Mémoire de master de philosophie : Heidegger et le problème du monde de 1927 à 1930.

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1 Université Paris-IV-Sorbonne Mémoire dirigé par Jean-François Courtine Année 2008/2009 Etudiant : MILLET Lionel Master 2 Histoire de la philosophie Mémoire Le problème du monde chez Heidegger de 1927 à 1930 « Car la vérité de notre Dasein n’est pas chose simple. » Heidegger, lettre du 12 septembre 1929 à Elisabeth Blochmann, in Correspondance avec Karl Jaspers suivi de Correspondance avec Elisabeth Blochmann, trad. Pascal David, Paris, Gallimard, 1996, p. 240

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Mémoire de Master de Philosophie : Heidegger et le problème du monde de 1927 à 1930. Dirigé par Jean-François Courtine

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Université Paris-IV-Sorbonne Mémoire dirigé par Jean-François Courtine Année 2008/2009 Etudiant : MILLET Lionel Master 2 Histoire de la philosophie

Mémoire

Le problème du monde chez Heidegger de 1927 à 1930

« Car la vérité de notre Dasein n’est pas chose simple. »

Heidegger, lettre du 12 septembre 1929 à Elisabeth Blochmann, in Correspondance avec Karl Jaspers suivi de Correspondance avec Elisabeth Blochmann, trad. Pascal David, Paris, Gallimard, 1996, p. 240

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Sommaire

Introduction (p. 4) I Le problème du monde dans Sein und Zeit (p. 7) 1) La thèse générale de Sein und Zeit sur le monde (p. 7)

A. L’affirmation de l’être-au-monde comme détermination originelle du Dasein (p. 8) B. La mise à l’écart des interprétations barrant l’accès au phénomène qui en découle (p. 8)

2) La mondanéité du monde ambiant (p. 11)

A. Remarques préliminaires (p. 11) B. La mondanéité du monde ambiant (p. 12)

La modalité du rapport quotidien à l’étant et l’être de celui-ci qui y est découvert (p. 12) La manifestation de l’appartenance de l’étant au monde dans la préoccupation (p. 14) Le renvoi en tant que phénomène constitutif de la mondanéité du monde ambiant (p. 15)

C. Le contraste entre l’analyse précédente et celle de Descartes (p. 18) D. La spatialité du monde (p. 20)

Les analyses consacrées à la spatialité dans la première section de Sein und Zeit (p. 21) Le rapport entre la spatialité et la temporalité dans le § 70 (p. 24) La critique de D. Frank envers une telle conception de l’espace (p. 26)

3) Le « qui » de l’être-au-monde et l’être-au en tant que tel (p. 30)

A. Le « qui » de l’être-au-monde (p. 30) B. L’être-au en tant que tel (p. 34)

Les trois modalités de l’être-au (p. 34) La disposition affective (p. 34) L’entendre (p. 35) La parole (p. 37)

Les modes déficients correspondants et le dévalement (p. 37) 4) La saisie authentique de l’être-au-monde (p. 40)

A. L’angoisse comme ouverture à l’être-au-monde en tant que tel. La révélation de la possibilité de l’authenticité du Dasein dans le phénomène du Gewissen et la résolution. (p. 40) L’épreuve de l’angoisse (p. 41) L’appel du Gewissen (p. 43) La résolution (p. 46) B. L’être du Dasein comme temporalité. Le monde et le temps (p. 47)

Conclusion (p. 50) II L’analyse de Vom Wesen des Grundes (1928) et son rapport avec la conférence Was ist Metaphysik ?(1929) (p. 52) 1) L’analyse du monde dans Vom Wesen des Grundes (p. 52)

A. L’émergence du problème du monde dans cet essai (p. 52) B. Déterminations historiques du concept de monde (p. 54)

a) De la transcendance au problème du monde (p. 54) b) Les déterminations historiques du concept de monde (p. 56)

Le concept Grec de monde (p. 56) Le concept chrétien de monde (p. 57) Le concept kantien de monde (p. 58)

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C. Monde, transcendance, liberté et différence ontologique (p. 60) a) La transcendance et le monde dans les dernières pages de la seconde partie de l’essai (p. 60) b) La reprise de la question du fondement : fondement, monde, être et liberté (p. 65)

De la liberté au fondement (p. 65) Les trois sens de l’acter de fonder (p. 66) L’analyse de la question « pourquoi » (p. 68) Fondement et liberté (p. 69)

Conclusion sur Vom Wesen des Grundes (p. 72) 2) La conférence Was ist Metaphysik ? (p. 73)

A. L’émergence de la question du Néant (p. 73) B. Le problème de l’angoisse (p. 75)

Le rejet de la logique et de l’entendement pour penser le Néant (p. 75) L’angoisse comme révélant le Néant (p. 76) Que peut révéler le Néant ? (p. 78) La réponse à la question : qu’est-ce que la métaphysique ? (p. 80)

Conclusion : l’être et le monde dans Was ist Metaphysik ? (p. 83) III La méthode comparative des Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude (1929-1930) (p. 86) 1) Un concept central pour comprendre Heidegger : l’assignation formelle (p. 86) 2) La thèse : « l’animal est pauvre en monde » (p. 88)

A. L’apparition du thème de l’animal (p. 88) B. L’essence de la vie (p. 90)

Première élaboration du concept de « pauvreté » (p. 90) L’organisme et l’outil (p. 90) Le comportement de l’animal (p. 92)

C. La pauvreté en monde de l’animal (p. 94) 3) La thèse : « l’Homme est configurateur de monde » (p. 95)

A. La tonalité affective fondamentale de l’ennui (p. 95) La première forme de l’ennui (p. 95) La deuxième forme de l’ennui (p. 98) La troisième forme de l’ennui : l’ennui profond (p. 100) Conclusion sur l’analyse de l’ennui (p. 101)

B. L’analyse de l’ « en tant que » (p. 102) Bilan et précisions sur le concept de monde (p. 102) Le problème du logos (p. 103)

C. La configuration de monde (p. 109) Conclusion (p. 113)

Conclusion générale (p. 115)

Bibliographie (p.118)

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Introduction Heidegger expliquait à ses étudiants durant le semestre d’hiver 1929-1930 consacrés aux « Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude » ceci :

Mais les trois questions – qu’est-ce que le monde ?, qu’est-ce que la finitude ?, qu’est-ce que l’esseulement ? – si nous les prenons simplement telles qu’elles nous sont offertes, s’enquièrent pourtant de quelque chose que tout le monde connaît. Bien sûr, toutes les questions de la philosophie sont de telle nature qu’on peut presque dire : plus un problème philosophique s’enquiert de quelque chose qui est encore inconnu de la conscience quotidienne en général, plus la philosophie ne se meut que dans l’inessentiel, et pas au centre. Plus est connu et va de soi ce dont elle s’enquiert, plus la question est essentielle.1

Du début à la fin de sa carrière, il n’a cessé de répéter que ce qui nous est le plus proche est aussi ce qui « d’abord et le plus souvent » nous demeure voilé, reprenant la formule de Hegel selon laquelle le bien connu, pour la raison même qu’il est bien connu, est mal connu. Non point toutefois parce que nous serions négligents ; cela tient en réalité à la nature de ce qui fait question. Il n’est donc pas nécessaire que les objets auxquels la philosophie s’attache sortent absolument de l’ordinaire. Au point que pour un phénomène tel que le monde, le sens commun demanderait : quel besoin y a-t-il de mener des recherches philosophiques sur lui, alors que nous sommes en plein dedans ? Les questions de ce genre ne pourraient naître que dans l’esprit de personnes n’ayant rien compris à la vie et en réaction contre l’échec de leur existence ; la philosophie, de manière générale, est ordinairement appréciée comme l’art de poser les questions qui ne se posent pas. Au fond, nous pourrions très bien vivre sans nous efforcer de déterminer philosophiquement ce qu’est le monde2. Pourtant, le flou de l’acception du terme « monde » peut susciter des interrogations. Est-il une chose si aisément accessible ? Si tel était le cas, pourquoi est-il si malaisé de le définir, sauf par des réponses toutes faîtes, quand la question ne souffre pas d’absence totale de réponse ? S’agit-il seulement d’une « chose » comme une autre ? Poser ces questions, c’est déjà quitter le « bon sens » commun pour qui il n’y a soit-disant que des réponses. Tout le monde croit savoir ce qu’est le monde ; mais lorsqu’il s’agit de le penser, il n’y a plus personne. C’est pourquoi le phénomène en question n’apparaît pas aussi simplement que nous pourrions au premier abord le croire. Il est peu probable qu’il soit cerné dans sa spécificité lorsqu’il est affirmé de lui qu’il est la somme de tout ce qui est, ou encore qu’il est le contenant dans lequel tout est. D’autant que dans le dernier cas, il serait possible d’objecter que nulle expérience n’est faite de ce contenant en tant que tel, et qu’il est peut-être simplement impossible d’en faire l’expérience. Malgré cela, peu répondraient négativement à la question de savoir s’il ont une expérience du monde, sauf si est entendu par là le « beau monde », le monde de ceux qui ne sont pas « du même monde » que nous ; ou si l’on comprend quelque chose comme « avoir fait le tour du monde », avoir visité bien des pays « à travers le monde ». Ceci montre que « monde », tout comme « être » selon Aristote, s’entend de multiples manières, bien que son sens ne soit pas d’habitude mis en question. Notre tâche ne consisterait-elle ceci dit qu’en la clarification d’un concept ? Ne ferions nous office que de grammairiens, et non de philosophes, pour reprendre une opposition qu’effectuèrent ces derniers dès l’Antiquité ? N’allons-nous essayer que de comprendre un mot, et non d’aller à la rencontre de la chose

1 M. Heidegger, Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude, trad. D. Panis, Paris, Gallimard, 1992, p. 262 2 Nous reviendrons sur la valeur de l’investigation philosophique à propos de la notion centrale d’assignation formelle (formale Anzeige) qui apparaît au § 70 des Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude. La valeur de la question spécifique du monde sera à cette occasion appréciée.

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même ? Si nous optons pour le second choix, ce n’est alors plus un hasard que nous étudiions un phénoménologue ayant été l’élève de Husserl. Le père de la phénoménologie donnait en effet comme mot d’ordre de cette méthode : « aux choses mêmes ! ». L’intérêt de Heidegger sur ce point ne s’arrête pas au fait qu’il a abordé le problème du monde en phénoménologue. Au fond, Husserl l’avait déjà fait avant lui, et l’a fait aussi en même temps que lui (par exemple en 1929 dans les Méditations cartésiennes en déterminant le monde comme horizon de tous les horizons des visées intentionnelles). C’est plutôt l’originalité de ses réponses qui doit retenir notre attention. Celle-ci naît à l’origine du fait que le cadre dans lequel apparaît chez lui la question du monde est tout à fait spécifique. Que l’on nous permette ici un très bref rappel de son parcours. Dans sa jeunesse, Heidegger s’était vu offrir la dissertation de Brentano sur les différentes acceptions de l’être chez Aristote. Sa lecture passionnée de ce texte l’amena à se poser la question de savoir ce qui unifiait ces différentes acceptions. La « Seinsfrage », qui passe pour être la question de Heidegger, était dès lors posée, quoique non encore de manière aussi élaborée que par la suite. Puis il découvrit les Recherches logiques de Husserl, qui lui semblèrent offrir la possibilité de penser l’être notamment à l’aide de ce que l’auteur appelait l’ « intuition catégoriale » ; il suivit alors les cours de celui-ci et fût son assistant. C’est ainsi qu’il acquit la méthode phénoménologique, qu’il tenait à mettre au service de la question de l’être : l’ontologie était d’après lui le prolongement naturel de la phénoménologie3. Voilà pourquoi Sein und Zeit, son premier chef-d’œuvre paru en 1927 et sur lequel il revint tout au long de sa carrière, s’ouvre par l’affirmation de la nécessité de poser à nouveaux frais la question de l’être. L’élaboration de cette question implique d’analyser préalablement l’être de l’étant qui la pose afin de parvenir à y répondre. Heidegger détermine cet étant comme Dasein. C’est à partir de la question de l’être du Dasein que nous en arrivons au problème du monde. En effet, une corrélation étroite apparaît entre le mode d’être du Dasein et le monde. Le monde est quelque chose qui est en rapport intime avec l’être du Dasein, et n’a rien d’un problème accessoire comme « le Dasein a-t-il aussi un monde ? ». C’est pourquoi en 1927 la structure fondamentale de son être sera l’être-au-monde (In-der-Welt-sein). Cette affirmation demeure tout à fait novatrice. Classiquement, la philosophie aurait tendance à opposer l’Homme comme sujet et le monde comme un objet ou l’ensemble des objets pour ce sujet. Chez Husserl encore, il n’est de manière générale que l’horizon des visées d’une conscience. Avec Heidegger, la relation entre Dasein et monde n’est absolument pas à envisager comme une relation de sujet à objet : il n’y a pas de Dasein sans monde, tout comme il n’y a pas de monde sans Dasein. La force de cette thèse est ce qui fait à la fois son intérêt et celui de ses implications. Elle n’est pas posée dogmatiquement par le philosophe : elle tient à la nature des « choses mêmes ». C’est pour cette raison qu’elle doit donner lieu à des descriptions sans doute inédites, pour autant que le monde n’est plus pensé simplement comme un objet pour un sujet, comme ce que vise une conscience qui pourrait tout aussi bien être sans monde. Relevons que c’est parce que le monde a un rapport si étroit avec l’être de l’Homme que ce concept fera question durant toute la carrière de Heidegger, dans la mesure où doit à chaque fois être pensé le rapport de l’Homme à l’être : ainsi par exemple en 1936 dans L’origine de l’œuvre d’art, ou encore en 1950 dans la conférence « La chose ». Aborder la question du monde dans l’œuvre intégrale de Heidegger nécessiterait un plus important travail. Nous nous limiterons ici aux textes de la période 1927-1930, à savoir depuis Sein und Zeit jusqu’au cours

3 Et même, comme l’affirme la fin du § 7 de Sein und Zeit intitulé « La méthode phénoménologique de la recherche » : « Ontologie et phénoménologie ne sont pas deux disciplines différentes appartenant parmi d’autres à la philosophie. Les deux termes caractérisent la philosophie elle-même quant à son objet et sa manière d’en traiter. La philosophie est l’ontologie phénoménologique universelle issue de l’herméneutique du Dasein qui, en tant qu’analytique de l’existence (Existenz), a fixé comme terme à la démarche de tout questionnement philosophique le point d’où il jaillit et celui auquel il remonte. » (trad. Vezin p. 66 [p. 38 de 19ème édition publiée chez Max Niemeyer ; nous ne le préciserons plus par la suite])

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du semestre d’hiver 1929-1930 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude. Cela inclut donc Vom Wesen des Grundes et Was ist Metaphysik ?. D’autre part, nous reviendrons quand l’occasion s’en présentera sur le cours que donnait Heidegger à l’époque où il rédigeait Sein und Zeit intitulé les Prolégomènes à l’histoire du concept de temps (semestre d’été 1925), ainsi que sur le cours donné en été 1927 Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie et celui de l’été 1928 Les fondements métaphysiques de la logique en partant de Leibniz. Les problèmes que nous poserons seront donc d’abord relatifs à ce corpus, encore que les plus généraux auraient aussi leur place dans un travail sur les œuvres ultérieures par rapport auquel celui-ci ne pourrait faire office que de prépareration, puisqu’il ne porte que sur le commencement de la réflexion de notre philosophe à ce sujet. Tout abord, la question la plus générale et qui ne peut pas ne pas se poser est celle-ci : quel est exactement le statut ontologique du monde dans cette période ? C’est-à-dire : qu’est-il par rapport au Dasein, par rapport à l’être, par rapport à l’étant ? Cette question est d’autant plus importante que la différence ontologique, qui semble être le véritable point de départ de la philosophie de Heidegger, n’est pas selon J.-L. Marion encore acquise dans Sein und Zeit. Nous devrons revenir sur ce point, mais nous pouvons d’ores et déjà nous demander si la clarification de celle-ci après cette œuvre n’impliquera pas des modifications quant au statut du monde. De la question générale suivent celles-ci. Quel est le rapport entre le Dasein et le monde, s’il n’est pas de sujet à objet ? Qu’est-il entendu exactement par « être-au-monde » ? A quel phénomène cela renvoie-t-il ? Quel est le « rôle » du monde ? Puis viennent des questions plus spécifiques. Comment déterminer la spatialité du monde, si le monde n’est pas une « chose », et comment se fait-il que nous nous le représentions d’abord spatialement ? Pourquoi le monde en tant que tel est il atteint dans l’angoisse en 1927, alors que dans la conférence de 1929 Was ist Metaphysik ? c’est cette fois le Néant qui est atteint ? Lorsque Heidegger affirme que le monde n’est rien d’étant, pouvons-nous l’identifier purement et simplement avec l’être ? D’autre part, n’y a-t-il de monde que pour l’Homme ? L’animal n’a-t-il pas lui aussi un monde ? Enfin, il est clair que nous devrons nous demander quelles évolutions ont eu lieu dans la pensée de Heidegger concernant le monde durant cette période, d’autant que la pensée de thèmes propres à certains textes pourra mener à des analyses différentes de notre phénomène. Le § 42 des Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude nous fournit ce qui constituera la structure de base de notre travail. En effet, Heidegger y explique que trois moyens sont possibles pour aborder le problème du monde. Celui mis en œuvre dans Sein und Zeit, à savoir une interprétation de la façon dont se meut le Dasein quotidien dans le monde devant permettre d’atteindre le phénomène de la mondanéité. Celui utilisé par De l’essence du fondement, où cette fois sont analysées les interprétations historiques dominantes du concept. Celui enfin du cours en question, où la méthode est comparative (il s’agit de faire ressortir le phénomène du monde en comparant ce qu’il en est de celui-ci pour la chose, pour l’animal et pour l’Homme). Nous avons choisi, comme il va de soi, de suivre l’ordre chronologique des textes. Si ces trois méthodes sont possibles, cela ne signifie pas que Heidegger en arrive à chaque fois à un résultat exactement identique ; maintenir l’ordre des textes nous permettra de mettre en évidence certaines divergences, soit certaines évolutions (et aussi certaines constantes), dans les analyses de notre auteur.

