Montburgonde (1,2 & 3)

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Voici les trois premiers chapitres de mon nouvel ouvrage "Montburgonde", un roman de fantaisie médiéval avec voyage dans le temps, l'espace et diverses réalités. La mission des deux jeunes héros est de tenter de corriger quelque chose qui a cloché depuis la nuit des temps. Ils pourront bénéficier de l'aide d'un dinosaure mutant.

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CHAPITRE I

ELDWYN

J'avoue être resté fort tard, hier soir, à la taverne du gros Klug. Je ne me rappelle plus combien de litres de séroise ou d'hydro j'ai bien pu écluser, combien de gens ont pu se régaler à ma santé et combien d'âneries j'ai pu leur raconter au fond de ce bouge enfumé. Je ne sais même pas comment j'ai réussi à retrouver le chemin de ma demeure avant de m'effondrer sur ma paillasse de fougères séchées. Je devais en tenir une sévère. Mais le plus étrange, c'est que je ne me souviens pas avoir titubé ou zigzagué sur le sentier qui mène à ma chaumière. A quelques heures du lever du jour, il faisait aussi noir que dans un four. La lune et quelques étoiles brillaient dans l'immensité aussi sombre qu'inquiétante sous laquelle je marchais d'un pas mécanique. J'avais l'impression qu'une sorte de raideur bizarre s'emparait insidieusement de mes membres inférieurs...

Etendu sur le dos, les paupières closes, je restais immobile sur mon grabat, raide comme un tronc d'arbre abattu, l'esprit battant la campagne. Je dormais sans dormir tout à fait, incapable du moindre mouvement et ne le désirant même pas. J'aurais préféré basculer dans une totale inconscience, mais je m'accommodais de cet état étrange, proche de la catatonie. Complètement immobile, je restais prisonnier d'un corps qui ne voulait plus m'obéir. Mon cerveau était si embrumé par les vapeurs d'alcool que je me laissais aller à une béatitude pleine d'images et de couleurs bizarres. Je ne ressentais aucun mal de crâne, ma bouche était comme anesthésiée, mais non pâteuse et mon estomac n'avait aucune de ses habituelles velléités de se débarrasser de son contenu sans avoir obtenu mon consentement préalable. En un mot, je devais être saoul, mais

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sans aucun des désagréments liés à cet état. J'en venais même à me demander ce que ce crétin d'aubergiste avait bien pu me donner à boire. Séroise mal fermentée ou hydromel agrémenté d'une décoction de champignons hallucinogènes ? A moins que la plaisanterie ne soit venue de mes compagnons de beuverie qui remplissaient mon gobelet d'étain aussi rapidement que je le buvais et qui beuglaient des : « Et glou, et glou, et glou » pour m'encourager avant de hurler : « Il est des nô... ô... tres, il a bu son verre comme les au.. au... tres... C'est un ivro... o... gne, ça se voit rien qu'en r'gardant sa tro... o... gne... »

Sacrée fiesta... J'étais pourtant un authentique habitué de cette auberge de « L'Aigle Bleu », que dis-je, un pilier des lieux. Peu de soirées où je n'y passais un agréable moment en sympathique compagnie. J'avais même une petite planchette de sapin à mon nom, enfin à mon totem, un epsilon grossièrement sculpté, avec autant d'encoches que de pichets ou de pintes consommés. Je réglais en fin de semaine ou de mois, en tous cas quand il n'y avait plus d'endroit où graver. Une fois la dette soldée et les comptes apurés, le gros Klug balançait d'un geste majestueux le bout de bois devenu inutile dans la grande cheminée de la taverne. Puis il ressortait une nouvelle tablette des profondeurs de son comptoir. Il savait qu'il n'allait pas tarder à la marquer d'une première entaille. Toute extinction de dette méritait d'être fêtée par une tournée au pichet ou à la bouteille. Chez Klug, le magnum vaut 12,80 pintes et compte pour triple encoche. On ne le sort que dans les grandes occasions ou quand la compagnie est nombreuse et grandement assoiffée... N'allez surtout pas vous imaginer que nous ne sommes qu'une bande d'ivrognes invétérés. Pour ma modeste part, je bois souvent, mais toujours avec modération. Une seule chope à la fois. Je suis bon vivant et franc ripailleur comme tout Burgonde qui se respecte. Ici, nous sommes tous nés sous des tonneaux qu'on ne rince jamais à l'eau claire. Mais de là à me mettre dans un état pareil, il y a une marge que je n'avais

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encore jamais franchie...Le temps passait, interminable. Le petit jour semblait ne pas

vouloir se décider à paraître. Cette immobilité forcée ne me lâchait pas. Ce n'était pas désagréable et aurait pu être un tantinet inquiétant si mon cerveau n'avait pas ressenti une béatitude extrême... Soudain, la porte de ma chaumière s'ouvrit. Très lentement et très doucement. Presque sans bruit. J'ai l'habitude de ne point y placer la clenche prévue pour la bloquer. Au village nous nous connaissons tous. Nous appartenons au grand clan des Dwynns ou Douines (selon que vous utilisez le briton ou le burgondois). Entre nous, point de voleurs, de violeurs, d'assassins ou de mécréants. Si d'aventure, il s'en présentait un, on le saurait immédiatement. Et on aurait vite fait de lui apprendre la vie... Nous dormons donc sur nos deux oreilles avec des consciences tranquilles d'honnêtes gens bien enracinés dans leur terre... Enfin, nous dormions comme cela avant... Car cette nuit-là, je vécus toutes sortes d'états de conscience plus étranges les uns que les autres sans jamais trouver le sommeil réparateur. Soudain, je sentis sur ma joue comme le frôlement d'un frais coulis d'air venu de l'extérieur. Je désirais ardemment ouvrir les yeux pour tenter de voir qui s'était permis d'ouvrir ma porte et de me rendre visite à une heure aussi incongrue, mais c'était impossible. Je restais emmuré dans les ténèbres. J'aurais bien crié : « Qui va là ? Ami ou ennemi ? », mais aucun son ne parvenait à sortir de ma bouche. Je sentais une présence se rapprocher de mon lit. Impossible de faire un geste. Pas même bouger un orteil ou un sourcil. Mon corps demeurait toujours aussi rigide, comme s'il avait été totalement anesthésié.

La chose s'approcha de mon visage. Je sentis son parfum léger sur ma peau frémissante. Je le trouvais très agréable mais difficile à définir avec précision. J'y distinguais néanmoins un bizarre mélange de chèvrefeuille, de lilas et de jasmin, une fragrance très féminine. Une voix extrêmement ténue me

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susurra à l'oreille : « Deunnt feurr, deurr... » à moins que ce ne fut : « Dounnt fourr, dourr... » Une langue inconnue, mais si mélodieuse à l'oreille. Une main très douce me caressa délicatement la joue. La chose tentait manifestement d'apaiser mes craintes, de m'apprivoiser un peu comme on pourrait le faire avec un petit animal apeuré.

« Douyoulou... », continua la voix encore plus doucement.Puis la main se glissa sous ma chemise. Quelle indiscrétion !

Bien sûr, ces caresses m'étaient aussi agréables que l'étrange état dans lequel j'étais immergé. Mais quand même, je ne la connaissais pas, cette créature ! Et elle s'adressait à moi dans aucune langue connue. Pourtant, j'avais déjà pas mal voyagé. Je n'étais pas resté toute ma pauvre vie à Douinescourt. Non, j'étais allé plusieurs fois à Douinesville qui est à vingt lieues d'ici. Et bien, même dans notre jolie métropole régionale où l'on peut rencontrer moult étrangers et ouïr les dialectes les plus divers comme le comtois, le bambolois, le rajussien et même le lointain vascon, jamais je n'avais rien entendu d'aussi mélodieux...

– Bouzizou... poursuivit la voix alors que la main insidieuse explorait l'intérieur de mes braies avec une effronterie un tantinet malhonnête.

C'est quand même facile d'abuser d'un pauvre homme qui a trop bu et qui ne peut plus réagir. Ce qui n'était pas rigoureusement exact. Je ne pouvais toujours pas bouger une jambe ou lever un bras, mais les habiles caresses de mon étrange partenaire surent réveiller mon dard qui se dressa fièrement comme s'il avait été complètement indépendant de tout le reste de mon organisme. En un tournemain, la créature se débarrassa du voile arachnéen qui devait la couvrir, m'enjamba ou plutôt m'enfourcha comme si j'avais été une cavale bien domptée. Cette chose était donc femelle. Elle était venue chez moi prendre du plaisir sans demander la moindre permission. Elle se mit à monter et à descendre lentement le

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long de mon membre tout en poussant de très légers couinements. Aveugle et complètement immobile, il m'était impossible de participer pleinement à cette étrange copulation qui avait lieu contre ma volonté et qui me paraissait totalement irréelle. N'étais-je pas en train de rêver que je faisais l'amour avec un être que j'imaginais d'une beauté divine et en tout cas sans commune mesure avec celle de Gouinette (ou Gwynett), la moins tocarde, mais la plus farouche des pucelles de mon village ? La chose se mit ensuite à accélérer le mouvement. Je sentis une onde de chaleur envahir mon bas ventre. Elle fut aussitôt suivie d'une sensation d'humidité.

– Ouitch... soupira-t-elle en se laissant tomber sur ma poitrine et en ne bougeant quasiment plus.

