :

« Que t ’arrive-t-il, ma fille ? Qui t ’a fait du mal ? Qui as-tu rencontré ?

- Rien, Yemma, il ne m ’est rien arrivé du tout, et je n’ai eu affaire à personne. Je ne veux plus étudier. J’ai assez étudié !

- Quoi ? Tu as assez étudié ! me dit-elle d’un ton ironique. Il n’y a de dieu... Alors, puisque tu es suffisamment instruite et que tu peux tout comprendre, reviens donc à la maison. Viens t’enfermer avec moi entre quatre murs, après t ’être donné tant de mal toutes ces années ! »

Et elle retourna à ses corvées. Je l’avais observée pendant qu’elle se moquait de moi, me jaugeant de ses yeux foudroyants, hochant la tête, une main soutenant le menton, l’autre sur la hanche. Je l’avais entendue, alors qu’elle me tournait le dos :

« Que vais-je en faire maintenant, de cette maudite fille ? ... »Je ne pleurais plus, une fois encore frappée par sa fermeté, par son

aplomb, par cette rage d’être, cette faculté de discernement dont elle faisait preuve dans certaines situations. Elle ne m ’avait même pas demandé les raisons pour lesquelles je ne voulais plus aller à l’université. Pour elle, l’important c’était les études, et rien d’autre.

Mes raisons... oserai-je encore les avouer? Je venais de passer six jours à la Cité universitaire de Ben Aknoun, au milieu de plusieurs centaines de jeunes filles et j ’en étais complètement bouleversée. Ce fut un véritable choc pour moi, plus familière du monde de mes frères que de celui des femmes auquel Yemma, tout occupée par ses « ennemis », avait manqué de m ’initier tant soit peu. Comment aurais-je. pu lui expliquer que j ’avais peur de vivre avec les filles de mon âge ? Elle aurait éclaté de rire, de ce rire impitoyablement sarcastique qui ouvrait le sol sous mes pieds. Elle savait s’y

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prendre, Yemma, pour t ’asséner de ces paroles corrosives, de ces remarques qui te cassaient, t ’aplatissaient, te réduisaient à rien.

Là, devant cette grande Dame qui méprisait la médiocrité et la pleutrerie, j ’éprouvais de la honte à me montrer hésitante face aux expériences nouvelles que m ’offrait la vie. Deux jours après, je repris ma valise.

*

Yemma devinait sans doute aussi le destin de son premier fils, elle qui terminait ses prières quotidiennes par cette supplication :

« Dieu, fais que je parte avant. Puissé-je ne pas être là. »Avait-elle été prévenue dans le secret de son âme ? Certains jours, elle

invectivait contre ses « ennemis » avec plus de véhémence que d ’habitude. Elle s’adressait aux murs ou au plafond, allant d ’un coin de l’appartement à l'autre dans une agitation telle que je me sentais entraînée dans son angoisse sans fond. Mais je réagissais et, comme tous les jours, j ’essayais de la calmer :

« Yemma, écoute-moi, je t ’en prie. Il n ’y a rien.- Quoi ? Il n’y a rien, dis-tu ! Tu ne les entends donc pas ?!... Ma fille,

tu es sourde !Elle parlait d ’une manière si persuasive que je doutais de mes oreilles.

Alors, j ’écoutais. Rien. Je n’entendais aucune voix, il n’y avait nul « ennemi » aux alentours. Souvent, la voisine incriminée n’était même pas chez elle à ce moment-là, puisqu’elle travaillait, mais je me gardais bien de le dire à Yemma : elle m’aurait immédiatement mise dans le camp adverse.

« Qui te parle ? Qu’est-ce qu’ils te disent ?- Ce qu’ils disent... Qu’ils n’atteignent pas leurs objectifs ! Je m ’en

remets à Dieu et aux Saints-gardiens contre eux. Qu’Il leur envoie de quoi se distraire pour qu’ils nous oublient enfin ! Ce qu’ils me disent... »

Et elle s ’emballait de nouveau. Parfois, d ’une voix basse, après avoir fermé portes et fenêtres, se forçant à dire l’inconcevable, elle consentait à me répéter ce qu’elle entendait :

« Elle me dit (ou ils me disent) Ton fils-là qui est en France, ils l’amèneront dans une caisse. Vois où ils en sont, les ennemis de Dieu ! »

Comment pouvait-elle rester sans réaction face à de telles « menaces » ? Et d ’où venaient-elles finalement, ces abominables « menaces » ? Depuis toujours, elle était habitée par quelque chose qui la dépassait, qui nous dépassait, nous rendait la vie invivable. Elle se tenait à une échelle supérieure, dans un monde à part, sans renoncer tout à fait à

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celui qui l’entourait. Une partie d’elle-même était devenue étrangère, qui la faisait accéder à cette expérience du monde où il n’y a plus de limites, plus de temps, plus d ’obstacles à la perception.

J’essayais encore de l’apaiser, malgré le trouble qui me saisissait :« Ce n’est que des mots, Yemma. Il n ’y a rien, il n ’y aura rien, n’aie

pas peur. »Ce n’était que des mots, en effet. Mais comme elle ne vivait plus que

dans l’univers des mots, alors, ces mots étaient une réalité pour elle. Ils constituaient toute sa réalité, celle qu’elle vivait seule, qu’elle percevait, qu’elle pensait ; celle dont elle souffrait.

Ce n ’était que des mots, vraiment ; des mots que j ’entendrai plus tard chez deux vieilles mères au moins, qui enduraient, elles aussi, les mêmes affres de la possession (combien sont-elles, aujourd’hui encore ?) Pourtant, son fils à elle, Yemma, son fils de France, il a bien fini par être amené dans une « caisse » !

*

Lorsqu’il a été transféré de l’hôpital à la Maison Jeanne Garnier, il ne parlait déjà plus depuis une quinzaine de jours. Comme possibilité de communication, il n’y avait plus que la nourriture. Je lui parlais sans arrêt ; lui ouvrait la bouche, l’air de dire :

« C’est tout ce dont je suis capable... »Inspirée par un espoir fou, je me suis interrogée : et s’il en était à

renaître ? Et s’il en était à redevenir un nourrisson qu’il faudrait materner ? Et s’il fallait maintenant le traiter, l’aimer maternellement? Cependant, je me sentais incapable de tenir le rôle de cette « mère-là ». Comme par hasard, j ’ai retrouvé les cassettes dans lesquelles j ’avais enregistré Yemma me racontant son histoire, sa propre histoire. Alors, je me suis dit : « Eh bien, voilà ! Elle peut être là, présente auprès de lui, en personne ! »

J’ai donc décidé de lui faire écouter ces enregistrements - un notamment, dans lequel Yemma racontait sa naissance, à lui, Grand-frère. Sa voix, ses larmes trahissaient les émotions, encore intactes, de ces jours qui avaient vu naître son fils aîné. Et elle concluait son récit par ces mots :

« Tu vois comment il est, ton Grand-frère...- Comment est-il ? Qu’est-ce qu'il a ?- Je ne sais pas. Comment dire... Tu vois bien ! me répondait-elle, un

peu agacée. C ’est tout ça, tout ce que je viens de te raconter. »Ce n’était pas ma curiosité insistante qui irritait Yemma. Elle voulait

vraiment m ’expliquer comment Grand-frère avait été affecté dès le début. Ce

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qui l’irritait, c ’était de ne pas trouver les mots, de ne pas pouvoir tout expliquer. Le plus frappant, c ’est qu’elle en parlait de ce fils, comme s’il était là, tout proche, présent parmi nous et qu’il l’entendait. Se sentait-elle coupable vis-à-vis de lui ? Mais des parents parfaits, qui en connaît ? En revanche, il existe un genre d’êtres, on les dirait moulés dans la souffrance même. Yemma et Grand-frère étaient de ceux-là.

En plus de ces enregistrements que je lui faisais entendre quand nous nous trouvions seuls, j ’ai collé sur le mur une photo de Yemma de façon qu’il l’eût constamment sous les yeux. En voyant cette photo, un visiteur m’a fait un tas de reproches. Je convoquais les morts, ce qui n’était pas bon, disait-il ; et aussi, je voulais (jliscuter les décisions de Dieu, alors que le mieux était de se soumettre à ce qui était écrit... Pendant quelques instants, j ’ai douté de mes initiatives. Certains, lorsqu’ils te parlent du bon Dieu, arrivent à te persuader qu’ils sont Ses représentants sur terre. J ’ai fini par lui répondre :

« Cela n’a rien à voir avec les décisions de Dieu. Je sens que c’est ce que je dois faire. Tu ne peux pas comprendre, et je ne peux pas t ’expliquer non plus !

- Alors, fais selon ce que te dicte ton cœur. 11 ne t ’en voudra pas d’agir selon ton cœ ur... »

Et j ’ai fait.C ’était une photo d ’identité agrandie, prise quelques mois avant sa

mort. Yemma y a la tête nue, les cheveux teints au henné. Ses traits ont conservé leur dureté malgré la lassitude qui les marque visiblement. Elle porte des lunettes derrière lesquelles apparaît son regard sombre, austère, et distant, comme si, jusqu’à la fin de son existence, elle n’avait cessé de voir le monde de loin, et peut-être même, il faut le reconnaître, un peu de haut. (Pourtant, elle avait un ascendant certain sur son entourage, hommes et femmes. De son charisme tout singulier, se souviennent encore, des années après sa mort, ceux et celles qui l’ont connue.) Chaque jour, en passant devant son image, je lui adressais cette prière :

« A Yemma, yiw en wudem-nwen. D i lasnaya-m, semmeh-as, serrer­as. Yefwa-tent, ula d netfa !» (« Mère, vous avez le même visage. Je t ’en prie, pardonne-lui, lâche-le. Il a tant enduré, lui aussi ! »)

Je ne me rappelais pas encore l’affreuse réalité qu’elle avait entr’aperçue de son âme clairvoyante :

« Ton fils, ils l’amèneront dans une caisse... »Je me rappelais seulement combien, par son pouvoir étrange, elle avait

dominé nos vies. Alors, j ’espérais... J ’avais besoin d ’un appui pour

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continuer à me tenir auprès de mon frère. Yemma, la souffrance personnifiée, un appui ! Je n’avais rien d’autre. Mon frère et moi, nous étions en exil.

Lorsqu’il a commencé à respirer difficilement, j ’ai retiré la photo. J ’étais en colère, toute désappointée.

« Puisque c ’est ainsi que les choses doivent se passer, inutile que tu assistes à son agonie en plus ! lui ai-je dit. Va, Yemma, retourne à ton absence. »

En rendant Yemma présente au chevet de Grand-frère, je ne faisais qu’obéir à ma sensibilité. Je pensais et agissais par le sentiment queje devais tenter de les réconcilier, lui et cette « mère-là », afin qu’il partît avec la douce sensation d'être accueilli par elle, à travers cette voix singulière qui remplissait la chambre de ses sonorités inoubliables. Elle contenait un océan d ’amour, une tendresse infinie, cette voix déformée par la souffrance remémorée. Je me disais qu’il finirait lui aussi par la percevoir du fond de son abîme, cette tendresse qui avait dû tellement lui manquer, et que, peut- être... Les mères donnent la vie, tout commence par elles : là n ’est-il pas le plus grand, le seul vrai miracle ?

Pourtant, j ’éprouvais parfois un malaise devant cette photo et ces cassettes qui rendaient Yemma présente. C ’était surtout lorsque je réfléchissais là-dessus «intellectuellement», lorsque j ’essayais d ’analyser les choses de façon rationnelle et objective, à partir d ’un certain savoir « scientifique ». J ’avais alors l’impression de m'immiscer dans son histoire, et même, d’agir avec violence en lui imposant une présence qu’il avait cherché à fuir toute son existence. En fait, je m ’en rendais compte, la « théorie », le savoir universitaire acquis ne me servait en rien. C ’est vrai d ’une manière générale : la théorie ne nous est d ’aucun secours quand il s’agit de nos problèmes humains. Ceux qui la construisent se tiennent bien trop loin de la vie !

À d ’autres moments, j ’étais mue par le sentiment de faire exactement les « bons » gestes, dès lors que j ’admettais qu’il n ’en était plus à fuir, mais à revenir aux débuts, aux sources, à l ’originel. Dans ces moments, n ’existait plus que ce lien fort, insaisissable en dehors de l’expérience, qui traverse chacun de nous, nous reliant à nos parents et à nos enfants, reliant entre elles les générations passées et futures. Et c’était ce lien, me semblait-il, ce lien lui-même qui pensait et agissait par l’entremise de mes actions. C ’est que, pour l’accompagner réellement, il ne me suffisait pas d ’être là, physiquement présente à ses côtés. Il fallait aussi que ma présence eût un sens aussi bien pour lui que pour moi. Et ce sens partagé, d’où aurais-je pu le

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tirer sinon d ’une parole, d ’une présence parlante, susceptible de relier ce qui était en train de se produire avec notre famille, notre passé, notre pays natal ?

Or, je n’avais qu’une histoire, une trame de significations qui s’était tissée avant notre naissance, et qui ne s’arrêtait pas à nous. Cette histoire contenait le malheur, certes, mais elle contenait aussi autre chose. Non pas un « remède », ce malheur-là étant irrémédiable (mais est-ce vraiment un « malheur » à tous points de vue ? N ’est-ce pas toute une vie aussi ? Une vie peut être « malheureuse » ; elle n’est pas un malheur pour autant.) Donc, en cette histoire, il y avait aussi, pensais-je, une réponse salutaire : celle que je me sentais capable d’apporter à mon frère, telle une tentative ultime de lui faire retrouver sa place dans une chaîne de significations.

Ou bien encore, j ’étais là pour tenter de rassembler les parties, de les faire coïncider en lui, en son être tout entier. J ’étais là pour lui faire retrouver l’unité en lui-même. Et, peut-être, en moi-même également.

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Cette nuit, nous veillons un mort. Mais qui est mort ? Qui irons-nous demain ensevelir ? Yemma ? Grand-frère ? Je les pleure des mêmes larmes.

« Où es-tu, Yemma ?... »Cette question lancinante emporte mon âme jusqu’à cette nuit où, de

l’autre côté de la mer, je veillais le corps de Yemma étendue au milieu de son séjour, recouverte d ’un drap blanc, entourée de mon absence. Des semaines durant, je voyais son visage de morte qui ne me disait rien, me livrant à un chagrin affolant. Quarante jours après, elle se montra enfin dans un rêve, avec un visage radieux, d ’où tout signe de vieillesse et de maladie avait disparu. Je m ’étonnais de la voir dans cet état de félicité, alors que moi, j ’en étais encore à la pleurer comme si elle était partie la veille. Elle réagissait tout comme elle le faisait de son vivant, se moquant de mes faiblesses, distinguant pour moi l’essentiel du superflu. Elle me faisait comprendre que l’important était de suivre son chemin, celui qui se trace en soi. Quant aux peines, toujours trop nombreuses, elles sont négligeables. De l’au-delà, elle se montrait encore telle qu’elle avait été : farouchement indépendante (y compris vis-à-vis de ses enfants), résolument attachée à sa voie, absolument convaincue que chacun doit accomplir son propre destin.

*

« Où es-tu, Yemma ? Grand-frère est mort... »Comme si elle ne le savait pas !Incroyable ! Intolérable ! Elle est là, toute proche. Et pourquoi ne se

manifeste-t-elle pas ? Je la cherche des yeux chaque fois que mon regard tombe sur un groupe de vieilles femmes en habit traditionnel, chaque fois

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que j ’entends un timbre de voix qui me rappelle le sien ; je guette son apparition dès qu’une porte s’ouvre. Je la sens en chacun de mes frères, en chacun de leurs enfants. Comme je lui en veux de m ’abandonner dans un tel moment ! Pourtant, je le sais, elle n 'a jamais quitté cette terre, elle. C ’est moi qui suis partie.

« Me voici ! Je peux la remplacer si tu veux. Laisse ta mère où elle est, c ’est fini pour elle depuis des années. »

Ma tante ne sait plus que dire pour me calmer.Ce que je veux, moi ? Qu’on me laisse pleurer toutes mes larmes !

Qu’on me permette enfin de sortir de mon corps toutes ces douleurs qui m’empoisonnent depuis tant d’années !

« Dis, c ’est quoi tous ces hurlements ? N ’est-ce pas toi qui nous demandais de garder une attitude digne ? »

A Hamid qui me parle ainsi dans l’oreille, je voudrais répondre :« Chacun doit bien tenir son rang, voilà ce que je vous demandais.

S’agissant de mes pleurs, ils n’ont rien d ’excessif. Car, vois-tu frère, c ’est à moi qu’il est donné de pleurer de cette manière. Je suis la seule fille de Yemma, votre seule sœur, votre sensibilité qui ne craint pas de se faire entendre, celle qui doit se faire entendre en ce jour, en ces circonstances particulières. Comprends-le, ce n’est pas moi qui hurle à la mort ; c ’est ce que je représente. Je joue le rôle qui m’a été attribué, tout comme toi, comme chacun de vous, mes frères. Et ça, comme toutes les choses importantes de l’existence, nous le découvrons par l’expérience. »

Les mots restent dans ma tête. De toute façon, cela ne se dit pas ; il n’est pas nécessaire de le dire par les mots. Néanmoins, les paroles de Hamid me font penser que Yemma, elle aussi, aurait été très fâchée que je me sois mise dans des états pareils, exposée de la sorte aux regards et aux oreilles des gens. C ’est sûr, ils ne manqueront pas de trouver là un sujet de commérage. Yemma désapprouvait les comportements hystériques, chez une femme surtout, et rien qu’en cela, elle était à part. Lorsque nous allions en pèlerinage dans quelque sanctuaire, Sidi Balwa sur les hauteurs de Tizi- Ouzou ou Sid’Ammar à Tasaft Ugemmun, et qu’elle voyait une jeune femme déchaînée par les tambours, elle était tellement choquée qu’elle quittait les lieux.

« Terre avale, feu dévore ! Ça, ce n’est pas une maladie... » disait-elle en s’éloignant promptement, la tête baissée, le dos voûté, comme si elle avait pris sur elle toute la honte du monde.

Que la malade, hantée par des « djinns », ne fût pas totalement maîtresse d’elle-même lorsqu’elle s’étalait, en transe, les cheveux dénoués,

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son corps offert à tous les regards, aux yeux de Yemma, cela ne pouvait justifier ces contorsions obscènes qui défiaient les règles de décence élémentaires auxquelles toute femme est tenue d ’obéir. Yemma se connaissait à ces choses ; elle était discrète, elle, d ’une discrétion agitée, tapageuse, tumultueuse, mais tout intérieure.

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Chancelante, la gorge sèche, je me laisse tomber sur une chaise. Ma voix se pend au désespoir. On me donne un verre d ’eau, un verre de lait chaud, deux cuillerées de couscous dans une assiette. Je bois l’eau et le lait, mais je refuse de manger. Par où passeraient les aliments solides ? Je me lève. Je veux m ’écarter de toutes ces femmes qui m ’empêchent d ’expulser mon chagrin. Mais elles jouent un rôle, elles aussi. Chacun joue un rôle dans la tribu, instinctivement, un rôle par lequel il participe au fonctionnement naturel de l’ensemble. Par exemple, c ’est à ces femmes qu’il revient d’inciter ma raison à ramener les événements à leur juste mesure. (Puisqu’il y a toujours une juste mesure en toute chose !) Et pour cela, elles m’enveloppent, me contiennent, me portent. En se conduisant ainsi, elles m ’éloignent du bord de ce vide obscur que j ’entrevois par moments, là, derrière elles. Elles me retiennent, je le sens, et cela m ’aide à me livrer à des torrents de larmes sans crainte de m ’y noyer. Elles m 'accompagnent, voilà un de leurs rôles, une des significations de leur présence et de leurs paroles tellement banales en apparence. Ce n’est pas du « symbolique », c ’est du réel, du concret : je le sens vraiment en mon corps, par mon corps tout entier.

Je reprends mon errance à travers la maison, étourdie de douleur, encore tout emplie de mon lugubre cri. Demain, je ne pourrai même plus parler, ma voix sera cassée. J’erre en moi-même, dans un paysage dévasté. Qu’est-ce qui vient de se produire ? Que s’est-il passé dans ma vie ? Qu’est- ce qui a massacré mes pauvres espoirs ? Et maintenant, ce nouveau chambardement de mon existence que je dois à mon malheureux frère.

Je vais du côté du grand salon. Il y a de l’espace, c ’est luxueux. Plus tard, je demande à Mouloud :

« Yemma a-t-elle connu cette maison ?- Non. Elle n’en a vu que les fondations. »Je surprends dans ses yeux une ombre de tristesse. Yemma aurait

trouvé à redire de toute façon. Ses fils s’étaient mariés, ils ne lui appartenaient plus, et elle ne s’est imposée chez aucun d’eux. Avec ses brus, elle jouait son rôle de belle-mère, bien évidemment, mais de loin. Attachée à

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son autonomie, intraitable sur l’hygiène et l’ordre, surtout jalouse de son indépendance, elle avait elle-même lavé son linge jusqu’à son dernier jour.

Je m’approche du cercueil et jette un regard sur le visage de Grand- frère. Je lui dis, de façon presque machinale, comme chaque jour depuis des mois :

« Me voici, Grand-frère... »J ’ai l’impression qu’il participe activement à tout ce remue-ménage,

comme s’il l’avait composé lui-même, et qu’il avait décidé que j ’y prendrais part, moi aussi.

« Tu devrais être la maîtresse de maison ! » m ’a-t-il lancé un jour, de son lit.

Offusquée une fois encore, j ’avais sur la langue cette réplique, j ’étais près de la lui jeter sur le même ton cinglant :

« Je devrais être la maîtresse de quelle maison, Grand-frère ? Tu es à l’hôpital !»

Je n’en ai pas eu le courage. Cela n’aurait servi qu’à grossir sa colère. Il y avait du monde autour de lui, des hommes et des femmes qui ne me connaissaient pas, et je m ’inquiétais de la manière dont les uns et les autres interpréteraient cette réflexion malvenue. Certains sont très bavards, si friands de ragots. Ils construisent des univers entiers, des univers imbéciles, rien qu’avec des mots. Cela les implique peu en tant qu’individus. Alors, ils s’en donnent à cœur joie, à médire les uns sur les autres. C ’est leur « littérature orale » spontanée, celle qui dure le temps de la rumeur. (À leur décharge, je dois le souligner, c ’est là au moins une chose que les Kabyles n’ont pas inventée !)

Mon frère ne voulait pas me mêler à sa vie. Je lui rappelais trop Yemma, notre « mère-là». Si seulement j ’avais eu le courage de... Le plus que j ’ai pu faire, alors qu’il sombrait dans l’inconscience, c ’était de lui faire entendre la voix de cette « mère-là » dont, manifestement, il n’avait pas fait son deuil. En agissant ainsi (et comme j ’en tremblais !), je cherchais à ramener l’impensable dans sa tête - plus justement, dans son esprit, vu qu’il y était déjà, dans sa tête - pour ne pas le laisser dévaster son corps. Je cherchais à le provoquer, à stimuler l’infime ressource qui devait encore subsister en son être, guettant la moindre réaction, un geste de mécontentement, un éclat de voix. Comme je l’espérais maintenant, sa colère tant redoutée la veille ! Mais il Pécoutait, cette voix maternelle, pendant que je lui mettais dans la bouche de menues cuillerées de nourriture. Il la percevait, cette chère voix, par son regard qui s’immobilisait, il la saisissait par tout son corps qui la reconnaissait.

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L’idée de vouloir provoquer sa colère n’était qu’un prétexte. C ’était une façon de justifier dans l’immédiat ce que je ne pouvais pas. encore comprendre, mais que je devais faire pour rester debout auprès de lui, avec toute ma raison, avec ce foie frémissant d ’une affection éperdue.

« Tu vois ton Grand-frère, comment il est... »Tout ce que je voyais, alors que Yemma essayait de m ’expliquer

l’inexplicable, c ’était que mon frère vivait toujours parmi nous, en elle, Yemma elle-même, dans une absence infinie. « Ur izp fredd i t-iggunin » («N ul ne sait ce qui l ’attend»), nous rappelle la vieille sagesse. Yemma savait, je suis persuadée qu’elle savait tout sans rien savoir précisément ; elle savait par son être, par sa façon d'être, non par les idées ou par la réflexion. Elle me livrait son expérience essentielle, et existentielle, d ’une relation de souffrance avec son premier fils, laquelle expérience englobait le passé et l’avenir. Et en recevant ses confidences, je devenais, à mon insu, le dépositaire de ce lien primordial qui les unissait, elle et mon frère aîné.

De sorte que tout ce que j ’avais à faire auprès de mon frère gisant sur son lit d ’hôpital, c ’était de reconnaître concrètement la présence de Yemma, c ’est-à-dire ce qui nous liait fondamentalement. Pour ce qui était d ’engager avec lui une discussion à ce sujet, c ’était aussi inutile qu’impossible, avant la révélation du cancer et après. Parce que ses « ta mère-là » hargneux, énervants, et tellement angoissants, comme ses colères en général, ce n’était, à chaque fois, que la crête d ’une vague soulevée par les secousses souterraines qui l’agitaient en permanence. Il vivait ainsi depuis des années, se tenant sur une corde raide qui branlait au moindre choc. Jusqu’à cet effroyable « raz de marée » dont, à l’en croire, la cause déclenchante aurait été une perte financière.

« Je sais d ’où cela vient, me disait-il alors qu’il était en radiothérapie. Je sais parfaitement quand tout cela a commencé. J ’aurais dû l’oublier, ne plus y penser. Ce n’était pas tellement grave... »

Jamais il n ’avait été aussi loquace avec moi qu’en cette période. Trois ou quatre soirs de suite, il était revenu là-dessus :

« J ’ai perdu de l’argent. Ce n’était pas si important. Je n’aurais pas dû en faire toute une histoire. Je n’en dormais plus. Nous accordons de l’importance à ce qui n’en a pas et nous négligeons l’essentiel. Personne ne nous a appris, nous n’avons pas été suffisamment informés... »

Il avait effectivement fait une mévente, dupé par des interlocuteurs en qui il avait mis toute sa confiance. Il voulait se débarrasser d ’un appartement pour mettre fin aux litiges fréquents qui l’opposaient à des locataires peu fiables. Alors, il s ’était dépêché d’en finir, sans prendre conseil d ’un tiers.

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Mais l’affaire d’argent n’était sans doute que la goutte d ’eau de trop. Derrière, il y avait la trahison insupportable, encore et toujours...

Je voudrais dire un mot réconfortant à Morad, assis non loin du cercueil de son père. Mais quel mot ? Où le trouver ? Je n’ai plus aucun mot. D’un signe de la main, je l’invite à me suivre jusqu’à la porte qui donne sur la rue. Cette rue n’est encore qu’un chemin de terre plein de bosses et de creux. On le bétonnera plus tard, lorsque les constructions tout autour seront terminées. Nous nous tenons tous les deux, Morad et moi, sur le seuil de la maison. Il fait nuit, la voûte du ciel est toute proche, criblée de myriades d ’étoiles scintillantes. L’air est doux. Tout le quartier est illuminé par des guirlandes d’ampoules électriques. Vu l’état du chemin, Mouloud a pensé qu’il était prudent de Péclairer. Il est rempli de monde, ce chemin, noyé dans un murmure étouffé ; des hommes de tous âges assis sur des chaises, ils bavardent et boivent du café.

« Vois ce que vaut ton père !- Oui... c ’est impressionnant... »Le garçon en est à découvrir son père. Il ignore son histoire, son

drame, ses obsessions, son immense œuvre dans une langue qu’il comprend en ses mots usuels, mais qu’il ne parle pas, comme la plupart de ses frères et sœurs nés en France. Etonnante chose que cette langue familière à ces enfants, mais dans laquelle ils ne savent exprimer ni leurs pensées ni leurs sentiments. Pas même avec leurs parents. Us forment une génération d ’individus inclassables, « enfants d ’immigrés » pour longtemps encore, qui devront faire eux-mêmes leur place dans un pays pourtant vécu comme le leur, avec leur cœur, leur esprit et leurs rêves.

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Seule devant la porte de la maison, à contempler cette nuit de veillée funèbre. Tous ces gens réunis, ces lumières, cette ambiance animée... Comme une nuit d’été, une. belle nuit calme, chargée de vie, d ’une vie conciliante, détendue, clémente. Peu à peu, mon chagrin se dissout dans cette atmosphère d ’harmonie, de paix, de... fê te ! L’été, la saison des fêtes fam iliales...

Cette nuit qui prend des allures de fête, sa dernière nuit en ce monde, Grand-frère ne l’a-t-il pas prévue ? 11 parlait avec Koukou, d ’une voixposée ; il parlait clairement, comme s’il lisait dans un livre, ou encore,comme s'il programmait lui-même les événements, avec calme et méthode :

« A d mmtey di Leid. A d xedmen tameyra l i kabiCCu. » (« Je mourrai pendant l ’Aid. Les Kabytchous feront la fête. »)

- Tu ne vas pas mourir, Muh ! Tu vas guérir, et nous reprendrons notre travail d ’écriture.

- De l’oued, ne resteront que les pierres ! Je te dis que je vais mourir...- Muh, Dieu nous préserve ! Tu te conduis comme l’oiseau de

mauvais augure. Pourquoi ne fais-tu que parler de la mort ? Tu ne vas pas mourir ! Pourquoi ne penses-tu pas à guérir ? Nous allons reprendre notre travail, comme ça, normal. Et puis c’est tout I »

Koukou s’irritait contre son ami. Ou contre le sort, peut-être. Il cachait mal son trouble. Sa bouche disait cela ; ses yeux, le contraire. La vérité, il la portait dans son cœur, depuis quelque temps déjà. Dix mois avant la déclaration de la maladie, un soir, en arrivant à l’atelier (un modeste local du côté de Belleville, dans la rue de La Fontaine aux Rois), pendant que mon frère, dans un rituel bien réglé, préparait le thé, Koukou eut une vision fulgurante : il vit son ami sous l’aspect d’un cadavre, debout, rigide, blême, et l’odeur de la mort traversa ses narines.

« Ce n ’était pas la première fois que je vivais ce genre d ’expériences, m’a-t-il confié. J ’ai vécu la même chose au pays, avec mon oncle que j ’aimais beaucoup, ensuite, avec un vieil ami ; et chaque fois, c ’était la mort qui... la mort... »

Alors, à l’hôpital, là, en face de cet ami irremplaçable qu’il allait perdre, Koukou ne pouvait plus contenir ses larmes. Mais tout étalage de faiblesse était bon à attiser la colère de mon frère :

« Je vais guérir... Me prends-tu pour un idiot ? Je suis condamné, je le sais. Et puis, qu’en sais-tu, toi, hein ? E§-tu mort et revenu ? Quelqu'un t ’a-t- il téléphoné de l’autre côté? Pourquoi pleures-tu, espèce d ’âne ? Vous craignez la mort. D’un côté, vous attaquez avec des pierres les gendarmes armés de kalachnikovs ; de l’autre, vous avez peur de la mort ! Tu tiens-à ce

monde... Il te plaît donc tellement, ce merdier ?... Et si la mort, c ’était ici, et la vie là-bas ? Qui peut savoir? Tu le sais, to i? Je vais mourir, les Kabytchous feront la fête... » j

*

« Monsieur Koukouch », comme l’appelait encore mon frère, pas loin de la quarantaine, avait pour ce dernier une réelle estime affectueuse. À la fin, il s’est écrié, le visage baigné de larmes :

« Et maintenant, qu’est-ce que je vais faire dans ce pays ? Sans Muh, est-ce que j ’ai encore une raison de rester en France ?... »

C ’est donc vrai, un être vous manque... Koukou était venu en France dans un seul but, rencontrer Muhend-u-Yehya qu’il ne connaissait que par ses cassettes de poésie et de théâtre. Il avait tout abandonné, son entreprise de transport lucrative, sa famille, ses amis, et cela faisait cinq ans qu’il vivait en immigré clandestin. Il était un des rares dont Grand-frère recherchait encore la compagnie. Koukou est un homme passionné, direct, franc, d ’une sensibilité à fleur de peau. Une partie de lui-même semble appartenir à l’autre époque. Il a su garder un peu de la naïveté, de la générosité du cœur et de l’esprit des montagnards. Il n’a pas beaucoup fréquenté l’école, mais dans sa langue maternelle, il a été formé par les plus éclairés. Mon frère l’appréciait, et lui, Koukou, le lui rendait bien. Entre les deux hommes, le courant passait au-delà des mots. Grand-frère l’appelait souvent pour l’inviter à marcher avec lui, et à bavarder.

Mon frère pratiquait la marche intensive.« J ’ai parcouru à pied toute la banlieue parisienne, à plus de cinquante

kilomètres à la ronde ! » m ’a-t-il dit sur un ton crispant, comme s’il se plaignait d ’un effort imposé.

Sur le moment, je ne comprenais pas pourquoi il prenait ce ton pour me dire qu’il marchait beaucoup. De toute façon, lorsqu’il me parlait de lui, de ce qu’il faisait ou de ce qui le tracassait, c ’était toujours sur le même ton déplaisant. De sorte que je ne savais jamais quoi lui répondre, et notre conversation tournait court. Voulait-il me dire, là, qu’il se sentait forcé de marcher de longues distances ? 11 parcourait plusieurs kilomètres tous les jours, pour « s’alléger la tête », disait-il, mais aussi pour entretenir son cœur malade et fortifier ses jambes. Celles-ci étaient également en piteux état depuis qu’il avait été renversé par une voiture, dans un passage piétonnier. En lui massant les jambes et le dos, à l’hôpital, j ’ai pu voir les dégâts causés

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par cet accident bête, et plutôt étrange - du moins, à l’entendre. Ai-je déjà dit qu’avec lui non plus, rien ne pouvait être banal ?