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I Le problème du monde dans Sein und Zeit (1927)

Dans cette première partie, nous voudrions d’abord déterminer de manière générale ce concept dans le cadre du traité. Nous analyserons ensuite la mondanéité du monde ambiant, puis le « qui » de l’être-au-monde et l’ « être-au » en tant que tel. Enfin, nous expliquerons ce qu’il en est de la mondanéité du monde telle qu’elle se dévoile authentiquement dans l’angoisse et ce qui se fait jour dans les développements ultérieurs à ce moment central. 1) La thèse générale de Sein und Zeit sur le monde Nous avons signalé ci-dessus que Sein und Zeit s’ouvre sur la nécessité urgente de répéter à nouveau la question de l’être. Celle-ci avait déjà mis Platon dans l’embarras dans le profond dialogue qu’il écrivit vers la fin de sa vie Le sophiste ; elle avait passionné Aristote, notamment dans les textes qui ont été recueillis et rassemblés sous le nom de La métaphysique, elle qui est la science de « l’être en tant qu’être »4. Mais d’après Heidegger, elle serait par la suite tombée dans l’oubli, quand bien même des philosophes ont écrit sur l’être (par exemple Thomas d’Aquin avec De ente et essentia) : ces écrits témoignent à plus forte raison que l’être ne faisait alors plus question, tout comme il ne fait pas non plus question de nos jours. Ceci peut sembler paradoxal. D’un autre côté, la première page de Sein und Zeit nous fournit un argument par l’absurde : si la philosophie post-aristotélicienne s’était réellement fixé pour objectif la découverte du sens de être, alors nous aurions de nos jours une réponse à la question. Notons toutefois qu’un tel résultat nous ferait courir le risque de ne donner à la question qu’une réponse toute faite, sans que nous effectuions la recherche elle-même, et de tomber ainsi dans le bavardage, thème sur lequel nous reviendrons. Pourtant, il importe à Heidegger de montrer au § 1 que nous efforcer de mener à bien cette recherche est possible : il entend prouver que l’être n’est respectivement ni quelque chose de trop général, ni indéfinissable, ni qui va de soi. Comment nous acheminons-nous, à partir de ce point de départ, vers le Dasein ? En 1927, la différence ontologique « simple » entre l’étant et l’être ne paraît pas pouvoir mener directement au sens de l’être. L’être, certes, n’est pas un étant. Mais affirmer ceci suffit-il pour en déterminer le sens ? Le Dasein, l’étant qui pose la question du sens en général, apparaît comme le médiateur indispensable. Il ne peut y avoir de sens quel qu’il soit que pour lui. Il est l’étant sur lequel il sera possible de lire le sens de l’être parce qu’il est l’étant qui se rapporte à tout étant (dont lui-même) à partir d’une compréhension de l’être. Celle-ci doit alors être portée au concept selon son versant authentique : c’est-à-dire à partir d’une compréhension authentique du Dasein de son être, laquelle permettra d’accéder au sens de l’être en général. Pour le dire d’un mot, si le Dasein comprend l’étant qu’il est et si comprendre un étant n’est possible que sur la base d’une compréhension de l’être, alors c’est en interrogeant d’abord l’être de l’étant Dasein que se verra préparée la question de l’être en tant que tel. Pour quelle raison ne pourrions-nous pas ceci-dit interroger en direction de l’être sans détours ? Cela tient à la structure formelle de la question de l’être, qui comporte trois éléments. Ce dispositif est nécessaire pour que la différence ontologique, d’implicite pour le Dasein qui l’effectue comme « naturellement », devienne explicite. Le second paragraphe du traité explique qu’avec le sens de l’être comme demandé (Erfragte), il faut remonter à partir d’un étant interrogé (Befragte) jusqu’à son être ; et c’est grâce à l’être de cet étant (Geragte) que nous accèderons au sens de l’être en général. Il va de soi que l’étant interrogé ne sera pas choisi au hasard : il doit posséder lui-même une compréhension de son être. Expliciter l’être de l’étant qu’est le Dasein à partir duquel, encore une fois, nous pourrons parvenir à porter au concept le sens de l’être en général, tel est la tâche prioritaire, pour ne pas dire la seule, de l’analytique existentiale.

4 Aristote, Métaphysique, Γ 1, 1003 a 20-32

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A) L’affirmation de l’être-au-monde comme détermination originelle du Dasein Nous sommes parvenus au Dasein qui est l’étant particulier « qui en son être se rapporte ententivement à cet être »5. Ceci constitue le concept formel d’existence : comme tel, seul le Dasein existe, en tant qu’il est le seul étant se rapportant à son être. Remarquons le changement de sens que fait subir Heidegger au terme philosophique « Dasein » en affirmant que lui seul existe : dans l’ontologie classique, il était possible, comme le faisait encore Kant, de parler des preuves de l’existence (Dasein) de Dieu, ce qui équivaut, comme l’indique le § 9, à son être là-devant (Vorhandenheit). Par contre, ici le terme revient en propre au mode d’être de l’Homme. Heidegger hérite en cela du concept de Kierkegaard tout en le modifiant, ce sur quoi nous ne reviendrons pas. Le Dasein est l’étant qui a à être ce qu’il est, et ce grâce à son ouverture à l’étant. Cette ouverture à l’étant est possible à partir d’une entente (qui n’est pas nécessairement explicite) de l’être : elle est en effet requise pour que le Dasein se rapporte à son propre être tout comme aux autres étants au moyen desquels, pourrions nous dire, il peut devenir ce qu’il est. Il se différencie en cela essentiellement des « choses », à savoir des étants là-devant (vorhanden) et des étants utilisables (zuhanden) : son mode d’être est absolument spécifique. Pour comprendre l’être de cet étant afin de porter au concept le sens de l’être, il faut en analyser les structures. De même qu’une ontologie catégoriale (comme par exemple celle d’Aristote) met au jour les catégories de l’être là-devant (Vorhandenheit), de même l’ontologie fondamentale ou analytique du Dasein doit mettre au jour ce que Heidegger appelle les existentiaux, conformément au mode d’être du Dasein. Nous avons affirmé que le Dasein est ouvert à l’étant, ouverture dont nous aborderons plus en détails les modalités. Toutefois, une chose est claire dès le § 12 : l’être-au-monde (In-der-Welt-sein) est la manière dont a lieu cette ouverture du Dasein à l’étant. Pour autant que l’étant en général est à la fois l’étant qu’il n’est pas et l’étant qu’il est lui-même, si le mode d’être comme existence est le propre du Dasein, alors l’être-au-monde est l’existential fondamental du Dasein. Etre ouvert à l’étant (en avoir toujours une entente, fondée à son tour sur une entende de l’être), c’est exister, et exister, c’est être au monde. C’est ainsi que se voit affirmé l’être-au-monde comme la détermination originelle du Dasein. Aussi envisager des recherches sur un monde sans Dasein ou surtout sur un Dasein sans monde (au moins en droit) est un non-sens : c’est se méprendre totalement sur le genre d’étant qu’il est. Au § 43 c), l’être-au-monde est comparé par Heidegger au « cogito sum » qui était le point de départ de la philosophie de Descartes : « L’énoncé premier est en ce cas : « sum » et cela au sens de : je-suis-en-un-monde »6. Il s’agit, dit encore Heidegger dans l’un de ses cours donné pendant durant la période où il rédigeait Sein und Zeit, d’une découverte qu’il qualifie de « primordiale »7 : non seulement l’affirmation est conforme à la chose même, mais il s’agit d’une découverte dans la mesure où la tradition philosophique semble d’après lui être passée à côté du phénomène. C’est au § 12 que le philosophe commente les termes de l’expression « être-au-monde ». Nous pouvons distinguer trois moments. Il y a d’abord le moment « au-monde » : celui-ci pose la question de la mondanéité (Weltlichkeit) du monde, la détermination ontologique de celui-ci. Il est ensuite question de l’étant qui est au monde : la question qui se pose est « qui » est cet étant, dont il faut rechercher la réponse, comme nous le verrons, du côté de la quotidienneté moyenne du Dasein. Il reste enfin à déterminer l’ « être-au » en tant que tel, c’est-à-dire la manière dont le Dasein est au. Heidegger remarque d’une part que chacun des trois moments implique les deux autres, et cela parce que le phénomène en question est absolument unitaire malgré cette diversité de moments (par exemple poser la question de la mondanéité du monde est indissociable du fait qu’elle n’a de sens que relativement au Dasein et l’entente qu’il a de lui-même). Ces distinctions sont donc essentiellement, bien que conformes au phénomène en question, formelles, et sont

5 Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 86 [53]) 6 Etre et temps § 43 (trad. Vezin p. 262 [211]) 7 Prolégomènes à l’histoire du concept de temps § 19 (trad. Boutot p. 229)

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opérées en vue de clarifier l’exposition de la recherche. D’autre part, il écarte d’emblée certains malentendus qui peuvent naître sur l’être-au-monde.

B) La mise à l’écart des interprétations barrant l’accès au phénomène qui en découle Ce sont les méprises concernant la manière d’être-au, c’est-à-dire concernant le troisième moment, sur lesquelles Heidegger se focalise pour les rejetter aux §§ 12 et 13. Comme la structure de l’être-au-monde est unitaire, il n’est nul besoin de réfuter pour chacun des moments les fausses opinions. La principale, et à laquelle les autres peuvent certainement être reconduites, est celle-ci : l’être-au (In-sein) aurait tendance à être compris d’emblée comme « être-dans » (Sein-in). Telle est l’entente erronée qui se fait jour le plus souvent. Le Dasein se voit alors compris comme un étant comme un autre dans l’espace, et le tout de l’espace ou des étants dans l’espace en général constituerait le monde. Ce serait pourtant se méprendre sur le genre d’être du Dasein : dans cette vision des choses, il est considéré comme un étant ayant le mode d’être de l’être là-devant (Vorhandenheit). Cela peut tenir à ce que nous l’envisageons d’abord en tant qu’il est dans un corps (« dans » lequel « tomberait » l’âme) : son corps ne serait pas foncièrement différent des autres corps qui nous entourent et le monde serait le contenant ou la somme de tous les corps juxtaposés. Or, avec Heidegger être-au pour le Dasein veut dire séjourner auprès d’un monde familier. La chaise ne séjourne pas auprès d’un monde, elle ne peut toucher le mur parce qu’elle ne peut le rencontrer, n’ayant pas le genre d’être de l’être-au. Deux étants là-devant ne peuvent qu’être tout au plus juxtaposés, et ne peuvent jamais se rencontrer. Les choses sont contrairement au Dasein sans monde (weltlos), parce qu’elles n’ont pas le mode d’être de l’ouverture. Ceci veut dire qu’elles ne se rapportent pas à l’étant, pas même à elles-mêmes ; elles n’ont pas, contrairement au Dasein, d’entente de l’être. Mais il serait possible d’objecter qu’il y a un « état de fait » là-devant du Dasein. Heidegger montre qu’au contraire cet état de fait est véritablement différent de celui d’une pierre qui se trouve là : il le nomme la facticité (Faktizität) où le Dasein est « embarqué » avec l’étant dans son monde. Certes, le Dasein « peut avec un certain droit et dans certaines limites être conçu comme étant seulement là-devant », par exemple en anatomie ; mais « cela nécessite que l’on s’abstienne de tout regard sur la constitution de l’être-au à moins qu’on ne la voie pas »8. Par ailleurs, sa spatialité, comme nous y reviendrons, est spécifique, et ce parce qu’elle repose sur l’être-au-monde. Heidegger remarque que l’idée selon laquelle la spatialité renverrait au corps mais que l’être-au vaudrait concernant l’esprit est par là à rejeter. De la même manière, l’énoncé tiré de la biologie selon lequel l’Homme aurait son monde environnant (« dans » lequel il se mouvrait) ne pourrait être fondé que si était auparavant clarifiée la structure de l’être-au. Heidegger explique à la fin du § 12 que le problème du monde est mal compris parce que si le Dasein est l’étant qui a une entente de son être, il l’entend « d’abord et le plus souvent » à partir de l’étant auquel il a à faire mais qu’il n’est pas, qui se rencontre « à l’intérieur » de son monde : c’est de là que naissent les erreurs que nous venons d’évoquer, puisque son entente incorrecte lui-même implique une entente incorrecte de sa structure constitutive. L’être-au-monde « éprouvé et connu de manière préphénoménologique devient, par suite d’une explication ontologiquement inadéquate, invisible »9. Nous reviendrons ultérieurement sur le caractère « tentateur » du monde : il n’importait ici que d’évoquer au moins la raison de cette mauvaise entente. L’essentiel demeure que les plus grandes méprises sur le concept de monde ont leur origine dans une mauvaise entente de l’être-au. C’est pourquoi Heidegger prend la peine de préciser celui-ci au paragraphe suivant. La philosophie a traditionnellement tendance à concevoir le Dasein d’abord comme un sujet connaissant un objet. Si le Dasein existe, l’acte de connaître ne peut pas être quelque chose qui serait là-devant (vorhanden). Il est donc

8 Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 89 [55]) 9 Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 93 [59])

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nécessaire d’interroger le genre d’être de ce sujet connaissant. Notons que chez son maître Husserl, le statut ontologique du sujet transcendantal demeure ininterrogé (voire ininterrogeable), tout comme le primat accordé à la manière théorique de se rapporter aux étants. L’investigation révèle que si le connaître n’est pas là-devant, c’est parce qu’originellement le Dasein ne l’est pas lui-même : d’où son ouverture à l’ « objet », dont il n’est jamais aisé de rendre compte si un sujet clos sur lui-même est posé au départ10. Heidegger évitera de parler d’ « objet », pour ne pas laisser penser qu’il s’agit d’un objet pour un sujet ; de même l’emploi du terme Dasein à la place du sujet classique, encore qu’il ait pu affirmer que le Dasein est le sujet ontologiquement bien compris. De manière générale, le début du paragraphe affirme clairement que « sujet et objet ne se recouvrent pas, fût-ce tant bien que mal, avec Dasein et monde »11. Cela montre que l’acte de connaître est en réalité fondé sur l’être-au-monde, qu’il en est une modification. Il importe même d’ajouter que le Dasein est d’abord auprès d’un monde qui le préoccupe ; c’est une déficience de la préoccupation rend possible le connaître. Mais quand bien même l’acte de connaître serait une détermination originelle de l’être-au, il reste ontologiquement fondé sur l’être-au-monde. Ce n’est donc pas un simple « acte psychique » qui résiderait « en nous ». Le fait de se diriger vers l’étant dans le monde ne revient pas à quitter une sphère d’intériorité ou d’immanence close : au contraire le Dasein est toujours déjà ouvert à ce qu’il n’est pas. Nous approfondirons ultérieurement le thème de la transcendance du Dasein, en particulier lors de l’étude de Vom Wesen des Grundes. Réciproquement, la perception qu’il a de l’étant connu n’est pas amenée dans un contenant : le Dasein connaissant demeure « au dehors ». Quant à se demander comment le sujet gagne un monde en sortant de son identité close, et ce que serait un Dasein sans monde, ces questions sont absurdes parce que si le monde est le mode de l’ouverture de celui-ci à l’étant, sans monde il ne serait même pas ouvert à lui-même, et donc il ne serait pas un Dasein mais une chose parmi les choses. L’être-au-monde n’est pas une qualité que le Dasein posséderait et dont il pourrait se défaire, même à travers une réduction phénoménologique comme celle que pratique Husserl. J.-L. Marion affirme que Heidegger effectue certes une double réduction dans Sein und Zeit. Son argumentation prend appui sur le cours de 1927 publié sous le titre Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, où Heidegger expose sa philosophie en termes phénoménologiques. La reconduction de l’étant à son être est alors comprise comme une réduction phénoménologique12. Mais est-ce la seule réduction mise en œuvre ? S’agit-il pour le philosophe de compléter voire d’accomplir la première réduction enseignée par son maître Husserl, qui demeure à un niveau ontique (elle aboutit à la conscience et ses vécus par opposition à la réalité) ; ou au contraire d’y substituer celle-ci ? Pour J.-L. Marion, Heidegger part bien du cadre husserlien : la différence ontologique comprise en termes de réduction correspond à ce qui est à entendre comme une seconde réduction. Avec la réduction husserlienne, nous passons de l’étant en général à la conscience, qui bien comprise est en fait le Dasein ; et avec celle proprement heideggerienne, nous passons de l’être de cet étant (que Husserl n’interroge pas), qui ultimement se déterminera comme temporalité, au sens de l’être en général (encore moins interrogé par Husserl). Cette double réduction recouperait la structure de la question de l’être mentionnée ci-avant. Permettons nous de préciser que la première réduction aboutissant au Dasein est certes d’inspiration husserlienne, mais elle ne s’y identifie pas pour autant puisque sinon elle aboutirait à un Dasein sans monde, soit à la même chose que Husserl, ce qui n’est qu’une figure erronée du Dasein. Par ailleurs, un autre mouvement doit pouvoir faire passer du Dasein à son être, qui d’abord et le plus souvent est entendu improprement : ce que permet l’analyse de l’angoisse au § 40, qui en menant à l’entente authentique du

10 Nous pouvons penser ici par exemple à la sixième des Méditations métaphysique de Descartes. Par ailleurs, Heidegger signale que « si nombreuses et variées que soient les manières de libeller le problème, elles ont en commun de faire qu’on ne pose plus la question du genre d’être de ce sujet connaissant, dont la manière d’être n’en reste pas moins toujours implicitement en jeu dès qu’on traite de son connaître. » (Etre et temps § 13, trad. Vezin p. 95 [60]) 11 Etre et temps § 12 (trad. Vezin p. 94 [60]) 12 Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 39 : « L’élément fondamental de la méthode phénoménologique, au sens de la reconduction du regard inquisiteur de l’étant naïvement saisi à l’être, nous le désignons par l’expression de réduction phénoménologique. »