Elle embrassa encore ma bouche, mes joues et mon visage avec une sorte de passion amoureuse délicate. Son bas-ventre fut pris d'ultimes spasmes doux et légers. J'étais envahi par une bizarre impression de bien-être absolu, de béatitude, de satisfaction profonde mêlée au regret tenace d'être maintenu dans l'impossibilité de faire le moindre geste pour prendre l'initiative. Quelle frustration de ne pouvoir la retourner, la pénétrer à nouveau et la besogner encore et encore. Mais qui était donc cette créature étendue de tout son long sur moi avec cette douce peau satinée, cette légèreté aérienne, ce parfum si enivrant et cette voix si suave ? Je doutais qu'elle ne fut que femme. Aucune des filles du village, même pas la grosse Boublil (ou Boo Lil') qui se laissait allègrement trousser dans les fossés par tous les mâles du coin les soirs de canicule, ne se serait jamais permis pareil comportement. Qui donc alors gisait ainsi, là, tout contre moi ? Un succube, cet être de légende mi-homme, mi-femme, créature du diable qui apparaissait les nuits de sabbat pour mener grand train en compagnie de sorcières, kobolds, gobelins et autres créatures maléfiques ? Dans les histoires que l'on m'avait racontées le soir au coin de la cheminée, on les décrivait toujours dotées de petits sabots

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semblables à ceux des diablotins. Si ma visiteuse avait fait partie de cette abominable engeance censée n'apparaître que dans les bois et uniquement les nuits de solstice ou de pleine lune, elle n'aurait pas pu pénétrer chez moi aussi discrètement...

Cela me rassura un peu. Quitte à avoir été violé, autant que ce fut par une elfe que par un succube. Car j'en étais quasiment certain, cette créature ne pouvait qu'être une femelle de ce peuple mystérieux. L'étrange langage entendu trouvait ainsi son explication. Seuls les elfes pouvaient parler l'elfique authentique. Les autres peuples n'en comprenaient que quelques mots et en étaient plutôt réduits aux devinettes pour le reste de la conversation. Et puis, un succube aurait senti le soufre, le méthane et le stupre et non le chèvrefeuille, le lilas et le jasmin...

J'en étais là de mes réflexions quand la porte de ma chaumière s'ouvrit violemment. J'entendis un hurlement. « Skandaal ! » fit une voix de stentor. Des individus que je n'arrivais pas à identifier, avaient envahi ma modeste demeure. Une odeur de sueur, de gibier et de vinasse les accompagnait. Je les sentais terriblement hostiles. Ils devaient s'éclairer avec de grosses torches de résine car la température de l'air me sembla s'élever d'un coup. Mon état anormal m'obligeait à rester immobile et je ne pouvais toujours pas ouvrir les yeux. Soudain, je sentis mon elfe se détacher de moi et disparaître aussi délicatement que le souffle d'un très léger zéphyr...

De grosses pattes me saisirent aux épaules et aux chevilles et me déposèrent toujours aussi rigide sur la grande table de chêne devant la cheminée. Je dus subir un long flot d'insultes et de grossièretés. « Salopard ! Pourri ! Infâme ! Créature du diable ! Maudit ! Possédé ! Sorcier ! » Et aussi : « Traître, tu vas payer pour ce crime ! » Décidément ces envahisseurs ou ces brigands ne me voulaient pas de bien ! Je les appelais ainsi parce que leurs voix rauques ou gutturales ne m'évoquaient rien de connu. Qui étaient ces gens ? Qui les avait envoyés

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jusqu'ici? Que me voulaient-ils ? Et surtout que me reprochaient-ils ? Je n'en avais pas la moindre idée. Je ne savais qu'une chose. J'étais nu, immobile, le dos collé contre ce plateau de chêne un peu gluant et surtout totalement à leur merci !

Ils se mirent à parler entre eux dans une langue inconnue, sourde et gutturale, pleine de « eurkk, urk, mgbb » et autres « blubb » et « gnabb ». De temps en temps, émergeait de cette vilaine musique quelques mots compréhensibles comme « trahison, crime » et « écrabouiller ». Le conciliabule ne dura pas. L'un des étrangers dût se saisir d'un gourdin et commencer à me bastonner en partant des tibias et en remontant jusqu'à la cage thoracique. J'étais tellement anesthésié que je ne sentais pratiquement rien. A peine l'impression d'être fouetté avec une tige de roseau. Et pourtant de sinistres craquements résonnaient dans mes oreilles.

Je finis par sombrer dans un puits noir et sans fond. Quand je me réveillais, j'étais enfermé dans une sorte de coffre de bois de forme parallélépipédique où je me mis immédiatement à souffrir d'une terrible impression de claustrophobie. Je ne pouvais toujours pas bouger. Et même si cela avait été possible, le volume alloué était si réduit qu'il me l'aurait interdit. Dans ce cercueil maudit, l'obscurité était totale. De temps en temps, un bruit sourd parvenait à mes oreilles. J'aurais juré que quelqu'un lançait des poignées de terre contre ma prison de bois... C'est là que je réalisais que j'étais mort et que des gens étaient en train de m'enterrer. Pourtant, il me semblait avoir conscience de tout ce qui se passait malgré mon organisme immobile et sans doute en bouillie. Donc mon corps devait être détruit mais mon esprit veillait. La preuve, je pus entendre la voix chevrotante du musicien du village, notre barde halluciné, Stampetto le magnifique, entonner une hymne aux morts en s'accompagnant sur sa biloute à manivelle qu'il faisait couiner tristement. Je distinguais même les sanglots de mes frères, cousins et amis

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qui contemplaient, les larmes aux yeux, la plaque de bois clouée sur mon cercueil où était grossièrement gravé : « Ci-gît le brave Eldwyn de Douines, menuisier-charpentier de son état». Puis le chant grasseyant s'acheva. Pleurs et reniflements se tarirent et tout retomba dans un pesant silence. Mon envie de hurler était si formidable qu'elle restait coincée au fond de ma gorge...

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CHAPITRE II

MARWYN

Il faisait nuit noire. Ni lune, ni étoiles dans le ciel. Des mois et des mois que cet hiver interminable s'éternisait. Sinistre époque pour les rescapés du Grand Cataclysme. Il y avait longtemps qu'il ne faisait plus bon vivre sous ces latitudes autrefois tempérées. On approchait de la fin mai et il gelait encore à pierre fendre comme si l'on se trouvait encore au pire de l'hiver. Chaque année, le froid durait un peu plus longtemps, se montrait plus insidieux, plus tenace. Il ne se résignait à lâcher prise que toujours plus tard, rendant de plus en plus difficile la vie des occupants de la Station 124. Mais pouvait-on vraiment appeler Station d'exploitation ces cinq malheureuses baraques de chantier nichées frileusement au pied de cette falaise de calcaire ? Tout juste un minable campement de nomades. Le froid accélérait la clochardisation des hommes...

En les observant de plus près, on aurait pu se rendre compte que ces sortes de conteneurs devaient être à l'origine de véritables modules d'habitation fort sophistiqués bénéficiant de toutes les dernières avancées techniques de la domotique : robotisation généralisée, ventilation et filtration de l'air ambiant, climatisation ou chauffage par pompes à chaleur air-air, circuit fermé pour l'eau avec épuration intégrale, et recyclage automatique des déchets. Le tout inspiré de la vie dans les anciennes stations spatiales. Ainsi l'humain pouvait-il vivre indéfiniment dans les environnements les plus hostiles. Et tel était bien le cas. Ces modules très dégradés, alignés les uns à la suite des autres, formaient un rectangle ouvert sur un seul côté. Ils se faisaient face deux à deux et le cinquième délimitait

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le fond d'une sorte de cour intérieure. L'ensemble ne payait pas de mine et donnait plus une impression de délabrement misérable que de high tech prétentieux. Chaque cabane ne comportait qu'une porte et qu'une fenêtre protégée par des barreaux. Les belles peintures bleues, vertes et oranges d'origine étaient devenues pisseuses, passées et fort proches du grisâtre ou du marron crasseux avec de grandes plaques de rouille lépreuse. Les toits plats laissaient sortir des conduits de fumée noirs de suie qui avaient été rajoutés un peu n’importe comment. Par endroit, de grandes bâches de plastique kaki ou bleu les recouvraient, certainement pour pallier le manque d'étanchéité. Elles étaient maintenues en place par des cailloux, des mottes de terre et de gros cordages. Sans doute craignait-on qu'elles ne s'envolent un jour de grand vent...

Cependant, pour certains, ce triste endroit aurait pu sembler une oasis dans le désert, une terre d'asile ou un refuge bienvenu. Tout est relatif. Pour qui erre dans le froid, pour qui est sans feu ni lieu, la moindre grotte, le plus modeste abri est toujours préférable à rien du tout... La porte du module de droite s'ouvrit, livrant passage à un homme bedonnant, d'une quarantaine d'années et de taille moyenne. Il portait un long manteau de cuir noir fort usé dont les pans arrivaient jusqu'au sol, des bottes de cavalier qui ignoraient l'existence du cirage et était coiffé d'une sorte de chapka à oreillettes de fourrure. Il promena un regard inquiet sur la petite cour puis sur les abords immédiats de la Station. On n'y voyait goutte. Mais le silence presque absolu qui régnait alentour dut le rassurer car il posa contre le mur le long gourdin qu'il tenait à la main. D'un pas lourd, il descendit les deux marches constituées par quelques parpaings empilés devant sa porte et se dirigea vers une sorte de vieux baril de pétrole rouillé et percé de trous.

« Les crétins ont laissé s'éteindre le feu! » maugréa-t-il pour lui-même.