Il a tenu à me montrer le lieu de l’accident.« Vois, c’est ici que j ’ai failli mourir, m’a-t-il expliqué en criant,

comme si j ’y étais pour quelque chose. Par Dieu, je /’ai bien vue venir. Le feu était passé au vert et j ’ai traversé. Tout à coup, l’autre a foncé de ce côté. Ensuite, plus rien. Le noir complet. Je me souviens d ’un pompier, je crois, qui me disait, alors que j ’étais étalé par terre : « Monsieur, vous nous avezcassé un pare-brise ! » Il m’a fait rire... Et tu sais quoi ? La veille, j ’étaispassé devant l’hôpital Bichât, tu aurais dit qu’il me faisait un clin d ’œil. Il avait l’air de me dire : “À très bientôt !” »

Quelques jours avant, non loin de là, il avait trouvé une paire de béquilles sur le trottoir et, convaincu qu’elles n’allaient pas tarder à lui servir, il les avait emportées chez lui.

Il avait épuisé ce qu’il pouvait désirer, il était revenu de tout, las et déjà bien malade. Pour l’avoir accompagné quelquefois, je sais en quoi consistait chez lui cette pratique de la marche. II fallait le voir aller à fond de train ! On aurait dit qu’il fuyait, talonné par... Je m’essoufflais à soutenir son rythme de marathonien et, parfois, je percevais en lui comme un air de « déjà vu ». Je retrouvais cette sensation de panique perpétuelle qui avait marqué notre enfance. Le monde de Yemma était régi par la logique obscure d’un destin implacable ; un destin qu’elle semblait incarner elle-même. C’était comme si nous vivions chaque moment dans l’attente d ’un cataclysme cosmique ; avec elle, qui ne pouvait s’abstenir de prêter attention au moindre détail et de l’interpréter suivant son système d’idées, l’événement le plus anodin prenait subitement des proportions inimaginables. Pour elle, tout était signe, et tout finissait par aller dans le sens de ses pensées.

Chez mon frère, ce goût pour la marche devait être aussi une sorte de « revanche » qu’il se devait de prendre sur les Français :

« Us ont fouillé chaque recoin de notre pays, et nous, nous ne connaissons rien du leur... »

*

Koukou racontait :Un après-midi, alors que nous marchions depuis un bon moment, nous

sommes tombés sur un marché encore ouvert. Je commençais à avoir fa im et je songeais au couscous que j ’avais préparé le matin, chez moi. Je lui dis :

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« Midi, dans notre région, nous mangeons du couscous avec de la pastèque ou avec du raisin. Vois, il y a de la pastèque sur le marché, allons en acheter ! »

Nous avons choisi chacun notre pastèque. Je lui dis : i« Mah, laisse-moi faire. Je vais t ’en trouver une bien mûre.- Pas question, me répond-il, je suis majeur et vacciné. Tu choisis ta

pastèque, je choisis la mienne ! »Il a payé les pastèques et nous sommes sortis du marché. Un peu plus

loin, nous nous sommes arrêtés dans un jardin public, comme nous le faisions souvent. Nous nous sommes lavé les mains à une fontaine. Je lui dis :

« Mub, ta pastèque, elle n 'est pas bonne.- Et pourquoi donc ? Es-tu entré dedans ?- Elle ne me plaît pas du tout. C ’est simple, voici un couteau. Coupes-

en un morceau. Je vais couper un morceau de la mienne. Nous verrons après.

- D ’accord, vas-y ! »J ’ai coupé une tranche de ma pastèque. Elle était rouge et délicieuse.« Vois, ma pastèque est mangeable. Normale, quoi ! lui dis-je. Tiens,

goûte-la et dis-moi comment tu la trouves.- Non, c ’est ta pastèque ! Je ne mange pas ce qui ne m 'appartient

pas. »A son tour, il a coupé sa pastèque. Elle était blanche comme une

courgette, blanche et complètement immangeable. Alors, il s ’est mis à rire. Il a ri ju sq u ’aux larmes. Il riait rarement aux éclats. Tu ne l ’entendais pas rire ; tu le voyais, c ’est tout. Il riait comme il vivait, tout en dedans. Il portait en lui tout un monde. La discrétion, il l ’a inventée ! Il essayait de retenir son rire, mais, parfois, il riait tellement que ça sortait par ses yeux. Alors, il virait aux pleurs. Il pleurait vraiment de rire. Même à l'hôpital, quand je lui racontais les histoires de l ’oncle Aefuffu, il riait... riait ju sq u ’à se plier en deux. Un jour, il a tellement ri qu 'à la fin, il est tombé de son fauteuil.

Donc, en regardant sa pastèque à la chair toute blanche, il dit :« C ’est le hasard...- Mali, non, ce n ’est pas le hasard. C ’est de l ’expérience. La vie

entière est une affaire d ’expérience. Il y a des signes pour reconnaître une pastèque mûre.

- Alors, si c ’est une question de savoir, tu vas prouver ton savoir tout de suite. Nous allons retourner au marché et tu vas m ’en choisir une autre. »

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Avec lui, il fa llait toujours apporter les preuves de ce que tu affirmes. Lui-même n ’avançait une idée qu 'en l ’accompagnant de sa preuve. La logique, c ’est tout ce qui comptait pour lui. Nous sommes retournés au marché. J ’ai choisi une pastèque. Il dit :

« Si elle n ’est pas bonne, tu la payeras de ta poche. D ’accord ?- D ’accord ! »J ’ai coupé la pastèque. Normale, comme toutes les pastèques mûres

juste comme il faut. Enfin, il a reconnu :« Oui, c ’est peut-être bien une question de savoir. »Nous avons repris notre marche. Son cerveau ne lâchait pas l ’affaire,

je le voyais à ses mains qu ’il remuait dans tous les sens, aux sifflements et aux bruits qu ’il émettait, comme s ’il discutait avec quelqu ’un. Il était ainsi fa it : il marchait et parlait avec lui-même. Il y avait un autre Muh en lui. Il fau t toujours essayer de s ’accorder avec l ’autre qu ’on porte en soi ; autrement, ça ne peut pas fonctionner, voilà ce qu ’il disait souvent. Donc, pendant un long moment, il discutait tout seul, avec lui-même ; puis, il dit :

« Et maintenant, faut-il que je te téléphone chaque fo is que je veux acheter une pastèque ? Il fau t m ’expliquer comment lu fais. Comme le dit le sage Chinois, ne me donne pas un poisson ; montre-moi comment tu le pêches. »

Alors, je lui ai cité quelques signes pour reconnaître une pastèque bien mûre. Je lui ai dit : vois, tu la tâtes de cette façon, si tu sens qu ’elle est molle, c ’est qu ’elle n ’est pas bonne. Tu la grattes comme ceci, si la peau est ferme et ne vient pas facilement, tu peux la prendre... Je lui ai expliqué à peu près tout ce cjue je savais sur les pastèques. Il a écouté et enregistré mes explications. Ensuite, il s ’est arrêté et il m ’a dit, comme ça, d'un air très sérieux :

« Toi, monsieur Koukouch, tu as le droit de voter. Moi, pas !- Et comment ça, Muh, moi j ’ai le droit de voter ; toi, pas ?...- Toi, tu sais choisir. Tu peux élire un homme. Moi, je ne sais pas

choisir. Tu le vois bien, je ne suis même pas capable de reconnaître une bonne pastèque. Par conséquent, je ne peux pas désigner le meilleur homme. Comprends-tu ?... »

Pendant plus d ’une heure, nous avons discuté sur « comment choisir ». Comment est-il possible de choisir ? Qui peut choisir qui ?... Des questions importantes, en effet. Il m ’a expliqué :

« Dans cette vie, nous nous trompons souvent. Tu veux du fromage. Tu le tâtes, tu l ’achètes, tu le paies avec deux sous. Tu le goûtes. S ’il n ’est pas mangeable, tu le jettes. Ce n ’est pas une grande perte, il sera mangé paries

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pigeons. Comme ma vilaine pastèque, là, vois-tu Z Mais un homme, celui qui va gouverner ton pays, celui qui va te commander, comment peux-tu le choisir ? C ’est peut-être un homme des plus dangereux. S 'il veut te tuer, il te tue. Et tu auras voté pour lui. En fait, nous n ’y pouvons rien. Nous ne pouvons qu 'essayer de faire preuve de discernement. Mais encore faut-il en avoir les capacités. Tout le monde n ’a pas les mêmes facultés de jugement. Comment choisir le bon guide, le conducteur capable de t ’emmener ju sq u ’à la destination prévue, sans te lâcher en cours de route, quand il estime avoir atteint ses propres objectifs et qu ’il peut se passer de toi ? Comment trouver l'homme qui convient à la situation ? C 'est la grande question. L'exemple, tu l ’as. Souviens-loi de l ’Algérie, en 1991: Yibbwas i tkehhel tyazit, yebbwi-î ufalku. (Le jour où la poule s’est mise du noir aux yeux, le vautour l’a enlevée.) Les pauvres Algériens... pour une fo is oit ils avaient vraiment le choix... »

Un autre jour, nous sommes passés devant une épicerie où l ’on ne vend que de l ’huile d ’olive, pas loin de la Gare de Lyon. Il me dit :

« Viens, entrons Ici-dedans. »Je pensais q u ’il voulait acheter une bouteille d ’huile. Dans l ’épicerie,

il me dit :« Vous, les Kabytchous, vous prétendez avoir de l ’huile d ’olive, la

meilleure de toutes les huiles, la plus pure, la plus savoureuse, tatabatata...tatabatata... Alors, vas-y, montre-moi votre huile d ’olive. Si elle existe, elle doit se trouver ici ! »

Je me suis mis à lire les étiquettes sur les bouteilles rangées sur les étagères: Maroc, Tunisie, Grèce, Italie, Espagne... Chamlal Je m ’écrie, tout content :

« Muh, j 'a i trouvé. Chamlal, c 'est bien une région de notre pays, ça vient donc de chez nous !

- C ’est ce que tu crois ! Mais tu n 'as pas fin i de lire toute l 'étiquette. »À la fin, je lis : « Israël ».Alors, il dit :« Où est donc votre huile d ’olive ? Même celle que vous produisez ne

suffit pas à votre consommation. Tu vois, sur l'huile, comme sur tout le reste, vous vous vantez de rien, c ’est tout. Comprends-tu ?... »

*

Quelquefois, les deux amis se retrouvaient au restaurant « Taninna». Grand-frère affectionnait les lieux, ne trouvant, disait-il, rien à reprocher à

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leur propriétaire, «m onsieur Yuyu». Celui-ci, de son côté, appréciait les conseils et autres suggestions de mon frère pour rentabiliser son affaire commerciale. Mais avant d ’entrer dans le restaurant, mon frère jetait un coup d ’œil à travers la porte vitrée. Lorsqu’il y voyait un ou deux clients qu’il préférait ignorer (les « imaziyistes » en particulier), il disait à Koukou :

« Allons-nous-en. C ’est complet ! »Un jour, Koukou a insisté :« Comment ça, “c ’est complet”, Muh ? Je ne vois que deux

bonshommes au comptoir. Tu me fais le coup à chaque fois. Moi, j ’ai soif, j ’ai envie d ’une bière. Toi, tu prendras un café, comme d’habitude...

- Allons-nous-en, je te dis ! Ne le vois-tu donc pas ? Ceux-là, à eux deux, encombrent le monde ! »

Koukou peut parler des heures de Grand-frère, sans rien trahir des expériences qu’il a partagées avec lui, ni de ce qu’il a appris en le fréquentant :

« C ’est une chance de l’avoir connu d ’aussi près. Avant de le rencontrer, je me conduisais comme un nazi. J’étais complètement aveugle, et violent en plus. Quand j ’étais au pays, je voulais détruire tout ce qui n’était pas comme moi. En l’écoutant, en le voyant vivre, je me suis rendu compte de mon imbécillité de berbériste ; j ’ai compris que j ’avais été l’exemple même du « Basbae», comme il les appelait. Je croyais mener une lutte juste, et j ’en étais fier. En fait, j ’ai perdu mon temps, parce que la vraie lutte, ce n’était pas ça, non, vraiment pas... »

Effectivement, la vraie lutte, la lutte efficiente et constructive, Grand- frère la voyait sur le terrain des mentalités, et non sur celui des affirmations identitaires creuses, et agressives de surcroît. S’il avait un mot d’ordre, ce pourrait bien être celui-ci : « Soyez éveillés ! » Il incitait les Kabyles à prendre conscience de leurs véritables problèmes. Son combat, il le menait contre Ses aliénations apprises (si bien assimilées qu’elles tendent à devenir une seconde nature), contre les habitudes de penser obsolètes et nocives, contre l’indigence du cœur et de l’esprit, contre l’inanité culturelle du peuple kabyle plusieurs fois ébranlé, tellement laminé, vidé de sa substance, qu’il ne sait plus différencier les voies de son salut de celles qui le mènent à sa perte.

Lui attribuer un « mot d’ordre » serait pourtant une erreur, car rien ne lui était plus étranger que de vouloir jouer le rôle de « leader ». Pour ce qui est d’« éveiller » les gens, son réalisme lui interdisait toute illusion :

« D acu i d-issakwayen lyaci ? D lehmiun i d-fmagaren ÿ$beh, maüùi d nek s tkaçi(Jin-iw ney d leflani s tgi'taft-is. » (« Qn ’est-ce qui réveille les

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gens ? Ce sont les difficultés qu ’ils rencontrent chaque matin, non moi avec mes cassettes ou untel avec sa guitare. »)

Il croyait surtout à la réflexion méthodique, à l’effort persévérant. Son esprit critique est assez connu. Ce que, peut-être, l’on sait moins, et qu’il convient de souligner, c ’est qu’il ne se contentait pas de critiquer. Plus précisément, il ne critiquait ceci ou cela que lorsqu’il avait mieux à proposer ; il ne soulevait un problème que lorsqu’il avait réfléchi à sa solution.

*

« Je mourrai pendant l’Aïd... »C ’était un dimanche de novembre ensoleillé et froid. Quelques jours

avant, Mouloud m’avait appelée et je lui avais demandé de venir si ses affaires le lui permettaient :

« Il a parlé de l’A ïd...Tu le connais, il n’a pas l’habitude de parler pour ne rien dire. »

Et Mouloud était venu, comme il l’avait fait à maintes reprises les mois précédents. Cet après-midi-là, il n ’y avait encore aucun visiteur dans la chambre, et cela ne me déplaisait nullement. J’appréciais ces rares instants où, en compagnie de mes seuls frères, je pouvais encore sentir vibrer l’âme de notre famille. Nous n’avions pas été réunis depuis tant années. Mes frères me manquaient. Grand-frère avait les yeux ouverts ; des yeux tout remplis d’un regard troublant depuis les crises épileptiques qui l’avaient plongé dans le mutisme deux mois auparavant. Ses yeux remuaient dans tous les sens, son regard agité allait de Mouloud à moi, du plafond au mur sur lequel j ’avais collé la photo de notre mère. Mais que voyait-il vraiment ? On ne pouvait savoir, et cela aussi m’était insupportable.

Mouloud d’un côté du lit, moi de l’autre, nous lui avions pris les mains et nous lui parlions. Mouloud évoquait le pays ; il citait certaines de leurs connaissances communes, nommait nos frères qui, tous, s’inquiétaient. Emporté par son élan, il finit par oublier ma recommandation :

« Aujourd’hui, c ’est l’Aïd... »Au même moment, Grand-frère a braqué un regard vif sur son cadet,

puis il l’a tourné vers le plafond, en même temps que ses mains ont serré ma main et celle de Mouloud. Sa tête s’est soulevée, son cou s’est tendu, ses membres se sont étirés, enfin, tout son corps s’est raidi.

« Qu’est-ce qui se passe ? s’est écrié Mouloud d’une voix brouillée. Abdellah ! Abdellah ! Nous sommes avec toi ! Il va partir... Il part là... »

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À la vue de son visage maintenant tout livide, je me suis précipitée vers le couloir pour chercher le médecin de garde. Un infirmier nous a fait sortir de la chambre.

Je me tordais les mains pour contenir le tremblement qui s’était emparé de tout mon corps.

« Ce n’est pas vrai, il ne va pas... Pas en ce jour, Grand-frère, je t ’en prie ! »

Pourquoi l’idée qu'il allait partir le jour de l’Aïd m ’était-elle à ce point intolérable ? On ne part pas le jour de l’Aïd, on revient. Mais aussi, j ’avais l’impression qu’il décidait lui-même de mourir, comme ça, sans prendre en considération notre douleur, la mienne, celle de nos frères, celle de son fils. Je me refusais à cette décision. Pourquoi ne choisissait-il pas de vivre ? Il semblait vouloir en finir avec ses jours, et moi, je ne voulais pas l’admettre. En même temps, je ne pouvais que le reconnaître : jusque dans ses derniers instants, il continuait d’être son propre maître.

Nous le retrouverons quelques minutes plus tard. Son visage avait repris des couleurs, son regard une expression plus vive. Il semblait si présent que j ’étais persuadée d’entendre sa voix d ’un moment à l’autre. Je lui demandais doucement, pendant qu’il me regardait avec insistance :

« Dis-nous quelque chose, Grand-frère. Parle, dis-nous ce que tu veux... »

Et j ’attendais, suspendue à ses lèvres, attentive au plus petit signe sur son visage.

Ce jour-là, il a voulu, il a été réellement tenté de partir, j ’en suis convaincue. Quinze jours après, il parachèvera son départ, comme il semblait l’avoir décidé lui-même. Nous étions encore en plein mois de l’Aïd, mois de liesse, d ’agapes familiales, de réconciliations et de pardons.

« Je mourrai pendant l’Aïd. Les Kabytchous feront la fête. »Cette « fête » racontée ici.

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Je vois très bien qui est cet homme aux cheveux gris qui m ’aborde avec un faible sourire. Il s’appelle... non, je ne m ’en souviens pas. Il finit par se présenter. Je répète ses nom et prénom, et je ressens une sorte de joie. Une joie inattendue, incroyable, impossible dans ces conditions. Pourtant, elle se reproduira avec d’autres visiteurs. Parfois, je perçois comme un mouvement intérieur qui reprend, une respiration qui retrouve sa voie dans une espèce de bonheur morne. Ce bonheur tranquille et discret que procurent certains moments de la vie, lorsqu’on parvient à se relier à ses sources vives. On se sent alors comme réintégré dans le courant des êtres, les vivants et les morts, la conscience réanimée après un temps où elle a été plongée dans l’apathie, un temps où elle a été bridée, muselée par des forces obscures dans une sorte de non-existence intenable. Ou bien alors, c ’est comme la joie du prisonnier à qui il est enfin donné de voir le ciel, de respirer de tout son corps, de sentir le parfum du monde, d ’entendre les voix des vivants par lesquels il éprouve sa propre vie. Mais la formule de condoléances qu’on m ’adresse me rappelle que demain...

Ce frère, je l’ai toujours admiré, et même vénéré, comme je le lui avais écrit. Mais, de cela, comme de tout ce que notre famille pouvait contenir de bon malgré tout, il ne se souvenait pas. Il ne se souvenait que de notre cauchemar qui semblait l’obnubiler, comme s’il pensait être seul à l’avoir vécu. Il lui aura fallu atteindre la fin de son existence pour qu’il comprît enfin combien il n’avait jamais cessé de compter pour nous, ses frères et sa sœur :

« J ’étais aveugle et sourd. Cette fois, je l’ai bien combinée. J ’ai merdé bien comme il faut !... »

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Il reconnaissait ses erreurs en ce qui concernait sa famille, mais je n’en tirais aucune satisfaction. Comment aurais-je pu ? De le voir au repentir me rendait les choses encore plus douloureuses. Nous en étions à constater l’échec de toute une vie menée dans l’impossibilité de résister à l’impensable, parce qu’il y était totalement, dès le début. Nous en étions aux dernières chances. Comme ce jour où je m’étais assise tout près de lui, entre deux couloirs de l’hôpital. Lorsque les visiteurs étaient nombreux, nous nous installions là pour ne pas déranger l’autre malade avec qui il partageait parfois la chambre. Je ne l’avais pas revu depuis le soir où je m’étais enfuie de la chambre, incapable de supporter davantage son agitation.

Traînant ses mots, il a murmuré de sa voix la plus nette :« A a n i... (juijey-kem... cwi(.; non ?... » («Je t ’ai... peut-être... fa it de

la peine . .. »)Ce genre de paroles était tout à fait nouveau dans sa bouche. Il était

singulièrement calme. Pour la première fois, je sentais, émanant de lui. de la douceur, comme une timide tendresse. La veille, il n’avait pas reçu de visiteurs et Mouloud avait pu lui parler enfin. Il lui avait surtout reproché son attitude envers moi, lui expliquant combien j ’en étais affectée, et combien je voulais simplement l’aider...

« Oui, Grand-frère, tu m ’as fait de la peine..., lui ai-je répondu sans pouvoir contenir mes larmes.

- Va, ce n’est pas grave... »Etait-ce là sa manière de me demander pardon ? Alors, envahie par

l’émotion, j ’ai ajouté :« Je ne t ’ai pas laissé, Grand-frère. Je ne t’abandonne pas. »Des paroles sans colère ! Les premières et seules paroles affectueuses

que nous aurions échangées. Elles nous suffisaient largement pour le restant de ses jours... et des miens ! Après quoi, j ’ai pu enfin commencer à essayer de comprendre :

« Oh Grand-frère, comment t ’y es-tu pris pour finir dans ce naufrage ? »

Tous les jours, en silence, je lui posais cette question. Attentive au moindre mot, au plus petit geste, je l’observais, l’écoutais, tentais de deviner ses pensées, de saisir la logique de l’histoire qui l’avait conduit à cette « catastrophe », pour reprendre son expression.

Cette «catastrophe», il disait qu’il l’avait vue venir. Il parlait ainsi quand nous étions seuls, pendant ces lents déclins du jour qui amplifiaient son angoisse, et la mienne, du même coup. Je la sentais, je la reconnaissais, cette angoisse des crépuscules dont Yemma se plaignait souvent. Elle était

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là, cette sensation d’effroi sans nom et sans objet, palpable, indicible, remplissant la chambre des fantômes de notre enfance ruinée. Grand-frère ne pouvait plus quitter son lit, la jambe droite déjà paralysée. Il ne faisait que parler, s’agitant dans tous les sens :

« Quand est-ce que tout ça va s’arrêter ? Je n’ai pas de temps à perdre. Quoi ? Encore quelques semaines ? C ’est désespérant !... J ’aurais pu éviter tout ça. J ’ai vu les signes avant-coureurs, mais j ’ai fait comme si je ne voyais rien, ne sentais rien. L’ignorance... Le manque d ’informations... En fait, nous ne savons rien... Le manque de confiance en soi... L’impuissance... Le doute... Nous ne pouvons rien supporter... J ’ai vu les signes et je n’ai rien fait pour...

- Grand-frère, comment pouvais-tu savoir ? ... »J ’aurais dû tenir ma langue et me contenter de l’écouter, comme à

mon habitude. Trop tard, la colère l’emportait :« Je pouvais savoir, ne nous dites pas le contraire ! Nous pouvons

toujours savoir ! Mais la plupart du temps, nous refusons de savoir, parce que nous sommes bêtes ! J ’aurais pu éviter toute cette merde, ce n’était pas difficile, j ’habite au sixième étage. J ’y avais déjà pensé, tu sais ! Six étages et j'en aurais fini une bonne fois pour toutes. Mais j ’ai hésité. Pourquoi ai-je hésité ?... Nous devons maintenant supporter tout ça ! Ils nous font croire qu’ils vont nous guérir avec leurs petits cachets et leurs piqûres. Ils nous mentent, ils nous leurrent. Nous faisons marcher leur commerce, c ’est à quoi nous servons en réalité. A Rebbi qil-ay !... (Dieu, préserve-nous /...) »

Comme un flux irrépressible, ses propos débordaient l’instant présent de leurs significations multiples, abondantes, énigmatiques. Chaque mot avait une portée qui allait bien au-delà de son sens immédiat. Il se tenait à une autre échelle, dans cette dimension sans limites qui m ’était familière, étrangement familière. II était, lui aussi, d’une cohérence sans faille. A suivre ses interminables monologues, nos « adversaires » étaient aussi de ce côté-ci de la Méditerranée. Ce sont tous ceux qui, depuis des siècles, nous bernent comme ils bernent tant d’autres, nous endorment de leurs mensonges mielleux, nous font croire qu’ils sont parvenus à modifier la condition humaine par leurs grandes valeurs morales et politiques ; ceux-là qui veulent imposer au monde entier les certitudes éclatantes de leur raison universalisée, tandis que nous autres, les « petits » peuples, nous vivons en existant de moins en moins.

« Vous ne nous croyez pas ? disait-il. Vous pensez que nous sommes fou ? C ’est incroyable ce que nous sommes bêtes ! Nous ne savons rien, personne ne nous a dit la vérité... »

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De là venait une grande partie du dégoût qui entachait son exil plus ou moins forcé.

Amva urnebyi ara ad iqqel yer tmurt ?Ih, lexrif, a sidi, timeyriwm, juli... ju li...A(-{ruljed a d-tzedmed dinna Iqannunen a t-eawden.A lur, tarewla, situ.

(Qui ne voudrait pas retourner au pays ?Oui, les figues, les fêtes, joli... joli...Tu y vas pour accomplir un travail tout simpleLes lutins le transformentAlors, [il nous reste] la fuite, c ’est tout.)

La déception partout, là-bas comme ici. Où se réfugier ? Aucune issue, en effet. La mort devenait une option attrayante.

Mais il n’y avait peut-être pas que cela. Un autre soir, il semblait encore très calme et voulait visiblement me parler. J ’avais décidé de ne plus l’interrompre :

« Qu'est-ce qui se passe ?... C ’est quoi, cette catastrophe ? Qu’avons- nous fait pour mériter ça ? Pourtant, j ’avais une bonne hygiène de vie. D’où cela peut-il bien venir? Je ne comprends pas... Ça ne peut être qu’une malédiction, non ? Qu’avons-nous fait ? C ’est vrai, non ? C ’est une malédiction. Nous sommes coupables, nous payons, c'est logique... »

Au bout d ’un moment, il a repris :« C ’est vrai, nous payons. C ’est une malédiction. Qu’est-ce que tu en

penses ? »Il demandait mon avis ! Je me suis empressée de répondre, sans

vraiment y réfléchir :« Quelle malédiction, Grand-frère ? Quel mal as-tu fait ? Qui as-tu

lésé, volé, calomnié ? Je n’ai jamais entendu de mauvaises paroles à ton sujet ; je n’ai entendu que des bénédictions.

- C ’est vrai, ça ?- Oui, c ’est vrai, Grand-frère ! »Je ne le regardais pas dans les yeux, mais je sentais bien son regard

appuyé sur moi. Il attendait plus.« De toute façon, les enfants ne sont pas coupables. »

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Et lui, de répondre d’une voix précipitée :« C ’est vrai ça, tu le penses vraiment ?- Oui, Grand-frère, je le pense vraiment. Les enfants ne sont pas

coupables. »Nous parlions de la même chose sans rien nommer explicitement.

Yemma ne voyait pas que nous aussi, ses enfants, nous étions plongés dans la souffrance où elle se noyait. Et cette manière qu’elle avait d ’affirmer sa toute-puissance... C ’est peu dire qu’elle avait l’art du verbe ! Ce verbe, ellene s’en servait pas seulement pour tisser ses raisonnements qui nousenfermaient, enveloppant le monde tout entier dans leur logique implacable ; elle s’en servait aussi pour tracer le destin de ses enfants, inventant leur avenir dans le moment même où elle donnait libre cours à ses colères. On aurait dit qu’elle avait détourné notre langue pour son usage personnel, transformant en acte sa violence contre elle-même, contre les siens, dès l’instant où elle ouvrait la bouche. Elle usait et abusait de cette langue qui semblait n’appartenir qu’à elle seule, jusqu’à ce que, l’âge venant, sa détestable verve imprécatoire se tarît d ’elle-même. C ’est alors qu’elle prit ¡’habitude de nous dire :

« Ma ur awen-semmhcy ara, tyerqem ! » (« Si je ne vous pardonnais pas, vous seriez perdus ! »)

Et en effet, comme si, désormais, elle s’appliquait à effacer sa violence d'avant, elle s ’essoufflait, à la fin de chacune de ses prières quotidiennes, à répéter « Dieu, je leur pardonne, eux et tous leurs descendants ! » suivis d ’une série de bénédictions. De la voir s'exciter ainsi à nous pardonner me faisait pleurer. (Dieu, qu’avions-nous fait ? Nous n’étions que des enfants !) Qu’elle était pathétique dans sa toute-puissance ! Elle semblait tenir nos vies entre ses mains. Elle nous distribuait notre futur. Elle était notre dieu qui nous condamnait ou nous sauvait. Elle nous avait donné le jour, elle nous donnait aussi nos destins. Elle était notre consolation ou notre damnation. Imbue de son pouvoir maternel comme toutes ses pareilles, elle nous clouait à ses souffrances en distillant en notre âme cette affreuse culpabilité vis-à-vis des parents, qui constitue sans doute un des traits les plus caractéristiques de la culture kabyle. (J’ai envie de dire ; un des défauts ou, mieux, une des inepties !)

Culture à la noix, qui aime à lester ses membres pour la vie ! Ils se traînent, empêtrés dans leur culpabilité secrète, ruminant les sempiternelles jérémiades :

« Daswessu n hvaldin tewsar... » (« Redoutable est la malédiction des parents... »)

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Ou encore :« Jnadiy y e f zzehr-iw ur t-ufiy. Waqila dsan-iyi imawlan. » (« Je

cherche ma chance, en vain. Mes parents ni ’ont peut-être maudit. »)Au lieu d ’admettre tout uniment :« Mon enfance a été un gâchis. Ces premières années, qui devraient

être les meilleures, n’ont été pour moi qu’une succession de ratages de mes parents. Si bien que j ’en suis à m'éreinter pour mener ma vie jusqu’au bout avec cette tare originelle. Mes parents n’étaient pas à la hauteur de leurs responsabilités. C ’était de lamentables éducateurs, mais ils auraient donné leur tête à couper plutôt que de le reconnaître. Aucun parent chez nous n’avouerait qu’il est, ou a été, incompétent en tant que père ou mère. Le fait même d’être parents les disculpe de toute faute, les décharge de tout reproche. Ils sont persuadés d ’avoir accédé à une position morale incontestable. Tout est « moral » chez nous, et cette façon de voir nous dispense de poser concrètement nos problèmes, de les aborder avec lucidité, sans crainte d’offenser le Ciel. Voilà comment la morale masque ces problèmes qu’il convient de résoudre en nous-mêmes ou ces comportements qu’il nous faut changer, et cela dure depuis des générations. Mes parents m’ont donné la vie plus par devoir moral (encore !) que par un réel désir de m ’avoir. Ils m’ont nourri, ils m ’ont inculqué leurs façons d ’être et de penser, mais ils ont manqué de m ’établir vraiment dans la vie. Ils ne se sont pas préoccupés de m’offrir la moindre assise. Ils m’ont charpenté à la diable, avec des moyens usés, inadaptés, les mêmes avec lesquels ils ont été eux- mêmes forgés. Ils m’ont élevé dans l’urgence, je n’étais pas le seul enfant qui se pendait à leurs basques. Ils m ’ont travaillé comme travaille un mauvais bricoleur, celui-là qui n’a jamais vu l’œuvre accomplie d ’un ouvrier méritant. »

Muljend-u-Yebya, lui, en était arrivé à cette conclusion lapidaire :« Ur neffu/vbb ’ ara ! » (« Nous n ’avons pas été éduqués ! ») Comprenez : « Nous les Kabyles, nous n’avons pas été construits,

étayés, édifiés, orientés dans le bon sens. »D’aucuns, à la fierté chatouilleuse, trouveraient cette remarque

exagérée, voire erronée. En tout cas, elle correspond bien au ton quelque peu emporte-pièce de Mufyend-u-Yehya. Elle témoigne aussi de sa volonté de battre en brèche l’image magnifiée que les Kabyles ont tendance à arborer de leur culture, pas uniquement aux yeux des étrangers (Ah ceux-là ! Que seraient les Kabyles, s’ils n’existaient pas ?), mais aussi, à leurs propres yeux. Ainsi se mentent-ils sur ce qu’ils sont. Ainsi se méprennent-ils sur

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leurs problèmes. Et comment, alors, s’étonner de leurs difficultés, à les résoudre ?

Pour ce qui est de mon frère, ceux qui l’ont fréquenté le savent : il n’exprimait rien qu’il n ’eût longuement médité. En fait, ses idées, péremptoires au premier abord, procèdent d’une pensée exercée à saisir les réalités telles qu’elles sont, aussi déplaisantes soient-elles par ailleurs. En veut-on un exemple ? Il sortait littéralement de lui-même dès qu’il entendait : « Azul ! » (« Salut ! »), « Tanemmirt ! » (« Merci ! »), etc. Ces mots remâchés et lâchés à tout venant, comme d ’autres de la même facture adoptés par la majorité sous la pression de cette bouffée de berbérisation quelque peu abêtissante (et, parfois même, fanatisante), qui s’est emparée des esprits, ces mots, donc, mon frère les abhorrait. Il constatait avec tristesse :

« Ils leur apprennent à répéter “ozw/” et ils leur disent : “Maintenant, allez vous faire tuer !” Voilà à quoi se résume l’enseignement de nos soi- disant intellectuels. »

Il rejetait les solutions de facilité, celles qui consistent à s’occuper de la forme et à cultiver les fioritures tout en délaissant le fond. Comment ne pas souscrire, une fois de plus, à sa vision ? À la manière d ’un Jean de La Fontaine, il disait simplement : « Travaillez, prenez de la peine : c ’est le fonds qui manque le moins. » Les Kabyles, eux, veulent poser un toit là où ils n’ont encore rien fondé ni bâti. Ont-ils oublié les avertissements de leurs devanciers, auteurs prolifiques de proverbes toujours éloquents : I udellaa i wumi yekkes Iqaea, acu ara s-d-gen ifassen ? (Pour un panier sans fond, à quoi serviraient les anses ? Ou encore : Acu i k-ixussen a Ben saryan ? - J- faxatemt. (Que te manque-t-il, toi le dénudé ? - Une bague.) Où l’on voit comme ils sont tout à fait à même de reconnaître leur impotence congénitale. C ’est bien en ses soubassements que leur culture est déficiente, dépourvue, carencée en ces principes de vie familiale et collective qui concourent à l’épanouissement de chacun et, par conséquent, au bien-être de la collectivité.