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Dasein fonde la possibilité d’accéder à son être en général comme temporalité. S’agirait-il d’une troisième réduction ? Cette question doit nous mener à nous demander si, quand bien même Heidegger a exposé en 1927 à ses étudiants sa méthode en termes de réduction, Sein und Zeit procède d’une manière qui ne se laisse pas réduire à celle-ci, comme le pense par exemple Schürch13. Nous pouvons quoiqu’il en soit en conclure que l’attitude de l’Homme couramment privilégiée fournit elle-même une preuve que l’ouverture du Dasein au monde n’est en rien celle d’un étant là-devant vers d’autres étants (ce qui au demeurant est impossible). Privilégier la connaissance, loin d’étayer la thèse philosophique d’un sujet se rapportant au monde comme à un objet, s’avère à y regarder de près ce qui peut apporter la preuve du contraire de ce qui était affirmé au départ. Si le monde est à envisager comme le corrélat de l’être-au-monde, alors il est tout autre que ce que nous entendons par lui habituellement, qu’il s’agisse de son entente courante ou son entente classique en philosophie. 2) La mondanéité du monde ambiant A) Remarques préliminaires Après ces indications essentielles sur l’être-au, qui sera analysé en détails par la suite, Heidegger aborde le premier moment structurel évoqué plus haut de l’être-au-monde. La bonne méthode, aussi bien relativement au cadre général de Sein und Zeit que relativement au problème du monde, est de commencer par dégager les structures du phénomène en question tel qu’il se présente « d’abord et le plus souvent », dans la manière courante qu’a le Dasein de se rapporter à lui. Ce qui veut dire que la mondanéité du monde en tant que telle sera mise au jour plus tard14 ; nous devons d’abord partir du monde ambiant. Il va de soi qu’il ne s’agira pas de « rester rivé à l’étant », comme l’indique d’emblée le §14, par exemple en énumérant les différents genres d’étants qui sont rencontrés « dans » le monde : Heidegger rappelle que c’est l’être qui est recherché. Mais ce ne saurait non plus être l’établissement d’une liste des catégories de l’étant là-devant qui répondrait au problème. Lorsque Aristote établissait cette liste, non seulement il ne cherchait pas à unifier celles-ci, mais surtout il ne se fondait pas sur l’être-au-monde ; il n’avait pas par conséquent pour but de découvrir la mondanéité du monde au sens où Heidegger l’entend. Par ailleurs, si le Dasein est l’étant qui existe, la mondanéité du monde n’a finalement rien à voir avec le mode d’être de l’étant là-devant (Vorhandenheit). Il importe distinguer soigneusement ce dont nous pouvons dire qu’il appartient au monde (un étant là-devant ou utilisable) et la mondanéité de celui-ci, qui n’est rien de mondain (de même que l’être est l’être de l’étant mais n’est pas lui-même un étant). De manière générale, « ni la description ontique de l’étant au sein du monde ni l’interprétation ontologique de l’être de cet étant n’arrivent, en tant que telles, au contact du phénomène du monde »15. Le monde est avant tout un existential. Il est donc nécessaire de distinguer le concept ontique (et courant) du monde comme totalité de l’étant là-devant « dans » le monde, qui au fond passe à côté du phénomène ; le monde comme « la région qui sous-tend à chaque fois une multiplicité d’étants » (ainsi le « monde du mathématicien » qui correspond à « la région des objets possibles des mathématiques »). Le monde peut d’autre part être entendu comme ce dans quoi le Dasein factif vit, qu’il s’agisse du monde « public » ou au contraire du monde « propre » à chacun ; et enfin, comme le concept ontologique existential de mondanéité. C’est la troisième définition qui sera examinée ici, à savoir le monde comme monde ambiant du Dasein tel qu’il y vit d’abord et le plus souvent et dont la mondanéité est recherchée. Cette-dernière sera saisie authentiquement après cet examen, pour autant que sera alors faîte une expérience originelle de l’être-au-monde. 13 F. E. Schürch, L’être, l’étant, le néant. Heidegger et la différence ontologique à la lumière de l’interprétation de Marion, in Revue de métaphysique et de morale, Juillet 2008, n°3. 14 Et d’une certaine manière n’aura jamais totalement lieu, si les résultats de l’analytique existentiale doivent ultimement être réinterprétés à la lumière du sens de l’être lorsque celui-ci sera dégagé. 15 Etre et temps § 14 (trad. Vezin p. 99 [64])

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Nous partirons de l’analyse de la mondanéité du monde ambiant en tant que telle, avant de l’éclaircir par contraste avec les développements de Descartes sur le monde, et enfin nous aborderons le thème de la spatialité spécifique du Dasein.

B) La mondanéité du monde ambiant La modalité du rapport quotidien à l’étant et l’être de celui-ci qui y est découvert Partons du Dasein quotidien et de ce que Heidegger appelle son « commerce du » (Umgang in) monde et avec (mit) l’étant à l’intérieur du monde, ce qui est une autre manière de nommer l’être-au-monde quotidien. La modalité de son rapport au monde est la préoccupation : d’abord et le plus souvent, le Dasein est affairé dans son monde ambiant (Umwelt). Le terme de « préoccupation » (Besorgen) ne doit pas être compris au sens d’avoir des ennuis. Il signifie plutôt un affairement, le fait de s’occuper de. Le Dasein fabrique quelque chose, se rend chez untel, lit telle chose, utilise tel ustensile – activités qui constituent autant de variétés de la préoccupation. Le regard phénoménologique montre que son « monde », c’est-à-dire les étants qu’il rencontre dans leur ensemble sur le fondement de l’être-au-monde, ne fait pas d’abord l’objet d’une connaissance théorique : la préoccupation a son genre de connaissance à elle, mais il n’est pas de cet ordre. Nous pourrions le qualifier de pratique, à condition de ne pas trop durcir l’opposition. Elle a à faire aux étants, mais non pas comme là-devant. En quoi le rapport théorique à l’étant n’est ni unique, ni non plus originaire. La question centrale est double : comment le Dasein se rapporte-t-il à l’étant dans la préoccupation et quel est l’être de cet étant ? Quelques remarques concernant la méthode à suivre s’imposent. Ce n’est pas en établissant une liste de la diversité de l’un et de l’autre que seront saisis ce qui est recherché (tout comme nous disions ci-avant que prendre pour thème la mondanéité du monde ne consiste pas à rechercher un caractère commun à tous les étants « dans » le monde). Il s’agit de mettre au jour l’entente de l’être qui sous-tend le rapport et à laquelle correspond l’être de l’étant auquel le Dasein se rapporte, tout en essayant de nous préserver d’explications toutes faites des phénomènes qui ne feraient que les recouvrir. Par exemple, les étants auxquels nous avons affaire dans la préoccupation seraient couramment nommés « les choses ». Mais l’entente de l’être dans laquelle prend place ce terme est déterminée dans l’histoire de l’ontologie et nous empêche par là-même de saisir phénoménologiquement le phénomène. Dans cet exemple, celui-ci prend place dans une interprétation de l’être de l’étant là-devant qui comme nous allons le voir ne vaut pas concernant les étants avec lesquels la préoccupation entretient un commerce. Heidegger affirme que les Grecs avaient par contre « un terme très juste »16 pour nommer les « choses » ainsi rencontrées : les pragmata, à savoir les étants auxquels nous nous rapportons dans la préoccupation (praxis17), quoiqu’ils n’interrogèrent pas son être spécifique. Ce terme est d’une certaine manière traduit par « outil » (Zeug)18. Quel est alors le genre d’être de l’outil ? Il appartient tout d’abord toujours à un outillage, à un « tout » d’outils (Zeugganzheit) : il renvoie toujours à quelque chose d’autre que lui-même. « Un outil n’ « est » en toute rigueur jamais »19. Son genre d’être est tel qu’il ne peut être saisi seul, du moins en tant qu’outil. Il est « fait pour » quelque chose, par exemple pour coudre, couper, attacher, poser, etc. Le « fait pour » et le renvoi à d’autres étants sont deux déterminations fondamentales de l’outil et sont cooriginaires :

16 Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 104 [68]) 17 Signalons le cours donné en hiver 1924-1925 publié sous le titre Platon : Le Sophiste, trad. fr. dirigée par J-F. Courtine et P. David, Paris, Gallimard, 2001, qui à la fois approfondit ce qu’est la praxis et dont les analyses sur la phronesis chez Aristote préfigurent celles sur l’authenticité du Dasein dans Sein und Zeit. 18 Il nous paraît plus opportun (et naturel) de parler d’outils plutôt que d’utils comme le fait Vezin, bien que dans le cours du semestre d’hiver 1929-1930 la traduction de Panis distingue les deux pour faire apparaître la différence entre Zeug et Werkzeug. Concernant Sein und Zeit, la compréhension des analyses ne s’en ressent pas ; concernant le cours, nous y reviendrons par la suite (mais ce point s’avèrera inessentiel dans notre cadre). 19 Etre et temps § 15 (trad. Vezin modifiée p. 104 [68])

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il n’y a pas d’outil « fait pour » sans que son pour quoi n’implique pas un autre étant. Mais le renvoi du « fait pour » est un cas particulier de renvoi, puisque l’outil renvoie tout aussi bien à d’autres outils qui serviront à mener à bien l’ouvrage, tout comme aux autres outils dont lui-même provient. Ainsi le stylo qui est fait pour écrire renvoie à la feuille, l’encre, le bureau, la pièce… ; chacun de ces étants ne se montre pas, comme y insiste Heidegger, seul pour lui-même, mais ils s’offrent toujours comme un tout au regard de la discernation (Umsicht, traduisible aussi par « circonspection », ce qui rend peut-être plus fidèlement le terme allemand qui signifie littéralement la « vue autour », bien que nous nous en tiendrons à la traduction de Vezin). Celle-ci est la manière de voir spécifique de la préoccupation, qui rend possible le fait que cette-dernière se meuve dans les ensembles de renvois (d’où le Um-). Le phénomène du renvoi se verra analysé plus longuement par la suite. Le commerce avec l’outil n’est donc ni une saisie thématique de celui-ci, ni non plus un rapport aveugle. Ce n’est certes pas en discourant longuement sur le marteau que nous apprendrons à nous en servir ; mais cela veut tout aussi peu dire qu’il n’y a pas un « bon » usage du marteau. Ce bon usage se révèle à la discernation lorsque nous l’utilisons de fait. Ce rapport à lui est le plus authentique, contrairement à ce que pourrait nous mener à croire le préjugé selon lequel la connaissance serait la modalité la plus originelle du rapport aux étants. Cela est en effet conforme au genre d’être de l’outil en général, que Heidegger détermine comme utilisabilité (Zuhandenheit). Ceci ne se confond toutefois pas avec la simple « maniabilité » : il faut sous ce terme avoir en vue le renvoi à d’autres étants et le « pour quoi ». Nous sommes donc ici en possession des réponses à nos deux questions : le Dasein préoccupé se rapporte à l’étant sous le mode de la discernation, étant dont l’être se détermine comme utilisabilité. Ceci appelle à plusieurs remarques importantes. D’abord, l’outil « s’efface derrière son utilisabilité »20 justement pour devenir utilisable : ainsi nous ne pensons pas au marteau lorsque nous nous en servons. Ce point est absolument central concernant la modalité du rapport du Dasein à l’étant au sein de la préoccupation, à savoir la discernation. C’est l’ouvrage qui est en vue, et non les étants au moyen desquels il est réalisé. « L’ouvrage comporte le réseau entier des renvois à l’intérieur duquel l’outil se présente »21 : telle est la raison pour laquelle les autres outils (puisque l’ouvrage en est malgré tout un aussi) eux-mêmes peuvent s’ « effacer ». Cela signifie que l’étant rencontré de prime abord dans le monde s’efface dans le rapport que nous avons à lui. Ce fait est certainement à l’origine de notre aveuglement initial au phénomène du monde, de sorte que ce-dernier est abordé en faisant abstraction de la préoccupation. Ensuite, nous aurions tord de restreindre le genre d’être de l’utilisabilité aux outils au sens courant du terme. Les ouvrages ont aussi le genre d’être de l’outil : la chaussure est « faîte pour » être portée et renvoie aux « matériaux » qui la constituent, par exemple le cuir, qui lui-même renvoie à l’élevage, etc. 22 De plus, et ceci est important, l’ouvrage est toujours à la mesure de l’usager, « l’usager « est » présent dans la naissance de l’ouvrage »23. Cela implique que l’ouvrage renvoie non seulement à d’autres outils, mais aussi à d’autres Dasein, et donc à un monde public des utilisateurs accessible à tous : ainsi un pont, une gare, une route, etc. Enfin, une objection serait que l’étant aurait déjà dû être dévoilé comme là-devant, pour n’être qu’ensuite utilisé au vue de la connaissance que nous en aurions prise. Or la connaissance est fondée sur l’être-au-monde, et le monde ambiant se manifeste d’abord comme il vient d’être décrit : Heidegger peut alors dire que « l’utilisabilité est la détermination ontologique catégoriale de l’étant tel qu’il est « en soi » »24. Reste à découvrir le chemin qui peut conduire de celle-ci et de la discernation dont elle est le pendant au phénomène du monde.

20 Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 106 [69]) 21 Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 106 [70]) 22 Et ce jusqu’à la « nature », qui n’est pas à entendre en un sens philosophique ou romantique mais comme outil elle aussi, en deçà duquel il n’y a plus de renvois à d’autres outils : « le bois est plantation forestière, la montagne est carrière de pierre, le fleuve est force hydraulique » (Etre et temps § 15, trad. Vezin p. 106 [70]) ; à l’autre extrémité, il y aura le Dasein. Heidegger mènera une profonde critique de ceci en 1953 dans La question de la technique, in Essais et conférences, trad. Préau, Gallimard, p.9-48, en particulier à propos du fleuve p.21-22. 23 Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 107 [70-71]) 24 Etre et temps § 15 (trad. Vezin p. 108 [71])

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La manifestation de l’appartenance de l’étant au monde dans la préoccupation Comment le monde peut-il se montrer comme tel dans la préoccupation ? Ou plutôt : comment ce phénomène peut-il commencer à poindre (puisqu’il ne sera en fait saisi pour lui-même que dans le cadre d’une rupture avec le monde quotidien) ? Heidegger commence son analyse (§ 16) par ceci. « Le monde n’est pas lui-même un étant au sein du monde, et pourtant il détermine tellement cet étant que celui-ci ne peut se rencontrer et que l’étant dévoilé en son être ne peut se montrer que dans la mesure où monde « il y a » »25. Ce qui signifie qu’il n’y a pas un étant nommé « monde » que nous pouvons rencontrer dans la préoccupation. Au contraire le monde est la condition de possibilité de toute rencontre d’un étant. En effet, pour le Dasein seul peut se rencontrer un étant dans la mesure où il a le genre d’être de l’être-au-monde. Le monde est donc le « lieu » où cette rencontre avec l’étant peut se produire. Mais l’affairement dans la préoccupation rend le Dasein d’abord aveugle à ceci. Le monde ne paraît pas se manifester lorsqu’elle va son train, puisqu’elle est rivée à l’ouvrage dont elle se préoccupe. Celui-ci appartient bien au monde, et pourtant de prime abord cela ne se « voit » pas. Cela semble paradoxal, d’autant que si le Dasein est l’étant ayant une entente de lui-même, comme être-au-monde il doit toujours avoir aussi une entente du monde. Mais s’il s’entend d’abord à partir de l’étant dont il se préoccupe, alors corrélativement il n’entend le monde que dans l’optique de la préoccupation. Si le monde n’est rien d’étant tout comme le Dasein n’est pas l’objet de sa préoccupation, alors l’un et l’autre ne semblent pouvoir que nous échapper dans le monde quotidien. Heidegger montre que dans certains cas, cette appartenance de l’étant au monde peut pourtant se manifester au Dasein. La possibilité d’un être-au-monde non préoccupé pourra par la même occasion émerger. Cela peut advenir lors de perturbations du commerce quotidien avec les outils. Soulignons avant d’engager l’analyse que ce n’est pas la mondanéité du monde qui va apparaître ici, mais seulement l’appartenance au monde des outils. Heidegger dégage trois types possibles de perturbations de la préoccupation. Il a celui où l’outil devient brutalement hors d’usage. De ce fait il a la capacité de nous surprendre. Ceci est remarquable, puisque le commerce avec l’étant utilisable a lieu dans une totale « insurprenance ». Lorsque tous les renvois ont leur objet, c’est-à-dire si quelque chose est à chaque fois comme visé par eux, la préoccupation se poursuit sans encombre. En revanche, si un outil ne fonctionne plus, les autres outils qui renvoyaient à lui tout comme ce à quoi lui-même renvoyait apparaissent sous un autre angle. L’étant se manifeste d’une nouvelle manière qui n’est plus conforme à la discernation. Il devient alors découvert comme étant là-devant, une chose inutilisable, ceci dit fugitivement puisque la préoccupation reprend son train dans la tentative quasi-immédiate de le réparer : Heidegger montre qu’il n’apparaît pas malgré tout comme une chose étrangère à l’outillage. Mais durant ce bref instant, il manifeste son aspect (ainsi Heidegger traduit-il en général eídos), qui certes était toujours déjà là, mais qui n’était pas encore apparu comme tel. Il y a aussi le cas où l’outil vient à manquer : le reste devient alors impossible à utiliser ou à éliminer, et là encore est perçu comme là-devant. L’utilisable se signale sous le mode de l’ « importunance (Aufdringlichkeit) ». Heidegger remarque qu’il se manifeste d’autant moins comme utilisable que le besoin qu’en a la discernation est plus urgent : elle passe difficilement à autre chose, demeure comme paralysée face à cette absence qui est le mode de la présence de l’étant manquant. Ce mode particulier de présence le destitue du caractère d’utilisabilité, puisque d’utilisable il n’y a que dans la préoccupation affairée à ses tâches. Enfin, le cas se présente où quelque chose se met « en travers de la route » : l’être là-devant de l’utilisable s’annonce lorsqu’il n’est pas à sa place. Il dérange alors plus qu’autre chose , il gène l’usage normal des autres outils. Imaginons par exemple qu’il faille changer l’ampoule d’un phare avant de voiture. Le moteur et tous les éléments présents sous le capot sont en temps normal, à savoir lorsque nous roulons, agencés tout à fait comme il faut. Mais s’agissant de changer l’ampoule, ils obstruent le passage des mains, nous gênent véritablement. Alors ce n’est plus sous

25 Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 108 [72])

