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Un début dans la vie

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Un début dans la vie

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Un début dans la vie

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Projet graphique :Pier Luigi Cerri.

Document de couverture : Liberale da Verona, Éole. Duomo, Bibliothèque Piccolomini, Sienne. Photo ® Scala.

©Éditions Gallimard, 2002

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Préface

Je t’appelle à mes cotés, ô celui que je fus ! J 'a i besoin de ton aide, gamin, dans la passe où je peine ! Prête-moi le secours de ta plume !

Oui, j'a i trouvé des lecteurs pour ma colère, et j'a i des amis, nombre de bons amis. Il a suffi d'un signal pour qu'ils se ras­semblent autour de moi. Mais il me faut toi aussi avec moi.

Pourquoi la calomnie soudain m'est-elle devenue impossible à supporter ? Je ne le sais pas. Puis-je le savoir ?

Je dois supposer que jusqu'alors je tirais sans le savoir une noire jouissance du mal que l'on disait de moi. Il ne découra­geait pas, ce mal, les amis que j'a i dits. Il faisait parfois que l'on vienne me trouver comme psychanalyste.

Oui, j'en ai vu qui venaient à moi en tremblant parce qu'ils croyaient en moi trouver personnifié l'objet mauvais qui les fa i­sait souffrir. Quoi ? Un être sombre et silencieux, absent du commerce public, retiré dans une puissante forteresse, lié par une dette inflexible à un mort, à une haute figure du temps passé. Ils

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découvraient quelqu'un d'autre. Entrant dans l'École à laquelle je vouais mes travaux, ils entraient non dans le donjon d'un Gilles de Rais, mais dans une Thélème, une bande confiante et joyeuse, une vraie équipe d'Argonautes, dont la Toison d'or s'ap­pelait la reconquête du champ freudien.

J'aim ais la surprise qui était la leur. Donc, j'aimais sans doute la calomnie qui nous environnait. Elle nous tenait à l'abri, elle nous protégeait, elle nous faisait plus proches, elle était muraille, bouclier, armure, elle était notre amie, fidèle, d si fidèle. Et je l'encourageais sans doute, je la nourrissais, je la protégeais à mon tour, j'étais son tuteur invisible, puisque je me taisais, et ne me découvrais qu'à ceux qui premièrement la bra­vaient.

*

« La calomnie, monsieur ? Vous ne savez guère ce que vous dédaignez. » Quelle prescience me fit aimer à la folie la tirade de Basile dans Le Barbier de Séville, son piano, piano, son rinforzando, son chorus universel ? Je crus, la première fois que je lus ce couplet, ce devait être en classe de sixième, que l'on ne pouvait écrire mieux en français. J'avais eu à l'apprendre par cœur, je la récitais à tout bout de champ. J'aim ais depuis toujours réciter, j'aim ais le théâtre, l'écrit fait pour être dit, déclamé, joué, celui qui porte avec soi la parole, et dicte le ton de la voix.

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Cette prose vibrante qui fait siffler les serpents, naître une hydre hideuse, rien pourtant n'est plus gai. Comment se fait- il ? Si Von y songe bien, cette tirade est un conte qui célébré les pouvoirs de la parole. Il suffit de quelques phrases pour que le souffle léger sorti d'une bouche devienne tempête et déracine les chênes. Ainsi le triomphe de la calomnie fait-il promesse de ce que pourrait, à l'inverse, une rumeur éclairant l'opinion.

Beaucoup de moi sans doute est sorti de ces lignes endiablées.Ce vent dont j'a i fait mon emblème, viendrait-il pas de là ?Ce qui m'attacha à Lacan, n'était-ce pas la calomnie qu'il

fallait percer pour parvenir jusqu'à lui ? Je n'ai jamais douté de la tornade que son mince filet de voix déchaînerait tôt ou tard. D'où avais-je donc tiré la certitude, dont je fis état peu avant sa mort, qu'un jour dans la psychanalyse tous seraient lacaniens ? J'avais mille raisons à alléguer, mais n'y avait-il pas derrière elles la résonance que gardait en moi le crescendo de Beaumar­chais ?

*

Beaumarchais — mais oui, j'avais eu peur de lui avant que d'aimer ce passage du Barbier.

Il y a, en haut de la rue Saint-Antoine, peu avant d'arriver à la place de la Bastille, un bout de trottoir triangulaire, isolé au milieu de la chaussée, où se dresse sa statue. Les bras croisés, la canne sous l'aisselle, la tête baissée, le grand homme semble

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regarder courroucé les passants qui traversent. Vers six ans, cette figure me terrifia. Je refusai de passer sous la statue. Ce fut une petite phobie transitoire, parfaitement caractérisée, je m'en aperçus en analyse, comme en connaît l'âge que Freud appelle le déclin de l'Œdipe. J'y reconnus le sceau, imprimé en moi, d'un surmoi féroce, sous les espèces d'un Père gigantesque, immobile et mécon­tent, qui pourrait venir à s’animer pour châtier. Comment s'en tirer, sans être impeccable ? A soi-même implacable ? Et aux autres, n'était-ce pas fatal ?

Je n'avais pas eu à aller à Rome pour y trouver mon Moïse. Il était là, dans le quartier de mon enfance.

La Jeanne d'Arc de la place des Pyramides, elle aussi isolée sur une île de bitume, me semblait faire couple avec le Beau­marchais de la Bastille. Elle, plus petite, intrépide, bienfai­sante. Les deux statues marquaient pour moi les bornes du monde connu. « Connu » veut dire structuré Je repérais ma position sur la tour Saint-Jacques, qui s’élève médiane, alors que la rue Saint-Antoine devient mystérieusement la rue de Rivoli. Au-delà était l ’univers infini.

Je fus sans doute charmé de découvrir tour à tour en sixième la figure d’Athéna en armure, sortie de la tête de son père, et celle de Figaro, qui se joue des puissants. J ’ai gardé depuis lors le goût des valets de comédie, narguant les pères et les proprié­taires, insolents trompe-la-mort pleins de ressources, prodigues en cabrioles, et j ’avoue une inclination pour les filles de leur père. La vie m’offrit de quoi fournir mon théâtre privé.

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Ceux qui stigmatisent le gendre de Lacan ne savent pas qu'ils parlent du gendre de Beaumarchais et de l ’époux de la déesse aux yeux pers.

*

Ah, Calomnie de Basile ! A nous deux ! Saurai-je avoir raison de toi, jucher mon pavois dessus tes épaules, et désormais te faire travailler pour moi ? Comme on dit à Madison Avenue : « There is no such thing as bad publicity. »

Oui, il se peut que j'aie aimé t'exciter contre moi, que j'aie pris plaisir à être l'objet cause de ta rage impuissante, que tu aies été mon partenaire-symptôme.

Riras-tu comme j'a i ri le jour où mes divagations analy­santes tirèrent de mon nom le chiffre ironique de ma destinée ?

C'était un jour où j'interrogeais le goût que de toujours j'avais eu de l'éloquence. Pourquoi avais-je donc toujours aimé discourir, river l'attention d'un public, faire pleuvoir sur moi les regards de la bête aux têtes multiples, frémir de me sentir percé des traits qu'elle me décochait, et vérifier que sous le trac j'étais pourtant invulnérable ? Quelle épreuve me fallait-il répéter ? Je jouissais donc d'être cible ?

Éclair. Mais cela était dans mon nom ! Miller ! Mille ! Dans le mille !

De menus faits s'ordonnèrent à cette découverte. J'avais une particulière dilection pour les Saint-Sébastien. J'aim ais le colo-

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phon cinématographique de Jean Mineur Publicité, le petit mineur jetant sa pioche au centre d’une cible qui délivre le chiffre 1 000. Je n’avais jamais oublié le jour où mon père radiologue m’avait comme par jeu fait passer derrière un écran de radioscopie. Voilà pourquoi j ’étais voué à prendre tous les risques, à m’offrir à découvert, et aussi à tout sacrifier au bon­heur de mettre dans le mille.

Freud image la pulsion d’une bouche qui s’embrasserait elle- même. Je me découvrais me visant incessamment au cœur par les traits que je décochais à l ’Autre.

Voilà aussi pourquoi j ’avais eu d’emblée le goût de l ’analyse grammaticale, et pourquoi je ne me donnais pas pour satisfait avant d’avoir atteint l ’os des discours, le squelette des doctrines. Les écrits juvéniles que je mets à nouveau sous les yeux du public en témoignent. Ce que j ’y ajoute dans cette préface n’est pas pour les invalider, mais pour dire la source pulsionnelle de ce logicisme, ce structuralisme passionné. L’analyse m’en révéla le secret, mais ne la tarit point.

J ’avais été serf de cette passion. Elle me brûlait, me consu­mait. Vanalyse me permit de m’en émanciper, de la domesti­quer, et désormais d’en jouer comme d’un instrument. Ce qui m’a animé dans la pratique de la psychanalyse vient de là.

*

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Je dis tout cela. Est-ce bien d'un analyste ? Mais oui, n'en doutez pas. Je ne dis rien que je ri aurais dit dans cette épreuve aujourd'hui commune, au moins dans ΓÉcole de Lacan, et à laquelle j'a i conduit plusieurs. Elle s'appelle la passe.

Il n'est d'autre biais, en effet, pour sélectionner un sujet apte à l'acte analytique, que d'obtenir de lui le témoignage du mys­tère douloureux qu'il était pour lui-même, et des voies par les­quelles, dans son analyse à lui, cette douleur s'est apaisée, ce mystère s'est découvert, jusqu'au point de faire « mathème », matière à enseignement, et, du coup, vétille, bonne à faire une bonne histoire, que l'on raconte pour amuser à ses dépens.

Il faut à chacun des praticiens de l'analyse la réinventer pour son compte, dit un jour Lacan au terme d'un Congrès qui s'était étourdi de la transmission de la psychanalyse. À chacun sa vérité ? Point du tout. Une psychanalyse est définie par le maintien de strictes conditions formelles régissant présence et parole. Mais la structure n'est pas l'instrument. L'instrument, c'est l'analyste. Il opère avec lui-même, avec ce qu'il reste de ce « lui-même » au terme de son analyse. Il doit avoir appris à se servir de ce résidu, dense noyau de sa jouissance.

Réinventer la psychanalyse, pour un analyste, cela suppose sans doute de se réinventer soi-même. La passe est cette réinven­tion.

*

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L'effet inconscient que je suppose à mon nom était-il redoublé de celui de mon prénom, dans une langue où « faire le Jacques » est lexicalisé ?

Le fa it est que je jugeai opportun, à l'heure de mes seize ans, de le rallonger de mon second prénom. Je le fis à l'occasion du premier texte imprimé où mon nom devait figurer, cet « Entre­tien avec Jean-Paul Sartre » qui ouvre ce recueil.

J'avais pour cela les meilleures raisons du monde : différen­cier mes initiales de celles de mon père ; en finir avec le diminu­tif dont m'affublait la famille ; tenir tête au prénom double du philosophe. Ce faisant, sans y penser, je faisais entrer dans mon nom le chiffre qui répondait au mille : Jacques a l’Un.

Je crois bien que je voulus connaître Sartre parce qu'il était cela même en I960 : le numéro 1. Je garde le souvenir de la gentillesse avec laquelle il reçut rue Bonaparte le lycéen respec­tueux et insolent qui entreprit de lui démontrer par un elen­chus socratique que lui, Sartre, n'était pas sérieux. Il y consen­tit de bonne grâce : le sérieux, il n'y tenait pas.

On s'est moqué dans la psychanalyse de son propos : « Je n'ai pas de surmoi. » Eh bien moi, qui en avais un, qui l'avais rencon­tré sur son socle rue Saint-Antoine, j'a i senti ce qu'il voulait dire en disant qu'il n'en avait pas. C'est ce Sartre sans surmoi que j'a i aimé, le Figaro blagueur qui professait en somme que tout le monde fait semblant.

*

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Je ne serais pas entré quatre ans plus tard dans le discours de Lacan avec une aisance qui surprit mes contemporains si je n'avais pratiqué L’être et le néant avec application, avec délectation. La racine est la même : kojévienne. Le « manque d'être » dont Sartre définit le pour-soi présage le « manque- à-être » du sujet lacanien. La rétroaction, c'est-à-dire la prio­rité de l'avenir, dont Lacan éclaire l'après-coup freudien, est déjà dans le projet sartrien (Heidegger étant là derrière). Que j'ignore ce que j'exprime, que le sens me fuit, que seul Autrui me le retourne, toutes choses dites par Sartre, prépare à entendre Lacan.

Sauf ceci : que Lacan ne faisait pas semblant. Ce n'est pas à lui que l'on aurait'fait reconnaître que son acte n'était que geste, comme j'en obtins l'aveu de Sartre. Lacan passait par les sem­blants, mais c'était pour en obtenir du réel.

Lacan croyait au réel, au point de déclarer un jour que c'était là son symptôme. Il en souffrait sans doute, et lui sacri­fia tout. Il en était venu à la fin de sa vie à s'en faire une idée si exigeante qu'elle impliquait qu'on ne pouvait en avoir une idée, et que ni l'imaginaire ni le symbolique n'y pouvaient rien. C'est le secret de son usage du nœud borroméen.

Au regard de ce réel sans visage et « sans loi », la science elle-même lui paraissait futile. Quant à la psychanalyse, elle n'était plus pour lui que la meilleure façon de s'en arranger.

Au premier coup d'œil jeté sur les textes parus en 1960 dans

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une revue du lycée Louis-Le-Grand, je vois que le gamin ri est pas un autre que je. Il ri interroge pas le philosophe sans ques­tionner son comédien (Reggiani). Il ri est pas très sûr que le philosophe ne soit pas comédien, que le comédien ne soit pas le seul philosophe qui vaille. Déjà il lui fallait dire je, s’avancer sur la voie de la confidence, se démontrer au public, et braver les convenances. Je ri ai fa it cette rentrée que retrouver ce che­min.

Le premier article qu’il ait signé du nom qu’il s’était donné portait donc sur les rêves et sur les femmes. La naïveté d’un rava­lement de la vie amoureuse s’y étale. Il n’avait pas encore lu Freud jusque-là, qui l’aurait déniaisé. Ce n’est pas sans amuse­ment que je le vois tiquer devant l’exaltation dont témoigne Alban de Bricoule à toucher dans l ’autre le sexe d’une femme. Il ne lui échappe pas qu’il y a là, si je puis dire, anguille sous roche.

Qu’il fasse le portrait d’Hamlet ou celui du passionné, le lycéen cherche la même chose : la logique d’une existence, la sienne. Il distingue des moments, il fixe des positions, il recom­pose des voies de passage. Après coup, on aperçoit déjà ce qui lui conviendra dans le discours de Lacan, et la satisfaction qu’il trouvera dans l ’analyse.

Le normalien qui succéda au lycéen songeait si peu à adhérer à Γ Union des étudiants communistes qu’il fallut qu’Althusser le lui demandât, comme à quelques autres. Il n’eut pas le temps d’être marxiste : déjà il était lacanien.

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À l’heure de rédiger un pensum sur la « formation théorique », il s’intéresse à un savoir dont la transmission modifie celui qui le reçoit. Il esquisse une théorie de l ’idéologie qui trouvait ce qu’il saisit alors du concept de méconnaissance trouvé chez Lacan. Il glisse deux vers de Dante, s’autorisant de Marx. Il fait aussi le maître d’école, exigeant travail et bonne foi. Son modèle n’est pas VÉcole du Parti, qui le fa it rire, c’est ΓÉcole freudienne de Paris, dont il est le benjamin.

En janvier 1966, tout est consommé. Ses camarades qui tiennent le Cercle communiste d’Ulm s’apprêtent à suivre la voie de la Révolution culturelle. Leur travail de noyautage ne peut s’accommoder de diffuser un numéro sur « les pouvoirs de la littérature », dont l ’éditorial donne pour pivot au matéria­lisme le signifiant hors-sens. Le numéro est mis au pilon.

C’était dit. L’Autre avait parlé, jugé son marxisme déviant, impur, inopportun. Adieu aux Cahiers marxistes-léninistes.

Il en avait choisi l’exergue, mais c’était pour le communiquer à Lacan, qui en accusa réception (Écrits, p. 869) : « La théorie de Marx est toute-puissante, parce qu’elle est vraie. » C’était en fait celle de Lacan qui lui paraissait puissante et vraie.

Il n’en était pas quitte avec le marxisme, qui le rattraperait en mai 68. Mais était-ce le marxisme ? C’était plutôt l ’esprit de révolte, la cabriole de Figaro, l ’appel au courage contre l ’ordre du monde.

*

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Ce volume a une seconde partie. J ’y retrouve des textes que j ’écrivis avant ce fatal mois de mai, pour les publier parfois plus tard. Je constate que je n’en suis pas assez dépris encore pour les préfacer avec la même désinvolture.

Vous y rencontrerez les traces de mon premier lacanisme. Ces petits écrits eurent dans le contexte de l ’époque leur retentisse­ment. Ils l ’ont encore en moi. Beaucoup y trouvèrent une voie vers Lacan. Ils causèrent à d’autres une espèce de traumatisme qui leur ferma peut-être tout accès à Γintellection de la psycha­nalyse. Ils devinrent les classiques d’un moment.

Ils n’admettaient dans la psychanalyse nul mystère. Ils voulaient de Lacan tirer une logique, « la logique du signi­fiant », et une théorie, « la théorie du sujet ». Ici et là, ils annonçaient certains développements ultérieurs de Lacan. Len­semble formait une sorte de savoir absolu à l ’envers, marqué de manque, d’indécidable, d’inconsistant, ouvrant sur un infini sériel, « unique sans extérieur ».

À quoi pouvait-il conduire l ’auteur, sinon, après quelque temps-pour-comprendre, à se faire l ’analysant de son indéduc­tible contingence ?

Décembre 2001

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Entretien avec Jean-Paul Sartre

T H É Â T R E

Jacques-Alain M i l l e r . — Tout votre théâtre pose le pro­blème de l ’acteur,; c’est-à-dire qu’il nous rend conscient que tout homme est un acteur; et tout acteur est un homme. D ’après vous, quelles sont les conséquences de cette situation pour vos inter­prètes ? Cela leur permet-il de coïncider avec leur personnage, ou cela les oblige-t-il à s’en éloigner ?

Jean-Paul S a r t r e — Cela dépend un peu. À mon sens, ils doivent prendre un certain recul vis-à-vis de leurs personnages, ils doivent être réflexifs, ne jamais coïnci­der, ne jamais se confondre avec le héros. Il est bon que l’acteur se sente acteur. Mais certains acteurs, même très bons, se donnent tout entiers, et lorsqu’ils jouent, sont en train de croire à ce qu’ils jouent. Ils vivent leurs rôles. Ils oublient que le théâtre, ce n’est jamais la vie. D ’autres,

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au contraire, sentent qu’ils jouent un autre personnage qu’eux-mêmes, se sentent acteurs. En ce qui concerne mes pièces, il y a deux interprètes qui correspondent parfaitement à ce que je souhaite, qui aient toujours su donner cette dimension : l’un est Vitold, l’autre Reg- giani.

J.-A. M. — Cette conception de Vacteur débouche sur votre philosophie.

J.-P. S. — J ’ai toujours soutenu qu’il était très diffi­cile de distinguer le rôle de la fonction et de la qualité. Dans L’Être et le Néant, j ’ai expliqué qu’être un garçon de café, c’était jouer à l’être, que les deux ne se distin­guaient pas. Il n’y a pas de comportement qui ne soit en même temps un jeu, qui ne comporte des éléments ludiques. Même pour les plus sérieux, les peintres. Dans la mesure où ils choisissent leurs couleurs, leurs mar­chands de couleurs, dans la mesure où ils ont des habi­tudes pour peindre, ils jouent, ils essaient de réaliser ce qu’ils ne seront jamais, des peintres.

J.-A. M. — Ce problème est au centre de Kean. Mais il apparaît également dans Les Mains sales et dans Le Diable et le Bon Dieu, pour Hugo et pour Goetz. Quant à Frantz, ses spectateurs, ce sont les Crabes ?...

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J.-R S. — Naturellement. Les Crabes sont son pre­mier public. Et Frantz est toujours de mauvaise foi vis-à-vis d ’eux. Il ne leur dit jamais la vérité. Lorsqu’il s’avoue à lui-même son passé, lorsqu’il se confesse qu’il a effectivement torturé, les Crabes ne sont jamais là. Il se cache d’eux, il tente de leur apparaître autre qu’il n’est en réalité. Il ruse, il feinte avec eux.

J.-A. M. — Un autre élément de votre théâtre, c'est le ton shakespearien, surtout dans Le Diable et le Bon Dieu et les Séquestrés. Ne pensez-vous pas que l ’échec devant la critique de Morts sans sépulture et de Nekrassov est dû au fa it que vous avez négligé de mêler le dramatique et le comique ?

J.-P. S. — Je vais vous parler franchement : en ce qui concerne Morts sans sépulture, je crois simplement que c’est une pièce manquante. En gros, j ’ai traité un sujet qui ne donnait aucune possibilité de respiration : le sort des victimes était absolument défini d ’avance, personne ne pouvait supposer qu’ils parleraient, donc, pas de sus­pense, comme on dit aujourd’hui. Je mettais en scène des gens au destin clairement marqué. Il y a deux possi­bilités au théâtre : celle de subir et celle d’échapper. Les cartes étaient déjà sur la table. C’est une pièce très sombre, sans surprise. Il aurait mieux valu en faire un roman ou

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un film. La critique a mal accueilli cette pièce, elle avait raison.

J.-A. M. — Et Nekrassov ?...

