Meurant - Romulus, Jumeau Et Roi

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Alain Meurant Romulus, jumeau et roi. Aux fondements du modèle héroïque In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 78 fasc. 1, 2000. Antiquite - Oudheid. pp. 61-88. Citer ce document / Cite this document : Meurant Alain. Romulus, jumeau et roi. Aux fondements du modèle héroïque. In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 78 fasc. 1, 2000. Antiquite - Oudheid. pp. 61-88. doi : 10.3406/rbph.2000.4432 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_2000_num_78_1_4432

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Alain Meurant

Romulus, jumeau et roi. Aux fondements du modèle héroïqueIn: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome 78 fasc. 1, 2000. Antiquite - Oudheid. pp. 61-88.

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Meurant Alain. Romulus, jumeau et roi. Aux fondements du modèle héroïque. In: Revue belge de philologie et d'histoire. Tome78 fasc. 1, 2000. Antiquite - Oudheid. pp. 61-88.

doi : 10.3406/rbph.2000.4432

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/rbph_0035-0818_2000_num_78_1_4432

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Romulus, jumeau et roi Aux fondements du modèle héroïque (])

Alain Meurant

La question de leurs origines a toujours traversé les hommes. C'est vrai aujourd'hui comme le prouvent l'attrait croissant pour la généalogie familiale ou les efforts réalisés par les scientifiques pour expliquer les débuts de l'univers et de la vie. C'était vrai hier, comme l'atteste le goût des Anciens pour les cosmogonies ou les légendes de fondation. Celle qui raconte la naissance de Rome est assurément l'une des plus répandues, sinon la plus célèbre. Elle le doit sans doute à son caractère sanglant. Et que ce soit deux frères, jumeaux de surcroît, qui s'entre-tuent sur le pome- rium fraîchement tracé n'a certainement pas peu contribué à établir la renommée de ce récit.

C'est à Romulus, le vainqueur de cette rivalité assez exceptionnelle que nous nous intéresserons ici pour constater que cette figure emblématique est porteuse de traits distinctifs assez remarquables, dont la combinaison mérite qu'on s'y attarde. C'est d'abord un héros avec tout ce que comporte cette qualité ; mais pas n'importe lequel puisque, on l'a dit, il est marqué par la gémellité. C'est aussi un roi ; mais pas n'importe lequel là non plus, puisqu'il s'agit d'un roi-fondateur, d'un premier roi, statut qui lui confère un caractère particulier. Comment ces différentes données se sont-elles emboîtées pour faire de Romulus un personnage hors du commun, c'est ce que nous allons tenter de déterminer en voyant ce que chacune lui apporte (2).

Héros, jumeau et roi, Romulus cumule les traits distinctifs qui le mettent en valeur et le distinguent du commun des mortels, tout en le liant à un destin d'exception, celui de grand ancêtre d'une cité qui, partie d'origines modestes, est appelée à dominer le monde. Par ailleurs, en Romulus, ces éléments ne s'additionnent pas ou ne se superposent pas simplement comme autant de strates imperméables les unes aux autres. Tout au contraire, se tisse entre eux un riche réseau de relations dont nous

(1) Communication présentée le 29 novembre 1998 lors de l'Assemblée générale des Anciens Classiques de Louvain. Elle est ici reproduite avec son appareil scientifique.

(2) Vu la richesse de la bibliographie se rapportant aux différents embranchements du sujet traité, il nous a paru préférable - pour ne pas gonfler exagérément le volume de ces notes - de n'y renseigner, à quelques exceptions près, que les travaux les plus marquants parus au cours de ces vingt dernières années.

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essayerons de cerner la nature et la profondeur, de voir aussi comment il leste cette figure d'une étonnante densité. Pour s'en faire une idée plus précise, passons en revue les segments qui le composent.

A. Le segment héroïque

Romulus est un héros au plein sens du terme puisqu'il naît de l'union d'une mortelle, la vestale Rhéa Silvia, et du dieu Mars. L'événement parut si invraisemblable aux Anciens eux-mêmes qu'ils ont parfois cherché à lui donner une coloration plus réaliste : on voit ainsi Denys d'Halicarnasse imputer le viol de la vestale à un de ses suivants, sinon à Amulius lui- même (3).

(3) D.H., I, 77, 1-2, Plut., Rom., 4, 3 ; OGR, XIX, 5 ; App., Reg., 1, 2, apud Photius, Bibl., 57: J. Poucet, «L'amplification narrative dans l'évolution de la geste de Romulus», ACD, 17-18, 1981-1982, p. 185 ; P.-M. Martin, L'idée de royauté à Rome. I. De la Rome royale au consensus républicain, Clermont-Ferrand, 1982, p. 23, 103, 105 (Miroir des civilisations antiques, 1) ; J. Puiggali, « Rhéa et le démon», RPh, 58, 1984, p. 93-96; J. Poucet, Les origines de Rome. Tradition et histoire, 1985, p. 240, 275 (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 38) ; Ph. Bruggisser, Romulus Seruianus. La légende de Romulus dans les 'Commentaires à Virgile ' de Servius. Mythographie et idéologie à l'époque de la dynastie theodosienne, Bonn, 1987, p. 46-50 (Antiquitas. Reihe 1, Abhandlungen zur alten Geschichten, Band 36); V. Fromentin, « L'attitude critique de Denys d'Halicarnasse face aux mythes », BAGB, décembre 1988 (4), p. 322-323, 325 ; R. Gersht-S. Mucznik, «Mars and Rhea Silvia», Gerion, 6, 1988, p. 123-124; V. Fromentin-J. Schnäbele, Denys d'Halicarnasse. Les antiquités romaines. Livres I et II (Les origines de Rome), Paris, 1990, p. 19 (La Roue à Livres) ; J. Fugmann, Königszeit und frühe Republik in der Schrift 'De uiris illustribus urbis Romae'. Quellenkritisch-historische Untersuchungen. I. Königszeit, Francfort-Berne- New York-Paris, 1990, p. 79 (Studien zur klassischen Philologie, Band 46) ; F. Cassola, «Le origini di Roma e l'età regia in Diodoro», dans E. Galvagno-C. Mole Ventura [Éd.], Mito. Storia. Tradizione. Diodoro Siculo e la storiografia classica. Atti del Convegno Internazionale Catania-Agira 7-8 dicembre 1984, Catane, 1991, p. 317 n. 80 (Testi e Studi di Storia Antica, 1); A. Lopez Fonseca, « llia/Rea Silvia. La leyenda de la madre del fundador de Roma. 'Quis enim tarn ueterem pro certo adfirmet?', Liv. 1 3,2», EClas, 33, 1991, p. 46, 51-52; J.-M. André, «Idéologie et traditions sur les origines de Rome », dans La Rome des premiers siècles. Légende et histoire. Actes de la Table Ronde en l'honneur de M. Pallottino (Paris, 3-4 mai 1990), Florence, 1992, p. 22-24 (Istituto Nazionale di Studi Etruschi ed Italici. Biblioteca di « Studi Etruschi », 24) ; J. Poucet, «Les rois de Rome. Autopsie d'un récit historico-légendaire », BAB, 5, 1994, p. 182-186; G.B. Miles, Livy : Reconstructing Early Rome, Cornell University, 1995, p. 141 ; M. Chassignet, «Héros et anti-héros des origines de Rome à la fin de la période royale dans l'annalistique romaine », dans G. Freyburger-L. Pernot [Éd.], Du héros païen au saint chrétien. Actes du colloque organisé par le Centre d'Analyse des Rhétoriques Religieuses de l'Antiquité (C.A.R.R.A.). Strasbourg, 1er -2 décembre 1995, Paris, 1997, p. 45-46 (Collection des Études Augustiniennes. Série Antiquité, 154); J. Martînez-Pinna, «Rómolo y los heroes latinos», dans J.-A & J.-M. Blazquez [Éd.], Heroes y antihéroes en la antigù'adas clasica, Madrid, 1997, p. 99 (Historia. Serie Menor) ; S. Walt, Der Historiker C. Licinius Macer. Einleitung, Fragmenti, Kommentar, Stuttgart-Leipzig, 1997, p. 94-95, 149-151, 176, 179, 293-294, 297 (Beiträge zur Altertumswissenschaft. Band 103); V. Fromentin, Denys d'Halicarnasse. Antiquités romaines. Tome I. Introduction générale et Livre I, 1998, p. XLIX, 45 (CUF).

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À ce propos, il faut souligner un détail sur lequel nous reviendrons plus tard: les jumeaux ainsi engendrés, qu'ils soient issus de Mars ou d'un être de chair n'ont jamais qu'un seul père (4). Ce qui n'est pas dans les habitudes des récits gémellaires. Généralement ceux-ci prêtent aux jumeaux des géniteurs différents pour distinguer au plus tôt, in utero, ceux que la nature confond malicieusement. Cette procédure, appelée superfé- tation(5), très courante dans les récits gémellaires, et ce quelle que soit leur provenance, peut prendre deux formes. On prétend d'un côté que la semence du père a été doublée par celle d'un dieu, d'un animal, d'un esprit ou d'un sorcier (6). La mère et ses enfants sont alors honorés quand ce partenaire inattendu est connoté positivement. S'il est immortel, le jumeau qu'il conçoit le sera aussi, l'autre restant simple mortel à l'image de celui qui l'a procréé. D'un autre côté, version moins glorieuse pour la mère, on soupçonne ses enfants de révéler l'adultère dont ils seraient le fruit, ce qui vaut de sérieux ennuis à la coupable en puissance (7). Une variante plus adoucie de la même explication peut néanmoins envisager tout simplement que cette double naissance simultanée soit la conséquence de rapports répétés avec son mari (8).

En vérité, cette division génétique des jumeaux ouvre la porte à toute une série de traits distinctifs permettant de les typer sur le plan du caractère, de la force, des talents ou des compétences (9). De façon à faire

(4) D. Briquel, « Les enfances de Romulus et Rémus », dans H. Zehnacker- G. Hentz [Éd.], Hommages à R. Schilling, Paris, 1983, p. 54 (Collection d'Études latines. Série scientifique, 73) ; B. Sergent, « De quelques jumeaux indo-européens », Topique, 50, 1992, p. 225; G. Dumézil, Le roman des jumeaux et autres essais. Vingt-cinq esquisses de mythologie (76-100), publiées par J.H. Grisward, Paris, 1994, p. 137 (Bibliothèque des Sciences Humaines) ; É. Tiffou, « Le thème de la lumière dans la fondation de Rome», Latomus, 57, 1998, p. 312-313.

(5) P.-M. Martin, o.e. [n. 3], 1982, p. 226-227 ; J. Puhvel, Comparative Mythology, Baltimore-Londres, 1987, p. 59 ; B. Sergent, «Les trois excellentes raisons de se débarrasser de ce bébé-là », dans M.-R. Moro [Éd.], L'enfant exposé. Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie, 9, 1989, p. 13-21 ; Id., o.e. [η. 4], 1992, p. 226-228 et F. Leroy, Les jumeaux dans tous leurs états, Bruxelles, 1995, p. 45-46 (Sciences, Éthiques, Sociétés) pour l'intégration au monde indo-européen de ce principe explicatif que J. Carles-J. Calmes, La fécondation, Paris, 19847, p. 103-104 (Que sais-je?, 390); J.-Cl. Pons-R. Frydman, Les jumeaux, Paris, 1994, p. 10-11 (Que sais-je?, 2843) et F. Leroy, o.e. [cette n.], 1995, p. 61-62 recommandent de ne pas confondre avec celui, plus scientifique, de « superfécondation ». Sur un plan plus général, voir aussi Fr. Lepage, Les jumeaux. Enquête, Paris, 1980, p. 18-19 (Réponses) et F. Leroy, o.e. [cette n.], 1995, p. 25-26.

(6) R. Zazzo, Les jumeaux, le couple et la personne, Paris, 19862, p. 344 (Quadrige, 88) ; F. Leroy, o.e. [n. 5], 1995, p. 24-25, 37.

(7) F. Leroy, o.e. [n. 5], 1995, p. 25, 37. (8) F. Leroy, o.e. [n. 5], 1995, p. 24. (9) Pour une présentation complète de ce système de références et son application au

domaine indo-européen et à Rome plus spécifiquement, voir la première partie de notre ouvrage L'idée de gémellité dans la légende des origines de Rome, à paraître dans les Mémoires de la Classe des Lettres de l'Académie Royale de Belgique.

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éclater l'unité de la cellule gémellaire sous l'impact de cloisons culturelles venues clarifier la situation et, c'est l'objectif principal, dissiper le malaise que provoquaient généralement les naissances doubles. Pour essayer de se faire une idée plus précise du sentiment ressenti en cette occasion, il suffit de penser au trouble qui est encore le nôtre lorsque nous croisons des jumeaux, alors même que nous disposons des connaissances biologiques justifiant leur conception.

Quoi qu'il en soit, à Rome toute distinction initiale fait défaut, ce qui entraîne que, même si d'infimes différences apparaissent parfois, comme nous le verrons bientôt, les textes lient Romulus à Rémus tout au long de leur jeunesse et de leur adolescence (10). C'est à l'heure de choisir qui donnera son nom à la ville qu'ils entendent bâtir que le conflit éclate entre eux justement parce qu'aucune différence ne permettait de donner la priorité à l'un ou à l'autre.

Mais pour parvenir à ce moment décisif, Romulus et son frère ont dû franchir toutes les étapes d'un parcours que, pour faire bref, nous appellerons « la geste du héros »(")· C'est ici qu'il faut souligner la poly-

(10) R. Kuntzmann, Le mythologème des jumeaux au Proche-Orient. Naissance, fonction et évolution d'un symbole, Université de Lille III, 1982, p. 7 (= Id., Le symbolisme des jumeaux au Proche-Orient ancien. Naissance, fonction et évolution d'un symbole, Paris, 1983, p. 16-17 [Beauchesne Religions, 12]); D. Briquel, o.e. [n. 4], 1983, p. 53-54; M. Benabou, «Rémus, le mur et la mort», Aion, 6, 1984, p. 109; Ph. Bruggisser, o.e. [n. 3], 1987, p. 131-132; D. Briquel, «La mort de Rémus ou la cité comme rupture», dans M. Détienne [Éd.], Tracés de fondation, Louvain-Paris, 1990, p. 173 n. 13, 176 ; A. Johner, «Rome, la violence et le sacré: les doubles fondateurs», Euphrosyne, 19, 1991, p. 294 ; J.-Cl. Richard, «Variations sur le thème de la fondation de Rome», dans Ch.-M. Ternes [Éd.], Condere Vrbem. Actes des 2èmes 'Rencontres scientifiques de Luxembourg' (janvier 1991), Luxembourg, 1992, p. 150 (Publications du Centre universitaire de Luxembourg. Études classiques, III); B. Sergent, o.e. [4], 1992, p. 225; N. Richer, «Aspects des funérailles à Sparte», RHA, 5, 1994, p. 93; T.P. Wiseman, Remus: a Roman Myth, Cambridge, 1995, p. 14; D. Briquel, «Remarques sur le dieu Quirinus», RBPh, 74, 1996, p. 116 n. 56; A. Barchiesi, The Poet and the Prince. Ovid and Augustean Discourse, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1997, p. 156.