Pour tout dire, ce qui leur fait défaut, à ces Kabyles, c ’est une raison. Ni plus ni moins. Il est possible que leurs ancêtres lointains, très lointains, aient été gratifiés d ’une raison digne de ce nom. Mais eux, les Kabyles d ’aujourd’hui, l’ont-ils reçue en héritage? Sinon, qu’ils le reconnaissent enfin : ils ne la possèdent pas, cette raison à la fois cohérente, ferme et souple qui leur aurait permis de se construire, d’abord en tant qu’individus, dans des creusets familiaux favorables, de se reconnaître les uns les autres, de se concevoir en tant que peuple en devenir, et de relever les défis du

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monde contemporain. Cette raison, ils l’ont égarée dans les méandres de leur longue et douloureuse histoire.

Donc, comment peuvent-ils récupérer cette raison qu’ils ont perdue, ou élaborer une autre ? Sûrement pas en succombant à la séduction des récits d’origine (lesquels, on le sait, finissent toujours par rejoindre le mythe) ni en se fourvoyant dans la recherche effrénée d’une « authenticité » ethnique et culturelle douteuse (laquelle, on le sait également, est le propre de tous les extrémismes). Ce sur quoi ils devraient être inquiets par-dessus tout, ce qu’ils devront tôt ou tard remettre en question, ce sont leurs pratiques éducatives telles qu’ils les ont subies et telles qu’ils les reproduisent avec leurs enfants, leurs mœurs en général, leur conception des rapports entre parents et enfants, entre hommes et femmes, entre eux-mêmes et les autres... Et pendant qu’ils y seront, ils feront bien de s’interroger aussi sur cette relation aberrante qu’ils entretiennent avec toute forme d’autorité, dont une des expressions pourrait être le mot d ’ordre actuellement en vogue :

« A nerre? waV a neknu ! » (« Plutôt se briser que de se courber ! ») Cette consigne cruelle (donnée par qui ?) à laquelle leur orgueil puéril

les contraint de se plier, Grand-frère la jugeait assez stupide finalement :« Brisés, que gagneriez-vous ?... Le jour où vous proclamerez : “ Ur

nt'fruzu ur nkeimu /” ("Nous ne nous briserons ni ne courberons non plus ! ”), ce jour-là, vous serez sur la bonne voie. »

Il plaçait la vie par-dessus tout (sachant peut-être qu'il ne ferait pas de vieux o s); la Vie sans prix qui donne leur sens à nos actes, à nos engagements, à nos rêves mêmes. Il ne s’agit pas de remplacer une formule par une autre. C ’est d’une mutation radicale qu’il s’agit. Les kabyles ont à faire évoluer leur façon d ’être et de penser et, notamment, à ramener leur tendance à la prétention immodérée aux limites respectables de la simple et juste dignité. En clair, ils ont à mûrir enfin.

Car leurs problèmes les plus sérieux ne tiennent pas au fait qu’« on » leur interdit d ’être des « Imaziyen», la mondialisation triomphante "étant, paradoxalement, propice aux revendications ethniques aux quatre coins du monde. Comme quoi, ils n’inventent rien à clamer leur « Amaziyité » sur les toits ; tout le monde le sait ou peut le savoir : c ’est dans l’histoire écrite. Ils ne font preuve d’aucune originalité en réalité, encore moins de réflexion, ces brailleurs de rue ; ils ne font que réagir, telle une cellule à son milieu chimique, aux incidences de la modernité uniformisante qui affecte, à des degrés divers, toutes les sociétés actuelles.

Leurs problèmes ne sont pas là où ils les situent habituellement, lorsqu’ils se conduisent comme cet homme qui a perdu sa montre et qui la

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cherche sous un réverbère : ce n’est pas à cet endroit qu’il l’a perdue, mais c ’est là qu’il y a un rayon de lumière. De la même façon, les Kabyles croient qu’ils comprennent leurs problèmes, et qu’ils les résolvent, sous l’éclairage du mythe berbériste inspiré par leur volonté sectaire de se différencier des « Arabes », alors que leurs vrais problèmes tiennent à ce qu’ils sont en eux- mêmes, mais aussi, à leurs manières de vivre en société, à leurs façons d’être homme ou femme, d 'être humain, tout simplement. C ’est dire qu’ils contribuent à leurs problèmes, ce sont eux-mêmes qui les créent en même temps qu’ils en souffrent. Au demeurant, pourquoi cultivent-ils cette peur irraisonnée d’être confondus avec « les Arabes » ? On a affaire à deux langues distinctes (quoique très parentes), c ’est là une donnée irrécusable : ne leur suffit-elle donc pas ? Ou bien alors, ils n’ont confiance ni en leur langue ni en ce qu’ils sont. Et, dans ce cas, on en conviendra, cette faiblesse ne leur vient pas du dehors ; ils ne la doivent qu’à eux-mêmes. Quant à l’ethnonyme, ou 1’« azul » ou la « tanemmirt » ou tout ce qu’ils veulent, c’est comme l’habit du moine dont parle l’adage. De même, les mots ne font pas une identité : ce ne sont que des mots !

Les idées avancées ici ne sont guère différentes de celles que mon frère aimait à exprimer, il me plaît de le penser. Aussi, ne suis-je pas surprise qu’il se soit tourné vers les Grecs de l’Antiquité, cette pléiade d ’« imyaren» (« vieux », « sages»), comme il les appelait, en compagnie desquels il passait ses longues nuits sans sommeil. Les hellénistes (Jean-Pierre Vernant, par exemple) l’ont montré, ces Grecs-là ont su, eux, inventer toute une Raison, celle-là même qui a en partie inspiré la Renaissance des peuples d’Occident et qui continue encore d’inspirer la pensée universelle. En découvrant Platon, Aristote, Diogène, Sophocle ou Xénophon après ses trois alertes cardiaques, mon frère revivait, dans tous les sens du terme :

«Tiens, va t ’instruire, m ’a-t-il dit en me tendant l’Ethique de Nicomaque d ’Aristote. Ce ne sont pas les médecins qui m ’ont guéri, ce sont les Grecs. C ’est vrai, par Dieu ! »

A d ’autres, il expliquait, parlant de ces mêmes Grecs de l’Antiquité, qu’ils 1’« accrochaient à la vie », ou encore, qu’ils étaient pour lui comme « un phare rencontré dans la nuit ». Et cette expérience de régénération, cette intelligence qui illuminait sa voie, il ne voulait pas les garder pour lui seul, les mettre au service de quelque ambition égoïste ; il voulait les partager avec les siens. C ’est qu’il ne distinguait pas ses intérêts propres du progrès collectif, son cheminement personnel de celui de tout un peuple. C ’est qu’il était profondément généreux, de cette générosité totale et sincère qui, pour se concrétiser, n ’attend rien ni du Ciel ni des hommes. Quand tu te donnes tout

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entier à une œuvre, quand cette œuvre et toi n’en font qu’un, tu ne te demandes pas ce que tu vas y gagner. Tel était mon frère, réellement. Cependant, il voyait que la majorité choisissait la mythologie amaziyiste et ses chimères. Tout affligé, il finit par se retirer ; il cessa non de travailler (dans sa situation, cela aurait signifié la mort immédiate), mais de distribuer des copies de ses travaux, comme il le faisait jusqu’alors. Espérait-il une période plus propice, une génération moins hypnotisée par V am aziyism el Cela se peut bien, et il le disait, non sans une pointe d’humour :

« Puissent-ils guérir ! Puissent-ils changer, penser autrement, comprendre enfin ! Ceux nés dans les années quarante ne réfléchissent pas à ce qu’ils font. Leur conduite est incohérente. Us ont peut-être mangé quelque chose. D’ailleurs, il est possible qu’ils aient été drogués. À l’époque, les Algériens ne survivaient que grâce à la semoule que leur envoyaient les Français et les Américains... »

Il disait encore, pour justifier la rétention de son travail :« A m win icettben i uderyal. » (« Comme qui danse pour un

aveugle. »)Le bon sens, le pragmatisme, le souci de la cohérence et de l’efficacité

dans les actes les plus ordinaires, cela aussi formait son caractère. Donc, à quoi bon perdre son temps à enregistrer des cassettes de textes, si personne ne les écoute et ne les apprécie à leur juste valeur ? Il prêchait dans le désert. Oh ! Comme il en voulait à ces élites pontifiantes qui prennent les vessies pour des lanternes ! Tandis que le moindre mouvement devenait pour lui de plus en plus difficile, il trouvait encore la force de crier :

« Leqraya ! L'instruction ! La quête de la connaissance, ce n ’est pas un diplôme. Ça sert à montrer le chemin aux autres, c ’est fait pour dessiller leurs yeux. Ce n ’est pas fait pour avoir une fiche de paie et se pavaner. S’il ne s’agissait que de gagner ta vie, tu peux faire n ’importe quel métier. Le pain est le même pour tout le monde, quel que soit le grade de chacun... »

Comme il était remonté contre les moutons de Panurge qui suivent aveuglément ces « intellectuels zaeemma tik » (« les soi-disantintellectuels ») ! Et il ne le cachait pas. Lorsque les circonstances l’y obligeaient, il explosait, crachait son dégoût, volait dans les plumes de qui, en sa présence, se prévalait de son amaziyité de façade. Après quoi, il s’en allait digérer sa colère dans sa solitude retrouvée.

Dès 1980, il le disait haut et fort :« Inaal... le berbérisme n tackum ! » (« J'exècre votre berbérisme ! ») - Ou encore :

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« Pendant ce temps, les intellectuels nney la tfektilin açlu. Yema ¡¡an agad i sen-igan ccan. $abfra ya Rebbi çaijlja ! » (« Pendant ce temps, nos intellectuels spéculent sur du vent. En plus, il y en a qui les écoutent. Hélas ! »)

Et peut-être même avant :

Yema dessen Nniqal ad xem m en citub A d msefhamen gar-asen Am m ar ad beddlen leryuh Zemren ma yehwa-yasen Nniy-asen, fell-i ay dessen Uyaley nek d asdaw-nnsen.

(Et ils rient, en plus Au lieu de réfléchir un peu De s ’entendreDans l'espoir que les choses s'améliorent Ils sont capables s'ils le veulent Je leur ai dit, ils s'en moquent Et me regardent comme un ennemi.)

Combien l’entendaient, lui qui n ’avait aucun statut, ni titre ni siège ni tribune ni appui officiel ? Du lit d’hôpital où il dépérissait de jour en jour, il continuait pourtant de tonitruer en présence de certains visiteurs :

« Nous vous disons “voici la voie !” mais vous ne voulez pas la voir. Pourquoi refusez-vous de comprendre ? Quand cesserez-vous de berner le peuple avec le berbérisme ? Il n’y a rien. Pourquoi dites-vous qu’il y a quelque chose là où il n ’y a rien ? Pourquoi mentez-vous aux gens quand ils attendent de vous la vérité ? C ’est de la trahison ! Vous êtes des traîtres ! »

Et aussi :« Win ara wen-ikksen zzu x akw d lekdeb, iyna-kwen, a leqbayel ! »

(« Qui vous ôtera la vanité et le mensonge, celui-là vous enrichira, Kabyles ! »)

C’est qu’il était hanté par la vérité :

A yen byiy, yiw en ay d udem-is J-fidef zeddigen am lekwfen.

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Maena tidef iyba yisem -is J(agwaden-f yemdanen.

(Ce que je désire n 'a qu ’un visage C ’est la vérité immaculée comme le linceul.Mais la vérité est bannie Les gens la redoutent.)

Ce n’est ni par nihilisme ni par négativisme que mon frère répétait :« Il n’y a rien ! Nous n’avons rien ! Nous n’avons aucune raison de

nous réjouir ! »Il reconnaissait cet état de fait : les élites kabyles occupées à piler de

l’eau dans un mortier depuis des décennies ; la culture kabyle en panne ; la langue kabyle en involution depuis des générations, ce qu’il disait explicitement, exhortant ses interlocuteurs au travail :

« Taqbaylit akw d lbup eaddi ma tebyid af-fxedme^ ! » (« La langue kabyle est en friche. Va travailler, si tu veux ! »)

Il s’agit donc de semer dans et par la langue telle qu’elle est, en exploitant tous ses détours, en mettant à profit tous ses particularismes régionaux. Il s’agit de produire, d’inventer de la matière palpable, d ’enrichir un contenu culturel et, simultanément, la langue et la pensée de ceux qui la portent. C ’est un effort concret sur le terrain de la langue, aussi concret que l’était celui des aïeux qui s’exténuaient sur leurs lopins de terre pour en extraire leur pitance quotidienne.

Muljend-u-Yeljya ne s’opposait pas à l’idée d ’interroger l’histoire (et non de s’y réfugier) pour mieux comprendre le présent. Toutefois, il récusait la thèse courante chez les Kabyles, selon laquelle les responsables de leurs problèmes, ce sont les « autres ». Je serais tentée de dire qu’en pensant de la sorte, ils créent eux-mêmes la réalité qu’ils dénoncent. Cette réalité semble relever d ’une croyance collective, d’une illusion commune à laquelle ils adhèrent sous l’effet, notamment, d’une des dispositions mentales les plus révélatrices de leur culture tribale : se sentir persécuté par l ’autre vécu dans une proximité insupportable.

C ’est donc ainsi : de notre malheur familial dont je n’hésite plus à parler (j’en pleure, mais je n’en rougis pas), il y a une leçon à tirer, qui peut s’adresser à tous. C ’est que Yemma était pleinement, dramatiquement, dans le vrai de sa culture, le plus authentique, le plus déplorable qui soit : ce qui écarte les Kabyles d’une vision précise de leur situation, ce qui déforme leur

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perception de la réalité, participe en grande partie de leur tribalisme délétère. Certains d'entre eux ne poussent-ils pas le ridicule jusqu’à se vanter d’être « plus civilisés que les “Arabes” » ? Soit dit en passant, de quels « Arabes » s’agit-il ? Quels sont les indices de cette culture kabyle prétendue « supérieure » à celle des « Arabes » ? Où sont ses productions par lesquelles elle collabore à la Culture universelle ? (Mon frère disait : « le couscous, voilà tout ce que les Kabyles ont su apporter à l’humanité ! »)

On dirait même que les problèmes des Kabyles se compliquent de plus en plus, du fait de leur mode d’être et de penser tribal qui tend à se perpétuer surtout par l’exacerbation de ses aspects les plus débilitants. Tels ceux-ci, par exemple : ton mépris pour celui qui ne te domine pas ou qui te ressemble (Aberkan uqerru, sehheq-it : ulac ddaswessu ; [Le Kabyle ou l ’Arabe, écrabouille-le : ce n ’est pas un péché] ; Win itbas uberkan uqerru, ad ig Rebbi ¡¡awil ! [Etre la cible d ’un Kabyle ou d ’un Arabe, Dieu y pourvoie !] Curieux proverbes, n’est-ce pas ?), ta jalousie incurable, le plaisir que tu prends à donner du fil à retordre à ton voisin, l’obligation à laquelle tu es tenu d’afficher des attitudes hautaines, de te montrer présomptueux, cynique et odieux, pour ne pas perdre la face, sans citer tes nombreux préjugés, racistes et autres, ou la ruse infâme dont tu te sers pour te sortir d ’affaire aux dépens d ’autrui. L’autre, toujours, sans lequel tu ne peux pas vivre, avec lequel tu as du mal à vivre. Entre nous, Kabyles, vos pires « ennemis » s’y prendraient-ils autrement pour vous nuire ?

Quoi qu’il en soit, voici une des conclusions de Muljend-u-Yeljya, simple, désagréable peut-être, mais bonne à dire comme toutes les vérités qui se respectent : les Kabyles sont les premiers responsables de leurs maux ; leurs causes principales sont en eux-mêmes, leurs réponses également. Voilà une des raisons qui l’ont conduit à modifier sa vision sur le « problème » de la culture kabyle et à s’engager dans une autre voie ; une voie plus concrète, plus sensée, plus féconde. Et aussi, plus pondérée !

Il souffrait, lui ; il enrageait de son incapacité à intéresser les siens par sa démarche réflexive inspirée par les grands penseurs, grecs et autres. Ah ! Que n’a-t-il pas été un rien égoïste ! Malgré tout, il ne renonçait pas au travail de fond qui s’imposait à lui. Il travaillait d’arrache-pied, cherchant la meilleure méthode pour communiquer une des idées qui lui importait particulièrement : la nécessité pour les Kabyles d’affronter leurs travers, leurs dérives, leurs incohérences, leurs contradictions au plan de leur savoir comme à celui de leur morale, leurs entraves intérieures qui brident leurs capacités créatives... Dans cette perspective, il mettait au travail la langue ancestrale telle qu’elle fonctionne au quotidien, dans la bouche de la

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majorité, la masse des petites gens qu’il regardait comme des proches parents - tous ces hommes et ces femmes vrais dans leurs souffrances comme dans leurs joies, dans leurs mesquinéries comme dans leurs grandeurs, dans leurs défauts comme dans leurs qualités, dans leurs échecs comme dans leurs réussites. Et c’est peu dire qu’il les connaissait, ces Kabyles qui n’ont d’autre prétention que celle de durer tels qu’ils sont. Il connaissait ceux d ’ici, les immigrés, en les fréquentant un peu, surtout en les observant ; il connaissait ceux de là-bas, comme s’il vivait parmi eux. C ’est d ’ailleurs là, à mon sens, toute Y authenticité qu’il défendait : cette expérience de vie révélée à travers la langue vivante, la langue usuelle vibrante des heurs et malheurs des gens ordinaires ; la langue telle qu’il la parlait lui-même, dont il découvrait peu à peu les subtilités régionales et les potentialités inexploitées à tous les niveaux. Il répétait à qui voulait l’entendre :

« MaCCi t-taqbaylit ur nezmir ara iyiman-is. D nekw ni ur nezmir ara i yiman-nney. Ahaat nasya, ney taqbaylit agi ur [-nessin ara. » (« Ce n ’est pas la langue kabyle qui est déficiente, c ’est nous qui sommes incompétents. Peut-être sommes-nous fatigués, ou alors, cette langue, nous ne la connaissons pas. »)

Evidemment, l’état d ’une langue reflète la condition intellectuelle, psychologique, culturelle et sociale de ceux qui l’expriment ; sa force, la façon dont ils la maîtrisent, la recréent et l’enrichissent en intégrant de nouvelles réalités ; sa vitalité, leur ardeur à la pratiquer avec passion et intelligence, à la transmettre pour elle-même et non pour s’opposer à une autre.

Aussi, le dirai-je à mon tour, sans ambages : la quête identitaire est une des préoccupations majeures des peuples hier colonisés, et plus généralement, de tous les groupes qui ont été, à différents degrés, happés par la modernité conquérante mise en branle en Europe depuis cinq siècles. Elle est, cette quête, un passage obligé pour tous ces peuples, dans leur tentative de surmonter leurs traumatismes historiques. Et chacun d ’eux la mène avec plus ou moins de bonheur, de sérénité, selon ses ressources propres et sa situation dans le cadre de l’Etat national dont il fait partie.

S’agissant des Kabyles, la question est celle-ci : jusqu’à quand se conduiront-ils comme ce paysan qui cherchait son âne alors qu’il était dessus ? Veulent-ils recouvrer leur identité culturelle « authentique » ? Elle est là, ils la portent en eux-mêmes, en chaque instant, inscrite dans la langue qui les habite et qu’ils habitent. Cela admis, comment cette langue n ’aurait- elle pas toute leur confiance ? C ’est elle, la langue maternelle (et non le

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berbérisme !) qui leur permet vraiment, c ’est-à-dire en eux-mêmes, de se relier à leurs origines, tout comme le rêve permet à chacun de retrouver son enfance. Cette langue, leur langue est aussi leur première et dernière chance de conserver leur identité culturelle sans s’enfermer dans une vision ethniciste, donc, d ’éprouver leur continuité culturelle tout en restant ouverts au monde actuel et à ses évolutions inéluctables.

Comme, là aussi, bien des peuples actuels, les Kabyles sont le produit d ’une hybridation linguistique et culturelle multiple, qu’ils le veuillent ou non, l’histoire, le passé étant inchangeable par nature. Et si ce qu’ils sont leur déplaît, n’est-il pas plus pertinent d’essayer de l’améliorer plutôt que de se mirer, tel Narcisse dans ses eaux originelles, dans ce miroir aux alouettes que leur tendent, à travers les fantasmes débridés de leurs puristes entêtés, les Imaziyen d ’il y a deux mille ans ? C’est peut-être le lieu d ’invoquer la sagesse de ces ancêtres, précisément : Ur ffeawad ara i yeysan tibbwit! (Ne recuis pas les os !)

Tout bien pesé, les Kabyles ont à devenir ce qu'ils sont, c ’est-à-dire les héritiers d ’une tradition orale qu’il leur appartient d ’enrichir et de prolonger par l’écriture, et aussi, les citoyens d ’un pays participant du monde et de son humanité diverse.

*

Ce soir-là, Grand-frère semblait apaisé par ma réponse. J ’avais perçu son sentiment de culpabilité à l’égard de nos parents, de notre mère surtout. Ensuite, peut-être pour la première fois, il a bien voulu me parler et même... m ’écouter ! Il m ’a appris certaines choses qui l’avaient blessé dans sa vie privée. 11 a évoqué chacun de nos frères par le surnom qu’il lui donnait autrefois. Enfin, il m ’a demandé ce que je pensais des Kabytchous, quels étaient mes rapports avec eux, et comment je voyais la question de la culture. Nous faisions connaissance enfin !

Pourtant, cela ne l’a pas empêché, les jours suivants, de s’emporter encore, de reprendre ses lancinants « ta mère-là ! » qui me déroutaient. Mais aussi, il avait de plus en plus de mal à se rappeler ce qui s’était passé la veille. De sorte que je ne savais jamais à quoi m’attendre avec lui, comment l’aborder, dans quelle disposition il était. Je m’en rapportais à l’espoir de le voir se rétablir. Je me promettais que je trouverais alors le moyen de discuter avec lui pour débrouiller notre sac de nœuds et liquider ce qui nous déchirait. Pour qu’enfin notre histoire puisse couler comme l’eau, passer comme les jours, comme les saisons, comme la vie...

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J’espérais, je rêvais une seconde chance. Tandis que lui, plus conscient des approches de la mort, disait :

«Radiothérapie... Thérapie, afrerref, cela veut dire tailler. Il faut sectionner. Oui, c ’est juste, il faut trancher dans le vif... »

Et, de la main qui lui obéissait encore, il mimait l’opération.Sa violence, en fait, était en lui depuis toujours, toute tournée vers lui-

même. Dans un sens, il est parvenu à le rompre, ce dernier lien avec un monde pour lui de plus en plus invivable. Ce monde, ne disait-il pas qu’il lui avait été infligé, peut-être dès l’aube de sa vie.

Nefbibb/, neqqar mazal Aql-ay nedder tamara...

(Nous endurons, endurons Survivant de mauvais gré...)

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La maison résonne maintenant des dikr, ces chants religieux d ’évocation et d ’édification qui me bouleversent toujours. Yemma aimait les entendre. Grand-frère les recherchait, lui aussi. Dans sa chambre d ’hôpital même, il les a réclamés, mendiés autour de lui. Alors, à voix basse, Mokrane, Koukou et Saïd lui ont chanté les quelques couplets qu’ils connaissaient.

Dans l’atelier, une grande partie de la soirée était parfois occupée par ces chants. Car, au-delà du travail littéraire, les réunions étaient avant tout des rencontres et des retrouvailles amicales, un espace de réflexions et de discussions autour de thèmes divers - politiques ou autres -, la possibilité donnée à chacun de rompre un instant son exil en parlant du pays quitté, mais aussi, d ’exposer ses problèmes ou de soumettre ses projets personnels à l’avis de tous. Ces séances consacrées à la controverse et à l’expression libre, Grand-frère les considérait comme une « thérapie de groupe ». C ’est dire l’importance qu’il leur accordait.

Certains soirs donc, l’on chantait dans l’atelier. Et, à ce morceau par exemple (le même qu’entonne, en cette veillée funèbre, le cousin de Mokrane, d ’une voix vigoureuse et envoûtante), mon frère ne pouvait cacher ses larmes :

Lefhama win um i f-yefka Teyleb lyella U ryetfili d igellil Bab-is yebbw i lbayakka Yebead i tlufa Uridenneb ur ¡{Iieyyil

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MaCCi am win tebbwi lhawa La ddin la lljepna A kken isabba ad as-tmil...

(La sagesse, à qui II la donne Prime la richesseQui l ’a reçue ne connaît point la pauvretéIl est béni pour toujoursIl se tient loin des malheursNe pèche ni ne comploteCe n ’est pas comme le frivoleSans fo i ni dignitéToujours sa vie sera déséquilibrée...)

D’un côté, il ne croyait en rien qu’au travail concret ; de l’autre, il était profondément croyant. Comme Yemma, il semblait tout imprégné de cette piété naïve, si communicative, qui ne se laissait enfermer dans aucun cadre, aucune forme établie. Puisqu’il n’y a qu’un Ciel qui relie tout, les êtres et leurs jours, le haut et le bas, le passé et le présent, la vie et la mort...

« Comment vas-tu, Muh ? lui demandait-on quand il pouvait encoreparler.

- Aql-ay deg uñís n Reppwi ! (Nous sommes entre les mains de Dieu /) »

Parfois, quelqu’un ajoutait en riant :« Alors, que désirer de plus ? Tu ne peux pas être en de meilleures

mains ! »Lui se taisait.Pour les visiteurs, c’était une réplique banale de la part de mon frère ;

une phrase qui les faisait sourire parce qu’il la disait à la manière d ’une femme, en prononçant « Reppwi» au lieu de « g ebb i» . Pour moi, elle n’était ni banale ni drôle, cette phrase qui était une des expressions favorites de Yemma. Par ces mots, elle disait son impuissance devant certains événements, sa conviction que sa vie ne lui appartenait pas et que, sur l’essentiel, elle n’avait aucun pouvoir de décision. C ’était sa façon de laisser la porte ouverte à l’espérance à laquelle elle tenait de toute son âme martyrisée. Elle témoignait ainsi de la Force qui l’habitait, et à laquelle elle s’en remettait tout entière. L’Espérance vivante, telle était Yemma quand, par moments, elle parvenait à se libérer de ses voix intérieures. Elle portait

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cette Foi qui grandit les êtres en eux-mêmes, leur donnant une hauteur d ’où ils finissent par transcender leur propre existence. Et, sous cet angle aussi, mon frère lui ressemblait visiblement. C ’est, en partie au moins, ce que masquait le semblant d’humour par lequel il exprimait la composante spirituelle de sa personnalité ; composante évidente et, somme toute, assez familière, puisqu’elle passait par notre langue maternelle et s’appuyait sur nos croyances traditionnelles. Mais, je l’ai dit, sur ce plan non plus, il n’a pas vraiment été entendu, pris au sérieux. Il faisait rire surtout, pendant qu’au fond de lui-même, il essayait de trouver une issue à une existence qui tendait de plus en plus à l’impasse.

*

Les deux chœurs de lexwan vont se relayer des heures durant pour remplir cette nuit de leurs voix puissantes.

Tusid-d a Im ut s lasjel riley a medden d awal kan Mufr-u- Yefrya yebbwetj-as lajel Lm ulukheggan aha amkan Tasa d wul tay y e f inijel

A r daxel qebren rkan A RebbikeC dim wennes Demn-ay aql-ay deg yeblan I uçekka ni 'ara yay-yefrbes Negga leljbab dimawlan.

(En hâte tu es venue, MortGens, je prenais cela pour un simple motMulj-u- Yefrya, son terme est arrivéLes anges ont apprêté la placeNos cœurs se nourrissent de souffranceEngorgés, putréfiés en dedansDieu, Tu es le CompagnonRemplis d ’appréhensions, nous comptons sur ToiQuand sur nous, la tombe se fermeNous laissons parents et amis.)

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En écoutant ces chants sublimes, je sens ma douleur se transformer. Ils pleurent à ma place, ces chants graves et ardents, simples et vrais. Ils sont la condition humaine versifiée. Je les bois mot après mot, je les avale note après note, et mon âme s’apaise peu à peu. Ils me rassérènent, amplifient mon sentiment d ’humilité à l’égard de la vie, me réconcilient avec le monde. Dans leur mélodie unique, dans leur profondeur insondable, dans leur résonance tragique, je décèle la mesure juste de ma langue maternelle. Par eux, je m ’éprouve à l’échelle infiniment modeste de ceux qui la parlent et la nourrissent. Ma douleur vibre à leur rythme ; elle se confond avec leur matière toute faite de compassion. Elle ne me fait plus mal, cette douleur. Je la ressens comme une émotion ; une émotion pure, belle et sacrée. Les larmes qui coulent maintenant sur mes joues, ce sont celles d’une souffrance harmonisée et acceptée comme une grâce du Ciel. Elle ne me domine plus, cette douleur. Je la prends par tout mon corps et la range dans un coin de mon cœur comme une précieuse révélation. Je vois le monde illuminé d ’un éclat nouveau. Demain, je ne serai plus la même.

Les défunts pleurent-ils ? Un rêve fait quelques semaines après la disparition de Grand-frère m ’a répondu : oui, les défunts pleurent, eux aussi. Et ils sont inconsolables. Et leurs larmes, et leurs chagrins sont plus désespérants que les nôtres. Eux, se tenant de l’autre côté, savent ce que nous ignorons, ce que, fébrilement, nous cherchons à savoir, et cette connaissance les ouvre à la pleine sensibilité, à la pitié absolue. Tandis que nous, l’ignorance et l’oubli nous protègent; ils nous entourent d'une insensibilité qui nous permet d’aller à la rencontre de nos jours.

Dans ce rêve, je revoyais mes parents. J ’attendais avec Yemma que mon père vînt pour l’informer. Il ne savait pas encore. Il était malade et personne ne lui avait rien dit à propos de Grand-frère. Yemma savait, elle ; elle savait par elle-même, j'aim ais à le croire. Sinon, comment aurais-je pu le lui dire ? Non, jamais ! Pas même dans un rêve !

Cet après-midi-là, après que le jeune interne de garde m ’eut expliqué que mon frère venait « d’attraper une vraie vacherie » et qu’il n’avait « plus que six mois à vivre », je suis sortie vite de l’hôpital. J’étais sans mot, hébétée, assommée. Je voulais prendre le métro pour rentrer chez moi, mais je me suis égarée. J ’ai erré des heures, l’esprit confus, le cœur engourdi, les jambes flageolantes, me demandant à voix haute :

« Oh mon Dieu ! Comment, maintenant, vais-je dire ça à Yemma ? » Tout à coup, comme si mon frère en personne était apparu là, devant

moi, je me suis figée, et sa voix m ’a crié :

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« Qu’est-ce qu’il y a encore ! Ta mère-là, mais elle est déjà morte, non ? »

Ces mots m’ont calmée. Mieux, ils m ’ont soulagée ! C ’était comme si la mort annoncée de Grand-frère était dans un sens plus supportable que le fait d’avoir à l’apprendre à Yemma. Aurait-elle été encore de ce monde, j ’aurais agi comme elle l’avait fait avec nous deux au sujet de notre père : je ne lui aurais rien dit. Mais elle savait, elle. Elle savait depuis longtemps, très longtemps. Pendant des mois, elle avait répété, harcelant ses fils autour d ’elle :

« Il est arrivé quelque chose à votre frère en France. Vous ne voulez rien me dire. Mais moi, je le sais... »

Et alors qu’elle n’était plus, elle continuait de savoir, puisqu’elle était là, présente à tout moment dans la chambre de l’hôpital. Quant à mon père, je n ’avais pas une grande photo de lui. J’aurais pu demander à Mouloud ou à Hamid de m ’en apporter une, mais je me disais que c ’était Yemma qui devait être là, puisque c’était elle qui tenait les fils ; elle devait être là et consentir enfin à rompre le cordon, à libérer son premier fils, celui qu’elle semblait avoir ligoté toute sa vie par sa souffrance. À dire vrai, je ne sais plus. Yemma devait être présente : ne Pétait-elle pas de toute façon ?

Donc, je revoyais mon père dans ce rêve qui était aussi clair qu’une image sur un écran. Il vint s’asseoir sur un petit banc, à côté de Yemma assise, elle aussi, sur un petit banc. Je pris les mains de mon père :

« Père, Grand-frère Abdellah est mort, tu sais. »Mon père fit une grimace de douleur et des larmes coulèrent sur ses

joues. 11 se leva et prononça, sur un ton grave, une longue phrase en kabyle, dont il ne me reste que ces mots, en français :

« Ça ne fait rien, il n’est pas mort entièrement. Il y a son œuvre, et elle est vivante. »

Ensuite, je me mis à lui raconter comment Grand-frère avait rendu l’âme. Je mimai tous ses gestes, décrivis la façon dont il avait ouvert les yeux, son long regard plein de vie, de paix. Je répétai les « Ah !... Ah !... Ah !... » qui avaient brusquement cessé pendant que je lui parlais et lui caressais le visage de ma main mouillée. Je reproduisis la façon dont ses paupières s'étaient abaissées comme le rideau sur une scène de théâtre. Enfin, je rapportai le terrible silence, l’indescriptible absence, l’effroyable vide qui, soudain, avait rempli la chambre, mon esprit, le monde tout entier.

*

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Quand cela s’est produit ce soir-là, j ’ai appelé Abdenour :« Abdenour, Grand-frère-là, il est mort, à l’instant. Téléphone à

Mouloud, s’il te plaît. »Je ne me sentais pas la force de l’annoncer moi-même à mes frères au

pays. Peu de temps après, Abdenour est arrivé. Il m ’a trouvée assise dans le hall, à deux pas de la chambre d ’où sourdait maintenant le mystère absolu. Je m ’étais posée là sans savoir que faire d’autre. La mort avait tout figé, mes pensées, mes mouvements, le monde tout autour.