J.-P. S. — Une pièce à demi manquée. Il aurait fallu centrer sur le journal, et non sur l’escroc qui n’est pas intéressant en soi. Il aurait mieux valu le montrer pris dans l’engrenage du journal. Mais ce n’est pas seulement pour cela que la critique a jugé la pièce mauvaise. J ’atta­quais la presse, la presse a contre-attaqué. Réaction tout à fait normale. Je ne sais pas ce qui se serait passé si le deuxième acte avait été comme le premier. Ce n’est donc pas parce que l’une, Nekrassov, a un genre uniquement dramatique, et l’autre, Morts sans sépulture, un genre uni­quement comique, que la critique a mal accueilli la pièce.

J.-A. M. — Votre théâtre était très schématique au début. Dans Les Mouches, Oreste représente le Droit, la Raison, le Néant, qui perturbe l'ordre établi. Tandis que Frantz est bien plus doux, plus solide, plus humain, plus complexe aussi. Que représente-t-il ?

J.-P. S. — Ce que vous dites d’Oreste est juste. Pour Frantz, il faut le comprendre à partir du fait qu’il a tor­

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turé pendant la guerre, sur le front russe. Il a le caractère d’un protestant, avec une conscience exigeante, qui réagit contre les actes qu’il a commis à un moment donné et qu’il ne peut plus supporter. Ainsi, il y a contradiction entre son passé et sa conscience puritaine. Je crains fort que chacun de nous ne soit ainsi. Finalement, tous nous avons vécu une histoire violente, nous, c’est-à-dire les gens de mon âge. J ’ai vécu deux guerres, l’occupation, tous les conflits où la France a été entraînée, l’antago­nisme des deux blocs. De l’ensemble de cette histoire violente, nous devons considérer que nous sommes tous responsables. Chacun de nous, ne serait-ce qu’à un degré très léger, car nous avons blâmé cette violence, chacun de nous est responsable de cette violence. Elle a eu lieu malgré nous, et nous avons été entraînés. Nous sommes qualifiés par elle. C’est dans ce sens que Frantz repré­sente un homme de 40-55 ans. Je suis né en 1905.

J.-A. M. — Mais pour nous, qui sommes nés pendant ou après la guerre P...

J.-P. S. — Frantz sera sans doute moins compris de ce point de vue par des jeunes gens, car vous n’avez pas déjà vécu ce passé. Ce sont vos parents qui l’ont eu. C ’est cela la grosse différence avec Oreste : ici, il n’y a pas de

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conclusion. Les Séquestrés ne sont pas une pièce positive, mais négative.

J.-A. M. — Johanna est, elle, de notre temps. Mais aussi elle est prise, comme elle le dit, « entre deux langages, deux vies, deux vérités », entre le rez-de-chaussée et le premier étage.

J.-P. S. — Elle est d ’une génération pratiquement comme la vôtre, qui n’est pas responsable de la guerre nazie, et elle sait très bien que l’Allemagne est riche, et elle porte un jugement assez dur sur ce qui s’est passé durant la guerre. Quand elle va en haut, elle trouve un homme qui l’attire dans une autre génération, dans une autre vie, dans un autre siècle. C ’est pourquoi elle a deux langages. Elle se prête à cette dernière folie pour deux raisons. D ’abord, c’est évident, elle ne veut pas augmenter le délire de cet homme. Puis, elle n’est pas si raisonnable. Elle a ce délire d’avoir été star et de ne plus l’être, d ’avoir été quelqu’un qui croyait à la réalité objective de sa beauté et qui a été déçu. Il y a ce qu’on appelle un délire à deux. Frantz la persuade de sa beauté, dans la mesure où elle accepte de lui mentir. C’est une espèce de marché qu’ils passent ensemble au second acte.

J.-A. M. — Je crois que l ’on peut se représenter votre théâtre, du moins Les Mouches, le Diable et les Séquestrés,

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comme une illustration de la caverne de Platon. Oreste, Goetz, Frantz, tous les trois font l ’expérience du monde. Après des épreuves difficiles, ils parviennent à la conscience de leur liberté. A ce moment, leurs conduites divergent. Oreste joue la belle âme et ne rentre pas dans la caverne, Goetz choisit de lutter pour et avec les hommes, tandis que Frantz se tue.

J.-P. S. — Je ne dis pas bien sûr qu’il faut se tuer ! Le seul héros positif est Goetz parce qu’il rentre dans le monde pour y aider de sa propre expérience, de ce qu’il a compris. Mais il se refuse à y entrer comme quelqu’un qui éclairerait les autres, qui aurait une nature d’élite, qui bénéficierait d ’une expérience d’élite. Platon était un aristocrate. La véritable expérience du monde de la liberté, c’est de connaître qu’il n’y a pas d’aristocratie, qu’il y a des situations différentes et des gens qui font plus ou moins bon usage de leur liberté ! Avant que la guerre n’éclate, il voulait qu’elle n’aie pas lieu. Quand il comprend que la guerre est voulue par la majorité des hommes, il accepte d’être chef, et c’est par humilité. Il ne s’agit pour lui que d’une fonction, celle de général. C’est pour moi l’idée même de ce que doit être un chef politique et social, un homme puissant par la masse, qui incarne la masse, qui sort de la masse. Il n’y a pas d’aris­tocratie, il y a seulement des fonctions. Quant à Frantz, c’est différent. Il ne faut pas le prendre comme exemple,

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il est plutôt descriptif, négatif. J ’ai voulu montrer qu’il y avait en chacun de nous une contradiction entre les actes de violence et certaines majorations morales qui nous ont été données en même temps.

L I T T É R A T U R E

J.-A. M. — La littérature est-elle pour vous un moyen de vous libérer des conditions matérielles, ou une maniéré d’entrer dans le monde ?

J.-P. S. — Je n’ai jamais compris la littérature que comme une participation au monde. Si elle s’en évade, elle n’a plus d’intérêt. On m’a souvent reproché de me limiter par une littérature engagée. Si elle n’est pas tout, la littérature n’est rien. Il faut qu’elle puisse en toutes occasions, et selon ses conditions propres qui sont dis­tinctes, témoigner de tout. Donc, pas de littérature dégagée, mais profondément dans le monde.

J.-A. M. — Pourtant le « Some of these days » de La Nau­sée ressemble fort à la petite phrase de Vinteuil, chez Proust.

J.-P. S. — Cela, c’était tout à fait au début, avant la guerre. J ’ai beaucoup évolué depuis. Mes expériences

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sont devenues de plus en plus sociales à partir de la mobilisation.

J.-A. M. — Pourriez-vous préciser l ’influence qu’a eue Kafka sur vous ?

J.-P. S. — Elle a été considérable. Je ne puis dire dans quelle mesure, surtout au début. Ce qui nous sépare, c’est son côté profondément religieux et mystique. Kafka est intégré à une communauté juive, et, en même temps il est en contradiction avec elle. Notre situation en France n’est pas la même : l’intégration y est beaucoup plus souple. Il faut savoir quels étaient les rapports de Kafka avec la communauté, avec la mystique, avec son père. La contradiction d ’un individu profondément inté­gré ne peut être la nôtre : la société française est beau­coup moins entière que cette communauté de Juifs tchèques.

J.-A. M. — Vous avez écrit, il y a une dizaine d’années, un article qui démolissait Mauriac au nom du roman améri­cain et qui concluait : « Monsieur Mauriac n’est pas un romancier. » Maintenez-vous cette affirmation ?

J.-P. S. — Je crois que je serais plus souple aujour­d’hui, en pensant que la qualité essentielle du roman

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doit être de passionner, d’intéresser, et je serais beaucoup moins vétilleux sur les méthodes. C’est parce que je me suis aperçu que toutes les méthodes sont des truquages, y compris les méthodes américaines. On s’arrange tou­jours pour dire ce que l’on pense, au lecteur, et l’auteur est toujours présent. Le truquage américain est plus sub­til, mais il existe. Ceci dit, je pense que cela n’est pas la meilleure méthode pour faire un bon roman que de se manifester soi-même trop visiblement. Si je devais récrire Les Chemins de la liberté, j ’essayerais de présenter chaque personnage sans commentaires, sans montrer mes sentiments.

J.-A. M. — Ceci n’est pas valable dans l ’absolu, puisque Madame de La Fayette...

J.-P. S. — Bien sûr. Les méthodes traduisent d’une manière ou d’une autre les principes d’une époque. Il est certain qu’à une époque où le souverain incarnait Dieu lui-même et avait une vision absolue de ses sujets, l’idée d’une vérité doit être exprimée dans le roman. Madame de La Fayette écrit du point de vue de Dieu et du souverain. Dans les mêmes conditions, l’architecture était condition­née par cela. À Versailles, toutes les pièces sont en enfi­lade, de manière que le souverain puisse tout embrasser du regard. Ce n’est qu’une croyance comme une autre, une

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théocratie absolue. Il n’y a pas de vérité absolue. L’His­toire est si brouillée qu’il n’y a pas de références abso­lues, à moins d’être communiste ou croyant. Ce qui était valable à Versailles ne l’est pas ici. C ’est l’existence de Dieu pour Mauriac qui fait qu’il peut prendre un point de vue absolu. Pour moi, Dieu n’existe pas. Aussi...

J U S T I C E ET A C T I O N

J.-A. M. — Qu’est-ce que la justice pour vous ? Oreste ne reconnaît ni celle des hommes, ni celle des dieux. Alors ?

J.-P. S. — On ne peut pas s’évader d’une société comme la nôtre. Il n’existe aucune marque absolue qui permette de juger que la magistrature représente la jus­tice, et les accusés l’injustice. Ainsi regardée, la justice n’est qu’une forme protectrice de la société. La vraie jus­tice, on ne peut pas la définir aujourd’hui. La définir, c’est tomber dans l’injustice. Mais d’un autre côté, je ne suis pas sûr que la notion de justice soit indispensable à la société. Je suppose qu’elle vient elle-même d ’une vieille couche théologique. Si vous n’avez pas de Dieu, elle n’a plus de sens, sauf comme protection contre une certaine catégorie d’individus. La notion de justice est vraiment inutile.

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J.-A. M. — Parlons donc de ΓAction. Pour qui, pourquoi un acte devient-il geste ?

J.-P. S. — Un acte devient geste lorsqu’il est en lui- même frappé d’inefficacité. Par exemple, si je suis en­fermé dans une prison et si je frappe sur la porte pour sortir, c’est un geste. Si j ’appelle le gardien dans une espèce de crise, c’est un peu geste. Les gestes sont des actes incomplets. Un acte doit obtenir une fin. S’il ne se définit que comme représentation, une sorte de danse, un ballet, il n’est plus que geste. C’est une chose qui arrive constamment aux actes. Par exemple, dans la lutte sportive, le but de chacun des adversaires est de réduire l’acte de l’autre à un geste, c’est-à-dire de faire faire à l’adversaire un ensemble d ’actes qui n’aient aucune signification. Hugo n’a jamais fait d ’actes sauf de tuer. Mais il n’a pas tué pour des raisons politiques, ni parce que son parti l’en avait chargé. Il a tué réellement parce qu’il était jaloux, parce qu’il y a eu explosion. Ce n’était donc pas un acte. Lorsqu’une star de cinéma parle, sou­rit, se meut, ses attitudes ne sont destinées qu’aux pho­tographes. Elles ont perdu leurs significations. Dans l’acte, il y a une vérité qui n’existe pas dans le geste. Genet raconte l’histoire du beau jeune homme qui s’ha­billait. Lorsqu’il s’aperçut qu’on le regardait, il continua

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et son acte devint geste. Il y a une littérature en gestes et une littérature en actes. La littérature en gestes ne fait de mal à personne, ne fâche, ne blesse personne. Le geste est une caricature de l’acte.

J.-A. M. — C’est donc la Raison qui fa it l ’acte ?

J.-P. S. — Oui.

J.-A. M. — Pourtant, on vous oppose souvent ce passage de Lukdcs : « Selon qu’elle prend parti pour ou contre la Raison, une philosophie décide de sa nature philosophique et de son rôle dans l ’évolution de la société. »

J.-P. S. — Je ne suis pas irrationaliste. Bergson même ne l’était pas. La pensée de Lukâcs séparée de son contexte peut apparaître naïve, car elle suppose le concept de Rai­son définie. Celui qui prend parti contre la Raison n’est-il pas celui qui prend parti contre « sa » Raison ? Je consi­dère pour moi que L’Être et le Néant est un travail ration­nel, une étude dialectique de la conscience. Le problème véritable est de savoir quels sont les rapports de la raison humaine avec le monde et surtout de savoir quelle est la Raison, car il y a une raison positive et une raison dia­lectique. Les actes sont toujours rationnels du point de vue dialectique, même s’ils sont des échecs. L’action est

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en principe la Raison, même dans son échec. Elle sup­pose précisément tout ce que la Raison postule, en parti­culier certaines permanences dans le monde.

J.-A. M. — Vous dites dans « Les Communistes et la Paix » que vous justifiez les communistes à partir de vos prin­cipes et non des leurs. Est-ce à dire que vous justifiez leur conduite dans l ’immédiat été, comme action directe et efficace ?

J.-P. S. — L’immédiateté n’est pas en jeu quand vous justifiez une conduite communiste. On ne peut pas dire : « Je suis anticommuniste, mais les communistes ont rai­son de faire telle action. » Mais ce que l’on peut dire, c’est qu’au nom d’une doctrine relativement tronquée, les communistes entreprennent une action qui a un objectif que l’on peut approuver au nom d’une action qui reprend l’ensemble des manques qui sont à la base et qui les comble. Il y a à l’intérieur du marxisme des lacunes. Je pense qu’une philosophie de l’existence doit les surmonter à condition de prendre en considération la primauté du matériel.

J.-A. M. — Selon Maurice Merleau-Ponty, vous ri êtes pas dialecticien parce que votre dialectique est celle de l’Être et du Néant et non celle d’un être et d’un autre être, et que pour vous l ’action des communistes consiste à « faire être ce qui n’est pas ».

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J.-P. S. — Inutile de dire que je ne suis pas d’accord avec l’interprétation de Merleau-Ponty. Il est évident que le rôle du Parti communiste est de donner une forme de groupe actif au prolétariat. Ce qui ne veut pas dire qu’il le fasse toujours et bien, mais que c’est cela son but. Le fait d’appartenir au prolétariat pour deux individus différents, l’un habitant Paris et l’autre Mar­seille, ne signifie pas qu’ils aient des rapports, mais ils sont le même produit d’une société, tous les deux. Et ces deux produits peuvent être reliés dans le temps. Le rôle du P.C., c’est de faire en sorte que ces deux hommes se trouvent reliés dans un organisme, c’est de transformer la classe-masse en classe-organe.

J.-A. M. — Puisque vous repoussez l ’interprétation de Merleau-Ponty, quel est donc pour vous le « vrai problème » de la dialectique, celui dont vous traiterez dans votre Critique de la raison dialectique ?

J.-P. S. — Le problème de la dialectique pour moi est celui de la totalisation. Y a-t-il des vérités en Histoire ou une vérité ? Si l’Histoire doit avoir une seule vérité, si nous sommes obligés de tout mettre en liaison synthé­tique, si je comprends n’importe quel fait, nous pouvons parler d’une vérité historique. Il y a dialectique si l’His­

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toire est une totalisation, si à chaque instant des faits humains sont rattachés entre eux, de sorte que chacun deux est, à sa manière, l’ensemble des choses. À mon avis, tous les faits accidentels, telle notre rencontre, exprime une totalité. Et vous le voyez d’ailleurs par nos différentes questions qui mettent en cause la classe ouvrière et le capitalisme. Il y a donc dans cette rencontre quelque chose de plus qu’un étudiant venu voir un écrivain.

O B J E C T I F S

J.-A. M. — Au nom de quoi lutterez-vous, pour quels objectifs précis ?

J.-P. S. — Au nom de deux principes qui vont en­semble : primo, personne ne peut être libre si tout le monde ne l’est pas ; secondo, je lutterai pour l’améliora­tion du niveau de vie et des conditions de travail. La liberté, non pas métaphysique, mais pratique, est condi­tionnée par les protéines. La vie sera humaine à partir du jour où tout le monde pourra manger à sa faim et tout homme pourra exercer son métier dans les conditions qui lui conviennent. Je lutterai non seulement pour un niveau de vie amélioré, mais aussi pour des conditions

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de vie démocratiques pour chacun, pour la libération de tous les exploités, de tous les opprimés.

J.-A. M. — Croyez-vous à l'efficacité de ces actes, à une efficacité qui les empêcherait de se dégrader en gestes ? '

J.-P. S. — Sur ce point, je serai très pessimiste. Je pense en fait que cette efficacité ne peut être jamais que d’empêcher le pire. Je veux dire que si dans une société d’exploitation et d ’oppression, dans sa forme politique, une dictature, tout le monde apparaît consentant, il faut qu’il y ait des écrivains pour témoigner de la vie de ceux qui ne sont pas consentants : c’est alors que le pire est évité.

Cahiers libres de la jeunesse, n° 1, janvier I960

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Entretien avec Serge Reggiani

J ’hésite devant la porte rouge de la loge. Wéra Korène, la directrice de la « Renaissance », m!a prévenu : Reggiani est épuisé nerveusement par son rôle, et je risque fort de me faire dévorer si je pénètre dans cette cage. Allons ! J ’ai une petite chance. C ’est lendemain de relâche, et il y a encore une heure avant le lever de rideau. Une dernière inspiration... j ’entre. Reggiani fume, allongé sur un petit divan. La future victime (car c’est ainsi qu’on désigne les interviewés) semble bien plus assurée que son tortionnaire.

Jacques-Alain M i l l e r — Nous avons beaucoup regretté votre absence prolongée de la scène et de l ’écran. Pourquoi vous êtes-vous ainsi tenu à l ’écart ?

Serge R e g g i a n i — On m’a en effet peu vu depuis quatre ans, cinq peut-être. La dernière pièce que j’ai inter­prétée fut une comédie de boulevard qui a eu d’ailleurs un

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gros succès. J ’ai fait une congestion, j’ai quitté le théâtre, je n’y suis pas revenu. J ’ai besoin comme tout le monde de gagner ma vie. Mais répéter tous les soirs une pièce que je n’approuve pas totalement sur le plan social et sur le plan artistique constitue pour moi un véritable sup­plice.

J.-A. M. — Vous avez donc rejeté les propositions que l ’on vous faisait ?

S. R. — Je n’ai pas voulu décevoir ceux qui croyaient en Reggiani et pensaient qu’il ne suivait pas une ligne aussi facile, aussi putain que la moyenne des acteurs. Et j’ai bien refusé une certaine catégorie de pièces.

Il parle de lui comme César. Une voix profonde et posée. Il me fixe des yeux en parlant.

J.-A. M. — Et les Séquestrés...

S. R. — ... représentent pour moi le type même du théâtre moderne, avec toutes les qualités que doit possé­der, à mon avis, une pièce d’aujourd’hui, je dis bien d’aujourd’hui, car demain...

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J.-A. M. — Considérez-vous les Séquestrés comme une pièce à thèse ?

S. R. — Il est impossible de la réduire à une thèse. Elle forme un monde, un tout. Dans la lignée du Diable et le Bon Dieu. On la reçoit par joie, ce n’est qu’à la fin que l’on est éclairé sur ses significations.

Ses gestes se développent, amples et lents, puis soudain plus brusques pour appuyer ses phrases.

J.-A. M. — Il y a un problème de Vacteur chez Jean-Paul Sartre. Il voudrait nous rendre conscients que tout homme est un acteur, et que Vacteur est un homme. Dans quelle situation se trouvent alors ses interprètes ?

S. R. — Eh bien, le texte de Sartre, s’il est beau et riche, est difficile par lui-même. Il oblige l’acteur à un effort pour pénétrer sa pensée. Son texte n’aide pas, ne porte pas le comédien. C’est ainsi dans le théâtre mo­derne, depuis Brecht. Et l’acteur doit se garder de don­ner libre cours à son imagination. Il doit se soumettre à une autocritique constante. Pour moi, je n’entre jamais dans la peau de mes personnages. Je reste tout le temps en position de projection. Je laisse un tiers de mon jeu à l’imagination, à l’inspiration de l’instant, le reste est

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d’une précision minutieuse, et demande une mise au point constamment vérifiée et modifiée. Je ne pleure jamais pendant la représentation, et si j ’en donne parfois l’impression, c’est que mon monocle me gêne. Ah ! si je jouais Bérénice, je pourrais bien me laisser entraîner par les alexandrins. Racine balance le comédien, pas Sartre. Ce n’est pas lui qui nous entraîne, c’est nous qui le por­tons. Et il est lourd, vous pouvez m’en croire !

J.-A. M. — Autrement dit, Sartre vous oblige à vous regarder jouer. Il empêche Vacteur de se sentir coïncider avec son personnage.

S. R. — Une telle cohésion ne doit exister que pour le public. Le spectateur est un juge, l’acteur doit être un juge pour lui-même.

Il martèle ses affirmations de coups de poing sur la coiffeuse, encombrée de pots et de tubes. Il a passé une robe de chambre, très simple. Il parle en acteur, mais en excellent acteur.

J.-A. M. — Sartre vous a aidé à monter les Séquestrés. Quelle place a-t-il tenue ?

S. R. — Il s’est borné à éclairer le texte sans empiéter sur le travail de François Darbou. Grâce à lui, nous avons

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évité de nous embarquer sur un seul sentiment alors qu’il y en a toujours plusieurs à exprimer.

J.-A. M. — Oui, il y a dans cette pièce des changements de ton tout à fa it shakespeariens, du comique au pathétique, de la farce à la métaphysique.

S. R. — Je me suis fait deux hernies à force de chan­ger de ton. Car on ne change pas de ton sans modifier en même temps ses attitudes, ses gestes, ses positions. Le théâtre est un jeu de miroirs : pour que l’image devienne claire, il faut que le ton et le geste se superposent exac­tement. L’acteur doit préserver cet ensemble. Et si un soir, pour éviter de m’ennuyer, je modifie un élément, je me vois forcé de tout reconsidérer.

J.-A. M. — Quel est le rôle du public dans cette mise au point ?