(11) G. Binder, Die Aussetzung des Königskindes Kyros und Romulus, Meisenheim am Glan, 1964, 262 p. (Beiträge zur klassischen Philologie, 10); Ph. Sellier, Le mythe du héros ou le désir d'être dieu, Paris, 1970, 208 p.; J. Campbell, The Hero with a Thousand Faces, Princeton, 1968, 416 p. (Bollingen Series, 17); Ch. Kerényi, «Naissance du mythe du héros», dans Recherches poiëtiques. Groupe de Recherches Esthétiques du C.N.R.S., t. I, Paris, 1975, p. 157-172 (Collection d'esthétique, 20); D. Briquel, «Trois études sur Romulus», dans R. Bloch [Éd.], Recherches sur les religions de l'antiquité classique, Genève-Paris, 1980, p. 277 (Centre de recherches d'histoire et de philologie de la IVe Section de l'École Pratique des Hautes Études. III. Hautes Études du Monde gréco-romain, 10); C.G. Jung-Ch. Kerényi, Introduction à l'essence de la mythologie. L'enfant divin. La jeune fille divine, Paris, 1980, p. 141-144 (PBP, 124); D. Briquel, «Sur un passage d'Hérodote: prise de Babylone et prise de Véies», BAGB, octobre 1981 (4), p. 295; Id., o.e. [n. 4], 1983, p. 53 ; D. Briquel-J.-L. Desnier, «Le passage de l'Hellespont par Xerxès», BAGB, mars 1983 (1), p. 23; O. Rank, Le mythe de la naissance du héros, Paris, 1983, 343 p. (Bibliothèque des Sciences Humaines): on s'intéressera plus particuliè-

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sémie de ce terme. S'il désigne bien les hommes aux mérites supérieurs dont les dieux font leurs favoris comme chez Homère ou le produit de l'union d'êtres divins et mortels tels que les dépeint Hésiode, le mot « héros » qualifie plus globalement un personnage parvenant, aux termes d'exploits éclatants, à transcrire le désir qu'ont les hommes de transformer une vie monotone en épopée glorieuse, de quitter une condition modeste pour un rôle de premier plan, de frapper aux portes de la souveraineté ou de la divinité (12).

rement aux tableaux synoptiques des p. 304-309; J. Poucet, «Les origines et les premiers siècles de Rome. L'histoire d'une interprétation», dans Cl. Gothot- Mersh-R. Célis-R. Jongen [Éd.], Narration et interprétation. Actes du colloque organisé par la Faculté de Philosophie et Lettres, les 3, 4 et 5 avril 1984 à l'occasion du 125e anniversaire des Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles, 1984, p. 207 n. 10 (Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 32); R. Berteaux, La voie symbolique, Paris, 1985, p. 72-76 (Symboles, symbolismes) ; J. Poucet, o.e. [n. 3], 1985, p. 180-181 ; Ph. Sellier, Le mythe du héros, Paris, 1985, 208 p. (Univers des Lettres Bordas. Recueil thématique) ; J.N. Bremmer, « Oedipus and the Greek Oedipous Complex», dans Id. [Éd.], Interpretations of Greek Mythology, Londres- Sydney, 1987a, p. 44-45; Id., «Romulus, Remus and the Foundation of Rome», dans J.N. Bremmer-N.H. Horsfall [Éd.], Roman Myth and Mythology, Londres, 1987b, p. 26-30 (University of London. Institute of Classical Studies. Bulletin Supplement, 52); Id., «Caeculus and the Foundation of Praeneste», dans ibid., 1987c, p. 49-59; C. Ampolo-M. Manfredini, Plutarco. Le vite di Teseo e Romoio, Milan, 1988, p. 288 (Scrittori greci e latini) ; Ph. Sellier, «Héroïque (le modèle - de l'imagination», dans P. Brunel [Éd.], Dictionnaire des mythes littéraires, s.l., 1988, p. 733-741 ; N. Belmont, «Propositions pour une anthropologie de la naissance», Topique, 43, 1989, p. 11-12; A. Deremetz, «Plutarque: histoire de l'origine et genèse du récit», REG, 103, 1990, p. 66-67; G. Capdeville, «La jeunesse de Camille», MEFRA, 104, 1992, p. 306-310; F. Comte, Les héros mythiques et l'homme de toujours, Paris, 1993, 284 p. (Points/Sagesses, 59) ; J.-M. Pastre, « Tristan et Héraclès : la mort violente et le destin du héros », dans La violence dans le monde médiéval, Université de Provence, 1994, p. 377-395 (Centre universitaire d'Études et de Recherches médiévales d'Aix. Sénéfiance, 36); J. Poucet, o. c. [n. 3], 1994, p. 168-169; T.J. Cornell, The Beginnings of Rome : Italy and Rome from the Bronze Age to the Punic Wars (c. 1000- 264 B.C.), Londres-New York, 1995, p. 61-63 (Routledge History of the Ancient World); Chr. Vielle, Le mytho-cycle héroïque dans l'aire indo-européenne. Correspondances et transformations helléno-aryennes, Louvain-la-Neuve, 1996, p. 89- 101, 169-176; G. Freyburger-L. Pernot [Éd], o.e. [n. 3], 1997, 231 p.; M. Chassignet, o.e. [n. 3], 1997, p. 39-40. Pour une approche plus théorique, voir R. Trousson, Thèmes et mythes. Questions de méthode, Bruxelles, 1981, p. 44-48 (Arguments et documents).

(12) T. Hadzisteliou, «Hero-cult and Homer», Historia, 22, 1973, p. 129-142; J.N. Coldstream, « Hero-cults in the Age of Homer», JHS, 96, 1976, p. 8-17; B. Liou- Gille, Cultes 'héroïques' romains. Les fondateurs, Paris, 1980, p. 70 (Collection d'Études anciennes); Ph. Sellier, o.e. [n. 11], 1985, p. 13; E. Galvagno, «Ducezio 'eroe' : storia e retorica in Diodore», dans E. Galvagno-C. Mole Ventura [Éd.], o.e. [n. 3], 1991, p. 99; Ch-M. Ternes, «Héros et anti-héros de Tite-Live. Ont-ils une motivation religieuse?», dans Ch.-M. Ternes-M. Delahoutre-A. Motte- J. -Cl. Polet [Éd.], Mélanges in honorem Julien Ries, Luxembourg, 1993, p. 219-220 (Numéro spécial du Courrier de l'Éducation Nationale) ; J-Cl. Fredouille, « Le héros et le saint», dans G. Freyburger-L. Pernot [Éd.], o.e. [n. 3], 1997, p. 15.

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Présente dans la littérature universelle, de l'épopée de Gilgamesh(13) aux romans les plus contemporains, cette figure en s' appliquant à Romulus vient donner un volume supplémentaire à cet être déjà situé à la frontière de l'humanité et de la divinité. Sa stature héroïque joue donc sur les deux tableaux, l'un répondant constamment à l'autre. Parce qu'il est fécond, nous nous pencherons plutôt sur l'itinéraire qu'il emprunte avant d'être choisi par les dieux pour devenir le premier roi de Rome, celui qui parle de ses « enfances >>(14). En voici les jalons principaux.

Annoncée par des oracles ou des visions oniriques (15), la naissance d'un héros rompt souvent la stérilité qui accable un couple de haut rang en butte à de sérieuses difficultés (16). Il n'est pas rare qu'elle découle d'une parthénogenèse (17). Et si ses parents ne sont pas dépositaires de l'autorité (rois, princes, ...), l'un d'eux au moins est un dieu(18). À Rome, tous ces éléments se retrouvent, parfois quelque peu transformés et déplacés. Ainsi, un oracle annonce bien la venue des jumeaux, non pas

(13) Parmi les nombreuses traductions et études consacrées au héros mésopotamien, épinglons P. Boyer, «Récit épique et tradition», L'Homme, 22, 1982, p. 15-30; R. Kuntzmann, o.e. [n. 10], 1982, p. 57-99 (= Id., o.e. [η. 10], 1983, p. 51-78); Fl. Malbran-Labat, Gilgamesh, Paris, 1982, 74 p. (Cahiers Évangiles. Suppléments, 40) ; J. Lacarrière, En suivant les dieux. Le légendaire des hommes, Paris, 1984, p. 209- 216 (Le Livre de Poche, Pluriel, 8484 G); J. Bottéro, «U 'Épopée de Gilgamesh'», dans Id. [Éd.], Initiation à l'Orient ancien. De Sumer à la Bible, Paris, 1992, p. 275-290 (L'Histoire. Points/Histoire, H 170) ; R.-J. Tournay-A. Shaffer, L'épopée de Gilgamesh, 1994, 310 p. (Sciences théologiques et religieuses, 3. Institut de science et de théologie des religions. U.E.R. de théologie et de sciences religieuses. Institut Catholique de Paris).

(14) Voir ce qu'en disent déjà J. Poucet, «Fabius Pictor et Denys d'Halicarnasse. Les 'enfances de Romulus et Rémus' », Historia, 25, 1976, p. 201-216 ; D. Briquel, o.e. [n. 4], 1983, p. 53-66 ; J.N. Bremmer, o. c. [n. 1 1], 1987b, p. 25-48 ; G. Capdeville, o.e. [n. 11], 1992, p. 310-311 ou V. Fromentin, o.e. [n. 3], 1998, p. 44-47, 54-55. Sur l'exploitation grecque de cette thématique, voir maintenant A. Motte, « Le thème des enfances divines dans le mythe grec», LCE, 64, 1996, p. 109-125

(15) O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 166; Ph. Sellier, o.e. [n. 11], 1985, p. 15; Cl. Voisenat, «La Rivalité, la séparation et la mort», L'Homme, 28, 1988, p. 94; A. Deremetz, o.e. [n. 11], 1990, p. 66-67.

(16) O. Rank, o.e. [n. 1 1], 1983, p. 165 ; Ph. Sellier, o.e. [n. 1 1], 1985, p. 15. (17) R. Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde, Paris, 1978,

p. 319-322 (Le Livre de Poche. Biblio/Essais, 4001); J.-P. Charlier, Marie, vierge et mère, Bruxelles, 1985, 42 p. (Horizons de la foi, 2e série, 4); G. Radke, «L'enfant de la vierge», dans P.-M. Martin-Ch.-M. Ternes [Éd.], La mythologie clef de lecture du monde classique. Hommage à R. Chevallier, I, Tours, 1986, p. 1-13 (Caesarodunum, XXIbis) ; Ph. Bruggisser, o.e. [n. 3], 1987, p. 48-49 ; G. Capdeville, o.e. [n. 1 1], 1992, p. 148; Fr. Frontisi-Ducroux, «Les Grecs, le double et les jumeaux», Topique, 50, 1992, p. 243 ; J.-P. Michaud [Éd.], Marie des Évangiles, Paris, 1996, 76 p. (Cahiers Évangile, 77). Il est à cet égard significatif de rappeler ici la réflexion que l'analyse de la tragédie grecque inspire à Chr. Mauduit, « Le sauvage et le sacré dans la tragédie grecque», BAGB, décembre 1988 (4), p. 311 : «II n'est pas nécessaire d'insister sur la relation d'analogie qui existe entre la virginité et la sauvagerie animale dont chacune représente, à sa manière, un état antérieur à la civilisation ». Sur la symbolique de ce motif, voir O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 122-123.

(18) O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 165 ; Ph. Sellier, o.e. [n. 11], 1985, p. 18.

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ROMULUS, JUMEAU ET ROI AUX FONDEMENTS DU MODÈLE HÉROÏQUE 67

dans la version officielle, mais dans une variante circulant sous le nom de Promathion et conservée par Plutarque (19). La scène se passe à Albe- la-Longue où l'oracle de Téthys enjoint à la fille du roi Tarchétius de s'unir à une apparition surgie au milieu de l'âtre du palais.

Par ailleurs, l'interdit de conception qui frappe Rhéa Silvia à travers sa condition de vestale équivaut sans peine à la stérilité qui frappe souvent les parents du futur héros. Pour le reste, les choses sont plus claires : si le couple concerné n'est pas formé d'un mari et de son épouse, mais d'un père et de sa fille, tous les ingrédients sont bien réunis : de sang

(19) G. D'Anna, « II ruolo di Lavinium e di Alba nella leggenda délie origini di Roma. Qualche considerazione metodica e indicazione di ricerca», ArchLaz, 3, 1980, p. 159; R.G. Basto, The Roman Foundation Legend and the Fragments of the Greek Historians : an Inquiry into the Development of the Legend, Cornell University, 1980, p. 156-159 (University Microfilms) ; D. Briquel, o. c. [n. 11], 1980, p. 297 n. 1 10 ; Id., « En deçà de l'épopée, un thème légendaire indo-européen : caractère trifonctionnel et liaison avec le feu dans la geste des rois iraniens et latins », dans R. Chevallier [Éd.], L'épopée gréco- latine et ses prolongements indo-européens (Colloque). Calliope II, Paris, 1981, p. 14-20 (Caesarodunum, XVIbis) ; G. Dury-Moyaers, Énée et Lavinium. À propos des découvertes archéologiques récentes, Bruxelles, 1981, p. 59 n. 154 (Collection Latomus, 174); P.-M. Martin, o.e. [n. 3], 1982, p. 105, 224-225 ; D. Briquel, Les Pélasges en Italie. Recherches sur l'histoire de la légende, École française de Rome, 1984, p. 490-491 (BÉFAR, 252); Id., «La légende de la mort et de l'apothéose de Romulus», dans R. Chevallier [Éd.], o.e. [n. 17], 1986, p. 25; J.N. Bremmer, o.e. [n. 11], 1987c, p. 50 ; C Ampolo-M. Manfredini, o.e. [n. 11], 1988, p. 272-276; N. Boëls-Janssen, «La fiancée embrasée», dans D. Porte-J.-P. Néraudau [Ed.], Res sacrae. Hommages à H. Le Bonniec, Bruxelles, 1988, p. 25-26 (Collection Latomus, 201) ; A. Deremetz, o.e. [n. 1 1], 1990, p. 66-68 ; D. Briquel, L'origine lydienne des Étrusques. Histoire de la doctrine dans l'Antiquité, École française de Rome, 1991, p. 167 n. 169 (Collection de l'École française de Rome, 139); G. Capdeville, « Servius Tullius et le mythe du premier roi », dans Fr. Jouan-A. Motte [Éd.], Mythe et politique. Actes du Colloque de Liège (14-16 septembre 1989) organisé par le Centre de Recherches Mythologiques de l'Université de Paris X et le Centre d'Histoire des Religions de l'Université de Liège, Paris, 1991, p. 58-61 (Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l'Université de Liège. Fascicule 257) ; A. Grandazzi, La fondation de Rome. Réflexion sur l'histoire, Paris, 1991, p. 252-253 (Histoire); A. Lopez Fonseca, o.e. [n. 3], 1991, p. 48 ; J.-M. André, o.e. [n. 3], 1992, p. 24 ; D. Briquel, « 'Pastures Aboriginum' (Justin, 38, 6, 7) : à la recherche d'une historiographie grecque anti-romaine disparue», REL, 73, 1995, p. 46; N. Boëls-Janssen, La vie religieuse des matrones dans la Rome archaïque, École française de Rome, 1993, p. 87-95 (Collection de l'École française de Rome, 176); G. Capdeville, Volcanus. Recherches comparatistes sur les origines du culte de Vulcain, École française de Rome, 1995, p. 62-67 (BÉFAR, 288) ; A. Mastrocinque, Romolo (la fondazione di Roma tra storia e leggenda), Este, 1995, p. 61-65 (Université di Trento. Dipartimento di Scienze Filologiche e Storiche. Pubblicazioni di Storia Antica, 4); T.P. Wiseman, o.e. [n. 10], 1995, p. 57-61; J. Champeaux, «L' 'Etrusca disciplina' et l'image de l'Étrurie chez Plutarque», dans Les écrivains du deuxième siècle et Y 'Etrusca disciplina '. Actes de la Table Ronde de Dijon (9 juin 1995). La divination dans le monde étrusco-italique, Université de Tours, 1996, p. 62 (UMR 126-4 «Recherches étrusco-italiques », ENS, Paris- Équipe «Culture et civilisation de l'Empire romain», Dijon. Caesarodunum. Supplément, n. 65); J. Martînez-Pinna, o.e. [n. 3], 1997, p. 130-131 ; D. Briquel, «Les figures féminines dans la tradition sur les trois derniers rois de Rome», Gerion, 16, 1998, p. 1 14-1 16, 127, 137 ; Id., « Tarquins de Rome et idéologie indo-européenne : (I) Tarquin l'Ancien et le dieu Vulcain», RHR, 215, 1998, p. 394-395.