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l’angle de leur utilisabilité qu’ils nous apparaissent, mais selon leur aspect, aspect qui est perçu de telle manière que nous cherchons comment éviter ces éléments et poursuivre notre préoccupation. Prenons un autre exemple très différent. L’urinoir de Duchamp est exposé au centre George Pompidou. Au départ, il ne s’agit que d’un outil au sens de Heidegger, d’usage fort courant. S’il était remis en service, il fonctionnerait certainement correctement. Mais tel n’est pas le cas : il est exposé dans un musée. Il se voit ainsi volontairement coupé de tous ses renvois habituels. Ce n’est pas seulement son aspect qui apparaît alors, à lui qui aurait été utilisé autrement dans une totale indifférence, mais aussi ce à quoi il renvoie qui forme le « monde » des toilettes pour homme. Ceci est d’autant plus clair que quelqu’un a justement uriné dedans, avant qu’il ne soit protégé par une vitre. Le fait qu’il soit appréhendé comme une œuvre d’art par les visiteurs montre qu’il n’apparaît plus seulement comme utilisable (car d’une certaine façon, il ne peut sans doute pas ne pas apparaître comme tel). Dans les trois cas, explique Heidegger, l’appartenance au monde de l’utilisable apparaît : les renvois du « fait pour » perturbés deviennent explicites comme, encore une fois, cela apparaît particulièrement dans l’exemple de l’urinoir. Lorsque la préoccupation est perturbée, tout l’outillage, par exemple l’atelier dans son ensemble, se manifeste : « avec ce tout, c’est le monde qui commence à poindre »26, non comme là-devant mais comme « le « là » antérieurement à toute constatation et à toute contemplation ». Il est découvert à la discernation comme ce qui la rend possible. Certes, il ne se montrait pas à elle avant ; mais « que le monde ne se signale pas à l’attention, telle est la condition de possibilité pour que l’utilisable ne sorte pas non plus de son état d’insurprenance pour se mettre en avant »27. Le monde comme ensemble des renvois ne peut apparaître que lorsque ceux-ci sont perturbés. Dans la préoccupation, le monde est à chaque fois « pré-découvert » ; mais pour que celle-ci ait lieu correctement, il doit être en même temps recouvert, comme nous l’avons vu avec l’exemple de l’usage du marteau : si nous étions surpris par chaque outil et le considérions comme là-devant, nous ne pourrions guère entreprendre des ouvrages. Une familiarité est donc nécessaire, et c’est celle-ci qui est perturbée dans chacun des trois cas. L’être-au-monde de la préoccupation est donc, selon une formule où Heidegger condense ce point, le fait d’ « être plongé de façon non thématique dans la discernation des renvois qui sont constitutifs de l’utilisabilité de l’outillage »28. Le renvoi en tant que phénomène constitutif de la mondanéité du monde ambiant Nous voyons donc que les réseaux de renvois sont des structures éminentes de la mondanéité. C’est pourquoi Heidegger entreprend au § 17 une analyse du renvoi et du signe. Que nous apprend celle-ci ? Un outil renvoie à d’autres outils, qui eux-mêmes renvoient à d’autres. Il existe donc des réseaux de renvois, qui font apparaître l’appartenance des l’outils au monde lorsqu’ils se trouvent perturbés. Heidegger choisit pour déterminer plus nettement ce qu’est un renvoi d’analyser un outil spécifique, « tel que des « renvois » s’y rencontrent à divers niveaux de sens »29 : le signe. Il y a différents types de signes, tout comme il y a différentes modalités de l’ « être-signe pour » lui-même dont nous pourrions tirer le « genre universel de la relation ». Les signes sont des outils singuliers car ils servent à montrer, ils sont « faits pour » cela, ce qui constitue un type de renvoi (et le renvoi est un type de relation). Le philosophe choisit d’expliciter cela par un exemple : la flèche rouge indiquant le changement de direction d’une voiture. C’est le conducteur qui choisit sa position ; or « ce signe est un outil qui n’a pas son utilisation dans la seule préoccupation du chauffeur », il n’est pas monologique. C’est surtout aux autres conducteurs qu’il est utile, quoiqu’il n’apparaisse pas non plus au chauffeur la réglant comme une simple chose là-devant. Cette flèche a sa place dans un réseau entier de renvois, celui de la circulation automobile et de ses règles. Mais quelle est la

26 Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 111 [75]). Nous reviendrons sur le terme de « Ganzen » dans la troisième partie de ce travail où il sera traduit à cette occasion par « ensemble » – ce qui était difficilement possible ici. 27 Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 112 [75]) 28 Etre et temps § 16 (trad. Vezin p. 113 [76]) 29 Etre et temps § 17 (trad. Vezin p. 113 [77])

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différence entre ce signe qui s’insère dans ce réseau et un marteau qui lui aussi s’insère dans un réseau tout en n’étant pas un signe ? Le simple renvoi en général ne suffit pas. Avec la flèche, le type de renvoi est le « montrer », et est appréhendé comme tel par la discernation ; cela s’oppose au renvoi en tant qu’ustensibilité. Le signe a par là même une « application privilégiée ». Comment la discernation s’y rapporte-t-elle ? L’usager qui perçoit la flèche du conducteur roulant devant lui doit stopper ou se garer dans une certaine direction (ce sur quoi nous reviendrons à propos de la spatialité). « Le signe s’adresse à un être-au-monde spécifiquement « spatial » », et notre rapport à lui n’est pas correct si nous restons simplement en face de lui. Une flèche perçue nous pousse au moins à regarder dans la direction indiquée. Si la discernation nous y conduit, c’est parce qu’elle a une sorte de « vue d’ensemble » sur le monde ambiant de la préoccupation en général, à partir de laquelle elle trouve sa direction. Les signes permettent au Dasein de s’orienter dans les différents réseaux d’outils. Par là, ils lui révèlent l’appartenance au monde de ceux-ci. « Les signes montrent toujours en premier « dans quoi » on vit, à quoi s’arrête la préoccupation, bref quelle est la tournure que ça prend. » Par ailleurs, instituer un signe (nouveau, ou prendre pour signe un étant déjà utilisable) n’est possible qu’en ayant en vue le monde ambiant de l’utilisable. Le signe doit de plus être surprenant, pour trancher avec l’insurprenance des autres outils dont se préoccupe le Dasein : par exemple la flèche doit surprendre les autres usagers, tout en restant accessible à leur discernation. Mais si un feu rouge en plein désert peut surprendre, cela est malgré tout absurde, car la « surprenance » n’a de sens que relativement à un réseau de renvois. Il s’ensuit qu’il ne s’utilise pas seulement avec tel autre outil, mais qu’il rend accessible le monde ambiant dans son ensemble. « Le signe est un utilisable ontique qui, tout en fonctionnant comme cet outil particulier, a en même temps un rôle d’indicateur par rapport à la structure ontologique de l’utilisabilité, du réseau entier des renvois et de la mondanéité »30. Heidegger mentionne une objection possible : avant d’être pris pour signe, tel étant serait déjà là-devant. En réalité, il faut répondre que la première rencontre avec lui n’a eu lieu que sur le mode de la discernation, et qu’il n’était pas là-devant avant toute rencontre. D’autre part, le Dasein primitif usant de divers signes pourrait être pris comme exemple pour illustrer notre propos, mais il ne s’agit que d’un cas particulier où le signe coïncide avec ce qui est montré, et cela ne signifie pas pour autant que tel est le cas parce qu’une attitude théorique a été adoptée à l’origine. La question que nous pouvons désormais poser est : comment le monde peut-il nous livrer des étants de ce genre et pourquoi les rencontrons-nous d’emblée ? L’être de l’étant rencontré d’emblée dans le monde est l’utilisabilité, ce qui implique que le monde est toujours déjà dévoilé avec chaque outil. Sur quel fondement s’effectue la rencontre de ce-dernier dans le monde ? Si le renvoi est un caractère fondamental de l’étant utilisable, comment le monde le rend-il possible ? Le renvoi n’est pas en réalité une qualité qui se surajouterait à un outil. Un outil est bien plutôt ce qu’il est sur le fondement du renvoi. Il doit dans son être être joint à quelque chose : ainsi « le caractère d’être de l’utilisable est la conjointure (Bewandtnis) ». Tel est l’être de l’étant qui se rencontre d’abord dans le monde. Le fait ontique qu’un outil n’est en tout rigueur jamais seul se voit ontologiquement fondé. Ceci implique également la structure du « pour quoi », ce-dernier pouvant lui aussi avoir sa conjointure. Heidegger prend l’exemple suivant : le marteau est fait pour taper, cet acte a pour conjointure le fait de consolider, celui-ci de protéger des intempéries, celui-ci enfin de mettre à l’abri le Dasein, ce qui constitue une possibilité de son être. Ceci appelle deux remarques. La première est que chaque étant utilisable voit déterminer sa conjointure avec les autres à partir de « l’entièreté de conjointure » (Bewandtnisganzheit). Par exemple, l’atelier est antérieur à tel outil lui appartenant. La seconde est que cette entièreté renvoie à un « pour quoi » ultime, après lequel il n’y a plus de conjointure, à savoir le Dasein qui est « l’unique et propre à-dessein-de quelque chose »31. Lui-même ne renvoie à plus rien, d’une part simplement parce qu’il existe à dessein lui-même, c’est-à-dire qu’il est le « pour quoi »

30 Etre et temps § 17 (trad. Vezin modifiée p. 120 [82]) 31 Etre et temps § 18 (trad. Vezin p. 122 [84])

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initial à partir duquel seulement il peut y avoir les autres « pour quoi » ; d’autre part parce qu’il est l’étant pour qui il y a un monde, c’est-à-dire dont la mondanéité appartient à son être. Signalons l’importante conséquence éthique de cela : parler de « matériel humain », traiter autrui comme un moyen à dessein de quoique ce soit, c’est ne plus le considérer comme un Dasein, mais simplement comme un outil. Que peut découler de ceci quant à la mondanéité ? Nous comprenons ainsi ce difficile passage de l’ouvrage. Heidegger commence par préciser ce que signifie conjoindre, qui s’entend en deux sens. Au sens ontique, cela veut dire que la préoccupation laisse être l’étant utilisable tel qu’il est en apparaissant d’emblée. La note a) de la page 85 de la version allemande, certes tardive et qui mériterait un commentaire spécifique, éclaircit ce point : il s’agit pour la préoccupation de « le laisser au déploiement de sa vérité ». Ce conjointement est la condition de possibilité de conjoindre cet utilisable à d’autres dans la discernation. Au sens ontologique, il s’agit « de la délivrance de chaque utilisable en tant qu’utilisable, qu’il ait ontiquement à quoi se conjoindre » ou non, dans le cas de l’étant que le Dasein ne laisse pas être dans la préoccupation mais qui tient lieu par exemple d’une œuvre à accomplir. Le fait d’avoir déjà à chaque fois conjoint l’étant est quelque chose qui s’effectue a priori et qui relève de l’être du Dasein. Heidegger clarifie ceci : comme c’est un étant qui apparaît au Dasein, et cela seulement d’après une entente de l’être, il s’agit toujours d’un utilisable qui est dévoilé au sein du monde ambiant. Pour quelle raison ? Le philosophe poursuit : le dévoilement de toute conjointure n’est possible « que sur la base du prédévoilement d’une entièreté de conjointure », lequel fonde donc la manifestation de l’appartenance de l’étant au monde de l’utilisable. Par là est prédévoilé ce en vue de quoi est dévoilé le conjointement, à savoir le Dasein dont nous avons dit dès le début qu’il est l’étant qui a une entente de son être. Heidegger demande alors : « Or que veut dire que : ce en vue de quoi est d’emblée délivré l’étant au sein du monde doive avoir été préalablement découvert ? » La réponse est que le Dasein, se rapportant à l’étant, a une entente de l’être. En tant qu’être-au-monde, il entend cet être-au-monde, donc le monde. Il faut en conclure que « la dimension dans laquelle l’entendre se renvoie, pour autant qu’elle est ce en vue de quoi se ménage la rencontre de l’étant ayant la conjointure pour genre d’être, est le phénomène du monde. » Que montre ce passage absolument central ? Heidegger veut dire que le monde ambiant du Dasein est immédiatement dévoilé comme le lieu où se dévoile l’entente de l’étant, parce que le Dasein entend l’être, et du Dasein lui-même, parce son existential fondamental est l’être-au-monde. La preuve est ici fournie du fait que c’est l’étant utilisable qui est d’emblée rencontré dans le monde, et non l’étant là-devant : cette affirmation n’est plus ce qui pouvait sembler être un simple constat. Ce fait est fondamental car cela valide les analyses précédentes sur l’outil et demeure au fondement des analyses ultérieures. Si le Dasein est l’étant qui entend cooriginairement l’être, lui-même (donc l’être-au-monde et ce dans sa structure entière) et l’étant, l’étant qui est rencontré de prime abord dans le monde ne peut être qu’un étant qui renvoie à d’autres jusqu’au Dasein parce que le Dasein à chaque fois se rapporte à son être qui est l’être-au-monde. Le Dasein est l’étant pour lequel en son être, il en va de cet être ; il doit pouvoir s’entendre lui-même dans le monde, dans la mesure où son être est d’être-au-monde ; entrendre l’étant qu’il est implique une entente de l’être, d’où suit une entente de l’étant ; pour s’entrendre lui-même dans un monde, l’étant dans le monde doit avoir le caractère du renvoi, renvoi qui remonte jusqu’à l’étant qui ne revoie lui-même à rien, le Dasein ; l’étant mondain est ainsi d’emblée dévoilé comme étant utilisable. Au contraire l’être là-devant de l’étant, n’ayant pas le caractère du renvoi, n’est pas pour cette raison même d’abord dévoilé. Tout ceci explique que la familiarité soit la modalité du rapport du Dasein à l’étant du monde ambiant. Nous pourrions en effet affirmer qu’elle découle de l’entente de l’être qu’a à chaque fois le Dasein, tout comme (ce qui n’est pas foncièrement différent) elle découle du fait que le Dasein, entendant son être-au-monde, se reconnaît d’une certaine manière dans l’étant de sa préoccupation : cela explique qu’il se présente d’emblée à autrui d’après la place qu’il tient dans le monde public de la préoccupation, à savoir son métier. De ce fait, il « anime d’une signification » les rapports de renvois ; et « l’entièreté de rapport en laquelle baigne cette animation en signification, nous la nommons la significativité (Bedeutsamkeit). Elle est ce à quoi se résume la structure du monde dans laquelle est chaque fois déjà le Dasein en tant que tel. » D’emblée, les réseaux de renvois

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forment un tout cohérent parce que le Dasein remplit le monde de signification, son être-au-monde l’impliquant. Tel est ce qui réside au fondement des « significations », de la parole et de la langue. Si les analyses précédentes demeurent centrales, Heidegger nous met toutefois en garde : « nous n’avons encore dégagé que l’horizon à l’intérieur duquel quelque chose tel que le monde et la mondanéité sont à rechercher »32. Par ailleurs, une objection pourrait être que l’ « être substantiel » de l’étant dans le monde serait comme « volatilisé en un système de relations ». En réalité, comme nous avons tenté de le montrer, celui-ci est justement fondé sur la significativité ; et l’être là-devant de l’étant ne se découvre pas de prime abord, mais seulement lorsque cesse la discernation.

C) Le contraste entre l’analyse précédente et celle de Descartes Notons d’emblée que Heidegger précise que les développements qui vont suivre ne seront pleinement justifiés qu’une fois accomplie dans la IIème partie, 2ème section de Sein und Zeit (qui ne sera jamais publiée) la « destruction phénoménologique du cogito sum »33. Ils montrent pourtant une mauvaise manière de poser le problème du monde, qui est chez Descartes exemplaire : il part en effet d’un étant dans le monde, puis, sans doute pour cette raison, manque le phénomène du monde. De manière générale, Descartes détermine le monde comme res extensa. Son point de départ est l’opposition entre l’ego comme res cogitans et la res corporea, qui sont deux substantia. La substantia est entendue comme ce qui constitue l’être d’un étant ne tenant qu’à lui-même. Mais une ambiguïté subsiste : cela peut signifier ou bien l’être de l’étant qui a le genre d’être de la substance, la substantialité, ou bien l’étant lui-même qui est une substance. Heidegger remarque que cette ambiguïté résidait déjà dans le terme de l’ontologie grecque ούσία, dont substantia en est la traduction faîte par la philosophie latine. Quelle est la substantialité de la res corporea ? La substance pour Descartes n’est accessible que par le biais de ses attributs, dont un attribut essentiel présupposé par les autres fait signe vers la substantialité correspondante : ici, il s’agit de l’étendue, c’est-à-dire de la longueur, la largeur et la profondeur. Notons que les analyses de Heidegger sur la spatialité qui suivront cette exposition du problème du monde chez Descartes seront fort différentes. La chose corporelle peut conserver son étendue tout en changeant de figure, de mouvement et de division, qui sont les modes de l’extension. Par exemple, le mouvement ne peut être expérimenté que comme étant un changement de lieu, donc comme une modification de l’étendue. En revanche, la couleur n’est pas indispensable à la matière (mentionnons dans un cadre très différent les analyses de Husserl qui d’une certaine manière illustrent cela : une couleur ne peut être représentée sans un objet coloré dans l’espace). Seule l’étendue est donc ce qui assure une « constance permanente » à la substance corporelle. Descartes entend, comme nous l’avons vu, par substance un étant tel qu’il n’a besoin d’aucun autre pour être. Or, cette définition ne semble convenir qu’à Dieu, ens perfectissimum : tous les autres étants là-devant (et Descartes n’envisage l’étant qu’ainsi) paraissent avoir besoin d’être produits (créés) et conservés. Pourtant, les étants différents de Dieu sont des substances d’une certaine façon, pour autant qu’il s’agit aussi d’étants. Il y en a deux types : la res cogitans et la res extensa. Mais l’on ne peut les entendre comme substances de la même manière que Dieu, car ils en diffèrent infiniment. Le sens d’être n’est pas univoque ici, sinon il faudrait parler de Dieu, l’étant incréé, comme s’il était créé, ce qui est absurde. Descartes laisse pourtant ce point inexpliqué, tenant le sens de l’être pour allant de soi, et en affirmant que la substantialité ne 32 Etre et temps § 18 (trad. Vezin modifiée p. 125 [86-87]) 33 Etre et temps, trad. Vezin (modifiée) p. 128 [89]. Le § 5 du cours donné en été 1927 publié sous le titre Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie explique en effet que la méthode phénoménologique s’articule en trois moments inter-dépendants : la réduction (tourner notre regard dirigé d’abord vers l’étant vers l’être), la construction (pour le dire d’un mot, cela correspond à l’analytique du Dasein qui rendra possible un accès à l’être) et la destruction (critiquer les concepts métaphysiques hérités pour atteindre une expérience originaire de l’être et s’approprier ainsi positivement la tradition). Voir les pages 39-42 de la traduction de J.-F. Courtine (p. 28-32 dans le tome 24 de la Gesamtausgabe).