Alors que je commençais à lui raconter comment la chose était arrivée, Abdenour m ’a interrompue :

« Lui as-tu au moins récité la profession de foi ? »Je suis restée toute pantoise. J ’ai balbutié :« Quoi ? La profession de foi... Oh non, je n ’ai rien fait de tel. Ça ne

m ’est même pas venu à l’esprit. J ’étais seule... »Je me suis sentie comme prise en faute. Avais-je complètement oublié

les rites dans lesquels je suis née, et qui m ’avaient accompagnée jusqu’à l’âge adulte ? Comment n ’avais-je pas pensé à effectuer le geste primordial ? En me soumettant à la Loi par la formulation explicite de la profession de foi, je me serais obligée à admettre l’inadmissible.

Abdenour s’est levé :« Il n’est pas trop tard. Viens, nous allons la lui réciter tout de suite. » Je lui ai emboîté le pas. Mais au moment de franchir le seuil de la

chambre, mes jambes se sont bloquées, et je me suis mise à trembler comme avant. Sans consistance ni sol sous mes pieds, au bord du néant, j ’ai répété, tout bas :

« Je ne peux pas avancer... je ne peux pas...Alors, Abdenour m ’a dit d ’aller m ’asseoir et il a fermé la porte

derrière lui. Il a reparu quelques minutes plus tard. Avant de se tourner vers moi, il s’est essuyé les yeux.

« Voilà, c ’est fait. Comme ça au moins, il est en paix avec son Créateur. »

Je l’ai remercié, puis, comme il avait son portable, je lui ai demandé d ’appeler quelques personnes. Ensuite, j ’ai repris mon récit :

« J ’étais en train de lui essuyer le visage avec de l’eau... Tu sais, ce n ’est pas de l’eau ordinaire, elle ne vient pas du robinet ; elle vient d ’un voyant-guérisseur que Yemma avait l’habitude de consulter.

- De l’eau bénite! Eh bien, c ’est parfait! Tu vois, tu as fait exactement ce qu’il fallait faire. C ’est comme si tu lui avais récité la profession de foi.

- Ah bon ? Tu en es sûr ?- Oui, tout à fait sûr ! C ’est aussi un geste de foi. »J ’étais rassurée. J ’éprouvais une sorte de satisfaction à constater qu’en

me laissant mener par ma sensibilité, j ’avais fait les « bons» gestes avec Grand-frère. C ’est qu’il y avait la mort d ’un côté, de l’autre la « bonne façon » d ’agir. Etait-ce donc pour cela aussi que je tenais à ce que Yemma fut « présente » ? Quand la mort te surprend en exil, vers qui peux-tu te tourner pour lui demander ce qu’il convient de faire ? Qui peux-tu appeler à ton secours ? À quoi peux-tu recourir, sinon à ce que tu as toujours connu et que tu portes en toi ? J’avais toujours aspiré à la spiritualité du monde par l’intercession de Yemma, à travers nos croyances et nos rites traditionnels, et même, à travers ses prières quotidiennes que je suivais avec une grande attention. C ’était des moments que j ’appréciais, des instants privilégiés où elle semblait résister aux assauts de ses infatigables « ennemis », où elle revêtait le visage de cette mère émouvante, et si vaillante par ailleurs !

*

Il contenait donc de « l’eau bénite », ce flacon que je me dépêchais de dissimuler dans mon sac lorsqu’un visiteur me surprenait à passer ma main" mouillée sur le visage et sur la tête de mon frère. Cela avait intrigué plus d ’un, et l’on m ’avait parfois demandé :

« Dis, qu’est-ce qu’il y a dans cette bouteille ?- Rien. De l’eau, c’est tout. »Je ne voyais pas l’intérêt d ’en parler, cela ne concernait que Grand-

frère et moi. Qui aurait compris ? Il aurait fallu raconter l’histoire à partir du début (et quel début ? Le savais-je moi-même ?), expliquer qu’il ne s’agissait pas de la simple croyance aux vertus d ’une eau sur laquelle un ccix avait prié et crachoté des années auparavant. Il s’agissait d’autre chose, quelque chose de plus « grave », de plus abstrait, qui se tramait depuis longtemps, depuis les commencements, peut-être même avant ; une espèce d’intrigue inextricable qui se poursuivait fatalement.

Oui, comment expliquer ? Expliquer quoi ? Crois-le si tu veux, Yemma me l’avait donné, ce flacon, en me disant :

« Prends-le, ma fille.' Tu en auras besoin. »Je l’avais pris surtout parce qu’il venait d’elle, Yemma chérie par-delà

la mort, à qui, pourtant, je n’avais jamais pu dire : « Je t ’aime ». Une seule fois, je n’ai pas pu me retenir de le lui dire au téléphone :

« Tu me manques, Yemma... »

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À sa réaction, je me suis sentie ridicule à lui dire de telles balivernes, comme ça, de but en blanc. J’avais oublié notre culture et ses pudeurs si subtiles...

J’avais pris ce flacon comme je prenais tous les mots de Yemma, toutes ses pensées, ses peurs et ses angoisses, ses espoirs et ses rêves. Je l’avais toujours posé bien en vue, sur une étagère, à côté de ces objets divers et sans valeur, mais auxquels je tiens : ils m ’aident à me rappeler d’où je viens quand je ne sais plus où je vais. Il m ’était arrivé de le prendre, ce flacon, de le tourner dans tous les sens pour voir s’il ne s’y produisait pas quelque phénomène, mais je ne l’avais encore jamais ouvert. Jusqu’à ces jours de désespoir.

Comment l’idée m ’était-elle venue ? Les médecins en étaient maintenant à parler de « phase terminale ». Moi, je pensais : « Mais qui sont- ils, ceux-là, pour décider que mon frère est à la fin de sa vie ? Que savent-ils vraiment du mystère de la Vie ? Peuvent-ils seulement dire quand la vie commence ? Et comment, alors, peuvent-ils savoir quand elle se termine ? »

Chaque soir, en rentrant chez moi, je passais en revue l’image de mon frère pour y déceler l’imperceptible geste, l’infime mouvement qui pouvait me laisser croire à une amélioration de son état. Comme si, au cœur d’un hiver sans fin, tu rêvais au printemps ! J’ai fini par admettre que je me forçais à entretenir l’espoir, alors qu’en réalité, il n ’y avait plus aucun espoir. Au comble de mon désarroi, je me suis mise à invoquer les saints tutélaires du pays kabyle. Yemma le faisait, elle, à tout moment.

J’étais rentrée tout abattue ce soir-là. J ’allais me coucher sans même dîner, lorsque mon regard tomba sur ce flacon. C ’était comme si le voyant- guérisseur qui l’avait donné à Yemma me faisait signe. Ou alors... je ne sais pas très bien, au juste. L ’âme a ses secrets, n ’est-ce pas ? Elle est voilée, d ’un voile qui n ’est pas fait pour la dissimuler, mais pour en préserver la valeur, la sensibilité, la nature pure. Et elle parle aussi, cette âme ; elle te révèle, dans son langage à elle - celui des rêves, par exemple -, les choses que tu vis sans le savoir. Sauf que la comprendre requiert de la patience. Il faut aussi que le temps accomplisse son oeuvre, qu’il s’écoule par les êtres pour les conduire à la réalité, à leur propre réalité. Quelques semaines avant, j ’avais rêvé d’une plante verte, une sorte de cactus, dans un large pot à la forme rectangulaire et muni de barres en métal blanc. Le cactus était en piteux état, tout racorni et infesté de parasites. Alors, toujours dans le rêve, j ’avais songé à le soigner en l’aspergeant d ’un certain produit.

« Prends-le, tu en auras besoin. » m’avait dit Yemma.

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En essuyant le visage de Grand-frère avec l’eau du flacon, j ’avais le sentiment d ’agir au gré des événements, surtout, de ne rien penser par moi- même en réalité. En fait, je me rendais compte que j ’agissais suivant une logique, une pensée qui opérait en dehors de moi. J ’obéissais à une sorte de nécessité, une volonté impérieuse qui me poussait à prolonger un fil tissé à travers des générations, et cela m’apaisait au lieu de m ’effrayer. Pourquoi aurais-je été effrayée par ce qui se présentait comme une issue inespérée ? Je me sentais soutenue, portée, guidée... Par quoi ? Par qui ? Le plus important dans l’expérience que je vivais avec mon frère, c ’était cette possibilité, offerte depuis toujours, de pouvoir insérer les événements dans un ordre donné. Ce que je vivais me semblait cohérent, serein même, de cette sérénité que l’on atteint quand nos actes s’harmonisent avec ce qui nous inspire en notre âme. L ’expérience restait douloureuse, mais elle avait désormais acquis une profondeur qui la transfigurait. La douleur elle-même devenait différente : ce n ’était plus un châtiment, non plus une injustice, mais une souffrance consentie comme un accès ouvert à une plus grande compréhension.

Voilà donc par où je suis passée, un peu comme si j ’avais traversé une rivière à gué ; une de ces rivières du pays kabyle, qui gonflent en hiver, et dont les eaux déchaînées inondent le monde, déracinent les arbres séculaires, emportent tout, corps et âmes. Oui, voilà comment je me suis conduite :

« Comment, Seigneur, as-tu traversé le fleuve ? demande le disciple.- Sans rester à ne rien faire, ami, et sans me débattre, j ’ai traversé le

fleuve, répond le maître bouddhiste.- Mais comment y es-tu parvenu, ô seigneur ?- Lorsque je suis resté à ne rien faire, ami, j ’ai coulé, et quand je me

suis débattu, j ’ai été emporté. Ainsi, ami, c’est en ne demeurant pas immobile et en ne luttant pas que j ’ai traversé le fleuve. »

Jusqu’à ce soir-là.

*

Ce soir-là, je lui disais :« Grand-frère, cette eau vient d’un ccix... Ccerfa n Jeddi Behlul, tu

t ’en souviens ?... Je ne sais que faire d’autre. Pardonne-moi si je me trompe. Qui sait d ’où vient le mal ? Qui sait d ’où peut venir le remède ? Ce qui est sûr, c ’est que tout est lié du début jusqu’à la fin. C ’est vrai, tu le penses aussi, n’est-ce pas, Grand-frère ?... »

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C ’est à ce moment-là que ses paupières se sont soulevées. Ses yeux sont animés d ’un regard intense qui rencontre mon propre regard. Je suis saisie, mais je continue de parler, avec précipitation, comme si je percevais l’urgence de l’instant :

« Me voici, Grand-frère. N ’aie pas peur. Quoi ? Qu’y a-t-il ?... Parle, je t ’en prie. Je t ’écoute. Dis un mot, fais un geste et je comprendrai. Tout à l’heure, il y aura du monde autour de toi. Tu n ’es pas seul. Je suis avec toi... »

Je m ’efforce de retenir son regard, je m ’y plonge dans l’espoir éperdu qu’il me sache vraiment avec lui, là, à cette minute même. Ce regard... cet ultime regard est tellement expressif, ferme mais paisible, pas du tout inquiétant. Et cette puissance, cette détermination qui s’en dégage !... Ses lèvres remuent. J ’ai l’impression qu’il y met toutes ses forces. La dernière fois où il était passé chez moi, je l’avais invité à manger ou à boire quelque chose. Il m ’avait répondu :

« Pas le temps, merci. Je dois m’en aller. Fais attention. Courage ! »En cet instant précis, je vois, j ’entends son regard me dire les mêmes

paroles, exactement les mêmes.Cela dure une minute, une longue minute. Le début d ’une Eternité. Je

suis toute dans ses yeux. Les paupières s’abaissent, et c ’est comme si je sortais d ’un rêve. Je n’entends plus aucun souffle. Pendant quelques secondes, j ’attends que sa respiration reprenne. Les derniers jours aussi, par moments, il s ’arrêtait de respirer, et puis...

Mais ce soir-là, ça n ’a pas voulu reprendre. Lamana tebbwecj Bab-is (La chose confiée est rendue à son Propriétaire).

17

Quelle heure est-il ? Deux heures... trois heures du matin ? Les dikr se sont peu à peu éteints, les officiants sont partis. A quel moment ? Tout à coup, je ne les ai plus entendus. Je reprends ma lente déambulation, hagarde, incapable de me poser. Dans la maison, règne maintenant un étrange silence. Quelques visiteurs occupent encore les sièges tout autour du cercueil et le long des murs. Certains bavardent tout bas, d’autres semblent assoupis, assis, la tête sur leurs bras croisés, ou allongés sur les tapis. Les femmes se sont regroupées dans le petit salon, d ’autres à l’étage, dans les chambres ou dans les couloirs. Mes yeux se fixent sur le visage de ma cousine Saassi, puis sur celui de Malha, sa sœur plus âgée. Je les dévisage longuement l’une après l’autre comme si je vérifiais quelque chose. Leur ressemblance me trouble. Saassi, c ’est Malha telle que je l’ai connue autrefois. Le temps sans vergogne a bien imprimé son empreinte sur le beau visage de Malha ; il a abîmé ses traits fins, terni son expression si gaie, si rayonnante de jeunesse. Mais pourquoi suis-je troublée à ce point ? Et qu’est-ce que je vérifie ainsi ?... Rien autre que ceci : Saassi, c ’est moi il y a dix-huit ans ; Malha, c ’est moi aujourd’hui. Sur mon visage aussi, le temps est passé.

« Viens te reposer un peu, sans quoi, tu vas tomber d’épuisement ! » me disent mes cousines.

Je ne veux pas m ’asseoir. Je ne peux pas me reposer. Dormir là, tandis que... Confusion : pourquoi suis-je ici ? Pourquoi tout ce monde réuni ? Que signifie cette drôle de nu it? Et Yemma que j ’attends, mais qui n ’apparaît toujours pas ! Je me penche par-dessus la rampe qui donne sur le grand salon. Le cercueil. Le visage de mon frère à travers la minuscule vitre... Je ne crois pas à sa mort.

Et ce silence...

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Ce silence lourd de tout ce qu’il n ’a jamais pu exprimer. Il n ’était ni haut ni large, où mettait-il toutes ces montagnes de choses tues ? Ce silence retentissant, assourdissant, toujours ce même silence angoissânt qui l’entourait. Même quand il est réduit à l’état de... même quand il ne remplit qu’un coffre de bois, ce silence qui l’accompagnait persiste, entier, invincible, tout comme autrefois, lorsqu’il revenait à la maison.

En sa présence, nous nous tenions tout cois. Personne n ’osait desserrer les dents, de peur de sortir un mot qui l’irriterait et le ferait partir comme il était venu. Nos parents eux-mêmes devenaient muets. Pourquoi nous terrorisait-il ? Je voulais le lui demander, mais j ’attendais qu’il fut en état de m ’entendre. Je lui aurais posé la question tout de go, claire et précise ;

« Dis, pourquoi ne pouvions-nous pas te parler normalement ? Pourquoi riais-tu de bon cœur avec les autres et rarement avec nous ? Que t ’avions-nous fait ? »

Comme je me leurrais à penser de la sorte ! Il nous inspirait une terreur irrationnelle, mais lui-même n’y était pour rien au fond. En réalité, il s’était blindé ; il s’était enfermé dans une cuirasse d ’autorité tellement dure, tellement rigide qu’aucun de nous, parents, frères et sœur, ne pouvait toucher son être véritable.

« Grand-frère, beaucoup voudraient te rendre visite. Me permets-tu de leur dire qu’ils peuvent venir ? lui ai-je demandé tout au début de son hospitalisation.

- Tu me prends donc pour un monstre ? m’a-t-il répondu, tout bouffi de colère. Si les gens veulent venir, ils sont les bienvenus ! M ’as-tu vu renvoyer quelqu’un une seule fois ? »

À sa manière, il était pourtant une espèce de « monstre », tant il se montrait insaisissable, impénétrable, inflexible et irascible ; tellement il avait tendance à dépasser la mesure en toutes choses. Il était dans l’excès par son intelligence, par sa lucidité, par sa sensibilité, par sa droiture, par sa modestie, par son rejet des faux-semblants, par sa gouaillerie, par son indépendance, par sa vérité tout entière... Je pourrai le dire moi aussi, comme Guy de Maupassant dans un de ses romans : si mon frère péchait, c ’était surtout par ses « qualités abusives ». Il était habité, poussé par quelque chose sur lequel il n ’avait aucune prise, quelque chose qui le dominait, qui l’entraînait dans une vie cahotante, tout en l’enchaînant en lui- même.

*

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Ma tête est vide, vide mon corps, tout mon être disparaît dans le silence pesant qui a subjugué la maison. Je remarque les nombreuses lumières. Tout est illuminé, tout est triste, d’une tristesse froide, une tristesse figée sur mon cœur qui bat très fort. Je n ’entends plus que lui, mon cœur déchiré, comme s’il était le cœur de cette maison. Voilà que l’envie me prend de hurler encore. Je veux briser ce silence qui m ’écrase, retenir cette nuit qui va s’achever pour laisser venir le jour où l’on mettra sous terre mon frère. La douleur monte en moi comme une fièvre. Je descends près du cercueil. Je le verrais bouger la tête, ses yeux s’ouvriraient, je ne serais pas surprise. Je crierais simplement :

« Venez voir ! Je le savais, par Dieu ! Il n’était qu’endormi ! Allez, sortez-le de là, ce n’est vraiment pas sa place ! »

Je regarde longuement le visage de mon frère. Il ne se passe rien, il ne se passera rien. J ’attends tout de même. Toujours rien. Je suis comme déçue.

« C ’est donc ainsi, Grand-frère ! »Et je m ’éloigne.Je demande l’heure : pas loin de cinq heures du matin. Combien de

personnes sont entrées dans la maison ? Le sol carrelé du salon, le couloir d ’entrée, tout est recouvert de terre, de poussière apportée par des dizaines de pas. Grand-frère aimait l’ordre, la propreté, la simplicité. Alors, toute cette poussière !... Comment supporter de la voir sans rien faire ? Je me mets à la recherche d’un balai. Je balaie dans tous les recoins jusqu’à ce que Malha se jette sur moi :

«Q ue fais-tu là, espèce d ’étourdie... ?! O h! Saints-gardiens, préservez-nous ! Donne-moi ce balai, ce n ’est pas à toi de balayer ! D’ailleurs, est-ce bien le moment de balayer, dis ? Et même s’il le faut, il ne manque pas de femmes dans la maison pour balayer. Va t’asseoir. Toi, tu n’as rien d ’autre à faire ! »

Malha et ses vieilles croyances magiques... Yemma disait qu’elle était « habitée », elle aussi. Elle savait de quoi elle parlait, Yemma, quand, après avoir entendu sa nièce lui raconter ses rêves prémonitoires et d ’autres visions tout aussi surprenantes, elle lui disait d’une voix grave :

« Il n’y a de dieu... Malha, ma fille, tu n ’es pas seule ; les Saints- gardiens sont avec toi. Ils t ’ont choisie. Va, ne méprise pas cette faveur. Ne la crains pas non plus. Recherche toujours la pureté, garde ton cœur compatissant, tes mains ouvertes... »

Malha a suivi les conseils de Yemma. Elle a su conserver son innocence, sa candeur aussi troublante qu’agréable, sa simplicité dans la joie et la douleur. Elle passe des rires aux larmes et des larmes aux rires avec une

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aisance stupéfiante. Elle est restée entière, malgré ses deuils. Je l’ai toujours admirée pçur la confiance qu’elle mettait en la vie, pour sa finesse, son calme, la facilité avec laquelle elle trouvait à plaisanter au moindre prétexte. Je me suis toujours demandé d ’où elle tirait sa foi infinie, comment elle arrivait à être si sérieuse et si spontanée tout à la fois.

Comme Yemma, comme Grand-frère, Malha représente un mystère qui me fascine encore, tant elle me paraît se tenir au plus près des sources. À mes yeux, ces trois êtres portent toute la profondeur de la culture kabyle ; ils incarnent son essence riche de toutes les possibilités, sa mystique, ses poids et ses légèretés.

*

Je n ’ai pas vu le jour poindre. La maison se réanime peu à peu, sans bruit ni voix. De nouveau, on va et vient de tous côtés, d ’un pas lent et silencieux. Par moments, j ’aperçois un de mes frères. Je remarque son visage creusé, son regard vide, sa démarche pesante. Nos yeux se croisent et se fuient aussitôt. Je tourne en rond, moi aussi. Malha invite sa mère à chanter des dikr à côté du cercueil. Elles me font une place entre elles et, à leur contact chaleureux, à leurs voix prenantes, à leurs chants pleins de ferveur, je me sens consolée.

Tout à coup, Mouloud dit :« C ’est l’heure. Il faut monter. »Mon cœur se crispe. Je me retiens de lui répondre :« Sommes-nous obligés ? »L ’heure est venue de monter à At-Rbah, le village de mon père, notre

village où nous avons notre cimetière. Je songe à ce frère que je n ’ai pas connu. Au fait, où est sa tombe ? Je me rappelle Yemma m ’expliquant :

« Le jour où il est apparu, j ’étais seule. Nous étions seuls, lui et moi. Et Dieu qui nous regardait. Je le voyais devenir tout bleu. J ’appelais Tajenuct à mon secours - cette vieille femme que vous appeliez “Mamma Laali” - t ’en souviens-tu ? C ’est elle qui vous a fait naître, tes frères et toi. Elle n ’avait que son jardin à traverser pour atteindre la porte en planche que ton père avait aménagée pour elle. Mais le voisin l’avait condamnée, cette porte, et ce jour-là, Mamma Laali a dû faire un grand détour avant d’arriver à la maison. Quand elle est arrivée enfin, l’enfant était déjà mort. Je ne l’ai pas vu longtemps, cet enfant, mais j ’ai toujours son image devant les yeux... »

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Et, lorsqu’elle faisait une offrande, elle nommait tous ceux à qui elle la dédiait, sans manquer de le citer :

« Cette part pour Yehya, Dieu lui pardonne. »Quel péché a-t-il commis, Yehya, dont l’existence n ’a duré que le

temps d ’être étranglé par le cordon qui l’avait nourri neuf mois durant ?... Il faudra retrouver sa tombe. Je me répète avec une étrange satisfaction : « Y ehya... Y ehya... Muhend-u-Yehya... »

C ’est encore un lien entre Grand-frère et notre histoire familiale, un de ces liens évidents que je ne voyais pas avant. Il devait avoir un peu plus de trois ans lorsque naquit Yehya. Que Yehya mourût aussitôt né, cela n’avait pas d ’importance : il existait dès lors qu’il avait reçu son prénom. Et Grand- frère ne l’a pas oublié, lui non plus.

*

Un long youyou retentit au moment où le cercueil franchit le seuil de la maison. Malha le reprend d ’une voix hésitante.

« Ma sœur, c ’est tout ce que je peux faire ! me dit-elle. J’ai des enfants, la vie n’est peut-être pas finie pour moi. Si Dieu veut, j ’espère encore. »

Les enfants de Malha ne sont pas encore mariés ; par eux, elle aura bien des bonheurs - je le souhaite de tout mon cœur ! Aussi ses cris de joie ne doivent-ils pas être contaminés par la mort. Pourtant, elle vient, à son tour, de pousser un youyou. Elle le fait par affection pour son cousin, par fierté aussi.

Moi, ces youyous me transpercent l’âme, avivent ma douleur comme le couteau dans la plaie.

« Je mourrai pendant l’Aïd. Les Kabytchous feront la fête. »Donc, la « fête » continue...

*

Pendant la guerre, quand les soldats français abattaient un homme sur la place du village, sous les yeux des vieillards, des femmes et des enfants, ou quand ils venaient jeter là les corps de ceux qui les avaient bravés des heures durant dans le maquis, les mères, les épouses et les sœurs, au lieu de s’effondrer, ou de se labourer la figure de leurs ongles, resserraient leurs ceintures, levaient la tête et lançaient des youyous de triomphe. Ainsi clamaient-elles à la face des vainqueurs la grandeur de leurs hommes morts

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en martyrs. Enfin, c ’est ce qu’on dit selon l’habitude. On pourrait dire aussi bien que ces femmes hurlaient comme par un réflexe de survie, pour ne pas sombrer dans le désespoir. Elles « youyoutaient » à la vie. De cette façon, elles unissaient leurs cœurs pour retenir le ciel de tomber. Une fois encore, je pense avec une profonde tendresse aux femmes kabyles. Rien n ’entamera jamais leur capacité à se redresser, aucune mort ne détruira leur détermination à perpétuer la vie.

Tout de même, avec ces youyous qui signalent la sortie du corps de mon frère, je sens, moi aussi, mon cœur se gonfler d ’un sentiment de fierté. Comment y résister ? Cela me remplit, me comble, me soulève par-dessus les têtes, donne à ma douleur une dimension inattendue. Car l’homme dans ce cercueil n ’est pas un homme ordinaire. C ’était un combattant lui aussi, un homme de valeur qui mérite ces youyous exceptionnels des femmes mûres. Ce qu’il combattait ? - La bêtise ! Il la dénonçait sous toutes ses formes, qu’elle fût petite ou grande, inoffensive ou dangereuse. Sa propre bêtise n ’échappait pas à son esprit mordant, lui qui avait plus d ’indulgence pour les autres que pour lui-même. Mais par-dessus tout, il se montrait sans complaisance pour les universitaires qui ont une grande idée d ’eux-mêmes, ceux-là qui se croient éveillés et, par conséquent, à même d ’éveiller leurs semblables, tandis qu’ils errent d’illusion en illusion, entraînant les autres dans leur fourvoiement. Comme le dit Ali Recham :

N ekw ni yesdukel-ay yiçle$,Lamasna ferqent-ay tirga. ..

(Le sommeil nous rassemble,Les rêves nous séparent...)

Ceux-là rendaient malade mon frère, vraiment malade, quand il constatait comme ils étaient écoutés, suivis, adulés par la masse engourdie par des siècles de tribalisme rigide, obtus, abrutissant. Ah ! Que ne lui a-t-on pas rappelé la parole des anciens : M i ljemmlen at taddart ayyul, zwir-iten, rub bucc-as-d! (Quand tous les gens du village adorent l ’âne, devance-les, cours lui chercher de l'herbe !)

Mais il ne devait pas l’ignorer, cet adage qui semble conseiller l’hypocrisie et la flagornerie comme une règle de conduite à laquelle chacun doit se plier pour ne pas se distinguer par ses propres opinions, attirer sur lui l’attention de ses congénères et, par la même occasion, provoquer leur haine.

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L’injonction est on ne peut plus claire : « Pense et agis comme tout le monde. Surtout, ne sors pas du lot. Tu peux affirmer ta différence, mais dans le groupe ! »

Les justifications sont nombreuses, qui légitiment la règle. Cependant, au-delà de leur diversité, de styles ou de couleurs, les régimes totalitaires exigent-ils autre chose de ceux qu’ils oppriment que ce devoir auquel chacun est tenu, de ne pas les contredire ? Or, comment peut-on s’opposer à un mode d ’être et de penser tout en continuant à le faire sien ? Il est vrai que l’esprit de la tribu, le système tribal, c ’est avant tout cette espèce de conformisme, d’égalitarisme tyrannique qui ne tolère aucune singularité, aussi constructive soit-elle.

Grand-frère, lui, se défendait d’aimer l’âne juste pour faire comme tout le monde. Il était indépendant de façon absolue, allant jusqu’à refuser toute position d ’autorité, à telle enseigne qu’il n ’a pas formé sa troupe de « partisans ». En cela, et en bien d’autres aspects de sa vie, il m ’a souvent fait penser à Juddi Krishnamurti.

*

Cette fois, c ’est mon frère cadet qui vient s’asseoir près de moi, dans l’ambulance. Nous montons au « pays », selon le mot courant. (Comme si d ’un côté, il y avait ce « pays » - celui des Kabyles -, de l’autre le reste, l’Algérie, un autre pays, un pays lointain. Ce sont les Kabyles eux-mêmes qui parlent de cette façon, et ils se plaignent, par ailleurs, d ’être étrangers dans leur propre pays !)

Très vite, la route étroite, tortueuse, n ’en finit pas de grimper. Je retrouve mon ancien malaise, à nous voir pris entre la montagne vivante (de temps en temps, ne secoue-t-elle pas ses flancs ?) et les ravins vertigineux. Tout le pays est traversé de long en large par des centaines de routes comme celle-ci. Elles ont été construites par les « indigènes » sous la direction des colonisateurs impatients d ’atteindre enfin le cœur de ce pays hostile par nature et réfractaire par atavisme. Ils y sont parvenus grâce à ces « chemins des Français », comme on les appelle encore. Je m ’étonne de voir que nous longeons une grande étendue d ’eau bleue : allons-nous au village en passant par le bord de mer ? ... Je tente de comprendre. Inutilement. (Je comprendrai plus tard : en fait, c ’est un barrage d’eau, la plus grande réalisation locale des dernières années.)

Nous atteignons Taxuxt. Quelques hommes en uniformes bleus contrôlent l’embranchement des routes menant aux Ouadhias, à Tassaft, aux

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At-Yanni et aux Ouacifs. Ces hommes, avec leurs sinistres engins en bandoulière, me rappellent que le pays n ’est pas encore sorti de la géhenne. Je me tourne vers mon frère :

« Mouh, c ’est un barrage, n ’est-ce pas ? Ils vont nous arrêter...- Calme-toi. Ce ne sont que des gardes communaux. C ’est comme ça

partout dans le pays. Avant, les faux barrages étaient fréquents ici. Que n’as- tu pas vu ! »

Nous passons sans encombre. Quelques kilomètres plus loin, au lieu- dit « Atranci » où se croisent les routes de Tizi-Ouzou, des Ouacifs, de Yatafène, de Tassait et de Bouira, d’autres hommes en armes. Un peuple en guerre contre lui-même : qu’espère-t-il encore ?... Nous roulons en direction de Tassaft Quelques voitures nous suivent. J ’éprouve comme une solitude subite, le sentiment d’être abandonnés, mes frères et moi, après avoir été entourés tous ces jours noirs, depuis Paris. Je me dis que les gens sont venus quand ils voulaient, quand ils devaient venir. Maintenant, c ’est une affaire de famille. Seul le sang pleure, le sang fidèle qui a la patience, le cœur, la bonté de partager avec toi les heures difficiles.

A un tournant, apparaît tout d’un coup « Le garage », une bâtisse élevée au bord de la route, au pied du chemin qui mène au village. Elle comprend une épicerie, un service de mécanique automobile et, au-dessus, une habitation. De là, on ne peut manquer de voir qui monte au village et qui en descend. Je me souviens d’un autre chemin plus discret, de l’autre côté du village, « abrid n tqabuct » (« le chemin de Tqabuct ») ; nous le prenions pour aller aux champs ou à la rivière, quand il fallait laver le gros linge. Certains étés, j ’allais passer quelques jours chez ma tante ; des jours dont je me délectais, sans savoir qu’ils ne reviendraient plus jamais.

Mon cœur bat à fendre ma poitrine. Les lieux me sont familiers comme si j ’étais là hier. Mais d ’hier à aujourd’hui, où étais-je donc? Soudain, j ’ai peur, d ’une peur brutale, monstrueuse, invraisemblable. Comment vais-je supporter les heures qui viennent ? L ’appréhension me broie. Je vais me retrouver devant les tombes de mes parents, je vais voir pour la première fois la tombe de Yemma, et voir la fosse béante qui recevra le corps de mon frère. Oh ! Saints-gardiens de ce pays, faites que ma raison ne se renverse pas !

Au fond, je le sais : je n ’ai peur, je n’ai jamais eu peur que de cela...Des visions, des pensées décousues, des avalanches de souvenirs, tout

s’agite en dedans. C ’est dans ce village que j ’ai commencé, vers l’âge de quatorze ans, à découvrir enfin l’histoire de mes parents. Depuis des semaines, Yemma ne faisait que parler de sa sœur. Nous l’écoutions, mes

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jeunes frères et moi, intéressés, captivés jusqu’à l’émerveillement, quand, pour répondre à notre insatiable curiosité, elle se mettait à évoquer leur enfance, à elle et à sa sœur, la vie au village qu’animaient, au rythme des saisons, les travaux et les fêtes, tel vieil oncle ou telle grand-mère dont l’image toute pleine de gentillesses continuait encore de l'attendrir jusqu’aux larmes. Â la fin, elle disait :

« Vous avez une tante, une vraie tante, croyez-moi, mes enfants ! » Nous ne demandions qu’à y croire. Nous ne l’avions encore jamais

vue, cette tante qui faisait irruption dans notre vie, comme cela, sans même nous avertir. Peu à peu, nous nous fîmes à l’idée qu’elle existait. Et un jour, elle eut pour nous réellement un visage. Mais ce moment inoubliable où Yemma et sa sœur purent enfin mêler leurs larmes et leurs rires, ce moment incroyablement bouleversant, il nous aura fallu l’espérer longtemps, le réclamer souvent à cor et à cri avant que nous puissions le vivre. Mon attente n ’a pas été déçue. En regardant Yemma bavarder avec sa sœur et les autres femmes du village, je la découvrais sous un jour nouveau. Pour la première fois, elle m ’apparaissait comme une femme kabyle ordinaire, simplement ordinaire. Pour la première fois, j ’ai compris que notre famille n ’était en rien différente des autres familles kabyles, qu’elle avait des liens de parenté avec beaucoup d ’autres, que nous aussi, nous venions de loin dans le passé, et que ce passé plongeait ses racines là, dans cette terre dont nous avions été longtemps tenus éloignés.

Nous étions des enfants en mal d’ancêtres...

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Je descends 'de l’ambulance, derrière le cercueil soulevé par des dizaines de mains. On l’attache sur une civière à l’aide d’une corde, ce qui me surprend, mais je ne tarde pas à en comprendre la raison.