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68 ALAIN MEURANT

royal, Numitor et Rhéa Silvia sont bien confrontés à une situation pénible, les jumeaux naissent d'une vierge et leur père a rang divin.

Ceci posé, revenons au modèle suivi. Une prophétie assimile souvent la naissance du héros à une menace pour son père ou pour un autre de ses proches (20). On décide alors de s'en débarrasser en l'exposant en milieu hostile, que ce soit sur l'eau, au fond d'une forêt ou en haut d'une montagne (21). En l'espèce, croyant se débarrasser d'un danger, celui qui sonne cet ordre arme au contraire, par un étrange paradoxe du destin, le mécanisme qui aboutira à la réalisation de ce qu'il cherchait à empêcher (22). Le héros échappe par miracle à la mort, est nourri par des animaux

(20) O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 1 14-115, 125, 166 ; Ph. Sellier, o.e. [n.l 1], 1985, p. 15.

(21) G. Binder, o.e. [n. 11], 1964; D.B. Redford, «The Literary Motif of the Exposed Child (cf 'Ex' II, 1-10) », Numen, 14, 1967, p. 209-228; G. Binder, « Aussetzung », dans K. Ranke [Éd.], Enzyklopädie des Märchens. Handwörterbuch zur historischen und vergleichenden Erzählforschung, I, Berlin, 1976-1977, col. 1048-1065 ; D. Briquel, o.e. [n. 1 1], 1980, p. 277 ; CG. Jung-Ch. Kerényi, o.e. [n. 1 1], 1980, p. 46- 50; M. Verzâr, «Pyrgi e l'Afrodite di Cipro. Considerazioni sul programma decorativo del tempi Β.», MEFRA, 92, 1980, p. 73 η. 164; J. Puhvel, «La transposition du mythe à la saga dans la narration épique indo-européenne», dans Georges Dumézil, Aix-en- Provence, 1981, p. 177 (Cahiers pour un temps. Centre Georges Pompidou) ; R. Girard, Le bouc émissaire, Paris, 1982, p. 39-40 ; P.-M. Martin, o.e. [n. 3], 1982, p. 75-76, 227- 228 ; O. Rank, o.e. [n. 1 1], 1983, p. 113-1 14, 1 18-1 19 ; P. Ottino, « Le traitement indomalgache du motif de l'abandon d'enfants au fil de l'eau», dans Études sur l'Océan indien, Paris, 1984, p. 187-191 (Collection des travaux de l'Université de La Réunion) ; Id., «L'abandon aux eaux et l'introduction de l'Islam en Indonésie et à Madagascar», dans ibid., 1984, p. 193-219 ; Ph. Sellier, o.e. [n. 1 1], 1985, p. 15 ; M. Huys « Euripide, 'Iphigénie à Aulis', v. 1284-1291 et la montagne où l'enfant exposé devait mourir», LEC, 54, 1986, p. 135-146; P. Brûlé, La religion des filles d'Athènes à l'époque classique. Mythes, cultes et société, Paris, 1987, p. 124-138 (Centre de Recherche et d'Histoire ancienne, 76) ; H. Lavagne, Operosa antra. Recherches sur la grotte à Rome de Sylla à Hadrien, École française de Rome, 1988, p. 62, 219-220 (BÉFAR, 272) ; Cl. Voisenat, o.e. [n. 15], 1988, p. 94 (qui étudie le cas plus spécifique des jumeaux); M. York, «Romulus and Remus, Mars and Quirinus», MES, 16, 1988, p. 160; N. Belmont, o.e. [n. 11], 1989, p. 12-17; D. Briquel, o.e. [n. 19], 1991, p. 206-208; Fr. Frontisi- Ducroux, o.e. [n. 17], 1992, p. 243-244 ; G. Capdeville, « De la forêt initiatique au bois sacré», dans Les bois sacrés. Actes du Colloque International organisé par le Centre Jean-Bérard et l'École Pratique des Hautes Études (Ve Section). Naples, 23-25 novembre 1989, Naples, 1993, p. 129-133 (Collection du Centre Jean-Bérard, 10); M. Huys, The Tale of the Hero who Was Exposed at Birth in Euripidean Tragedy : a Study of Motifs, Louvain, 1995, 446 p. (Symbolae Facultatis Litterarum Louaniensis. Series A/Vol. 20); B. Sergent, Les Indo-Europèens. Histoire, langues, mythes, Paris, 1995, p. 218-219 (Bibliothèque historique Payot); T.P. Wiseman, o.e. [n. 10], 1995, p. 65; A. Moreau, « L'esquif sur l'eau: destruction et renaissance, fondation et transgression», dans Id., Mythes grecs I. Origines, Montpellier, 1999, p. 124. Dans la réalité, Rome et l'Étrurie se débarrassaient des monstra venu souiller leur existence : R. Bloch, La divination. Essai sur l'avenir et son imaginaire, Paris, 1991, p. 87 ; W.V. Harris, «Child-Exposure in the Roman Empire», JRS, 84, 1994, p. 1-22.

(22) Cet aspect paradoxal du présage a bien été étudié par Cl. Rosset, Le réel et son double. Essai sur l'illusion, Paris, 1984, p. 21-53. Voir aussi O. Rank, o.e. [n. 1 1], 1983, p. 1 14- 1 15 et A. Moreau, « Déjouer l'oracle ou la précaution inutile », dans Oracles et mantique en Grèce ancienne. Actes du Colloque de Liège (mars 1989), Kernos, 3, 1990, p. 261-279.

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sauvages (23) et recueilli dans un milieu obscur avant d'être reconnu (24). Puisque son destin le fait passer de l'ombre à la lumière, le héros paraît plus invincible que le soleil (25). C'est ainsi métamorphosé qu'il rentre chez lui pour accomplir la prophétie dont on avait tenté d'empêcher l'accomplissement. Il est courant que ce retour provoque la chute d'un usurpateur qui avait privé le héros d'une couronne dont il était l'héritier légitime (26). Au terme de ce parcours, il fonde une ville, un sanctuaire, un empire (27), ou pour dire les choses plus globalement, il prend l'aspect d'un «Heilbringer»(28).

Repassons du côté romain (29). On y voit que la naissance des jumeaux de Rhéa Silvia menace le pouvoir que le méchant Amulius a traîtreusement

(23) D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 277; Id., «Le pilon de Pilumnus, la hache d'Intercidona, le balai de Deverra», Latomus, 42, 1983a, p. 276 ; Id., «Trois recherches sur des traces d'idéologie tripartie en Grèce », Études 1-E, 4, 1983b, p. 37-49 ; O. Rank, o.e. [η. 11], 1983, p. 116; Ph. Sellier, o.e. [η. 11], 1985, p. 15; R. Triomphe, Le lion, la vierge et le miel, Paris, 1989, p. 203-218 (Vérité des mythes); G. Capdeville, o.e. [n. 11], 1992, p. 331-332; J. Poucet, o.e. [n. 3], 1994, p. 183.

(24) D. Briquel, o.e. [n. 1 1], 1980, p. 277 ; J. Poucet, o.e. [n. 3], 1981-1982, p. 186 ; O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 166; Ph. Sellier, o.e. [n. 11], 1985, p. 15-16; G. Capdeville, o.e. [n. 21], 1993, p. 128-129; Chr. Vielle, o.e. [n. 11], 1996, p. 16-17. Ce motif est celui au fosterage, terme anglais qui désigne une période d'apprentissage passée hors de la civilisation: J.N. Bremmer, «Avunculate and Fosterage», JIES, 4, 1976, p. 65-78; Id., o.e. [n. 11], 1987c, p. 54; G. Capdeville, o.e. [n. 19], 1991, p. 64-65 ; B. Sergent, o.e. [n. 21], 1995, p. 219-220.

(25) Ph. Sellier, o.e. [n. 11] , 1985, p. 16-17. (26) D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 277; R. Girard, o.e. [21], 1982, p. 201-202;

O. Rank, o.e. [n. 1 1], 1983, p. 122, 135 ; Ph. Sellier, o.e. [n. 1 1], 1985, p. 26 et, sur un plan plus théorique, R. Trousson, o.e. [n. 11], 1981, p. 27.

(27) B. Liou-Gille, o.e. [n. 12], 1980, p. 240; O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 120. (28) B. Liou-Gille, o.e. [n. 12], 1980, p. 156-157. (29) Nous analysons dans une étude encore inédite, D'Albe-la-Longue au 'pomerium '

romain : Romulus et Rémus sur la route, la manière dont les différentes séquences de la « geste du héros » ont été utilisées dans la légende de fondation romaine. On y trouvera aussi la bibliographie relative à chacune. En conséquence, les quelques travaux ici mentionnés ne fournissent qu'un aperçu général de ce segment de la tradition : B. Liou- Gille, o.e. [n. 12], 1980, p. 156-170; D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 277; Id., o.e. [n. 19], 1981, p. 17; Id., o.e. [n. 4], 1983, p. 53-66; O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 68- 71 ; J. Poucet, o.e. [n. 11], 1984, p. 200-201 ; Fr. Bader, « De la préhistoire à l'idéologie tripartie: les travaux d'Héraklès », dans R. Bloch [Éd.], D 'Héraklès à Poséidon: Mythologie et protohistoire, Genève, 1985, p. 47-51 (École Pratique des Hautes Études. IVe Section. Sciences historiques et philologiques. Hautes Études du monde gréco- romain, 14); J. Poucet, o.e. [n. 3], 1985, p. 181-182; D. Briquel, o.e. [n. 19], 1986, p. 19 ; Ph. Bruggisser, o.e. [n. 3], 1987, p. 39-86; J. Fugmann, o.e. [n. 3], 1990, p. 73 ; F. Cassola, o.e. [n. 3], 1991, p. 317-320; P. Ginestet, Les organisations de la jeunesse dans l'Occident romain, Bruxelles, 1991, p. 33 (Collection Latomus, 213); A. Grandazzi, o.e. [n. 19], 1991, p. 196 ; A. Lopez Fonseca, o.e. [n. 3], 1991, p. 45-49 ; B. Sergent, o.e. [n. 4], 1992, p. 225-226 ; A. Collognat, « L'Antiquité au cinéma», BAGB, octobre 1994 (3), p. 345-346; G. Dumézil, o.e. [n. 4], 1994, p. 119-120 (esquissant un parallélisme, déjà présent chez Fr. Bader, o.e. [cette n.], 1985, p. 47-49, avec Sanasar et Balthasar, les jumeaux mythiques arméniens) ; G.B. Miles, o.e. [n. 3], 1995, p. 141-143 ; T.P. Wiseman, o.e. [n. 10], 1995, p. 2-4; Chr. Vielle, o.e. [n. 11], 1996, p. 204; A. Barchiesi, o.e. [n. 10], 1997, p. 147, 154-155, 170-171 ; M. Chassignet, o.e. [n. 3],

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arraché à son frère Numitor. Pour que celui-ci soit privé de tout recours, le félon avait fait tuer son fils (30) et contraint Rhéa Silvia à devenir vestale pour l'empêcher de donner à Numitor un petit-fils susceptible de le venger. D'où sa décision d'éliminer les Martigenae à peine nés : il s'agit pour lui d'une question de vie ou de mort. La disparition des jumeaux susceptibles de revendiquer un jour le trône qu'il occupe illégalement garantit sa survie et celle de son régime (31). Les laisser vivre reviendrait à hypothéquer son avenir qui dépendrait alors du moment choisi par les héritiers légitimes pour venir réclamer le pouvoir confisqué à leur grand-père.

Romulus et Rémus sont donc déposés dans un couffin livré au caprice du Tibre (32), allaités par une louve et élevés dans la modeste demeure du

1997, p. 41, 44; J. Martînez-Pinna, o.e. [n. 3], 1997, p. 98-112; S. Walt, o.e. [n. 3], 1997, p. 150-160, 182-183; D. Briquel, o.e. [n. 19], 1998, p. 115; V. Fromentin, o.e. [n. 3], 1998, p. 39-40, 44-50 ; B. Sergent, Les trois fonctions indo-européennes en Grèce ancienne. I. De Mycène aux tragiques, Paris, 1998, p. 140 (Histoire).

(30) Auquel les sources grecques fournissent un nom, Égeste (D.H., I, 76 ; Lycophr., Alex., 1232 ; App., Reg., I, 5), qui ne correspond pas au Lausus de Ον., F, IV, 54 (nom identique à celui du fils de Mézence [D.H., I, 65, 4-5 ; OGR, XV, 3] : P.-M. Martin, o.e. [n. 3], 1982, p. 166; D. Briquel, «À propos d'une inscription redécouverte au Louvre: remarques sur la tradition relative à Mézence », REL, 67, 1989, p. 89) ; mais cette figure peut tout aussi bien rester anonyme (Strab., V, 3, 2, p. 229 ; OGR, XIX, 4). La première identité est équivalente à celle du fondateur de la Ségeste sicilienne, de la mère de celui- ci (Verg., Aen., I, 195-197; 549-550; V, 35-38; 711 ; D.H., I, 47, 2; 52, 1-4; Lycophr., Alex., 951-952; Strab., VI, 1, 3 p. 254) ou du premier grand-prêtre des Pénates de Lavinium (D.H., I, 67, 2): P.-M. Martin, o.e. [n. 3], 1982, p. 24. Sur cet épisode, voir G. Brugnoli, «Reges Albanorum», dans Atti del Convegno Virgiliano di Brindisi nel bimillenario délia morte. Brindisi 15-18 ottobre 1981, Pérouse, 1983, p. 184-185 (Pubblicazioni dell' Istituto di filolologia latina dell' Università di Perugia); Ph. Bruggisser, o.e. [n. 3], 1987, p. 39-40; C. Ampolo-M. Manfredini, o.e. [n. 11], 1988, p. 280 ; J. Fugmann, o.e. [n. 3], 1990, p. 78 ; A. Lopez Fonseca, o.e. [n. 3], 1991, p. 49- 50; G.B. Miles, o.e. [n. 3], 1995, p. 156; V. Fromentin, o.e. [n. 3], 1998, p. 269 n. 339.