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nous affecte pas, car seuls les attributs sont saisissables par nous. Nous ne pouvons donc pas savoir quel est le sens commun dans lequel nous pouvons parler de substance aussi bien pour Dieu que pour les autres étants créés. Or ce problème, qui remonte en fait au problème de l’analogie chez Aristote, avait passionné l’ontologie médiévale, par rapport à laquelle Descartes reste sur ce point « loin en deçà »34. Le fait que le problème soit résolu de la sorte à peine abordé – il « esquive » même selon Heidegger la question – en constitue la preuve. De la sorte, il ouvre la voie à Kant qui affirmera que « être n’est pas un prédicat réel ». Ceci tient au fait que l’être n’est pas un étant : telle est la raison pour laquelle Descartes veut, à tord, recourir à l’étant, l’attribut qui convient le mieux à la conception de celui-ci comme là-devant. « Que la substance soit déterminée grâce à un étant substantiel, voilà la raison pour laquelle le terme parle à double sens » ; « derrière cette infime différence de signification s’abrite pourtant l’incapacité de maîtriser le problème principal, celui de l’être »35. Ainsi, la substance finie comme res extensa a pour attribut essentiel l’extensio, mais sa substantialité reste indéterminée. Tels sont les soubassements ontologiques de la détermination cartésienne du monde comme res extensa : il importe remarquer le flou initial de la notion de substance. Une telle détermination trahit le fait que le phénomène est « franchi d’un saut », tout comme l’être de l’étant utilisable du monde ambiant. Nous pouvons nous demander comment se fait-il que Descartes ait pu passer à côté de l’être de l’étant du monde ambiant, alors que Heidegger prouvait au paragraphe précédent (§ 18) que c’est lui qui est de prime abord rencontré : la Ière partie, 3ème section de Sein und Zeit devait montrer pourquoi tel est le cas dès Parménide. Pourtant, si le Dasein est l’être-au-monde, d’où vient que Descartes détermine ainsi le monde ? D’une part, il n’a pas recherché le phénomène en question ; d’autre part, sa propre recherche ne l’a pas mené à interroger ce que serait l’appartenance à un monde. Même si Dieu, le je et le monde sont radicalement distingués, le statut ontologique du dernier est déterminé d’avance à partir de celui des deux autres. Si tel est le cas, alors l’être de l’étant intramondain et l’être-au-monde en général se voient ignorés par Descartes. Heidegger rappelle qu’au § 14, il était demandé quel genre d’accès au phénomène de la mondanéité est requis, et la réponse était le rapport du Dasein au monde ambiant. Qu’en est-il avec Descartes ? L’accès au monde doit s’ouvrir selon lui au moyen de la connaissance physico-mathématique : nous pouvons avec elle gagner une emprise sûre sur l’étant qui acquiert une « constance permanente », qui « est » ainsi véritablement. Le monde se voit alors, selon l’expression de Heidegger, « dicter son être »36 à partir d’une idée précise de l’être relevant d’une certaine conception de la connaissance. Ce qui veut dire que Descartes prescrit l’être de l’étant mondain, et ne se le laisse pas donner comme le fait Heidegger en partant de l’être de l’étant tel qu’il se rencontre dans le monde ambiant. C’est la raison pour laquelle il reste aveugle à l’utilisabilité, et s’en tient à l’être là-devant. Son souci semble plutôt être de fonder ontologiquement les résultats de la connaissance moderne physico-mathématique alors naissante avec Galilée. Cela a pour conséquence que la question de l’accès convenable à l’étant ne se pose pas pour lui, du fait qu’il hérite de la conception traditionnelle accordant le primat à l’intellectio. Il pense clairement que l’étant ne se montre pas de prime abord dans son être, comme le montre sa critique de la sensation : le fait que le morceau de cire ait une couleur, une odeur, etc. est ontologiquement sans importance ; seul vaut l’être que prescrit la connaissance à cet étant, à savoir son étendue. Heidegger illustre le fait que Descartes n’est pas capable de déterminer l’être de l’étant tel qu’il se donne de prime abord par l’analyse que celui-ci fait de la dureté. Cette-dernière est conçue comme résistance, mais non pas au sens d’une épreuve faîte de celle-ci par le Dasein : il s’agit du fait de ne pas changer de lieu, relativement à autre chose qui en change. Mais ce qu’affirme ici Descartes repose sur une perception de l’étant telle qu’une entente particulière et non originelle de lui la guide : l’étant est conçu comme là-devant, et relativement à notre exemple comme une simple chose étendue. L’expérience qui est faîte d’un tel étant ainsi décrite repose également sur une entente de l’être du Dasein comme là-devant (l’expérience de la dureté, affirme

34 Etre et temps § 20 (trad. Vezin p. 132 [93]) 35 Etre et temps § 20 (trad. Vezin p. 133 [94]) 36 Etre et temps § 21 (trad. Vezin p. 135 [96])

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implicitement Heidegger, est dans le monde ambiant fort différente, et de même pour l’animal). L’être du Dasein est, lui aussi, pensé par Descartes comme étant une substance : la res cogitans. Heidegger soulève toutefois certaines objections possibles contre sa propre critique. D’abord, Descartes se préoccupait-il seulement de dégager le phénomène du monde, qu’il ne pouvait d’ailleurs même pas saisir ? Il en vient pourtant à poser le problème du « je » et du « monde » dans les Méditations métaphysiques ; toutefois, comme nous l’avons vu, sans avoir suffisamment critiqué la tradition ontologique. Son aveuglement au monde de l’ouvrage et l’insuffisance de sa critique de l’ontologie dont il hérite, qui est au fondement de cet aveuglement, sont au final les deux erreurs fondamentales de Descartes qui l’empêchent de dégager correctement le phénomène du monde. Mais il serait possible d’objecter que même si tel est le cas, il aurait au moins « jeté les bases de la caractérisation ontologique de cet étant au sein du monde sur lequel tout autre étant se fonde en son être, la nature matérielle »37. La « couche fondamentale » de l’étant serait atteinte, et à celle-ci se superposeraient d’autres qualités, qui n’en seraient que des modifications, dont l’utilisabilité. Mais avec la choséité matérielle posée au départ comme être de l’étant dans le monde, atteignons-nous vraiment l’être de l’étant rencontré de prime abord ? Est-ce que l’utilisabilité n’est qu’un prédicat de valeur là-devant d’un étant là-devant ? Heidegger souligne que « la reconstruction » de la chose d’abord « épluchée » depuis la matière jusqu’aux différents prédicats de valeur n’est possible que sur le fondement d’une vue d’ensemble du phénomène dans son ensemble (qui est « reproduite dans la reconstruction ») ; cette vue est celle qu’a d’emblée le Dasein quotidien qui ne s’étend pas seulement à tel étant, comme s’il était là-devant, car son être appelle immédiatement une vue de l’entièreté de conjointure, comme le prouvait le § 18. Si c’est l’être du Dasein, comme être-au-monde, qui exige que l’étant utilisable soit d’emblée rencontré, alors il s’ensuit que les résultats auxquels aboutit Descartes forment un tout dans lequel l’entente de l’être du Dasein comme là-devant (sur lequel aurait dû revenir la partie mentionnée de Sein und Zeit non publiée) va de pair avec une entente du monde atteint non dans la discernation mais sur le mode de la connaissance de l’étant dans le monde conçu comme là-devant. Au reste, l’acte de connaître que privilégie Descartes constituait déjà une preuve au § 13 de l’être-au-monde au sens où l’entend Heidegger. Bien que les thèses de Descartes trouvent un fondement dans l’être du Dasein, comme le rappelle Heidegger renvoyant à ce § 13 ainsi qu’à la section 3 de la première partie de Sein und Zeit non publiée, il se trouve qu’il est possible d’opposer point par point l’analyse des deux philosophes. C’est pourquoi le cas de Descartes était exemplaire pour faire ressortir l’originalité du développement heideggerien du problème du monde.

D) La spatialité du monde Nous avons dès le départ évoqué le fait que concevoir le Dasein comme être-au-monde au sens d’un étant là-devant spatial dans le monde (lui aussi là-devant) est une manière de passer à côté du problème du monde. Les analyses du concept de monde chez Descartes comme res exetensa ont montré que cela revient à concevoir l’étant en général comme là-devant en dépit de la manière dont il est effectivement d’abord rencontré. Nous devons maintenant analyser quelle est la spatialité originaire qui se fait jour avec le Dasein, puisque manifestement celui-ci a un rapport à quelque chose comme l’espace. Il va donc sans dire que le problème de la spatialité est tout à fait central. Nous ne pouvons pas prétendre que le monde soit « dans » l’espace ; au contraire l’espace est « au » monde. Cela signifie que le phénomène du monde est plus originaire que celui de l’espace, même si c’est le second que nous percevons en premier (car plus un phénomène est proche et originaire, moins il est aisément perçu comme tel). Quelle conception de l’espace découle de l’être du Dasein ? Quelle est la spatialité de l’étant qui est dans le monde et celle de l’être-au-monde ? Quelle est la véritable spécificité de l’espace en général ? A l’occasion de ces développements sera

37 Etre et temps § 21 (trad. Vezin p. 137-138 [98])

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montré pourquoi l’espace mondial n’a rien de l’espace géométrique tel que nous serions tentés au premier abord de le caractériser ; au contraire ce genre d’espace trouve son fondement dans la spatialité du Dasein. Les analyses consacrées à la spatialité dans la première section de Sein und Zeit L’être de l’étant rencontré de prime abord dans le monde ambiant est l’utilisabilité (Zuhandenheit). La question demeure de savoir comment est-il « dans » celui-ci. Le fait que l’étant utilisable soit « sous la main » (zuhanden) suggère une proximité de l’utilisable. Mais n’est-ce que la proximité au sens d’une distance qui, une fois mesurée, s’avèrerait courte, dont il s’agit ? L’acte même d’apprécier si une distance est courte ou longue fait signe vers une spatialité plus originaire à partir de laquelle est décidé du proche et du lointain. Si la distance n’était qu’affaire de mesure, il faudrait au moins nous demander ce qui donne la mesure. Mais dans notre cas, nous devons examiner comment proche et lointain se manifestent au Dasein avant toute mesure mathématique, ce qui ne veut pas dire qu’ils s’imposent arbitrairement comme tels. Dans l’usage qu’en fait la discernation, l’outil est toujours situé quelque part dans celle-ci : il est « rangé ici », « posé là », etc. ; il est « à sa place », ou au contraire il « traîne » ; ce qui n’est pas du tout affaire de distance, ni de simple lieu dont la position ne correspondrait qu’à des coordonnées dans un repère orthogonal ou sur une carte. « La discernation de la préoccupation fixe ce qui est proche de cette manière tout en tenant compte de la direction dans laquelle l’outil est à tout moment accessible. »38 Il y a toujours des places pour tels ou tels outils dans un tout où elles sont arrangées, dans le monde ambiant ; de cela, l’espace de la géométrie ne peut rendre compte, car le problème n’est pas de savoir à quel lieu se trouve l’outil à côté d’autres là-devant, et une réponse sous formes de coordonnées (x ; y ; z) n’aurait aucun sens. La place de l’outil est de prime abord appréhendée par rapport aux autres qui l’entourent dans un ensemble de renvois dans lequel se meut la discernation. C’est pourquoi même celui qui bricole peu sait combien peut être désagréable de rechercher partout un outil lorsque qu’il n’est pas là où il devrait être. Chacun doit avoir son propre coin, qui n’a rien d’arbitraire. Ce n’est pas par hasard si sur le bureau, la lampe se trouve à tel endroit, le stylo ici et le papier là, si le bureau lui-même est placé près de la fenêtre, et si celle-ci est justement là où elle est, à savoir du côté où le soleil éclaire. Etre « au coin du » n’est pas seulement à comprendre au sens de « dans la direction de », mais aussi « dans les parages » ; il n’est pas ici question d’un lieu comme un autre (comme dans l’espace de la géométrie) où se trouverait tel étant là-devant. C’est à partir du coin que trouvent les étants la place qui leur revient. Tous les lieux sont dévoilés à partir de la préoccupation quotidienne, et non pas « répertoriés dans une mensuration s’appuyant sur la contemplation de l’espace »39 ; de même, un coin n’est pas un lieu où se trouverait une somme d’étants là-devant. L’unité de tous les coins est quant à elle possible dans l’entièreté de conjointure saisie à chaque fois par le Dasein : les coins à leur tour s’intègrent dans un tout plus originaire. C’est à partir d’un lieu que le Dasein, le « là » (da) qui détermine tous les autres lieux, s’oriente par rapport à l’utilisable. Mais la possibilité de s’orienter ne peut pas se fonder originellement sur un espace géométrisé, car sinon l’étant rencontré dans le monde ambiant serait à sa place sous le mode de l’être là-devant. La position du soleil, qui est un repère fondamental, n’a pas d’abord un sens géographique d’où nous tirerions les points cardinaux, mais elle prédispose des formations particulières de coins : ainsi nous plantons la vigne en fonction de l’ensoleillement, l’exposition d’une maison détermine l’agencement des pièces, etc. De même, les églises et les tombes sont axées sur le levant et le couchant : « la préoccupation du Dasein pour lequel il y va en son être de cet être même, dévoile par avance des coins par rapport auxquels il a chaque fois un rattachement décisif »40. Il faut ceci dit noter le caractère d’insurprenante familiarité de l’utilisabilité de chaque coin ; il ne devient visible qu’en cas de modes déficients de la préoccupation, à savoir quand quelque chose manque, ou bien n’est pas à sa place, ou encore nous opportune. Sur ce point, nous revoyons au §18 38 Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 142 [102]) 39 Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 143 [103]) 40 Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 143-144 [104])

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qui rend compte de la familiarité en général du monde ambiant. Ce n’est pas l’espace en tant que tel qui est d’abord donné au Dasein ; il ne se dévoile ainsi qu’en cas de perturbations du commerce préoccupé avec l’étant. Et encore n’est-il pas dévoilé pour autant sous une forme mathématisée. Heidegger peut en conclure : « c’est au monde qu’il revient chaque fois de dévoiler en sa spatialité spécifique l’espace qui lui appartient »41, si le monde est constitué par la significativité de l’ensemble des renvois dans lequel s’exerce la discernation. Il s’ensuit que le Dasein est en son être-au-monde spatial. Il revient au § 23 de préciser cela. Heidegger affirme immédiatement que sa spatialité ne peut se concevoir comme celle d’un étant là-devant, ce qui ne doit pas nous étonner puisque l’étant rencontré dans le monde n’a pas cette spatialité, et parce que nous savons aussi que le Dasein n’a pas ce mode d’être. L’être-au-monde n’équivaut pas à l’ouverture à un « espace mondial », mais il est, pourrions-nous dire, d’une certaine manière cet espace. La spatialité de l’être-au doit être examinée en ayant en vue celle de l’étant utilisable analysée ci-dessus. Elle possède deux structures, qui sont deux existentiaux : le déloignement (Ent-fernung) et l’aiguillage. Le premier désigne la tendance du Dasein à rapprocher l’étant d’abord et le plus souvent, dans le cadre de la discernation, par exemple en devant se procurer telle ou telle chose. Ainsi « le Dasein a par essence une tendance à la proximité »42, dont témoignent des acquis modernes comme la radio ou la télévision43 qui selon Heidegger désintègrent le monde ambiant. Que peut signifier une telle remarque ? La significativité constitue une structure essentielle du monde ambiant ; or l’étant découvert via la radio et surtout la télévision est peut-être bien souvent coupé de cette dimension. Ce qui appartient à un monde se voit démondanéiser pour devenir là-devant « offert en spectacle », ou encore objet d’une préoccupation ne pouvant saisir une quelconque profondeur du phénomène perçu. La proximité n’est quoiqu’il en soit pas d’abord évaluée selon une distance mesurée et même mesurable44, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’est pas évaluée de manière précise : tel lieu est « à deux pas » ou au contraire cela fait « une trotte » pour s’y rendre. Ainsi « un trajet objectivement long peut être plus court qu’un trajet objectivement très court ». « Objectivement », c’est-à-dire relativement à une mesure commune qui s’effectue entre deux étants là-devant, ce qui constitue comme nous allons le voir une manière d’évaluer la proximité fort éloignée de celle qu’emploie le Dasein. L’évaluation qui ne se règle pas sur elle n’est pas pour autant « subjective », quoique qu’elle ait une certaine relativité (celle de la discernation de chaque Dasein, de son monde ambiant) : nous nous comprenons lorsque nous disons que cela fait « un bout de chemin » pour se rendre à la gare. De même, ce n’est que si elles sont sales ou cassées que les lunettes nous sont plus proches que ce que nous regardons à travers elles. Ainsi les deux évaluations ne se recoupent pas nécessairement. Notons que la seconde a un rapport étroit avec la temporalité, puisque nous disons souvent que tel lieu est à tant de minutes d’un autre ; et ainsi telle ville peut être d’une certaine manière plus proche de la banlieue de Paris que l’île de la Cité, tandis que le nombre de kilomètres à parcourir peut s’avérer fort différent. Au demeurant, selon Heidegger, loin d’être « subjective », elle « dévoile peut-être ce qu’a de plus réel la « réalité » du monde »45. C’est en effet à partir de la discernation, à savoir le rapport à l’étant immédiat du Dasein dans lequel l’étant rencontré est utilisable, que la distance est évaluée. Le Dasein se situe toujours par rapport au monde de sa préoccupation, et jamais dans un « ici » pur et simple. Par ailleurs, les routes sur lesquelles le Dasein est en marche dans préoccupation sont pour lui tout aussi peu surprenantes que les étants qui l’affairent lorsqu’il n’est pas en chemin. Elles sont mêmes, elles qui sont pourtant touchées par le pied à chaque pas, plus éloignées que l’ami aperçu au

41 Etre et temps § 22 (trad. Vezin p. 144 [104]) 42 Etre et temps § 23 (trad. Vezin p. 145 [105]) 43 Il serait intéressant de comparer ceci avec le début de la conférence « La chose » publiée dans les Essais et conférences. 44 En effet « le [déloignement] est un existential, la distance une catégorie [de l’être là-devant] ». (D. Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 85) 45 Etre et temps § 23 (trad. Vezin p. 147 [106])