Le fond du brasero était encore rempli de cendres chaudes et

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heureusement, de ci de là, quelques restes de braises rougeoyaient encore. L'homme rentra dans sa baraque et en ressortit aussitôt avec un vieux journal jauni dont il froissa quelques pages avant de les jeter dans le gros bidon. Il devait être environ 7 heures du soir. Le moment de tous les dangers, celui où les vagabonds, les rouliers, les chiens errants et les vers géants rôdaient, celui où tous les déchets humains ou animaux cherchaient la pitance du soir et le coin pour dormir... Le papier imprimé commença à noircir, puis quelques flammes timides s'élevèrent. L'homme lança à voix haute :

« Jod a pris son quart ! Tout est calme autour du poste ! Le feu est relancé... Jod a pris son quart! »

Pour qui émettait-il ces paroles rassurantes ? Pour les habitants de la station terrés dans leurs tanières métalliques ou en direction d'éventuels intrus ?

Jod ramassa quelques morceaux de bois provenant d'une cagette de légumes et les plaça un à un, très délicatement dans le feu. Il lui fallait l'alimenter sans l'étouffer. Il lança un nouveau regard circulaire. Manifestement, il n'était pas rassuré. Les flammes dépassaient maintenant l'ouverture du baril. Par contraste avec l'obscurité alentour, elles réduisaient encore plus son champ de vision déjà bien limité. Seul le silence pouvait lui donner l'illusion d'une complète solitude et d'une absence de présence humaine ou animale à proximité. Mais il n'en était rien. A moins de cinquante mètres de là, deux paires d'yeux l'observaient fixement depuis un bosquet de lauriers...

« Jod est à son quart... Rien à signaler... Jod est à son quart... »

La grosse voix chevrotait légèrement. Il devait s'agir d'une procédure convenue pour que les habitants sachent que le guetteur était toujours actif, qu'il ne s'était pas endormi et surtout qu'il ne lui était pas arrivé malheur. Les deux formes tapies dans le fourré ne perdaient pas une miette de la scène. Elles étaient d'autant plus intéressées que la porte de la baraque

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placée juste en face de celle de Jod s'ouvrit et qu'une femme âgée apparut. Elle portait un gros manteau de feutre marron enfilé par dessus une robe de chambre en tissu polaire vert pomme. Elle se noua autour de la tête une large écharpe bariolée et tricotée au crochet avec des restes de laine de toutes les couleurs. En traînant de gros chaussons doublés de peau de mouton, elle s'approcha du brasero d'un pas fatigué.

– Qu'est-ce que vous venez faire dehors, la mère Boo ? lui demanda Jod. Ce n'est pas votre tour de garde...

– Je viens juste vous tenir un peu compagnie. Je m'ennuie tellement dans ma tanière...

– Dans ce cas, je n'y vois pas d'inconvénients, dit l'autre. Mais ça ne comptera pas dans votre temps de surveillance, on est bien d'accord ?

– C'est compris comme cela, répondit la grosse femme.Ils restèrent un moment silencieux, à regarder le feu, perdus

dans leurs pensées. Puis la conversation reprit son cours.– Quel froid de loup, dîtes-donc... On se demande quand on

reverra le soleil... Vous croyez qu'on va encore avoir de la neige ?

– Non, la température est bien trop basse.– Après tout, ce n'est pas plus mal. La pluie et la neige sont

encore plus désagréables que ce froid sec...– Et puis, moins le ciel nous arrose d'acide, mieux ça vaut !– Oh oui, approuva la vieille. Surtout pour les toitures...

Cette saleté d'humidité a tout rongé. Des tôles épaisses comme le pouce et qui auraient pu tenir cent ans ! Les voilà pleines de trous ! Si vous n'aviez rien fait, l'eau coulerait jusque dans mon lit...

– Et on se demande d'où il sort, tout cet acide, dit Jod... Il n'y a pas la moindre usine à des milles et des milles à la ronde... Rien, aucune activité, donc aucune pollution en principe... Vraiment c'est à n'y rien comprendre...

– Le ciel et la terre sont malades, mon pauvre Jod...

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– Oui, tout est détraqué maintenant, approuva-t-il.– Est-ce que je verrai un jour le retour de la chaleur, rien

n'est moins sûr, lança la vieille sur un ton d'une tristesse infinie.– Ne dîtes pas cela, la mère Boo, vous êtes peut-être la plus

solide de nous tous...– Et cet isolement... On ne sait plus rien sur rien...– Ca ne nous empêche pas de vivre. Les nouvelles étaient

toujours mauvaises avant... Et il y a bien pire que cela. Plus rien ne fonctionne ici, depuis que toutes nos batteries sont à plat...

A sa flambée, Jod ajouta un vieux pneu de vélo qui se mit aussitôt à brûler en dégageant une âcre fumée noirâtre dont l'odeur était carrément irrespirable. Ils durent faire deux pas en arrière pour ne pas suffoquer.

– Foo n'est pas encore rentré à la Station ? s'inquiéta Boo.– Non, mais il ne devrait pas tarder.– Il se fait tard. J'espère qu'il ne lui est pas arrivé malheur !

Avec tous les malhonnêtes qui traînent dans les chemins, je crains toujours le pire...

– Bah, je ne me fais pas de souci pour lui. Foo ne risque rien, même au plus profond de la forêt. Qui serait assez débile pour s'attaquer à une pareille masse de muscles ?

– Oui, c'est vrai, reconnut Boo, je me félicite tous les jours de vous avoir trouvé pour nous défendre, la petite et moi. Sans vous, il y a longtemps que nous ne serions plus de ce monde...

– N'exagérez pas, la mère. Cependant, je dois reconnaître que c'est parce que nous formons un groupe uni et bien organisé que nous arrivons à survivre dans cet environnement hostile...

– Vous avez sûrement raison, Jod. Mais je ne suis qu'une pauvre vieille sans force, un poids mort. Je ne vous sers pas à grand chose...

– Ne dîtes pas cela, mère Boo. Malgré votre grand âge, vous nous rendez plus de service que cette petite garce de Goo. Au

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fait, vous l'avez vue aujourd'hui ?– Non, pas de la journée. Cette fainéante n'a sûrement pas

quitté son lit...– Pour ce qu'elle y fabrique, soupira le gros bonhomme.– En tous cas, elle aura intérêt à assurer son tour de garde

comme tout le monde !– Vous y croyez ? lança Jod, dubitatif.– Pas plus que vous, mon pauvre ! Mais notre grand chef va

bien finir par y mettre bon ordre... Allez, je me rencagne. Il fait vraiment trop froid dehors... Je file. Prévenez-moi dès qu'il sera de retour...

– Comptez sur moi, la mère ! fit l'autre en sautillant d'un pied sur l'autre pour ne pas laisser le froid s'emparer de ses extrémités.

Il alla ramasser quelques vieilles chambres à air de mobylette ainsi que des bouts de bois, de carton et de plastique pour alimenter le feu. Puis il se mit à chantonner :

« Jod veille au grain,Triste ou sereinJod pense à toutJod veille sur vous... » Sur l'air de « Summertime » plus ou moins librement adapté.

La nuit semblait particulièrement calme. Il n'allait sûrement rien se passer de particulier...

Dans le buisson touffu, la forme la plus longue se mit à chuchoter : « Ils n'ont pas l'air d'être bien nombreux dans ce poste. Il y a une petite lumière dans la deuxième cabane à gauche. Ils ne doivent pas être plus de trois ou quatre... On pourrait tenter notre chance... »

– Oh oui, mon oncle, répondit la plus petite silhouette qui claquait des dents.

– Tu as froid, mon petit. Tu trembles de tous tes membres...– J'aimerais bien trouver un abri, murmura l'enfant.– Espérons qu'ils nous recevront courtoisement, dit

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l'homme. A première vue, ils n'ont pas l'air bien méchant...– Et surtout, ils n'ont pas de chien, mon oncle.Alors les deux ombres se levèrent, sortirent de leur cachette

et s'avancèrent vers la Station 124. Ils se sentaient comme attirés par la chaleur rassurante du brasero. Dès que Jod les aperçut, il poussa un hurlement à peine humain.

– Halte-là ! Qui que vous soyez. Ne bougez plus !Maintenant, il les distinguait nettement. Il avait devant lui

un homme grand, assez mince, barbu, les traits émaciés sous un chapeau à larges bords et le corps revêtu d'une sorte de houppelande de berger ou de pèlerin. A ses côtés, tremblant de froid, se tenait un gamin d'une dizaine d'années, portant une petite casquette en tissu pied de poule beige sur des cheveux filasses, un blouson de nylon rouge, molletonné et en lambeaux, et une sorte de pantacourt en fine toile grise qui ne protégeait nullement des mollets de coq bleuis par le froid. Les grosses galoches éventrées qui couvraient ses pieds nus achevaient de dénoncer son état de petit vagabond. L'homme qui ne devait pas avoir plus de la quarantaine s'appuyait sur un long bâton de pèlerin sculpté grossièrement et terminé par une crosse représentant une tête de serpent. Il portait un sac à dos en peau de sanglier qui semblait assez lourd. Le cri de Jod avait littéralement figé sur place les deux arrivants.

– Qui donc êtes-vous ? lança le gros bonhomme d'une voix mal assurée. On ne vous a jamais vu dans le coin...

– Je me nomme Marwyn et voici Eld, mon petit compagnon d'infortune...