Sur une grande banderole accrochée à l’entrée du village, on peut lire : Idles maCCi d afefcid (La culture, ce n ’est pas la fourche). Par cette inscription qui m ’inspire un vague sentiment de soulagement, les jeunes de mon village ont tenu à répercuter comme en écho une pensée de Grand-frère. Il n ’était pas dans la mouvance de ceux qui voudraient réduire la culture kabyle à ce symbole en forme de deux tridents accolés qui trône partout aujourd'hui, et que les jeunes brandissent comme une arme à la moindre manifestation. Il enrageait, lui, devant l’importance accordée à ce qu’il appelait le « crapaud ». Je l’ai dit, il fulminait rien qu’en entendant ces mots considérés comme « berbères authentiques » (« idles » n ’en est-il pas un également ?) ou ces formules creuses auxquelles se cramponnent certains pour afficher leur identité culturelle telle qu’ils la voient dans le rétroviseur de la mythologie amaziyiste.

L ’anecdote suivante suffit, qui révèle l’appréciation de mon frère quant à ce « renouveau culturel » imaginaire auquel bon nombre de Kabyles croient, et dans lequel ils se complaisent, plutôt que de reconnaître leur pitoyable réalité.

Un jour qu’il marchait seul, une voiture s’arrêta à sa hauteur et un homme en descendit. C ’était un chanteur célèbre qui avait repris (avec son accord) quelques-uns de ses poèmes, et qui tenait à le saluer.

« Ce n ’est pas nécessaire ! » lui dit mon frère.Et il poursuivit son chemin, plantant là le chanteur tout surpris.Quelques semaines plus tard, en revenant de l’atelier en compagnie de

Tahar Slimani, il croisa à nouveau le chanteur :« L ’autre jour, je me suis arrêté pour te serrer la main, et toi, tu t‘es

dérobé. Qu’est-ce que cela veut dire ?- Quoi ?... ce que cela veut dire... J’ai vu le crapaud sur ta boucle de

ceinture. Tu fais partie de ceux de la fourche, moi pas. Par conséquent, nous

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n’avons rien à nous dire. D’ailleurs, pourquoi parlez-vous au nom de tous les Kabyles ? Qui vous a élus pour nous représenter ? Vous nous déshonorez, savez-vous !

- Alors, comme ça, tu n ’es pas fier de ce que nous faisons. Moi, je suis fier d’être un Amaziy.

- Tu es fier... d z z u x uya?iç}m’ara ib ed d y e f ugudu n leybar !» (De la fierté du coq quand il se tient sur un tas de fum ier /) »

Avant de s’éloigner d’un pas rapide, mon frère se tourna vers Tahar et lui asséna un coup sur l’épaule.

« Va en paix, eammi Tahar ! »Tahar se souvenait encore de la violence du coup :« Il était furieux comme je ne l’avais jamais vu. Ce coup terrible sur

mon épaule, c ’était sa rage expulsée. J ’étais content d ’être là ; comme ça au moins, il ne l’aura pas emmenée avec lui, cette rage qui l’aurait rendu malade pour des jours. »

Muljend-u-Yehya récusait les images et les symboles mystificateurs qui, c ’est bien connu, ne servent que leurs promoteurs. Il prenait soin de distinguer les ambitions personnelles des besoins culturels pressants de son peuple. C ’est pourquoi il préférait le travail solitaire, l’effort constructif de chacun, par lequel une culture exprime son génie créateur et se fortifie par-là même. Il ne cherchait pas à exister pour sa propre personne. N ’allait-il pas jusqu’à l’exiger de ceux qui le sollicitaient pour participer à leurs projets :

« Oubliez-moi ! »Sa décision était définitive. Il avait été irrémédiablement déçu, blessé,

trahi dans ses attentes. Par qui ? Par quoi ?... Il voyait les Kabyles marcher sur la tête ; il le leur disait, mais rares étaient ceux qui l’écoutaient. (Soit dit en passant, il refusait d ’être un « leader » et il espérait être entendu. Mais là n’est pas son moindre paradoxe !) Il en avait gros sur le cœur. Un jour, ce qui l’enchantait, ce qui, dans une large mesure, l’empêchait de couler à flots avait cessé d ’exercer sa magie. Les raisons de ce désenchantement généralisé ne devaient pas être purement externes. Il était mécontent de ses premiers textes, poétiques et autres, allant jusqu’à les qualifiait de « bêtises ». En fait, sa pensée évoluait, tandis qu’il rompait avec un militantisme borné dans ses vues, fumeux dans ses objectifs et - pourquoi ne pas le souligner ? - assez belliqueux, dans le fond. Comment, lui, homme de sens, de paix et de raison, humaniste convaincu, aurait-il pu approuver ce militantisme guerrier ?

Ce fut ainsi sans doute aussi, parce qu’il était tout d ’une pièce, intègre et si sensible à la trahison, parce qu’il restait fidèle à ce qu’il était - la fidélité à lui-même, dans sa vie quotidienne comme dans son œuvre, étant un des

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traits les plus saillants de sa personnalité. Et cela est vrai d ’un bout à l’autre de son existence, sa façon de mourir même témoigne de cette adéquation totale à lui-même.

Avec un tel caractère, comment pouvait-il composer avec les tartuffes ? Mais il ne cherchait ni à les défier ni à contester explicitement leurs méthodes, ce qui aurait laissé penser qu’il avait une haute idée de lui- même et de son travail. Or, pour reprendre le mot de Sartre, si mon frère « brillait », c ’était surtout par sa modestie. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il n ’était pas de ceux à qui les parents répètent dès leur jeune âge :

« Tu seras le meilleur parmi tes pairs, mon fils. Tu es le plus beau, le plus grand, le plus fort ! Tu iras loin, tu deviendras quelqu’un qu’on admire et qu’on craint... »

Oh non ! Il n ’a pas été nourri par le chant des mères comblées. Cette douce, cette précieuse berceuse qui, tous les jours, enveloppe, étaie et nourrit le petit être, celle qui aurait pu la lui chantonner était dans une position précaire, se tenant à tout moment au bord du gouffre. Décidément, parfois tout est joué avant même que rien ne commence. Etant constamment aux prises avec ses propres limites, Grand-frère s’inquiétait plus de se maintenir en équilibre que de s’imposer ou de se valoriser. De toute façon, ne cherchant ni à attaquer ni à séduire, il n’attendait rien, ni critiques ni éloges. Avait-il jamais espéré récolter les fruits de son travail ? Il n’avait rien à vendre non plus. Il se contentait de tracer sa propre voie, et de la tenir, dans cette clandestinité pour laquelle il avait finalement opté, alors qu’il était à la veille de soutenir sa thèse de Doctorat à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, sous la direction de Germaine Tillion.

Lui, retourner à l’école !

A d yrey di lakul Tura abrid-iw idul Haca ass-nni m i neggul Tuyalin, y e jje z uqessul A d yrey di lakul...

( J ’irai à l ’école Longue est ma route J 'a i fa it le serment De ne plus y retourner J ’irai ci l ’école...)

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À la reconnaissance académique, il a préféré la clandestinité dans laquelle il trouvait une indépendance complète, autrement dit, ce qui constitue la condition sine qua non de toute œuvre de création : n’est-ce pas en dehors des cadres autorisés, dans les marges, que naissent et mûrissent les plus belles œuvres, les plus vraies, les plus originales ? Il n’avait de compte à rendre à personne, et cette liberté à laquelle il tenait par-dessus tout impliquait le refus de s'attacher à ses propres œuvres. Il aurait pu les faire reconnaître officiellement comme étant siennes, et percevoir les droits d’auteur auxquels il pouvait prétendre. Mais, s’évertuant à vivre presque en ascète, il ne voulait rien posséder, que le « minimum vital », pour reprendre son expression.

Il y a là une leçon ; elle mérite qu’on s’y attarde : Muljend-u-Yeljya ne luttait pas pour la liberté, il ne cherchait pas à découvrir la manière d’être libre. Il était libre. Pour lui, plusieurs fois visité par la mort, c ’était du temps gagné à éprouver la liberté au quotidien, au lieu de l’imaginer, de courir après elle ou de discourir sur elle. Il l’aura quand même payée très cher, cette liberté arrachée à sa propre personne avant tout. Combien parmi ceux qui se targuent d ’appartenir au peuple des « Imaziyen » (« hommes libres ») sont réellement capables de vivre libres ? La question peut être posée, spécialement à ceux qui rêvent le sceptre dans leur main, leurs sujets à leurs pieds ; et, plus généralement, à nous tous qui n’avons, la plupart du temps, que des rêves de marchands.

Aussi, comme le dit Octavio Paz, « Mérite ce que tu rêves ! »

*

Tandis que le cortège amorce la montée vers le village juché sur sa colline, une salve de youyous retentit de nouveau, et je ne peux me retenir d ’y mêler le cri de mon chagrin :

« Oh ! Grand-frère, pourquoi ? »Pourquoi ? Mais je viens de le dire : il était prédisposé ! N ’est-ce pas

encore assez clair ? Alors, voilà...À sa naissance, il a tété les larmes de sa mère. Des larmes de

souffrance ; des larmes toutes souillées de colère, d ’amertume, de ce fiel dont seuls les humains ont le secret de fabrication, de cette méchanceté gratuite, bête et féroce qui, si elle ne te tue pas, finit par te rendre fou. A sa naissance donc, il n’y a pas eu de ces youyous de joie qui, chez les Kabyles, accueillent habituellement un garçon - un premier-né, surtout. Il ne devait

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pas naître. Il ne devait pas être. Et cela, il ne l’ignorait pas ; il l’a toujourssu :

Ur tezfim ara kw enw i A sm i yi-d-tegga yem m a MaCCi nniqalint terwi Uqmey-asen ssalima.

Lukan ufiy adrewley Ur cikkey ara a yï-d-fffen Ur byiy ara a d-laley Semmeht-iyi ay iljbiben...

( Vous ne savez pas Le jour où je suis né On a frô lé le drame Je leur ai fa it un cinéma.

Si j ’avais pu, je me serais enfui Ils ne m ’auraient pas rattrapé Je n ’ai pas voulu naître Pardonnez-moi, amis...)

Amaacahu... (Il était une fo is...) Elle n’était pas loin de la trentaine lorsqu’elle parvint enfin à se libérer de la tutelle éprouvante d’un premier mari de plus de vingt ans son aîné. Elle était la troisième ou la quatrième épouse. C ’est qu’il désespérait d ’avoir une progéniture, un fils de préférence, qui lui aurait permis d’éviter la pire des choses : l'extinction de sa lignée. (Ah ! La vanité de ces hommes !) En plus, il avait des biens ; des biens de paysan reçus de ses aïeuls habiles à faire fructifier leurs parcelles de terre et leur argent amassé sou après sou. Pendant de nombreuses années, elle fut au service d ’un clan puissant pour qui il était plus facile de la croire stérile que d ’avouer la défaillance d’un de ses mâles. Persuadée, elle aussi, de tenir de la terre ingrate, elle obéissait à tous, supportait brimades et vexations, répondait aux caprices du dernier morveux, courbait l’échine. Elle n ’avait plus ses parents, ni personne d’autre qui se serait soucié de l’enlever à la servitude d ’une maison dans laquelle, elle finira par le comprendre, on ne la gardait que pour ses bras solides et ses mains adroites. Alors, elle endura son

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sort en silence, comme savent le faire les orphelines élevées dans la sagesse des grands-mères expertes dans l’art de transmettre leur soumission aux petites filles, en leur racontant des histoires. Elle patienta longtemps, des années et des années. Un jour, elle ramassa ses pauvres effets et, prétextant une visite familiale, elle revint dans la maison de son père, sur laquelle régnait la seconde épouse de son oncle paternel. Là, elle dut se battre encore, lutter contre chaque jour qui se levait sur sa situation peu glorieuse de tamnafeqt1. Elle était de trop, toujours de trop.

Quelques mois plus tard, on la donna en mariage dans le village voisin. Une année après, elle eut son premier enfant - un garçon. Ce n ’était pas du tout ce qui avait été prévu ! La famille recherchait une domestique pour s’occuper de la maison, non une future mère pour la remplir d’enfants. Elle commençait à comprendre son malheur. Privée de soins et de nourriture consistante, elle ne se remettait pas de ses couches. Son sang s’en allait par flots tandis que son esprit s’égarait dans de sombres pensées, chaque jour un peu plus. Ses sens se troublaient, qui la portaient à voir et à entendre d ’étranges choses : d ’un pot à eau posé à côté d’elle, sortait une minuscule créature mâle qui avait des yeux clairs ; cela avançait vers elle, avançait, avançait... et s’évanouissait d’un seul coup, comme une bulle de savon qui éclate. À d ’autres moments, une main sortant de nulle part lui tendait une nourriture (une tranche de viande rôtie, des œufs... toutes ces bonnes nourritures qu’on donne habituellement à une femme dans son état), puis se volatilisait dès qu’elle effleurait ses lèvres. Des rumeurs confuses, une foule de voix indistinctes et menaçantes envahissaient son esprit...

« Homme, vois, je vais mal, dit-elle un soir à son époux. Emmène-moi voir un docteur...

- T ’emmener voir un docteur?... Non. Je vais te remmener chez tes parents. C ’est le mieux que j ’ai à faire, vu toutes les disputes qu’il y a dans cette maison.

- Quoi ? Tu veux me rendre à mes parents. Quels parents ? Je n’ai pas de parents ! Pour ce qui est de partir, je m’en irai, mais après que tu m'auras rendue telle que tu m’as amenée. Je ne quitterai cette maison qu’avec ma santé retrouvée. »

Elle lui tenait tête. Il la roua de coups.Voici qu’arriva le septième jour du nouveau-né. Son père apporta de

quoi composer le repas de fête. Sa mère l’apprêta, ce repas qui, selon la

7 Tamnafeqt : épouse qui quitte le domicile conjugal sans être répudiée ; autrement dit : une insurgée.

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coutume, marque l’entrée du nouveau-né dans sa famille. Quelques voisins amis furent conviés au festin. Au moment de servir la viande, le père tendit le plat au chef de famille, à qui revient de distribuer les morceaux. Ce dernier prit le plat et le jeta à l’autre bout de la maison. Il hurlait, tempêtait, maudissait ce jour particulier. La famille voulait la répudiation de la mère et rien d ’autre.

Le jeune père finit par réagir. Une bonne âme lui avait peut-être parlé, ouvert les yeux. Il se résolut à braver la famille :

« Vous m ’avez obligé à répudier la première qui a laissé derrière elle une enfant, et vous me demandez de faire pareil avec celle-ci. De ma maison, vous voulez faire un orphelinat. Je le refuse ! Cette fois, il n ’y aura pas de répudiation. Je me sépare de vous. À partir d ’aujourd’hui, nous vivrons chacun chez soi. »

La division n’amena pas la paix. On lui promit, à elle, la mère indésirable :

« Ton âme passera entre nos mains ! »Ah ! La rivalité, l’animosité, la malfaisance des tinutfii? ! Des années

s’écoulèrent. Elle eut encore d'autres enfants. Chaque naissance était accueillie par cette stupide rengaine chantée à tue-tête de l’autre côté de la cloison de séparation :

Tketfer-d teqjrnt içlan A d rm m la? d earyan !

(La chienne a multiplié les chiotsIls n 'auront rien à manger, rien à se mettre sur le dos !)

La famille s’agrandissait en effet, et le père s’escrimait à subvenir à ses besoins. Mais il ne manquait pas de cœur. La mère, elle aussi, ne lésinait point sur ses forces. Ils vivaient tant bien que mal, comme tout le monde en cette époque de guerre : les gens avaient faim et froid ; la mort était là, avec eux, tous les jours, mais ils vivaient. Et puis, vint ce jour où... La veille, la mère avait mis au monde son septième enfant, un garçon encore. Ce jour-là, à genoux au milieu du patio, le père implorait son Créateur :

«D ieu, c’est bien assez, Tu peux garder Ton bien... Donne-moi maintenant de quoi nourrir ceux que Tu m ’as accordés... »

8 Tinucjin : pluriel de tanuf ; cf. note 3, p. 34.

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Pour elle qui, derrière lui, avait assisté à la scène, ce fut le non-sens absolu, le coup fatal qui fit basculer sa frêle raison. Lorsqu’on la disait stérile, elle ne comptait pas, n ’était pas digne de vivre. Et aujourd’hui... Non seulement elle n ’était pas stérile, mais encore elle donnait vie à des garçons. Des mâles ! Elle aurait dû être aimée, gâtée, portée aux nues sinon par toute la famille, du moins, par son homme. Au lieu de quoi... Comment supporter l’insupportable ? Comment comprendre l’incompréhensible ? Comment penser l’impensable ? Ce n ’est peut-être pas qu’une image, finalement : tout ne tiendrait vraiment qu’à un fil, la raison comme la vie. Quand cela devient trop lourd, ça casse.

La prière du père fut entendue. Quant à elle, désormais, elle regardera le monde entier comme une cohorte d’ennemis acharnés à lui nuire, à travers ses enfants qui étaient toute sa raison de vivre. Sa souffrance était de tous les instants, puisant son indicible contenu dans une angoisse sans fond. Elle entachait tout, cette horrible angoisse, les êtres, l’espace, le monde dans sa totalité.

*

Donc, à sa naissance, les femmes n’ont pas poussé de youyous ; elles le font à sa mort. C ’est logique, cruel, révoltant, douloureux à un point ! Pourtant, ces youyous des vieilles femmes de mon village me remplissent encore de fierté, d ’une fierté telle que, moi aussi, je me sens capable de crier :

« Où est-elle, ô Mort, ta victoire ? »Oui, que gagnes-tu, ô Mort, en me prenant si tôt mon frère ? Bien que

je le sache pertinemment : la question n’a aucun sens. Elle en aurait un si quelque chose, même un rien, daignait répondre...

Yemma n’avait d’autres joies que celles que lui procuraient ses enfants. Et rien ne pouvait mieux la satisfaire que lorsqu’ils s’étaient distingués parmi leurs pairs. Elle les remerciait alors :

« Ccah ! » (« Bien fa it ! »)Ce mot qui signifiait sa fierté de mère, son contentement enfin atteint,

sa revanche prise sur les autres, « les ennemis », elle l’adressait à tout ce qui alimentait ses frustrations, sa soif inextinguible de reconnaissance, mais aussi, à tous ceux qui, autrefois, l’avaient rejetée, méprisée, asservie, exploitée. Les souffrances de l’enfance se taisent-elles jamais ?...

*

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Comme si je me devais de le faire, je dis à Morad marchant à côté demoi :

« C ’est le village de ton père, donc le tien aussi, ne l’oublie pas. Ici, tu es chez toi, plus que partout ailleurs.

- Oui, je comprends... »J ’ai le sentiment de répondre à une demande émanant non de ce

garçon que je connais à peine, mais de cela, immortel, qui passe d ’une génération à l’autre, cette âme éternelle, cette voix vibrante qui affirme la puissance de la vie, qui enracine les êtres dans la lignée des ancêtres pour qu’à leur tour, ils puissent réaliser leur propre « ancestralité » et, ainsi, l’emporter sur la mort.

Il me vient au cœur de lui dire encore :« Morad, tu es le fils de mon frère aîné, le fils du fils de mon père et

de ma mère ; le fils du frère de mes frères. Tu es un morceau précieux de ma vie, une partie de moi-même, et moi, et mes frères, nous sommes une partie de ta vie. »

Je revois une photo de Yemma portant dans ses bras cet enfant de son fils aîné. Ce devait être la première fois qu’elle le voyait, ce petit-fils alors âgé de trois ou quatre ans. Lorsqu’elle apprit sa naissance (par qui ?), non le jour même, mais des semaines après, elle refoula ses larmes et elle poussa un youyou, toute seule, au milieu de son appartement. Ensuite, elle sortit la pochette dans laquelle elle gardait ses quelques vieux bijoux en argent, elle accrocha une lourde broche sur son foulard, sur le côté droit du front, puis elle invita ses voisines à venir boire le café chez elle. Tous ses bonheurs, ses plus simples joies tenaient de ce laurier rose par lequel les aèdes kabyles disent l’amertume de l’existence.

Là, derrière le cercueil de mon frère, je mesure l’ampleur de ma perte comme celle de ce garçon de dix-huit ans. Je note que nous sommes devenus un peu plus orphelins, et la douleur de mon neveu vient augmenter la mienne. Mais ce que je ressens a aussi comme un goût de... quelque chose comme du « bonheur », c ’est le mot qui me vient. Est-ce parce que, à l’instar du rire intense qui s’achève dans les larmes, la douleur est si forte qu’elle finit par s ’abîmer dans son contraire ? (Il n’y a rien à faire : le monde est rond !) Ou bien, parce que je me rends compte de tout ce que je dois à mon frère dans son cercueil, comme à nos parents qu’il va retrouver enfin : ce jour particulier, mon existence et ma fille, mes frères et leurs enfants, tous ces gens qui, par leur présence, clament la Vie, rendent grâce pour ce ciel

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éclatant de lumière et de sérénité, pour cette nature magnanime qui nous porte...

Voilà donc la chaîne qui relie les vivants et les morts, le présent et le passé, l’histoire et l’avenir. Et j ’y vois ma place comme je ne l’ai encore jamais vue. Mouloud avait raison, mille fois raison, quand il disait :

« C ’est l’occasion... »Je commence à comprendre de quelle façon les funérailles de Grand-

frère peuvent être aussi une « chance à saisir », une possibilité de réparer les liens rompus, d ’en nouer d'autres, si je veux que la vie reprenne son cours. Il faudra s’y mettre vite. Non, il faut s’y mettre tout de suite ! Rassembler les lambeaux, recoller les morceaux, repriser une vie lacérée dans tous les sens... J ’opère là, sur-le-champ, sans anesthésie, dans l’urgence, dans la douleur et les larmes. Je pleure sans retenue. Ici, les larmes sont permises, et même recommandées : elles purifient l’âme, elles lavent la souffrance et l’empêchent de bâtir sa maison dans les cœurs.

Et comme Elias Canetti, je peux écrire moi aussi : ces déchirements me gardent entière. Sans eux, je serais mutilée.

*

Autrefois, le chemin qui mène au village était poussiéreux, rempli de bouse, de trous et de cailloux ; aujourd’hui, c ’est un escalier en ciment, propre comme un sou neuf. On vient juste de le construire. Les jeunes gens ont travaillé jour et nuit pour rendre leur village présentable aux yeux des étrangers. Aussi, personne ne dira que les At-Rbalj sont des arriérés qui croupissent dans un village laid et crasseux. Car, d ’une façon générale, ce qui leur importe, aux Kabyles, c ’est moins l’être que le paraître ; ce qui compte pour eux, c’est moins ce qu’ils sont ou font que ce qu’on raconte à leur sujet. Chez la majorité d'entre eux, le qu’en-dira-t-on frise l’obsession, et ils vont jusqu’à renoncer aux plus belles choses de ce monde rien que pour ne pas être pris par les langues médisantes. On est ainsi chez les Kabyles : chacun vit suspendu à l’opinion des autres, dans la tyrannie de leurs jugements étriqués, tandis que tous se flattent d ’appartenir au peuple des « hommes libres ». Mais il leur suffit de croire les mots. Awal (La parole)!... ils aiment bavarder, discourir, pérorer, comme s’ils respiraient par le mot. Eux-mêmes le disent :

Efk-asen awal, ÙCan swan. (Donne-leur la parole, ils ont mangé et ■bu.)

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La « tradition orale », vraiment, ce n’est pas ce que prétendent les esprits savants ou ce que décrivent les spécialistes en regardant les choses de l’extérieur. Ce n’est pas que des chansons, des histoires et des proverbes ; c’est aussi, et peut-être avant tout, la dictature de la langue de l’autre, de ce morceau de chair frétillant et indiscipliné, sans conscience ni cœur, organe du bien et du mal, instrument du meilleur comme du pire : A y îles yellan d aksum, acu i k-yerran d iyes ? (Langue, toi qui étais de chair, qu 'est-ce qui t ’a changée en os ?)

*

Alors que le cortège arrive au milieu du chemin qui monte, je me retourne et découvre en bas, la route noire de monde. D’où est venue toute cette foule ? Par où sont passées ces centaines de voitures alignées sur le bord de la route ? Comment ces milliers d ’hommes ont tout d ’un coup surgi de la nature, comme sortis de terre ? Mis à part les quatre ou cinq voitures qui nous suivaient tout à l’heure, nous étions seuls sur la route. Je ne suis pas sûre de voir ce que je vois... est-ce vraiment moi qui suis là ?

Tout en haut du chemin, sur le côté, la fontaine du village. J’y venais avec mes cousines. Là, j ’essuyais les regards embarrassants, les questions indiscrètes et les sous-entendus grossiers des porteuses d ’eau. À leurs yeux, je n’étais qu’une étrangère, une jeune fille de la ville un peu nigaude, visiblement ignorante des codes, des convenances, et même de la langue. En réalité, je ne perdais pas un détail de leurs allusions chuchotées.

Elle n’a pas bougé, cette fontaine, si ce n’est cette désolation des lieux délaissés qui suinte de ses vieilles pierres. Elle était plus riante, plus vivante autrefois, tout animée de la gaieté remuante des femmes. Aujourd’hui, chaque maison doit avoir au moins un robinet dans la cour. Le progrès, ma mère !...

Tumulte dans mon esprit. Je lutte contre des vagues d ’émotions, les unes tristes et accablantes, les autres presque douces et réconfortantes. Je me bats contre des visions emmêlées, des images anciennes, agréables ou douloureuses, des regrets inutiles, des pensées embrouillées. Je lutte pour ne pas chavirer.

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La foule s’enfonce dans le village. En elle, je me sens comme portée par le courant d’une rivière en crue se déversant sur cette ruelle sinueuse, obscure, pleine de creux et de roches pointues, à peine plus large que le cercueil devant moi. Je ne le perds pas de vue, ce cercueil qui semble planer par-dessus la multitude de têtes sombres et mouvantes, rasant les murs aveugles des vieilles maisons basses et coiffées de leurs toits de tuiles romaines. Et cette odeur qui prend au nez ! Y a-t-il encore des vaches, des ânes, des moutons, des chèvres, dans le village? Ou alors... Tenace, séculaire, lourde, cette odeur d ’antan s’insinue partout, dans les êtres, dans les objets. Je la respire, je la palpe, je la retrouve comme une vieille sensation, une émotion gorgée de moments intensément vécus, et cela m ’étreint l’âme. Elle est la nature maternelle, l’atmosphère chaude et vivifiante de chaque village kabyle. Elle est l'exhalaison des saisons et de leurs fruits attendus, les cerises, les figues, les raisins, les olives... Elle est le parfum des gens de la terre, ceux-là qui, de plus en plus, paraissent d ’un autre monde, d’un temps révolu et néanmoins vivace.

Le chemin principal passe par Igamas, la mosquée, dans laquelle siège le Conseil du village. Mais où est-elle donc, l’antique mosquée qui se tenait là, terrée dans l’obscurité, comme un vieux témoin du passé ? Que sont devenus ces murs en pierre massifs qui avaient dignement résisté à l’érosion de plusieurs décennies ? Je ne la vois pas, elle n ’existe plus, la vieille mosquée qui a vu des générations d’hommes débattre des affaires du village. On l’a reléguée dans la fosse aux souvenirs sans importance.

Nous atteignons enfin un lieu aéré, comme une petite clairière dans le maquis - sans doute, la place du village. Je ne me souviens pas de m’être promenée dans tout le village. Mis à part celles de ma tante et de la famille

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de mon père, il n ’y avait aucune raison d ’aller dans les autres ruelles. Chacun dans son territoire, chaque famille dans sa taxligi et l’honneur de tous est préservé. La règle est faite pour garantir la marche du village, maintenir la paix entre quelques centaines d’âmes contraintes de vivre dans un espace pas plus large que le creux de la main.

On dépose le cercueil devant les murs nus d’un haut édifice en briques rouges. C ’est la nouvelle mosquée qui domine la place. Elle est encore en construction.

Taddart-nni-nney, wehmey dges Ufly-f-in tura tbeddel, tura Bnan Igamas di tlemmast-ines Tezram and’ akken ncffurar zik-nni...

(Notre village-là, il m ’étonne Il est changé maintenant Ils ont construit une mosquée au milieu Vous savez, là où nous jouions autrefois, . . )

C ’est donc en travaux. Ici aussi !Le pays tout entier est en travaux. Tout ce que j ’ai pu en voir

ressemble à un chantier. Mais, c’est bizarre, je ne comprends pas : est-ce qu’ils construisent ou est-ce qu’ils détruisent?... Perplexité. Le trouble s'accentue.

En fait, dès l’instant où j ’ai atterri, cette impression d ’avoir posé le pied dans un chantier ne m’a pas quittée ; un chantier douteux, poussiéreux, confus jusqu’aux êtres qui l’animent de leurs bruits et mouvements.

Je crois entendre Muljend-u-Yeljya :

§ÿbeh z ik i bdiy tikliUfîy y iw en Ihiçi d aslayan irab irkuüiD dun/tyuJi-f uyebbar.Ibya a d-ihub wadu Dduiiit y u li- f uyebbar A tna kra n medden K ul y iwen aqamum-is zdat-s

9 Taxligt: un quartier du village.

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Mceh ayebbar Mceh ayebbar M e e t ayebbar !...

(Dès l ’aube, sur les chemins Là, un mur élevé tout en ruine La poussière avait envahi le monde.Le vent semblait près de se leverLa poussière avait envahi le mondeVoici des gens venantChacun le bec en avantMange la poussièreMange la poussièreMange la poussière !...)

Qu’est-ce qu’ils ont donc vécu toutes ces années pour en arriver là ? Et moi, j ’étais où pendant ce tem ps? Qu’est-ce que j ’ai vécu moi-même pour que mon regard soit altéré de la sorte ? Cela vient peut-être de la lumière du jour qui semble tout brouiller, estompant les contours des êtres et des choses, confondant les temps et les espaces, créant une impression d ’irréalité. Elle est grise, cette lumière, vraiment grise. J’ai beau fermer les yeux, les ouvrir, les fermer très fort, rien n’y fait ; cette lumière éclatante plonge le monde dans une étrange pénombre.

Cette atmosphère crépusculaire, cette vision de la Kabylie chamboulée, l’image de ses habitants décomposés par les « années de feu », selon leur expression, j ’en ai déjà fait l’expérience ! J ’ai vu, j ’ai vécu tout cela dans un rêve, bien avant ce jour où je le découvre réellement. J ’en étais encore, quarante jours avant la mort de mon frère, à espérer sa guérison. Il pouvait boire et manger. La maladie, curieusement, épargnait son visage. On le plaisantait sur sa bonne mine, son appétit. Combien se sont exclamés à la vue de cette figure pleine et colorée qu’il avait longtemps conservée, tandis que la maladie poursuivait son cours inexorable :

« Muh, ton visage fait plaisir à voir. Tu manges bien, tu te reposes dans le confort, tu te fais servir. Il n’y a rien de mieux pour se refaire une santé !

« U rn ess’ ara bbw ul! » (« Nous sommes insouciants ! ») répondait-il d ’un ton sec, comme s’il disait : « Ça ne vous regarde pas ! »

Des semaines durant, l’on continuait à dire autour de lui :

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« Il n’a jamais eu un visage aussi resplendissant. Ce visage-là, ce n ’est pas celui d ’un homme qui va... »

Celui-là semblait penser à haute voix :« Je sais bien qu’il est gravement malade mais, vraiment, je ne le vois

pas mourir. »Cet autre affirmait d’une voix sûre et persuasive, comme s’il détenait

quelque pouvoir occulte :« Par Dieu, il ne mourra pas. 11 va revenir. Il ne nous laissera pas

comme ça, tout de même ! »Et ces paroles, elles aussi, soutenaient mon attente d ’un miracle.

Pourtant, mon rêve était clair. Nous nous tenions tous les deux, mon frère et moi, sur la terrasse d ’un grand bâtiment. De là, je ne voyais que des constructions inachevées, des pans de murs, des rues, des trottoirs abîmés et encombrés de cailloux, de briques, de terre... L’ensemble, recouvert de poussière, paraissait dans un état flou, ni neuf ni ancien. C ’était une sorte de chantier désert, sur lequel pesait une atmosphère grisâtre et inquiétante. On ne pouvait pas dire si c ’était un chantier de construction ou de démolition. Je me demandais comment nous allions descendre de là. Nous cherchions, mon frère et moi, un moyen pour retrouver la terre ferme. Enfin, nous finîmes par trouver une échelle qui descendait le long du bâtiment. Elle bougeait, cette échelle, se balançait légèrement comme une échelle de corde. Je voyais mon frère la prendre. Il descendait très vite, à plat ventre, sans pouvoir attraper les barreaux très espacés, et cette descente me faisait peur. Finalement, je constatai qu’il était arrivé sans mal. Alors, toujours dans le rêve, je me dis qu’il y aurait là un enseignement à tirer.

Il est allé vite, en effet. Ce soir-là, comme tous les jours, je lui avais apporté du linge propre, un pyjama, deux serviettes, un gant de toilette. J ’avais songé aussi à demander à Koukou ou à Idir de lui raser la moustache et la barbe. Il aimait bien avoir la figure propre et nette. Moi aussi, je trouvais son visage moins sévère quand il était rasé de près. Les aides- soignantes ne lui donnaient plus ce soin depuis que je leur avais demandé de le laisser à ses amis. C ’était là, pensais-je, une façon de garder encore le contact, pour lui qui ne pouvait plus parler, comme pour eux qui ne savaient plus quoi dire ni faire pour obtenir quelque réaction de sa part.

Ce soir-là, comme tous les jours, j ’attendais Koukou et Idir. J ’appréciais leur présence chaleureuse, si réconfortante, si fraternelle. Je faisais mienne une parole de Yemma :

« Anda leddid, Rebbiyella. » (« Où que tu ailles, Dieu est. »)

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Elle voyait des gens malveillants partout. En fait, sa peur obsessionnelle des autres ne lui interdisait pas de se nourrir d ’un espoir intarissable ; de cet espoir qui se remplit aux sources célestes, sans aucun doute.