S. R. — Eh bien, on pense jouer la pièce d’une cer­taine façon, mais lorsqu’elle est présentée au public, l’ac­teur se sent vraiment concerné, et il modifie son inter­prétation, ou plutôt il voit la pièce se transformer.

J.-A. M. — Et celui du metteur en scène ?

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S. R. — Qu’est-ce que la mise en scène ? La position des acteurs sur le plateau ? Le metteur en scène sert d ’ar­bitre, il conseille, il donne une manière de se placer. Au comédien de sentir autrement.

La mise en scene de François Darbou est à vrai dire assez terne. Si elle contribue à créer une atmosphère pesante, elle ralentit la vivacité du texte. Mais Reggiani est sur le plateau, et on ne voit bientôt plus que lui, sa présence et même son absence occupent toute la scène.

J.-A. M. — Au début du second acte apparaît pour la pre­mière fois Frantz le Séquestré. Il parle aux Crabes. « Habi­tants marqués des plafonds, attention ! », il gesticule, il défile, il domine. Le public reste assommé, maîtrisé, muet. Comment vous y prenez-vous ?

S. R. — D ’abord cette apparition est préparée par un long premier acte, étrange, mystérieux, où Sartre crée une sorte de malaise, et une curiosité pour la situation extraordinaire de ce séquestré depuis trente ans. La par­tie est amorcée, il faut encore la gagner. Frantz s’est créé un univers physique, il a laissé les meubles se détruire sous l’action du temps, il s’est détruit lui-même. Par exemple, il porte un monocle, alors qu’à la fin nous voyons qu’il n’en a pas besoin. Je l’ai aussi voulu dans

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son uniforme déchiré, élégant, soigné, propre, allemand et militaire. Le décalage entre lui et le décor accentue l’émotion. Je lui ai donné des tics. Encore un exemple : durant mon premier monologue, depuis trois semaines environ, j ’exécute un pas de l’oie, une espèce de tremble­ment des jambes qui me fait danser. J ’ai également des tremblements des mains, des gestes saccadés.

J.-A. M. — Il perd ses tics peu à peu...

S. R. — Oui. À mesure que la Vérité du dehors le pénètre, il voit ses tics disparaître l’un après l’autre. Il essaye de les retrouver, de se retrouver tel qu’il s’était fait, il s’oblige à trembler, à scander, pour rebâtir son Univers, pour recommencer son dialogue avec les Crabes. Mais les Crabes ne répondent plus. Frantz arrive au cin­quième acte, vidé du mensonge dans lequel il vivait.

J.-A. M. — Vous êtes épuisé à la fin ?

S. R. — Totalement. Cela ne se voit pas, mais le second acte, où il se passe le plus de choses, est très éprou­vant.

J.-A. M. — Vous regrettez les passages coupés ?

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S. R. — Littérairement parlant, sans aucun doute. Mais il était impossible de monter un spectacle de quatre heures. Nous ne pouvons nous permettre des demi-salles.

J.-A. M. — Le prix des places limite déjà votre public...

S. R. — Nous ne sommes pas subventionnés. Mais, un soir, une clocharde, une vraie, avec son panier et sa bouteille, est venue prendre son billet. Elle avait fait des économies pour voir la pièce. On lui a donné un tarif réduit.

Reggiani est blanc de poudre maintenant. Son visage aux traits marqués prend un relief saisissant.

La dernière question...

J.-A. M. — N ’êtes-vous pas gêné par vos partenaires ?

Une hésitation, un sourire.

S. R. — Je ne réponds pas, bien sûr. Il faut dépasser ces questions de personnes. Une pièce fonctionne ou non. Celle-ci passe au maximum tous les soirs.

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Oui, Reggiani, au maximum, et grâce à vous, à votre talent, à votre jeu étourdissant. Cela, je ne vous Vai pas dit. Je vous ai remercié. J ’ai refermé la porte rouge. Je suis parti.

Cahiers libres de la jeunesse, n° 1, janvier I960

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Réflexions intempestives

I.

M O R A L E DE L ’ O U B L I

Comme les couleurs du temps se flétrissent, nos sou­venirs se décomposent. Notre esprit devient « un im­mense caveau qui contient plus de morts que la fosse commune », où se mêlent nos lâchetés et nos erreurs, nos amours et nos ambitions, nos regrets et nos désirs. Parfois, quand Cerbère s’endort, surgissent les monstres rêvés, songes habillés de défroques de chair vivante, idées mortes-nées cherchant à prendre corps, que l’Aube repousse dans l’Oubli. Ils doivent mourir pour que nous vivions, pour que le jour nous trouve purs et prêts à l’ac­tion. La vie est notre exigence et notre limite : la chaude évidence des images qui nous occupent, se perd dans les lignes générales, les formes prégnantes et les cadres logiques où se satisfait notre raison. L’Oubli est une fonc­

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tion de la mémoire et de la pensée. On ne se rebelle pas contre un mécanisme vital.

Mais que dire du besoin d’oublier ? Le bourgeois qui, d’une désinvolture du poignet, oublie ce par quoi il est bourgeois, ce par quoi il mange et jouit, ce par quoi il vit et est heureux, préserve son contentement. Il y a des gens pour combler leur mémoire de souvenirs choisis, d’une tranquille beauté et d ’une agréable commodité, comme l’on meuble un boudoir ou un salon. Ah ! Bon­heur de ceux qui se ferment les yeux et se bouchent les oreilles ! La société oublie ce qu’elle ne veut pas recon­naître comme partie d ’elle, et nécessaire. Devrons-nous nous aussi oublier et nous divertir ?

L’Oubli nous modèle selon l’image que nous désirons de nous. L’Oubli est une attitude, une conduite. Mais nous sommes ce que nous avons été, ce que nous avons fait. Notre « moi » usagé, caché, est plus vrai que celui dont nous faisons parade avec complaisance. Contre l’ou­bli qui se dessine en courbes et en graphiques, nous ne pouvons rien, et sans doute est-il bienfaisant. Nous refu­sons l’oubli hypocrite et l’oubli confortable, l’oubli de mauvaise foi. Nous ne jouerons pas notre personnage sur une scène de théâtre au lieu de prendre la route vers les hommes. Nous portons à notre compte ce qui fut nous. Nous sommes notre histoire. On ne peut pas tirer un

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trait, tourner la page ou brûler le cahier. Nous revendi­quons la lucidité.

II.

D O U C E ET D O M I N I Q U E

Je goûte le premier roman de Montherlant, Le Songe, pour ses imperfections et ses outrances. Quel écrivain, Stendhal mis à part, supporte la perfection sans nous ennuyer ? À travers le grand fracas des mots, j ’ai gardé de ce livre d’un garçon de vingt-six ans le souvenir du plaisir qu’il m’a donné, et une idée. Car elle rencontrait par hasard mes réflexions d’alors, au retour des vacances...

Alban donne ses soins à deux femmes : à celle avec qui il couche et à celle qu’il estime. La première, Douce, est un passe-temps, une jument disait-on, un billard électrique dirons-nous. Dominique, la seconde, ... il l’aime comme on aime une idée, pour sa clarté, sa froi­deur, sa pureté, son inaccessible beauté. Parce qu’elle ne l’aime pas. Ils sont amis. Dominique fera l’apprentissage de la sensualité, infirmière dans un hôpital militaire. Elle aimera Alban d’amour. Elle le lui dira. Et lui se détournera d’elle.

Cette conception des femmes choque ; si on se désin­téresse de Dominique, on s’indigne du sort réservé à

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Douce : le repos du guerrier. Tout cela n’est pourtant pas si subjectif qu’il paraît : il existe des Douce et je les méprise. Pas de ce mépris qui pousse à cracher à la face du monde, mais d’un mépris doux, feutré, dissimulé selon les besoins de la cause. Il m’arrive d’éprouver de la tendresse pour ces jeunes filles, pour leurs secrets, leur univers, compromis de réel et d’imaginaire, leur petite médiocrité. De la tendresse. Je ne me permets pas plus.

Quant aux Dominique, je ne crois pas qu’il y en ait, pas plus qu’il n’est d ames sans corps. D ’elles, nous ai­mons l’idée que nous nous faisons, mais elles ne sont pas idées. Aussi devons-nous les regarder de loin, prendre une mèche de leurs cheveux ou un mouchoir de soie, leur par­ler peu, ne pas les toucher, et les quitter bien vite.

Pour être franc, je pense que cela procède d’un senti­ment d ’infériorité. À seize ans, nous n’aimons que les filles qui ne nous aiment pas. Nous nous plaçons trop bas, encore sur la ligne de départ. Les Douce sont utiles à notre vanité, proche de notre orgueil. Montherlant est ici assez agaçant, qui ne peut toucher ou embrasser une fille sans se sentir « lion-dominant-sa-proie ». À ce compte-là, Simone de Beauvoir l’a dit, beaucoup d’hommes, dans l’obscurité des salles de cinéma, arrive­raient à la conscience de leur grandeur. Je ne serai pas lion, je ne serai pas en situation. De Montherlant, je

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veux apprendre l’indifférence. C ’est alors que le rideau se lèvera et que le jeu commencera.

J ’ai mis beaucoup de moi dans cette interprétation, trop. Et les braves gens diront : « Vous ne connaissez rien de la vie. Vous la rencontrerez un jour, et ces lignes vous paraîtront puériles. » Peut-être verrai-je un jour une idée incarnée dans un corps, Douce et Dominique à la fois. Je ne crois pas. Et je ne sais pas même si je l’es­père.

Cahiers libres de la jeunesse, n° 2, mars I960

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Hamlet, ou Le désespoir et la liberté

« Le moi est une synthèse d'infini et de fini, de temporel et d'éternel, de liberté et de nécessité... Le moi est liberté... dialectique des deux catégories du possible et du nécessaire. »

S ŒR EN K I E R K E G A A R D

I.

H A M L E T

OU LA D É C O U V E R T E DU N É A N T

« Car il n’y a de bien et de mal que selon l ’opinion qu’on en a. »

Le bonheur est ignorance. La joie cache le malheur et le précède. L’enfance et l’innocence n’ont qu’un temps, qui ne dure pas.

Hamlet connut le bonheur et la joie. Son père roi et sa mère reine vivaient en un amour parfait dans un monde

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peuplé de sujets et d ’amis. Hamlet fut le Petit Prince des fables, un Petit Prince dont l’enfance se prolongea jusqu’à la trentaine. Loin du commerce des hommes, en retrait de l’action, il se contenta de subir la vie parce qu’elle était douce et parce qu’elle était simple.

Puis, un jour, son père le Roi mourut. Assassiné par Claudius son oncle, qui épousa sa mère.

En l’espace d’un mois, les valeurs qu’il avait apprises stables et fixées de toute éternité, l’ordre moral qui pour lui se confondait avec l’ordre des choses, et qu’il voyait possible et ce qu’il appelait impossible, tout vacilla et l’Univers devint chaos. Dans sa vie, la mort introduit la négation. Par le meurtre et l’inceste qui troublent son existence, il comprend qu’il y a un Mal, et par les hom­mes. Comme chaque homme érige son action en Bien, il n’y a ni Bien, ni Mal, les autres hommes ne sont pas des dieux, mais chaque homme porte en lui le pouvoir d’un dieu.

Il fait la découverte du Néant et de sa liberté. Le long des cinq actes de la pièce, il tente de refuser sa décou­verte et vit son angoisse et souffre, car la conscience lucide découvre la douleur et la misère que la vie porte en elle.

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H A M L E T M A C H I A V É L I Q U E

OU LE D É S E S P O I R D A N S LA N É C E S S I T É

« Et ton ordre vivant remplira seul les feuillets du livre de mon cerveau. »

Alors qu’il a toujours marché dans un chemin tracé par avance, Hamlet ne supporte pas d’inventer son che­min et de donner son ordonnance à la vie. Il connaît le Néant et se sent « glisser au milieu de Vexistant ». Il cherche un devoir et une contrainte où s’accrocher pour se retenir.

De l’Au-delà alors, le Spectre revenu lui apparaît et lance le mot d'ordre de vengeance. Le théâtre shakespea­rien est le théâtre du fantastique qui matérialise les idées. Le Spectre est la forme du Désir d’Hamlet. Clau­dius, pour lui qui devient adulte à trente ans, est le des­tructeur de l’ordre de son enfance, celui qui a fait de la vie une végétation fétide. Comme le Rêve des Anciens, le Spectre d ’Hamlet est un alibi. Lorsque Goetz joue aux dés avec Dieu, il tient les deux godets à la fois. Hamlet est toujours son propre interlocuteur.

Hamlet est libre et s’enchaîne à une nécessité qu’il voudrait extérieure. Il choisit d’être l’homme d’une seule idée. Ainsi place-t-on des œillères aux chevaux afin qu’ils n’aient pas peur du soleil ou du vide. Il ruse,

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comme il n’est pas en position de force, et feint la folie. L’habileté avec laquelle il envoie Rosencrantz et Guil- denstern se faire tuer à sa place, est celle d’un véritable homme de la Renaissance. « Mais tais-toi mon cœur ! car il faut que je retienne ma langue. » La démarche machiavé- lienne lui est une manière de perdre, dans le raffinement de l’art des moyens, son acte et son angoisse. Il s’est donné un objectif pratique et désespère de l’atteindre : la vérité est qu’il désespère de lui-même, car c’est lui- même qu’il s’efforce d’être.

III.

H A M L E T M O N O L O G U A N T

OU LE D É S E S P O I R D A N S LE P O S S I B LE

« Je ne sais pas pourquoi j ’en suis encore à me dire : ceci est à faire, puisque j ’ai motif volonté, force et moyen de le faire. »

Hamlet est continuellement un virtuel qui refuse de s’actualiser. Les actes sont les négations des possibles : choisir, c’est accepter de n’être pas tout, c’est renoncer au rêve de gagner sur tous les tableaux. Hamlet ne sait pas renoncer et ne néglige rien. Il épuise les conditions et les conséquences de chaque action, et sa méditation paralyse son pouvoir d’action. « Il a la maladie de la pen­sée », a écrit Schlegel. Il craint le poids de ses actes, il

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craint de les voir s’écarter de lui, trahir ses intentions ou témoigner contre lui. Il craint de perdre sa liberté en la réalisant, ce qui est le seul moyen de la faire être ; car la liberté est une intention qui change le monde.

Hamlet doit se déterminer en rapport à l’acte qu’il s’est voulu par l’intermédiaire du Spectre. Sa tentative est vaine, d ’établir la vanité de toute action. « Alexandre est mort, Alexandre est enterré, Alexandre est retourné en pous­sière. » Mais, l’action serait-elle une illusion, Alexandre a vécu son destin d ’homme. Préférons Pyrrhus à Cinéas. « Acrioris viri esse merito perire », dit Tacite en pariant d’un empereur romain.

IV.

H A M L E T M E U R T R I E R

ou l ’ a c t e A M B I G U

« Laerte : le roi est le coupable. — Hamlet : la pointe empoi­sonnée aussi. Alors, venin, à ton œuvre ! » Il frappe le roi.

Kierkegaard a dit de l’homme qu’il est une synthèse de possible et de nécessité. Chez Hamlet, les deux termes sont démesurément grandis. Le génie de Shakespeare n’a pas écrit le désespoir d’Hamlet dans l’itinéraire logique que je lui ai prêté. Hamlet vit tous ses désespoirs en même temps et désespère dans l’immédiat et dans l’éternel.

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Lorsque enfin un moment de conviction coïncide avec une occasion, lorsqu’il se retrouve, l’épée à la main, excité par un combat, après l’assassinat de sa mère, en face du roi, il crie, tue et meurt.

L’acte d’Hamlet est un acte par hasard, et non le résul­tat de sa réflexion : celui de sa passion. Ce n’est pas l’acte de vengeance, ni la réalisation de sa liberté. C’est le fruit de son incohérence et de son désespoir. Lorenzaccio tue pour être pur. Hamlet tue pour n’être pas qu’un projet. « Que désormais mes pensées soient sanglantes pour n’être pas dignes du Néant. » Mais son acte s’éloigne de lui bientôt « hors d’atteinte, sombre et pur comme un cristal noir » (Les Mouches). Hamlet meurt et son acte est à jamais ambigu : « Si la mort... ne m’arrêtait si strictement, oh ! je pourrais vous dire... Mais résignons-nous... Horatio... justifie-moi. » Hora­tio, l’ami fidèle, ne le justifiera pas, car seules comptent les justifications que nous nous reconnaissons.

V.

LA M O R A L E DU D É S E S P O I R

« Car le grand crime de l ’homme, c’est d’être né » (Cal­deron).

Les hommes ne comprennent ni la mort, ni le mal. La morale commence lorsque ce qui est, n’est pas ce qui

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devrait être ; lorsque les hommes s’en étonnent et souf­frent et refusent la morale. Hamlet, qui vécut peu parmi les livres jusqu’à l’âge d’homme pour hériter alors d’un monde de boue où la justice et sa mère ne se confondaient plus, Hamlet et nous, ne sommes-nous pas frères ?

Que l’histoire ténébreuse de l’homme malade nous enseigne, et nous préserve de la vivre. Nous portons tous en nous, dans cette époque troublée, l’exigence d’un temps simple. Par nous seuls, il viendra.

Cahiers libres de la jeunesse, n° 3, mai I960 (resté inédit ; texte sur épreuves)

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Portrait du passionné

LA P É T R I F I C A T I O N

Dans ce silence frénétique où nos désirs s’entrecho­quent, chaque battement de notre sang bouleverse nos pensées et nos décisions. Nos passions nous portent, le monde nous malmène, et le refuge nous tente d’une existence sans intentions, sans rien à mouvoir, sans rien qui nous émeuve. — J ’ai souhaité voir les Autres réduits à danser autour de moi un ballet sans musique. Les pas­sionnés savent le pouvoir des sentiments, et s’effrayent de la puissance des êtres, des choses et des événements sur leur cœur. — Le monde aurait senti le poids de ma passivité. Retrouver le sourire des statues grecques.

Le renoncement aux passions ne peut venir que d’un passionné. Prisonnier des objets qu’il désire, il rêve de l’immobilité, de la plénitude, de la pétrification. Il se fait dur, et ne cède en rien de peur que la cuirasse qu’il

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s’est lacée autour de la poitrine ne se disloque s’il relâche seulement son étreinte. — J ’enviais l’ironie des cloîtrés et des cadavres.

LE M É P RI S

Ce renoncement laisse le goût très nécessaire de la sécheresse. Il enseigne que tout n’est qu’un spectacle. « The world’s a stage. » J ’en suis l’unique spectateur. La peur nous quitte, notre volonté s’assure d’elle-même. La statue s’anime, vit, y prend plaisir. Certains nommeront fuite ce refus de reconnaître la conscience autre. Mais je ne suis moi que si toi tu n’es rien. Voilà une politique taciturne, sombre et solitaire... Noble ?

Le sérieux fatigue, la solitude et l’insolence sont des vertus difficiles. Il y a un autre mépris, plus secret, plus subtil, plus savoureux, et c’est la courtoisie, « ce vice fri­pon et jovial ». Soyons donc affables, nonchalants, désin­voltes. L’onctuosité de la courtoisie délicieuse un moment, écœure vite. Et nous balançons sans cesse d’un mépris à l’autre, de la morgue à l’humilité, de la brutalité à la manœuvre, de la retraite au libertinage.

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Nos actes nous révèlent aux hommes. Nous qui connaissons que le monde est paraître, pensons nos actes, et nous commanderons aux apparences. L’hypo­crite crée des actes qui ne l’expriment pas, qui le ser­vent, qui l’amusent.

C’est une grande passion que l’hypocrisie. Valmont amoureux n’est pas un passionné, la Merteuil au cœur de pierre (ou de jaguar) ne faiblit pas en chemin. Pauvre Tartuffe, qu’une Elvire suffit à perdre ! L’hypocrisie est une passion jalouse.

L’ambition est une chaîne pour certains, d ’autres jouissent de sa poursuite. Rastignac n’est pas moins pas­sionné que Julien, il l’est autrement. Que cette diffé­rence ne nous dissimule pas leur étroite parenté !

LA P R O T E C T I O N DES S Y S T È M E S

J ’aime les plans, ceux de Napoléon comme ceux de don Juan. Je crois qu’il est bon d’en faire, et bon de ne pas les suivre. Julien, s’il avait vécu après le meurtre de Mme de Rénal, aurait été Fabrice, car il a compris qu’il faut toujours « envier sa carrière ». Fabrice agence tout, puis remet tout en question, sans hésitation. Il faut ima­

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giner le Chevalier de Γ Apocalypse gai. Sous les traits de Fabrice. Réconciliation de Wagner et Bizet, du Nord et du Midi.

En un mot, il faut connaître le Néant et aimer la vie, retrouver nos passions, et les aimer pour elles-mêmes. Je songe à la Fronde : l’intelligence, l’énergie, la vie, prodi­guées dans les complots, dans les combats pour rien. Pour rien. La vie est un effort sans fin.

A P H O R I S M E S

— Les passions qui manifestent la liberté d’un Fabrice, asservissent les romantiques.

— La liberté se compose de trois passions : la passion de l’indépendance, celle de la volonté, celle de l’indiffé­rence. Parenté des révolutionnaires, des stoïciens et des libertins.

— J ’ai tous les visages. Mais quel autre visage que le visage de la jeunesse peut avoir celui qui porte tous les visages ?

— L’indifférence nous protège du fanatisme. La rai­son nous protège du scepticisme. Les passions nous pro­tègent de l’inaction.

— Il faut s’exercer.— Être passionné, c’est reconnaître que des idées

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peuvent se ressentir. Devant la Convention, Saint-Just analysa avec la plus grande rigueur les nécessités du gouvernement révolutionnaire avant de conclure quelles étaient immédiatement sensibles au cœur de tout patriote.

— Nous savons que nous justifions après coup nos choix. Ce qui n’altère pas nos raisons.