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loin ou le lieu dans lequel je dois me rendre que je commence à reconnaître. Enfin, il importe de noter que la spatialité de l’être-au-monde ne semble pas avoir de rapport avec celle du corps, ce sur quoi nous reviendrons. « L’approchement n’est pas orienté sur le je-chose lié à un corps mais au contraire sur l’être-au-monde en sa préoccupation [...].»46 Quant au second existential, l’aiguillage, il désigne ceci : il s’agit des signes auxquels se rapporte le Dasein et dont il a besoin pour s’orienter dans le monde de la préoccupation ; ils tiennent « ouverts des coins dont la discernation fait usage ». La remarque que Heidegger fait à l’occasion sur l’incarnation du Dasein47sera commentée par la suite. Le terme d’ « aiguillage » montre facilement de quoi il est question : c’est d’habitude ce qui permet aux trains de prendre deux directions différentes au sein du réseau ferré, tout comme le signe peut permettre au Dasein de choisir entre deux lieux où se dévoileront des coins différents. La distinction entre la droite et la gauche se fonde d’après Heidegger sur cela. Contrairement à ce que disait Kant dans Que signifie s’orienter dans la pensée ?, le seul sentiment subjectif de celles-ci ne suffit pas à s’orienter dans un monde : un monde est déjà nécessaire avec sa spatialité relevant de la préoccupation qui le dévoile. Pour rencontrer l’étant au sein du monde, le Dasein le dote donc d’un espace, d’un coin qui lui sera assigné où il sera à sa place dans le tout du monde de la préoccupation. Dans l’être-au-monde, l’espace est dévoilé de cette manière et c’est seulement ensuite qu’il peut être thématisé comme tel par la connaissance lorsque sont « neutralisés » les coins du monde ambiant. Lorsque Kant fait appel à la mémoire qui me permettrait de m’orienter dans une pièce noire familière, mais dans laquelle tout ce qui était placé à gauche a été durant mon absence mis à droite et inversement (car la seule différence entre la droite et de la gauche qu’effectuerait seulement le sujet au départ de l’analyse s’avère insuffisante), il a en réalité affaire à l’être-au-monde du Dasein, qui est l’a priori de toute orientation, et non pas au sentiment de la droite et de la gauche. Gauche et droite ne sont pas alors quelque chose de subjectif, mais ils correspondent à des aiguillages fondamentaux au sein du monde ambiant de l’utilisable. Il vient d’être traité de la spatialité de l’être-au-monde ; mais quelle est celle du Dasein lui-même dont elle découle ? Communément, nous penserions que l’ouverture du Dasein à l’étant, dont nous appellerions monde la somme, aurait lieu dans l’espace où se trouverait précisément l’étant, comme une sorte de fonds qui pourrait très bien être sans le Dasein. L’espace pourrait exister comme tel sans le Dasein, et celui-ci ne ferait que « tomber dedans ». Ceci serait oublier le genre d’être spécifique du Dasein, l’être-au-monde, et non pas « dans » le monde. Parce qu’il est au, il n’est pas dans. Contrairement aux choses, il se rapporte aux étants, et ce selon les modalités de sa spatialité : c’est lui qui ouvre l’espace. Cela implique que les étants sans le Dasein n’ont pas de lieu, que la question de l’espace dans lequel ils sont sans lui ne se pose pas (de la même façon que la question de savoir ce que faisait Dieu avant la Création ne se pose pas, puisqu’un « avant » suppose le temps alors que celui-ci a été créé justement avec la Création). Heidegger nomme « installation » le fait que le Dasein dote d’espace l’étant utilisable de la manière vue ci-avant. Si le Dasein peut prendre l’initiative de changer de place l’étant, c’est parce que c’est lui qui dévoile d’emblée une entièreté de places qu’il peut modifier. Il est originellement spatial : l’ouverture d’un monde, pour autant qu’il est au monde, est spatiale. Heidegger peut donc affirmer que « l’espace n’est pas plus dans le sujet que le monde n’est dans l’espace »48. Il s’agit d’un a priori, non pas toutefois au sens où il appartiendrait à un sujet qui d’abord n’aurait pas de monde et qui « propulserait » hors de lui un espace. Cela ne signifie pas pour autant que l’espace ne puisse pas être pris pour thème par le Dasein, au contraire ; mais cette thématisation ne dévoile pas l’espace comme ce qu’il est originellement. En effet, les coins du monde ambiant se voient « neutralisés » pour que la vue ne saisisse que le « pur » espace. Il s’ensuit que les étants dans le monde perdent leur caractère de conjointure et ne s’offrent plus, comme chez Descartes, que comme des choses étendues. En somme, c’est le monde de l’utilisable qui se volatilise pour laisser place à l’espace 46 Etre et temps § 23 (trad. Vezin p. 148 [107]) 47 Etre et temps § 23 (trad. Vezin p. 149 [108]) 48 Etre et temps § 24 (trad. Vezin p. 152 [111])

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pur. La prétention à avoir atteint la mondanéité du monde une fois saisi ce qu’il en est de l’espace doit toutefois être rejetée ; au contraire « la spatialité n’est, tout compte fait, dévoilable que sur fond du monde, à telle enseigne que l’espace entre bel et bien dans ce qui constitue le monde en ce qu’il répond à la spatialité essentielle du Dasein lui-même vue sous l’angle de sa constitution fondamentale d’être-au-monde »49. Lorsque sera faite l’expérience de l’être-au-monde en tant que tel, nous verrons clairement en quoi aussi bien la modalité de son accès que le phénomène atteint sont très dissemblables de ceux que préconisait cette prétention, et en quoi cette-dernière est, comme cela en découle, illégitime. Le rapport entre la spatialité et la temporalité dans le § 70 Nous devons, afin que l’analyse de la spatialité dans Sein und Zeit soit complète, aborder maintenant le §70 du traité. Très brièvement, nous pouvons résumer ce que les analyses antérieures ont établi d’essentiel par ceci : l’être du Dasein s’est vu déterminé comme temporalité (Zeitlichkeit). De ce fait, les structures de son être doivent être ressaisies à la lumière de celle-ci. Il importe dans notre cadre de préciser la teneur de ce paragraphe, car la nouvelle interprétation de l’espace apporte des éléments très significatifs pour notre propos. De plus, si le monde est communément conçu d’après la spatialité de l’étant là-devant, il importe qu’une fois dégagé le sens ontologique du Dasein, soit de l’être-au-monde, la question de la spatialité soit clarifiée. Le § 70 s’ouvre sur le rejet d’une confusion possible. Il va être question de l’espace et du temps ; mais nous ne devons pas comprendre qu’il y a « l’espace et le temps » comme nous le faisons habituellement à propos de la physique. Les deux sont bel et bien des « déterminations fondamentales du Dasein » dont la première, l’espace, est qualifiée de « symétrique de la temporalité ». Que faut-il entendre par là ? S’il était affirmé au cours des paragraphes précédents que la temporalité constitue l’être du Dasein, il semble qu’il faille dire qu’à sa manière, la spatialité aussi : « c’est pourquoi l’analyse temporelle existentiale semble atteindre avec la spatialité du Dasein une limite où cet étant que nous appelons Dasein doit être en parallèle « temporel » mais spatial « tout aussi bien » »50. Nous pourrions croire que la temporalité reviendrait à l’âme, et que la spatialité, qui paraît n’avoir rien à voir avec le temps, renverrait à notre corps comme se surajoutant aux analyses précédentes de Sein und Zeit où le Dasein semble désincarné. La portée de la thèse de Heidegger selon laquelle d’être du Dasein est le temps se trouverait alors fortement nuancée. La temporalité ne serait qu’une dimension de son être, l’autre étant la spatialité ; et il serait nécessaire de penser l’unité originaire des deux. Ce n’est pourtant pas ce que propose Heidegger. Le philosophe affirme d’emblée de que le Dasein n’est pas là-devant « dans l’espace et aussi dans le temps ». Tout comme ci-avant nous montrions pourquoi le Dasein n’est ni « dans » le monde ni « dans » l’espace, il n’est pas non plus « dans » le temps : son mode d’être est tel que l’ « être-dans » ne lui convient pas. Mais nous pourrions dire que le Dasein est « au » temps – soit : que son être se détermine comme temporalité – tout comme il est aussi « à » l’espace. Or Heidegger annonce que « la spatialité spécifique du Dasein doit également se fonder dans la temporalité »51. Que veut-il dire ici ? Il ne va pas s’agir de « déduire » en quelque sens que ce soit l’espace du temps, ou de « réduire » le premier au second (l’espace ne serait qu’une modification du temps), ou encore d’affirmer le primat du temps comme le faisait Kant52. Ce sont les conditions de possibilité temporelles de la spatialité du Dasein qui fonde, elle, « le dévoilement de l’espace dans le monde », qui sont recherchées.

49 Etre et temps § 24 (trad. Vezin p. 154 [113]) 50 Etre et temps § 70 (trad. Vezin p. 429-430 [367]) 51 Etre et temps § 70 (trad. Vezin modifiée p. 430 [367]) 52 Etre et temps § 70 (trad. Vezin p. 430 [367]) : « Dire que les représentations empiriques de l’étant là-devant « dans l’espace » se déroulent, à titre d’événement psychiques, « dans le temps » et qu’ainsi le physique se produit médiatement, lui aussi, « dans le temps », ce n’est pas faire une interprétation ontologique existentiale

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Les paragraphes dont l’analyse a été menée ci-avant montraient que le Dasein n’est pas comme un étant là-devant « dans » l’espace, il ne le remplit pas comme un quelconque corps là-devant. Au contraire il « occupe » – et Heidegger précise que c’est au sens littéral – l’espace : le monde se dévoile pour lui selon la spatialité telle qu’il l’habite, de la même manière que le § 12 expliquait à propos de l’être-au qu’étymologiquement il signifie « séjourner auprès ». Le Dasein n’est pas « dans » l’espace à la manière d’une chose. Il détermine sa place de prime à partir de son monde ambiant, à savoir d’après l’entièreté de conjointure de l’étant utilisable qui s’offre à lui immédiatement. Ceci diffère essentiellement d’un simple savoir concernant l’espace, puisque cette tenue par rapport à l’espace précède toute attitude théorique. S’il est toutefois possible de considérer le Dasein selon ses mensurations, ce n’est qu’en faisant d’abord abstraction de sa manière d’être spécifique. Heidegger ajoute que la spatialité du Dasein n’a non plus aucun rapport avec la « chute » d’un esprit « dans » un corps ; en acceptant même cette terminologie inadéquate, il faudrait malgré tout dire que c’est parce qu’il est « doué d’esprit » que le Dasein n’a pas la spatialité de la simple chose là-devant corporelle. Positivement, le fait d’ « occuper » l’espace signifie déloigner et aiguiller. Toute la question pour Heidegger est de savoir quelle est la condition de possibilité temporelle de cela. Il note toutefois que cette explication sera brève, revoyant à plus tard l’élucidation du fait qu’espace et temps paraissent former un « couple ». Le philosophe commence par montrer en quoi l’aiguillage se fonde sur la temporalité. L’argument est le suivant : le Dasein s’aiguille de prime abord sur un coin où il y a un complexe d’outils, dont l’usage quel qu’il soit suppose le dévoilement du coin. L’entièreté de conjointure en présence n’est possible à son tour que sur l’être-découvert d’un monde, sur l’ « horizon » d’un monde. Celui-ci fonde donc ultimement le fait que l’outil soit ou non à sa place. Or l’acte de dévoiler le coin par le Dasein qui s’aiguille nécessite « une attendance ekstatique (ekstatisch Gewärtigen) », une apprésentation de l’étant telle qu’il se tient à telle ou telle place. Il nous semble que le phénomène que Heidegger veut montrer dans ce difficile passage est semblable à un horizon d’attente, pour reprendre un terme husserlien. Dévoiler un coin est comme anticiper en même temps les étants en celui-ci, leurs rapports et ceux que le Dasein a la possibilité d’avoir à eux. Par exemple, entrant dans un garage, les possibilités offertes par les différents outils dont le « pour quoi » est pour la plupart d’entre eux d’emblée « compris » sont immédiatement perçues. Le déloignement, qui est cooriginaire avec l’aiguillage, peut alors rendre proche l’utilisable ou encore, dit Heidegger, l’étant là-devant. « C’est à partir du coin prédévoilé que la préoccupation dé-loignant en revient à ce qu’elle a sous la main »53. Cela signifie que l’appréciation des distances sur laquelle nous nous sommes attardés ci-avant, qui n’est possible qu’avec le dévoilement du coin, se fonde sur « une apprésentation qui appartient à l’unité de la temporalité dans laquelle l’aiguillage est également possible ». C’est donc en tant qu’il est temporel que le Dasein, en apprésentant l’étant dans les coins dévoilés, « peut factivement et constamment emmener avec lui un espace installé » : c’est qui est configurateur d’espace, et non le contraire. Parmi les trois ekstases temporelles du Dasein que sont le passé, le présent et l’avenir, le primat revient au présent, quoique les deux autres ne soient pas non plus absentes. Dire que tel Dasein est « ici » ne veut par dire qu’il se tient à tel lieu « dans » l’espace, mais qu’il a ouvert tel espace de jeu pour sa préoccupation. Heidegger précise que s’absorbant ainsi dans la préoccupation, ne faisant qu’un avec l’utilisable, nous rencontrons le moment structurel du souci qu’est le dévalement, sur lequel nous reviendrons. L’apprésentation va selon lui de pair avec l’oubli, mode déficient de l’extase de la temporalité du Dasein qu’est le passé : celui-ci oublie le côté d’où a lieu l’apprésentation (Heidegger parle sans doute ici du Dasein lui-même). C’est la raison pour laquelle lorsque la « contemplation » apprésente l’étant ainsi, il semble qu’elle n’ait affaire qu’à un étant là-devant isolé de tout, l’apprésentation demeurant « indéterminée dans un espace en général ». Cela constituerait un autre argument en faveur de la thèse selon laquelle la spatialité aurait son fondement dans la temporalité (qui plus est inauthentique) du Dasein. de l’espace comme forme de l’intuition, mais plutôt constater ontiquement que l’étant psychiquement là-devant se déroule « dans le temps » ». 53 Etre et temps § 70 (trad. Vezin p. 431 [369])

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Heidegger conclut que « c’est seulement sur la base de la temporalité horizontale ekstatique qu’est possible l’irruption du Dasein dans l’espace ». Il s’ensuit que l’espace n’est pas sans monde, mais que le monde n’est pas dans l’espace : l’ouverture d’un monde est la condition nécessaire pour qu’il y ait un espace. L’ouverture d’un monde n’ayant lieu qu’avec le Dasein qui se détermine comme être-au-monde et dont la temporalité constitue l’être, l’espace se trouve fondé sur cette temporalité originaire. La fin du paragraphe est très dense et pourrait faire penser que celui-ci est inachevé. Trois choses sont affirmées par Heidegger. D’abord, avec la temporalité comme fondement de la spatialité, nous pouvons comprendre l’indépendance de l’espace à l’égard du temps et à l’inverse la dépendance du Dasein par rapport à l’espace. Concernant le premier point, ce qui est avancé par Heidegger est à première vue déconcertant : si la spatialité est fondée sur la temporalité, comment se fait-il que ce soit précisément sur ce fondement qu’elle est explicitée le plus souvent54 comme quelque chose d’indépendant du temps ? Dans le dévalement, l’apprésentation mène le Dasein à s’oublier lui-même dans ce qu’il apprésente ; en oubliant son mode propre d’être, l’étant lui apparaît comme là-devant dans un espace présent là-devant. Si le mode déficient de la temporalité du Dasein apprésente l’étant, alors elle ne le conçoit qu’ainsi, oubliant ce qui lie l’espace au temps originaire. A l’inverse, concernant le second point, ceci prouve la dépendance du Dasein à l’égard de l’espace ; plus fondamentalement, l’être-au-monde comme temporalité se déploie comme spatialité. Ensuite, ce qui approfondit ce second point, la dépendance du Dasein à l’égard de l’espace est prouvée par la manière dont il s’explicite lui-même : « cette primauté du spatial dans l’articulation des significations a sa raison non dans une puissance spécifique de l’espace, mais au contraire dans le genre d’être du Dasein ». Nous affirmons plus souvent que nous sommes « là » que nous sommes « présents » ; que nous sommes « dans » (la rue, la bibliothèque, l’atelier) que « présents à ». Au point que la spatialité est présente dans le mot même de Dasein. Heidegger précisait ceci dit au § 26 contre Humboldt, qui avait remarqué que les pronoms personnels dans les langues sont liés aux adverbes de lieu (je-ici, tu-là, il-là-bas), que « les prétendus adverbes de lieu sont des déterminations du Dasein, ils ont en priorité une signification existentiale et non catégoriale »55. Enfin, ce qui est en rapport avec les deux premiers moments, la temporalité en déval « par définition » (puisque l’ensemble des structures du Dasein a été saisi au § 41 comme souci, dont le dévalement est l’un des trois moments structuraux) « se perd dans l’apprésentation » au point que l’étant comme utilisable finit par disparaître au profit de sa pure présence comme là-devant, explicité d’après des relations spatiales que nous pouvons qualifier pour le moins de « dérivées » par rapport à la spatialité originaire du Dasein. Tout ceci constitue finalement le fondement sur lequel s’était érigée la détermination cartésienne du monde comme res extensa. La critique de D. Frank envers une telle conception de l’espace Dans Heidegger et le problème de l’espace, Franck ouvre son essai en revenant sur l’inachèvement de Sein und Zeit à la lumière d’une remarque de Heidegger datant de 1962, faîte dans la conférence portant précisément le titre de la troisième section de la première partie de cette œuvre : Temps et être. Heidegger y affirme : « la tentative, dans Etre et temps, § 70, de ramener la spatialité du Dasein à la temporalité, n’est pas tenable »56. Le livre de Franck est tout entier porté par la nécessité de comprendre pour quelles raisons : comment se fait-il que la spatialité, qui est un existential dans Sein und Zeit, répugne à être reconduite à la temporalité comme les autres existentiaux ? Pour quels motifs phénoménologiques est-ce le cas ?

54 Ce que Heidegger ne précise pas, mais que nous comprenons. Nous aurons à revenir sur ce passage dans la suite de cette sous-partie. 55 Etre et temps § 26 (trad. Vezin p. 162 [119]) 56 Heidegger, Temps et être, trad. J. Beauffret et C. Roëls, in Questions III et IV, Paris, Gallimard, 1966 pour III et 1976 pour IV, p. 224

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Après une présentation générale dans les premières pages du cadre de Sein und Zeit, sur laquelle nous n’avons pas à revenir, le second chapitre part du fait suivant. Heidegger a choisi le terme de Dasein pour qualifier l’être de l’Homme tout en voulant éviter le terme « Homme ». Ce mot, qui signifie dans la tradition métaphysique « existence », soit subsistance, désigne désormais le statut ontologique du seul être humain par différence avec celui des choses précisément subsistantes, dont le mode d’être est la Vorhandenheit, que nous avons jusqu’ici traduit par « l’être là-devant ». Nous ne pouvons pas pour notre part porter de jugement arrêté sur cette traduction ; toutefois il sera utile de suivre dans cette analyse du livre de Frank celle qu’il propose lui-même, à savoir « l’être devant-la-main ». Nous pouvons en effet attendre après cela que le Dasein, qui est précisément l’étant qui a une main et pour qui donc il peut y avoir quelque chose comme la Vorhandenheit, soit incarné, incarnation qui devrait être un existential pour autant qu’elle rend possible tout rapport du Dasein à l’étant qu’il n’est pas (sachant que l’autre modalité de l’apparition de l’étant est de son côté la Zuhandenheit). Or selon Heidegger tout existential est un mode de la temporalité ; prouver que l’incarnation résiste à cela reviendrait donc à infirmer cette thèse. Tel est ce qu’entreprend Franck tout au long de son livre. Le Dasein est déterminé ontologiquement par trois traits : l’existence, la mienneté (Heidegger répète souvent qu’il est l’étant pour lequel en son être, il en va de cet être même) et surtout la neutralité, qui est censée trancher avec l’Homme pris pour thème dans l’anthropologie. La différence sexuelle, en particulier, se voit effacée et ne tombe certes pas dans l’indifférence ; mais l’être de l’homme doit être pensé en deçà, au niveau de ce qui peut rendre possible toute incarnation, car le philosophe ne doit pas resté rivé aux données facticielles. Il existe pourtant, souligne Franck, une seconde neutralité, celle du On (Man) où le Dasein sous la modalité impropre de son existence est à la fois « personne et tout le monde ». Nous pouvons alors nous demander comment différencier la neutralité originaire de celle du On. Quoiqu’il en soit, si la neutralité du Dasein rend possible un champ de recherches non anthropologique, il faut pourtant rendre compte existentialement de l’incarnation facticielle (donc sexuée) du Dasein. Or l’incarnation est comprise avec Heidegger comme dispersion57 ; mais ce concept-ci ne doit pas relever à son tour de l’ontologie de l’étant là-devant qui pose pour son propre compte le problème de l’un et du multiple. Il est question des différents modes de la préoccupation, et non pas de la multiplicité des étants qui se rencontrent au sein de celle-ci ; de la dispersion du Dasein vis-à-vis de lui-même pour autant qu’il s’entend de prime abord d’après l’étant qu’il n’est pas ; enfin pour Heidegger de la spatialité. Les deux premiers points prennent place dans le cadre du dévalement, qui est rendu possible par « l’être-jeté » du Dasein dans un monde, c’est-à-dire parmi d’autres étants pour exister. L’incarnation semble alors se fonder de même sur l’être-jeté ; et la simple différence sexuelle prouve la dispersion de la chair, différence qui doit donc être interprétée existentialement. Heidegger affirme pourtant que c’est l’être-avec qui fonde à la fois la coexistence factive et l’incarnation sexuée, et donc la possibilité de tout rapport charnel à autrui ou « union générique ». Mais si « l’être-générique » relève de l’être là-devant, cela paraît contredire le fait qu’il s’agit ici du Dasein. D’autre part, cette dispersion fonde la possibilité de celle du Dasein dans le On, mode d’être opposé à la résolution. Mais alors, nous imaginons mal comment serait possible une communauté de Dasein résolus si l’être-avec relève de la dispersion. Et si le Dasein est toujours soit résolu, soit dispersé dans le On, comment maintenir la neutralité de celui-ci ? Ce chapitre montre donc que la question de l’incarnation est problématique dans le cadre de la neutralité affirmée par Heidegger du Dasein, et ce d’autant qu’elle ne se laisse pas saisir selon la propriété et l’impropriété58 qui sont deux modes de la temporalité du Dasein ; la thèse de Franck se voit donc étayée par ce point.