(31) Serv. Dan., ad Aen., 1, 273 ; Tzetz., ad Lycophr. Alex, v. 1232 : P.-M. Martin, o.e. [n. 3], 1982, p. 107 ; G. Radke, o.e. [n. 17], 1986, p. 1 ; Ph. Bruggisser, o.e. [n. 3], 1987, p. 41-42 ; A. Dubourdieu, Les origines et le développement du culte des Pénates à Rome, École française de Rome, 1989, p. 370 (Collection de l'École française de Rome, 1 18) ; J. Boulogne, Plutarque. Un aristocrate grec sous l'occupation romaine, Lille 1994, p. 188-189 (Racines & Modèles).

(32) La tradition se sert parfois de cette frêle embarcation (liée au motif de l'arche: D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 277) comme signe de reconnaissance permettant d'assurer l'identité véritable de Romulus et Rémus (D.H., I, 82, 5 ; Plut., Rom., 7, 7-8 ; 8, 1-3): J. Poucet, o.e. [n. 3], 1981-1982, p. 185; Id., o.e. [n. 3], 1985, p. 234-235; A. Main, «Le déluge de Deucalion. Rêve d'immortalité ou nostalgie de la Mère (1)», dans Les grandes figures mythiques. Fonctionnement, pratique et symbolique dans l'antiquité (Besançon 25-26 avril 1984), Paris, 1986, p. 278-280 (Centre de Recherche d'Histoire ancienne, 98. Lire les polythéismes, 1) ; P. Brûlé, o.e. [n. 21], 1987, p. 124- 125; C. Ampolo-M. Manfredini, o.e. [n. 11], 1988, p. 281-282, 290-291 ; J. Poucet, « Réflexions sur l'écrit et l'écriture dans la Rome des premiers siècles », Latomus, 48, 1989, p. 295 ; J. Forsythe, The Historian L. Calpurnius Piso Frugi and the Roman Annalistic Tradition, Lanham-New York-Londres, 1994, p. 125; G.B. Miles, o.e. [n. 3], 1995, p. 144-145 et T.P. Wiseman, Roman Drama and Roman History, Exeter, 1998, p. 2 qui pense pouvoir affirmer que la scène où intervient ce motif est la transcription narrative d'une séquence théâtrale. Sur le sens d'une pareille «épreuve de l'eau», voir C.G.

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couple formé par Faustulus et Acca Larentia. Ils passent leur jeunesse en partageant la fruste existence de leurs parents adoptifs avant d'être reconnus suite à une série de rebondissements dont ce type de récit a le secret. Ces péripéties les ramènent à Albe-la-Longue dont ils rendent le trône à leur grand-père après avoir châtié Amulius. Après quoi, ils retournent «à l'endroit où ils ont été exposés et élevés >>(33) dit Tite-Live, pour y fonder une ville : la future Rome. Tout cela est bien connu. Ajoutons simplement, par référence au thème de la solarité du héros, qu'un article d'Etienne Tiffou vient justement d'étudier avec précision le rôle joué par la lumière dans la scène de fondation (34).

En fait, chacun de ces épisodes communs à bien des traditions légendaires mériterait une analyse approfondie, ne fût-ce que pour montrer comment l'esprit romain les a adaptés à ses propres exigences (35). Mais cela nous mènerait trop loin. Je me contenterai ici, en prenant un peu de recul, de dégager une part de la symbolique liée au récit qu'ils composent.

Les scènes de l'exposition sur les eaux du Tibre, de l'intervention providentielle de la louve et de l'éducation pastorale contribuent à éloigner les fils de Rhéa Silvia d'Albe-la-longue, à les projeter dans un lieu sauvage, à proximité du Lupercal, une grotte ouverte sur l'inconnu qui semble les avoir attirés comme un aimant (36). Pourquoi ?

Le héros, on l'a dit, a vocation de fonder un nouvel espace, d'ouvrir une nouvelle ère de civilisation. Pour ce faire, il doit commencer par se couper de son ancienne sphère culturelle (37). Ainsi libéré du passé auquel appartient son milieu d'origine, lequel n'a pour ainsi dire pas eu le temps

Jung-Ch. Kerényi, o.e. [n. 1 1], 1980, p. 56, 68-69 ; G. Dury-Moyaers, o.e. [n. 19], 1981, p. 212, 219; O. Rank, o.e. [n 11], 1983, p. 102-114, 132, 136, 138, 166-167, 192; Fr. Bader, o.e. [n. 29], 1985, p. 47-49; R. Berteaux, o.e. [n. 11], 1985, p. 112-120; J. Thomas, « De l'ordalie à l'initiation : le voyage d'Énée », Latomus, 48, 1989, p. 40-43 ; J. Ries, «Le pèlerinage, route du sacré», Louvain, 34, décembre 1992, p. 15; B. Sergent, o.e. [n. 21], 1995, p. 318 ; A. Moreau, o.e. [n. 21], 1999, p. 107-127.

(33) Liv., I, 3, 6: C. Ampolo-M. Manfredini, o.e. [n. 11], 1988, p. 292; Ch.-M. Ternes, « 'Tantae molis erat...'. De la nécessité de fonder Rome vue par quelques écrivains du 1er siècle», dans Id. [Éd.], o.e. [n. 10], 1992, p. 16; Id., o.e. [n. 12], 1993, p. 224; T.P. Wiseman, o.e. [n. 10], 1995, p. 5.

(34) É. Tiffou, o.e. [n. 4], 1998, p. 306-317 ; voir aussi M. Chassignet, o.e. [n. 3], 1997, p. 42.

(35) Nous en proposerons bientôt un aperçu dans l'article annoncé à [n. 29]. (36) A. Barchiesi, o.e. [n. 10], 1997, p. 147. Sur le symbolisme de cet élément, et

notamment son assimilation au ventre maternel, voir O. Rank, o.e. [n. 1 1], 1983, p. 105 ; G.-Ch. Picard, « La louve romaine, du mythe au symbole », Rev Arch, 1987, 2e fascicule, p. 263 ; H. Lavagne, o.e. [n. 21], 1988, 752 p. Rappelons aussi que l'eau elle-même peut être l'équivalente ésotérique de la femme : Cl. Sterckx, « Les sept rois de Rome et la sociogonie indo-européenne», Latomus, 51, 1992, p. 54.

(37) D. Briquel, o.e. [n. 4], 1983, p. 54-56; Id., o.e. [n. 10], 1990, p. 175; A. Mastrocinque, o.e. [n. 19] 1995, p. 95-96 ; G.B. Miles, o.e. [n. 3], 1995, p. 158-160 ; J. Thomas, « Virgile et Tite-Live : la célébration du destin romain », dans J Gaillard [Éd.], Rome Ier siècle av. J.-C. Ainsi périt la République des vertus..., Paris, 1996, p. 168 (Autrement. Collection Mémoires, 42); M. Chassignet, o.e. [n. 3], 1997, p. 40, 43, 46.

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de le marquer, il pourra devenir un être capable de promouvoir un nouveau type culturel. Jeté à l'endroit où sont rassemblées pêle-mêle toutes les forces naturelles, bénéfiques et négatives, où tout est encore mêlé dans une sorte de confusion originelle, où les choses sont encore informes, le héros plonge dans une sorte de moment auroral assimilable sinon au début du monde, du moins au début d'un monde (38).

La crue du Tibre qui arrête la course folle de la nacelle transportant les bambins a toutes chances de répondre à la même logique (39). On sait le goût des Romains pour le pragmatisme et le réalisme. Celui-ci les a souvent portés à donner une dimension humaine, un format acceptable, à des événements ou à des personnages auxquels d'autres traditions prêtent une coloration divine. Les récits relatant les débuts de leur cité en fournissant de nombreux exemples : qu'on pense aux figures des quatre premiers rois de Rome comparables à celles des principaux dieux du panthéon hindou (40), au

(38) D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 292-293; B. Liou-Gille, o.e. [n. 12], 1980, p. 162-166, 249 ; D. Briquel, o.e. [n. 4], 1983, p. 54-56 ; R. Berteaux, o.e. [n. 1 1], 1985, p. 65-70 ; D. Briquel, « La morte di Lucio Giunio Bruto. Sull'origine e le sviluppo délia leggenda di Bruto», dans M. Sordi [Éd.], 'Dulce et decorum est pro patria mori'. La morte in combattimento nell'antichità, Milan, 1990, p. 137 (Contributi all'Istituto di Storia antica. Volume sedicesimo. Scienze storiche, 45); G.B. Miles, o.e. [n. 3], 1995, p. 158.

(39) D. Briquel, o.e. [n. 1 1], 1980, p. 276 ; Id., « 'À propos de Tite-Live I'. Présence de l'idéologie indo-européenne des trois fonctions », Vita Latina, 149, 1998, p. 35-36. Sur l'usage de ce thème dans les récits légendaires italiques et grecques, voir D. Briquel, « Sur une explication antique du nom des Ombriens : une version italique du déluge ? », dans Étrennes de septantaine. Travaux de linguistique et de grammaire comparée offerts à M. Lejeune par un groupe de ses élèves, Paris, 1978, p. 45-63 ; J. Haudry, « Deucalion et Pyrrha», Études I-E, 1 1, janvier 1985, p. 81-99 (repris dans Id., La religion cosmique des Indo-Européens, Milan-Paris, 1987, p. 81-99 [Arche. Études indo-européennes, 2]) ; A. Main, o.e. [n. 32], 1986, p. 277-281 ; J. Poucet, «Temps mythique et temps historique. Les origines et les premiers siècles de Rome», Gerión, 5, 1987, p. 69-85 ; J. Bril, La traversée mythique ou le fils accompli, 1991, p. 163 (Bibliothèque scientifique Payot) ; D. Briquel, Les Tyrrhenes peuple des tours. Denys d'Halicarnasse et l'autochtonie des Étrusques, École française de Rome, 1993, p. 132-133, 174-175 (Collection de l'École française de Rome, 178) ; J. Duchemin, « La Création et le Déluge chez Ovide : recherche sur les sources grecques et orientales du mythe », dans Ead., Mythes grecs et sources orientales, Paris, 1995, p. 291-323 (Vérité des Mythes) [article initialement paru dans Letterature comparate. Problemi e Metodologia. Studi in onore di E. Paratore, Bologne, 1981, p. 549-580]; Chr. Vielle, o.e. [n. 11], 1996, p. 67-70; A. Moreau, «Le loup- garou (I). Les origines : les rituels», Λύχνος, 73, octobre 1997, p. 72-73 ; Y. Lehmann, Varron théologien et philosophe romain, Bruxelles, 1997, p. 356-357, 364-365 (Collection Latomus, 237) ; V. Fromentin, o.e. [n. 3], 1998, p. 233-234 ; A. Moreau, o.e. [21], 1999, p. 107-127. Pour un parallèle dans l'histoire de Cyrus, voir O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 173.

(40) D. Briquel, o.e. [n. 19], 1981, p. 29; J. Poucet, «Georges Dumézil et l'histoire de la Rome royale», dans Georges Dumézil, Aix-en-Provence, 1981, p. 197-205 (Cahiers pour un temps. Centre Georges Pompidou) ; E. Campanile, « Georges Dumézil indoeuropeista », Opus, 2, 1983, p. 360-361 ; J. Poucet, o.e. [n. 11], 1984, p. 201-202, 222 ; G. Dumézil, « Les trois fonctions et la triade capitoline chez les poètes latins du premier siècle avant J.-C. », dans Id., L'oubli de l'homme et l'honneur des dieux et autres essais. Vingt-cinq esquisses de mythologie (51-45), Paris, 1985, p. 115

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conflit né de l'enlèvement des Sabines qui réduit au choc de deux blocs militaires un affrontement opposant, en Scandinavie, les dieux Ases et Vanes (41) ou encore la transposition des dieux Óöinn et Tyr sous les traits

(Bibliothèque des Sciences Humaines); J. Poucet, o.e. [n. 3], 1985, p. 173-174, 177; J. Scheid, Religion et piété à Rome, 1985, p. 78-79 (Textes à l'appui. «Histoire classique»); J. Poucet, «Georges Dumézil et l'histoire des origines et des premiers siècles de Rome», dans Ch.-M. Ternes [Éd.], Actes du Colloque international « Éliade- Dumézil» (Luxembourg, avril 1988), Luxembourg, 1988, p. 35-36 (Numéro spécial du Courrier de l'Éducation nationale. Centre Alexandre Wiltheim, Luxembourg. Centre d'Histoire des Religions, Louvain) ; J. Martînez-Pinna, «Aspectos de cronologia romana arcaica -. A propósito de la lista real», Latomus, 48, 1989, p. 807-810; M. Le Glay-J.-L. Voisin-Y. Le Bohec, Histoire de Rome, Paris, 1991, p. 29-30 (Premier Cycle); Cl. Sterckx, o.e. [n. 36], 1992, p. 52-53; D. Briquel, «Le règne d'Ancus Marcius : un problème de comparaison indo-européenne», MEFRA, 107, 1995, p. 184- 185; J. Lambert, «Le comparatisme dumézilien est-il transposable dans le domaine sémitique?», dans Fr. Bœspflug-Fr. Dunand [Éd.], Le comparatisme en histoire des religions. Actes du Colloque international de Strasbourg (18-20 septembre 1996), Paris, 1997, p. 115 (Centre de Recherches d'Histoire des Religions. Patrimoines); M. Beard- J. North-S. Price, Religions of Rome. Volume 1 : A History, Cambridge, 1998, p. 14-16 ; D. Briquel, o.e. [n. 39] 1998, p. 34-35. Pour les critiques à cette interprétation, voir par exemple A. Momigliano, « Georges Dumézil and the Trifonctional Approach to Roman Civilization», dans Id., Ottavo contributo alla storia degli studi classici e del mondo antico, Rome, 1987, p. 149 (Storia e letteratura. Raccolta di studi e testi, 169); E. Montanari, «Storia délie religioni e 'Storia délie origini' di Roma: problemi di metodologia », MGR, 15, 1990, p. 33-34; A. Grandazzi, o.e. [n. 19], 1991, p. 58-61 ; J. Orgogozo-Facq, Initiation à l'histoire des religions. Les trois états de la religion, Paris (Croissy-Beaubourg), 1991, p. 135 (Mystiques et religions); T.J. Cornell, o.e. [n. 11], 1995, p. 78-79 (avec les réponses de J. Poucet, «La fondation de Rome: croyants et agnostiques», Latomus, 53, 1994, p. 95-104; J.-M. Pailler, « 'Quaestiunculae Dumezilianae Γ. Origines de Rome, trivalence féminine, hagiographie», Pallas, 48, 1998, p. 206-215). On trouvera aussi une redistribution des cartes assez différente chez J. Puhvel, o.e. [n. 21], 1981, p. 180-181 et D. Bessone, «Fra storiografia e biografia: Floro e l'età regia», ACD, 30, 1994, p. 223.