– Que nous voulez-vous ? demanda Jod en s'emparant de son gourdin et en se frappant la paume de la main gauche.

– Rien qu'une soupe chaude et un coin pour passer la nuit. Le petit grelotte de froid. J'ai peur qu'il ne finisse par attraper le haut mal.

Solidement campé sur ses grosses jambes, Jod ne bougeait pas du milieu de sa cour. Les deux autres avancèrent de

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quelques pas, sentant qu'il fallait mettre à profit la moindre hésitation...

– Halte-là ! cria l'homme de garde qui se la jouait gros bras car il n'avait aucun autre moyen sérieux pour les maintenir à distance... Et dire que la Station avait autrefois disposé de lanceurs laser et même de neutraliseurs taser qui ne leur servaient plus à rien aujourd'hui avec leurs batteries déchargées!

– Etes-vous armés ? interrogea Jod.– Non, répondit Marwyn. Nous ne portons aucune arme...– Alors, posez ce bâton ! lui ordonna Jod.Le grand maigre s'exécuta en déposant son bourdon le long

de la porte de la baraque de Jod. Il avait profité des négociations pour venir au plus près du brasero. Le gamin blond qui tremblait de froid ne lâchait pas sa main.

– Et arrêtez d'approcher, sinon je cogne !Le gros se sentait un peu plus rassuré depuis que le grand

intrus s'était séparé de ce qui aurait pu lui servir d'arme.– Et ce môme, poursuivit-il, d'où il sort ? On n'en trouve

plus guère dans le coin, avec toutes ces femmes qui meurent en couches...

– Il s'appelle Eld. Je l'ai trouvé qui traînait parmi les ruines du village...

– Vous êtes montés de Doui ? Mais, il n'y a plus rien là-bas...

– C'est bien pour ça qu'on a poussé jusqu'ici. On n'a même pas trouvé d'eau potable dans les décombres...

L'enfant intervint dans la conversation sur un ton suppliant : « Alors, il nous prend, mon oncle ? J'ai froid et je meurs de faim... »

– Doucement, le mioche, grogna Jod. C'est pas moi qui peux prendre la décision. Il va falloir voir avec le Boss...

– Alors, on parle de moi ! lança une grosse voix caverneuse qui semblait sortir des ténèbres. Ah, c'est toi qui monte la

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garde, Jod ?Un immense gaillard barbu de plus de deux mètres de haut

apparut dans le cercle de lumière. Il était coiffé d'une sorte de casque de cuir comme en portaient les aviateurs à l'époque des faucheurs de marguerites. Son grand corps était revêtu d'une large pelisse de fourrure brune et ses pieds immenses étaient chaussés de grosses bottes en caoutchouc vert. En travers de son dos, pendait une gibecière en toile de jute qui semblait presque vide.

– Jod, qui sont ces gens ?– Des étrangers de passage, FooHien, des vagabonds qui

demandent l'asile !– Et pourquoi on le leur accorderait ? Hein ? Qu'est-ce qu'ils

offrent en échange ?A cet instant, la vieille en manteau et peignoir ressortit de sa

tanière, sans doute intriguée par le bruit dans la cour. « Ah, te voilà enfin revenu, ô grand FooHien... J'espère que la chasse a été bonne... »

– Pas vraiment, mère Boo, lui dit le géant en lui tendant son grand sac tout flasque. Un lièvre et un lapereau bien maigres. A peine de quoi graisser la soupe !

– C'est quand même mieux que rien, commenta la femme.– Alors, on ne m'a pas dit qui étaient ces gens, reprit

FooHien en approchant sa trogne au plus près des arrivants pour mieux les examiner.

Le mince étranger crut bon de répondre : « Je me nomme Marwyn Kaar, Monseigneur, et le petit bonhomme qui m'accompagne, c'est Eld. Nous vous promettons de ne pas vous gêner. Si vous nous autorisez à passer quelque temps parmi vous, nous pourrons même nous rendre utiles. »

– En voilà une idée qu'elle est bonne, approuva la vieille femme. On a besoin de monde pour les tours de garde...

– Et aussi pour les corvées de bois, de matériaux et de combustible, ajouta Jod. Je m'appuie le boulot à moi tout seul...

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– Et on ne serait pas trop de deux pour la chasse, fit le géant qui réfléchissait tout haut. Sais-tu au moins poser des collets, l'étranger ?

– Je peux même te bricoler des nasses pour piéger les carpes, les brochets ou les truites, se vanta Marwyn.

– Bon, mais si on les prend, où on va les mettre ? demanda FooHien.

– Et bien, dans le module du fond, proposa Boo. Il est vide depuis que la pauvre Fleurette nous a quittés pour un monde meilleur.

– Ca se pourrait... admit le colosse, pas encore tout à fait convaincu de l'intérêt de la chose.

– Prenez-nous, insista Marwyn Kaar. Je m'engage à vous aider de mon mieux pour toutes les tâches que vous venez d'évoquer. De plus, je m'y connais un peu en mécanique et en électronique. Je peux certainement réparer certains appareils en panne.

Le géant hésitait encore. La grosse Boo se fit plus insistante encore : « Il faut les prendre, FooHien. Ca montera notre groupe à 6. C'est mieux que 4. Et puis l'union fait la force. Plus on sera nombreux, plus on sera respecté ! »

– Allez, objecta le géant, on a déjà à peine de quoi se nourrir.

– J'en fais mon affaire. C'est moi la cuisinière ! Quand il y en a pour 4, il y en a pour 6 ! Ne t'inquiète donc pas...

– Oui, mais le moustique, là, intervint Jod qui n'avait presque rien dit. Il va falloir qu'il me donne un coup de main pour les corvées et qu'il balaie nos modules une fois par jour !

– Il le fera, promit Marwyn, il le fera. C'est un petit gars courageux.

Il fallut encore que le gamin promette à haute voix d'exécuter toutes les tâches prévues avant que le géant ne dise enfin : « Bon, c'est d'accord, la Station 124 vous accepte, mais seulement à l'essai. Au premier manquement, vous reprenez

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votre baluchon et vous dégagez, c'est compris ? »L'homme et l'enfant allèrent donc s'installer dans la baraque

du fond, celle qui fermait la petite cour. « C'est bizarre, commenta Eld, ils ont dit qu'ils étaient quatre et on n'en a vu que trois... »

– Ils parlaient peut-être d'un habitant qui se reposait ou qui était parti battre la campagne. Nous en saurons plus au dîner...

L'unité d'habitation délabrée était humide et glaciale. Depuis combien de temps était-elle abandonnée ? Fort longtemps sans doute. Une odeur de moisi et de renfermé planait dans l'air. Une épaisse couche de poussière et de nombreuses toiles d'araignées avaient pris possession des lieux.

– C'est vraiment sale, mon oncle, se plaignit l'enfant. Voulez-vous que je vous nettoie tout cela ?

– Il est bien tard, Eld. Tu t'y mettras demain. Ces gens te prêteront le nécessaire pour le ménage. En attendant, attrape ces couvertures ! Il faut faire nos lits. Cette baraque n'est pas bien agréable, mais c'est mieux que dehors. Et quand nous serons couchés, nous ne sentirons plus le froid...

Ils prirent leur dîner dans la baraque du chef. La grosse Boo apporta une grande marmite de soupe fumante qui les réchauffa immédiatement et leur redonna espoir. Ils firent connaissance du dernier membre de cette petite communauté hétéroclite. C'était une pâle et jolie jeune fille à la mine blafarde et aux longs cheveux de jais. Silencieuse et triste, elle semblait totalement indifférente à ce qui se passait autour d'elle. Elle ne remarqua même pas que la tablée était plus importante que d'habitude. Elle avala sa soupe sans dire une parole et en gardant ses yeux clairs toujours baissés. La vieille cuisinière partagea ensuite une grosse boîte périmée de fruits au sirop. Cela n'en faisait que fort peu dans l'écuelle, mais ce n'était peut-être pas plus mal ainsi. Personne ne se préoccupait plus des indications écrites sur ce genre de produit. Et manger longtemps après la date de péremption était toujours un peu

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risqué. Mais qu'importait. Nécessité faisait loi. Sa dernière cuillerée à peine avalée, la pâle jeune fille se leva et quitta la pièce sans même daigner souhaiter la plus discrète « bonne nuit » à la compagnie.

Jod se leva du banc. Peut-être voulait-il la suivre ? La grosse patte du géant se posa lourdement sur son épaule, l'obligeant à rester assis.

– Mais, FooHien, bon sang... protesta le gros.– Non, Jod.– Tu pourrais me laisser... Une fois...– Non, Jod, ce ne serait pas raisonnable.– Juste une toute petite fois, supplia l'autre.– J'ai dit non, c'est clair !La vieille débarrassa la table en soupirant quelque chose

comme : « Si c'est pas malheureux... » Un ange passa. L'attitude de la fille puis la tentative de Jod avaient jeté un froid. Marwyn Kaar crut bon de commenter : « Elle n'est pas bien causante, votre petite demoiselle... »

– C'est une drôle de fille, répondit le géant. Depuis quelques temps, elle vit recluse dans sa baraque. C'est peut-être pas plus mal ainsi.

Jod ne disait mot. On avait l'impression qu'il boudait. De sa poche de blouson, il sortit une pipe et une sorte de blague à tabac. Il y prit une grosse pincée d'herbe sèche et en garnit le fourneau. Quand il l'alluma, une âcre odeur se répandit. Marwyn reconnut un mélange de pied de loup et d'herbe à mouton. Ca ne valait pas le tabac et encore moins le bacannis sitavus. Quand on ne dispose de rien de tout ça, il faut bien compenser par autre chose...