57 Pour ce qui va suivre dans cet alinéa, Franck s’appuie pour l’essentiel sur le cours de 1928 intitulé Metaphysische Anfangsgründe der Logik, publié dans le tome 26 de la Gesamtausgabe. 58 L’espace paraît dans Sein und Zeit relever du monde de la préoccupation dans lequel d’abord et le plus souvent le Dasein est en déval. Mais un versant authentique de la spatialité n’est pas mis au jour ; et au reste, parler de spatialité propre ou impropre semble n’avoir guère de sens.

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Plusieurs arguments, d’importance peut-être inégale mais formant un tout, se succèdent progressivement au fil des chapitres. Nous n’en retiendrons que ceci. Concernant la Bewandtnis (conjointure, Franck choisit pour sa part de traduire par « finalité »), nous avons vu que chaque étant du monde ambiant renvoyant à d’autres se retrouve dans une entièreté de conjointure ; aucun n’a sa propre conjointure, ne renvoie qu’à lui-même. Sauf, souligne Franck, justement la main, qui « ne peut appartenir à un Dasein neutre et désincarné » (le second point étant essentiel). Toutefois, il serait possible d’objecter de manière aristotélicienne que la main n’est pour le Dasein qu’un ustensile d’ustensiles. Or chez Aristote lui-même la main est semblable à l’âme qui est d’une certaine manière tous les étants ; ce qui confirme qu’il ne s’agit pas là d’un étant comme les autres, mais qu’elle ouvre sur une dimension essentielle et irréductible de l’être humain : la chair59. L’analyse heideggerienne de la rencontre du monde ambiant n’a donc de sens qu’en tenant compte du fait que cette rencontre n’est possible que via la main, elle qui tout comme la chair en général ne se laisse pas rencontrer : son être ne lui permet pas d’apparaître comme un étant mondain. Franck doit alors lier la spatialité et la chair. Heidegger affirme l’être-au-monde comme étant le genre d’être du Dasein, qui n’a rien avoir avec l’être-dans comme le vin est dans la bouteille. La chair semble somme toute spatiale et comme « dans » le monde. Si l’être-au ne l’est pas et si la distinction entre un être-au de l’esprit et un être-dans du corps est refusée par le philosophe, pour Franck Sein und Zeit traite du corps comme d’un étant là-devant (ou devant-la-main : cette traduction a le mérite de souligner le paradoxe). Etre-au, comme nous l’avons vu, veut dire pour Heidegger habiter. Cela ne peut s’effectuer que spatialement, et pour autant que l’espace soit reconductible à l’être du Dasein, à savoir comme temporalité. Mais si cela s’avérait impossible ? Après tout, Heidegger disait lui-même dans le cours de Logique du semestre d’hiver 1925-1926 : « Je ne veux pas être aussi absolument dogmatique et affirmer que l’on ne saurait concevoir l’être qu’à partir du temps. Peut-être découvrira-t-on à l’avenir une autre possibilité »60. Heidegger n’a cependant pas en 1927 développé celle qui partirait de l’espace, le reconduisant de fait au temps. Pourtant, réfutant l’analyse cartésienne de la spatialité et son exemple de la dureté, Heidegger affirme qu’une expérience authentique de celle-ci ou du toucher en général n’est possible que pour un étant qui a le mode d’être de l’être-au. La conclusion qui s’impose est que le Dasein a pour cela besoin d’une chair, fait qui ne doit pas contredire son mode d’être comme être-au. Si de plus celle-ci ne se rencontre pas dans le monde, alors l’être du Dasein doit être déterminé certes selon sa dimension temporelle, mais aussi spatiale (la spatialité de la chair), les deux apparaissant cooriginairement dans le phénomène de l’être-au. Nous rencontrons par là le problème plus général de la vie, dont Sein und Zeit dit peu de choses et par ailleurs assez obscures (notamment qu’elle n’est ni là-devant, ni Dasein…)61. Il semble que n’ayant pas réussi à penser celle-ci à l’époque de Sein und Zeit, il se serait contenté de fondre la spatialité qui en procède dans la temporalité du Dasein. De plus, Heidegger au § 22 affirmait le caractère de proximité de l’étant zuhanden (utilisable, Franck traduit par à portée de la main) : cette proximité suggère donc une incarnation du Dasein, tandis que la chair n’apparaît pourtant pas dans le monde. Ainsi, la spatialité de l’étant utilisable se définit à partir d’une contrée (ou coin dans la traduction Vezin, le terme allemand étant Gegend), et les contrées prennent place à leur tour dans le monde ambiant dans son ensemble. Cette spatialité voit donc son unité conférée par la mondanéité du monde ambiant. Or, Frank affirme : « l’unification mondano-temporelle des places est soumise à une double priorité ontologique : celle du monde sur l’espace et, plus fondamentale, celle de la temporalité sur la

59 Ne retenons pas ici comme par la suite les appels que Franck fait à des textes ultérieurs de Heidegger, puisque d’une part nous étudions Sein und Zeit en particulier, d’autre part et de ce fait ce qu’a pu dire Heidegger par la suite peut provenir de l’évolution de sa propre pensée. Franck de son côté s’attache à montrer la récurrence du problème tout au long de sa philosophie, ce dont nous ne contestons évidemment pas la légitimité. 60 Le cours est publié au tome 21 de la Gesamtausgabe, p. 267. Nous suivons la traduction de Franck. 61 Nous aurons l’occasion de revenir plus loin sur le problème de la vie à propos du cours du semestre d’hiver 1929-1930.

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spatialité. L’irréductibilité de l’espace au temps rompt par contrecoup l’unité mondaine des places […] »62. C’est en réalité la main qui unifie le tout de l’espace dans le monde ambiant, thèse étayée par le fait que Heidegger lui-même parlait à la page 173 du cours cité ci-avant d’une « démultiplication pour laquelle la chair représente un facteur d’organisation ». Franck décide alors d’entreprendre une analyse du phénomène de l’angoisse à la lumière de ceci. L’ouverture du Dasein au monde a lieu notamment par le biais de la tonalité affective, et ce en dehors de toute distinction métaphysique qui poserait la compréhension comme ouverture de l’âme et le sentiment comme ouverture du corps. Or l’angoisse en est une insigne en ce qu’avec elle ouvre à la vue du Dasein son être-au-monde en tant que tel, révélant le monde comme monde. Toute conjointure ou finalité (Bewandtnis) s’efface, le Dasein se trouve ici placé devant son pur être-au-monde. La question est de savoir ce qu’il en découle relativement au fait que son être-au est spatial. Que ressort-il d’important de l’analyse menée par Franck ? L’angoisse révèle, comme nous le verrons par la suite, le pouvoir-être propre du Dasein qui lui demeure voilé d’abord et le plus souvent. Dans son être-au-monde impropre, le Dasein ne la ressent que très rarement. Heidegger ajoute qu’elle n’est souvent que « conditionnée physiologiquement »63. Ce que Heidegger dit ici est peu clair, mais un aspect important du phénomène apparaît : le fait que l’angoisse transit aussi (simultanément, cooriginairement) le corps. Lorsque nous affrontons dans l’angoisse notre être-possible dont la possibilité ultime est la mort, nous nous angoissons aussi pour notre chair mortelle. Franck peut en conclure : « N’est-ce pas admettre, toute considération ontique étant exclue, que, du fond de son être temporel, le Dasein est incarné et l’angoisse un mode de l’incarnation ? Est-ce possible, sauf contradiction, si la chair n’est pas et s’incarne sans être ni temps ?»64 Franck va même plus loin. Heidegger pose que l’angoisse révèle le monde en tant que monde. Or c’est parce qu’il a la structure de l’en tant que que l’étant se dévoile dans la discernation comme ce qu’il est : le marteau pour frapper, etc. D’une part, la préoccupation n’a pas pour cela besoin d’une herméneutique ; d’autre part, l’en tant que apophantique de la théorie du jugement en relation étroite avec une ontologie de l’étant là-devant est obtenu par une démondanisation. Si donc la compréhension de l’en tant que repose sur celle du monde (compréhension que le Dasein a toujours d’emblée), et s’il n’est possible de rencontrer l’étant mondain que via la chair, alors « la proposition : l’angoisse révèle le monde en tant que monde ne saurait avoir de sens temporel »65, mais plutôt spatial. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard que dans l’expression « être en tant qu’être », traduisant le latin ens qua ens et le grec ’ón hèi ’ón, qua et hèi sont à l’origine des adverbes de lieu. Heidegger a repoussé à la section 3 Temps et être l’interprétation de l’en tant que ; Sein und Zeit s’achève au seuil de cette section, et n’est-ce pas justement, suggère Franck, parce que Heidegger a compris l’impossibilité de penser l’espace à partir du temps ? Nous pouvons de là comprendre pourquoi la parole (Rede) est parcourue de significations spatiales. Le § 68 d) de Sein und Zeit, effectuant la réinterprétation temporelle de celle-ci, affirme qu’elle « ne se tempore pas prioritairement dans une extase particulière »66. Pour Franck, cela découle du fait qu’elle ne se temporalise pas du tout, ne relevant pas de la temporalité. Heidegger montre qu’elle n’admet qu’un seul mode de la temporalité, le présent, qui est impropre ; mais sans doute n’a-t-elle pas de sens temporel en général d’après Franck, d’autant que Heidegger ne dit rien d’une temporalité propre de celle-ci qui serait pourtant requise (il n’y a pas d’impropriété sans propriété). La modalité insigne de la parole qu’est le silence apparaît d’ailleurs dans l’angoisse, qui comme nous l’avons vu est selon Franck une épreuve que subit le Dasein de son incarnation.

62 D. Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 69 63 Etre et temps § 40 (trad. Vezin p. 239 [190]) 64 D. Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 76 65 D. Franck, Heidegger et le problème de l’espace, Paris, Editions de Minuit, 1986, p. 79 66 Etre et temps § 68 (trad. Vezin légèrement modifiée p. 410 [349])

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Nous pouvons conclure de cette analyse de la spatialité du Dasein, c’est-à-dire de son être-au-monde en tant que spatial, que le problème est assez complexe, au point qu’il est possible de s’apercevoir à la lumière du livre de Franck que Heidegger a sans doute échoué à penser le phénomène de la spatialité dans son originalité ; celle-ci a été gommée au profit du temps, à propos duquel cette fois Heidegger a proposé des développements très importants. La liaison de l’espace et du temps fait problème dès Aristote dans son écrit sur le temps jusqu’à Bergson qui refuse une pensée du temps liée à nos représentations spatiales. Franck veut montrer que le temps et l’espace sont deux déterminations ontologiques originaires du Dasein et irréductibles l’une à l’autre67. Nous sommes face à une difficulté essentielle, car le problème du monde chez Heidegger déploie un nombre important de développements critiquant la représentation courante du Dasein comme « être-dans », représentation effectuée sur fond de spatialité ; or les analyses de Sein und Zeit sur la spatialité et l’être-au souffrent peut-être de l’effort de reconduction de l’espace à la temporalité qu’effectue Heidegger. Nous comprenons à la lecture du traité que le Dasein n’est pas dans le monde comme l’eau dans un verre ; mais quant à savoir exactement comment l’est-il, en tant qu’il est incarné, nous nous trouvons dans l’embarras. Et ne se présente-t-il pas d’abord à nous comme son « là » (Da) charnel ? Heidegger aura sans doute voulu éviter cette dimension en la jugeant trop ontique. Elle doit pourtant se trouver existentialement fondée, ce dont nous pouvons dire que tel n’est pas véritablement le cas dans Sein und Zeit. 3) Le « qui » de l’être-au-monde et l’être-au en tant que tel Nous devons maintenant, après avoir abordé le problème de la mondanéité du monde ambiant, analyser les deux autres moments de la structure de l’être-au-monde, à savoir d’une part l’étant qui est au monde et d’autre part l’être-au en tant que tel. Nous avons choisi de traiter de ces deux points non pas séparément mais ensemble, parce que les thèmes de l’un et de l’autre sont tout à fait liés, comme le développement le montrera de lui-même.

A) Le « qui » de l’être-au-monde Lors des précédentes analyses sur le monde ambiant, nous avons constaté, pour reprendre une formule de notre philosophe, que « le Dasein est d’abord et le plus souvent accaparé par son monde ». Nous pouvons dès lors nous demander qui est précisément le Dasein de cet être-au-monde quotidien. Heidegger procède en deux moments pour répondre, respectivement aux paragraphes 25, 26 et 27 de Sein und Zeit. Tout d’abord, la question elle-même est analysée. Ensuite, il montre comment apparaît autrui dans le monde ambiant ; enfin, il met en lumière quelle est la manière d’être au monde quotidienne du Dasein relativement à lui-même, ce qui constitue la réponse proprement dite à la question « qui ». Demander qui est le Dasein, quotidien ou non, ne va pas à première vue de soi. C’est plutôt la réponse à la question qui semble aller de soi. S’il est l’étant pour lequel en son être, il en va de cet être même, si, ce qui revient au même, « le Dasein, c’est l’étant que je suis chaque fois moi-même, dont l’être est chaque fois à moi »68, alors la réponse est nécessairement : lui-même. Cela ne correspond ni plus ni moins qu’à un donné. Mais comment se détermine le « je » du Dasein ? Ne risquons-nous pas de nous méprendre sur lui en le faisant relever d’un mode d’être qui n’est pas le sien ? Tel est effectivement le cas, ce pour quoi Heidegger écarte d’emblée cette conception incorrecte. Celle-ci se fonde sur le fait que « le Dasein est tacitement conçu de prime abord comme un étant là-devant ». Il suit de cela une thèse moderne sur la subjectivité, celle de Descartes, Kant, Husserl : le je ou sujet est ce qui se maintient comme identique malgré la multiplicité des

67 Nous n’analyserons pas ici l’intéressant dernier chapitre de son livre liant le problème de la chair et celui de la fin de la métaphysique. 68 Etre et temps § 25 (trad. Vezin p. 156 [114])

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vécus. La substantialité sert de paradigme à cette affirmation : la substance d’un étant est ce qui demeure malgré les différents accidents. Si nous assimilons les accidents à la matière, la substance de l’Homme n’est pas son corps ; et si différents vécus de son âme ou conscience se succèdent dans le temps, alors ils tiennent aussi lieu d’accidents et le je proprement dit, sa véritable substance, c’est pour reprendre une formule husserlienne le pôle identique des différents vécus. Même si Husserl refuse de concevoir l’âme comme une substance ou une chose, Heidegger pense que cela ne l’empêche pas de la concevoir dans le sens de l’être là-devant, catégorialement. Mais au fond, ceci n’est-il pas pourtant donné à la conscience sur le mode de l’évidence ? Ne correspond-il pas à cela une donation phénoménologique ? Heidegger répond : « peut-être cette manière de se donner qu’offre la simple, formelle, réflexive perception du je est-elle effectivement évidente ». Et il reconnaît, vis-à-vis de son maître Husserl, qu’ « il y a même dans cette connaissance un accès ouvrant à une problématique phénoménologique autonome qui a, en tant que « phénoménologie formelle de la conscience », sa signification fondamentale et son cadre »69. Mais tel n’est pas le projet de Sein und Zeit. Ici, c’est une analytique existentiale qui est menée ; sa méthode est donc différente. Comme nous l’avons vu, nous devons partir de la quotidienneté du Dasein, de sa manière habituelle d’exister. Le fait qu’il apparaisse à lui-même comme un « je » ne suffit donc pas, car ceci n’est qu’une détermination formelle de son être. « Et si la constitution du Dasein, selon laquelle il est chaque fois à moi, était la raison pour laquelle d’abord et la plupart du temps le Dasein n’est pas soi-même ? »70 Et s’il ne l’était pas, est-ce que cela nierait pour autant son « égoïté », au lieu de n’en être qu’une modalité ? Heidegger insiste sur le fait que ce qui se donne comme allant de soi ontiquement ne doit pas malgré cela nous faire préjuger de ce qu’il en est ontologiquement. Nous l’avons vu avec le monde : ontiquement, il semble normal d’affirmer qu’il s’agit de l’ensemble des étants là-devant, tandis qu’ontologiquement il a été montré qu’il s’agit du corrélat d’un étant au genre d’être particulier, le Dasein comme être-au-monde. Avec la question du « qui » du Dasein, nous devons tenir compte de son genre d’être spécifique, et non pas le poser comme un bloc de marbre. Si son « qui » admet plusieurs modalités, cela ne doit pas être une raison pour en rechercher le fondement dans un ego substantiel. Le regard phénoménologique doit donc se diriger vers le monde quotidien dans lequel vit le Dasein. Le monde de la préoccupation renvoie de lui-même à autrui ; nous devons donc analyser ce qu’il en est de cette coexistence (Mitdasein) du Dasein avec les autres, avant de nous engager dans la détermination de l’être soi-même du Dasein parmi eux. Autrui se rencontre de la sorte : tel ouvrage est fait pour untel, la fabrication est rendue possible parce qu’un autre m’a apporté les matériaux nécessaires, je suis affairé à telle tâche avec tel autre, etc. C’est dans l’ensemble des renvois qu’autrui est présent, et non pas en distinguant un je là-devant d’autres je aussi là-devant, ou encore « en dirigeant un tout premier regard sur soi-même pour commencer par y fixer le terme premier d’une différenciation »71. Celui-ci n’apparaît pourtant pas comme un étant utilisable ; comme nous l’avons vu à propos de la conjointure, le fait-pour ultime est un Dasein qui n’est plus lui-même fait-pour. Tel champ est à Pierre, c’est la voiture de Paul que l’on répare, etc. Tous les étants dans l’ « espace public » sont utilisables par d’autres : le feu rouge, le banc, etc. C’est dans cette perspective qu’autrui n’apparaît pas non plus comme là-devant, puisqu’il n’est pas question dans la préoccupation de se rapporter à l’étant sous cette modalité : « nous prenons contact avec eux « au travail », c’est-à-dire de prime abord dans leur être-au-monde ». Nous avons à faire à un autre Dasein, et comme tel à un autre être-au-monde différent de toutes les choses. Or qui est-il ? Les autres sont d’abord « ceux dont la plupart du temps on ne se distingue pas »72. Heidegger ajoute qu’alors « être-avec » revient à « être-aussi », soit « à égalité d’être, c’est-à-dire d’être-au-monde discernant et préoccupé ». Le monde est toujours partagé avec d’autres,