(41) Fr. Bader, «Rhapsodies homériques et irlandaises», dans R. Bloch [Éd.], o.e. [n. 11], 1980, p. 79; J. Puhvel, o.e. [n. 21], 1981, p. 182; J. Poucet, o.e. [n. 3], 1985, p. 174, 292-293; D. Briquel, o.e. [n. 19], 1986, p. 18; J.H. Grisward, «Dumézil ou la mythologie retrouvée », Études, 367, 1987, p. 218 ; J. Loicq, « Comparaison génétique et structuralisme dans la démarche dumézilienne », dans Ch.-M. Ternes [Éd.], o.e. [n. 40], 1988, p. 69-70; J. Poucet, o.e. [n. 40], 1988, p. 39-42; D. Briquel, o.e. [n. 10], 1990, p. 173 ; B. Sergent, « L'Or et la mauvaise femme », L'Homme, 30, 1990, p. 13-41 ; A. Grandazzi, o.e. [n. 19], 1991, p. 260-262; D. Briquel, «Du premier roi au héros fondateur : remarques comparatives sur la légende de Romulus », dans Ch.-M. Ternes [Éd.], o.e. [n. 10], 1992, p. 46 ; G. Capdeville, o.e. [n. 1 1], 1992, p. 77-78 ; J. Lambert, « La dame et les jumeaux : mythologie biblique et anthropologie. Esquisse de 'mythologie humaine' dans la Bible précédée d'un examen de la troisième fonction chez G. Dumézil », dans O. Abel-Fr. Smyth [Éd.], Le livre de traverse. De l'exégèse biblique à l'anthropologie, Paris, 1992, p. 138-141, 198-199 (Patrimoines); J. Poucet, «Georges Dumézil (1898-1986)», BAB, 3, 1992, p. 223; Id., o.e. [n. 3], 1994, p. 167; B. Sergent, o.e. [n. 21], 1995, p. 351-353; D. Briquel, «Les trois combats de Romulus», dans Fondations et origines. Actes des premières rencontres d'anthropologie du monde indo- européen et de mythologie comparée, I, Ollodagos, 10, 1997, p. 1 17-1 18 ; B. Liou-Gille, Une lecture 'religieuse ' de Tite-Live I. Cultes, rites, croyances de la Rome antique, Paris, 1998, p. 36-37 (Etudes et commentaires, 105).

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d'Horatius Coclès et de Mucius Scaevola(42). Pour s'en tenir à ces quelques exemples.

Il n'est donc pas impossible que, dans cette optique, les débordements du Tibre puissent s'assimiler à un déluge en modèle réduit (43). Et ce serait compréhensible puisque le déluge biblique joue un rôle purificateur, cathartique, qui permettra à l'humanité de repartir sur de nouvelles bases. Tel est aussi l'objectif que poursuit Romulus : fermer la période albaine pour ouvrir l'ère romaine en terrain entièrement neuf, lavé par les eaux du Tibre. La précision de la phrase de Tite-Live citée ci-dessus prend alors tout son sens. Fonder une ville à l'endroit même «où ils ont été exposés » signifie pour les jumeaux poser ce geste là où les eaux du Tibre avaient tout recouvert et, après s'être retirées, avaient préparé les lieux à l'accomplissement d'une réalité nouvelle. Il n'est pas ici question d'expliquer la formation du monde mais d'une cité appelée à le dominer.

En cet instant primordial, alors qu'elle est encore à l'état virtuel, tout y est encore confus, indistinct, à l'image des jumeaux eux-mêmes, puisque le partage entre bien et mal, instinct et éducation, anarchie et règle, sauvagerie et culture n'y a pas encore été pratiqué.

La nature même de ceux qui viennent au secours des nourrissons abandonnés dans un cadre si peu agréable trahit l'ambiguïté du monde où ils

(42) J. Puhvel, o.e. [n. 21], 1981, p. 181-184; E. Campanile, o.e. [n. 40], 1983, p. 262; C. Grottanelli, «Terni dumeziliani fuori dal mondo indoeuropeo », Opus, 2, 1983, p. 381, 384 (pour indiquer, avec A. Momigliano, o.e. [n. 40], 1987, p. 150-151 par exemple, les limites de cette interprétation) ; A. Momigliano, « Premesse per una discus- sione su Georges Dumézil», Opus, 2, 1983, p. 337-338, 340; G. Dumézil, Heur et malheur du guerrier. Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, Paris, 19852, p. 62-66 (Nouvelle Bibliothèque Scientifique) ; J.H. Grisward, o.e. [n. 41], 1987, p. 213-214; J. Poucet, o.e. [n. 40], 1988, p. 42; D. Briquel, o.e. [n. 38], 1990, p. 133-135; E. Montanari, o.e. [n. 40], 1990, p. 13-14; B. Sergent, o.e. [n. 21], 1995, p. 315-316, 343-344; B. Liou-Gille, o.e. [n. 41], 1998, p. 61.

(43) Sur la nature et le symbolisme général du thème diluvien, voir par exemple R. Girard, o.e. [n. 17], 1978, p. 224-225; J. Chevallier-Α. Gheerbrant, Dictionnaire des symboles. Mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, Paris, 1982, p. 346-347; Chr. Orsini, «Introduction à la lecture de René Girard», dans M. Deguy-J.-P. Dupuy [Éd.], René Girard et le problème du Mal, Paris, 1982, p. 44-45 ; O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 129-132; J. Lacarrière, o.e. [n. 13], 1984, p. 171-178; A. Neyton, L'âge d'or et l'âge du fer, Paris, 1984, p. 81-86 (Confluents) ; D. Ward, « Fluß », dans Κ. Ranke [Éd.], o.e. [η. 21], IV, 1984, col. 1374-1391 ; D. Masson, L'eau, le feu, la lumière, d'après la Bible, le Coran et les traditions monothéistes, Paris, 1985, p. 48-56 ; J. Lemoine, «Mythes d'origines, mythe d'identification», L'Homme, 27, 1987, p. 59-73 (pour le monde chinois) ; M.-J. Seux-M. Guitton-J.-L. Cunchillos-J. Birend [Éd.], La création et le déluge d'après les textes du Proche-Orient ancien, Paris, 1988, 99 p. (Cahiers Évangile. Supplément, 64) ; J. Bril, o.e. [n. 39], 1991, p. 128-129 ; D. Briquel, o.e. [n. 19], 1991, p. 23 n. 78; J. Orgogozo-Facq, o.e. [n. 40], 1991, p. 142-143; J. Bottéro, « Le plus vieux récit du Déluge », dans Id., [Éd.], o.e. [n. 13], 1992, p. 259-274 ; J. Duchemin, « Le captif de l'Etna : Typhée, 'frère de Prométhée' », dans Ead., o.e. [n. 39], 1995, p. 63-64; Sh. Trigano, «Caïn et Abel», dans J. Hassoun-S. Bobbe [Éd.], Caïn, 1997, p. 91 (Autrement. Figures mythiques); J.-L. Desnier, «Les débordements du Fleuve», Latomus, 57, 1998, p. 513-522; J. Tubach, «Der Beginn der Sintflut nach Berossos », Philologus, 142, 1998, p. 114-122.

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se évoluent. La louve est un fauve qui nourrit les enfants avec la douceur, l'attention et la bonté comparables à celles d'une véritable mère(44). D'un autre côté, Faustulus et son épouse Acca Larentia sont bien des êtres humains, mais qui vivent et se comportent comme de véritables animaux (45). Pour assurer leur quotidien, ces êtres frustes sont forcés de se comporter comme des loups, de rapto uiuere (46), de vivre de razzias (47) tout en se méfiant de celles qu'ils doivent repousser. Les textes nous montrent d'ailleurs Romulus et Rémus eux-mêmes impliqués dans de telles querelles où ils sont d'ailleurs souvent appelés à jouer le rôle de justiciers, de redresseurs de tort, puisqu'aucune sorte d'autorité ne peut venir aider leurs compagnons à réparer les dommages qu'ils ont subis (48). Qu'il suffise d'ajouter la fameuse identification d'Acca Larentia avec une prostituée par le biais de la polysémie du terme lupa (49) pour parfaire

(44) B. Liou-Gille, o.e. [n. 12], 1980, p. 163; G. Capdeville, o.e. [n. 11], 1992, p. 221 (pour une image inversée de ce motif).

(45) O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 142-144; V. Fromentin, o.e. [n. 3], 1998, p. 272 n. 354.

(46) D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 275, 280-281 ; Id, o.e. [n. 4], 1983, p. 55 ; H. Lavagne, o.e. [n. 21], 1988, p. 213-214; D. Briquel, o.e. [n. 19], 1995, p. 51.

(47) D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 280-282 ; Fr. Bader, o.e. [n. 41], 1980, p. 42- 49; J.N. Bremmer, «The Suodales of Poplios Valesios», ZPE, 47, 1982, p. 146; D. Briquel o.e. [n. 4], 1983, p. 62-63 ; Fr. Bader, o.e. [n. 29], 1985, p. 109 ; J.N. Bremmer, o.e. [n. 11], 1987b, p. 33-34; C. Ampolo-M. Manfredini, o.e. [n. 11], 1988, p. 289; D. Briquel, o.e. [n. 10], 1990, p. 176 ; G. Capdeville, o.e. [n. 19], 1991, p. 60 ; Id., o.e. [n. 1 1], 1992, p. 52-53 ; D. Briquel, « La formation du corps de Rome : Florus et la question de l'asylum», ACD, 30, 1994, p. 218-219; Id., o.e. [n. 19], 1995, p. 51 ; A. Mastrocinque, o.e. [n. 19], 1995, p. 74, 143-144; G.B. Miles, o.e. [n. 3], 1995, p. 157- 158 ; J. Martînez-Pinna, o.e. [n. 3], 1997, p. 111-112. Pour un point de vue plus général sur ce thème, on verra par exemple Br. Lincoln, Priests, Warriors, and Cattle. A Study in the Ecology of Religions, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1982, 242 p. (avec le CR de Fr. Bader, dans BSLP, t. 79 (2), 1984, p. 96-113) ; Fr. Bader, o.e. [η. 40], 1980, p. 17- 32 ou B. Oguibénine, « Le symbolisme de la razzia d'après les hymnes védiques », Études I-E, 5, 1983, p. 1-17.

(48) Fr. Bader, o.e. [n. 41], 1980, p. 43, 50-53 ; D. Briquel, o.e. [n. 4], 1983, p. 59- 60; G. Capdeville, o.e. [n. 11], 1992, p. 68-71.

(49) Liv., I, 4, 7 ; D.H., I, 84, 4 ; Plut., Rom., 4, 3-4 : B. Liou-Gille, o.e. [n. 12], 1980, p. 163; J. Poucet, o.e. [n. 3], 1981-1982, p. 184; A.W.J. Holleman, «'Lupus, Lupercalia, lupa' », Latomus, 44, 1985, p. 614; J. Poucet, o.e. [n. 3], 1985, p. 239-240, 242, 275 ; Id., « Sur certains silences curieux dans le premier livre de Tire-Live », dans E. Altheim-Stiehl-M. Rosenbach [Éd.], Beiträge zur altitalischen Geitesgeschichte. Festschrift G. Radke zum 18. Februar 1984, Münster, 1986, p. 218-219 (Fontes et commentationes. Supplementband, 2); J.N. Bremmer, o.e. [n. 11], 1987b, p. 32; Ph. Bruggisser, o.e. [n. 3], 1987, p. 55-58; A.W.J. Holleman, «Encore la Louve Capitoline», Latomus, 46, 1987, p. 180-181 ; C. Ampolo-M. Manfredini, o.e. [n. 11], 1988, p. 284; I. Paladino, Fratres Aruales. Storia di un collegio sacerdotale romano, Rome, 1988, p. 236-237 (Problemi e Ricerche di Storia antica, 1 1) ; M. York, o.e. [n. 21], 1988, p. 160-161; A. Deremetz, o.e. [n. 11], 1990, p. 71-72; V. Fromentin-J. Schnäbele, o.e. [n. 3], 1990, p. 254 n. 378 ; J. Fugmann, o.e. [n. 3], 1990, p. 74-97, 80 n. 30, 82, 85 ; J. Scheid, Romulus et ses frères. Le collège des frères Arvales, modèle du culte public dans la Rome des empereurs, École française de Rome, 1990, p. 590-591 (BÉFAR, 275); F. Cassola, o.e. [n. 3], 1991, p. 319; A. Grandazzi, o.e. [n. 19], 1991, p. 271 ; Fr. Graf, « Der Mythos bei den Römern. Forschungs- und Problemgeschichte »,

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76 ALAIN MEURANT

le portrait de cette société primordiale à l'état brut, sans cadre, ouverte à l'accomplissement de tous les possibles. L'ambiguïté qu'incarnent ceux qui viennent en aide aux jumeaux explique peut-être qu'ils n'éprouvent, eux, aucune aversion à l'égard de ceux qu'ils secourent: c'est qu'ils ont dû reconnaître dans ces bambins, dont l'un est la copie conforme de l'autre, la même marginalité, la même ambivalence que celle qui les caractérise (50). Ils les prennent en charge justement parce que sur ce plan précis, celui de leur statut symbolique, les jumeaux leur ressemblent tant qu'ils sont capables de s'y reconnaître, comme une louve le fait avec ses petits. De la même façon, Faustulus et Acca Larentia se retrouvent en eux. Cette double rencontre - celle des jumeaux avec la louve d'un côté, avec

dans J. Latacz-J von Ungern-Sternberg-H. Reinau-Fr. Graf-J. Frey-Clavel [Éd.], Mythos in mythenloser Gesellschaft. Das Paradigma Roms, Stuttgart-Leipzig, 1993, p. 39-40 (Colloquium Rauricum, Band 3) ; D. Briquel, « Les Romains ne sont pas des autochtones. À propos de Tite-Live, 1, 8, 5 », dans R. Chevallier-R. Poignault [Éd.], Actes du Colloque 'Présence de Tite-Live' (Tours, Université, 1992). Hommage au professeur P. Jal, Tours, 1994, p. 72 (Centre de Recherches A. Piganiol. Caesarodunum, XXVIIbis) ; J. Poucet, o.e. [n. 3], 1994, p. 182 ; T.J. Cornell, o.e. [η. 1 1], 1995, p. 58 ; A. Mastrocinque, o.e. [n. 19], 1995, p. 27-28, 32-35; G.B. Miles, o.e. [n. 3], 1995, p. 142, 156; D. Briquel, o.e. [n. 19], 1995, p. 52 n. 29; J. Thomas, o.e. [n. 37], 1996, p. 168; J. Hassoun, «Nous sommes tous issus d'une longue lignée d'assassins», dans J. Hassoun- S. Bobbe [Éd.], o.e. [n. 43], 1997, p. 17; J. Martînez-Pinna, o.e. [n. 3], 1997, p. 106; S. Walt, o.e. [n. 3], 1997, p. 154-155, 158-160, 165-166, 168, 176, 213, 215-218, 293-294, 297, 300; V. Fromentin, o.e. [n. 3], 1998, p. 46, 273 n. 361-362.