Ce soir-là, je continuais de me préoccuper du confort de mon frère sans qu’à aucun moment l’idée de sa mort traversât mon esprit. Nous regardons sans voir plus souvent que nous le pensons. C ’est peut-être vrai, après tout : les yeux ne sont pas faits pour voir, comme nous l’explique Henri Atlan. En entrant dans la chambre, je me suis arrêtée devant le lit et j ’ai regardé longuement mon frère. Il était presque assis, les yeux fermés, les mains croisées sur le ventre. Son visage était affreusement sombre, les traits durcis, déformés par une couleur chagrine. Je suis allée à la fenêtre pour écarter les rideaux. Je ne supporte pas les rideaux. Je déteste tout ce qui empêche le jour, l’air et le vent de passer, tout ce qui masque, tout ce qui ferme, tout ce qui gêne la mobilité des êtres et des choses, tout ce qui freine la vie. Dehors, un soir d’automne noir, froid et humide. Je suis revenue vers lui. Sa respiration saccadée était ponctuée d ’un bruit de gorge fait de ces « A h ! .. . A h !... A h ! . . .» appuyés et réguliers par lesquels il disait son attention lorsque quelqu’un lui parlait. J’ai encore observé son visage : le nez et le pourtour de la bouche étaient maintenant tout blêmes. Soudain, l’angoisse a transpercé ma poitrine. Oh, cette angoisse ! Comment est-il possible de ressentir pareille douleur sans... Non, ce n’est pas une douleur ! On peut s’habituer à certaines douleurs, pas à cela, pas à cette chose, à cette sensation innommable. Par quel mot peux-tu nommer cette horrible sensation d ’être livré tout entier au néant ? Il n ’existe aucun mot. Plus rien n ’existe quand cela te prend, ni ton être ni le monde, ni le temps ni l’espace. N ’existe que ce vide, cette trouée dans l’espace qui t ’aspire. Est-il rien de plus effrayant, de plus hideux que cette sensation ? J ’apprends à l'esquiver, jouant avec elle au jeu du chat et de la souris.

Mon frère... ce visage... celui qu’il avait le jour de l’Aïd ! Alors, je me suis ruée vers le bureau des infirmières. De la porte, j ’ai dit aux deux jeunes femmes qui se trouvaient là :

« Mon frère va mourir, n’est-ce pas ? »Elles ont échangé un regard. L ’une d ’elles a fait une moue de la

bouche ; l’autre s ’est tournée vers moi :« L ’état de votre frère s’est dégradé ces derniers jours... »Ce n’était pas ce que je voulais entendre. Tout à coup, je me suis

sentie sans force, comme écrasée par un énorme poids. Je suis revenue dans

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la chambre, suivie par les deux infirmières. Pendant que l’une vérifiait la perfusion, l’autre, la plus âgée, a pris la main de mon frère :

« Monsieur Mohia, Réveillez-vous, ouvrez les yeux, votre sœur est là. » lui disait-elle d’une voix douce, patiente, humaine.

Il n’a pas ouvert les yeux.Les deux femmes ont quitté la chambre quelques minutes plus tard.

Avant de fermer la porte, elles m’ont lancé avec un regard de pitié :« Bon courage... »Mes oreilles ont bien entendu ; mon cœur, lui, a compris :« Débrouille-toi seule, maintenant ! »Je suis allée insérer dans l’appareil posé sur la table de chevet la

cassette dans laquelle Yemma racontait la naissance de son premier fils. Pendant que la bande magnétique se déroulait, j ’ai sorti la petite bouteille d’eau qu’elle m ’avait donnée.

*

Je le vois mieux, à présent : la place où nous nous trouvons donne sur l’autre ouverture du village, un chemin en pente, tracé par des milliers de pas, jour après jour. Le sol est toujours en pente dans ce pays accordé par la montagne. Le plat est un luxe dont les habitants se passent aisément. La manière dont ils ont dompté les flancs escarpés de ce pays m’étonnera toujours.

D’abord, j ’ai pensé que le cercueil est posé là pour une ultime prière conduite par les anciens du village. En fait, c ’est encore une exposition publique. De nouveau, des milliers de gens défilent autour du cercueil. Le village a-t-il jamais reçu autant de visiteurs de toute son existence ? Et comme ils ont l’air fiers, les At-Rbalj ! Ils sont tous venus, les hommes, les enfants, et même les femmes qui, d ’habitude, se cachent aux regards des étrangers. Par un des leurs, un de leurs fils qui a vécu et s’est éteint au loin, on citera leur village à travers tout le pays. En ce jour, ils l’accueillent un peu comme s’il était leur héros. D 'un haut-parleur installé sur la terrasse de la nouvelle mosquée, descend sa voix disant les dialogues de Si Nistri. De jeunes garçons rient à son accent volontairement marqué quand il prononce un mot en français, ou à ses formules cocasses. Comme il l’a prévu du fond de son naufrage, il y a vraiment de la « réjouissance » populaire autour de son cercueil ; une sorte de liesse contenue, sans débordement ni couleurs ni tapage. Elle dit, cette liesse, combien il est toujours vivant pour ce peuple qui, d ’ordinaire, souffre à s’accorder autour d ’une même cause ou, tout au

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moins, à soutenir ses hommes de valeur. C ’est que, d ’une façon générale, il ne leur témoigne sa gratitude, à ces hommes-là, qu’après les avoir enterrés. Pourquoi ?

Pour quelle raison les Kabyles hésitent-ils à montrer de l’estime, de l’admiration à ceux d ’entre eux qui consacrent leur vie à produire une œuvre d ’utilité publique ? Cette fâcheuse attitude appelle sûrement de nombreuses explications. L’une d ’elles ressortirait à leur histoire qui a développé en eux un certain esprit de sacrifice. Mais ne dirait-on pas qu’ils y sont prédisposés ? Qu’on songe seulement aux nombreuses pratiques coutumières où ils se livrent à des rites sacrificiels : le sang qui doit couler, voilà tout ce qu’ils ont trouvé pour contrer le mauvais sort... Ou alors, il y a là autre chose que je ne comprends pas. L’autre explication aurait à voir avec leur mentalité tribale, selon laquelle le plus grand risque pour chacun est que son voisin le surpasse : « Le soutenir, celui-là ? Ah, non ! Il pourrait être meilleur qu’il ne l’est, posséder plus, être plus fort... » Et voilà comment ils passent une grande partie de leur temps à s’embarrasser mutuellement, à se saper les uns les autres, suivant cette assertion quasi proverbiale :

« Akka. N ek ulac, keC ulac ! » (« C ’est comme ça. Moi [je n ’ai] rien, toi [tu n ’auras] rien [non plus] ! »)

Qui d’entre eux oserait le nier ? Je n ’ignore pas la pratique de tiwizi, la solidarité traditionnelle qui se manifestait dans les travaux collectifs, et à laquelle leurs ancêtres étaient contraints et forcés. Mais ce n ’est pas de cela qu’il s’agit ! Ce dont il s’agit, c’est que, d’une manière générale, ils préfèrent se voir tous ensemble dans la fange à voir un d’entre eux en sortir. Est-ce par méchanceté ? Oui, sans doute. Une méchanceté qui tient de la bêtise, de la pure bêtise ! Mufrend-u-Yehya parlait, lui, d’une mentalité d ’esclave. Oui, une mentalité d ’esclave profondément ancrée en eux, le peuple des « hommes libres » !...

Ils se connaissent assez bien sur ce plan, en effet. Ils le savent : celui- là qui est parvenu à se sauver se retourne rarement pour tendre la main aux autres. Dans le meilleur des cas, il secourra ses proches, et alors, les autres devront encore supporter la supériorité arrogante de tout un clan ! En conséquence, il vaut mieux qu’il ne s’en sorte pas, lui non plus. Bref, c ’est assez original, cette « alliance » dans la calamité, assez kabyle, somme toute.

De fil en aiguille, j ’en viens à cette phrase entendue plus d ’une fois le jour même où mon frère s’est éteint :

« Il est né aujourd’hui. »On me disait cette phrase pour me réconforter. Et moi, comme je

souffrais de l’entendre ! Dans un sens, j ’ai fini par l’accepter. Il aura donc

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mis cinquante-quatre ans pour naître... Après tout, pourquoi pas ? Cette façon de voir permet de mieux comprendre l’orientation qu’il a donnée à son existence et, en particulier, son peu d’intérêt pour les moyens de s’enrichir ou de tenir une position sociale éminente. Mais qu’importe la richesse ou les honneurs éphémères ! D ’avoir mis tant d’années à naître, tandis que ses condisciples construisaient leurs carrières professionnelles, se grisaient de possessions matérielles et goûtaient aux joies familiales, il devra prendre une force d’existence extraordinaire, une force capable de faire oublier sa mort même.

Je les entends encore, de temps à autre, ces mots :« il n ’est pas mort. Par Dieu, non ! Il est toujours là, un peu plus en

retrait, mais il est là. »Moi-même... Quelques semaines après sa disparition, au sortir d ’un

rêve où je le voyais debout au coin d’une rue ou, peut-être, entre deux portes, tel qu’il avait toujours été, sur le dos cette inusable veste en toile vert olive, sur la tête cette casquette que son fils a cherchée dans ses affaires, à l’hôpital. (Au fait, qui l’a prise, cette casquette ? Et pour en faire quoi, dites- le-moi ? La honte sur le voleur ou la voleuse ! Mon frère n’est tout de même ni Elvis Presley ni Claude François !) Dans mon rêve, il ne disait mot. Il me regardait avec cet air au bord de la confession qui, de son vivant, me poussait à lui demander :

« Quoi, Grand-frère ? Dis-le... »Dans mon rêve aussi, il restait silencieux. Mais il avait une de ces

présences ! Au réveil, ma vision de la nuit s’est prolongée par cette phrase murmurée d’une voix qui n’était pas la mienne :

« ia s yem m ut, izm er i yiman-is. » (« Même mort, il assure, il n ’a besoin de personne. »)

Cela veut dire quoi au juste ?... En attendant, lui qui fuyait la notoriété, le voici recevant l’hommage unanime de tous les siens. Pourtant, Il ne haletait point vers ces honneurs posthumes. Il ne recherchait, disais-je, aucune gloire, aucun bénéfice financier, n’espérait aucun remerciement pour son travail. Comment aurait-il pu ? Ce fruit de ses veilles, quand il osait en parler, il le présentait comme un simple « bricolage », un « gribouillage » qui l’aidait à supporter ses insomnies. Aujourd’hui, il est avéré que ses bricolages nocturnes sont en fait une œuvre à part entière, et cette œuvre est enfin reconnue, saluée, estimée comme un bien sans prix, l’espérance exaucée de tout un peuple.

Il ne tenait pas à être vu comme une célébrité ; pour autant, il ne devait pas être insensible à certaines paroles. Comme ce soir-là où il

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s’excusait de déranger tout le monde. Qui venait le voir lui apportait de la nourriture, et, d ’un air gêné, il remerciait les visiteurs :

« Toutes ces bonnes choses pour nous ! Nous voici en dette envers vous tous... Pardonnez-nous ! »

Ce soir-là, quelqu’un, enfin, lui a dit d ’une voix claire, en appuyant sur chaque mot :

« Mulj, c ’est nous tous qui sommes en dette envers toi. Tu as tant fait pour nous ! Tu as peiné pour nous ouvrir les yeux et nous montrer la voie. Et en échange, que t ’avons-nous donné ? Rien. Alors, reçois nos dons en toute quiétude. Mange et reviens-nous ! »

A l’homme qui lui parlait ainsi (Mokrane, me semble-t-il), il a répondu par un long regard empreint d’une douce tristesse. En même temps, il a serré ses lèvres comme pour réprimer le sourire ébauché, et une lueur de joie a illuminé son visage. Que ne lui a-t-on pas dit ces paroles avant !

« Nous avons tant écrit, demandé, proposé. Personne ne nous a répondu. Le silence... » m ’a-t-il confié un jour.

Ce qui lui aura permis de continuer, et même de survivre quelques années, c ’était le travail qu’il menait seul, mais aussi, le petit groupe de fidèles qu’il retrouvait tous les vendredis et samedis soir dans l’atelier d ’écriture. Ils sont restés présents auprès de lui jusqu’à la fin, et certains (Koukou, Mokrane Tagemout, Tahar Slimani, Idir Naït-Abdellah, Djamal Abbache, Saïd Hammache) ont pris sur eux de terminer la rédaction, commencée peu avant son hospitalisation, de Tixurdas n Saeid Wefrsen, une pièce de théâtre adaptée des Fourberies de Scapin. C ’est là, de leur part, une belle preuve, la meilleure preuve d ’estime et d ’amitié pour lui.

Lui qui fut méconnu de son vivant ou, plus justement, lui qui existait dans l’ombre de sa notoriété, le voici enfin au grand jour, reçu dans tous les cœurs, célébré, regretté. C ’est qu’il était sincère ! C ’est qu’il... Ce que je veux dire à propos de mon frère, un autre l'a dit en parlant de l’artiste ou de l’écrivain en général, Eugène Ionesco dans ses Notes et contre-notes :

« La voix sincère retentit, elle se fait entendre, cela veut dire que la voix de la sincérité est forte. Mais si l’on vous entend, cela ne veut pas dire nécessairement que l’on vous écoute. Au contraire, même, du moins au début. Lorsque l’on dit quelque chose de vrai, c ’est-à-dire quelque chose d’éprouvé, ressenti, les gens ne vous croient pas, les gens ne veulent pas vous croire. Ou alors, quelquefois, le vrai peut sembler inexpressif, vide, quelconque : la chose vraie n’a pas été saisie, elle aveugle, on ne la voit pas, on verra plus tard. Ce qui est vrai, de cette vérité qui est de l’authenticité, ce qui est vrai semble insolite et inhabituel. Le mensonge est banal. Le signe

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que vous êtes sincère, c’est qu’on vous traite de menteur ; puisque vous êtes honnête, on vous traite de fumiste. Votre cri fait une trouée dans les habitudes mentales collectives. »

20

Sa soixantaine place mon cousin Khaled dans la position d’aîné de notre famille. Notre Famille !... Pendant longtemps, je croyais qu’elle se limitait à mes parents et à mes frères. Yemma (elle seule ?) l’entourait d’un fossé, cette famille réduite à sa plus simple expression, comme si nous vivions sur une île.

Le temps passe. Khaled domine de sa grosse voix le brouhaha et annonce que le moment est venu de se rendre au cimetière. Un frisson glacial me traverse. Khaled prie les visiteurs de s’écarter afin que les porteurs, de jeunes gens, puissent prendre le cercueil. C ’est la règle de procéder à la mise en terre avant la prière de l’après-midi. Il n ’est pas bon, je le sais aussi, de s ’attarder dans les cimetières après une certaine heure. Ceux de l’au-delà n ’apprécient pas d ’être importunés à n ’importe quel moment. Si tu veux leur rendre visite, c ’est tôt le matin, vers huit heures, qu’il convient de le faire. Sans quoi... c ’est à tes risques et périls ! Tu peux rencontrer ceux-là qui ne sont plus que les ombres d ’eux-mêmes, surprendre le mystère, vivre l’incompréhensible... Voilà ce que disait Yemma. Sans doute en savait-elle quelque chose, elle qui avait franchi les portes de l’au-delà dans un rêve ; un de ces longs rêves mémorables qu’elle me racontait d ’une voix passionnée, et qui me faisaient songer aux grands mythes de bien des peuples à travers le monde.

J ’ai parfois questionné mon frère sur ses rêves. Il me répondait :« Ah. Urgay ttsey. » (« Oui. J ’ai rêvé que je dormais. »)Il prononçait cette phrase d’une façon curieuse, comme s’il formulait

une banalité, alors qu’il semblait lui-même intrigué par son rêve. Il exprimait là quelque chose de très singulier, mais sur un ton léger, avec un air enfantin. Voici encore une chose que j ’ai découverte tout au long de ces mois qui nous

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avaient rapprochés : ses attitudes, ses gestes d ’enfant. Lui qui m ’avait de tout temps paru « vieux » ; lui qui se faisait appeler « L’ancien » ; lui qui s’était toujours refusé d ’être un enfant. Je ne me souviens pas de lui enfant. Sauf une fois : un soir où nos parents voulaient le forcer à manger de la viande. La viande était rare chez nous, et, comme dans la plupart des familles, c’était jour de fête quand on pouvait se l’offrir. Alors, ce petit garçon qui repoussait toujours sa part du précieux aliment... les parents se devaient d ’intervenir. Par leurs cris et leurs coups de ceinture, ils ne réussirent cependant qu’à le renforcer dans son végétarisme. Il était déjà indomptable !

Ainsi m’apparaît-il en définitive : une partie de lui-même n ’avait jamais cessé d’être cet enfant-là, l’autre avait vieilli avant l’heure.

D acu-{ ? D acu-f ?...Am zun d ajajify n tmes Tin yuyen deg qeclawen La tepejlij, tefrlales Icfeh win i f-issayen Tallit i /-fudert-ines A y d-teftagga d iyiyden.

{Devinez quoi ?...Comme une flamme Qui prend dans les brindilles Elle scintille et crépite Se réjouit qui l ’a allumée Elle ne dure qu ’un instant Et ne laisse que des cendres.)

Sa jeunesse remémorée.

*

Je tremble maintenant de la tête aux pieds. Les porteurs du cercueil descendent derrière le groupe d’hommes qui ont déjà entonné le refrain funèbre.

« La ilaha ilia lia h... »Chant lent et monotone de la tragédie, mélancolique berceuse adaptée

au chagrin des adultes rodés par l’existence. Enfants, quand nous voyions

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passer un pareil cortège, annoncé par ce chant lugubre qui nous donnait la chair de poule, nous devions nous arrêter, nous figer sur place, croiser les mains sur la nuque, et prononcer en direction de la civière chargée du corps emballé dans son linceul immaculé :

« Dieu te pardonne et nous pardonne ! »Il y va ainsi dans ce pays, chez ce peuple un peu geignard par

coutume, ce peuple malmené, frustré, mortifié, par lui-même surtout. Il suffit de naître pour être coupable. De quel crime ? Ce n ’est pas la question. La question, c ’est que tu n ’en finis jamais, avec cette culpabilité qui plombe ton destin, et qui te triture du berceau jusqu’à la tombe. Le mot existe, répété comme un leitmotiv :

« Nefxeiliÿ.,. » (« Nous payons... »)Comme si je venais de m ’en rendre compte, je me dis :« Aujourd’hui, il s’agit de mon Grand-frère chéri, le fils de mon père

et de ma m ère... »Je me sens perdue dans la foule. Je n ’entends rien qu’une rumeur qui

me remplit la tête, ne vois rien que des formes sombres, sans visage, sur lesquelles le cercueil semble glisser. Que dois-je faire ? Que veux-je faire ? Je sais que je dois aller jusqu’au bout - n’est-ce pas pour cela que je suis ici ? Mais au bout de quoi ? Je veux suivre le cercueil comme tout le monde ; mes jambes refusent de m ’obéir. Je tourne sur moi-même, titubante, incapable d ’avancer ni de reculer. Mon ventre se liquéfie. Mon cœur se disloque. Et ce cri qui enfle, qui menace de me pulvériser. Je veux l’expulser, le lancer au ciel, mais il s’égare en dedans, puis finit par sortir par petits sons, comme s’il se brisait en de courts et incoercibles sanglots. Ma douleur se voue à tous les saints. Dans ce cercueil, gît une partie de moi-même, et je vais assister à son enterrement.

Quelqu’un me tire en arrière. Une femme. Ma tante, peut-être, ou bien une de mes cousines :

« Où vas-tu comme ça ? Les femmes ne vont pas à l’inhumation. N ’y va pas, ça ne se fait pas, sois raisonnable !

Moi, j ’y vais. Mais dans quel sens diriger mes pas ? Je ne sais plus. La foule me pousse, m ’entraîne ; je n’y résiste pas. Je me laisse porter comme un fétu de paille par le flot. Je fouille des yeux la foule des anonymes autour de moi : où sont mes frères ? Je pense à eux très fort, je suis avec eux de toute mon âme. En même temps, je ne veux pas les voir près de moi. Je ne veux pas rencontrer leurs regards embrumés par les larmes, ressentir leur douleur, parce que j ’en ai assez ! Assez de ma propre douleur, de mes larmes, de ma détresse... Depuis toujours ! D’ailleurs, je les évite ; eux aussi

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m ’évitent, c ’est évident. Nous n ’avons guère appris à unir nos forces face à l’adversité. En plus, chacun cherche à préserver l’autre de sa propre souffrance ; chacun cherche à cacher sa propre souffrance à l’autre, comme par fierté. Ou par pudeur, peut-être. Cette pudeur, décidément, quelle idiotie !

Sur la grand-route, au milieu de la foule, tout près du cercueil de mon frère, je marche au bord d ’un vide qui m ’attire. Je voudrais me laisser aller sur « la pente glissante », m ’abandonner à ce gouffre de désespoir pour partir avec lui, pour ne plus voir ni entendre. Mokrane me soutient par le bras.

« Tout doux... Lui est déjà parti, et tu n’y peux rien. Rappelle-toi ce qu’il disait. Ala Rebbiaa d-yeqqimen (Seul Dieu est éternel)... »

A ces mots, je retrouve un peu de ma raison et de mon calme. Mes larmes coulent au rythme du chant des hommes qui, en tête du cortège, vont d’un pas rapide. Dans le ciel, juste au-dessus du cercueil, de légers nuages blancs semblent nous escorter. Ce ciel est d’un bleu cristallin, pur et clair, tout comme l’était le fond de cet espace dans lequel Yemma m ’était apparue en rêve, quelques semaines après sa mort. C ’est un de ces jours ensoleillés qu’il appréciait.

Lorsque je le descendais dans la cour de l’hôpital pour prendre l’air et voir du monde, il me demandait de le mettre au soleil, même quand il faisait très chaud. Le soleil pour lui, c’était le pays, et personne ne s’y trompait. C ’était la Kabylie qui lui avait, par un impitoyable destin, toujours manqué. Il devait être jaloux, ce destin d ’ermite qui l’aura privé du vrai bonheur, celui des gens aimés, entourés, choyés par les leurs. Ah ! Que ne font-ils pas appelé plus tôt, les Saints-gardiens de cette Kabylie qui l’habitait, le hantait entièrement, depuis qu’il l’avait quittée ! Il sera parti au moment même où il décidait d’y revenir. Y a-t-il destin plus cruel, plus exécrable !

Quelques semaines avant d’entrer à l’hôpital, il en avait encore parlé à Koukou. Il pensait à haute voix :

« Nous allons repartir... Mokrane est plus intelligent que nous tous. Il plante des arbres, il cultive sa terre ; il a quelque chose qui le fait retourner régulièrement au pays. Nekkini, tsadda-yi nnig cclayem {Moi, ça m ’est passé par-dessus la moustache.) Nous allons rentrer, c ’est sûr... Nous achèterons une parcelle de terre. Ur ixeddas ara wakal, akal d aseftar {La terre ne trahit pas, la terre est protectrice). Nous ferons pousser nos légumes, nous ferons cuire notre pain, nous ne dépendrons de personne. À côté, nous continuerons notre travail d ’écriture en kabyle. Nous construirons une tim asm meft (une école « communautaire »). Nous ne gênerons

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personne, et personne ne nous gênera. C ’est faisable, dis, monsieur Koukouch ? C ’est une bonne idée, non ? »

Plus tard, alors qu’il luttait contre le cancer, il a encore reparlé avec Koukou du jardin qu’il rêvait de cultiver au pays. Le projet était en discussion depuis des mois : il rentrerait avec lui dans sa région, du côté de Béjaïa, ils achèteraient ensemble un lopin de terre le long de la rivière, et ils cultiveraient des légumes, planteraient des arbres... Des mois auparavant, alors qu’il était hospitalisé, se remettant avec peine de son accident de vQiture, il se levait de son fauteuil puis s’inclinait tout doucement et disait à son ami :

« Vois, monsieur Koukouch, malgré mon genou brisé, je peux encore être utile. Je pourrai bêcher la terre comme ceci... »

Et Koukou, de tout son entrain, l’encourageait, nourrissait son espoir :« Oui, Mulj, nous allons retrouver les lieux que nous avons quittés. Tu

vas guérir. Nous nous installerons bien comme il faut. Normal, tu verras ! »Il lui disait encore :« Mais quand je serai dans ta région, personne ne viendra me dire “toi,

tu n’es pas d ’ici, tu es d’Azazga !” Il n’y aura pas de racisme, d ’accord ?- Il n ’y aura pas de racisme, Mulj ! Tout se passera bien. Normal,

quoi ! »Il était sérieux ; il ne parlait jamais pour remplir le temps. Ce temps

vide, il ne le possédait pas, étant toujours occupé, pressé comme par nature, comme s’il savait son échéance proche. Oh non ! Grand-frère ne poussait pas le temps avec l’épaule. Il travaillait sans discontinuer, n ’importe où, avec les simples moyens dont il disposait : un crayon et du papier. Je me souviens de ses paquets de tabac à rouler, à l’époque où il fumait : vides, il les conservait, parce qu’ils étaient tout remplis de notes en français, de mots et d ’expressions en kabyle.

Il parlait et agissait à bon escient, utilement. Pour lui, tout devait servir à quelque chose, tout devait viser à l’efficacité, la moindre parole, la moindre action, le rire même.

« Rien n ’est gratuit ! » rappelait-il à tout moment.Et cette phrase allait bien au-delà de sa signification matérielle. Elle

ne disait pas seulement que l’on doit tout payer d’une manière ou d ’une autre, mais encore, que l’on doit savoir mettre à profit tout ce que l’on fait ou ne fait pas.

Djaafer m ’avait raconté l’histoire de cet émigré qu’à sa grande surprise, il avait croisé au pays, bien debout sur ses jambes, alors qu’il le croyait sous terre, terre lui-même, depuis des années :

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« Je lui ai dit : “C’est bien toi ? Jure-le.”- C ’est bien moi, comme tu vois ! »Des années avant, l’homme menait sa vie en France. Un jour, la

maladie s’abattit sur lui et les médecins finirent par lui expliquer :« Vous avez une tumeur, c ’est une affaire de quelques mois... »Alors, en homme raisonnable, il pensa que, puisqu’il allait mourir, il

valait mieux le faire dans son pays, entouré des siens. Comme ça, au moins... Des mois, des années passèrent. La mort l’avait oublié. Ou alors, comme le chien qui perd la trace du gibier, elle n’avait pas réussi à le pister dans sa traversée de la Méditerranée.

Encouragée par cette histoire (vraie, crois-le, Djaafer Chibani n ’est pas homme à inventer pareilles histoires !), j ’ai suggéré à Grand-frère :

« Et si nous allions au pays ? Ce serait bien, non ? Un simple aller- retour...

- Pour y faire quoi ? Ma yella ccyel, ma ulac flIjeJ. S’il y a quelque tâche utile à entreprendre au pays, nous pourrons envisager d ’y aller ; si c ’est pour se balader, ce n’est pas nécessaire !... »

11 n ’aura cessé de m’étonner. Ne se plaisait-il pas à dérouter tout son monde ? Il se savait très malade, et il songeait encore à travailler ! Mais, venant de lui, il n ’y avait là, au fond, rien d ’étonnant.

Ilia y iw en zik-nni Qqam-as Muli afenyan Kra ufayan akkenni M a d agwlim-is d acebhan..,

(Il y avait un homme Qu ’on appelait Muh le fainéant C ’était un homme bien en chair Et blanche était sa peau . ..)

Comme il détestait les tire-au-flanc ! Enfant encore, il était actif à tout moment. Il ne jouait pas ; il lisait, étudiait, bricolait de ses mains ingénieuses. Il aimait démonter et réparer des appareils, remettre en bon état des objets usagés pour les offrir à qui en avait besoin. Il n’a probablement jamais su ce qu’est la paresse ou l’ennui. Savait-il ce qu’est le repos ?...

Dans les dernières semaines, il parlait souvent du soleil, et nous voulions vraiment, Mouloud et moi, l’emmener au pays.

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« Mais qu’allons-nous y faire, au pays ?... » répondait-il, à notre granddam.

Je ne voyais que son entêtement. J ’ignorais encore qu’en réalité, il ne décidait de rien, et que les choses avaient été depuis longtemps réglées en dehors de lui.

Yemma le savait, elle,« S’il repart maintenant, il ne reviendra pas ! » confia-t-elle à sa

première bru.Fazia lui rapportait les propos de mon frère :« Nna Werdiya, pourquoi parles-tu comme ça ? Il m ’a expliqué qu’il

va mettre en ordre ses affaires en France, et qu’ensuite, il reviendra s’établir au pays. Il a l’intention d’acheter un morceau de terre. Crois-moi, c ’est bien ce qu’il m ’a dit.

- A yelli, ur teffey ara deg dudan-iw ! A lilil win urnjerreb tasa, yin-as akken akw medden. Tasa-w ur teskiddib. A m-qqarey : ma yuyal tura, ur d- itfuyal ara ! Uma ?riy ad yuyal, amaani ur s-zmlrey ara... (Ma fille, je ne mange pas mes doigts. Pauvre de celui qui, ne connaissant pas [les affres de] l ’amour filial, croit q u ’il en va de même pour tout le monde. Je te dis : s ’il repart maintenant, il ne reviendra pas ! Et je sais qu ’il va repartir, mais je ne peux pas le retenir... »

Yemma a-t-elle essayé d ’expliquer à son fils ce qu’elle pressentait? Mais jusqu’à quel point le comprenait-elle, elle-même ? Elle semblait simplement dire qu’une fois en France, mon frère changerait d’avis, et non qu’il ne reviendrait plus jamais au pays. Et même si elle avait essayé de l’avertir, l’aurait-il écoutée ? Il est retourné la voir, c ’était déjà inespéré. Il est resté dix-sept jours chez elle. Pendant la journée, il sortait. Le soir, il était à la maison. Souvent, il prenait par la main un de nos neveux, âgé de huit ans et allait parcourir la ville. Après des heures de marche, il ramenait le garçon chez ses parents, non sans remplir ses poches de friandises. A l’évidence, il s’était attaché à cet enfant dès le premier regard :

« Qui est ce garçon ? demanda-t-il à Fazia.- C ’est mon fils, voyons !- Et comment l’avez-vous prénommé ?- Nous, nous l’avons appelé “Ramdane”, comme ton père. Mais ta

mère a dit qu’il doit aussi porter ton prénom. Alors, nous l’appelons “Abdel lah”.

- Ah bon ?... » dit-il en esquissant un sourire.Ils ne se sont pas parlé, la mère et le premier fils. Qui, qu’est-ce qui

aurait pu aider l’un ou l’autre à trouver les mots qui relient un fils à sa

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mère ? Ils ne pouvaient pas se parler. Lui ne parlait à personne, ne se livrait jamais. Il n ’a pas eu d ’amis intimes (hommes ou femmes), aucune relation qui eût pu l’encourager à s’épancher, personne avec qui partager sa vie, une part de ses tourments, de ses angoisses. Il s’était marié. Quatre ans après, il a, aimait-il à dire, « corrigé l’erreur ».

Yemma, elle non plus, ne se confiait à personne, sauf à moi, en fermant portes et fenêtres, en tirant même les rideaux. Elle n ’a pas pu, n’a pas su lui parler. Pourquoi ? A la vérité, ils n’avaient pas besoin de se parler : ils étaient de la même trempe, trop proches, unis dans la même souffrance et voués au même destin. Tous deux le savaient.

Ceux qui ne savent pas diront :« Yura di twenza-s... » (« C ’est écrit sur son front... »)Ainsi parlent les Kabyles, toujours enclins à des conclusions aussi

pertinentes qu’irréfutables. Une façon de dire qu’on ne peut enlever ce qui a été gravé dans la chair de chacun, sur cette partie du corps qui fait face aux jours. Ils diront peut-être aussi, eux si sensibles à la fatalité :

« Ulac win isaddan ass-is. » (« Personne n 'a dépassé son jour. »)Ce qui est sûr et certain, c ’est que Muljend-u-Yeljya aura vécu dans le

pays de son enfance les vingt-cinq premières années de son existence ; les vingt-neuf autres, il les aura vécues en exil.

21

Nous quittons la route pour nous engager dans un sentier bordé de broussailles épineuses. Après quelques pas, voyant que nous n ’avançons plus, je conclus que nous sommes arrivés au cimetière. J ’essaie de me frayer un chemin vers les tombes de mes parents, mais je m ’égare dans la foule dense. Mouloud survient et me prend par la main. Je me laisse conduire jusqu’aux tombes blanches qui se dressent fièrement. Entre les deux, une fosse béante dont la vue me paralyse. Elle est cimentée, toute propre, cette fosse qui attend le corps de mon frère. Il avait horreur de la boue, comme Yemma qui, la cinquantaine atteinte, nous disait :

« Mes enfants, je vous en supplie, ne livrez pas mon visage à la boue ! Vous me mettrez dans un cercueil. Une simple caisse que vous ferez faire par le menuisier... »

Ses fils souriaient et se moquaient d ’elle, comme d ’habitude. Elle ne semblait pas non plus très sérieuse quand elle évoquait sa fin. Elle en parlait comme d ’un événement ordinaire, une sorte de déménagement obligé dont l’heure allait se présenter d’un moment à l’autre. Elle nous le rappelait souvent :

« Ddunit, am wexxam bu snat tebbura ; ekkssya, teffeyd ssya. » (« Ce monde est comme une maison à deux portes ; tu entres par-ci, tu sors par- là. »)

Yemma était prête à « sortir» à tout instant. Le jour venu, ses fils n’ont pas oublié la seule chose qu’elle leur ait jamais réclamée avec autant d ’insistance. En fait, ils l’écoutaient.

*

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Khaled invite ceux qui le désirent à se rassembler autour du cercueil pour la dernière prière. Leurs psalmodies sourdes et précipitées me parviennent au travers de la foule. Il doit se passer autre chose aux alentours, mais je ne distingue rien. Mes yeux ne décollent pas de ce trou régulier et froid qui patiente de recevoir le cercueil de mon frère. Je ne suis là qu’en partie. Mon esprit se morcèle, se disperse, s’envole vers d ’autres lieux, d ’autres temps.