– Elle s'appelle Gouy, dit la vieille. C'est un peu ma petite fille. Elle va avoir trente ans, mais on lui en donnerait à peine seize... Faut pas lui en vouloir, il faut qu'elle se protège... Avec ce qui est arrivé à sa mère et à cette pauvre Fleurette...

– C'est une pimbêche et elle n'a pas toute sa tête, maugréa

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Jod en relâchant un petit nuage de fumée puante.– La faute à qui ? lui répondit la vieille d'un air mauvais.– Moi, tout ce que je vois, c'est qu'elle ne sert à rien, reprit

Jod qui n'en démordait pas. C'est une fille, elle doit jouer son rôle au lieu de rester solitaire ! Si toutes les femmes se comportaient comme elle, ce serait la fin du monde.

– Mon pauvre Jod, répondit l'ancienne, tu raisonnes comme si l'on était il y a trois siècles. Tout a changé aujourd'hui. Il y a eu la Grande Catastrophe, l'Epuration généralisée, le Grand Déménagement, le Refroidissement Climatique. Et surtout la Mutation Biologique !

– M'embrouillez pas avec vos grands mots, la mère. Une fille, c'est une fille ! Et je vous dis que celle-là ne sert à rien !

– Oui, conclut le géant. Disons que pour l'instant, elle ne sert à rien. Mais ça pourrait changer.

La conversation en resta là. Marwyn se retrouva responsable du premier tour de garde. Il lui fallut donc retourner dans le froid nocturne. Il assura courageusement son quart en marchant de long en large dans la petite cour et en se chauffant les mains à la flamme du brasero à déchets. La nuit était calme. Le silence n'était troublé que par le bruissement du vent soufflant dans les branches des arbres et surtout par des hurlements à la mort s'élevant de plusieurs endroits de la vallée. Ils semblaient se répondre d'une extrémité à l'autre du territoire. Marwyn se demanda s'il ne s'agissait pas de meutes de chiens errants. Ces animaux redevenus quasiment sauvages devaient être plus nombreux que leurs anciens maîtres. Pour un voyageur, il n'était pas prudent de se laisser surprendre au détour d'un chemin. Combien de fois n'avait-il pas dû jouer de son grand bâton pour se débarrasser de ces molosses aussi squelettiques qu'affamés ? A part une compagnie de loups, de mutants ou de rouliers, on ne pouvait rien affronter de pire. Heureusement les aboiements s'éloignaient. Il n'y avait donc rien à craindre.

Au terme d'une faction de trois heures qui lui sembla

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interminable et totalement inutile, la vieille Boo ouvrit sa fenêtre et lui lança de derrière ses barreaux : « C'est mon tour, maintenant. Je prends la relève en surveillant d'ici. Vous pouvez aller vous coucher, Marwyn. »

Et Kaar regagna son nouveau domicile. Il mit une nouvelle bûche dans le petit poêle en fonte censé chauffer la baraque. La faible lueur produite lui permit d'apercevoir l'enfant qui dormait d'un sommeil paisible et sans doute depuis longtemps. Il se débarrassa de sa houppelande légèrement givrée et se glissa tout habillé entre les couvertures humides. Il s'endormit très vite, tout heureux de disposer enfin d'un véritable abri.

Très vite la vie s'installa dans une sorte de routine quotidienne. Dès le matin, chacun s'activa de son côté. Eld commença par nettoyer de fond en comble l'unité d'habitation qui lui sembla encore plus immonde au grand jour. Il fit de même pour les baraques de FooHien et de Jod qui partaient de très bonne heure. Il se fit la réflexion qu'elles étaient à peine plus propres que le module 5. Cela lui prit trois bonnes heures car il était méticuleux. Il aimait faire plaisir et surtout que « son oncle » soit content de lui. Comme cette tâche s'était avérée fort salissante, il alla se laver les mains et la figure dans l'eau d'une vieille baignoire de tôle émaillée blanche qui se trouvait derrière la Station à l'entrée de ce qui dût être une ancienne prairie. Le soleil brillait. Pour une fois, le ciel était bleu et l'air ne sentait qu'à peine l'ozone et les déchets chlorés. Quand il revint dans la cour de la Station, il tomba sur FooHien et Marwyn qui revenaient de leur tournée de piégeage.

– Je vais t'apprendre à fabriquer des collets, disait le géant à Marwyn. Il y a tout ce qu'il faut dans ma baraque. Et quand tu seras au point, tu auras ton propre territoire. Comme ça on doublera notre surface d'intervention et nos prises par la même occasion !

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– Je viens de terminer le ménage, glissa l'enfant d'une voix timide.

– Eh bien, maintenant c'est corvée de bois, lui répondit Jod le bedonnant que le groupe venait de rejoindre près du brasero.

– Oui, Eld, laisse-nous et ramène tout ce que tu peux, confirma Kaar.

L'enfant s'engagea dans le chemin par lequel il était venu la veille. Comme il faisait grand jour, les arbres de la forêt lui semblaient moins hostiles bien qu'ils fussent toujours aussi noirs et décharnés. C'est à peine si quelques bourgeons rachitiques allaient bien vouloir percer de ci de là. Pas le moindre chant d'oiseau. Même les hurlements des chiens s'étaient calmés. Eld profita de la pente pour descendre de plus en plus vite. C'est en courant qu'il sortit du petit bois et aperçut l'ancien village. Il s'arrêta devant un panneau couvert de poussière et de mousse. D'un revers de manche, il nettoya la tôle corrodée pour faire apparaître quelques lettres qui avaient dû être peintes en noir sur fond blanc : « Doui... ». Il se dit que tout n'avait pas été dégagé. Il frotta en s'aidant d'un bout de bois. Le reste de l'inscription ne se laissait deviner que par le renflement qui restait. « ... nes ». Ce tas de ruines plein de cendres et de gravats avait donc été un lieu habité, une petite agglomération, un hameau ou un bourg. Il avait même porté un nom. Douines. Ce mot aurait été écrit en idéogrammes chinois que cela n'aurait guère fait de différence pour le gamin qui n'avait jamais eu l'occasion d'apprendre à lire.

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CHAPITRE III

ELDWYN

« Ceux qui sont morts ne sont jamais partisIls sont dans l'ombre (...)Les morts ne sont pas sous la terreIls sont dans le Bois (...)Dans l'Eau (...)Dans la Forêt (...)Les morts ne sont pas morts. »(Birago Diop)

Mon pauvre corps brisé menu a cessé de vivre. Apparemment, toutes ses fonctions vitales sont en panne, donc, logiquement, je dois être mort. Il parait qu'il existe une multitude de définitions de la mort. Selon les druides, la mort se caractériserait par l'arrêt du coeur qui est une sorte de pompe qui envoie le sang un peu partout dans le corps selon des circuits assez mystérieux. Mais il ne fait pas de doute, qu'en cas de décès, l'activité du cerveau cesse de semblable manière. La preuve en est qu'un mort est une personne qui ne bouge plus, qui n'a plus de réflexes et qu'on peut piquer à l'aide d'une aiguille sans provoquer la moindre réaction de sa part. Et ce n'est pas exactement mon cas. Je suis parfaitement immobile, mais ma tête fonctionne toujours. Je sais parfaitement que je suis retenu prisonnier depuis des heures et des heures (et peut-être même des jours, j'ai perdu la notion du temps qui passe...) dans cette abominable prison de bois dont je rêve de pouvoir m'échapper. Donc, je dois bénéficier d'une forme de vie, réduite, sans doute, mais bien réelle. Et pourtant, je ne peux

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bouger ni un doigt ni une paupière. J'ai l'impression d'avoir été transformé en momie par un quelconque sortilège. Depuis le temps, la rigidité cadavérique s'est emparée de ma pauvre enveloppe physique. Mon organisme doit être totalement refroidi maintenant. Bactéries et bestioles nécrophages doivent déjà être entrées en action. Cela m'est totalement indifférent. Mon esprit est assailli de questions obsédantes : « Que m'est-il arrivé ? Suis-je déjà mort ? Suis-je encore vivant ? Suis-je dans un état intermédiaire ? »

Et si tout cela n'était qu'un long cauchemar dont j'allais me réveiller, halluciné, en sueur et les yeux exorbités ? Une chose est sûre : la putréfaction est en train de commencer. Au tréfonds de mes boyaux, de toutes petites bêtes se gavent de mes sucs et de mes humeurs. Elles se bousculent pour mieux décomposer une à une chaque fibre de mes tissus. De vilaines taches verdâtres doivent déjà décorer mon abdomen qui va enfler petit à petit. Une odeur nauséabonde, plus proche de celle des égouts que de celle d'un sous-bois après une ondée d'automne, commence à se répandre dans cet espace restreint. Mais cela m'est finalement assez indifférent. Ces gaz me gênent moins que cette obscurité impénétrable et que ce silence oppressant tout juste troublé par les flatulences de mon misérable cadavre...