(50) D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 277, 284, 291-292; A. Droogers, «Symbols of Marginality in the Biographies of Religious and Secular Innovators. A Comparative Study of the Lives of Jesus, Waldes, Boeth, Kimbangu, Buddha, Mohammad and Marx », Numen, 27, 1980, p. 105-121 ; D. Briquel, o.e. [n. 4], 1983, p. 58 ; J.N. Bremmer, o.e. [n. 11], 1987b, p. 30, 32; C. Ampolo-M. Manfredini, o.e. [η. 11] , 1988, p. 289; J. Lambert, o.e. [n. 41], 1992, p. 127; D. Briquel, o.e. [n. 47], 1994, p. 218; Id., o.e. [η. 19], 1995, p. 9;. G.B. Miles, o.e. [n. 3], 1995, p. 156; É. Tiffou, o.e. [n. 4], 1998, p. 310-314 et, sur un plan plus général, S. M. S. Carvalho, « Soleil et Lune : les jumeaux mythologiques et le caractère tricheur», dans Les grandes figures mythiques. Fonctionnement, pratique et symbolique dans l'antiquité (Besançon, 25-26 avril 1984), Paris, 1986, p. 162-163 (Centre de Recherche d'Histoire ancienne, 98. Lire les poly- théismes, 1). Ce trait s'accentue encore par les liens qui rapprochent Faustulus de Faunus: D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 278-280; R. Adam-D. Briquel, «Le miroir prénestin de l'Antiquario Comunale de Rome et la légende des jumeaux divins en milieu latin à la fin du IVe siècle avant J.-C. », MEFRA, 94, 1982, p. 43 ; D. Briquel, o.e. [n. 4], 1983, p. 56-57; M. York, Roman Festival Calendar of Numa Pompilius, New York- Berne-Francfort, 1986, p. 56 (American University Studies. Series XVII. Classical Languages and Literature, 2) ; Id., o.e. [η. 21], 1988, p. 160. Mais il a aussi été proposé de mettre le nom du père nourricier de Romulus en relation avec Faustus : C. Ampolo-M. Manfredini, o.e. [n. 11], 1988, p. 287 (sur base de Serv., adAen., I, 273). J.N. Bremmer, o.e. [n. 11], 1987c, p. 31 va jusqu'à qualifier cette association d'« unimpeachable». Notons qu'une ambiguïté comparable, mais d'un autre ordre, a pu être attribuée à Rhéa Silvia, la mère biologique des Martigenae : M. Beard, « The Sexual Status of Vestal Virgins», JRS, 70, 1980, p. 12-27 et M.J. Green, «Images in Opposition: Polarity, Ambivalence and Liminality in Cult Representation», Antiquity, 71, 1997, p. 900. Cette « logique de l'ambigu » serait d'ailleurs propre au mythe : Cl. Calame, Mythe et histoire dans l'Antiquité grecque. La création symbolique d'une colonie, Lausanne, 1996, p. ΠΙ 8 (Sciences humaines).

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le couple bienfaiteur de l'autre - est donc placée sous le signe de la reconnaissance. Elle permet surtout de réunir tous ces acteurs sur un même plan, celui de ce qu'ils sont d'abord: des êtres extra-ordinaires.

Le fait mérite qu'on s'y arrête quelques instants. En effet, le couple nourricier - qu'il s'agisse du mari ou de son épouse - n'éprouve aucune frayeur au moment de recueillir les enfants abandonnés. D'habitude, la venue de jumeaux dérange le milieu où elle intervient : les réactions vont de l'effroi à la déférence craintive. On y lit souvent l'annonce d'imminentes nuisances et, s'ils sont perçus comme un bienfait, leur potentiel négatif est susceptible de resurgir à tout moment. Ce qui explique que légendes et rites fassent souvent périr ces paires indésirables pour éviter de rester en contact avec elles (51).

Il est donc remarquable de constater qu'Acca Larentia et Faustulus adoptent le comportement exactement inverse, vraisemblablement pour la raison avancée : parce qu'ils voient dans la paire gémellaire amenée par le Tibre des êtres dont ils sont proches, des marginaux exclus du monde civilisé. D'où cet étonnant contraste : d'un côté, un milieu policé (Albe-la-Longue) qui se débarrasse d'une gémellité qui le gêne ; de l'autre, une communauté vivant en dehors des lois qui décide généreusement de la prendre en charge. En d'autres termes, à l'exclusion que décrètent les hommes organisés en cité répond l'intégration que pratiquent ceux qui n'ont font pas partie (52).

L'image de la grotte complète parfaitement ce tableau. Il n'est pas indifférent que le panier transportant Romulus et Rémus se soit échoué à quelque pas de son entrée. L'enfouissement dans une grotte, dans le ventre d'un animal ou la descente aux Enfers sont en effet autant de transpositions allégoriques de cette métamorphose qui permet au héros, à la manière d'un rite de passage ou d'une cérémonie initiatique, de se débarrasser de son ancienne personnalité, de sa culture natale pour ouvrir une nouvelle ère culturelle (53). Là, au plus profond de la terre ou du ventre de l'animal, où se côtoient les forces de la vie et du trépas, le héros vient mourir à ce qu'il était, se purger de son passé et puiser une énergie sans pareille qui lui permettra d'accomplir son destin. Les exemples sont

(51) Sur l'ensemble de ces traits gémellaires, voir la première partie de notre ouvrage cité à [n. 9].

(52) G.B. Miles, o.e. [n. 3], 1995, p. 156 remarque très justement que la violence et les sources de désordre proviennent de la cité, censée représenter le monde civilisé, alors que l'ordre et les réparations des injustices proviennent d'une sphère marginale, celle des jumeaux et de la société pastorale où ils ont été élevés.

(53) Sur ce qu'on appelle les «mythes d'engloutissement», voir la présentation de O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 131-133, 184-195 et les réflexions de B. Liou-Gille, o.e. [n. 12], 1980, p. 163-164; R. Berteaux, o.e. [n. 11], 1985, p. 90; P. Brûlé, o.e. [n. 21], 1987, p. 134 ; G. Devallet, «Apothéoses romaines : Romulus à corps perdu», dans A.- Fr. Laurens [Éd.], Entres hommes et dieux. Le convive, le héros, le prophète, Paris, 1989, p. 113 (Centre de Recherches d'Histoire Ancienne, 86. Lire les polythéismes, 2); J. Thomas, o.e. [n. 32], 1989, p. 43-44; Id., o.e. [n. 37], 1996 , p. 168, 170, 174-175; J. Martînez-Pinna, o.e. [n. 3], 1997, p. 105, 111.

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nombreux. Prenons-en quelques-uns, en mélangeant les genres pour montrer l'universalité de la thématique.

Commençons par l'histoire de Jonas : envoyé par l'Éternel à Ninive pour lui reprocher sa méchanceté, le fils d'Amitthaï, loin de répondre à cette attente, s'embarque sur un bateau en partance pour Tarsis. Mais une tempête divine menace bientôt le navire. Effrayés, les marins demandent au sort de désigner le responsable de ce malheur. Mis en cause, Jonas leur révèle les raisons de sa présence à bord et les incite à le jeter à la mer pour apaiser les flots. Un grand poisson envoyé par l'Eternel engloutit alors Jonas pendant trois jours et trois nuits (54). Puis, sur la requête de Dieu, l'animal vomit sur terre le rebelle qui consent alors à remplir la mission qu'il avait d'abord refusée (55).

Pensons aussi aux contes dont se berce l'enfance : on y voit la Belle au Bois Dormant, plongée dans un sommeil pour s'être piquée à un rouet conformément au dit d'une prédiction, devoir son réveil au baiser d'un prince charmant. En vérité, la jeune fille meurt à son enfance pour devenir une femme et vivre sa sexualité (56).

Dans le monde romain, Énée descend aux Enfers pour se défaire de ses attaches troyennes, du souvenir de Creuse et de son passé d'errant (57). Cela lui permettra de gagner le Latium, d'y épouser Lavinia et d'y donner vie à la lignée dont descendra Rome. Remarquons l'endroit stratégique où Virgile a placé cet épisode dans Y Enéide : au chant VI, soit à la charnière même de l'épopée, exactement quand se terminent les voyages de son héros (ce qu'on a parfois appelé la «petite Odyssée»), lorsque celui- ci va débarquer au Latium, y lutter contre Turnus avant de fonder Layinium (ce qu'on a parfois appelé la «petite Iliade»). La descente d'Énée aux Enfers s'inscrit donc bien dans la perspective de l'élimination d'un passé qui aurait pu entraver l'accomplissement de sa prestigieuse destinée.

(54) Jn, 1, 1-17 : H. Ott, «René Girard et la non-violence», Cahiers universitaires catholiques, juin 1980, p. 4.

(55) Jn, 2, 1-10: Y.-M. Duval, Le Livre de Jonas dans la littérature chrétienne et latine. Sources et influence du 'Commentaire sur Jonas' de saint Jérôme, I, Paris, 1973, p. 227-230 (Études augustiniennes, 53) ; V. Mora [Éd.], Jonas, Paris, 1981, 63 p. (Cahiers Évangile, 36); Id., Le signe de Jonas, Paris, 1983, p. 51-55 ; J.-P. Charlier, Jonas, un prophète en mission, Bruxelles, 1986, 37 p. (Horizons de la foi, 2e série, 13). Le même thème se retrouve, sous une forme sensiblement différente, dans l'histoire de Pinocchio due à Carlo Collodi : parti à la recherche de son père Gepetto, celui-ci le retrouve dans le ventre de la baleine Monstro. Ils s'en échappent, mais le petit garçon meurt pour que la Fée Bleue le transforme en être de chair. En fait, Pinocchio meurt à sa condition de pantin, d'être de bois, poulies et ficelles, pour renaître sous les traits d'un véritable petit garçon.

(56) Br. Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées, Paris, 1976, p. 333-347 (Le Livre de Poche. Pluriel, 8342 F) : une analyse assez proche peut être posée à propos de Blanche-Neige {ibid., p. 297-317).

(57) J. Lacarrière, o.e. [n. 13], 1984, p. 281-284; P. -A. Deproost, «La marche initiatique d'Énée dans les Enfers», Louvain, 34, décembre 1992, p. 17-20; M. Chassignet, o.e. [n. 3], 1997, p. 40, 44.

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En Polynésie (58), la barque du héros Nganaoa avait été avalée par une sorte de baleine (pensons à la nacelle amenant Romulus et Rémus à portée du Lupercal). Mais ce héros, se saisissant de son mât, le lui enfonça entre les mâchoires pour les maintenir ouvertes. Puis, il descendit dans l'estomac du monstre où il retrouva ses deux parents encore en vie. Il alluma un feu, tua la baleine et s'échappa par sa gueule (59). Le ventre de la baleine figure les entrailles de la Terre, le Royaume des Morts. Y pénétrer équivaut donc à se rendre aux Enfers pour lutter victorieusement avec la mort et gagner l'immortalité.

Plus près de nous, dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, le Robinson de Michel Tournier, au début de son séjour sur l'île de Speranza, descend dans une grotte où il se love dans une forme rappelant étrangement l'utérus maternel (60). Il y séjourne quelque temps avant de revoir le jour dans ce qui s'apparente à une nouvelle naissance, celle qui le coupe de la culture coloniale de l'Angleterre et qui lui permettra d'intégrer toute la valeur de la culture que Vendredi lui apportera bientôt.

À la lumière de tous ces parallèles, le trajet qui transporte Romulus dans un monde où les frontières entre nature et culture, sauvagerie et civilisation, chaos et règle sont poreuses constitue un prérequis nécessaire, sorte de regressus ad uterum (Tournier), pour qu'il puisse inaugurer Rome délivré de son passé albain (61). C'est assez dire, comme l'ont montré les travaux d'Edgard Morin (en sciences humaines) et Henri Atlan (sciences pures) (62) que, loin d'être séparés comme on l'a longtemps cru, ordre et désordre sont indissociables. Tout désordre est porteur d'ordre et tout ordre est fonction du désordre qui l'a engendré (63).

B. Le segment royal

Romulus a pour mission de fonder Rome, d'inaugurer l'espace d'une cité dont il revendique la couronne. Comme Rémus est en proie au même

(58) M. Éliade, Initiation, rites, sociétés secrètes. Naissances mystiques. Essai sur quelques types d'initiation, Paris, 1959, p. 136-139 (Idées, 332).

(59) Le parallèle avec les figures de Jonas et de Pinocchio (cf à [n. 54-55]) semble ici assez évident.

(60) M. Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, Paris, 1972, p. 101-1 12 (Folio, 959). (61) D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 298-299; O. Rank, o.e. [η. 11], 1983, p. 136;

A. Main, o.e. [n. 32], 1986, p. 280-281 ; A. Motte, o.e. [n. 14], 1996, p. 118. (62) Voir par exemple E. Morin, La méthode. I. La Nature de la Nature, Paris, 1977,

410 p. (Points/Sciences humaines, 123) et H. Atlan, Entre le cristal et la fumée. Essai sur l'organisation du vivant, Paris, 1979, 290 p. (Points/Sciences S5 1) et, sur un plan plus général, J.-P. Dupuy, Ordres et désordres. Enquête sur un nouveau paradigme, Paris, 1982, 282 p. (Empreintes); P. Dumouchel-J.-P. Dupuy [Éd.], Colloque de Cerisy : L'auto-organisation. De la physique au politique, Paris, 1983, 556 p. (Empreintes).

(63) Pour une plus large application au domaine romain, je ne puis que renvoyer à M. Serres, Genèse, Paris, 1982, 222 p. et Id., Rome. Le livre des fondations, Paris, 1983, 283 p. Pour l'application à la légende de Romulus et Rémus, se rapporter à D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 299.

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désir, c'est assez dire que les jumeaux à la louve luttent pour la royauté, en clair pour le pouvoir (64). De multiples parallèles issus d'autres milieux empêchent de ramener cette collusion entre gémellité et autorité, voire même entre gémellité, souveraineté et origines à un assemblage fortuit (65).

Ainsi voit-on Amphion et Zéthos achever l'œuvre du Thébain Cadmos (66), Acrisios et Proétos se disputer le couronne d'Argos (67) ou Eurysthénès et Proclès vivre la même dissension à Sparte (68). Sans oublier comment Ésaü et Jacob briguaient l'honneur de gérer la glorieuse destinée du peuple de Dieu(69).