C ’était l’Aïd, un jour de fête. Je passais près d ’un homme qui creusait une tombe. Mes parents étaient encore de ce monde, et nous n ’avions pas de défunts là, dans notre cimetière, à qui nous devions rendre visite. Aussi, Yemma allait-elle distribuer son aumône aux défunts de Meddufta, le cimetière de Tizi-Ouzou, où se trouve la tombe de Hsen, ce cousin sur lequel mon père avait tant pleuré. Respectant sa volonté, son épouse l’avait mis à Meddufra, au lieu de le monter au village, pour pouvoir aller souvent sur sa tombe, elle et ses enfants, vu qu’ils habitaient tout près. Ainsi, durant les premiers mois, elle s’y rendait tous les jours pour lui demander comment, maintenant qu’il l’avait laissée seule et sans ressources, elle allait nourrir leurs quatre enfants. Il lui répondit dans un rêve, en lui ouvrant la porte de sa maison. Elle comprit qu’elle ne devait plus rester enfermée chez elle, mais retrousser ses manches. Et c ’est ce qu’elle fit, trimant durant plus de vingt ans, comme femme de ménage dans les bureaux de l’Etat.

Les jours de l’Aïd se fêtent aussi dans les cimetières, par de longues processions de femmes aux tenues bariolées, suivies de leurs enfants accrochés aux pans de leurs robes, revêtus de leurs habits neufs, les poches remplies de bonbons et de monnaies sonnantes. Elles s’échangent, « pour la baraka », des tasses de café ou de limonade, des gâteaux secs et des beignets huileux par-dessus les tombes des leurs. Elles prient, devisent, pleurent, rient et leurs émotions sont plus contagieuses qu’aucune fièvre connue. Tout autour, vont et viennent les pauvres hères, adultes et enfants, hommes et femmes, qui, eux aussi, se réjouissent de ce jour où ils reçoivent sans rien demander. Les femmes les recherchent avec zèle, ces précieux « hôtes du bon Dieu » ; c ’est par eux, les gueux errants, les sans-pouvoir, que les dons des vivants parviennent aux morts. Sans eux, comment veux-tu faire ?...

Ce jour-là... J ’observais cet homme dans la fosse qu’il creusait. Il n ’était pas vieux, ni jeune non plus. La terre était humide, boueuse, poisseuse. De temps en temps, il s’agenouillait au fond du trou et ramassait des bouts de bois qu’il déposait ensuite en un petit tas sur le bord de la fosse. Non loin de là, de jeunes garçons le regardaient aussi. Ils bavardaient et

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s’esclaffaient. L’homme, tout en nage, finit par se tourner vers eux et, brandissant un de ses bouts de bois, il leur lança d’une voix lasse :

« Riez, enfants ! Vous ne pouvez pas encore comprendre. Voyez ces os, c ’est tout ce qui restera de vous un jour ! »

Il reprit sa besogne sans plus prêter attention aux jeunes plaisantins. Discrètement, je scrutais son visage. Je n’y voyais rien, dans ce visage commun, aucune expression de celles que je m’attendais à voir. Ce n’était qu’un masque composé par ses traits tendus. Je n’avais encore jamais assisté à quelque chose d’aussi réel, d ’aussi impressionnant. La Vérité sans fard, toute simple, toute transparente ; l’unique, l’absolue, l'insoutenable évidence sur laquelle tout est bâti. Après cette vision, l’adolescente que j ’étais n ’a plus eu de ces rêves qui te portent vers tes joies promises. Mais le pire, c ’était de ne pouvoir rien raconter de ce que je venais de découvrir. Qu’aurais-je bien pu raconter ? Et à qui ? J ’avais vu un homme creuser une tombe pour un nouveau mort, tout en mettant de côté les pauvres résidus d ’un ancien. Et alors ?...

De ce moment-là, date cette conviction indélébile que chacun est seul, du début jusqu’à la fin. Ce jour-là, en fait, le fossoyeur creusait ma solitude. C ’est cette solitude, ce froid intérieur qui me saisit, qui me remplit tout entière, alors que je me tiens devant la tombe ouverte de mon frère.

Maintenant, tout s’accélère. Plusieurs mains soulèvent le cercueil. Après une brève bousculade, il est déposé sans mal dans la fosse qu’on ferme aussitôt à l’aide d ’une épaisse dalle en béton. D’un geste rapide et méticuleux, un homme scelle la tombe en appliquant du ciment tout autour de la dalle. En un clin d ’œil, c ’est fait, et bien fait : tel est le travail des hommes. Voilà donc pourquoi ils interdisent aux femmes de participer aux enterrements ! Avec elles, et leurs larmes torrentielles, et leur foie dément, avec leur sensibilité débridée, leur tendance à tout compliquer, jusqu’à porter la moindre douleur à son paroxysme, ils ne pourraient pas être aussi prompts et précis dans leurs gestes, et l’ouvrage prendrait de longues heures, des heures sans fin, des heures insupportables.

Tout de même, c’est encore un de ces domaines où, persuadés du bien-fondé de leur raison, les hommes sentent, pensent et décident en lieu et place des femmes. Au fond, ne les privent-ils pas d ’une possibilité de contenir enfin leur douleur ? C ’est que, parfois, il ne suffit pas d ’y croire, il faut voir aussi, voir de ses propres yeux ; sans quoi, les choses demeurent en suspens, jamais résolues, à l’état d’idées, d’images éternellement torturantes. Cette lourde dalle froide que les hommes posent sur la tombe de mon frère, c ’est sur la brèche saignante, au cœur de mon être, sur ma douleur cuisante

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qu’ils la posent également. Je perçois le geste, aussi réel que cette tombe, aussi vrai que ma plaie qui le reçoit ; et je ressens son effet d ’obturation instantanée, comme si... Non, ce n ’est qu’un morceau de moi-même que les hommes viennent d ’enterrer. Malgré tout, je tiens à cette réalité crue. Je la préfère à toutes ces images obsédantes que mon esprit n’aurait pas manqué de produire pour suppléer à ce que je n’aurais pas vu, de mes yeux vu.

Sans doute enterrons-nous nos morts pour pouvoir aussi les enfouir en nous-mêmes et, ainsi amputés pour toujours au-dehors comme au-dedans, continuer à vivre malgré tout. Je songe aux Yanomami de la forêt vénézuélienne comme nous les décrit Jacques Lizot. Eux pratiquaient l'idée à la lettre, en consommant les ossements calcinés de leurs défunts. Ils avaient compris que la meilleure façon d'ensevelir les leurs était de les ingérer, de les assimiler à leurs propres corps, de les contenir pour toujours, tout en respectant la règle de l’oubli total. Ils n’avaient pas de cimetières, ces Yanomami, aucun lieu qui eût pu matérialiser à leurs yeux la mort des leurs ; tout ce qu’ils avaient, c ’était une poudre d’os enfermée dans une gourde et leurs corps qui s’en nourrissaient périodiquement.

*

La foule s’égaille. Autour des tombes, mes frères, mes neveux et moi. Nous nous regardons, atterrés, abasourdis, muets. Les mots seraient superflus, indus. Il ne nous reste plus qu’à quitter le cimetière, nous aussi. Si, toutefois, nous parvenons à diriger nos pas vers la sortie. Mais rien ne nous force à courir. Ne sommes-nous pas dans notre cimetière ? Et nous avons le droit d’y être aussi longtemps que nous en avons envie. Tout à l’heure, on a déposé le cercueil de mon frère dehors, sur la place publique, avec le ciel comme toit. Dieu merci ! Il fait beau temps. C ’est bien notre village, celui des pères de notre père, mais nous n’y avons pas de maison, pas le moindre toit sous lequel mes frères et moi, nous pourrions dire :

« Nous sommes chez nous. Ici, nous ne devons rien à personne. »Tout au début, lorsque je le découvrais, ce village, ma tante m ’avait

emmenée voir ma famille du côté de mon père. Avant de quitter nos hôtes, j ’ai demandé à Klialed de me montrer la partie de la maison qui appartenait à mon père. De son index, il m ’a indiqué un coin de la cour :

« Tu vois, de ces bidons d’essence jusqu’à ces tôles, de ce tas de planches jusqu’à cette poubelle, c ’est à ton père. »

J ’étais émue, mais je n ’y croyais pas :

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« Donc, je pourrai venir demain planter une tente ici, et personne ne me dira rien ?

- Tu peux y planter ce que tu veux, cela appartient à ton père. »Khaled riait ; moi, non. L ’espace en question était dérisoire. C ’est

alors que je compris les raisons de certaines disputes entre mes parents. Yemma disait :

« Pourquoi ne vas-tu pas construire une maison dans ton village comme font tous les gens ? Tu la laisseras à tes enfants. Toi, tu as quitté ton village comme s’ils t ’en avaient chassé...

- Tu reviens encore à cette histoire ! répondait mon père, au grand dépit de Yemma. Mais où veux-tu que je construise une maison ? De toute façon, je n ’ai pas de quoi construire. Je les envoie à l’école, c ’est déjà beaucoup. Leur maison, ils la construiront eux-mêmes... »

Cette maison que nous n’avions pas dans notre village fut longtemps une des obsessions de Yemma. Ayant perdu tout espoir de ce côté, elle se tourna vers Tawrirt Mimun, son propre village, pour essayer de recouvrer le toit et la parcelle de terrain que lui octroyait le droit coutumier. En vain. Que de larmes elle aura versées là-dessus ! Moi, je ne rêvais pas d ’une maison au village. Oh, non ! Je rêvais d’une maison bâtie au milieu de nulle part, entourée d ’un désert à perte de vue. Je me disais que Yemma s’y serait peut- être sentie en sécurité, enfin. Mais elle a fini son existence dans un appartement, cernée de tous côtés.

Nos parents étaient sortis de leurs villages respectifs sans avoir jamais quitté la Kabylie. De là me venait ce sentiment, éprouvé très tôt, que notre famille était vraiment à part, différente de toutes les autres. Elle était sans racines, cette famille, sans attaches avec la montagne ancestrale, comme si, tombée du ciel, elle n’avait jamais pu atteindre le sol. Nous vivions accrochés à rien, à l’intérieur comme à l’extérieur, radicalement exilés, coupés de nos tribus originelles, privés de leur étayage culturel, mais, probablement aussi, affranchis de leurs lois et préservés de leurs excès.

Au village, nous n’avons donc pas de maison où nous aurions pu mettre le cercueil de notre frère et recevoir les visiteurs comme il se doit. Tout ce que nous possédons tient dans un coin de ce cimetière qui contemple d ’un regard triste le village, comme si ses occupants ne parvenaient pas à tourner le dos à ces maisons où, jadis, ils avaient tant ri et tant pleuré. Notre père avait quitté sa tribu, à cause de la guerre, d ’abord. Ensuite, l’oubli s’est installé, entretenu par Yemma, l’esseulée impénitente qui se consolait avec les chants d ’exil de Slimane Azem :

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A tamurt-iw aszizen Tin ggiy mebla lebyi-w MaÙCi d n e k i-gextaren D lmektub akw d ??ehr-iw A q li di tmura n medden Ma dlexyal-im ger wallen-iw...

(Mon pays bien aiméQue j ’ai quitté, contraintJe n ’ai pas choisiLe destin et ma chance ont décidéMe voici dans le pays des autresDevant mes yeux ton image... )

Ou encore :

D ayrib d abejrani D i tmura n medden Lwefic u lembani A dRebbii-graden...

(Exilé et étranger D am le pays des autres Angoisse et épreuves Dieu l ’a voulu...)

Yemma vivait à une quarantaine de kilomètres de son village. A ses yeux, c ’était le bout du monde. Mon père, lui, n’avait ni le temps ni les moyens de reprendre sa place dans le sien. Toute son existence, il a travaillé comme un forçat, pour deux choses : le pain et l’instruction de ses enfants. Sur l’école, en effet, il était ferme, et mon frère s’en est souvenu.

A d yrey di iakul Idelli kan i d-nlul iCCa-yi baba am wewtul Ifka-yi, u rd iy -iyu l A d yrey di lakul.

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A d yrey di lakul A yemma, a kem-ggcy lfra$ul Ulamma tugid ay ul

Inehf-iyi baba s rrkul A d yrey d i lakul...

( J ’irai à l ’école J ’étais jeune encore Mon père, sans coeur M ’y a livré tout entier J ’irai à l ’école.

J ’irai à l ’écoleMère, donc, je vais te laisserContre mon gréMon père, à coups de pied, m ’y a conduit J ’irai à l ’école...)

Mais comme notre famille tient des At-Rbah et des At-Yanni, il n’est pas exclu, non plus, que mon père eût voulu suivre l’exemple de cet homme avisé qui rassurait ses enfants :

« Ur a wen-ggiy asda w seg A t-Rbaij,U rawen-ggiyacriksegAt-Yanni. »

(« Je ne vous laisse ni un ennemi des At-Rbai),N i un associé des At-Yanni. »)

Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, nous occupons la place qui nous revient dans notre village.

*

Un nombre incalculable de tombes tapissent le cimetière, dans ses moindres recoins, jusqu’au bord du ravin profond qui le borne d ’un côté. La plupart sont à peine signalées par des dalles de schiste. Que de générations

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ont leurs restes entassés là ! Cet endroit ne saurait échapper à la langue : on l’appelle Tigwelmimin. Je m’en souviens maintenant, Yemma me l’a dit : la tombe de Yebya est ici, quelque part dans ce quartier réservé à nos morts. Faute d ’entretien, elle a fini par se confondre avec la terre. Au temps de la guerre, il fallait demander un laissez-passer aux colonisateurs pour se rendre au village, ce n’était pas chose simple.

Un peu à l’écart, Khaled, ses fils et quelques jeunes gens du village. Plus loin, à l’orée du cimetière, des hommes en uniformes, l’arme à la main, surveillent les collines et le fond des précipices aux alentours. Par-dessus tout, ce silence souverain qui monte de la tombe neuve et qui s’empare des âmes, cette consternation des fins accablantes qui te plongent dans le trou noir d ’une vie sans vie. Je me rappelle Grand-frère allongé sur son lit d’hôpital :

« Attention, la pente est glissante ! »11 s’inquiétait de savoir comment j ’allais. Voyait-il seulement à quel

point j ’étais ébranlée par ce qui lui tombait dessus ? Il avait si longtemps vécu sans nous, sa famille, qu’il paraissait ne plus savoir ce qu’impliquent les liens fraternels.

« Ça va ?... »Je lui ai répondu par un haussement d’épaule. Et lui, il m ’a lancé cette

phrase d ’un air exaspéré, comme s’il criait encore contre moi. Je me demande pourquoi ces mots me reviennent dans ce cimetière, à ce moment précis, alors que tout est fini. Tout est fini ?... Comme je voudrais le croire !

Je me rappelle l’avertissement proverbial :« fu r-k a s-tiniçl teffey ccetw a!» (« Prends garde de dire [que]

l'hiver est terminé ! »)Je repense à la parole du maître bouddhiste :« La grande affaire n’est pas encore éclaircie, c ’est comme aller à

l’enterrement de sa mère. La grande affaire est déjà éclaircie, c ’est comme aller à l’enterrement de sa mère. »

Les choses ne sont jamais finies. Mieux, quelqu’un l’a écrit, c ’est par la fin que tout commencerait. Je me mets à tourner autour de mes trois tombes : en chacune d’elles, un fragment de mon âme. Je vais d’un pas lent, traînant mon chagrin qui vient d ’alourdir un peu plus mon fardeau. Parfois, que sommes-nous, ainsi chargés de jour en jour, d ’année en année, nous affaissant sur nous-mêmes, sinon des bêtes de somme ? Comment, avec Albert Camus, imaginer Sisyphe « h eu reu x » ? Heureux, Sisyphe?... Les dieux ont condamné Sisyphe à la patience perpétuelle. Sisyphe est Patience absolue, ni heureux ni malheureux, à jamais.

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Je récite, presque machinalement :

A Mub n Mub Ttes tura S i z ik n z ik Ulac tabaa.

( A Muh n MuhDors maintenantDepuis toujoursTu n 'avais rien de toute façon.)

Nous naissons en pleurant. Et si, en plus, tu n’as pas ri dès le début !... Quand le matin de ton existence a été assombri par le mauvais sort, tous les espoirs te sont offerts d ’un jour plus radieux - des espoirs, c ’est-à-dire des riens d ’où tu t ’acharnes à extraire un sourire, un rayon de lumière, une mélodie, l’envie d ’aimer malgré tout.

Je regarde mes frères abattus, sans voix, et je sens ma douleur s’attendrir, se radoucir presque. J ’aime chacun d’eux d ’une manière différente, mais avec la même fierté, la même tendresse entière et pudique ; tendresse désespérante aussi, parce que j ’ai toujours voulu effacer de leur vie la souffrance de notre enfance.

« Pardonnez-moi, je ne suis pas Dieu ! »Je n ’y peux rien. Je n’y pouvais rien. J ’étais une adolescente triste et

anxieuse. Souvent, Yemma me surprenait à pleurer. Je pleurais surtout à cause d ’elle, à cause de sa souffrance qui nous empêchait de jouir de notre jeunesse, à cause de mon impuissance à changer le sort des miens. Je pleurais, ma façon d’implorer les Puissances célestes, de les prier pour que Yemma connût enfin la paix. Mais je ne lui disais rien de tout cela. Comment aurais-je pu ? C ’aurait été comme la rendre responsable de nos maux. Elle ne l’était pas. Elle ne faisait aucun lien entre l’état désespérant de notre famille et ce qui l’agitait, elle. Quand elle pouvait s’évader un instant de son monde d’angoisse et redevenir la mère affectueuse et dévouée qu’elle était, elle me disait en guise de consolation :

« Que te manque-t-il ? Tu es comme portée dans la paume d ’une main dont tes frères sont les doigts. De quoi as-tu peur ? »

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À l’occasion, elle servait la même image à ses fils. Comme toutes ses semblables, Yemma avait l’art de parler par métaphores. C ’était là une façon commode de parler d’amour fraternel, au lieu de me dire simplement :

« Tes frères t’aiment. Ils t ’aimeront toujours, n’en doute pas. »

*

Je remarque que la tombe de Grand-frère est plus proche de la tombe de Yemma que de celle de notre père. Comme par hasard ! Je demande au cousin Khaled :

« Dis, qui a décidé de le mettre à cet endroit ?- J ’ai mesuré l’espace entre les tombes de tes parents. J ’ai vu qu'il y

avait place pour une nouvelle tombe. Tu aurais dit que ç’avait été fait exprès. Je l’ai dit à Hamid. Il m 'a répondu qu’il convenait donc de creuser ici, entre les deux tombes. Voilà comment j ’ai pensé. Maintenant, si j ’ai fait une erreur, vous devez me pardonner... »

Le cousin Khaled n’a commis aucune erreur. Je suis tout de même intriguée : pourquoi a-t-on laissé tout cet espace entre la tombe de Yemma et celle de mon père ? Il faudra que je pose la question à mes frères, bien que, les connaissant, je devine leur réponse.

« Voilà encore une de tes questions, me diront-ils, mais ce n ’est pas nous qui avons creusé ! Ça s’est fait par hasard. Le hasard existe, sais-tu ? Tu cherches trop à comprendre. Parfois, il n ’y a rien à comprendre. Et parfois, il vaut mieux ne pas comprendre... »

En attendant, je trouve que Grand-frère a la meilleure place, comme toujours. Présent ou absent, il conserve sa préséance d ’aîné, de l'enfant à part, du frère éloigné, de l’homme hermétique et attachant. Je le dis à mes frères :

« Voyez ! Lui, ils l’accueillent entre eux deux. Nous, nous sommes là à pleurer... Nous pleurons sur nous-mêmes !... Allons, partons maintenant, nous n’avons plus rien à faire ici. »

Avant de quitter notre cimetière, j ’adresse un long salut muet à la montagne. Elle est là, toute proche, colosse de compassion dressé en face de mes chères tombes. Vraiment oui, j ’ai senti sa présence tout à l’heure et, contre sa force protectrice, je me suis appuyée. Elle se tient debout, cette montagne, telle une gardienne infaillible, avec son orgueil mérité, son influence bienfaisante, et ce geste millénaire, cette « main » ouverte par laquelle, imperturbable devant les déchaînements et la folie des hommes, elle continue de proclamer à quoi aspire la terre de mes pères : la paix

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durable, l’hospitalité sacrée, la générosité sans calcul, le pardon sincère, les joies du printemps qui revient toujours, l’allégresse des filles en fête qui dansent d'un pas léger... « Oh ! Amer, notre terre n’est pas méchante. Nous en sortons et nous y retournons. C’est tout simple. Elle aime ses enfants. Quand ils l’oublient trop, elle les rappelle », dit le vieux Ramdane dans La terre et le sang de Mouloud Féraoun. C’est elle, à n'en pas douter, c ’est cette montagne peuplée par les puissances sublimes qui a daigné enfin rappeler Grand-frère. Il aurait pu mourir d ’une mort plus atroce encore. Il aurait pu ne pas revenir en sa terre natale. Il avait pris tant de risques ! Il s’était lui-même banni de cette terre. Mais il y est finalement revenu. Et encore, pour l’éternité.

«Puisque c ’est comme ça, Muh, et après, où veux-tu?... lui a demandé Koukou.

- Q uoi? Tu veux parler de ç a ? ... répondit-il en se pinçant violemment le corps. Oh ! Tu sais... à partir du moment où l’âme s’en est allée, ce qui reste n’a plus grand intérêt. Malgré tout, le mieux est que la dépouille retrouve les lieux d ’où nous sommes partis... »

*

Les dernières années, il arrachait sa vie dans cette France à laquelle il vouait une profonde admiration lorsqu’il n’était encore qu’un adolescent. Cette France qui, au fil des années, s’était refermée sur sa vie, sur ses espoirs, comme le filet sur le poisson. Je peux en parler. Je le sens, ce piège qui me frôle certains jours ; j ’ai appris à le reconnaître en découvrant mon frère aux prises avec son désespoir mortel.

II en était à concevoir enfin son retour au pays, comme tant d ’autres. J ’y reviens, oui ; quelque chose mérite encore d ’être dit : combien, au fond d ’eux-mêmes, voudraient repartir, remonter le courant de leur existence comme le saumon dans sa rivière ? Mais ils n’osent même pas se l’avouer, à cause de leurs enfants qui appartiennent plus à la France qu’à leur «pays d ’origine ; des enfants qui les retiennent, auxquels ils ne veulent ni renoncer (et pourquoi, au nom de quoi renonceraient-ils à eux ?) ni infliger un nouvel exil. Ainsi finissent-ils, ces enfants, par les condamner à une vie suspendue, comme arrêtée entre un passé de plus en plus fermé et un futur inimaginable. Ils y passent tout entiers, dans ce traquenard aux dehors alléchants, errant entre deux voies impossibles, se consolant avec des babioles, bataillant avec leurs jours.

Mon frère, lui, disait :

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« Ur nessi ara n n if! N itni ugin-ay ; nekw ni nugi a n/zih. » (« Nous n ’avons pas d ’honneur ! Eux, ils nous repoussent ; nous, nous refusons de partir. »)

Cette remarque incisive, je la trouve digne de lui : à la fois vraie et exagérée. Car, voyez-vous, ce n’est pas par manque d ’honneur que les Kabyles acceptent leur condition d’« immigrés ». L’honneur, c ’est même là- dessus qu’ils ont édifié leur culture, eux qui se disent à longueur de temps :

« N n ifa m lüjtaf ; win i t-iljudren a t-yaf. » (« L ’honneur est comme un voile ; qui en prend soin en profitera. ») « N n if am zz it ; m i yenyei ifuh. » (« L ’honneur est comme l ’huile ; jeté à terre, il est irrécupérable. »)

Ou encore :« Si tu n’as pas de pain, tu peux patienter ; si tu es mal habillé, tu peux

le supporter. Les jours fastes finissent toujours par arriver. Mais si tu as perdu ton honneur, tu as aussi perdu ton nom. Et, dans ce cas, pourquoi continuerais-tu de vivre ? »

Comme vous le voyez, ce n ’est pas l’honneur qui leur fait défaut, à ces Kabyles. Ce qui leur manque, c’est surtout le courage, la force de laisser derrière eux, une fois de plus, un morceau d’eux-mêmes.

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Aujourd’hui, l’automne a repris sa place. II s’était éclipsé depuis deux jours derrière le printemps. Ainsi, il a bien voulu céder un peu de son temps à la belle saison pour permettre aux Kabyles d ’accueillir dans les meilleures conditions l'homme qui les fuyait de son vivant. Il ne les détestait pas, oh non ! Il se savait très malade, supportant de moins en moins les déceptions et les contrariétés ; de leur part, surtout. Il les avait longtemps pratiqués et n’ignorait pas de quoi ils sont capables, en toute bonne foi :

« AkabiCCu : a k-i(huccu idarren-ik, a k-iqqar d lxir i k-xedmey. » (« Le Kabytchou : il te fauche les pieds, il te dit qu 'il te fa it du bien. »)

Au fond, il les aimait de toute son âme. Je l’entends encore se lamenter sur eux, déplorant leurs défauts, parfois les larmes aux yeux, tandis qu’il était rivé à son lit :

«L es Kabyles, les pauvres, ils n’ont rien... que du vent. Nous sommes si crédules ! Instruits ou non, nous croyons n'importe qui, n'importe quoi. Nous gobons tout sans trier. Nous cultivons l’insignifiance, la bêtise, la paresse, l’ignorance... C ’est incroyable ce que nous sommes bêtes! Vraiment, nous sommes à plaindre... »

Il était ainsi certains soirs, transpirant une angoisse rance, remuant dans tous les sens, soliloquant des heures durant, tantôt en français, tantôt en kabyle, exhalant son immense amertume dans un flot de paroles plaintives, et cela, sans prononcer une seule fois « je », « moi ». Il ne pleurait pas sur son sort. Jamais ! Il semblait avoir endossé toutes les souffrances de cette Algérie (si présente dans ses textes !), de ces Kabyles auxquels il aura finalement voué sa vie entière. Personne ne l’y obligeait, certes, mais le fait est là, indéniable, qui force au respect. II était seul, si seul dans son espoir d'une vraie renaissance culturelle (et, sans doute aussi, personnelle). Il rêvait

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cette résurrection de tout un peuple, qui serait portée par la langue maternelle nourrie à la fois de l’intérieur, dans sa forme vivante, et de l’extérieur, dans ses contenus inspirés par les auteurs, poètes et écrivains étrangers.

(En passant : pour exprimer ce qu’il avait à dire, pourquoi avait-il besoin de faire le détour par Esope, Molière, Phèdre, Pirandello, De Béranger, Luxun, Maupassant, Brecht, Sartre, Romains, Beckett, Allwright, Blake, Marx, Brassens, Seghers, Vian, Prévert, Brel... ? La question lui a été posée, et il a répondu : « C ’est une possibilité de tirer profit de l’expérience des autres ». Cette réponse est probante, mais elle peut être complétée : « L’adaptation d’auteurs étrangers, c’est, personnellement, de ce côté que j ’ai trouvé une issue. »

Une issue : un mot clef. Je pense qu’il avait besoin de s’appuyer sur des œuvres achevées, connues et reconnues, pour bien d ’autres raisons, méthodologiques et « psychologiques ». L’une de ces raisons tiendrait à la tâche considérable à laquelle il s’était attelé : il était un pionnier ; tout était, tout reste à faire dans la langue maternelle - langue orale, avant tout - pour lui assurer la force et l’envergure d’une langue écrite. Elle serait, cette raison, du même ordre que celle qui m’amène à rapporter en détails ses funérailles. Ce récit, en soi-même, peut paraître superflu. Au fond, il a son importance en quelque sorte « pratique » ou « stratégique », et la préciser à cette étape n’est pas inutile : tout l’intérêt de ce récit réside dans ce qu’il me permet d ’exprimer par ailleurs, à travers une écriture ressentie comme une nécessité impérieuse. En ce sens, ce récit constitue une clef, une issue pour moi, car sans la cohérence, l’unité qu’il confère, en sa structure même, à l’écriture, celle-ci serait allée dans tous les sens, tout en étant dépourvue d ’une entrée et d’une sortie. D’un mot, elle n’aurait pas été possible.)

*

Il était si seul ! Mais sa solitude était, en partie du moins, de celle recherchée par l’écrivain authentique qui sait comme elle représente la condition essentielle de toute œuvre de création : « écrire, pensait Albert Camus, c ’est consentir à la solitude » ; pour Thomas Mann, « quand on écrit, on ne vit pas ».

Or, mon frère écrivait avant tout. Il lisait et enregistrait ses textes sur des cassettes magnétiques afin de les rendre accessibles à la majorité des siens, plus disposée à écouter qu’à lire. Et rien qu’en cette écriture, son- œuvre apparaît comme une gageure : concevoir une forme de littérature tout à fait inédite dans la langue kabyle. À cette fin, il explorait toutes les

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possibilités de la langue maternelle, s’appliquant, notamment, à forger de nouveaux termes à partir des termes existants. De fait, il travaillait depuis de nombreuses années à un dictionnaire de la langue kabyle. Ce devrait être un dictionnaire tout à fait original, et s’il est publié un jour (ce que j ’espère vivement), il démontrera à coup sûr les compétences diverses de son auteur, et par-dessus tout, sa foi en la langue maternelle. Ainsi, son œuvre n ’a-t-elle pas seulement une valeur en elle-même, par son contenu et sa portée ; elle témoigne aussi d ’une évolution notable de cette langue qu’elle enrichit et consolide en utilisant ses propres ressources. On l’admettra, nous sommes loin de cette « tamaziyt» prônée par les amaziyistes, celle qu’utilisent, par exemple, les présentateurs de journaux télévisés : aux oreilles de la plupart, n’apparaît-elle pas aussi étrangère que l’arabe ou le français ?

Et puisque j ’y suis, je tiens à insister là-dessus : associer l’œuvre de mon frère au berbérisme, comme à tous ses avatars, équivaut à une récupération idéologique. C ’est une offense à sa mémoire ! Des écrivains algériens écrivent en arabe, d ’autres en français. Muljend-u-Yehya, lui, écrivait dans sa langue maternelle. Point final.

*

Aujourd’hui, il pleut, il vente, il fait humide et froid. Le ciel est sombre, l’atmosphère remplie d ’une affreuse mélancolie. Tout larmoie, le ciel et la terre, les êtres, les plantes. Tout est pesant, accablant, chargé d ’une tristesse qui saisit l’âme. Même les paupières sont lourdes pour les yeux. La brume épaisse a tout envahi, recouvrant le monde d ’un voile de désespoir. Partout, les ténèbres oppressantes de la mort. Le monde entier est en deuil.

Oh ! Q u’il est pénible de revenir à Tigwelmimin en ce lendemain de 1 enterrement ! C ’est le jour des funérailles où les femmes sont autorisées à se rendre sur la tombe neuve pour « voir comment le cher défunt a passé la nuit ». Autour de moi, mes frères, leurs épouses, la tante et ses petites-filles, les cousines, les cousins et leurs enfants, de vieilles femmes du village. Quelques étrangers venus en visite, eux aussi, à qui, suivant la coutume, nous offrons du café, du lait, des biscuits, des quarts de galette dure, des beignets, tout ce que Grand-frère aimait manger.

11 aura fallu la maladie mortelle pour que je découvre ses goûts alimentaires ; et aussi, sa gourmandise ! 11 raffolait des mets sucrés comme un enfant. En même temps, il ne semblait pas accorder une grande importance à la nourriture en général. En fait, cela ne dépassait guère « la gamelle du soldat », son mot pour dire combien il se souciait peu de ce qui

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pouvait combler son estomac ; son mot pour dire, sans doute aussi, sa vision de l’existence : il devait être en guerre permanente. Contre qui ? Contre quoi ? Une vie tout entière passée à lutter... où trouvait-il un moment pour dormir ?

À l’hôpital, enfin, il manifestait du plaisir à manger. J ’avais, comme d’autres visiteurs, pris l’habitude de lui apporter de la nourriture à l’hôpital. C’était le plus souvent aux repas du soir, lesquels prenaient pour moi l’allure d ’un véritable examen dans l’art culinaire. Je lui présentais ce que je m’étais efforcée de préparer avec un soin tout particulier. Puis, lorsque je pouvais demander à l’un ou à l’autre de le faire manger, je me tenais un peu à l'écart

-ou derrière lui, et j ’attendais là, inquiète et curieuse, d ’entendre ses commentaires. Quand, après une ou deux bouchées, il déclarait : « C ’est mangeable, sans plus ! », j ’étais soulagée, contente même. Je ne pouvais espérer meilleure appréciation. En mon absence, cependant, il ne tarissait pas de paroles élogieuses sur mes « qualités » de cuisinière. J ’ai fini par m ’y habituer : pour dire « c’est très bon », il me demandait qui avait préparé la nourriture que je lui servais.

De toute façon, il était avare de ses compliments. Je l’avais toujours entendu plaindre celui-ci, compatir à la malchance de celui-là ; mais encenser quelqu’un, jamais. Les seuls qu’il lui arrivait de louer, et même, d ’admirer, étaient ceux qui se fatiguent tous les jours, les humbles qui travaillent durement. Souvent, il prenait en exemple ces jeunes ouvrières chinoises qui se démènent comme des diablesses dans des travaux harassants. Au fond, il était fasciné par le travail, par tous ceux qui besognent sans répit jusqu’au bout de leur existence. C ’est qu’il leur ressemblait ; il était des leurs, lui qui en arrachait par où il pouvait, du moins, tant que sa santé le lui permettait.

Finalement, ceux qui trouvaient grâce à ses yeux se comptaient sur les doigts de la main. Avant de t'admettre dans son cercle restreint, il commençait par t ’étudier sous tous les angles. Si tes proportions lui convenaient, si toutes les facettes de ton personnage respectaient les limites, si ta profondeur était sincère, enfin, si tu te montrais des plus modestes, alors tu pouvais compter sur son accueil bienveillant.