Combien de temps suis-je resté ainsi ? Je suis bien incapable d'en avoir la moindre idée. Mais je me souviens qu'à un moment donné, je me sentis baigné par une agréable lumière, plus spirituelle que matérielle. Ma période de ténèbres arrivait-elle à son terme ? D'un seul coup, j'échappai à ma prison de sapin. J'eus l'impression que mon esprit se retrouvait comme aspiré à l'extérieur. A une allure phénoménale, il fut lancé le long d'une sorte d'immense tunnel lumineux. J'étais environné d'une matière indéfinissable, bleutée, douce et cotonneuse. Une sensation de confort et presque de volupté extrême. N'étais-je pas en train de flotter sur une mer de nuages ? Soudain, une

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voix lointaine parvint à ma conscience : « Approche, Eldwyn de Douines, approche, ne crains rien... »

J'étais en présence d'une sorte d'entité lumineuse qui m'inondait de rayons bienfaisants. Pour la première fois depuis fort longtemps, je me sentais bien, rassuré, en paix. L'être portait une grande toge blanche taillée dans un tissu vaporeux si léger qu'il me semblait sans consistance et presque flottant autour de ses formes indécises. Je ne pouvais pas distinguer les traits de son visage car j'étais comme ébloui par la rayonnante beauté de cette apparition...

– Je vois que tu n'as strictement rien compris de tout ce qui vient de t'arriver, mon pauvre garçon, s'apitoya-t-il.

– Non, répondis-je en clignant des yeux pour mieux voir la silhouette quasi transparente qui s'adressait à moi. Qui cela pouvait-il bien être ? Un ange ? Un revenant ? Un être de lumière ?

– Tu te demandes qui te parle ? dit la voix. Diantre, il lisait dans mes pensées, l'animal !

– Messire lumineux, lui répondis-je, je n'arrive pas à vous distinguer nettement. La clarté que vous diffusez est trop puissante. Je suis complètement ébloui...

– Attends... Juste une question de réglage !Et très progressivement, mes yeux s'accoutumèrent, ou du

moins la conscience de vision qui m'en tenait lieu. Je pus distinguer les traits d'un homme assez jeune, de type nordique et aux cheveux blonds assez longs. Traits pour traits, il ressemblait à l'acteur américain Steve McQueen, mais en encore plus beau, en plus charismatique avec de magnifiques yeux gris bleus pleins d'amour et de miséricorde. Certains vont se demander pourquoi et comment un être qui n'a pas la moindre idée d'un Art n'existant pas à son époque peut proposer pareille comparaison. Je leur répondrai que le monde est tellement rempli de paradoxes qu'il est inutile de tous vouloir les comprendre et que le temps est loin d'être ce qu'un

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vain peuple imagine... Mais je ne suis ou plutôt je n'étais qu'un pauvre menuisier-charpentier de campagne. Je ne me risquerai pas à philosopher plus avant sur le sujet. Reportez-vous plutôt à la citation de la page 6, elle est parfaitement claire...

Mais, revenons à notre histoire. Une sorte de Jos Randall, revu et corrigé sous forme d'image sulpicienne m'inondait de sa lumière plus tamisée. Bien entendu, il ne portait ni Winchester à canon scié, ni Stetson, ni jean Levi's, ni Santiags mais lin blanc, couronne de lauriers, rien aux pieds et surtout un registre de plastique blanc ayant la taille et l'aspect d'un Mac Book serré sous son bras gauche. J'étais tombé en admiration devant l'apparition de cette sorte de dieu tombé de l'Olympe. Mon esprit s'épanouissait, prenait toutes ses aises. Je m'apprêtais à étendre le champ de mes connaissances et de ma compréhension quand il reprit d'une voix très douce : « Je me présente : mon nom est Steve... Enfin non, maintenant c'est Stephanus... Ici, pas de nom raccourci. Steve c'était bon pour les « movies » du bois sacré... Tu comprends, je suis re-né... »

– ... ?– Je veux dire né une deuxième fois. Je suis devenu un

autre. Quelqu'un de bien meilleur que l'ancien Steve qui était alcoolique, drogué, coureur de jupon et fou de vitesse. Ils m'ont complètement reconfiguré ici...

– ... ?– Je me demande pourquoi je te raconte ça, dit-il en tapotant

quelque chose dans le livre. Tu ne peux pas m'avoir connu... Suis-je bête !

Et il tourna le Mac vers moi pour me montrer sa page sur « PeopleBook ». Cela ne prit qu'un instant, le temps de visionner une sorte de bande-annonce compilant quelques très courts extraits d' « Au nom de la Loi », de «Bullitt », de « L'affaire Thomas Crown » et d'images de courses automobiles « Vives et furieuses ». Voilà pourquoi, moi Eldwyn de Douines, homme du médiéval pré-cambrien, il m'est

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possible de faire référence à des temps plus récents... Dans la dimension de Stéphanus, le temps n'existe plus. Même un minus comme moi peut s'en affranchir à loisir...

– Tu vois, Eldwyn, j'ai eu mon heure de célébrité, en Bas... Maintenant, je suis l'envoyé d'en-Haut...

– J'avais bien compris que vous n'étiez pas SantPeer. Vous ne portez pas la barbe...

– Disons que je suis son factotum. Il est très occupé et ses adjoints également... Tant que mon visage sera reconnu, je pense qu'ils continueront à m'employer à l'accueil. Il paraît que cela rassure les arrivants. Quand tout le monde m'aura oublié, qu'adviendra-t-il de moi ? Quel sera mon nouveau poste ?

– Mais où sommes-nous, Messire Stephanus ?– A la frontière, Eldwyn... Au point de passage obligé entre

le Haut et le Bas, le Visible et l'Invisible, le Jour et la Nuit, le Rouge et le Noir. L'endroit où les âmes des créatures doivent se présenter telles quelles quand leur enveloppe terrestre leur a fait défaut. Je viens de consulter le Book à ton sujet... Je ne te trouve pas bien âgé pour finir dans la peau d'un mort... Et pas tellement avancé pour passer chez les Lumineux... Que t'est-il donc arrivé ?

– Je n'ai rien compris. Le plus probable, c'est que j'ai dû être empoisonné !

– « Anesthésié » me semble un terme plus approprié...– Ensuite des brutes épaisses me sont tombés dessus et

m'ont brisé les os un à un...– Ces individus ne sont que des primitifs. Des êtres frustes

et un peu simplets. Ton comportement les a énormément choqués !

– Mais, je n'ai rien fait, Messire Stéphanus. C'est l'elfe qui...– Nous savons, Eldwyn, l'interrompit l'envoyé. Rassure-toi,

tout est écrit dans le disque dur des étoiles. Dis-toi que tu t'es retrouvé au cœur d'un drame qui te dépasse totalement. Tu as été une victime innocente et également un truchement, un

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moyen, l'improbable vecteur d'un événement de la plus haute importance.

Mes pauvres neurones et mes minables synapses n'étaient pas loin de la surchauffe et pourtant, je ne comprenais strictement rien de ce qu'il me racontait.

– Il y a tant de choses qui se produisent sur terre, sous terre, dans l'eau et dans l'air qu'il est fort difficile de toutes les appréhender, même pour nous qui nous situons au-dessus, en de-çà et au- delà... Pourquoi suis-je en train de te raconter ça ?

– Alors, vous êtes donc un ange ? demandai-je surtout pour dire quelque chose.

– Pas vraiment. Les anges n'ont jamais connu l'incarnation. Ce sont des créatures totalement immatérielles, enfin ceux que je fréquente, pas les déchus. Pour faire court, je n'en fais pas partie. Dis-toi simplement que je suis une sorte d'être de Lumière en devenir. Un Lumineux un peu inachevé. Un intermédiaire. Alors écoute bien ma parole et tiens-en compte. Je ne suis pas autorisé à répéter deux fois le message.

– Vous me voyez tout ouïe, Messire Stephanus.– Eldwyn de Douines, ton périple terrestre n'est pas achevé.

Loin de là ! Tu vas retourner en bas car tout ce que tu devais réaliser a été interrompu par une sorte de bug temporel. A toi donc de poursuivre ta quête, de réaliser ta vraie destinée. A toi de démêler les fils de l'intrigue dans laquelle tu t'es retrouvé empêtré...

– J'ai besoin d'un petit indice, histoire d'attraper l'extrémité du fil de cette pelote salement emmêlée... La femme, l'être, la chose, l'elfe ou la créature qui m'a visité l'autre nuit... Je ne l'ai pas rêvée, tout de même ?

– Il ne m'est pas permis de te répondre, Eldwyn. Ton nom et tes tribulations sont déjà notées dans le Livre Saint, déclara-t-il pompeusement en tapotant sur le plastique blanc de l'espèce de livre portable qu'il serrait contre son ventre. Ta vie, ou plutôt tes vies sont consignées ici. Tu dois les accomplir une à une,

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honnêtement, discrètement et humblement. Supporter sans regimber toutes les étapes du programme...

– Vous venez de dire « tes vies »... Mais les hommes n'ont qu'une vie. Seuls les chats en ont neuf et encore ce n'est pas prouvé !

– C'est ce que croient les ignorants...– Combien d'existences vais-je devoir vivre avant d'être

accepté ici ?– Cela non plus, je ne peux pas te le révéler. Il s'agit de ne

pas fausser le « Jeu »...– ...le « Jeu » ? Mais c'est ma vie ! Je ne veux pas être un

pion sur votre échiquier géant !– Allons, ne sois pas déçu, ni triste, ni pressé d'en finir... Tu

t'imagines sans doute que tout le monde nage dans le bonheur et la béatitude ici. Et bien tu te trompes... Moi, tel que tu me vois... Eh bien, une bonne petite Chesterfield blonde et bien roulée avec un grand verre de Jack Daniels sec et bien frappé, tu ne vas pas me croire, mais quelquefois, ça me manque cruellement...