— L’action fusionne nos contradictions, achève nos ébauches. La mort nous donne un seul visage. Il faut réussir sa vie.

Cahiers libres de la jeunesse, n° 3, mai I960 (resté inédit ; texte sur épreuves)

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II

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Action de la structure

A V E R T I S S E M E N T

Ce texte demande d’etre introduit par ses circonstances. Le 27 juin 1964, Jacques Lacan fondait l ’École freudienne de Paris et l ’ouvrait aux non-analystes. Quelques élèves de l ’École normale, pour y adhérer, se groupèrent comme l ’exigeaient les statuts, dans un « cartel » qui se désigna par l ’objet de son intérêt : Théorie du Discours. Les pages qu’on va lire étaient destinées à justifier le titre sous lequel les membres de ce groupe comptaient inscrire leurs travaux, tributaires et datés du même champ conceptuel. Elles devaient paraître dans ΓAnnuaire de l ’École freudienne, qui ne fut en définitive qu’une liste de noms, et ainsi elles restèrent en rade.

Si je les publie maintenant, c’est qu’il me semble que malgré le temps écoulé, les séminaires de toutes sortes où on déchiffre Freud, Marx et Lacan, mettant ainsi à la portée de toutes les intelligences des vérités difficiles il y a peu, malgré ce que les

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Cahiers pour l’Analyse ont déjà fait connaître — ce qui était articulé dans ce texte des rapports de la structure du sujet et de la science n’est pas encore aperçu du plus grand nombre.

P R É A M B U L E

La psychanalyse, ainsi que le marxisme, donne le prin­cipe d’une organisation nouvelle du champ conceptuel. C ’est pourquoi on ne sait pas encore l’entendre et on la fait taire, ou, par une répression intérieure, on l’accueille mais on la conjure, on la récite dans des langages qui lui sont théoriquement antérieurs, certains même contre lesquels elle s’est enlevée — la psychologie, la biologie, la philosophie de l’esprit — , on usurpe son nom, et sa vérité on l’exile.

La rappeler est aujourd’hui une demande toujours in­tempestive.

Nous entendons pour notre part y souscrire et faire la dépense de cette réorganisation. On aimera peut-être croire que nous nous sommes aveuglé sur les bornes où notre ignorance de la pratique psychanalytique resserre nécessairement notre discours. Mais non : il nous semble que de les avoir reconnues n’abolit pas la légitimité que nous lui voulons, la fonde au contraire, et l’assure contre l’éventuelle intempérance de nos présomptions. Le dis-

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cours dont nous concevons le projet ne saurait assumer dans le champ freudien qu’une vocation critique, l’expé­rience elle-même y paraîtra dans son concept seulement. Notre intervention est donc suspendue à la médiation d’un discours qui la précède, que nous avons identifié dès l’abord, pour ce qu’il est le seul à prendre son départ d’une idée de la spécificité freudienne dans celui de Jacques Lacan. Notre première entreprise — ce n’est pas la moins ambitieuse — était de le comprendre et de l’éprouver en lui constituant une exposition systéma­tique. Celles que nous méditons tentent d’en étendre les conséquences, de le joindre à d’autres discours qui le recoupent, d ’élaborer leur théorie unitaire afin d’en dis­tribuer la puissance dans des espaces variés dont certains ici seront déjà circonscrits. L’ensemble de ce travail sur des concepts aura pour mot d’ordre la définition de Georges Canguilhem : « . . . travailler un concept, c’est en faire varier l’extension et la compréhension, le géné­raliser par l’incorporation des traits d ’exception, l’expor­ter hors de sa région d’origine, le prendre pour un modèle ou inversement lui chercher un modèle, bref lui conférer progressivement par des transformations réglées, la fonction d’une forme \ »

1. « Dialectique et philosophie du non chez Gaston Bachelard », Revue internationale de philosophie, 1963.

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La critique sans doute peut prétendre à la liberté de son établissement : elle n’est convoquée qu’au seul tri­bunal de sa rigueur. En cette occurrence pourtant, elle reçoit l’aveu et la sanction de son discours-objet, elle est amenée très vite à lui emprunter les moyens de son pro­grès, jusqu’au concept de son exercice ; elle s’avise bien­tôt qu’elle n’est pas seulement autorisée, mais pensée déjà par ce qu’elle pense, requise et même entamée, qu’elle ne lui est pas adventice : qu’elle le dédouble sans l’excéder. Cette découverte devient peu à peu son thème. La propriété du discours de Jacques Lacan, d’être précep­teur de sa critique, tient d’abord au concept qu’il s’est créé et qu’il met en œuvre, de la structure.

S T R U C T U R E

Ici la structure ne réserve la place d’aucun au-delà du discours scientifique.

La distance à l’expérience sur laquelle gagnent les modèles, mais dont ils sont en même temps, pour en inclure l’irréductible dans leur définition, les gardiens rigoureux, cette distance maintenant doit disparaître, et une intégration exacte s’opérer du vécu au structural.

La structure ne soustrait pas plus un contenu « empi­rique » à un objet « naturel » qu’elle ne lui ajoute « l’in-

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telligible ». Si on se contente d’étaler un objet dans la dimension d’un réseau pour décrire l’agencement de ses éléments, on isole le produit de sa production, on établit entre eux un rapport d’extériorité, et afin de se rendre indifférent à la cause, on en vient à la comprendre comme le gardien expédient de ses effets : seule une pensée méca- niste l’autorise.

Lorsque l’activité structuraliste se trouve rejeter tem­poralité et subjectivité dans l’espace neutralisé de la cause, elle se contraint à garantir ses objets tout consti­tués en les référant à « la vie sociale », à « la culture », à l’anthropologie, voire à la biologie, de l’esprit. À tort elle excipe du structuralisme linguistique : celui-ci, d’ouvrir son champ par l’exclusion préliminaire de tout rapport qu’entretient avec sa parole le sujet, s’interdit d’en rien dire. Tant que l'altération provoquée par l’exclusion du sujet parlant n’est pas annulée, les structures linguis­tiques ne valent pas hors de leur région d’origine. Le structuralisme psychanalytique réalise à notre sens leur exportation légitime, parce que ses objets sont des expé­riences ou : une subjectivité inéliminable y est située et elles se déroulent selon leur temps intérieur, indiscernables du progrès de leur constitution. La topologie de la structure ne contredit pas dès lors sa dynamique, que scande le déplacement de ses éléments.

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Structure donc : ce qui met en place une expérience pour le sujet qu’elle inclut.

Deux fonctions qualifient notre concept de la struc­ture : la structuration, ou action de la structure, et la subjectivité, assujettie.

Tirer les conséquences d’une telle hypothèse engendre la structure.

Il est clair pour commencer que la première fonction impose de la répartir entre un plan actuel, dans lequel elle s’offrirait à un observateur, et qui constitue son état, et d ’autre part une dimension virtuelle selon laquelle tous ses états sont susceptibles d’être déduits. Il faudra donc distinguer une structure structurante et une struc­ture structurée.

Jusqu’à ce point, la première est à la seconde comme sa clause immanente, c’est-à-dire : le point de vue à prendre par une investigation se désimpliquant pour passer d ’une description à une connaissance. Les deux ordres sont en continuité, leur rapport est simple, leur partage seulement relatif à une méthode, il n’y a pas de retard, donc pas de temps structural, et un mouvement établi dans la structure serait seulement apparent.

Si on suppose maintenant un élément qui se retourne sur la réalité et la perçoit, la réfléchit et la signifie, un élément capable de la redoubler pour son propre compte, une distorsion générale s’ensuit, qui affecte l’ensemble de

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l’économie structurale et la recompose suivant des lois nouvelles. Dès le moment qu’elle comporte l’élément que nous avons dit,

— son actualité devient une expérience,— la virtualité du structurant se convertit en une

absence,— cette absence se produit dans l’ordre réel de la

structure : l’action de la structure vient à être supportée par un manque.

Le structurant, pour n’y être pas, régit le réel. On tient là la discordance motrice : car l’introduction de cet élément réflexif, qui suffit à instituer la dimension du structuré- en-tant-qu’il-le-vit, comme ne prenant ses effets que de soi-même, dispose une ordonnance imaginaire, contempo­raine et différente de l’ordre réel, et néanmoins coordon­née à lui, et faisant dorénavant intrinsèquement partie de la réalité. Une structure tertiaire, imaginaire, se constitue dans le réel. Il en résulte que la réduplication du système structural, idéale au départ, se trouve accomplie. Cette duplicité afflige en retour l’élément réflexif qui la pro­voque — pour autant qu’au niveau du structurant il n’est pas de réflexivité — , ce qui le définit comme un sujet, réflexif dans l’imaginaire, non-réflexif dans le structurant.

Dans ce second statut, son assujettissement le réduit à n’être qu’un support. Le rapport du sujet à la structure, rapport circulaire en ce que chacun des termes se doi­

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vent l’un à l’autre leurs définitions, mais dissymétrique puisque c’est une insertion, s’avère inconcevable sans la médiation d’une fonction imaginaire de méconnaissance, rétablissant la réalité dans sa continuité par la production de représentations qui répondent à l’absence du structu­rant, et compensent la production du manque. La structu­ration fonctionne à leur couvert, et en ce sens, l’imagi­naire est son moyen. Mais il est en même temps son effet : les représentations sont mises en scène par ce qu’elles dérobent — qu’elles ont pour fonction de dérober, elles n’existent que pour dissimuler la raison de leur existence. C’est leur propre structure structurante qu’elles dérobent, car ce qui structure la réalité les structure. Que leur réflexion dans la subjectivité leur assure une cohérence, autre nom de leur inertie, les constitue en systèmes, et s’emploie incessamment à les rendre indépendants de l’action du structurant, implique que c’est intérieurement que le manque auquel elles parent, les intime.

La cause se réfléchit parmi les effets qu’elle détermine et qui s’ignorent comme tels. Il s’ensuit que leur subor­dination aux transformations structurantes est nécessai­rement indirecte. L’action du structurant, selon la résis­tance des représentations ou des systèmes de représen­tations, s’exerce inégalement sur l’imaginaire, donc sur le réel, différencie et multiplie les niveaux du structuré dans son ensemble. Nous appelons surdétermination la

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détermination structurante qui de s’exercer par le biais de l’imaginaire se rend indirecte, inégale et excentrique à ses effets.

Il faut pour reconstituer la totalité de la structure faire se correspondre dans cet espace permanent de distorsions et de décalages généralisés les effets et leur cause latérale, prendre la mesure de son incidence, et la rapporter au manque comme à son principe.

Or le manque n’est jamais apparent, puisque le struc­turé méconnaît l’action qui le forme, et offre une cohé­rence, une homogénéité de première vue. On en doit dé­duire qu’en ce lieu où le manque de la cause se produit dans l’espace de ses effets, un élément s’interpose, qui accomplit sa suturation.

Toute structure à notre sens comprend ainsi un leurre, tenant lieu de manque, relié à ce qui se perçoit, mais le maillon le plus faible de la séquence donnée, point vacillant, qui n’appartient qu’en apparence au plan actuel : l’ensemble du plan virtuel (de l’espace structu­rant) s’y écrase. Cet élément, exactement irrationnel dans la réalité, dénonce, en s’y insérant, la place du manque.

De l’élément qui ne cadre pas, mais qui trompe l’œil, et par qui toute perception est méconnaissance, nous distinguerons la fonction en nommant sa place le point utopique de la structure, son point impropre, ou son point à Γinfini.

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Sans doute, une investigation positiviste ne manque pas de s’y leurrer et de l’éluder, car rien ne tombe dans ses filets qui excède la surface plate sur laquelle elle promène son regard. Une conversion de la perspective s’impose pour l’apercevoir. Ce lieu impossible à occuper s’annonce alors par son allure singulière, contradictoire, inégale au plan ; l’élément qui le masque signale maintenant, par une certaine flexion de sa configuration, que sa présence est indue, qu’il ne devrait pas être là. Mais c’est sur ce point-là, là précisément où s’intersectent, s’articulent l’espace étalé du structuré et l’espace « transcendantal » du structurant, qu’on devra régler son regard, et prendre pour principe d ’organisation le tenant-lieu même : on verra aussitôt l’espace pivoter sur soi, et par une rotation complète accomplissant sa division, découvrir le règne intérieur de sa loi et l’ordre qui secrètement ajuste ce qui s’offre au regard : la translation de la structure l’ou­vre à une lecture diagonale. La topologie qui s’applique­rait à la figurer devrait être construite sur un espace uni en son centre à l’extériorité de sa circonscription, dans une convergence ponctuelle : son extérieur périphérique est son extérieur central. Le dehors passe dans le dedans.

Toute activité qui ne joue pas seulement dans l’imagi­naire mais transforme un état de la structure, part du point utopique, poste stratégique, spécifique à chacun des niveaux où le structurant manque. Il va de soi que le

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sujet concertant cette pratique efficace n’en est pas pour autant délivré de la méconnaissance afférente à sa place.

S U J E T

C’est à partir de la structure qu’il faut engager la théorie du sujet, qui tient pour acquise son insertion. L’ordre qui, de la structure, va au sujet, est ici essentiel à préserver : il suffit à ruiner la possibilité d’un discours qui chercherait son fondement dans la sphère d’une donation immédiate, à la fin — à l’origine — du par­cours historique ou méthodique d’une conscience — de soi, son détour à la fois préambulaire et essentiel. Si la structure seule, au contraire, est originaire, si aucun retour de la conscience sur elle-même ne lui découvre son organisation, alors l’immédiat n’est pas plus ultime qu’il n’est initial, il ne s’agit ni de le redécouvrir, ni de l’attendre, la réalité n’est pas à « désensevelir », ni à dépasser, il faut la traverser, et forcer en son retrait ce qui la met en place. Si donc, contre la philosophie du structuralisme, nous impliquons la subjectivité, ce n’est pas comme régente, mais comme sujette. Requise par la représentation, elle ne l’est pourtant pas dans la position d’un fondement, avec la fonction d’une cause. Sa lacune répartit son être conscient à chacun des niveaux que

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l’imaginaire induit dans la réalité structurée ; quant à son unité, elle tient à sa localisation, sa localisation dans la structure structurante. Le sujet dans la structure ne conserve ainsi aucun des attributs du sujet psychologique, il échappe à sa définition, jamais stabilisée entre la théorie de la connaissance, la morale, la politique et le droit.

Voici les tâches de la théorie du sujet. Elle doit d’abord démentir la tentative phénoménologique de retrouver l’état naïf ou sauvage du monde par une enquête archéo­logique portant sur la perception. La phénoménologie en effet espérait, d’une réduction du visible au visible, la donation du support secret, inchangé, anhistorique, de la connaissance et de l’histoire, et l’invisible quelle rencon­trait n’était rien que l’envers d’un visible en définitive miraculeux. Si, au contraire, l’invisible loge une structure qui systématise le visible qui la dérobe, si l’invisible varie et transforme le visible, commence l’archéologie vraiment radicale d’une perception de part en part historique, spé­cifiée absolument, structurée comme un discours, et qui rend à leur identité principielle le voir et le dire. De cette archéologie, l’œuvre de Michel Foucault donne aujour­d’hui le premier exemple 2.

2. C ’est le thème explicite de Naissance de la clinique. On pensera moins à discréditer le discours phénoménologique (celui de Maurice Mer­leau-Ponty en particulier), positiviste en tant qu’il s’aveugle à toute muta­

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Il faut aussi traiter en détail les analyses psycholo­giques du sujet. Elles se recoupent en ceci qu’elles lui assignent en définitive une position statutairement identique devant les objets du monde, et qu’elles résu­ment sa fonction à celle de les rassembler dans une parenthèse pour constituer leur unité constante sous le nom de réalité, celle-ci en retour mesure la correction du fonctionnement subjectif. Le discours de la surdétermi­nation au contraire nous mène au point de reconnaître comme spontanée l’orientation du sujet vers le leurre. Foncièrement, le sujet est déçu, sa méprise est constitutive. Elle ne lui interdit pas d’enregistrer et de capitaliser ses expériences, de disposer dans la réalité d’un système de repérage, par lequel son existence s’adapte et persévère. Mais rien ne peut faire que son adaptation au réel soit native. Elle ne saurait donc être pensée selon des mo­dèles qui valent pour le monde animal, elle s’effectue par l’intervention secondaire d’un système correcteur. Il faudra sans doute distinguer entre une méconnaissance adéquate nécessaire à l’action de la structure, et une méconnaissance inadéquate, qui nuit à la subsistance du sujet ; au point où nous sommes, la perception et l’idéo­logie, aussi bien que ce qu’on peut nommer la sensibi­

tion de l’invisible structural, qu’à le reprendre pour le fonder autrement : comme discours rigoureux, dans l’imaginaire, de l’imaginaire.

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lité, sont réunies dans le concept unique de méconnais­sance.

La méconnaissance n’est pas l’exact envers de la connaissance, et la « prise de conscience », c’est-à-dire l’opération qui fait passer le vécu à l’explicite, ne la ter­mine pas ; au contraire : elle en fait partie, et la forma­tion de systèmes conceptuels, fermés ou peu s’en faut, continuent la dimension de l’imaginaire. La sphère psy­chologique, celle des volitions et des appétits, c’est-à- dire des motivations, dérive de la méconnaissance fonc­tionnelle du structurant, d’où il suit que les hommes agissent toujours en vue d’une fin, c’est-à-dire de l’utile qu’ils aperçoivent. Puisque les systèmes adéquats qui élaborent la méconnaissance de la cause forment, pour Claude Lévi-Strauss, l’objet de l’ethnologie, celle-ci reste une psychologie, et c’est de la psychanalyse qu’il faut attendre la limitation du champ de la psychologie.

La théorie du sujet introduit à une doctrine de l’inter- subjectivité dont il est déjà certain qu’elle ne peut s’arti­culer en des termes simplement réciproques. Le rapport qui s’établit d ’un sujet à un autre n’est pas plus réver­sible qu’il ne dépend exclusivement de l’un d’eux : cette altérité simple, jumelle ou scissipare, habite l’imagi­naire, et le désespoir de déduire son agencement à partir d ’un des termes, le fait qualifier de miraculeux. Ce qui les unit et arrange leurs liens, et dont nous voyons uni­

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quement les effets, se noue et se décide sur une Autre Scène, et les réfère à une altérité absolue en absence, pour ainsi dire exponentiée. Elle n’est jamais donnée au présent, et pourtant il n’y a pas de présence qui ne passe par elle, et ne s’y constitue.

Aucun rapport d’un sujet à un autre sujet, ou d’un sujet à un objet, ne comble le manque, sinon par une for­mation imaginaire qui le suture, mais il se retrouve en son intérieur. La contestation du moment de la réciprocité dans les psychologies de l’intersubjectivité doit être corré­latif d’une réfutation de toutes les politiques libérales ou humanistes, dont on peut dire qu’elles dérivent de la réci­procité, et qu’elles sont indéfiniment à la recherche de cet objet qui viendrait combler ce qu’elles conçoivent comme 1’« insatisfaction » humaine (c’est Xuneasiness lockienne), et assurerait la transparence des rapports interhumains. Lorsqu’on sait que ce n’est pas après un « avoir » que l’homme en a, mais après son « être » ou, sans méta­phore, que l’imaginaire est le biais de la détermination d’une structure qui comporte un sujet, il faut considérer une politique du bonheur, i.e. de l’ajustement, comme le plus sûr moyen de renforcer l’inadéquation du sujet à la structure.

Il faut enfin rassembler toutes ces analyses dans une doctrine de l’aliénation, en conflit ouvert avec Hegel et le néo-hégélianisme. Pour une subjectivité que ne suffit

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pas à définir la réflexivité, l’aliénation ne peut être trai­tée comme cet enfer dont elle devrait se libérer pour se posséder elle-même et jouir de son activité ; cela ne se conçoit que d’une sphère autonome de la conscience de soi, et non d’un sujet rédupliqué et donc lacunaire, sujet-agent imaginaire du structuré, sujet-support, élé­ment, du structurant, qui n’apparaît comme sujet dans le réel qu’à se méconnaître dans l’imaginaire comme élé­ment dans le structurant. Mais une aliénation est essen­tielle au sujet par ceci qu’il ne s’effectue comme agent que dans l’imaginaire, de prendre à son compte les effets du structurant, où déjà il est compté. Acteur, il est met­teur en scène dans son fantasme.

S C I E N C E

Or, une fois les entreprises du sujet restituées à leur dépendance radicale à l’égard de l’action du structurant, et l’aliénation définie comme constitutive du sujet assu­jetti, comment un discours est-il possible qui se donne un objet adéquat et développe ses propres normes ? Et d’abord : comment un discours de la surdétermination est-il même possible ? Le seul fait qu’il s’expose à ren­contrer, ou plutôt suscite nécessairement dans son avan­cée, par-delà le problème de toute scientificité en géné-

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ral, celui de sa propre possibilité, manifeste le circuit sin­gulier d’une implication réfléchie : son statut relève d’une doctrine de la science où sa raison se fonde, mais dont il appartient à lui seul d’assigner sa place, de contraindre le concept, et de dicter les termes catégoriques. C’est de ce problème exactement final et premier, que nous enten­dons faire le départ thématique à partir duquel ordonner notre procès.

Si on consent à dire champ de l’énoncé le champ où s’établit la logique, champ de la parole celui de la psy­chanalyse, — anticipant sur notre savoir, nous prononce­rons l’exigence d’une position nouvelle dans l’espace du langage, et nous produirons cette proposition, qu’un champ, qui porte pour pertinence cardinale la scientificité ou non, est à constituer comme champ du discours.