L'ethnologie contemporaine confirme en outre que cette association n'est toujours pas périmée: on en trouve des traces chez les Alur(70),

(64) G. Dumézil, o.e. [n. 4], 1994, p. 144. (65) A. Adler, «Les jumeaux sont rois», L'Homme, 13, 1973, p. 167-192; F. Zevi,

« Note sulla leggenda di Enea in Italia », dans GH Etruschi e Roma, lncontro di studio in onore di M. Pallottino. Roma, 11-13 dicembre 1979, Rome, 1981, p. 145-146; L. de Heusch, Rois nés d'un cœur de vache. Mythes et rites bantous II, Paris, 1982, p. 244-305 (Les essais, 218); F. Castagnoli, «L'introduzione del culto dei Dioscuri nel Lazio», StudRom, 4, 1983, p. 5-6; M. Torelli, Lavinio e Roma. Riti iniziatici e matrimonio fra archeologia e storia, Rome, 1984, p. 211, 214; R. Zazzo, Le paradoxe des jumeaux, Paris, 1984, p. 132-133, 150-155; S. Tcherkézoff, «Logique rituelle, logique du tout. L'exemple des jumeaux nyamwazi (Tanzanie)», L'Homme, 26, 1986, p. 99-106; Cl. Voisenat, o.e. [n. 15], 1988, p. 92-94; B. Poulsen, «The Dioscuri and Ruler Ideology», Symbolae Osloenses, 66, 1991, p. 119-146; Fr. Frontisi-Ducroux, o.e. [n. 17], 1992, p. 244, 248-249; B. Sergent, o.e. [n. 4], 1992, p. 219-221 ; J. Haudry, « Le seigneur-ami et le problème de la royauté dioscurique », Études 1-E, s.n., 14e année, 1996, p. 25-81.

(66) Selon Hom., Od., XI, 263, ces jumeaux sont « les premiers fondateurs de la Thèbes aux sept portes» (oï πρώτοι Θήβης έ'δος έκτισαν έπταπύλοιο) alors qu'ailleurs (Hom., //., IV, 385 ; V, 804 ; Χ, 288 ; Od., XI, 276 par exemple) les Thébains sont appelés οι Καδμείοι (contradiction que lève Fr. Vian, Les origines de Thèbes. Cadmos et les Spartes, Paris, 1963, p. 69-75 [Études et commentaires, 48]). Parmi les versions classiques qui font des fils d'Antiope les constructeurs des remparts venus compléter l'œuvre de Cadmos, retenons Eur., Phén., 823-824 ; Apoll., Ill, 5, 5 ; Paus., IX, 5, 7-8; Hor., Od., III, 11, 1-4; Prop., I, 9, 10: sur la concurrence entre ces deux traditions, voir exemple O. Rank, o.e. [n. 11], 1983, p. 71 ; R. Aelion, Quelques grands mythes héroïques dans l'œuvre d'Euripide, Paris, 1986, p. 17-20, 28-30, 94, 177 (Collection d'études mythologiques) ; D. Briquel, « Twins and Twins in the Legend of the Founding of Rome », dans Perspectives on Indo-European Language, Culture and Religion. Studies in Honor ofEdgard C. Polomé, II, Mac Lean, 1992, p. 3 16 (Institute for the Study of Man. Journal of Indo-European Studies. Monograph Series, 9) ; Fr. Frontisi-Ducroux, o.e. [n. 17], 1992, p. 248; M. Détienne, «'J'ai l'intention de bâtir ici un temple magnifique'. À propos de Γ 'Hymne homérique à Apollon' », RHR, 214, 1997, p. 30 + n. 43, 35-36.

(67) Apoll., II, 2, 1 ; 4, 7 ; Paus., II, 16, 2 ; 23, 7 ; 25, 7 ; Hygin., Fab., 63 et Serv., ad Aen., III, 286.

(68) Hdt, II, 52 ; Apoll., II, 8, 2 ; Paus., Ill, 1, 5. (69) Gn, XXV, 19-34; XXVI, 1-45. (70) N. SiNDZiNGRE, « Jumeaux. 3. Approche anthropologique», dans Encyclopaedia

Universalis, XIII, Paris, 1989-1990, p. 171.

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les Moundang tchadiens(71) ou les Swazi d'Afrique australe (72). Ceci semble confirmer la solidité des liens - fort anciens sans doute - qui unissent royauté et gémellité. Toutefois, il est une question qui mérité d'être soulevée : comment expliquer les rapports posés entre royauté, fonction généralement dévolue à un seul, et gémellité? D'abord parce que les êtres concernés ont un point commun, l'appartenance à l'extérieur du système social : si les jumeaux représentent la rupture de l'ordre aussi bien biologique que social, le roi se situe au-dessus de son peuple, il s'en échappe par le haut comme d'autres (pensons notamment aux esclaves) y échappent par le bas (73). Ce constat vaut particulièrement pour Servius Tullius, ce grand roi (il passe pour le second fondateur de Rome en raison de la réforme sociale qui porte son nom) que la tradition dote d'une origine servile (74) et qui meurt abandonné de tous (75).

En un mot, la personne royale n'appartient à aucun groupe social, à aucune caste, à aucune communauté. Une sorte de rupture radicale l'isole du reste des hommes et en fait un être à part, ce qui est aussi le cas des jumeaux.

De plus, le roi est gage de protection et de prospérité pour son peuple, il veille à son bien-être, toutes qualités toujours propres aux jumeaux. En fonction de ce qu'ils sont, et pour autant qu'ils soient perçus positivement - ce qui n'est pas nécessairement le cas -, ceux-ci symbolisent constamment la fécondité, aiment à protéger les hommes ou à les soigner.

Les fondateurs sont donc des êtres d'exception marqués par le destin. Signe d'élection par excellence, la gémellité habille souvent les figures légendaires capables de transgresser l'ordre ancien pour ouvrir une ère nouvelle. Selon L. Lévi-Makarius, l'émoi que suscite la naissance de jumeaux jette sur eux une flétrissure équivalente à celle qu'engendre un écoulement sanguin issu de la violence (76). Pour les populations primitives, le sang versé lors d'un accouchement s'apparente à celui des menstrues et passe pour une souillure, un flot néfaste dont l'intensité redouble en cas de naissance plurielle. L'arrivée de jumeaux dans une communauté donnée dote

(71) N. Belmont, « Quelques sources anthropologiques du problème de la gémellité », Topique, 50, 1992, p. 187-188.

(72) L. de Heusch, « Jumeaux. Dans les sociétés bantoues », dans Y. Bonnefoy [Éd.], Dictionnaire des mythologies et des religions des sociétés traditionnelles et du monde antique, I, Paris, 1981, p. 614 ; Id., o.e. [η. 65], 1982, p. 256-262, 280-282.

(73) Pour le roi : R. Girard, La violence et le sacré, Paris, 1972, p. 25 (Le Livre de Poche. Pluriel 8352 G); D. Briquel, o.e. [n. 19], 1981, p. 7-8; L. de Heusch, o.e. [n. 65], 1982, p. 26-27; R. Girard, La route antique des hommes pervers, Paris, 1985, p. 125-127, 133-134 ; J. Orgogozo-Facq, o.e. [n. 40], 1991, p. 87-100; pour les esclaves : R. Girard, o.e. [cette n.], 1972, p. 369 ; P. Gardeil, « Le christianisme est- il une religion du sacrifice?», Nouvelle revue théologique, 100, 1978, p. 343-344.

(74)Liv., 1,39, 5-6; 47, 10-12. (75) Liv., I, 48, 4-7 ; D.H., IV, 38, 6. (76) L. Lévi-Makarius, Le sacré et la violation des interdits, Paris, 1974, p. 77-103

(Sciences de l'homme) pour l'ensemble de la démonstration et B. Liou-Gille, o.e. [n. 12], 1980 p. 158 n. 76 pour son application à la légende de Romulus.

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ceux-ci d'une aura assez puissante pour les hisser au rang des héros fabuleux qui bravent les interdits humains ou divins, au meilleur profit de l'humanité.

Par ricochet, l'anomalie gémellaire considérée sous cet angle prend en compte la tâche impartie à tout héros civilisateur: la nécessité d'inaugurer des temps nouveaux après dissolution d'un ordre antérieur, (Révolution que ponctue, comme on l'a vu, l'introduction de la règle, de la loi au sein de l'anarchie ou de la sauvagerie. En rupture avec la norme sociale (ils sont nés deux là où un seul était attendu), les jumeaux sont donc des marginaux - ce que montrait déjà la période pastorale de la légende de Romulus - compétents pour sonner le glas d'un régime périmé comme pour défier le courroux divin au service du genre humain.

C. Le segment gémellaire

Partager le pouvoir n'est pas chose facile, surtout quand rien ne vient départager les prétendants, quand ils s'avèrent rigoureusement identiques à l'image des vrais jumeaux que sont Romulus et Rémus En ce cas, seul le recours aux dieux permet de trancher le différend. Mais il ne règle pas tout. Mécontent d'avoir été évincé, Rémus va jusqu'à défier son frère et meurt au seuil même de la cité qu'il rêvait de diriger.

À la vérité, il semble que la gémellité qui confond les Martigenae au plan physique et les pousse à s'entre-tuer pour le trône de Rome ne soit que la face apparente de l'iceberg, qu'une autre gémellité, d'un genre tout différent puisque d'essence psychologique gouvernerait leurs rapport. Pour aller au fond des choses, je ferai appel aux théories de René Girard (77).

Un mot avant d'aller plus loin : jusqu'ici la légende des origines de Rome a surtout été lue à l'aide de la grille trifonctionnelle de Georges Dumézil. Que celle-ci ait rendu de précieux services n'est pas contestable. Mais elle n'est assurément pas le seul outil qui puisse livrer un peu du sens (je ne dis pas le sens) du récit contant les origines de Rome.

Les théories de René Girard disposent selon moi de ressources susceptible d'envisager les primordia Romana sous un jour nouveau. Le hasard faisant souvent bien les choses, alors que je consacrais une grande partie

(77) R. Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, 1961, 351 p. (Le Livre de Poche. Pluriel, 8361 C) ; Id., o.e. [η. 73], 1972, 534 p. et Id., o.e. [n. 17], 1978, 631 p., ouvrages où le savant avignonnais développe longuement les bases de ses théories. Nous ajouterons d'intéressantes présentations synthétiques destinées au lecteur pressé: J.-B. Fages, Comprendre René Girard, Toulouse, 1982, 176 p.; M.-Fr. Côte- Jallade, « René Girard. Une hypothèse anthropologique : la victime émissaire et la violence au fondement de toute culture», dans M.-Fr. Côte-Jallade-M. Richard-J.- Fr. Skrzypczak, Penseurs pour aujourd'hui (Pierre Clastres, René Girard, Michel Foucault, Louis Althusser, Cornélius Castoriadis, Jean Β audr illard) , Lyon, 1985, p. 35-60 (Synthèse); Chr. Orsini, La pensée de René Girard, Paris, 1986, 191 p. (Actualité des sciences humaines) ; M. Serres et R. Girard à Louvain-la-Neuve, Louvain-la-Neuve, 1986, 61 p. (Faculté de Philosophie et Lettres. Unité de littérature comparée et de théorie littéraire). On trouvera une bibliographie plus détaillée dans la troisième partie de notre livre signalé à [n. 9].

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de ma thèse de doctorat à vérifier la pertinence de cette hypothèse sur le segment de la tradition compris entre l'arrivée d'Énée au Latium et la mort de Rémus, des recherches menée à Strasbourg par Anita Johner pratiquaient la même opération sur l'ensemble du premier livre de Tite- Live(78). Cela ne prouve pas bien entendu la pertinence de l'angle d'attaque privilégie, mais il est toujours réconfortant de voir que d'autres circulent sur les chemins que vous empruntez. Il est surtout précieux de pouvoir confronter les résultats obtenus.

Comme les théories de René Girard sont moins connues que celles de Georges Dumézil, j'en ferai ici une présentation rapide avant de voir ce qu'elles peuvent apporter à la compréhension de la légende de fondation romaine. Comme elles s'appuient sur des exemples empruntés aux grands chefs-d'œuvre de la littérature internationale, il suffira d'en reprendre ici quelques-uns pour ne pas dénaturer la pensée initiale de leur concepteur. Nous verrons ensuite ce que donne leur application à Romulus et Rémus.

Tout part de la théorie freudienne du désir. Celui-ci est linéaire, immédiat, venu d'un sujet désirant vers l'objet qu'il convoite. De la sorte, l'homme est défini comme étant, non pas le maître, mais la source de ses désirs. Ceux-ci sont le fruit d'une libido alimentée par deux canaux, les pulsions de vie et de mort (Éros et Thanatos) enracinées dans l'inconscient. Se combinant à des degrés différents, celles-ci poussent les hommes vers le bien et le mal sous la régence du sur-moi.

Pour René Girard, les choses se présentent sous un jour assez différent. Refusant le primat donné à l'inconscient, il fait de l'autre le modèle de tout désir. Dès lors, celui-ci, devenu triangulaire, s'articule entre un sujet et objet que lui désigne un tiers appelé le médiateur. Du fait même, le désir change de forme et d'essence pour devenir médiat, mimétique. Et ce passage par l'autre peut prendre deux formes : externe et interne. Prenons quelques exemples pour illustrer chaque possibilité.

a. Médiation externe Don Quichotte, le héros de Cervantes, rêve de devenir chevalier parce

qu'il a lu les aventures d'Amadis de Gaule. Celui-ci ne tarde pas à devenir un modèle sur lequel il va construire sa vie. Dans ce cas, la médiation est externe parce qu'elle se déploie entre des individus qui ne peuvent entrer en contact : ils sont séparés par des distances géographiques, temporelles ou imaginaires qui font qu'aucun conflit d'intérêt pour l'objet convoité ne peut éclater. Le sujet cherche simplement à se conformer au

(78) A. Johner, o.e. [n. 10], 1991, p. 291-302; Ead., La violence chez Tite-Live. Mythographie et historiographie, Strasbourg, 1996, 309 p. (Groupe de Recherche d'histoire romaine de l'Université des Sciences Humaines de Strasbourg. Études et travaux, 9). Pour d'autres exploitations des thèses de R. Girard dans le contexte qui nous occupe, on verra J. Poucet, o.e. [n. 3], 1985, p. 179-180 ; J. Thomas, o.e. [n. 32], 1989, p. 38-39 ; J. Lambert, o.e. [n. 41], 1992, p. 145-154 ; J. Thomas, o.e. [n. 37], 1996, p. 166-167 ; A. Feldherr, Spectacle and Society in Livy' s History, Berkeley-Los Angeles-Londres, 1998, p. 145-149.

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désir que lui indique son médiateur et, par là, atteindre une parcelle de la gloire qu'il lui reconnaît. Plus il le copiera, plus il se sentira devenir son égal, son double investi d'un prestige équivalent

Dans les premières pages du Rouge et du noir, on voit Julien Sorel, le héros de Stendhal, lire le Mémorial de Ste -Hélène (79). Quand on sait l'importance prise par la figure de Napoléon dans l'imaginaire de l'auteur et de son époque, ce fait n'est pas anecdotique. Napoléon est la parfaite incarnation du héros. Né et mort dans une île, son itinéraire suit celui du soleil (souvenons -nous d'Austerlitz) pour l'abattre au moment même où il touche au faîte du pouvoir. Julien Sorel connaîtra le même sort dans une histoire aux accents plus sociaux que politiques. Entre sujet et modèle s'ouvre ici encore une distance qui empêche tout contact de se nouer, toute rivalité d'éclater. Seul prime le prestige que l'on compte retirer de la conjonction avec le modèle que l'on se donne.

b. Médiation interne Avec elle, les rapports entre sujet et médiateur s'enveniment car

le second ne trône plus, comme le dit René Girard, dans « un ciel inaccessible » (80). Aucune distance ne vient les séparer et leurs désirs deviennent concurrents. Un mot ici sur les notions de « bonne et de mauvaise distance » telles que les conçoit Claude Lévi-Strauss (81) : la bonne distance est celle qui règle les rapports sociaux, celle qui permet de vivre ensemble, assez prêt des autres pour ne pas se sentir seul au monde mais soumis à un système d'écarts propres à éviter des contacts qui pourraient avoir des conséquences négatives.