– Moi, je m'imaginais qu'un corps glorieux n'avait plus aucune envie ni aucun besoin vulgairement matériel.

– Si tu parles du physique, c'est exact... Mais pour la nostalgie, c'est autre chose. Et s'il n'y avait que les cigarettes et le whisky. Je ne te parle pas de ma Triumph 650 cm3, de ma Porsche 908 et de ma Ferrari 512S... Des fois, ça me fend le cœur, rien que t'y penser... Enfin, j'arrête de me plaindre. Il y en a de plus mal lotis que moi. Des qui n'ont pas la chance de voir du monde. Je connais même d'anciennes idoles des jeunes qui s'ennuient...

– Qui s'ennuient ? Incroyable...– Oui, ceux qui n'aiment pas les chorales angéliques, la

musique des sphères, les climats trop doux ou la vie en apesanteur. Mais je ne devrais pas te raconter tout cela...

– Pourquoi ai-je été choisi, Messire Stephanus ?

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– Toi, tu es un petit malin. C'est rare chez les gens de l'Antiquité Lointaine... Tu essaies sournoisement de me faire dire ce que je ne dois pas. Mais tu ne m'auras pas, Man ! Personne ne peut rouler Jos Randall !

– C'est bien dommage.– Donc, retour immédiat sur terre pour sire Eldwyn de

Douines. Epoque ? Oh la la... mais c'est vieux, drôlement vieux, ce temps là !

– Mais encore ?– J'en sais rien. Quelque part entre le temps de Cornian le

barbare, la geste mythique d'Arthur le King of Shamallow et l'empire triomphant de Caesar Augustus...

J'ouvrais de grands yeux ahuris. Je n'avais jamais entendu parler de ces trois individus et Stéphanus semblait si pressé d'en finir avec moi qu'il ne daigna pas rouvrir son Book blanc pour éclairer ma lanterne avec un de ses magiques clips video...

– J'ai la flemme de chercher plus loin et puis mes compagnes doivent s'impatienter... Elles ne peuvent pas se passer de moi. Barbara, enfin Barbariana a dû mettre trois heures à se faire belle. Ali, ou plutôt Alicia, va minauder en se plaignant que je la délaisse et Neile, enfin Anna-Louisa, me fera sans doute une scène de tous les diables parce qu'il n'y a pas plus jalouse... Enfin, je ne me plains pas, je ne suis que tri-game. Imagine ceux qui en ont récupéré une vingtaine et qui se sont retrouvé à la tête d'un harem... Leur paradis doit ressembler à l'enfer !

Et mon étrange entité partit d'un grand rire un peu dément avant de se dissoudre dans les nuées lumineuses qui m'entouraient toujours...

Le retour à la réalité fut relativement brutal. D'un seul coup d'un seul, je me retrouvais à nouveau dans l'obscurité, la puanteur et la moiteur de mon cercueil. Un très long moment, je restai à rêver à cette rencontre. Un jour, plusieurs. Des semaines, des mois ? Allez donc savoir... Cela dura le temps

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que Verblan, l'asticot bouffeur de cadavres, eut atteint sa taille adulte, c'est à dire environ un demi centimètre et se soit mis à essayer de se glisser hors du cercueil en profitant d'une minuscule fente dans une planche de sapin... Et c'est comme cela que je me retrouvais à ramper péniblement et à creuser la terre pour revenir à la surface. Incroyable ! Comment mon esprit si brillant, mes milliards de petits neurones, mon âme d'enfant et toute mon intelligence ont-ils réussi à intégrer un aussi minuscule organisme ? C'est proprement phénoménal ! Là-haut, ils avaient dû mettre le paquet pour compresser les fichiers. Pas sûr qu'on allait arriver à tout dézipper... J'étais donc devenu Verblan 3 767 899 654 (si, si, ils sont tous numérotés, sinon comment feraient-ils pour se reconnaitre...), pas très fier de mon état et surtout très très pressé de revoir la lumière du jour. Et je n'étais pas tout seul dans la course. Autour de moi, ça grouillait, se bousculait, se tortillait à qui mieux mieux. Tout le monde avait l'air de vouloir avancer plus vite que le voisin. Personne ne se parlait et chacun se hâtait lentement vers son inéluctable sort d'asticot conquérant...

Mon existence larvaire fut extrêmement courte. Déjà gros et gras, gavé des sucs de mon propre cadavre, je me traînais quand le bec picoti-picoteur d'une grosse poule rousse me dénicha. Je me retrouvai dans la chaleur de son gésier sans même m'en rendre compte car la bête m'avait avalé tout cru. Et c'est là que, par miracle, je retrouvais la vue, l'ouïe, l'odorat et une bizarre mobilité. Merci, Steve MacQueen !

En réalité, la vie dans la peau et les plumes d'une poulette de grain est loin d'être aussi agréable que l'on pourrait se l'imaginer. Les activités sont un peu plus variées que celle de l'asticot que je venais de quitter, mais tout aussi pauvres si l'on se place sur un plan purement culturel. J'en restai au tryptique organique : boire, manger, dormir. Avec ce supplément : couver. Je passais donc mes journées à picorer, cherchant graines oubliées dans la cour de la ferme, vermisseaux égarés

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dans la terre ou herbes comestibles du jardin et devant subir la promiscuité d'une bonne dizaine de congénères pas vraiment compatissantes envers une néophyte de la basse-cour telle que moi.

– Pousse-toi de là, saleté de rouquine ! me lança une grosse poule blanche fort agressive. Je t'interdis bien de me voler toutes mes larves !

– Eh, la blanche, lui répondis-je, la cour est à tout le monde !

– Que tu crois, pouffiasse. Ici, tu te trouves sur mon territoire, alors dégage et va voir ailleurs !

Et comme je ne devais pas m'éloigner assez rapidement à son goût, elle me pourchassait, essayant de se jeter sur moi pour mieux me griffer. Mais qu'elle était maladroite ! Pour m'atteindre et me frapper, elle se lançait dans des bonds lourdauds et ridicules. Et j'arrivais à l'éviter le plus souvent, étant plus jeune et plus souple qu'elle. Beaucoup plus désagréables étaient les coups de bec qu'elle arrivait à me donner par derrière, au niveau du cou et de la tête. Elle profitait du moindre moment d'inattention pour me faire du mal. A force, cette partie de mon corps montra une peau rose toute déplumée et je commençai à en avoir vraiment assez de cette grosse prétentieuse qui me pourrissait la vie.

– Fous-moi la paix une bonne fois pour toutes, la Blanche ! Si tu continues, moi aussi, je vais te voler dans les plumes et ça va chauffer pour ton matricule !

– Ne t'y risque pas, bleusaille, caqueta méchamment l'autre. Tu serais coupable d'un crime de lèse-majesté car c'est moi la reine de la basse-cour...

– La reine de quoi ?– ... de la basse-cour, crétine ! Et oui, ajouta-t-elle

modestement, c'est moi la favorite de notre grand roi Chantefaux !

J'avais bien remarqué l'existence d'un mâle qui passait son

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temps à se lisser les plumes et à fainéanter sur son tas de fumier, mais je ne m'intéressais pas plus que cela à ce fat individu qui étalait sa parure multicolore, dressait sa crête rouge, gonflait son jabot et paradait avec la ridicule démarche d'un Aldo Macaroni de plage.

– La favorite dis-tu ? N'importe quoi... Je suppose que maître-coq nous honore toutes, une à une, sans trop faire de différence...

– Tu te mets la patte dans l'oeil, petite, et jusqu'au genou ! C'est moi qu'il préfère car je suis la meilleure et la plus experte. Avec moi, son cri de jouissance est toujours plus puissant qu'avec les autres...

– Tu te montes des films, ma grosse, que je répondis, juste pour la faire enrager.

– Et il me fertilise régulièrement deux fois par jour. Matin et soir, c'est réglé comme du papier à musique. Avec moi, il y va comme un vrai métronome. Pas une seule poule ne peut en dire autant... Quand donc t'a-t-il visité pour la dernière fois, Poil de Carotte ?

– Je ne sais pas et je m'en moque. Pour la tendresse qu'il y met... Trois petits coups vite fait et c'est fini. Même pas le temps d'avoir le début d'un commencement de plaisir !

– Tu vois bien que tu ne l'inspires pas.– La question n'est pas là. Tu arrêtes de m'esquinter l'arrière

de la tête, sinon...– Sinon quoi ? Je te ferai ce que je veux et si tu te rebiffes,

tu auras affaire à Chantefaux. Lui, il sait bien corriger les petites rebelles dans ton genre !

Et elle s'éloigna en se dandinant d'un air offensé. Un peu plus tard, je la surpris en grande conversation avec sa Majesté Coq. Ca piapiatait à qui mieux mieux en lançant des regards assassins dans ma direction. Je n'entendais rien de leur conversation, mais il était facile d'en deviner la teneur. J'étais une donzelle qui non seulement manquait de respect envers la

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Reine, mais en plus n'appréciait pas les rares faveurs que lui accordait le Roi. Double crime de lèse-majesté ! Je risquais le pire... J'imagine facilement que vous êtes en train de vous demander comment le respectable Eldwyn de Douines, ancien artisan menuisier charpentier, a pu comprendre aussi facilement le langage de la volaille et à le parler couramment. Et bien, cela s'est fait tout naturellement ! Déjà dans le monde souterrain des asticots et des vers de terre, je m'en étais tiré avec les honneurs. Borborygmes et grognements ne me gênaient pas outre mesure. Encore que ces mots rendent mal la réalité de leur mode de communication. Cette gent rampante et mastiquante ne dispose bien entendu d'aucun langage articulé, mais cela ne les empêche pas de communiquer. Ils émettent d'infimes couinements aussi peu sonores que le bruit d'une bulle d'air éclatant à la surface d'une mare. Et ils se tortillent d'une façon suffisamment explicite pour qu'on les comprenne. Et je ne fus jamais en peine pour deviner les « Pousse-toi de là que je m'y mette » et les « Ce bout de bidoche est à moi ! » Tout mon attirail intellectuel ayant pu se transférer dans un organisme aussi rudimentaire, il ne pouvait que se sentir nettement plus à l'aise dans la minuscule boîte crânienne d'une poule rousse. Cette histoire de langage ne me posa pas le moindre problème, croyez-moi sur parole...