Lorsque la logique construit un système formalisé, elle exprime l’alphabet de ses symboles, un ensemble initial de formules et des règles pour leur formation et leur déduction, si bien que les énoncés qu’il produira ne se doubleront d’aucune dimension virtuelle ; quand une activité logique s’attache à des systèmes qu’elle n’a pas elle-même engendrés, cette dimension reste toujours en droit réductible. Au contraire, les énoncés isolés dans le champ linguistique se réfèrent à un code dont la virtua­lité est essentielle, et les définit comme messages. Mais la communication elle-même n’entre pas en ligne de

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compte, et lemission aussi bien que la réception fixent plutôt les limites du champ qu’elles n’en font partie.

Si maintenant nous essayons de dériver de la relation linguistique un sujet qui soit capable de la soutenir, il ne pourra pas être le support indivis du message et du code, il n’entretiendra pas avec l’un et l’autre un rapport iden­tique : le code, nécessaire à la production de la parole, mais absent de la parole énoncée par le sujet, n’appar­tient pas au sujet émetteur et n’est pas à situer en son lieu, la réception le requiert aussi, et il faut bien le situer dans la dimension exponentiée de l’altérité, que nous avons indiquée. La distribution topique qui se des­sine disjoint le plan où le sujet s’effectue en première personne, et le lieu de ce code où il est rendu, mais où justement, en tant que sujet-agent il est élidé, et d’où sa parole s’origine, pour s’inverser d’être proférée, et y revenir en définitive, puisque c’est le lieu qui garantit son intellection et sa vérité. Le manque du code au niveau de la parole, et le manque du sujet-agent au lieu du code, qui sont corrélatifs, ouvrent à l’intérieur du langage la refente de l’inconscient. Nous pouvons dire maintenant : le sujet est capable d’un inconscient.

À cette refente, la psychanalyse articule cette Autre scène où se décide et se structure la parole du sujet, où celui-ci figure dans une fonction passive comme un élé­ment dont la transitivité est commandée par une combi-

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natoire quaternaire, autre Scène qui fait venir l’animal humain au langage, et vers laquelle sa parole laissée libre retourne comme à sa dépendance primordiale et génératrice.

Mais d'autres circuits se branchent sur cette refente. Nous, nous nous occupons de cette parole contrainte par la visée consciente de sa fin comme véridicité, que nous nom­mons discours. La topologie demeure ; mais la connexion ne s’établit ici que par une sélection secondaire, à l’Autre scène primordiale ; autrement dit : selon les modes du langage, la connexion se fait avec d’autres Autres scènes entées sur le lieu du code. Exemple : l’Autre scène de la lutte des classes, dont la combinatoire dispose des « inté­rêts de classe ». Une spécification des manques s’an­nonce.

L’articulation fondamentale qui structure les discours comme paroles contraintes, en prescrit une lecture qui n’est ni un commentaire, ni une interprétation. Elle n’est pas un commentaire parce qu’elle n’est pas en quête d’un sens qui se serait, par l’effet d’un malheur inséparable du verbe, abstenu du texte, mais que celui-ci appellerait pourtant, impliquerait nécessairement, et qu’on pourrait restituer et indéfiniment multiplier par un recours au fonds tacite, et inépuisable à toute exploitation, de la parole. Il n’est pas question non plus de faire passer un sens d’un texte à un autre, et par exemple, de le traduire

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dans le vocabulaire d’une philosophie constituée sans exclure qu’une autre interprétation aussi puisse le prendre en charge ; un tel discours serait par rapport au discours premier comme un élément neutre, et établi sur lui en parasite. Reprendre un énoncé par d’autres énoncés plus proches du mystère de son sens suppose ce rapport à la lettre que Spinoza a critiqué dans l’exégèse biblique. Enfin, il ne suffit pas de restituer à un texte sa conti­nuité, sa simultanéité logique, en épelant la surface. Le « structuralisme » au niveau de l’énoncé doit n’être qu’un moment pour une lecture qui cherche à travers son tenant-lieu le manque spécifique qui supporte la fonction structurante. Pour cette lecture transgressive qui traverse l’énoncé vers l’énonciation, le nom & analyse nous a paru convenir.

Le manque dont il s’agit n’est pas une parole tue qu’il suffirait de porter à jour, ce n’est pas une impuissance du verbe ou une ruse de l’auteur, c’est le silence, le défaut qui organise la parole énoncée, c’est le lieu dérobé qui ne pouvait s’éclairer parce que c’est à partir de son absence que le texte était possible, et que les discours se profé­raient : Autre scène où le sujet éclipsé se situe, d’où il parle, pour quoi il parle. L’extériorité du discours est centrale, cette distance est intérieure. Il faut rompre la détermination réciproque où se concertent les éléments d ’un objet dans un réseau structuré : nous cherchons une

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détermination univoque, — non seulement ce que ça veut dire, mais surtout ce que ça ne dit pas, dans la me­sure où ça veut ne pas le dire. L’ensemble d’un texte sera donc considéré par nous comme l’entour d’un manque, principe de l’action de la structure, qui porte donc les marques de l’action qu’il accomplit : la suture. A partir du tenant-lieu vers quoi convergent les désordres de l’énoncé de ses contradictions, faire pivoter le plan de l’énoncé doit révéler le discours du sujet comme le dis­cours de la méconnaissance afférente à la place où, en tant qu’élément, ou support, il est situé dans la struc­ture structurante. Le discours que le sujet émet, il le reçoit, et la détermination s’inverse de se faire en pre­mière personne. On explorera donc l’espace de déplace­ment de la détermination. A la fois univoque, réprimée et intérieure, retirée et déclarée, elle ne saura être quali­fiée que de causalité métonymique. La cause se métapho- rise dans un discours, et en général dans toute struc­ture : car la condition nécessaire au fonctionnement de la causalité structurale est que le sujet prenne l’effet pour la cause. Loi fondamentale de l’action de la structure.

Comment, dès lors, un discours qui ne prend ses ordres que de lui-même, un discours plat, sans incons­cient, adéquat à son objet, est-il possible ? Il est clair que ce n’est pas le retour à la réalité par-delà les dis­cours, une attention désimpliquée et simplement posi­

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tive, qui ouvrent son champ, mais c’est encore un état singulier du structurant, une position particulière du sujet par rapport au lieu de la vérité, qui referme la parole sur elle-même. Cette fermeture du discours scien­tifique ne saurait être confondue avec la suture du dis­cours non-scientifique, parce qu’elle met véritablement le manque à la porte, réduit son extériorité centrale, le déconnecte de toute autre Scène. Pensée de l’intérieur du champ qu’elle circonscrit, elle sera nommée : clôture. Mais la limite de cette circonscription a une épaisseur, elle a un extérieur ; autrement dit le discours scienti­fique n’est pas frappé d’un manque simple, mais le manque d’un manque est aussi un manque.

La double négation confère une positivité à son champ, mais à la périphérie de celui-ci, on doit reconnaître la structure qui le rend possible, dont son développement pourtant n’est pas indépendant. Le manque du manque laisse ouverte dans tout discours scientifique la place de la méconnaissance, l’idéologie qui l’accompagne, sans lui être intrinsèque : un discours scientifique comme tel ne comporte pas d’élément utopique. Il faudrait figurer deux espaces superposés, sans point de capiton, sans glissement (lapsus) de l’un dans l’autre. La fermeture de la science opère donc une répartition entre un champ clos, dont on n’aperçoit aucune limite si on le considère de l’intérieur, et un espace forclos. La forclusion est l’autre

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côté de la clôture. Ce terme suffira à indiquer que toute science est structurée comme une psychose : le forclos fait retour sous la forme de l’impossible.

C’est en fait la coupure épistémologique que nous retrouvons, mais à l’aborder par son versant extérieur, nous devons reconnaître le privilège et le statut scienti­fique inédit d’un discours de la surdétermination qui constitue son champ à l’extérieur de toute science en général, et dont l’injonction théorique aussi bien que pratique (thérapeutique ou politique) est donnée par le « Wo es war, soll ich werden » freudien, qui convoque à notre sens le sujet scientifique à se ressaisir.

Nous connaissons deux discours de la surdétermina­tion : le discours marxiste et le discours freudien. Parce que le premier est aujourd’hui libéré par Louis Althusser de l’hypothèque que faisait peser sur lui la conception de la société comme sujet historique, comme le second l’a été par Jacques Lacan de l’interprétation de l’individu comme sujet psychologique, — les joindre nous semble maintenant possible. Nous tenons que les discours de Marx et de Freud sont susceptibles de communiquer par le moyen de transformations réglées, et de se réfléchir dans un discours théorique unitaire.

Septembre 1964

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Le problème crucial pour la Doctrine de la science, celui-là même qui la définit, porte sur son propre statut.

Elle est seule, en effet, à le pouvoir donner, puisque, la différence d ’une science particulière, elle n’a pas d’ex­térieur : les principes qui la gouvernent tombent sous leur propre juridiction. La Doctrine donc ne peut se poser qu’elle ne doive se compter au nombre de ses objets ; si elle n’a pas d’extérieur, elle est à l’intérieur d’elle-même. L’introjection qu’elle subit sitôt qu’elle s’instaure la voue à tous les phénomènes de l’auto-réflexivité.

Les conséquences de cette propriété sont les sui­vantes : la Doctrine n’a pas de sens, ou du moins elle n’en a pas qui soit énonçable. Comme telle, elle ne peut pas être dite, parce qu’elle ne peut pas être construite. D ’entrée de jeu, l’exposer, c’est-à-dire l’expliquer, la dérouler, l’étaler, est, de droit, impossible. Et si rien n’est qui ne peut être dit, c’est si rien ri est sans nom (c’est là notre version du principe de raison, et il y a deux façons de l’entendre selon la ponctuation — Heidegger le démontre pour Leibniz), le projet d ’une Doctrine de la science est impossible, elle a le nom de l’innom­mable : la Doctrine Anonyme.

Dès lors, tout énoncé qui la vise sera préambulaire et

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périphérique, et en même temps elle n’est rien que pré­ambule et périphérie : elle est aspirée par ses entours. Le discours qui lui est adéquat est toujours à côté d ’elle, puisqu’elle n’est nulle part, et ainsi, partout.

Ces propriétés merveilleuses s’ensuivent d’une seule : son auto-réflexivité qui, d ’interdire à son énonciation de se diviser, fait en son champ le méta-langage indiscer­nable du langage-objet. Il serait donc contradictoire avec le concept de la Doctrine Anonyme qu’on puisse l’isoler en un lieu quelconque de l’Univers du discours. L’exposer, c’est-à-dire la manquer, afin de produire dans le langage son absence en lui donnant des entours, est une entreprise infinie.

C’est sans doute pourquoi Fichte, qui a voulu ce que j’ai dit, est d ’abord un philosophe qui parle, dont les livres ne constituent que le résidu de la parole. En un certain sens, son discours ne doit pas se conserver, il est proféré en vue de disparaître, et comporte toujours la clause d’annulation inscrite par Wittgenstein en 6.54 du Tractatus : les Principes de la doctrine de la science de 1794 sont un « manuel pour ses auditeurs », les exposés de la Doctrine reprennent des conférences. Ne doutons pas que l’inachèvement intérieur de la Doctrine n’est pas accidentel : la dispersion est la seule forme qui lui soit possible. Il n’y a pas de méta-langage de la Doctrine, aussi l’essentiel n’est-il jamais dit, ou il est dit à chaque

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moment, toujours présent, mais jamais là. Et ses au­diteurs ne font pas un public, chacun est devant elle, confié à soi-même et solitaire. Le discours ne pense pas pour ceux qui l’écoutent, à leur place, en dehors deux, mais chacun doit effectuer, pour son propre compte, et à chaque fois comme la première fois, l’annulation du pro­cessus de l’énonciation, car le processus ne se termine qu’au moment où il se découvre interminable, lorsque l’opérateur entrevoit que la Doctrine, il ne la construi­sait pas en lui-même, mais qu’il se construisait en elle. Ainsi c’est la même chose de dire que la Doctrine est impossible ou que son exposition est infinie, ou quelle précède tout ce qui porte sur elle, ou qu’elle enveloppe tout ce qui veut l’envelopper. Ainsi on voit qu’à celui qui vit et se meut en elle, et qui la veut parler ou la veut écrire, elle se présentera comme un effort, « non pas une réalité qui est, mais qui doit être produite par nous sans pouvoir l’être (Principes de la doctrine de la science, p. 24) ».

Ce qui s’énonce ici dépend d’une loi, loi de la raison a priori, ou a posteriori du signe : un objet auto-réflexif, donc auto-reproducteur, a pour corrélat une construction impossible, ou une activité infinie. C ’est pourquoi on peut dire aussi bien qu’il n’existe pas, ou qu’il est indestructible.

De cet objet, dont l’auto-reproduction n’est pas divi­sion mais répétition, puisqu’il est insécable, il faut bien que Freud ait eu quelque savoir pour avoir reconnu in­

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destructible le désir 3 et soustrait l’inconscient au prin­cipe de contradiction. Quant à l’analyse, sa terminaison ne saurait avoir rien de commun avec la fin d’aucun pro­cessus physique, car son mouvement est perpétuel.

J ’ajoute, pour marquer la place où insérer d’autres développements, que la proposition de Fichte que je cite plus haut situe le point où s’articule son discours à celui de Spinoza.

« Il faut nécessairement en venir au spinozisme si on dépasse le je suis » (p. 24), et s’en tenir au je suis comme à l’inconditionné revient à donner au Moi absolu les propriétés de la substance, comme l’indique le premier écrit de Schelling, Le Moi comme principe de la philosophie : « Spinoza a caractérisé l’inconditionné de façon parfaite, car tout ce qu’il dit de la substance peut s’appliquer mot par mot au Moi absolu. » Relevons pourtant ceci : par le fait que Dieu n’est pas conscient de soi, la théorie de Spinoza s’expose dans un texte définitif.

Peut-être les coordonnées que je donne, en passant, à Fichte : Spinoza et Freud, empêcheront-elles de rire ceux qui croient avoir reconnu, à vue de nez, dans l’aporie de la Doctrine, quoi donc ? une idéologie !

Pour annoncer qu’à mes yeux elle ne l’est pas, je dirai qu’il faut assumer les quatre problèmes de Fichte dans

3. La persévération au sens de Spinoza est un effet identique.

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l’opuscule de 94 : Sur le concept de la Doctrine de la science ou ce que l ’on nomme la philosophie, et je les reprends, les détournant à mes fins.

Comment la Doctrine est-elle sûre d’épuiser la science, y compris la science à venir ? C ’est qu’elle doit découvrir ses causes. Comment se distingue-t-elle des sciences par­ticulières ? Par ceci qu’elle pense ce qu’elles ne peuvent intégrer à leur champ : les décisions qui instituent leurs principes. Comment se distingue-t-elle de la logique ? Comme logique du signifiant. Comment se conduit-elle par rapport à son objet ? Elle lui est antinomique, c’est- à-dire qu’elle et lui sont incompatibles, qu’elle l’ab­sorbe, ou qu’il s’évanouit en elle : ils n’existent que dans le non-rapport, comme incommensurables.

Que ces réponses ne passent pas pour la Doctrine elle- même : j ’annonce seulement ce qu’elle doit être. Mais s’il est clair, d ’ores et déjà, qu’il ne faut pas entendre par science l’ensemble indistinct de toute la connaissance humaine (soit de ce qui pour Kant débutait, mais ne dérivait pas de l’expérience), mais la pensée qui calcule, vérifie et expérimente, à l’exclusion de la perception, de la conscience, et de tous les modes du sentiment, une place est ménagée dans la Doctrine pour l’histoire des sciences pour autant qu’elle enseigne quelle position du sujet rend la science possible.

Ce qu’il faut savoir pour situer la position d’un sujet

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dans toute conjoncture, ce sont les rapports qu’il entre­tient avec l’instance de la garantie, avec ses énoncés, avec leur objet. Si nous parvenons à fixer les modes dans les­quels le sujet corrélatif de la science se rapporte à ces trois déterminations, nous pourrons connaître les causes de la science.

Cahiers pour Γanalyse, n° 9, avril 1968

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Fonction de la formation théorique

La théorie marxiste-léniniste requiert un enseigne­ment qui ne se réduit pas à la communication d’un en­semble d’énoncés et d’informations constitué en savoir : parce que le marxisme-léninisme donne le principe d’une organisation nouvelle du champ conceptuel, en rupture avec les références les plus constantes et les moins ap­parentes de notre activité intellectuelle — l’enseigner, c’est s’engager dans l’entreprise de modifier celui qui le reçoit. Le procès de cette transformation, nous le nom­mons : formation théorique.

S’il est vrai qu’on ne naît pas marxiste, qu’on se forme au marxisme, pour être membre de l’Union des Étu­diants communistes on n’en est pas d’emblée de plain- pied avec le matérialisme dialectique. C’est pourquoi ces Cahiers sont possibles, dirigés vers les étudiants commu­nistes comme vers leurs camarades non communistes. Sur le plan de la théorie, c’est souvent un combat iden­

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tique que nous aurons à mener à l’extérieur et à l’inté­rieur de l’U.E.C.

Combat ? Certes. Il faut poser comme essentielle à la formation théorique sa liaison à la lutte idéologique. Car l’idéologie est première.

Dans le système structural où s’articule dans un mode spécifique la production, l’aire du déplacement du sujet— pour autant qu’il se soutient au niveau de l’actuel, c’est-à-dire pour autant que la structure lui concède la perception de son état (de son mouvement apparent) en lui dérobant celle de son système — se définit comme illusion.

Celle-ci, en tant que le sujet la réfléchit, la signifie, en un mot la redouble, se perpétue sous la forme deYidéologie.

L’illusion et l’idéologie, si on les pense dans la conti­nuité d’un « voir » à un « dire », forment l’élément, naturel à un sujet rigoureusement qualifié par son inser­tion dans la structure d’une formation sociale.

Justement parce que l’économie est la dernière instance, à situer comme le référent de toutes les manifestations de la pratique sociale, son action est radicalement étrangère à la dimension de l’actuel, elle se donne par ses effets.

L’absence de la cause suffit à accomplir l’inversion des déterminations structurales au niveau de la conscience individuelle.

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L’inversion comme perception est illusion. Comme discours, idéologie.

Convertir la perception, réformer le discours, c’est la tâche de la formation théorique.

Dans les cercles d’étudiants communistes, elle devrait être assurée par une commission particulière, favorisée par les rapports incessants des militants.

Quant à ceux qui ne sont pas communistes, qu’ils acceptent de se tenir en ce lieu dont parle Marx, le seuil de la science, où il faudrait, dit-il, comme à la porte des enfers, placer ce commandement :

« Qui si convien lasciare ogui sospetto Ogui vilta convien ehe qui sia morta. »

(« Il convient ici de laisser tout soupçon ; toute lâcheté, il convient ici qu’elle soit morte » (Dante), cité par Marx : Avant-propos à la Critique de Véconomie poli­tique.)

La commission à la formation théorique entend tra­vailler en paix, sans pourtant s’isoler. La science demande que les discussions soient aisées. Mais aussi : disciplinées.

Nous ne refusons de parler avec personne. Nous de­mandons seulement qu’on emprunte les défilés — et ils ne sont pas sans rigueur — de la connaissance adéquate. Le Cercle multipliera les séances ouvertes aux élèves

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non communistes de l’École comme aux membres de l’Union. Qu’ils apportent seulement de la bonne foi et — plus important que toute disposition psycholo­gique — qu’ils travaillent.

De ce travail, nous essayons ici de donner les moyens et quelques exemples.

La théorie de Marx, qui a pour champ spécifique « l’économie politique » ne s’y enferme pas. Si nous par­lons comme nous parlons, c’est qu’elle l’excède, d’abord par ce qu’elle comporte d’une théorie générale de la science. Non pas qu’elle prescrive leurs méthodes à des pratiques scientifiques spécifiques ; nous ne croyons pas que les trois lois de la dialectique formulées par Engels donnent la clef universelle pour la science. Mais Marx distribue les éléments nécessaires à l’analyse du procès constitutif de la science comme telle, donc à la connais­sance de la différence de la science à l’idéologie.

Maintenant radicale la connexion de la lutte idéolo­gique à la formation théorique, les quatre exposés pronon­cés au Cercle de l’E.N.S., qui sont reproduits ici sous une forme abrégée et simplifiée, mettent en avant la différence du procès scientifique et des procédés idéologiques.

Cahiers marxistes-lérimistes, n° 1, 1965

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Les pouvoirs de la littérature

Notre intention — ce n’est ici que sa déclaration — est que la littérature soit soumise à des recherches qui portent non sur ses effets mais sur ses pouvoirs.

Pouvoir : il s’agit de ce que sur elle-même la littérature peut.

C’est pourquoi les essais qui composent ces premières recherches ne lui reconnaissent pas de dehors — sauf à déterminer par le biais de cette abstraction une extério­rité à se révéler en son dedans, jusqu’au point où elle se fait centrale à son système et s’identifie à son principe. Ainsi le récit de Borges se produit-il comme fiction à partir de l’absence des livres qu’il n’est pas.

Pouvoirs de la littérature, à notre sens, ce qui en elle se réduit au traitement du langage par sa structure, le signifié-au-lecteur étant rejeté dans la position d’un effet de transformation. Pouvoirs donc, sur la signification, de l’insignifié du signifiant.

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Cela suffit à faire comprendre que le concept de ces pouvoirs ne saurait prendre place dans les doctrines où le langage est avec le monde dans le rapport du signifiant au signifié. C’est là — telle qu’elle s’énonce à cru dans son intervention au débat de l’ancien Clarté, saluée par le public du Quartier latin comme la bien-pensante mieux pensée 1 — l’erreur de Sartre. Elle tient dans la confusion du signifié avec l’objet à quoi il s’accommode dans le réel, à la suite de quoi la désignation se voit pro­mue usage naturel du signifiant, et sa réflexion aliéna­tion, dont la fonction, dévolue au signifié, élude la dimension systématique de la signification.

Si on la circonscrit au contraire comme telle, ses lois nous assurent que le discours se constitue de parler de soi (tout langage est méta-langage), de telle sorte que dans l’entreprise de se fermer sur soi il ouvre en soi une faille qui s’avère, dans la formalisation logique, irréductible (il n’y a pas de méta-langage)2.