Pour revenir à Stendhal, dans Le Rouge et le Noir, Mr de Rénal, le maire de Verrières, et M. Valenod s'affrontent pour engager Julien Sorel à leur service, comme ils s'étaient affrontés pour la mairie, pour l'achat de chevaux ou pour la main de celle qui deviendra Mme de Rénal (82). On le voit, le désir est ici nourri de haine et ne tarde pas à verser dans la violence. Comme chacun, en fonction des enchères qu'il fait monter ou des stratagèmes qu'il imagine pour parvenir à ses fins, occupe tantôt la position de sujet, tantôt celle de médiateur, les deux adversaires ne tardent pas à devenir des doubles mimétiques, des doubles qui s'imitent dans leurs désirs. Ils sont à ce point interchangeables que leur comportement les assimile à des jumeaux dont ils n'auraient pas l'apparence ; leur gémellité n'est donc pas d'essence physique, mais psychologique. L'objectif prioritaire est donc de s'emparer, pour le réaliser, du désir de l'autre qui devient un rival des plus fascinants parce qu'on ne cesse de s'y reconnaître. Le vertige né

(79) Stendhal, Le Rouge et le Noir, Paris, 1972, p. 23-24 (Le Livre de Poche. Classique, 357).

(80) R. Girard, o.e. [n. 77], 1961, p. 21. (81) Voir par exemple Cl. Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, 1955, p. 249-284

(Terre humaine, 3009) enrichi des analyses éclairées de C. Clément, Lévi-Strauss ou la structure et le malheur, Paris, 1985, p. 9-78 (Le Livre de Poche. Biblio/Essais, 4035).

(82) Stendhal, o.e. [n. 79], 1972, ρ 15-32.

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de cette trouble sensation pousse alors le sujet à accélérer encore le mécanisme qui, arrivé à son paroxysme, ne peut qu'engendrer la violence.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur cette conception du désir et sur ses prolongements, comme sur la façon dont elle a été reçue. Mais ce serait nous entraîner trop loin. Avec les éléments ici alignés nous sommes suffisamment équipés pour analyser la nature des rapports que partagent Romulus et Rémus à l'heure de fonder Rome.

c. L'application romaine Du côté romain, deux mots de Tite-Live livrent un indice déterminant :

après avoir remis Numitor sur le trône albain, Romulus et Rémus « conçurent le désir» de fonder une ville à l'endroit où ils ont passé leur enfance (83). Ainsi libellée, la traduction de Gaston Baillet est assez trompeuse. Elle laisse entendre que le désir qui anime les Martigenae en la circonstance serait d'essence freudienne, autrement dit qu'ils en sont à l'origine. Or, ce n'est pas exactement le sens du latin qui dit cupido cepit. A le suivre à la lettre, ce ne sont donc pas les jumeaux qui écha- faude leur désir, mais celui-ci qui s'empare d'eux. Ce qui est assez différent. L'empoignade fatale ne peut que suivre puisque rien ne vient distinguer ceux que confondent plus encore leurs désirs concurrents.

Jusqu'à cette époque, Romulus et Rémus ont traversé l'existence dans une remarquable solidarité (84). Rien n'avait contribué à la briser, même pas le recours à la superfétation (85) qui aurait permis de les nantir de pères différents. Seuls quelques bribes de la tradition tentent d'instiller de faibles écarts entre les jumeaux. Ainsi voit-on Cicéron écrire :

« Quand Romulus fut devenu grand, il montra, dit-on, une telle supériorité sur les autres, et par la force physique et par la fougue de son caractère, que tous les habitants des terres où se trouve maintenant notre ville acceptèrent volontiers de lui obéir » (86).

Ou Ovide faire ainsi parler la mère des jumeaux :

« J'étais en train de veiller sur le feu d'Ilion, quand ma bandelette de laine glissa de mes cheveux et tomba dans le foyer sacré. Il en surgit à la fois - ô prodige - deux palmiers, dont l'un était plus grand ; de ses rameaux lourds il couvrait le monde entier et de son feuillage il touchait les astres dans le ciel » ( ).

(83) Liv., I, 6, 3. (84) Cf. supra à [n. 10]. (85) Cf. supra à [n. 5]. (86) Cic, Rep., II, 2, 4 : «perhibetur ut adoleuerit et corporis uiribus et animi ferocitate

tantum ceteris praestitisse ut omne qui turn eos agros, ubi hodie est haec urbs, incolebant aequo animo Uli libenterque pararent» (rendu dans la traduction de E. Bréguet [CUF]).

(87) Ον., F., Ill, 29-34 : « Ignibus Iliads aderam, cum lapsa capillis Decidit ante sacros lanea uittafocos. Inde duae pariter, uisu mirabile, palmae Surgunt ; ex Ulis altera maior erat Et grauibus ramis totum protexerat orbem Contigeratque sua sidéra summa coma ».

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C'est chez Ovide encore qu'on trouve la différence la plus marquée, celle qui apparaît lors de la fameuse scène des Lupercales telle que la décrit le livre II des Fastes (88). Le passage étant un peu long, je me contenterai ici d'un bref résumé : lors de la célébration des premières Lupercales, on dérobe les bêtes appartenant à Romulus et Rémus. Ceux- ci, partant dans des directions opposés, s'élancent à la poursuite des voleurs. Rémus les rejoint et, à son retour, se jette sur les abats destinés aux dieux (exta) qu'il dévore. Rentré bredouille, Romulus n'a plus que des os à se mettre sous la dent. Remarquons toutefois que cette scène se déroule lorsque les jumeaux sont déjà adolescents, soit à peu de temps de l'épisode de fondation. On ne peut donc pas dire que la différence qu'il instaure, d'ailleurs d'ordre inverse de celle posée par les exemples précédents (cette fois Rémus l'emporte sur Romulus) touche l'époque de la petite enfance. Les jumeaux mènent bien celle-ci en commun et les première fissures dans cette belle unité n'apparaîtront qu'à l'approche de l'événement qui finira par les séparer irrémédiablement.

Lorsqu'il s'agira de désigner le premier roi de Rome, car c'est bien de cela qu'il s'agit, leur comportement continue à se répondre : chacun gagne une colline - Rémus l'Aventin et Romulus le Palatin - pour consulter les dieux. Les positions qu'ils occupent dans les schémas triangulaires que dessine leur désir concurrent ne cesse de s'échanger: ils deviennent de véritables doubles mimétiques. Au point que chacun se déclare vainqueur de la compétition, Rémus pour avoir vu le premier les oiseaux, Romulus pour en avoir compté le double (duplex numerus) (89). Tout à tout chacun d'eux occupe donc la position du vainqueur et celle du vaincu : le mécanisme mimétique se met irrémédiablement en route et rien ne pourra plus l'enrayer. En fait, si l'unité gémellaire éclate alors, c'est qu'elle est pour la première fois confrontée à un enjeu que se dispute chacun des jumeaux. Jusqu'alors (si l'on excepte la scène des Lupercales qu'Ovide est seul à rapporter et qui doit être lue dans une autre perspective car, au départ, elle n'offre aucun éléments susceptible d'éveiller la rivalité des Martigenae), tout ce qu'ils réalisaient répondait à un souhait partagé.

(88) Ον., F., II, 361-380: D. Briquel, o.c.[n. 11], 1980, p. 269-271, 282-283; B. Liou-Gille, o.e. [n. 12], 1980, p. 182-183; U.W. Scholz, «Erforschung der römischen Opfer (Beispiel : die Lupercalia), dans Le sacrifice dans l'antiquité, Genève, 1980, p. 303-305, 319-320 (Entretiens de la Fondation Hardt, 27); D. Briquel, o.e. [n. 4], 1983, p. 60-61 ; M. Benabou, o.e. [n. 10], 1984, p. 109; D. Porte, «Un épisode satirique des 'Fastes' et l'exil d'Ovide», Latomus, 43, 1984, p. 284-306; C. Ampolo- M. Manfredini, o.e. [n. 11], 1988, p. 327; D. Briquel, o.e. [n. 10], 1990, ρ 177; H.C. Parker, «'Romani numen soli': Faunus in Ovid's 'Fasti'», TAPhA, 123, 1993, p. 206-209; T.P. Wiseman, «The God of the Lupercal», JRS, 85, 1995, p. 12-13; A. Barchiesi, o.e. [n. 10], 1997, p. 144-152, 155-159.

(89) Liv., I, 7, 1 avec le correspondant grec, διπλάσιος, fourni par Plut., Rom., 9, 5, terme qui n'apparaît pas chez D.H., I, 86, 4 qui s'en tient à la stricte donnée chiffrée: δώδεκα. Ον., F., IV, 817 préfère l'expression bis sex, dédoublant ainsi la vision d'abord apparue à Rémus.

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L'apparition de cet enjeu permet aussi de dévoiler les racines psychologiques, sociologiques de la gémellité physiologique dont sont dotés Romulus et Rémus. Quand on regarde les choses sous cet angle, on constate que la seconde complète les premières tout en permettant d'en établir l'existence.

Une dernière chose : Rémus peut-il être considéré comme une victime sacrificielle? L'hypothèse a souvent été avancée et... critiquée (90). Des éléments apportés par les travaux de René Girard d'un côté (91), de Mircéa Éliade de l'autre (92) (mais ils ne sont pas les seuls) pourraient permettrent de lui reconnaître ce statut. Sans entrer dans ce vaste et difficile débat, nous soulignerons simplement qu'en supprimant son frère Romulus dissipe, par le fait de ramener la gémellité à la norme rassurante de l'unité, le climat équivoque où baignaient les lieux qui verront se dresser les remparts de Rome. La face négative de cet environnement, symbolisée par le geste de Rémus transgressant l'interdit posé par son jumeau, est rejetée hors des murs à l'intérieur desquels se développeront désormais la loi du droit (93). En ce sens, la violente réaction de Romulus, qui fait couler le sang pour arrêter l'élan de Rémus, n'est peut-être pas aussi négative qu'elle paraît l'être au premier regard. En d'autres termes, puisque le sang est aussi bien connoté à l'expression de la vie qu'à celle de la mort, celui de Rémus scelle à la fois la disparition des aspects négatifs du site où

(90) R.G. Basto, o.e. [n. 19], 1980, p. 177-178; B. Liou-Gille, o.e. [n. 12], 1980, p. 168-169; Br. Lincoln, o.e. [n. 47], 1982, p. 84-87; P.-M. Martin, o.e. [n. 3], 1982, p. 228 ; Fr. Bader, o.e. [n 29], 1985, p. 47 n. 98 ; D. Porte, L'étiologie religieuse dans les 'Fastes' d'Ovide, Paris, 1985, p. 102 (Collection d'études anciennes); A. Johner, o.e. [n. 10], 1991, p. 292-293, 299-300; D. Briquel, «Sur un fragment d'Umbricius Melior : l'interprétation par un haruspice de la légende des origines de Rome », dans Les écrivains et l' 'Etrusca disciplina' de Claude à Trajan, Université de Tours, 1995, p. 23 (Caesarodunum. Supplément, n. 64) ; A. Johner, « La fonction royale chez Tite- Live : l'utopie de la royauté régulière et institutionnelle», Vita Latina, 149, 1998, p. 50. On préfère parfois parler de « sacrifice de fondation » porteur de valeurs positives («Caeso moenia firma Remo» [Prop., Ill, 9, 50]): CG. Jung-Ch. Kerényi, o.e. [n. 11], 1980, p. 23-24 avec une référence (que nous corrigeons) à Ον., F, IV, 821 ; D. Briquel, o.e. [n. 10], 1990, p. 172; F. Cassola, o.e. [n. 3] , 1991, p. 321 n. 82. Pour d'autres exemples de victimes humaines immolées à l'inauguration d'une cité, voir E. Frézouls, «La fondation des villes chez Malalas», dans M. -M. Mactoux-É. Geny [Éd.], Mélanges P. Lévêque. 8: Religion, Anthropologie, Société, Paris, 1994, p. 226-233 (Centre de Recherches d'Histoire ancienne, vol. 124).

(91) R. Girard, o.e. [n. 73], 1972, p. 383 ; «Discussion avec René Girard», Esprit, 429, 1973, p. 539; P. Manent, «René Girard, la violence et le sacré», Contrepoint, 14, 1974, p. 166-167; R. Girard, o.e. [n. 21], 1982, p. 131-135; J.N. Bremmer, o.e. [n. 11], 1987b, p. 37.

(92) M. Éliade, Mythes, rêves et mystères, Paris 1957, p. 225-228 (Idées, 271) ; Id., Histoire des croyances et des idées religieuses. I. De l 'Âge de la pierre aux Mystères d'Eleusis, Paris, 1976, p. 108-110.

(93) R. Girard, o.e. [n. 17], 1978, p. 222; D. Briquel, o.e. [n. 11], 1980, p. 294-295; B. Liou-Gille, o.e. [n. 12], 1980, p. 170; D. Briquel, o.e. [n. 4], 1983, p. 62 ; A. Johner, o.e. [n. 10], 1991, p. 295-296; É. Tiffou, o.e. [n. 4], 1998, p. 314-316.

Page 29: Meurant - Romulus, Jumeau Et Roi

ALAIN MEURANT

s'élèvera la future cité et le début de sa formation (94). Avec l'apparition de celle-ci, nature et société reçoivent leurs places définitives, pour l'une à l'intérieur, pour l'autre à l'extérieur de l'espace délimité par le pomerium.

D. Conclusions

II est temps de conclure. Héros, jumeau et roi, Romulus cumule les signes d'exception qui l'extraient du commun des mortels. Mais ils le font sur des plans différents. Sa nature héroïque l'écarté du monde des hommes pour le rapprocher des dieux. Sa gémellité, par l'ambiguïté naturelle de cette caractéristique physiologique (l'arrivée de deux êtres identiques pour remplir le rôle dévolu à un seul) le situe en marge du système social et la royauté le place au-dessus de son peuple.

S'il est fréquent qu'un héros obtienne la royauté au terme de ses aventures, il est remarquable de voir cette association augmentée de la gémellité. À vrai dire, comme on l'aura sans doute compris, celle-ci vient s'ajouter aux caractéristiques ordinairement reconnue au héros. Ce faisant, elle contribue à l'extraire plus encore de la masse pour le promettre à un destin exceptionnel.

En s 'additionnant sur Romulus, ces traits remarquables font du roi- fondateur un personnage d'une telle richesse symbolique que, même s'il a sur les mains le sang de son frère (et nous venons de dire que ce n'était peut-être pas nécessairement une tare), son rayonnement est resté constant sur les générations qui se sont succédé en faisant grandir et prospérer la cité à laquelle son nom s'est à jamais attaché.

(94) B. Liou-Gille, o.e. [n. 12], 1980, p. 169; J. Thomas, o.e. [n. 37], 1996, p. 16.