Dès la toute première seconde, le caquetage me vint au bec sans que j'aie eu à m'en soucier. Comprenne qui pourra !

Le soir même, sa pompeuse Majesté, Chantefaux en personne, vint me rejoindre alors que je paressais dans la paille de la grange...

– Alors, c'est toi la rouquine qui n'apprécie pas à leur juste valeur mes faveurs viriles ? me demanda le fat personnage.

– Vous venez si rarement, Majesté... lui répondis-je.– Il me faut oeuvrer de tous côtés pour satisfaire toutes mes

compagnes et il est possible que je t'aie un peu négligée ces derniers temps... Allez, il ne sera pas dit que le roi Chantefort

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aura laissé insatisfaite la moindre de ses femelles ! En place, beauté rousse !

Et le macho aux plumes multicolores se mit en position pour me besogner l'arrière train. Notre « rencontre » fut fort brève, mais le cri de victoire me sembla des plus sonores.

– Alors, heureuse ? me lança-t-il en me quittant, tout fier de sa performance.

– Très heureuse, Sire, répondis-je.– Et on retire toutes les vilaines paroles qu'on a osé proférer

contre moi ?– Oui, Majesté, je retire...Le lendemain matin, dès potron minet, Chantefaux avait à

peine fini de réveiller son monde avec sa tonitruante salutation yogique au soleil levant qu'il me rejoignait dans l'herbe verte au grand dépit de la favorite oubliée qui observa de loin nos ébats amoureux sans en perdre une miette. Le roi s'appliqua encore plus à la tâche et cela ne fut pas pour me déplaire. Je me demande d'ailleurs comment il est possible que je me sois intéressée à un tel crétin et que j'ai pu éprouver du plaisir lors d'une aussi brève et aussi ridicule copulation. Mais il en fut ainsi, même si, à la réflexion, je n'en ressentis que honte et dégoût. Nul ne sera jamais uniquement esprit. Et les plus grandes facultés intellectuelles ne peuvent s'exercer sans l'aide d'un corps en bon état et réciproquement. L'organisme n'est plus bon à rien sans les directives de son maître, l'esprit. J'étais bien placé pour le savoir. J'en avais fait suffisamment l'expérience dans cette saleté de cercueil en planches de sapin mal ajustées. Tout est imbriqué dans la nature et cela se vérifie même chez les poules. Le maître ès kama-soutra partit en apothéose sur un cri de victoire et de jouissance d'une puissance singulière, à défaut d'être mélodieuse.

– Tu as entendu, poulette ?Le malheureux potentat de basse-cour était persuadé d'être

aussi bon amant que merveilleux chanteur. Il ne savait pas que

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toute sa cour l'appelait « Chantefaux » alors qu'il était persuadé de porter le respectable nom de « Chantefort ». Mais il était bien le seul à le croire... Toute la journée, la favorite parada au pied du tas de fumier en tortillant du croupion. Je la surpris à utiliser toutes les ficelles de l'art de la séduction chez le gallinacés : œillades incendiaires, dandinements, roucoulements et gloussements aguicheurs. Lamentable ! C'est tout juste s'il lui accorda un bref coup de rein en fin de journée alors qu'il s'était longuement acharné sur moi (enfin, tout est relatif).

– Ah, tu es bonne, toi ! me fit-il en partant. Je reviendrai demain. J'adore les poulettes chaudes du croupion comme toi. En ce moment, c'est ma période « rouquemoute » ! Et il alla piquer un petit roupillon sur son trône, tout en haut du tas de fumier...

Dès le lendemain, la basse-cour était en émoi. Avait-on vraiment changé de favorite? Partout, ce n'étaient que papotages et conciliabules. La blanche courait d'un groupe de poules à l'autre. Toutes ces dames ne parlaient plus que de moi !

– Evidemment, c'est facile. Elle est la seule rousse de nous toutes. Une rareté c'est toujours excitant pour un mâle...

– Pourtant, il n'y a qu'une seule poule noire et le Roi ne va presque jamais la voir...

– Bien sûr. Elle est grossière et agressive. Et en plus elle empeste !

– Il n'empêche, reprenait la favorite déchue, que si on la laisse faire, notre Chantefaux risque de nous négliger, nous les blanches. Alors que nous avons toujours été les meilleures, les préférées et les plus sexy de toutes !

– Parle pour toi, lui répondit l'une d'elles. Moi, par exemple, je ne suis pas mieux lotie que la noire!

– Evidemment, toi, tu es vieille, moche et toute déplumée !– Cela ne doit pas être une raison pour te désolidariser de

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notre juste cause, rétorqua la meilleure amie de la favorite.Eh oui, la volaille, aussi bête qu'elle ait l'air, est capable de

ressentir de l'amitié, d'organiser des coteries, de monter un groupe de pression et même de pratiquer un agressif lobbying fermier. La preuve. Je sentais que l'affaire tournait de plus en plus mal pour moi.

– C'est une étrangère ! Pour tourner la tête de notre pauvre roi, elle a dû user de maléfices inconnus et même de sorcellerie!

– Peut-être qu'elle lui fait des trucs que l'on ne connaît pas ? risqua une autre blanche.

– C'est impossible, trancha la favorite, on les maîtrise tous !– Parle pour toi, répliqua l'autre.– Restons unies les filles. Débarrassons-nous de cette

intruse!– Et comment va-t-on s'y prendre ? demanda la moins futée

de la bande.– On va lui faire subir le jeu du petit pont de bois, nunuche,

lança la favorite. Sans crier gare, on lui tombe toutes dessus et on la picore jusqu'à ce qu'elle n'ait plus une plume sur la peau. On verra si Maître Coq en pincera encore pour elle quand on l'aura arrangée à notre manière !

Et toutes ces pouffiasses me volèrent dans les plumes comme une bande d'étourneaux déchaînés. Plus sauvage, plus méchante et plus acharnée qu'une poule en colère, on ne trouve pas. Ou plutôt si ! Plusieurs gallinacés en furie. Alors, vous m'imaginez avec toute cette bande de folles sur le dos ? J'avais beau essayer de rendre coup pour coup et de me défendre bec et ongles, je n'étais pas loin de succomber sous le nombre. J'appelais au secours, espérant que mon seigneur et maître allait daigner descendre de son perchoir pour disperser les révoltées et sauver sa nouvelle préférée. Mais ce lâche ne daigna pas bouger une patte. Mon sort ne l'intéressait pas. A moins qu'il ne s'estime très au-dessus de querelles ridicules, perdu qu'il était

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dans son rêve de gloire. Tenir la vedette à la Scola des Mi-lents. Je n'eus la vie sauve que grâce à l'intervention de la belle Gwynett qui sortit, alertée par le raffut que nous occasionnions. A grands coups de balai, elle dispersa la volaille et me prit dans ses bras. Jamais je ne m'étais trouvé aussi près d'une aussi jolie fille. Je sentais son odeur fruitée et la douceur de sa peau ambrée. Je plongeais dans le bleu de ses yeux magnifiques. Ses longs cheveux me caressaient doucement. J'en étais toute troublée. Au temps où j'habitais le corps d'Eldwyn le menuisier, jamais je n'avais pu approcher Gwynett. Elle était trop jeune et trop belle pour moi et elle savait bien me le faire sentir. C'est tout juste si elle répondait à mon bonjour. Et voilà que devenue poule, elle me caressait, me cajolait et s'apitoyait sur mon sort.

– Oh, ma pauvre rouquinette, qu'est-ce qu'elles ont toutes contre toi ? Mais c'est qu'elles t'ont arraché pas mal de plumes, ces sauvages ! Ton pauvre dos est à vif ! Ah, dis-donc, si je n'étais pas arrivée à temps, elles t'auraient complètement dépouillée ! Et j'aurais été obligée de te mettre au pot !

Et elle me sépara du reste de la bande en me plaçant derrière une barrière qui isolait la cour du reste du terrain. De l'autre côté de cette frontière, je pouvais narguer Chantefaux et ses femelles restés prisonniers de leur basse cour. Moi, je disposais de tout le jardin et je pouvais même aller picorer entre les tombes du cimetière. J'étais libre, mais seule. Moi, la poulette Eldwynette de Douines, je me retrouvais dans la peau d'une bannie, d'une pestiférée. Il me fallut un certain temps pour m'habituer à ce nouveau statut peu gratifiant d'autant plus que le Roi Coq ne venait plus me rendre visite et semblait être retourné à ses habitudes sentimentales. Le monde est bien injuste et la destinée cruelle surtout s'il faut assumer un sort d'animal domestique aussi modeste que celui de simple poulette de basse-cour !

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(A SUIVRE)

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