On nous accordera au moins qu’on doit, pour prendre une connaissance un peu rigoureuse de ce que Sartre fait passer sous le nom de « redoublement réflexif de cer­tains signes sur d’autres signes », le répartir dans les

1. Dans « Que peut la littérature ? », Paris, 1965.2. Cf. Jacques Lacan, « La science et la vérité », dans les Cahiers pour

l'analyse, n° 1, janvier 1966.

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quatre structures doubles du rapport code-message : mes­sage renvoyant au message, code renvoyant au code, mes­sage renvoyant au code, code renvoyant au message 3. On considérera, si l’on veut, que les trois lectures qui suivent sont pratiquées à travers cette grille. On verra en particu­lier, dans une grammaire où se dessine lepure de La Mise à mort, la fonction singulière que peut assumer le « je », en tant qu’énoncé se transgressant vers l’existant.

Reste que ce qui distingue pour nous Aragon, Borges, Gombrowicz, ce n’est pas qu’ils se commentent dans l’acte d’écrire — puisque, aussi bien, « toute grande œuvre tend-elle, comme sa propre asymptote, à n’avoir plus que sa composition pour su jet4 ». C’est que, fuyant le mauvais infini d ’une différence-à-soi incessamment réduite, et coupant court à un progrès quasi-introspectif vers l’autonymie qui resterait sous la dépendance d’une prise-de-conscience, — en un point ils réalisent la limite de l ’asymptote. À partir de quoi, son impossible présence incarnée (voir le personnage anamorphique d’Olek dans La Pornographie), la composition devenue de fait le sujet,

3. Roman Jakobson, chapitre 9 des Essais de linguistique générale, Paris, 1963.

4. Philippe Sollers, « La lecture de Poussin », dans L!Intermédiaire, Paris, 1963.

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un récit se construit à mesure que s’énonce le système qui le soutient.

« Une littérature dont on aperçoit le système est perdue », disait Valéry. Mais non : une littérature autre commence, asymptote achevée, machine montée à seule fin de permettre la description de son fonctionnement. C’est ainsi que sous la main d’Edison qui vient de l’as­sembler s’entrouvre Hadaly, adorable automate aux res­sorts singuliers, exaspérant le désir, de n’avoir pas de secret, — de n’être qu’un secret. Qui pourrait en jouir ? Edison oublia d’en régler le dérèglement. Aragon, Borges, Gombrowicz sont ingénieurs d’une autre force : voyez-les mettre le grain de sable.

Cahiers marxistes-léninistes, n° 8, janvier 1966

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La suture

Éléments de la logique du signifiant

Il n’a pas le droit de se mêler de psychanalyse celui qui n’a pas acquis, d’une analyse personnelle, ces notions précises que seule, elle est capable de délivrer. De la rigueur de cet interdit, prononcé par Freud dans ses Nouvelles Conférences sur la psychanalyse, vous êtes, Mes­dames et Messieurs, sans aucun doute, très respectueux.

Aussi, articulée en dilemme, une question se pose- t-elle pour moi à votre propos.

Si, transgressant les interdits, c’est de psychanalyse que je vais parler, — à écouter quelqu’un dont vous savez qu’il est incapable de produire le titre qui autori­serait votre créance, que faites-vous ici ?

Ou bien, si mon sujet n’est pas de psychanalyse, — vous qui reconduisez si fidèlement vos pas vers cette salle pour vous entendre être entretenus des problèmes relatifs au champ freudien, que faites-vous donc ici ?

Que faites-vous ici vous surtout, Mesdames, Mes­

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sieurs les analystes, vous qui avez entendu cette mise en garde, à vous tout particulièrement adressée par Freud, de ne pas vous en remettre à ceux qui de votre science ne sont pas les adeptes directs, à tous ces soi-disant savants, comme dit Freud, à tous ces littérateurs qui font cuire leur petit potage sur votre feu sans même se montrer reconnaissants de votre hospitalité ? Que si celui qui fait office dans vos cuisines de maître-queux pouvait bien s’amuser à laisser un pas même gâte-sauce s’emparer de cette marmite dont il est si naturel qu’elle vous tienne à cœur puisque c’est d ’elle que vous tirez votre subsis­tance, il n’était pas sûr, et j ’en ai, je l’avoue, douté, qu’un petit potage mijoté de cette façon, vous soyez dis­posés à le boire. Et pourtant, vous êtes là... Permettez que je m’émerveille un instant de votre assistance, et de ce privilège d’avoir pour un moment le loisir de mani­puler cet organe précieux entre tous ceux dont vous avez l’usage, votre oreille.

C’est sa présence ici, maintenant, que je dois m’em­ployer à lui justifier, par des raisons au moins qui soient avouables.

Je ne la ferai pas attendre. Cette justification tient en ceci — qui ne saurait la surprendre après les développe­ments dont depuis le début de l’année scolaire elle a été enchantée à ce séminaire — que le champ freudien n’est pas représentable comme une surface close. L’ouverture

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de la psychanalyse n’est pas l’effet du libéralisme, de la fantaisie, voire de l’aveuglement de celui qui s’est insti­tué à la place de son gardien. Si, de n’être pas situé en son intérieur, on n’est pas rejeté pour autant dans son extérieur, c’est qu’en un certain point, exclu d’une topo- logie restreinte à deux dimensions, ils se rejoignent, et la périphérie traverse la circonscription.

Que ce point je puisse le reconnaître, l’occuper, voilà que vous échappez au dilemme que je vous présentais, et qu’à bon droit vous êtes des auditeurs en ce lieu. Vous saisissez par là, Mesdames, Messieurs, combien vous êtes impliqués dans l’entreprise que je fomente, combien vous êtes à son succès profondément intéressés.

C O N C E P T DE LA L O G I Q U E DU S I G N I F I A N T

Ce que je vise à restituer, rassemblant un enseignement épars dans l’œuvre de Jacques Lacan, doit être désigné du nom de : logique du signifiant, — logique générale en ce que son fonctionnement est formel par rapport à tous les champs du savoir, y compris celui de la psychanalyse, qu’en s’y spécifiant elle régit, — logique minimale pour autant qu’y sont données les seules pièces indispensables à lui assurer une marche réduite à un mouvement li­néaire, s’engendrant uniformément en chaque point de

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son parcours nécessaire. Que cette logique se dise « du signifiant » révise la partialité de la conception qui en limiterait la validité au champ où, comme catégorie, il a pris naissance ; en corriger la déclinaison linguistique prépare une importation que dans d’autres discours nous ne manquerons pas de faire, une fois son essentiel res­saisi.

Le bénéfice principal de ce procès qui tend au mini­mum ce doit être l’économie la plus grande de la dépense conceptuelle, dont il est par suite à craindre qu’elle ne vous dissimule que les conjonctions qui s’y accomplis­sent entre certaines fonctions sont assez essentielles pour ne pouvoir être négligées sans dévoyer les raisonnements proprement analytiques.

À considérer le rapport de cette logique à celle que nous appellerons logicienne, on le voit singulier par ceci que la première traite de l’émergence de l’autre et qu’elle doit se faire connaître comme logique de l’ori­gine de la logique — c’est dire qu’elle n’en suit pas les lois, et que, prescrivant leur juridiction, elle tombe hors de leur juridiction.

Cette dimension de l’archéologique s’atteint au plus court par un mouvement de rétroaction à partir du champ logique précisément, où sa méconnaissance la plus radi­cale parce que la plus proche de sa reconnaissance s’ac­complit.

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Ce que cette démarche répète de celle que Jacques Derrida nous a appris être exemplaire de la phénoméno­logie 1 ne dissimulera qu’aux gens pressés cette différence cruciale que la méconnaissance ici prend son départ de la production du sens. Disons qu’elle n’est pas constituée comme un oubli, mais comme un refoulement.

Nous choisissons pour la désigner le nom de suture. La suture nomme le rapport du sujet à la chaîne de son discours ; on verra qu’il y figure comme l’élément qui manque, sous l’espèce d’un tenant-lieu. Car, y man­quant, il n’en est pas purement et simplement absent. Suture par extension, le rapport en général du manque à la structure dont il est élément, en tant qu’il implique position d’un tenant-lieu.

Cet exposé est pour articuler le concept de la suture, non dit comme tel par Jacques Lacan, bien qu’à tout ins­tant présent dans son système.

Qu’il vous soit bien clair que ce n’est pas en philo­sophe ou en apprenti philosophe que je parle en ce lieu— si le philosophe est celui dont Henri Heine dit, dans une phrase citée par Freud qu’« avec ses bonnets de nuit et les lambeaux de sa robe de chambre, il bouche les trous de l’édifice universel ». Mais gardez-vous de croire

1. Cf. Husserl, ÜOrigine de la géométrie, traduction et introduction de Jacques Derrida, PUF, 1962.

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que la fonction de suturation lui est particulière : ce qui spécifie le philosophe, c’est la détermination du champ de son exercice comme « édifice universel ». Il importe que vous soyez persuadés que le logicien, comme le linguiste, à son niveau, suture. Et, tout autant, qui dit « je ».

Percer la suture demande qu’on traverse ce qu’un dis­cours explicite de lui-même — qu’on distingue, de son sens, sa lettre. Cet exposé s’occupe d’une lettre — morte. Il la fait vivre. Qu’on ne s’étonne pas que le sens en meure.

Le fil conducteur de l’analyse est le discours tenu par Gottlob Frege dans ses Grundlagen der Arithmetik 2, pri­vilégié pour nous parce qu’il questionne ces termes que l’axiomatique de Peano, suffisante à construire la théorie des nombres naturels, accepte comme premiers, à savoir le terme de zéro, celui de nombre et celui de successeur 3. Cette mise en cause de la théorie, à déboîter, de l’axio- matique où elle se consolide, son suturant, le livre.

2. Texte et traduction anglaise publiés sous le titre The Foundations of Arithmetic, Basil Blackwell, 1953.

3. Aucun des infléchissements apportés par Frege à sa visée n’impor­tera à notre lecture, qui se tiendra donc en deçà de la thématisation de la différence du sens à la référence — comme de la définition du concept plus tard introduite à partir de la prédication, d ’où se déduit sa non- saturation.

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La question, dans sa forme la plus générale, s’énonce : qu’est-ce qui fonctionne dans la suite des nombres entiers naturels à quoi il faut rapporter leur progression ?

La réponse, je la livre avant de l’atteindre, est que : dans le procès de la constitution de la suite, dans la genèse de la progression, la fonction du sujet, méconnue, opère.

À coup sûr cette proposition prend figure de paradoxe pour qui n’ignore pas que le discours logique de Frege s’entame par l’exclusion de ce qui, dans une théorie em- piriste, s’avère essentiel à faire passer la chose à l’unité et la collection des unités à l’unité du nombre : la fonc­tion du sujet, en tant qu’elle supporte les opérations de l’abstraction et de l’unification.

Pour l’unité ainsi assurée à l’individu comme à la col­lection, elle ne perdure qu’autant que le nombre fonc­tionne comme son nom. De là s’origine l’idéologie qui du sujet fait le producteur de la fiction, sauf à le recon­naître comme le produit de son produit — idéologie où le discours logique se conjugue au psychologique, le poli­tique tenant dans la rencontre une position maîtresse qu’on voit s’avouer chez Occam, se dissimuler chez Locke, avant de se méconnaître en sa postérité.

Un sujet donc, défini par des attributs dont l’envers est politique, disposant comme de pouvoirs d’une faculté de

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mémoire nécessaire à clore la collection sans laisser des éléments qui sont interchangeables se perdre, et de répé­tition opérant inductivement, nul doute que ce soit lui que Frege, se dressant d’entrée de jeu contre la fondation empiriste de l’arithmétique, exclut du champ où le concept du nombre a à apparaître.

Mais si on tient que le sujet ne se réduit pas, dans sa fonction la plus essentielle, au psychologique, son exclu­sion hors du champ du nombre s’identifie à la répéti­tion. Ce qu’il s’agit de montrer.

Vous savez que le discours de Frege se développe à partir du système fondamental constitué des trois concepts du concept, de l’objet et du nombre, et de deux relations : la première, du concept à l’objet, la subsomp- tion ; la seconde, du concept au nombre, qui sera pour nous l’assignation. Un nombre est assigné à un concept qui subsume des objets.

Le spécifiquement logique tient à ce que chaque concept n’est défini et n’a d’existence que par la seule relation qu’il entretient, comme subsumant, avec le sub- sumé. De même, l’existence d’un objet ne lui vient que de tomber sous un concept, aucune autre détermination ne concourt à son existence logique, si bien que l’objet prend son sens de sa différence d’avec la chose intégrée, par sa localisation spatio-temporelle, au réel.

Par où vous voyez la disparition qui doit s’effectuer de

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la chose pour qu’elle apparaisse comme objet — qui est la chose en tant qu’elle est une.

Il vous apparaît que le concept opérant dans le sys­tème, formé à partir de la seule détermination de la sub- somption, est un concept redoublé : le concept de l’iden­tité à un concept.

Ce redoublement, induit dans le concept par l’identité, donne naissance à la dimension logique, parce que, effec­tuant la disparition de la chose, il provoque l’émergence du numérable.

Par exemple : si je rassemble ce qui tombe sous le concept « l’enfant d’Agamemnon et de Cassandre », je convoque pour les subsumer Pélops et Télédamos. À cette collection je ne peux assigner un nombre qu’en fai­sant jouer le concept « identique au concept : enfant d’Agamemnon et de Cassandre ». Par l’effet de la fiction de ce concept, les enfants interviennent maintenant en tant que chacun est, si l’on veut, appliqué à soi-même,— ce qui le transforme en unité, le fait passer au statut d’objet comme tel numérable. Le un de l’unité singu­lière, cet un de l’identique du subsumé, cet un-là est ce qu’a de commun tout nombre d’être avant tout consti­tué comme unité.

Vous déduirez de ce point la définition de l’assigna­tion du nombre : selon la formule de Frege, « le nombre

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assigné au concept F est l’extension du concept “ iden­tique au concept F ” ».

Le système ternaire de Frege a pour effet de ne laisser à la chose que le support de son identité à soi, en quoi elle est objet du concept opérant, et numérable.

Du procès que je viens de suivre je m’autorise à conclure cette proposition, dont nous verrons tout à l’heure l’incidence, que l’unité qu’on pourrait dire uni­fiante du concept en tant que l’assigne le nombre se sub­ordonne à l’unité comme distinctive en tant qu’elle sup­porte le nombre.

Quant à la position de l’unité distinctive, son fonde­ment est à situer dans la fonction de l’identité qui, confé­rant à toute chose du monde la propriété d’être une, accomplit sa transformation en objet du concept (logique).

À ce point de la construction, vous sentirez le poids de la définition de l’identité que je vais présenter.

Cette définition, qui doit donner son sens vrai au concept du nombre, ne lui doit rien emprunter 4 — , à cette fin d’engendrer la numération.

Cette définition, pivotale dans son système, Frege la demande à Leibniz. Elle tient dans cet énoncé : eadem sunt quorum unum potest substitui alteri salva veritate. Iden-

4. C ’est pourquoi il faut dire identité, et non pas égalité.

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tiques, les choses dont l’une peut être substituée à l’autre salva veritate, sans que la vérité se perde.

Sans doute mesurez-vous l’importance de ce qui s’ac­complit dans cet énoncé : l’émergence de la fonction de la vérité. Pourtant ce qu’il tient pour acquis importe plus que ce qu’il exprime. A savoir, l’identité-à-soi. Qu’une chose ne puisse être substituée à elle-même, et qu’en est-il de la vérité ? Absolue est sa subversion.

Si on suit l’énoncé de Leibniz, la défaillance de la vérité, dont la possibilité un instant est ouverte, sa perte dans la substitution à une chose d’une autre, serait aussi­tôt suivie de son rétablissement dans une nouvelle rela­tion : la vérité se retrouve en ce que la chose substituée, parce que identique à elle-même, peut faire l’objet d ’un jugement et entrer dans l’ordre du discours ; identique- à-soi, elle est articulable.

Mais qu’une chose ne soit pas identique à soi subver­tit le champ de la vérité, le ruine et l’abolit.

Vous saisissez en quoi la sauvegarde de la vérité est intéressée à cet identique à soi qui connote le passage de la chose à l’objet. L’identité-à-soi est essentielle à ce que soit sauve la vérité.

La vérité est. Chaque chose est identique à soi.Faisons maintenant fonctionner le schéma de Frege,

c’est-à-dire parcourons cet itinéraire scandé en trois étapes, qu’il nous prescrit. Soit une chose X du monde. Soit le

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concept, empirique, de cet X. Le concept qui prend place dans le schéma n’est pas ce concept empirique, mais celui qui le redouble, étant « identique au concept de X ». L’objet qui tombe sous ce concept est X lui-même, comme unité. En cela, le nombre, et c’est le troisième terme du parcours, à assigner au concept de X sera le nombre 1. Ce qui veut dire que cette fonction du nombre1 est répétitive pour toutes les choses du monde. C’est donc que ce 1 n’est que l’unité qui constitue le nombre comme tel, et non pas le 1 dans son identité personnelle de nombre, à sa place particulière, avec son nom propre, dans la suite des nombres. Sa construction, de plus, demande qu’on convoque pour la transformer, une chose du monde — ce qui ne se peut, dit Frege : le logique ne doit se soutenir que de soi.

Pour que le nombre passe de la répétition du 1 de l’identique à sa succession ordonnée, pour que la dimen­sion logique gagne décidément son autonomie, il faut que sans nul rapport au réel le zéro apparaisse.

Son apparition, on l’obtient parce que la vérité est. Zéro est le nombre assigné au concept « non-identique à soi ». En effet, soit le concept « non-identique à soi ». Ce concept, d ’être concept, a une extension, subsume un objet. Lequel ? Aucun. Puisque la vérité est, aucun objet ne vient à la place du subsumé de ce concept, et le nombre qui qualifie son extension est zéro.

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Dans cet engendrement du zéro, j ’ai mis en évidence qu’il est soutenu par cette proposition que la vérité est. Si aucun objet ne tombe sous le concept de la non-identité- à-soi, c’est qu’il faut sauver la vérité. S’il n’y a pas de choses qui ne soient identiques à elles-mêmes, c’est que la non-identité à soi est contradictoire avec la dimension même de la vérité. À son concept, on assigne le zéro.

C’est l’énoncé décisif que le concept de la non-iden- tité-à-soi est assigné par le nombre zéro qui suture le discours logique.

Car, et je traverse ici le texte de Frege, dans la construction autonome du logique par lui-même, il a été nécessaire, afin que fût exclue toute référence au réel, d ’évoquer, au niveau du concept, un objet non-identique à soi — rejeté ensuite de la dimension de la vérité.

Le 0 qui s’inscrit à la place du nombre consomme l’exclusion de cet objet. Quant à cette place, dessinée par la subsomption, où l’objet manque, rien n’y saurait être écrit, et s’il y faut tracer un 0, ce n’est que pour y figurer un blanc, rendre visible le manque.

Du zéro manque au zéro nombre, se conceptualise le non-conceptualisable.

Délaissons maintenant le zéro manque que j’ai révélé, pour considérer seulement ce qu’a produit l’alternation de son évocation et de sa révocation, le zéro nombre.

Le zéro entendu comme un nombre, qui assigne au

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concept subsumant le manque d’un objet, est comme tel une chose — la première chose non réelle dans la pensée.

Si du nombre zéro, on construit le concept, il sub­sume, comme son seul objet le nombre zéro. Le nombre qui l’assigne est donc 1.

Le système de Frege joue par la circulation, à chacune des places qu’il fixe, d’un élément : du nombre zéro à son concept, de ce concept à son objet et à son nombre. Circulation qui produit le 1 5.

Ce système est donc ainsi constitué que le 0 est compté pour 1. Le compte du 0 pour 1 (alors que le concept du zéro ne subsume dans le réel qu’un blanc) est le support général de la suite des nombres.

C’est ce que démontre l’analyse de Frege sur l’opéra­tion du successeur, laquelle consiste à obtenir le nombre qui suit n en lui ajoutant une unité : n1, successeur de n, est égal à n + 1, soit ... n ... (n + 1) = n1 ... Frege ouvre le n + 1 pour découvrir ce qu’il en est du passage de n à son successeur.

Le paradoxe de cet engendrement, vous le saisirez aus­sitôt que je produirai la formule la plus générale du suc­cesseur à laquelle Frege parvienne : « Le nombre assigné au concept : “ membre de la suite des nombres naturels

5. Je réserve le commentaire du paragraphe 76 qui donne la défini­tion abstraite de la contiguïté.

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se terminant par n ” suit immédiatement n dans la suite des nombres naturels. »

Prenons un nombre. Voici le trois. Il nous sert à consti­tuer le concept : « Membre de la suite des nombres natu­rels se terminant par trois. » Il se trouve que le nombre assigné à ce concept est quatre. Voilà venu le 1 du n + 1. D ’où ?

Assigné à son concept redoublé, le nombre 3 fonc­tionne comme le nom unifiant d’une collection : réserve. Dans le concept du « membre de la suite des nombres naturels se terminant par 3 », il est terme (élément, et élément final).

Dans l’ordre du réel, le 3 subsume 3 objets. Dans l’ordre du nombre, qui est celui du discours contraint par la vérité, ce sont les nombres que l’on compte : avant le 3, il y a 3 nombres — il est donc le quatrième.

Dans l’ordre du nombre, en plus il y a le 0, et le0 compte pour 1. Le déplacement d’un nombre, de la fonction de réserve à celle de terme, implique somma­tion du 0. D ’où le successeur. Ce qui dans le réel est absence pure et simple se trouve par le fait du nombre (par l’instance de la vérité) noté 0 et compté pour 1.