Yemma, elle aussi, était très sélective. L’emphase, la pédanterie, la vanité, elle ne pouvait les supporter, quel que fût le rang, l’âge ou le mérite de la personne en cause. Et s’il faut citer un seul principe de conduite qu'elle avait réussi à nous inculquer, ce sera celui-ci : « "Zzux batel !» (« L ’orgueil, c ’est g ra tu it!» ) Autrement dit, dans une culture où l’orgueil affiché

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participe d ’une exigence sociale, n’importe qui peut se vanter, qu’il ait de quoi ou non.

Naturellement, Yemma se référait à Slimane Azem :

Zzux, zzu x d lm ecm el Menwala ad izux ayla-s Z zux dlhedra ba(el Ulac fell-as lexla?...

(L 'orgueil, une chose publique N ’importe qui peut se vanter de ce qu ’il a L ’orgueil, de la parole gratuite Cela ne coûte rien...)

A leur façon, Yemma et Grand-frère étaient anticonformistes, alors même qu’ils étaient kabyles à jamais, complètement, viscéralement.

*

Un soir, on lui avait apporté de la galette dure.« Ah ! Vous osez appeler ce machin de la galette, s’est-il exclamé à

ma grande surprise, cela ne se mange même pas ! Je m ’en souviens, quand j ’étais un petit garçon, je mangeais une galette qui avait un de ces goûts !Une galette dure, ça n ’est pas difficile à faire, tout de même ! Un bol desemoule, un peu d’eau, une pincée de sel... M ais... si ce n ’était que lagalette ! Nous avons tout oublié, tout perdu... »

Cette galette qui lui inspirait de la nostalgie, ce souvenir d ’une saveur unique, c ’était, c ’est encore le mien également. Nos voisins des At-Yegger, à Azazga, nous l’offraient, cette galette, en échange des gâteaux ou des beignets que leur donnait Yemma. Comme ses sœurs des At-Yanni, assez prétentieuses, il faut le dire (à l’époque, les At-Yanni se flattaient d ’être plus « civilisés » que toutes les autres tribus kabyles - et dans mes souvenirs, c’était parce qu’« ils mangeaient, eux, sur une table, chacun dans son assiette, en se servant d ’un couteau et d’une fourchette »), comme les femmes de son village donc, Yemma jugeait que ce pain fait à la va-vite, sans pétrissage ni levain, n’est pas digne d ’une bonne cuisinière. Or, vrai, qu’elle était délicieuse, cette galette ! Et quelle n ’a été ma joie de retrouver

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chez Grand-frère ce souvenir commun (et bien d ’autres encore, que je découvrirais au fil des jours) !

Non, vraiment, le temps n’y a rien fait. Nous avons été enfants sous le même toit. Nous avons eu les mêmes plaisirs simples, enduré le même malheur maternel. Il aura fallu qu’il soit au seuil de la mort pour que nous pussions enfin renouer les fils tenus de notre histoire. A qui en vouloir ? Notre enfance a été dévastée de part en part, nos premières années ont été minées par un monstre. Non, vraiment, le monstre, ce n’était pas Yemma, c ’était tout ce qui l’avait empêchée d ’être elle-même, tout ce qui avait abîmé son âme si sensible, si charitable, si pénétrante. Le monstre, ce n’était pas notre père non plus, même quand il la battait au lieu de l’aimer - encore fallait-il qu’il eût, lui orphelin dès son plus jeune âge, appris à aimer et à être aimé !

Voilà ce qui me revenait, ce qui me remuait lorsque je me tenais auprès de mon frère mourant. Certains jours, je n’étais que colère ; je rageais, maudissais et honnissais notre culture du fond de mon âme blessée. Je parle en connaissance de cause : ce n’est pas en se complaisant dans leurs ornières coutumières que les Kabyles feront évoluer leur société. L'autoglorification braillarde, les slogans provocateurs, les fanfaronnades et les mises en scènes spectaculaires ne les aideront en rien, bien au contraire !

Il m’arrive encore de la réprouver, cette culture kabyle ouvertement opposée au bonheur de ceux qui la portent. Qu’elle soit étouffée et enterrée, si elle ne sait entretenir que vilenies et mesquineries dans les cœurs ! Qu’elle disparaisse dans les abysses de l’oubli si elle ne sait pas tendre vers ces hautes sphères où l’on respire avec joie et intelligence ! Je la répudie pour sa petitesse de cœur et d’esprit, son égoïsme et sa vanité ! C ’est elle, c ’est cette culture « malade », malsaine et asphyxiante par bien des côtés qui rend les Kabyles étrangers les uns aux autres, qui fait d’eux des êtres indécis, instables et versatiles, qui les chasse vers des pays où ils sont regardés comme des envahisseurs et des parasites. C ’est cette culture qui a défait l’âme de Yemma. Et c’est elle qui a rongé l’âme de mon frère durant des années.

« Fatalité » ? « C ’est écrit quelque part » ? Ces explications illusoires valent quand on n’a pas compris. Elles fonctionnent tant qu’on ne veut pas comprendre. C ’est ce genre de réponses passe-partout qui conduit les Kabyles à se satisfaire des demi-vérités, au lieu d ’intervenir en eux-mêmes pour s’amender, rectifier leurs pensées néfastes et leurs conduites absurdes auxquelles ils doivent bien de leurs déboires.

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Ce matin, j ’entends des mots faits pour apaiser la douleur :« Lui est parti, qu’y pouvons-nous ? Il convient de donner au chagrin

juste ce qu’il faut de larmes, ni plus ni moins. Nous partirons tous, l’un après l’autre... »

Cette visite au cimetière ne concerne que les vivants, comme tout le reste, comme les funérailles, comme la tombe. C’est pour se faire une raison capable d ’accepter l’inacceptable. Rien, cependant, ne peut calmer ma douleur. Je me dis que je ne la laisserai pas en ces lieux si navrants. Voudrais-je l’y laisser que cela me serait impossible. Cette douleur est mienne désormais. Elle est l’ombre en moi du membre coupé, un de plus. Elle dormira, se tassera peu à peu sous le poids du quotidien. Et lorsqu’elle se réveillera certains jours, je croirai voir Grand-frère dans ces rues de Saint- Ouen qu’il sillonnait de son pas alerte. Je le reverrai en tous ces lieux où nous avions l’habitude de nous rencontrer. Alors, je me rappellerai le regard attristé qu’il posait sur moi, le mouvement imperceptible de sa tête et le pincement de ses lèvres par lesquels il me saluait, des gestes qui me crieront encore son mot favori :

« Courage ! »De nouveau, je me demanderai pourquoi je me suis installée à Saint-

Ouen, tout près de chez lui, deux ans avant sa mort. Pourtant, je le sais bien, c ’est lui qui m ’avait fait venir là. Et moi, obligée à un de ces tournants qui chambardent toute une existence, j ’avais besoin de me rapprocher de lui. Je ne lui réclamais rien, comme toujours, excepté sa présence à bonne distance, ni trop loin ni trop près, comme un point de repère dans ce brouillamini qu’était devenue ma vie, comme une lueur dans un long tunnel. Du moins, c ’était ce que je pensais.

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En fait, c ’est dit et prouvé, les choses humaines ne prennent tout leur sens qu’après s’être accomplies. La plupart du temps, nous sommes menés, conduits par la main d’un autre que nous ne voyons pas, quand, en adultes conscients et rationnels, nous pensons décider, choisir, opter pour cette voie- ci au lieu de celle-là. Et il en sera ainsi tant que nous demeurerons des êtres cultivés par le mystère. L’Enigme, ce n’est pas la mort, encore moins ce qu’il y a après : s i lm utakkin dakedder! (au-delà de la mort, la chute, la fin de tout !)

L’Enigme, c’est tout le reste, incommensurable, qui se perpétue, se continue en dehors de nos maigres consciences d ’individus (s’il existe une « Eternité », elle commence ici et maintenant). L’Enigme, c ’est cette logique obscure, cet enchaînement imprévisible des événements qui tissent nos vies entrelacées, incroyablement dépendantes les unes des autres. Lorsque j étais arrivée à Paris, Grand-frère m’avait reçue chez lui pendant six mois. Il était un mur, j ’en étais un autre ; des années d ’absence semblaient avoir gommé notre enfance partagée. Je le voyais bien, il ne se souvenait même plus de sa réponse envoyée à notre père qui lui demandait son avis sur mon désir d’aller à l’université :

« Il est temps qu’elle vole de ses propres ailes... »Et cette phrase, presque une injonction, qui autorisait notre père à me

laisser poursuivre mes études à Alger, je ne pouvais guère, à dix-huit ans, en mesurer toutes les implications. Je comprenais, néanmoins, ce qu’elle avait d’exceptionnel. Pendant que la plupart de mes camarades lycéennes abandonnaient leurs études pour se préparer au mariage, Grand-frère m ’incitait, moi, à prendre en main les rênes de ma vie. Et, c ’est bien ces « ailes »-là, par lui concédées, qui m ’ont conduite vers lui, jusqu’en France. Mais i’a-t-il jamais su ?

Nous en étions restés là pendant près de vingt ans, à cette relation rendue presque muette par la pudeur paralysante (je la déteste, je la hais, cette pudeur !) Nous en étions à cette relation compliquée de malentendus non élucidés, mais aussi, forte d’une entente foncière, d’un accord tacite sur bien des choses. Jusqu’à ces six derniers mois de son existence. La leçon est douloureuse, mais nécessaire : tu dois toujours essayer de clarifier tes affaires quand elles se présentent, sans quoi, elles se chargent de le faire par elles-mêmes. Elles se poursuivent à ton insu, jusqu’au jour où elles te mettent devant le fait accompli. Ccah ! Tel est le sort de celui qui passe son temps à procrastiner, quand il n ’est pas sans savoir que les lendemains, en réalité, ne sont qu’illusion.

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Ainsi, c ’est seulement lorsqu’il ne pouvait plus parler que j ’ai pu enfin lui dire :

« C ’est toi qui m’as amenée ici. Grand-frère. Ne me laisse pas seule dans ce pays, je t ’en prie. Ne t ’en va pas... »

Et même à ce moment-là, je voulais surtout susciter une réaction, ranimer l’espèce de souche inerte qu’il devenait de plus en plus. Je cherchais à rallumer en lui sa colère contre tout le monde, contre le monde, cette fureur singulière qui l’habitait et qui, je le crois bien, le soutenait finalement, l’aidait à vivre chaque jour. Pour ce que nous avions d ’important à nous dire, il me semblait que les mots étaient superflus. Quels mots, d ’ailleurs, pouvaient exprimer ce que je ressentais en me retrouvant à son chevet, avec la charge de l'accompagner jusqu’à son dernier souffle ?

C ’était en deçà des mots, ce cauchemar maternel qui me revenait au contact de mon frère, avec ses violences et ses angoisses indicibles, notre détresse d’enfants confrontés à ce que nous ne pouvions ni comprendre ni supporter. C ’était plus qu’un souvenir. C ’était là, présent à chaque instant, dans cette chambre d ’hôpital où mon frère se mourait.

Plus encore, n’était-il pas malade, n’est-il pas mort (au moins en partie) de cela précisément ? Fritz Zorn décrit son cancer comme une « maladie de l’âme » héritée de ses « “parents” » qui l’ont « éduqué à mort », eux-mêmes dignes représentants de la société bourgeoise de Zurich. A première vue, il n’y a rien de commun entre son histoire et la nôtre. Pourtant, à y regarder de près, je retrouve, dans l’histoire de Zorn, notre famille et son isolement par rapports aux autres ; je reconnais mon frère dans maints détails par lesquels l’écrivain helvète dépeint sa personnalité. D’où la seule chose qui m ’importe finalement : et mon âme, alors, ma propre âme, où en est-elle ?

Cette question, c ’est lui, Grand-frère, qui me l’a soufflée, deux ou trois jours après m ’avoir, à sa façon, demandé pardon. Lui était dans son fauteuil, moi assise devant lui et évitant, comme toujours, de croiser son regard. Il était calme, songeur, mais attentif à tout ce qui se passait aux alentours. Depuis un moment, je sentais qu’il me dévisageait, et cela me gênait. Je m'attendais à une réflexion vexante, un reproche injuste, une fois encore. Enfin, il a dit :

«T u as l’air préoccupée... peut-être commences-tu à souffrir de la même maladie, toi aussi ? C ’est vrai, non ?...

- Non, je ne suis pas préoccupée, Grand-frère. Il n ’y a rien... » me suis-je empressée de répondre.

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Je me suis forcée à prendre une voix neutre pour ne rien laisser paraître de mon trouble. Au fond, sa question, je l’ai reçue comme un coup de massue. Je lui en voulais en silence. Je pensais : « Pourquoi me dit-il une chose pareille ? Pourquoi continue-t-il à me terroriser ? Ou alors, veut-il encore m’éloigner ? ... » Malgré tout, je suis allée le voir tous les jours, sans oublier une seconde cette question où il me semblait que toutes mes angoisses venaient désormais se concentrer.

M ’a-t-il dit une seule fois : « Je suis là, sœur, ne crains rien... » ? Je m’en serais souvenu ! Rassurer les plus jeunes, les réconforter, les consoler... n ’est-ce pas une des fonctions dévolues au grand-frère? Mais comment aurait-il pu ? 11 ne devait pas les avoir souvent entendus lui-même, ces mots apaisants dont, parfois, nous avons tant besoin. À n’importe quel âge ! Depuis son enfance, depuis toujours, il semblait se suffire, tellement il se montrait fort, maître de lui-même, comme de son destin. Il en avait tout l’air. Au fond, il n’était porté par rien, soutenu par personne. Il ne se l’était jamais permis. Il voulait être seul sur son île. Il se voulait solitaire, unique, à part. Vivre seul en tenant le monde à distance, de plus en plus... Où vivait-il, alors ? Dans quel espace ? Dans quel temps ?

Mais cela, c ’était avant le naufrage. Ensuite, il vivait vraiment dans le monde. Il avait retrouvé sa famille à travers cette indéfectible relation qui nous liait et qu’il tolérait enfin. Il comprenait. Et il voulait me faire comprendre ce que je n’étais pas encore en mesure de comprendre. Il ne cherchait pas à me faire peur quand il s’inquiétait de savoir si je commençais à être malade moi aussi, de la « même maladie » ; il se reconnaissait en moi, comme s ’il se voyait dans un miroir. C ’était vrai depuis toujours, et c ’est ce qu’il n ’a jamais pu supporter. Il souffrait de se regarder en moi : « Je ne suis pas maso », disait-il à Djamal qui lui demandait pourquoi il refusait mon aide tout au début de sa maladie. Or, tout cela qu’il a tenté de m ’expliquer, ne le savais-je pas, d ’une certaine façon ? Sinon, pourquoi me suis-je toujours défendue de leur ressembler, à lui comme à notre mère ?

La d i stance, encore...Mais la distance n ’y change rien, au fond : Grand-frère était mon âme

sœur, mon impossible âme sœur ! Je percevais cette réalité, lui-même la percevait, et nous ne pouvions l’admettre. Par peur de nous perdre. Nous avons toujours su que nous n’étions rien, ou si peu, et ce rien, et ce peu, nous nous efforcions de le conserver. Lui a échoué.

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Il me disait :« C’est une épreuve. »Moi, je lui disais :« Me voici Grand-frère ! Je ne t ’abandonne pas, tu n ’es pas seul. »Cela suffisait amplement, d’autant que je me méfie des mots et leur

préfère les actes. Pour le reste, je n’avais rien à lui apprendre : nous avions été frappés par le même bâton. Peut-être me tendait-il une perche, peut-être voulait-il parler de notre mère, lorsque, sans raison évidente, il se mettait à crier :

« Ta mère-là !... Ta mère-là !... »Aujourd’hui encore, je ne peux me rappeler les mots par lesquels il

l’évoquait. C ’était comme un séisme qui n’en finissait pas, qui menaçait de m ’engloutir, de retourner ma raison, de me précipiter dans l’abîme. Cet abîme ! Je sentais mon cœur se rompre une fois encore suivant toutes les fêlures de mon être ; ces fêlures qui s'étendaient, s’approfondissaient, telles des crevasses dans le sol, sous l’effet d’un tremblement de terre. En réalité, c ’était toujours le même séisme qui se reproduisait, avec ses explosions d’angoisse près de tout démonter, au-dedans et au-dehors. À ce moment-là, il n’y avait plus de mots, plus de pensée possible ; rien que des gémissements informes, sauvages, sortant des tréfonds de mon corps. Et je restais là, saisie de peur devant lui ; lui vissé à son lit, perdant de plus en plus le contrôle de son corps.

Car Grand-frère évoquant Yemma, c’était Yemma elle-même. C ’était elle tout entière, quand elle était en crise, submergée par l’angoisse, déchaînée ou terrifiée par ses voix chargées de ses détresses accumulées. Et, dans un sens, n ’ai-je pas voulu la fuir, moi aussi ?... On ne s’exile pas seulement parce qu’on va à la recherche de ceci ou de cela, ou parce qu’on est attiré par le lointain ; on s’exile aussi parce qu’on est poussé, chassé de l’intérieur, comme si... l’on devait naître à nouveau ! Renaître donc, parce que la première naissance ne s’est pas vraiment accomplie, ou s ’est accomplie dans des conditions telles qu’il faut la recommencer. Naître et renaître, en un sens, c ’est tout comme : quitte-t-on de plein gré le ventre de sa mère ?...

Nous étions seuls dans notre drame intime, nous débattant contre des deuils impossibles, contre les terribles fantômes de notre enfance, plus vivants, plus monstrueux que jamais. Comment peux-tu résoudre tes problèmes avec les morts ? En fait, tu ne les résous pas. Tu ne les résous jamais ! Et ces fantômes-là, ils ne meurent pas ; ils vivent de ta propre existence, ils se nourrissent du moindre tourment que la vie te réserve. Mon

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frère et moi, nous ne manquions ni de maturité ni même d’intelligence pour affronter le sort qui nous frappait. Simplement, notre souffrance était immense, si profonde qu’elle avait débordé notre enfance, et qu’elle en était à envahir toutes nos vies.

A la fin, il me disait :« H def ! D awal i-gtekksen Ixiq... » (« Parle ! C ’est la parole qui

vient à bout de l ’angoisse... »)L ’angoisse m ’étranglait : que lui dire, à lui maintenant pris dans les

serres de la mort ? Et de quelle angoisse parlait-il ? De la sienne ou de la mienne ?...

Je ne pouvais lui parler. À qui d ’autre parler ? Aux Kabyles ? Ceux-là - je le sais d ’expérience ! -, leur confier tes maux, c ’est leur donner l’arme avec laquelle ils te frapperont le jour où ils te trouveront sur leur chemin. En plus, l’exil n ’arrange rien : il exacerbe leurs défauts. J’ai essayé avec ceux d’ici, j ’avais l’impression de les ennuyer. Comme celui-là qui soupirait :

« Ouf ! C ’est lourd !... »Je ne l’ai plus revu. Il me fuyait, lui que je considérais comme un ami

sûr. Craignait-il que je lui demande de se charger de mon fardeau ?... Mais je ne blâme que moi-même. J’ai tendance à l’oublier : dans ce pays, il y a des experts pour tout. Parce que tout doit être payé ici ; y compris la présence amicale, l’écoute, la compassion la plus élémentaire. Eh bien oui ! Les souffrances, les problèmes d ’une vie, les difficultés de tous les jours... ça ne fait pas partie de la vie ordinaire, ça ne peut pas se vivre avec autrui. Tu souffres seul, pataugeant dans tes grands ou petits malheurs, et on te le dit, quand, enfin, tu parviens à t ’en sortir :

« J ’ai bien compris que tu voulais être seul, alors je ne t ’ai pas dérangé. »

Et toi, tu ne peux que dire « merci ! » pour une attention aussi délicate. Ah ! Quelle civilisation exemplaire ! Etait-ce donc cela que j ’étais venue chercher en exil ?

Là-bas, j ’étais repue d ’une culture qui semblait ne tenir qu’en renforçant ses caractères corrupteurs. Je crevais de jour en jour dans ce carcan communautaire qui t ’empêche d ’employer tes talents particuliers, d’exploiter tes propres ressources de vie, d ’exercer ton intelligence, aussi minime soit-elle. Je m’usais dans cette vague conscience collective qui te conforte dans la passivité, qui te voue à ne jamais savoir ce dont tu es capable par toi-même, comme si tu n’existais pas vraiment - alors que tu souffres ! Bref, j ’avais envie d ’aller voir comment les choses se passent chez les autres.

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Et j ’ai vu, et je vois - louanges à Dieu ! Où que tu ailles, ce n’est pas ça ; nulle part, les choses ne sont comme tu voudrais qu’elles soient ! Aussi, n’est-ce pas, aucun lieu ne vaut celui où II t ’a déposé la première fois.

*

« Ne t ’en va pas, Grand-frère ! »Cette prière que je lui adressais chaque jour, il me semblait que je

l’arrachais de mon corps comme si elle était un morceau de ma chair. Elle m ’obligeait à voir qu’il en était réellement à mourir. Je devais le « laisser partir », comme me le répétaient Pierre et Françoise, des bénévoles qui venaient apporter leur aide à l’équipe médicale en « écoutant les familles des mourants ». Nicole et Annie me le disaient aussi :

« Nous devons avoir le courage de les laisser partir. C ’est mieux pour eux. Ils ne font que souffrir. »

Je me suis liée d ’amitié avec les deux femmes. Elles m ’ont raconté leurs histoires, je leur ai dit un peu de la mienne, et je voyais bien comment, jour après jour, elles se préparaient à devenir veuves, après avoir vécu tant d’années avec leurs compagnons. Quant à moi... Ah ! Si j ’avais pu retenir mon frère ! Les dernières semaines, je me révoltais à sa place ; je m ’emportais, irritée et chagrinée de le voir, lui naguère encore si actif, si résolu, glisser maintenant sur la pente comme une chose usée, finie.

Fini, lui ? Non sans crainte, comme si je redoutais encore de déclencher les foudres de sa colère, je lui disais avec ma voix la plus hardie :

« C ’est une épreuve, c ’est bien ton mot, Grand-frère. Alors, franchis- la, cette épreuve ! Tu en as vu d ’autres, Non ? Ou alors, tu abdiques, ça y est, tu te rends. Un comme toi !... »

Il me répondait avec un regard tout désolé, comme s’il regrettait de m ’associer à son désastre. Il avait pourtant tout fait pour m’en écarter. Des mois avant, tandis que je m ’appliquais à lui montrer ma présence affectueuse, et aussi, à bien le nourrir et à garder propres ses vêtements, lui ne pouvait s’empêcher de me dire :

« C ’est vrai, hein... Je ne te dois rien, tu ne me dois rien ! »Il en était encore à sa froideur feinte. Il pouvait encore se cacher

derrière sa carapace, se défendre contre ses sentiments, contre son âme saccagée, et cette attitude me rassurait au lieu de m'attrister. Elle prouvait que le naufrage n ’avait pas réussi à désintégrer sa cuirasse et je me répétais, histoire de me consoler :

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« S’il peut s’en sortir de cette façon, tant mieux ! Moi, je ne fais que passer. »

Je croyais . ne faire que passer dans sa vie qui allait bien finir par reprendre son cours normal. Je n’avais pas encore compris qu’il n'en était plus à vivre, que « l’épreuve », c ’était moi qui la subissais, et qui devais la franchir.

« C ’est une épreuve... »Par ces mots, il m ’encourageait à accepter sa mort. Je continue,

aujourd’hui encore, à découvrir sa lucidité, sa capacité à voir les choses telles qu’elles sont, tout en discernant l’essentiel. Et 1’« essentiel », en 1 occurrence, c ’était moi ; c ’était tous ceux qui l’aimaient de leur cœur pur ; nous tous, qui allions vivre sa mort. Il avait toujours une longueur d’avance dans la perception des événements, et lorsque tu parvenais enfin à son degré de compréhension, lui n ’y était déjà plus. Sans conteste, il était perspicace comme on l’est rarement, mais, à l’évidence, cela ne suffit pas. À quoi te sert la perspicacité, la prudence, l’intelligence, toutes les vertus du monde quand survient ce moment (et il survient fatalement !) où tu croises ton sort ? Ne dit-on pas, à ce propos :

« A y-inmae Rcbbi seg wayen ur nexdim ; wamma ayen nexdem nebna fell-as ! » (« Dieu nous préserve de ce que nous n ’avons pas fa it ; quant à ce que nous avons fait, nous nous y attendons ! »)

*

« Je ne te dois rien, tu ne me dois rien. »Et je répondais :« D’accord, Grand-frère. Tu as raison... »Nous cherchions, chacun de son côté, à nous protéger contre ce que

nous représentions l’un pour l'autre, alors même qu’il avait besoin de moi, et moi de lui. Sinon, pourquoi s’était-il démené pour que je m’installe tout près de chez lui ? Et pourquoi en étais-je si heureuse ? C’est le genre de questions qui appelle plusieurs réponses, donc, qui t ’obsède. Avec de telles questions dans la tête, tu ne peux jamais être sûr de rien, tout en ressentant le besoin lancinant de savoir, de comprendre. Aussi es-tu réduit à te satisfaire des hypothèses qui te sautent aux yeux, tellement elles semblent s ’accorder avec le tout. Alors, voici encore une de ces idées nées de l’esprit avide de cohérence : Grand-frère et moi, nous avions six mois en suspens. Tout se ' résout en fin de compte, tout finit par rentrer dans l’ordre ; cela est aussi certain que la mort.

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Les revoilà donc, ces six mois que nous avions ratés, cette opportunité manquée de nous découvrir l’un l’autre ; lui, le frère aîné dont 1 autorité à mes yeux primait celle de notre père même ; moi, la sœur, qui avais pour lui une affection toute respectueuse, et qui, par ailleurs, me montrais très attachée à une certaine indépendance. Ne l’était-il pas, lui aussi, jaloux de son indépendance, et d’une manière autrement intransigeante ? C ’est donc vrai, si la mort sépare d’un côté, de l’autre elle réunit. Si elle est d’une absurdité totale, c ’est pourtant par elle, autour d’elle que se découvre lalogique d’une vie.

De sorte que, sous un certain angle, toute cette histoire n’est finalement que la mienne, rien que la mienne. Mon frère disparu y tient, certes, une place, un rôle essentiel. Je la lui dois, cette histoire : je I ai écrite à cause de lui, grâce à lui, par lui et pour lui. Je n’ai pas trouvé meilleur moyen pour distinguer ce que nous partagions d avec ce qui lui revenait en propre. C ’est ma façon, aussi, de ne pas empiéter sur sa propre histoire qui lui appartient à jamais et que je respecte comme telle.

Je le sais, l’histoire racontée ici n’est pas aussi originale qu’elle paraît. Ce n’est qu’une vie, un destin particulier ; et des destins particuliers, il y en a tant, entre les murs, dans les rues, dans les journaux, à travers le monde. Le plus important, tout au moins en ce qui me concerne, n ’est pas l’histoire en elle-même, mais d'avoir tenté d’aller au fond des choses. Ai-je réussi ? Suis- je parvenue à saisir le cauchemar qui me hante encore ? Car c’est bien ce que j ’ai cherché à faire tout au long de ces pages : j ’ai voulu le cerner, ce cauchemar, l’attraper, l’empoigner dans son unité, pour pouvoir le poser là, devant moi, bien en vue. Et avoir l’œil sur lui.

Pour qu’enfin, il cesse de se repaître de ma vie et de celle de mesfrères !

*

Je ramasse une poignée de terre humide près de la tombe de Grand- frère. Je l’emporterai avec moi, comme si c ’était ce cimetière tout entier. J ’envoie un adieu, non, un simple et amical au revoir à la montagne majestueuse. Parce que, c’est vrai, l’absence est une forme de mort.

« Et moi, je reviendrai ! » dit mon cœur.J’embrasse du regard chaque mamelon, chaque ravin de cette Kabylie

tourmentée, mais sur laquelle, heureusement, veillent une armée de Saints- gardiens. Je dis encore :

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« Qu’Ils essuient ses trop lourdes larmes ! Qu’Ils aplanissent ses montées et ses descentes ! Qu’Ils... allons, assez de mots ! Ils savent, Eux, ce que réclame l’assoiffé. »

Je récite la formule rituelle :Sslam n R.ebbi d N n b i fell-awen a kra yettsen da. Ggiy-kwen di Iehna.

(« Le salut de Dieu et du Prophète sur vous tous qui dormez ici. Je vous laisse en paix. »)

Demain, je retournerai chez moi, en France. Pas tout à fait. Tant de lieux éparpillés m ’habitent. Désormais, il y a aussi ce cimetière face au Djurdjura, lui plus que tous les autres.

Pour ce qui est d 'Elle... Après tout, qui meurt vraiment ? Qui vit vraiment ?...

Albaedyella ulac-it,A lbasd ulac-it yella.

{On peut être mais on est absent,On peut ne pas être mais on est présent.)

Postface

Voilà un livre écrit par une sœur à propos de son frère. Cette sœur est mienne, ce frère est mien. À sa disparition, en d’interminables cohortes, des hommes et des femmes sont venus dire, dans une immense dignité, à la face de la trop grande douleur, ce que, déjà, des foules comparables avaient ressenti à la disparition de Cheikh Mouhand Ou Lhoucine : maCCi d lm ut i- gemmut, d ayabi i-gyab s i lqum-a {il n ’est pas mort, il s ’est seulement absenté de ce monde).

Ce livre relate la vie d’une famille de mon pays au destin aussi inhabituel qu’attendu, tant il est la résultante des sommes d’histoires tourmentées, de destinées contrariées, d’itinéraires tumultueux. En modifiant tout ce qui doit l’être dans cette histoire singulière, il reste le cœur profond, la substance essentielle de ce qui nous est commun à tous, de ce que nous partageons, de ce qui nous individualise, de ce qui fait une trajectoire humaine inscrite dans un cheminement collectif avec tout ce qu’il recèle de douleurs, de tourments, de plaies, mais aussi, de sentiment de dignité, de solidarité et de valeurs essentielles.

11 s’agit d ’un livre sur un authentique génie de mon pays, dont l’œuvre, imposante et originale, locale autant qu’universelle, est là, qui existe. J ’emploie ces deux concepts - le « local » et 1’« universel » - non pas dans ce qui peut les opposer ou les mettre en situation de hiérarchie, non pas dans ce qui peut particulariser d ’un côté et élever de l’autre, mais dans ce qui les fait s’imbriquer à l’image d’une construction dont les éléments sont solidement liés et harmonieusement appareillés entre eux par l’exigence de parler à hauteur d ’Homme. C’était cela, Muljend-u-Yehya.

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Exigeant jusqu’à l’ascétisme vis-à-vis de lui-même, il souhaitait que les siens s’emparent avec intelligence et discernement, avec appétit mais aussi avec sérénité, de ce qui, dans l’œuvre humaine, se donne à voir comme des valeurs essentielles. « Il est donné à toutes les langues de dire l’essentiel de l’existence », écrit Nadia Mohia. Son frère, de son côté, s’est engagé dans la lecture des anciens, pour essayer de comprendre l’éternité de l’œuvre universelle et d ’en extraire le principe. Ce principe l’habitait autant qu’il en était l’habitant. Le traitement infligé par les siens à ce principe, au point de le réduire quasiment à Pobsolescence, le rongeait de douleur plus que le mal organique dont il souffrait. La lucidité, c ’est grave Docteur ! C ’est la blessure la plus rapprochée du soleil, disait René Char. Alors, dans les mots, les dits, les non-dits, les valeurs de la tribu, il a entrepris de faire fréquenter aux siens Esope, Phèdre, Molière, Brecht, Beckett, Sartre, Luxun, Prévert, Pirandello..., sans rien demander d’autre que le respect dû aux travailleurs par les travailleurs.

C ’est qu’il avait une sainte horreur de tout ce qui pouvait entraîner la ghettoïsation. À la fin de sa vie d ’ici-bas, cette angoisse l’habitait encore ; Nadia Mohia nous en peint les dédales avec précision et objectivité, nous emmenant avec tendresse dans la proximité de ce frère souffrant et dont la souffrance provenait tant du dedans que du dehors. Ce livre bouleversant n’est pas un concentré d ’émotions livré comme une affaire purement personnelle ; il nous place au cœur du tourment vécu par un peuple tout entier, auquel l’histoire n’a pas fait de cadeaux ; un peuple qui peine à s’installer dans un présent difficile à construire, mais aussi, un peuple qui est en train de se projeter dans un futur que je me plais à imaginer dans le sens d ’une humanité qui sera redevable aux miens.

Aux miens, c’est-à-dire, précisément, aux œuvres d’un Abane Ramdane, d ’un Ben Mhidi, d ’une Hassiba Ben Bouali, d ’un Mohamed Dib, d'un Issiakhem, d ’un El Hadj Mhammed El Anka, d ’un Kateb Yacine, d ’un Mouloud Féraoun, d ’un Mouloud Mammeri, d ’un Abdelhamid Ben Heddouga, enfin, d’un Muljend-u-Yehya, pour ne citer que quelques-uns du vingtième siècle.

Merci Nadia !KhalidaTOUMl

Ministre de la Culture.

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Publications des Editions A chab

B erkaï (A bdelaziz). Lexique de la linguistique (français-anglais- tamazlght). Précédé d u n essai de typologie des procédés néologiques.

Farès (Nabile). Yahia, Pas de Chance, un jeu n e hom m e de Kabylie

(rom an).

A m ellal (Bahia). La Ruche de Kabylie (1940-1975). Préface de K arim a Dirèche.

M ohia (Nadia). La fête des Kabytchous. Préface de M ahm oud Sam i- Ali. Postface de K halida Toumi.

K ebaïli (Akli). M raw n tm ucuha i y ides. Préface de K am al Naït-

Zerrad.

Oudjedi (Larbi). Rupture et changem ent dans « La colline oubliée ». Préface de Y oucef Zirem .

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Achevé d ’imprimer sur les presses de P lm prim erie Brise-M arine

Bordj El Bàhri - Alger