C’est pourquoi nous disons l’objet non-identique à soi provoqué — rejeté par la vérité, institué — annulé par le discours (la subsomption comme telle) — en un mot, suturé.

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L’émergence du manque comme 0, et du 0 comme 1 détermine l’apparition du successeur. Soit n ; le manque se fixe comme 0 qui se fixe comme 1 : n + 1 ; ce qui s’ajoute pour donner n1 — qui absorbe le 1.

Assurément, si le 1 du n + 1 n’est rien d ’autre que le compte du zéro, la fonction d’addition du signe + est superfétatoire, il faut restituer à la représentation hori­zontale de l’engendrement sa verticalité : le 1 est à prendre comme le symbole originaire de l’émergence du manque au champ de la vérité, et le signe + indique le franchissement, la transgression par laquelle le 0 manque vient à être représenté par 1, et produit, par cette diffé­rence de n à n1 que vous avez reconnue comme un effet de sens, le nom d’un nombre.

La représentation logique écrase cet étagement à trois niveaux. L’opération que j’ai effectuée le déplie. Si vous considérez l’opposition de ces deux axes, vous compren­drez ce qu’il en est de la suturation logique, et de la dif­férence de la logique que je vous présente à la logique logicienne.

Que zéro est un nombre : telle est la proposition qui assure à la dimension de la logique sa fermeture.

Pour nous, nous avons reconnu dans le zéro nombre le tenant-lieu suturant du manque.

On se souviendra ici de l’hésitation qui s’est perpé­

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tuée chez Bertrand Russell au sujet de sa localisation (intérieure ? extérieure à la suite des nombres ?).

La répétition génitrice de la suite des nombres se sou­tient de ce que le zéro manque passe, selon un axe d’abord vertical, franchissant la barre qui limite le champ de la vérité pour s’y représenter comme un, s’abolissant ensuite comme sens dans chacun des noms des nombres qui sont pris dans la chaîne métonymique de la progression succes­sorale.

De même que vous aurez soin de distinguer le zéro comme manque de l’objet contradictoire, de celui qui su­ture cette absence dans la suite des nombres, vous devrez distinguer le 1, nom propre d’un nombre, de celui qui vient à fixer dans un trait le zéro du non-identique à soi suturé par l’identité-à-soi, loi du discours au champ de la vérité. Le paradoxe central que vous avez à comprendre (c’est celui, vous le verrez dans un instant, du signifiant au sens lacanien) est que le trait de l’identique repré­sente le non-identique, d’où se déduit l’impossibilité de son redoublement6, et par là la structure de la répéti­tion, comme procès de la différenciation de l’identique.

Or, si la suite des nombres, métonymie du zéro, commence par sa métaphore, si le 0 membre de la suite

6. Et, à un autre niveau, l’impossibilité du méta-langage (voir le texte de Jacques Lacan, « La science et la vérité »).

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comme nombre n’est que le tenant-lieu suturant de l’ab­sence (du zéro absolu) qui se véhicule dessous la chaîne selon le mouvement alternatif d ’une représentation et d’une exclusion — qu’est-ce qui fait obstacle à recon­naître dans le rapport restitué du zéro à la suite des nombres, l’articulation la plus élémentaire du rapport qu’avec la chaîne signifiante entretient le sujet ?

L’objet impossible, que le discours de la logique convo­que comme le non-identique à soi et rejette comme le négatif pur, qu’il convoque et rejette pour se constituer comme ce qu’il est, qu’il convoque et rejette n’en voulant rien savoir, nous le nommons, pour autant qu’il fonc­tionne comme l’excès opérant dans la suite des nombres : le sujet.

Son exclusion hors du discours qu’intérieurement il intime est : suture.

Si nous déterminons maintenant le trait comme le signifiant, si nous fixons au nombre la position du signi­fié, il faut considérer le rapport du manque au trait comme logique du signifiant.

R A P P O R T DU S U J E T ET DU S I G N I F I A N T

En effet, le rapport dit, dans l’algèbre lacanienne, du sujet au champ de l’Autre (comme lieu de la vérité)

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s’identifie à celui que le zéro entretient avec l’identité de l’unique comme support de la vérité. Ce rapport, en tant qu’il est matriciel, ne saurait être intégré dans une défi­nition de l’objectivité, — c’est là ce que doctrine Jacques Lacan. L’engendrement du zéro, à partir de cette non-identité à soi sous le coup de laquelle aucune chose du monde ne tombe, vous l’illustre.

Ce qui constitue ce rapport comme la matrice de la chaîne doit être isolé dans cette implication qui fait déterminante de l’exclusion du sujet hors du champ de l’Autre, sa représentation dans ce champ sous la forme de l’un de l’unique, de l’unité distinctive, nommé par Lacan « l’unaire ». Dans son algèbre, cette exclusion est marquée par la barre qui vient affliger le S du sujet devant le grand A, et que l’identité du sujet déplace, selon l’échange fondamental de la logique du signifiant, sur le A, déplacement dont l’effet est l’émergence de la signification signifiée au sujet.

Inentamée par l’échange de la barre, se maintient cette extériorité du sujet à l’Autre, instituant l’incons­cient.

Car, — s’il est clair que la tripartition qui étage 1) le signifié-au-sujet, 2) la chaîne signifiante dont l’altérité radicale par rapport au sujet le retranche de son champ, et enfin 3) le champ extérieur de ce rejet, ne peut pas être recouverte par la dichotomie linguistique du signi­

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fié et du signifiant, — si la conscience du sujet est à situer au niveau des effets de signification régis, au point quon peut les dire ses reflets, par la répétition du signi­fiant, — si la répétition elle-même est produite par l’éva­nouissement du sujet et son passage comme manque, — alors il n’est rien que l’inconscient qui puisse nommer la progression constituante de la chaîne dans l’ordre de la pensée.

Au niveau de cette constitution, la définition du sujet le réduit à la possibilité d’un signifiant de plus.

N ’est-ce pas en définitive à cette fonction de l’excès qu’on peut ramener le pouvoir de thématisation qu’as­signe au sujet, pour donner à la théorie des ensembles son théorème d’existence. Dedekind ? La possibilité de l’existence de l’infini dénombrable s’explique par ceci qu’« à partir du moment qu’une proposition est vraie, je peux toujours en produire une seconde, à savoir que la première est vraie, ainsi de suite à l’infini7 ».

Pour que le recours au sujet comme fondateur de l’itération ne soit pas un recours à la psychologie, il suf­fit de substituer à la thématisation la représentation du sujet (en tant que signifiant), qui exclut la conscience parce qu’elle ne s’effectue pas pour quelqu’un, mais,

7. Dedekind cité par Cavaillès, Philosophie mathématique, Hermann, 1962, p. 124.

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dans la chaîne, au champ de la vérité, pour le signifiant qui la précède.

Lorsque Lacan met en regard de la définition du signe comme ce qui représente quelque chose pour quelqu’un, celle du signifiant comme ce qui représente le sujet pour un autre signifiant, il met en avant qu’en ce qui concerne la chaîne signifiante, c’est au niveau de ses effets et non de sa cause que la conscience est à situer. L’insertion du sujet dans la chaîne est représentation, nécessairement corrélative d’une exclusion qui est un évanouissement.

Si maintenant on essayait de dérouler dans le temps le rapport qui engendre et soutient la chaîne signifiante, il faudrait tenir compte de ce que la succession temporelle est sous la dépendance de la linéarité de la chaîne. Le temps de l’engendrement ne peut être que circulaire, et c’est pourquoi ces deux propositions sont vraies en même temps, qui énoncent l’antériorité du sujet sur le signi­fiant, et celle du signifiant sur le sujet, mais il n’apparaît comme tel qu’à partir de l’introduction du signifiant. La rétroaction, c’est essentiellement ceci : la naissance du temps linéaire. Il faut garder ensemble les définitions qui font du sujet l’effet du signifiant, et du signifiant le représentant du sujet : rapport circulaire, pourtant non réciproque.

A traverser le discours logique au point de sa plus faible résistance, celui de sa suture, vous voyez articulée

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la structure du sujet comme « battements en éclipses », tel ce mouvement qui ouvre et ferme le nombre, délivre le manque sous la forme du 1 pour l’abolir dans le suc­cesseur.

Le + , vous avez compris la fonction inédite qu’il prend dans la logique du signifiant (signe, non plus de l’addition, mais de cette sommation du sujet au champ de l’Autre, qui appelle son annulation). Il reste à le désarticuler pour séparer le trait unaire de l’émergence, et la barre du rejet : on manifeste par cette division du sujet qui est l’autre nom de son aliénation.

On en déduira que la chaîne signifiante est structure de la structure.

Si la causalité structurale (causalité dans la structure en tant que le sujet y est impliqué) n’est pas un vain mot, c’est à partir de la logique minimale ici développée qu’elle trouvera son statut.

A plus tard, la construction de son concept.

Repris d'un exposé prononcéle 24 février 1965 au Séminaire de Jacques Lacan.

Cahiers pour l'analyse, n° 1, 1966

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Ponctuations

I.

C O N C E P T DE LA P O N C T U A T I O N

Nous donnons le concept de la ponctuation comme central dans la théorie de la lecture, si elle doit être consciente avec la science qui progresse ici de la struc­ture à partir de la chaîne signifiante.

Énoncer que la structure est à saisir dans le temps de son action nous oblige à suivre ce qui se perpétue de l’opé­ration structurante dans ce qui en résulte.

La différence de ces deux termes revient à rien pour la physique classique, qui tient l’épuisement de la cause dans son effet pour la condition nécessaire de la rationa­lité du réel. À cause pleine, effet total, dit Leibniz et réfute Descartes par le principe.

Or, lorsque nous reconnaissons à la cause un excédent de force par lequel elle signe son produit et le fend de sa

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marque, qu’advient-il du réel rationnel ? Il doit s’ac­commoder d’un effet, si l’on veut, irrationnel.

Si on peut méconnaître la disparité qui s’ensuit, c’est qu’elle tombe dans le zéro de la chaîne, ce qui l’identifie à l’insignifiant pour la signification.

Pointer cette place dans un texte n’est pas nier la ri­gueur des déductions explicites. Mais, ramenant à la lettre morte l’accent qui l’élude, la ponctuation nouvelle dé­couvre parfois les principes, effets de leurs conséquences. Michel Foucault sur la « Première Méditation » est là- dessus exemplaire (Histoire de la folie, p. 54-57). La rigueur de Descartes sans doute est par lui mise en cause, mais certes pas de la façon que veulent les métaphysiciens.

— On invite ici à lire ce que Freud a lu, et à lire Freud, comme Freud lisait : en transférant l’accent sur l’excédent annulé.

1966

II.

l ' o r i e n t a t i o n d u r o m a n

par Jacques-Alain Miller et François Regnault

Le roman n’est pas interminable.Genre littéraire, il a commencé un jour. Etre né l’a

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promis à la mort, et le long de son devenir il encourt la loi nécessitante de son extinction : après avoir connu des états en nombre fini, il trouve sa position de repos. Cet arrêt lui fait un destin. Par destin, il faut entendre un système — non pas si parfait qu’il n’admette la contin­gence rémanente 1 qui donne l’imbroglio manifeste de l’histoire littéraire.

On voudra ici exemplifier du roman son information initiale — soit ce qu’il transforme pour entamer son processus : le mythe — et son information conclusive — quand, à bout de course, il traite sa propre loi, que vient alors transformer le processus qu’elle commande.

L’auto-application du roman lui interdit désormais de cesser. Terminé, mais indéfini, il entre dans l’intermi­nable.

*

Que le roman transforme le mythe, on le voit aux substitutions de tukhè à ananke, des hasards héroïques d ’une liberté à la parole injonctive des oracles, des certi­tudes intimes et démoniques aux contraintes d’un savoir

1. « Die in jenen Systemen zurückbleibende Zufälligkeit » (Hegel, Principe de la philosophie du droit, § 188).

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théogonique 2, mutations de ressort qui laissent invarié le scénario. C’est pourquoi on distingue le récit mythique à ce qu’y fonctionne une cause sans raison, (que Georges Dumézil nous indique dans le furor, principe d ’un « dé­terminisme irrationnel »). Le roman se définit de la rationaliser en la motivant : la consécution (séquence des épisodes) tolère imperturbée le déplacement de la consé­quence 3, tandis que la figuration héritée trouve à s’em­ployer dans le nouveau genre. Ainsi la femme impudique, ici reine irlandaise effarouche le héros pour l’éteindre, là, amante plus que romaine, l’échauffe.

La rationalisation romanesque est donc l’introduction dans le scénario du mythe des calculs psychologique et juridique de l’intérêt, soit la motivation et le jugement, double discrimination qui consacre Horace responsable et en fait une personne proprement dite. Au contraire, c’est à dépersonnaliser le héros que le montre le furor.

Motivation implique interprétation, ce qui justifie Tite-Live d’être toujours à ménager d’un sive... sive... la version mythique et la solution prosaïque, elle-même souvent plurielle. Interprétation implique équivocité :

2. Cf. P. Grimai, Introduction aux Romans grecs et latins, éd. de la Pléiade.

3. Sur consécution et conséquence, voir Roland Barthes, Communica­tions, n° 8, Introduction à Γanalyse structurale des récits, p. 10 et 12.

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dans un caractère, tension de possibles et convergence de traits opposés que la personne rend compatibles. Le mythe divise ce mixte : on en verra les exemples en Inde (Indra délègue à Trita sa culpabilité dans le crime néces­saire) et en Perse (double héros, double exploit, double histoire). Il y manque le passe-passe du droit romain conduisant Horace coupable jusqu a la mort — pour sauver in extremis Horace glorieux.

*

À l’autre extrémité du parcours, Aragon et Gombro- wicz ne seront pas mal venus qui recommenceront sur quelques-uns de leurs héros des scissions semblables, où le roman capte son double. Aragon fera perdre à Ant(h)oine son reflet dans le miroir et les insignes de son unité. Gombrowicz rendra superflue la participation de Skuziak à l’intrigue et gratuit son acte.

Mettre à cette distance la psychologie et ses raisons suffisantes, c’est assurément faire retour au mythe.

1967

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N A T U R E DE L ’ i M P E N S É E

par Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner

Comment transformer en corps homogène et complet une collection d’énoncés donnée dans l’objectivité sinon en recomposant l’ensemble des règles qui les produisent, de façon à vérifier leur compatibilité, établir leur ordre, effectuer leur puissance, c’est-à-dire : étendre, par l’exer­cice de la syntaxe, l’actualité de leur suite, afin d’aug­menter leur quantité jusqu’au point où se dissipe le vir­tuel ?

Une fois menée à son terme, cette opération de I’effec­tuation maximum est détermination absolue du champ. La dire positive est récuser que l’inactuel se reforme à mesure qu’on l’épuise, et que des énoncés nouveaux soient tou­jours à venir d’un impensé toujours à rejoindre, telle la moitié renaissante des paradoxes éléates 4 — car un dis­cours est une séquence, discrète par essence, incommensu­rable au continu de conscience.

S’il n’y a donc pas d’impensé à penser, c’est mainte-

4. « L’environnement indéterminé s ’étend d ’ailleurs à l’infini. Cet horizon brumeux, incapable à jamais d ’une totale détermination est nécessairement là » (Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, trad. Ricœur, Par. 27, p. 89).

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nant une chaîne intégrale qui se détache de son environ­nement pour subsister comme un corps d’arguments disposés en processus de validation 5. Chacun y implique le précédent qui le régit, hormis celui qui se régit soi- même, d’être le principe de la validation. A ce titre, il est l ’énoncé autonome, qui accomplit sa propre position, impliqué par tous les autres, validé par soi seul, c’est-à- dire l ’évident, point inaperçu de la décision.

Puisque sa déduction manque à tout discours, il est voué à l ’impensé de ce qui va de soi. Ce n’est pas nier qu’il ne puisse être dit — au contraire : occasionnel ou répété, son explicite ne tire pas à conséquence. Mais c’est main­tenir que, présent dans chaque pensée, il ne peut être pensé, et qu’il ouvre, hors de la conscience possible, sur ce qui détermine la thèse du discours.

Détermination impensée — dont la quasi-transparence autorise l’illusion d’autonomie du processus — , ici impen­sable, parce que incompatible avec les énoncés actuels, en sorte que sa validation aussitôt les invaliderait. La cause, on le sait (conjoncture pratique, ou époque du concept), ne s’effectue qu’à se donner à méconnaître.

Ce que je pense n’est que l’effet de ce que j’impense.

1967

5. Guéroult, Descaries selon l'ordre des raisons, vol. I, p. 11.

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P O S I T I O N DE LA G É N É A L O G I E DES S C I E N C E S

par Jacques-Alain Miller et Jean-Claude Milner

Des sciences, nul ne dit rien qui aille à leur essence, s’il n’est pas de science des sciences. Telle est la pro­priété de leur syntaxe qu’on ne les peut faire objet d ’un langage qu’à les prendre du biais par où elles sont encore à venir — c’est la discipline dite histoire des sciences, qui ne se penche jamais que sur leur préhistoire ou sur leur progression — , ou à effacer ce qui les distingue dans l’univers du discours — archéologie, antinomique des sciences.

C’est qu’il faudrait les voir du point où elles n’ont pas d’histoire, n’ayant pas de mémoire, et vivent un éternel Présent. C’est un effet de l’éternel Retour de leur nais­sance, temps infinitésimal où elles se rendent incessam­ment indépendantes de ce qui les détermine à être, et renoncent à leur filiation.

Généalogie vient ici désigner le rappel de cette filiation oubliée, selon une inscription assez neutre pour annuler la différence de l’archéologue à l’historien.

Nous disons : généalogie des sciences, mais la science peut bien être au singulier, si l’on prend garde que ce

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singulier est pluriel. « Toute science est, en tant que recherche, fondée sur le projet d’un secteur d’objectivité délimité ; elle est donc nécessairement science particu­lière » (Heidegger).

Si donc la spécialisation (la pluralisation) de la science est contenue dans son concept, une fonction lui est cor­rélative, à distinguer comme son Idéal, soit le point impossible d’où elle voit, intégral, son corps morcelé. D ’où le mirage de la science idéale, qu’on peut reconnaître en toute conjoncture théorique, à ce qu’une science y règne, astronomie, physique ou biologie, et, donnant à ses partenaires l’idiome universel où elles sont traduc- tibles, leur représente qu’elles sont unes et en elles entières.

Dans le jeu de miroir qui relie le point de l’idéal à son effet imagé de science idéale, les noms ont pu varier : aux temps classiques, le premier s’est dit Dieu et la seconde géométrie : mais c’est le tour du scientisme moderne que d’avoir refermé cet espace et donné au point impossible, en l’entendant comme la Science, les traits de son corrélat imaginaire.

Devant un nœud si fort de méconnaissance et de savoir, la généalogie doit se faire forçage ; face à la belle conti­nuité et à la maîtrise dont la Science est le lieu, elle pourra, à ce prix, faire valoir la rupture et la dépendance qu’elle implique. C’est au savant lui-même qu’elle deman­

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dera des comptes, au savant vertueux (car il est probe, objectif et libéral), au savant égalitaire (car tous ont à ses yeux un droit égal au vrai). Elle lui demandera quel est le sort de son désir, rançon de ses vertus, et sous quelle condition il peut soutenir que tous sont égaux devant la vérité.

À ce point, la généalogie doit se faire doctrine de la forclusion, quitte à la poursuivre non seulement dans la position subjective qu’elle fixe, mais aussi dans la poli­tique qui s’y insinue.

1968

(Editoriaux des Cahiers pour l ’analyse, nos 5, 7, 8, 9)

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U ou « Il n’y a pas de méta-langage »

« Reductio linguarum ad unam. »LEI B NI Z

I.

P A RT AG E DES L A N G A G E S

Ce qui distingue de toute autre l’investigation du lan­gage tient à ce qu’elle s’effectue, comme toute autre, par le biais du langage. Ainsi, elle a pour moyen son objet.

Ces deux fonctions que le langage supporte ici à la fois empêchent de bien savoir de quoi on parle quand on parle de lui en lui. Et on a inventé ceci : le scinder. A chacune de ces fonctions, assigner un langage, qui ne supporte qu’elle : langage dont on parle, langage-objet ; langage-moyen, celui dans lequel on parle, méta-lan- gage. Le second parle du premier.

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Une autre distinction vient recouvrir celle-ci : usage/ mention. Je l’expose selon Quine, en comparant les deux énoncés suivants : (1) Paris est une ville ; (2) Paris a deux syllabes. Le même mot figure en (1) et en (2), et pourtant non, ce n’est pas le même. C’est le même : les écritures sont semblables. Ce n’est pas le même : les fonctions sont distinctes. Paris en (1) est le nom d’une ville, Paris en (2) le nom d’un mot. L’énoncé (2) porte sur un mot que l’énoncé (1) contient, et (1) porte sur une ville, non sur un mot. En (1), le mot est utilisé, en (2) mentionné, cité, Paris (2) veut dire Paris (1).

Un même mot désigne donc quelque chose, et soi- même à la fois. Il urge dans l’écriture de décoller de l’usage la mention. Et comment, sinon par quelque marque — des guillemets par exemple. Quand nous vou­drons dire le nom des mots, il nous faudra un complexe mot + marque : « Paris ».

Le nom-de-mot est en partie formé de l’objet qu’il dénote : il figure sa référence. C’est pourquoi, écrit Quine, une citation est un hiéroglyphe. Le formalisateur des langages invente des symboles à son gré.

(1), (2), (3) ... Une fois entamée, la division du lan­gage ne saurait cesser. La première fracture l’ouvre à une multiplication infinie. Car il suffit d ’une marque de plus pour que la citation soit citée à son tour. Les langages se

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suivent, numérotés, s’étagent en se décalant d’un cran, le niveau n + 1 enveloppant le niveau n.

Les paradoxes apparaissent quand les strates langa­gières s’effondrent. Les phénomènes d’aberration dans l’univers du discours, ainsi nommé, sont des effets de erase. Or, l’effet de erase se produit nécessairement dans la langue.

II.

H Y P O T H È S E DE LA L A N G U E U N I Q U E

La stratification élémentaire de langages n’est pas autre chose qu’une séquence ordonnée qui, si elle a une borne inférieure, n’en a pas de supérieure.

Soit un langage Lt ; en parler exige un langage L2 qui le surplombe et l’objective ; de même parler de L2 exige L3 ; etc.

Evidemment, il n’y a pas un méta-langage, mais plu­sieurs. Il n’y a pas de méta-langage absolu, dernier comme tel — pas plus qu’il n’y a de plus grand des nombres.

Cependant, quel est le statut de ce fait : un langage dit commun est nécessaire à la communication de tout système formel ?

Je dis que c’est un fait, parce que le logicien le cons-

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täte comme tel, et qu’il ne peut pas l’éliminer. Un lan­gage formel sans le support d’un langage commun ne serait qu’un cryptogramme sans chiffre. Les hiérogly­phes des formalismes doivent être mentionnés pour être compris.

Ce fait a-t-il lieu dans le champ de la logique mathé­matique ? Non, sans doute. Mais en dehors ? C ’est pour­tant de la découpe même de ce champ qu’il s’impose. Il ne lui appartient pas, mais en quelque façon il le borne.

L’inéliminable langage informel, Haskell B. Curry le baptise « U-langage », « the language being used ». « Tout ce que nous faisons dépend du “ U-langage ” ; nous ne pouvons le transcender ; tout ce que nous étudions, nous l’étudions par son moyen. » De ce langage-là, il n’y a pas de méta.

Curry n’en conclut rien, sinon qu’il y faut du savoir- faire : « Bien entendu, il y a toujours du vague inhérent au “ U-langage ” ; mais nous pouvons, en nous en ser­vant habilement, obtenir n’importe quel degré de prévi­sion en procédant à une approximation successive. »

J ’en dis autre chose.La langue « utilisée », c’est ici cette langue qui s’ap­

pelle française, et là anglaise. Évidemment, il y a plu­sieurs langues qui peuvent être « utilisées », comme il y a plusieurs langues dites naturelles. Mais je nomme U la langue en tant qu’elle s’utilise ici et maintenant (« being

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used » — participe présent). À cet égard, il y en a une, et une seule. La multiplicité répugne à son concept : la langue U est Unique.

Aussi puis-je prescrire à la suite des langages une limite absolue, celle de la langue unique, qui n’est ici spé­cifiée par rien d’autre que par ceci, qu’elle est, dans la stratification, dernière. La langue U est la langue Ultime.

D ’où il s’ensuit qu’il y a un méta-langage, et c’est la langue U. Hum !... Mais de quel langage-objet ?

Dans la suite des langages, chaque Ln est objet pour chaque Ln + l et méta pour chaque Ln_ r Reste celui par lequel on commence, et qui n’est qu’objet, puisque ses mots sont des choses — lettres, marques, dessins, traces d ’encre, signifiants qui ne signifient rien. Tout langage formalisé est en ce sens langage-objet : c’est un être d ’écriture. Et la langue U est le méta-langage des écri­tures. Elle, on la parle (on peut la parler).

Peut-on concevoir un langage-objet premier absolu­ment, et qui puisse se parler ? Russell le croit.

Je remets ici mes pas dans les siens : la hiérarchie des langages, si elle peut s’étendre indéfiniment vers le haut, ne le peut pas vers le bas, sinon le langage ne pourrait commencer ; il doit donc y avoir un langage primaire, qui ne présuppose l’existence d’aucun autre ; s’il est tel, il ne peut rien dire de lui-même, car il se pré­supposerait lui-même ; il ne peut dire que ce qu’il y a,

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et non ce qu’il n’y a pas, il affirme, mais ne peut nier ; ni négation, ni articulation : des mots, des mots qui cha­cun un à un ont du sens.

Ce langage peut-il être parlé ? Non, ni parlé, ni appris : le langage ne s’apprend que par le langage (cela, je l’admets comme démontré par ailleurs). Il n’y a pas de langage-objet (au sens de Russell) — de langage pri­maire.

Si la langue U peut être parlée, c’est qu’elle peut parler d’elle-même. Elle est à elle-même méta-langage et lan­gage-objet. C’est en quoi je redis maintenant : il n’y a pas de méta-langage. Et j’ajoute : il y a la langue unique.

Personne qui parle ou écrit ne la transcende. La langue U n’a pas d’extérieur. On ne peut lui assigner de numéro dans la hiérarchie des langages, parce qu’elle est l’Ultime comme tel. Elle est par rapport à tous ces L comme le premier nombre infini par rapport à la suite des entiers. Entre elle et un langage quelconque, il y a une infinité de langages (cet intervalle est dense).

Elle n’a pas de limite. Elle s’étend à tout ce qui se dit, ou plutôt à tout ce qui se déchiffre. Toutes les langues ainsi se réduisent à elle seule. C’est la version, la version pervertie, que je donne du projet de Leibniz. Car la langue à quoi toutes les autres se réduisent n’est pas celle où on ne pourrait se tromper, la langue univoque du cal­cul, mais l’ultime langue unique de toutes les équivoques

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qui ne distingue pas la vérité de l’erreur, la langue qui est hors cette dichotomie, laquelle aussi est en elle.

Par la même raison, ultime pour la hiérarchie, elle la comprend néanmoins à l’intérieur d’elle-même. Aussi est-elle elle-même une partie d’elle-même — unique à la fois, et double.

Cet U refendu d’une division qui n’est ni partition, ni dédoublement, mais clivage et pli, je le fixe de ce nom : l’un dyadique. Dyadique, ce qui est en tant que deux.

La langue U est dyadique parce qu’en elle s’enlacent et s’enchevêtrent langage-objet et méta-langage, usage et mention. Non-stratifée, monostrate, mais enroulée à la Möbius, la langue unique ne cesse de se citer. Auto- nyme (auto-réflexive, auto-référente), elle est inconsis­tante.

La langue U contient sa propre syntaxe. Elle n’est dès lors garantie par rien. Elle est à elle-même sa vérité, vérité qui n’est pas le contraire de la fausseté. Tarski démontre qu’une définition structurale de la vérité (soit une définition de ce type : un énoncé vrai est un énoncé qui possède telles propriétés portant sur la forme et l’or­donnance séquentielle des parties élémentaires de l’ex­pression) ne peut être obtenue que dans la hiérarchie des langages : Ln définit la vérité pour Ln _ r La langue ultime est ainsi le lieu de la vérité (l’Autre) des lan­gages, mais ce lieu, aucun lieu ne le surplombe (pas

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cTAutre de 1’Autre, pas de méta-langage). La vérité en U n’a pas d’abri. Errante, elle court, elle mord, insensée.

La vérité dit : « Je parle », et non pas : « Je dis vrai »— elle dirait plutôt : « Je mens ». Effet superbe de erase, qui affole le sens et reste indécidable. Car la hiérarchie des types, des langages, n’annule pas les antinomies, elle leur donne seulement une autre forme. On n’a jamais fait que fuir le paradoxe, dit très bien Curry, et il ajoute : « Nous devons faire face et le regarder dans les yeux. »

Regardera-t-il jusqu’ici : de cette langue paradoxale fait-on jamais usage ? C’est elle qui mène les sujets qui parlent. U ne sert à rien, n’est pas faite pour servir. On communique néanmoins par son truchement, mais n’est-ce pas une illusion ? U est là, et parle toute seule.

Le logicien qui monte ses machines à automatiser la vérité, refoule son murmure, ses plaintes et ses hurle­ments, mais pas moins le linguiste qui croit quelle est moyen de l’homme à transmettre ce qu’il pense : que fera-t-il de ce ne insituable qui accroche Damourette et Pichon ? et de ce heimlich dont le sens déjoue la logique des classes et le tiers-exclu ?

Dans les constructions savantes, comme dans tout discours où le sujet se fait comprendre, U émerge ici ou là, en des points qui apparaissent Utopiques au niveau où ils se produisent, aberrations qui semblent erratique- ment distribuées parce que U se dérobe.

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On pourrait peut-être dire, se demande Gödel, que « tout concept a partout une signification, sinon en cer­tains “ points singuliers ” ou “ points limites ”, de telle sorte que les paradoxes apparaîtraient comme quelque chose d ’analogue à la division par zéro ». Ce zéro est le sujet de Lacan, dirai-je pour finir, et U n’est fait que de points singuliers.

Je nomme tout ceci « Hypothèse », non pas pour dire qu’on pourrait ne pas la poser, mais pour affirmer que la langue U est toujours déjà là, supposée sans qu’on la pose, et qu’en elle nous vivons et parlons. Elle serait... Dieu, s’il y avait un méta-langage.

J ’imagine cela : la règle freudienne n’a d’autre fonc­tion que d’introduire le sujet à la dimension U. Une analyse n’est qu’une traversée de la langue unique.

1967

(Publié dans Ornicar ? t n° 5, 1975/76)

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Matrice

Ο - Le Tout. En dehors de lui, donc, rien. Si je dis le Rien, voilà qu’il me faut poser le Tout qui les englobe.

Sur ce canevas, viennent maintenant des variations

T

T R

1 — Et ainsi de suite. Chaque Tout à nouveau déter­mine un Rien, et exige qu’on pose un Tout supérieur : T0, Tj, T2, ... C’est le schéma de la stratification.

2 - Et le Rien ? Vais-je le numéroter ? Pourquoi pas ? Mais je peux aussi bien le tenir pour toujours le même,

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pour autant que c’est toujours la même opération qui le suscite. On peut dire : R est la cause de la stratification, de la multiplication des T.

3 - Pourquoi ne pas dire que c’est aussi le même Tout qui se répète, se ré-écrit, toujours une fois de plus ? L’opé­ration unique qui se reproduit s’écrit : T —> R —> T. R cause la réduplication de T. Ou encore : c’est l’inter­valle de T à lui-même.

4 - T et T sont le même, avec un Rien de différence. On dira : une entité comportant R est clivée, c’est-à-dire à distance de soi, contrainte de se répéter. Sa partie R se sépare incessamment d ’elle, et elle l’absorbe incessam­ment.

5 - Quelle est la clef de ce processus ? C’est que j’ai, d’entrée de jeu, intégré à l’entité son négatif, son manque (sa propre disparition, son effacement). J ’ai considéré comme étant une partie d’elle-même sa propre absence. « Sa propre absence », qu’est-ce d’autre que sa place ?

6 - Inscrire une marque, c’est poser deux choses : la marque (sa matérialité, le tracé d’encre par exemple) et sa place. Si on efface la marque, reste sa trace, sous forme

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de place. D ’où, n’est-ce pas, toujours deux séries au minimum : celle des marques, celle des manques.

7 - De ce noyau on peut faire un cycle, qui reconduit indéfiniment de T à R, de l’entité à sa disparition : bat­tement en éclipse, alternance — ce qui est l’équivalent d’une chaîne de deux symboles alternés, ou encore d’un symbole et son manque alternés (c’est-à-dire d’un seul symbole répété).

8 - On déduira aisément que Rien n’est Tout, soit : qu’il n’y a pas de Tout intégral qui ne comporte le manque de lui-même. Ou bien le Tout laisse R en dehors, et il n’est pas complet. Ou bien il l’inclut, et le manque qu’il intègre le perfore.

9 - On saisit ici l’équivalence formelle de la répéti­tion et du clivage. Ce qui là se donne comme processus se donne ici (se condense, se contracte) comme entité. La répétition est le clivage développé (expliqué).

10 - Une autre version est concevable de ce phéno­mène : T ne saurait ni inclure R, ni ne l’inclure pas. T est une entité contradictoire, ou R est un élément impos­sible. Ou encore : T et R sont incompatibles, au sens fort, car ce n’est pas seulement qu’ils s’excluent, ou qu’ils ne

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peuvent pas faire partie du même ensemble, mais encore ils provoquent, dès qu’ils sont posés ensemble, une per­turbation incessante. Une antinomie les lie et les écarte, qui ne se réduit que dans le processus de l’alternance, où R est toujours en plus ou en moins par rapport à T.

11 - Merveille : je tiens dans le creux de la main la connexion de la répétition, du clivage, du manque, de la place, de l’alternance, de la contradiction, de l’antino­mie, de l’impossible.

12 - Au reste, il n’est pas nécessaire de partir du Tout. Toute entité fait aussi bien l’affaire, à condition qu’on la pose par disjonction, c’est-à-dire en la décou­pant sur le Tout. Mais accomplir cette disjonction sur le Tout lui-même vous assure d ’emblée que rien n’échappe à la loi...

13 - ... sinon le Rien — car la place est seconde par rapport à la marque (mutatis mutandis, le sujet est l’effet du signifiant).

14 - On recommencera en partant de la marque unaire — de n’importe quelle entité (mais le n’importe- quoi suppose déjà l’unaire) du Tout (celui-ci n’est-il pas équivalent à la marque ?).

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15 - J ’avoue que ce montage repose sur la confusion de la marque et de sa place (de la marque en tant qu’elle se désigne elle-même, et de la marque en tant qu’elle désigne sa place), ou encore des entités d’ordre différent (Tj et T2). La stratification fait disparaître ces phéno­mènes, et les êtres aberrants qui s’y propulsent. Mais précisément, c’est de l’origine de la stratification qu’il s’agit — de la stratification comme répétition infinie.

16 - On peut prouver encore que l’espace qui corres­pond à la marque comme telle est, de toute nécessité, instratifiable. En effet, pour stratifier, il faut que l’espace des places soit déjà donné. Le signifiant originaire se situe et sa suite se développe dans une dimension unique, un espace sans niveaux. Les nombres n’existent pas en­core, quand se déroule la suite des marques unaires, cli­vées, répétées. Ce n’est qu’à l’addition des marques que le nombre commence.

R»)))Au commencement, est la place — où il n’y a rien.

Mais pas de place sans marque : un concept, un cerne, un indice, un point — marque du manque de marque. Or la marque qui manque et la marque du manque ne

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sont pas ici de type différent, elles ne se distinguent pas.Il y a la marque, c’est... Tout.

17 - Conséquence annexe : c’est seulement lorsque la marque disparaît que sa place apparaît, et donc la marque comme telle. Est-ce assez pour nous justifier de dire quelle n’atteint son être que dans sa disparition — qu’elle ne se saisit que sur le bord de son manque — fulgurante ? « Bord », ce n’est qu’une approximation. On dira : c’est Γ« ou bien, ou bien » absolu, la marque ou le manque, et l’être de la marque, tout comme celui du manque, « n’existe » que dans l’entre-deux, incorporel, insaisis­sable, ou dans la différence de l’un à l’autre, dans le mou­vement, dans le passage, et c’est toujours ou trop tôt ou trop tard. Ou bien, on dira : que marque et manque ne sont pas séparés, extérieurs l’un à l’autre, mais enchevê­trés, impliqués l’un dans l’autre. Manque et marque, c’est comme être et signification : ce n’est qu’à barrer tout ce qu’il est que le signifiant peut signifier son être.

18 - Le clivage ne se résorbe pas. La répétition ne cesse pas. L’alternance ne se stabilise pas. C’est-à-dire : on ne peut faire un tout de cette entité, de cette suite, de ces positions. Ce processus — cette entité — se pré­sente comme intotalisable — ou : comme une totalité contradictoire, ce qui revient à dire : une totalité avec sa

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contradiction, ou avec son élément inintégrable, multipli­cité irréductible à l’unité. La marque, unité unaire, entité clivée, ne reste pas stable, elle se multiplie, elle diverge, elle se disperse, elle se dissémine. Elle ne consiste pas (elle est inconsistante), elle persiste, elle insiste, c’est un processus. Et on dira de même de la totalité correspon­dante. De fait, la marque comme unité n’est que la tota­lité concentrée. Et la totalité est la marque dilatée, multi­pliée.

19 - Qui part de la disjonction retrouve nécessaire­ment la dispersion. En effet, qu’est-ce qu’un signifiant ?— sinon un élément qui ne se définit que dans un ensemble d’entités similaires, et par disjonction (différen­ciation). Le cas limite est celui d’un ensemble à un élé­ment : l’élément ne trouve à se disjoindre que de l’en­semble comme vide, qui n’est que son propre manque (ou de sa place comme telle, ou de la marque de sa place — ce qui revient à dire qu’il est clivé). L’élément doit sortir pour que l’ensemble existe, doit s’exclure, s’excepter, venir en déficit, ou en surplus. C ’est la dispersion princi- pielle. Ce n’est là qu’une version du clivage, ou de l’an­tinomie marque/manque.

20 - Le raisonnement est plus simple s’agissant d’un nombre n > 1 de signifiants. Il n’y a pas de Tout des

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signifiants, s’il est vrai que chacun se définit par rapport (pour) l’ensemble des autres. Chaque signifiant a pour corrélat un ensemble (n - 1), et il y a autant de ces ensembles qu’il y a de signifiants — sans qu’on obtienne jamais l’ensemble total n. Cette totalité est non close, trouée, ouverte, elle ne tient pas ensemble, c’est une unité (espace, loi, fonction) de dispersion. Proverbe : la structure n’est pas un tout.

21 - Réflexion : les différents êtres que j ’ai produits— entités, totalités, processus, opérations, séquences — ne sont-ils pas tous équivalents ? Selon la version que je choisis, ils se confondent ou se distinguent. Les phé­nomènes que je décris se condensent ou se dilatent, se concentrent ou s’étendent, s’amenuisent ou prolifèrent. Et il n’y en a qu’un, et il y en a une infinité. En saisir un n’est jamais que temporaire. Il peut s’évanouir, être absorbé, ou s’enfler, s’étendre, se diviser, se distribuer. On pourrait tout résumer à l’existence d’une entité clivée, concentrant en elle une irréductible contradiction, mais cette contradiction s’étendra à l’univers du discours dans sa totalité absolue, c’est-à-dire contradictoire et clivée. Y a-t-il un ou des points singuliers dans cet univers ? Et si c’était lui « tout entier » qui l’était, « singulier » ? Insaisissables, ces phénomènes le sont par nature, et on ne saisit l’un d’eux qu’en lui enlevant un moment sa

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fluidité pour la déposer ailleurs. Ce qui est insaisissable peut être saisi, à condition d’isoler l’insaisissable comme fonction, de l’identifier, de le concentrer, et par exemple de l’incarner dans une entité. Exemple : la torsion de la bande de Möbius est partout, c’est-à-dire elle est indé­terminée, et seule la coupure qui aplatit la bande la loca­lise — quand précisément elle la fait disparaître. On définit ici un être indéterminé essentiellement, puisqu’il disparaît à être déterminé (aléatoirement).

22 - Dire : il n’y a pas d’univers du discours, revient à dire : il y a un manque essentiel (constitutif), un trou dans l’univers du discours, ou bien : l’univers du discours est une totalité dispersée. C’est une bande de Möbius, inorientable, à une face, sans dessus et sans dessous, ins- tratifiable à moins que vienne la coupure qui en fixe et en efface la torsion. Insécable, cet univers peut être sec­tionné — ce qu’il perd n’est pas matériel (est incorpo­rel), ce n’est rien — seulement ses propriétés disparais­sent, toutes. C’est avec la chute du manque, de l’élément impossible, que la stratification de la langue universelle devient possible. Vu à partir du discours stratifié, ce n’est rien qu’une illusion, une opération illégitime, un non-être, une apparence, un mirage, un semblant d’être, qui disparaît.

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23 - Les catégories de l’en-plus/en-moins, de la tota­lité inconsistante, de l’élément antinomique, donneront si l’on veut celles de l’anticipation, de l’après-coup, de la fulguration, de l’instant. Théorie du temps après théorie de l’espace, voilà l’esthétique du signifiant.

24 - Depuis le début, nous sommes dans le trop tôt/trop tard. Nous parlons, nous écrivons, nous vivons dans le trop tôt/trop tard. Ce texte vient-il à son heure ? Certes pas. Il est intempestif. Sa production est indéter­minée. Il n’a pas non plus de fin, et quand j’arrêterai, il ne s’achèvera pas. Ne reste-t-il qu’à écrire indéfiniment, jusqu’à la mort, dilatant chaque phénomène, le phéno­mène, le nommant de noms toujours nouveaux, essayant des ordres divers, des métaphores nouvelles ? Ou encore : résorbons le tout en un point unique — une seule des­cription — un seul nom — un cri — ou le silence.

25 - Ai-je assez démontré cette matrice pour que tous puissent l’enclencher ? Peut-être trop bien pour qu’au­cun le veuille désormais.

1968

(Publié dans Ornicar ?, n° 4, 1975)

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Préface I

i

Entretien avec Jean-Paul Sartre 11Entretien avec Serge Reggiani 28Réflexions intempestives 37Hamlet, ou Le désespoir et la liberté 42Portrait du passionné 49

II

Action de la structure 57Fonction de la formation théorique 86Les pouvoirs de la littérature 90La suture 94Ponctuations 116U ou « Il n’y a pas de méta-langage » 126Matrice 135

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Le Cabinet des lettrés

Ceux qui aiment ardemment les livres constituent sans qu’ils le sachent une société secrète. Le plaisir de la lecture, la curiosité de tout et une médisance sans âge les rassem­blent.

Leurs choix ne correspondent jamais à ceux des mar­chands, des professeurs ni des académies. Ils ne respectent pas le goût des autres et vont se loger plutôt dans les inter­stices et les replis, la solitude, les oublis, les confins du temps, les mœurs passionnées, les zones d’ombre.

Ils forment à eux seuls une bibliothèque de vies brèves. Ils s’entrelisent dans le silence, à la lueur des chandelles, dans le recoin de leur bibliothèque tandis que la classe des guerriers s’entre-tue avec fracas et que celle des marchands s’entre-dévore en criaillant dans la lumière tombant à plomb sur les places des bourgs.

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