69 Etre et temps § 25 (trad. Vezin p. 156 [115]) 70 Etre et temps § 25 (trad. Vezin p. 157 [115-116]) 71 Heidegger pense peut-être ici à Fichte par exemple. 72 Etre et temps § 26 (trad. Vezin p. 160 [118])

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il est commun (Mitwelt), et c’est pourquoi nous rencontrons les autres dans la préoccupation. Nous avons vu que la mondanéité du monde ambiant a été déterminée comme l’ensemble des renvois de la significativité et que la rencontre des autres s’effectue dans ce cadre. Parce qu’il en va ainsi, la coexistence (Mitdasein) ne fait d’une certaine façon qu’un avec l’utilisable de la préoccupation : les autres apparaissent à partir de lui. Remarquons que contrairement aux Médiations cartésiennes ultérieures de Husserl, il n’est pas besoin de regagner autrui après un solipsisme : comme l’étant utilisable apparaît de prime abord au Dasein, autrui apparaît par la même occasion73. Tout ceci implique l’indistinction des autres : il est indifférent que Pierre m’ait fourni tel matériau plutôt que Jacques, que je fabrique tel ouvrage pour Marie plutôt que pour Jean (car même si je le fabrique à la mesure de l’usager, cela ne reste qu’affaire de mesure ; par ailleurs je peux le fabriquer selon une mesure moyenne telle que convenant en principe à n’importe qui). S’il n’apparaît donc ni comme outil ni comme là-devant, le Dasein d’autrui n’est, pourrait-on dire, qu’une simple « forme » vide, un « ce en vue de quoi = X ». Cela explique que le plus souvent la modalité du rapport à lui soit l’indifférence, par exemple dans l’affairement dans les transports en commun ou dans le cadre du travail à la chaîne à l’usine. Anticipant les développements du § 41 qui déterminera une première fois l’être du Dasein comme souci (Sorge), Heidegger montre que le Dasein se tient avec autrui dans un souci mutuel (Fürsorge), par opposition à la préoccupation qui est le mode de son rapport aux étants utilisables. Celui-ci connaît le mode déficient négatif de l’indifférence, qui correspond dans la préoccupation à l’ « insurprenante banalité ». Positivement, il y a le souci mutuel déficient qui se charge de ce qui préoccupe autrui jusqu’à le rendre « dépendant et subordonné » ; tandis qu’à l’opposé il y a le souci qui se préoccupe de l’existence de l’autre en le rendant libre pour sa préoccupation, et non pas comme ci-avant en se préoccupant de se dont se préoccupe autrui. Et de même que la discernation (Umsicht) dévoile l’utilisable dans la préoccupation, de même « le souci mutuel est guidé par l’égard (Rücksicht) et l’indulgence (Nachsicht) », connaissant une large gamme de modalités déficientes sur lesquelles il n’y a pas lieu ici de s’attarder pour Heidegger. Mais le philosophe veut toutefois écarter un malentendu. Nous pourrions croire qu’autrui n’est rencontré comme tel, c’est-à-dire comme Dasein, que parce que j’effectuerais un « transfert » sur lui de mon être. « L’autre devient un dédoublement du soi-même »74. La critique que formule Heidegger contre cela est la suivante : la manière de se rapporter à lui-même qu’a le Dasein diffère foncièrement de la manière dont il peut se rapporter à autrui. L’expérience de l’angoisse décrite au § 40 et les développements sur la mort montrent que le rapport du Dasein à son être est spécifique. Le concept formel de l’existence le montrait déjà, puisque le Dasein est l’étant pour lequel en son être il en va de cet être même. Cela ne veut pourtant pas dire, de plus, qu’il se connaisse d’abord clairement lui-même, qu’il ait de prime abord un rapport authentique à son propre être. A partir d’une entente impropre de lui-même, en projetant sur autrui son être le Dasein aboutirait à un être-avec totalement défiguré, spécialement par exemple l’être-avec qui « « fait des comptes » avec les autres sans « compter » sérieusement sur eux, sans même pouvoir non plus « avoir affaire à eux » ». Nous avons perçu que « chaque autre équivaut à l’autre »75 dans la préoccupation. Du même coup, nul ne se distingue des autres. C’est ce qui rend possible une « dictature du On » (Man) qui « prescrit le genre d’être à la quotidienneté ». Comme l’être soi-même du Dasein n’est pas l’identité simple d’une chose, une telle indistinction est fondée existentialement. Dans le monde ambiant, le Dasein s’entend de prime abord à partir de sa discernation, dans laquelle apparaît autrui. Il cherche à cause de ceci à se distinguer des autres, à ne pas « se laisser distancer » par eux : Heidegger nomme ce caractère de l’être-avec la distantialité (Abständigkeit).

73 C’est pourquoi Heidegger peut dire que « l’énoncé phénoménologique : « le Dasein est essentiellement un être-avec », a un sens ontologique existential. Il ne prétend pas constater ontiquement que factivement je ne suis pas seul là-devant mais plutôt qu’il s’en rencontre encore bien d’autres de ma sorte. » (Etre et temps § 26, trad. Vezin p. 162 [120]) De même le fait d’être seul n’est qu’un mode déficient de l’être-avec. 74 Etre et temps § 25 (trad. Vezin p. 167 [124]) 75 Etre et temps § 27 (trad. Vezin p. 169 [126])

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Or selon notre auteur c’est justement à cause de cela que paradoxalement le Dasein demeure « sous l’emprise des autres » : c’est sur eux qu’il se règle pour être ce qu’il est lui-même. Il n’est ce qu’il est que d’abord par rapport à eux. Ceci ne doit pas se comprendre d’après des données psychologiques ou sociologiques : en réalité si le Dasein est l’étant se rapportant à lui-même et s’absorbant d’abord dans la préoccupation où autrui apparaît, il semble qu’il doive « être au clair » sur la place qu’il tient au sein du monde ambiant. Heidegger ouvre alors une analyse remarquable sur l’emprise que les autres peuvent avoir sur nous-mêmes, et qui ne peut pas ne pas trouver des échos dans notre monde moderne : la sociologie avait déjà établi ces faits, quoiqu’en en restant à un niveau existentiel. Le Dasein se rapporte au monde quotidien sous la modalité de l’être-dans-la-moyenne déterminé par le On, qui « surveille toute exception tendant à se faire jour ». La distantialité devrait conduire tout Dasein à affirmer l’exception qu’il est lui-même ; mais d’une part cela causerait, au niveau existentiel, une instabilité et donc le contraire de la tranquilisation, et d’autre part si tous veulent surgir comme des exceptions, ils ne peuvent le faire que par rapport aux autres : l’exception n’a de sens que par rapport à une règle. C’est pourquoi Heidegger pourra noter que l’on quitte le plus souvent le On comme On le doit, et par là y restons. Nous assistons alors à une « égalisation de toutes les possibilités d’être », en tant que nous devons tous nous mouvoir dans le monde de l’ouvrage selon les mêmes modalités. Comme nous le verrons, cela est une manière du Dasein de se tranquilliser sur ses possibilités plutôt que de soutenir l’angoisse de son impossibilité. La préoccupation doit aller son train de sorte que le On « fixe d’avance l’explicitation à donner du monde et de l’être-au-monde »76 : les renvois de la significativité sont déterminés à partir de lui77 ; il faut faire et comprendre les choses « comme on le fait », « comme il est normal ». Cela dévoile de manière rassurante le Dasein à lui-même relativement aux autres : ainsi « pour les autres, c’est pareil ». Heidegger nous met vivement en garde contre le On, tout en insistant sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une critique mais d’une mise en lumière du « qui » du Dasein quotidien : « Si le Dasein dévoile pour soi-même le monde en le mettant à sa portée, s’il se découvre à lui-même son propre être, alors ce dévoilement du « monde » et ce découvrement du Dasein s’accomplit toujours en bousculant les abris et les écrans de protection, en faisant sauter les camouflages avec lesquels le Dasein se barricade contre lui-même ». En effet « dans cette immersion dans le monde le phénomène du monde est lui-même sauté »78. Ce que nous dit ici Heidegger ne serait véritablement clair que par la suite, lorsque nous analyserons ce qu’il en est de la découverte de l’être-au-monde en tant que tel de manière plus profonde. Notons seulement que si le Dasein est indifférent dans le On (au sens où le On prescrit les possibilités d’être valables pour tous), il n’est donc pas lui-même, du moins pas véritablement, « authentiquement ». Il s’ensuit que pour autant qu’il est au monde, son monde non plus ne sera pas « authentique », parce qu’il sera le monde commun (tant au sens de « partagé avec les autres » qu’au sens de « banal » car reçu par le On) et non pas celui qu’il aura choisi d’après ses possibilités les plus propres, qu’il pourrait revendiquer comme étant à fond les siennes. C’est pourquoi encore une fois Heidegger affirme que « dans cette immersion dans le monde le phénomène du monde est sauté » : il l’est au profit de l’étant là-devant. En effet, nous avons déjà vu que dans la préoccupation le Dasein ne fait qu’un avec l’étant qui en est l’objet. Mais pourquoi est-ce l’être là-devant qui tient lieu de phénomène du monde ? Sans doute est-ce parce que le Dasein s’explicite lui-même ainsi dans le On, étant donné qu’autrui est rencontré d’emblée comme un étant « dans » le monde. Dans le On, tout est « bien connu et accessible à quiconque » : il n’y a pas lieu de chercher une véritable différentiation de notre Dasein, le On fournissant d’avance les manières d’être différent mais aussi la dispense de poser les questions véritables sur l’authenticité de notre Dasein. Fournissant toujours des réponses et les attitudes à avoir, le On déresponsabilise le Dasein qui ne prend plus de décisions authentiquement siennes : il agit « comme on le fait », et lorsque nous demandons qui, il faut répondre tout le monde, et donc personne. Nous devons toujours avoir à l’esprit que le Dasein est l’étant pour lequel en 76 Etre et temps § 27 (trad. Vezin p. 172 [129]) 77 Cela permet de comprendre le fait que des signes soient communs, par exemple les panneaux de signalisation. 78 Etre et temps § 27 (trad. Vezin p. 173 [130])

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son être, il en va de cet être même. L’être soi-même n’a donc pas en dernière analyse à être subi selon le On, bien que c’est sur ce mode que le Dasein est, encore une fois, d’abord et le plus souvent. Heidegger montre que le On est avant tout un existential et non pas un moindre être du Dasein, ni, comme il en découle, un groupe là-devant de sujets. Il est toujours déjà là dès lors que le Dasein est dans le monde de la préoccupation, c’est-à-dire d’abord et le plus souvent : en effet il « s’intègre à l’ensemble des renvois de la significativité »79, en fournissant l’assurance que la préoccupation aille son train. L’explicitation de lui-même qu’il fournit au Dasein rend possible son affairement ; sans quoi celui-ci n’aurait peut-être pas lieu correctement. Le On est d’une certaine façon ce qui rend la vie possible, dans la mesure où il rend la préoccupation possible (tout Dasein devant savoir où il en est, même improprement) ; c’est, pensons-nous, la raison pour laquelle Heidegger n’envisage pas vraiment un monde ambiant authentique. Relevons pour achever ce point sur le « qui » de l’être-au-monde la correspondance entre la mondanéité du monde ambiant et le qui de l’être-au-monde quotidien : les deux vont de pair. Nous verrons de même que l’être-au connaît lui aussi son versant impropre quotidien. A l’inverse, le versant authentique des trois moments de l’être-au-monde formera lui aussi un tout. Toutefois, la mondanéité du monde dévoilée authentiquement n’aura plus grand chose à voir avec celle du monde ambiant, en ce sens que Heidegger ne parlera pas d’un monde de la préoccupation authentique. Nous ne pouvons guère nous l’imaginer, en tout cas dans une neutralité axiologique (c’est-à-dire sans avoir à l’esprit tels rapports à tels étants déterminés, par exemple tel métier, tels loisirs…).

B) L’être-au en tant que tel Nous allons maintenant expliquer quelles sont les structures de l’être-au en tant que tel ( §§ 29,31, 34) avant de les ressaisir dans leur versant relatif à la modalité selon laquelle le Dasein existe d’abord et le plus souvent, à savoir le dévalement (Verfallen) (§§ 35-38). Les trois modalités de l’être-au Comme être-au-monde, le Dasein est à chaque fois son « là » (Da), le lieu de son ouverture à partir duquel peut naître la spatialité. Heidegger avait déjà clarifié une première fois l’être-au par opposition à l’être-dans lorsqu’il a pour la première fois déterminé le Dasein comme être-au-monde. Le Dasein s’entend lui-même toujours à partir d’un « là-bas », à savoir l’utilisable dans la préoccupation. En effet, Heidegger l’a montré avec les analyses sur le On et l’avait déjà dit au début des analyses sur le monde : le Dasein s’entend d’abord à partir de l’étant qu’il n’est pas, et auquel il a à faire dans la préoccupation quotidienne. Le « là-bas » détermine l’étant tel qu’il se rencontre au sein du monde sur le fondement de la spatialité du Dasein. Cette rencontre a lieu parce que le Dasein est en tant qu’être-au-monde comme une lumière qui éclaire l’étant de telle manière qu’il se dévoile à lui (tel est pour Heidegger le véritable sens de la lumen naturale), ou au contraire reste dans l’obscurité. Ceci relève de son être-au, dont il faut montrer les trois modalités. La disposition affective Le Dasein est d’abord ouvert à l’étant selon la modalité de la disposition affective (Befindlichkeit) : il se tient toujours dans un « se sentir » (sich befinden). Sur ce point, Heidegger va s’opposer à toute la tradition rationaliste : la tonalité affective ouvre bel et bien à l’étant, et ne se réduit pas à une sorte de perturbation qu’il s’agirait d’éradiquer pour accéder au mieux à ce qui est. Le Dasein peut ainsi constater au cœur même de la quotidienneté via une tonalité affective (que nous étudierons plus loin) « qu’il est et qu’il a à être » :

79 Etre et temps § 27 (trad. Vezin p. 172 [129])

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« le pur « qu’il est » se montre ; d’où et vers où restent dans l’obscurité ». Ainsi, son simple « être-jeté » est ressenti. Un élément essentiel et « inexorablement énigmatique »80 de son être est ainsi découvert : sa facticité. Il n’est pas question d’un simple fait brut, tout comme nous dirions que c’est un fait que telle pierre soit là où elle est. La facticité a le genre d’être du Dasein et son sentiment le concerne au plus profond de son être : il lui découvre celui-ci. Mais le plus souvent, il s’agit d’une sorte d’humeur, de la « coloration » affective qu’il ressent en permanence et qui découvre l’étant ; sa facticité est relayée au second plan, quoique découverte, selon Heidegger par un mouvement de fuite, le divertissement81. « La disposition a chaque fois déjà découvert l’être-au-monde dans son intégralité (als Ganzes), elle seule rendant d’abord possible un se diriger sur »82. Il s’agit donc d’un existential, c’est-à-dire d’une structure de l’être de l’étant Dasein, et non pas d’un simple « état d’âme ». Si celui-ci existe sur le mode de l’être-au-monde, la disposition est une modalité de cette ouverture. Le fait que nous ne puissions choisir ni de ne pas en avoir une ni laquelle nous voulons ressentir montre son caractère fondamental. Concernant la préoccupation, nous pourrions penser que dans l’affairement nous ne ressentons rien. En réalité, nous ressentons toujours un bien-être ou l’indifférence, telle ou telle petite douleur désagréable, la monotonie, le manque d’envie, la fatigue, de l’entrain, etc. Il est intéressant et très important de souligner le moment « dans son intégralité » (nous dirions plus loin : « dans son ensemble ») dans la citation de ci-dessus. En effet, la disposition ne rend pas agréable ou non tel ou tel étant, mais semble se répercuter sur tout le reste, et ce non comme une somme mais comme un tout. Par exemple, un malade à l’hôpital ne se sent la plupart du temps pas bien : il peut avoir peur, ressentir des douleurs, s’ennuyer, etc. Cela lui fait percevoir une grisaille dans toutes choses. Mais si des personnes qu’il aime viennent lui rendre visite, peut-être tout cela se trouvera-t-il changé : il se sentira « déjà mieux », l’ennui cessera, les douleurs lui seront indifférentes : l’ensemble de son monde lui apparaîtra sous une nouvelle lumière, alors que du point de vue du pur être-là-devant des choses, rien n’aura changé. Pour cause, puisque c’est sa façon d’être son là qui éclaire l’étant. La monotonie peut être transformée par l’irruption d’un certain événement en exaltation et tout ce qui nous entoure semble désormais rayonnant ; et inversement une matinée où nous croyons que ce sera « une belle journée » (nous ressentons alors de la « bonne humeur ») peut nous réserver une grande déception qui la bouleversera dans son ensemble, au point que si nous y revenons le soir la journée aura été bien triste. Nous voyons alors comment la tonalité affective du Dasein l’ouvre selon diverses modalités à l’étant, et ce dans son ensemble. Heidegger précise que même dans la theoria, où nous croyons ne rien ressentir par opposition au monde de la préoccupation, nous vivons en réalité un « paisible séjour auprès de ». Enfin, à côté de la découverte de l’être-jeté et de l’être-au-monde dans son ensemble, la disposition affective dans la préoccupation fait le Dasein se sentir concerné par ce qui le préoccupe, par exemple si l’étant a le caractère menaçant. L’entendre Le Dasein est cooriginairement ouvert à l’étant selon l’entendre (Verstehen)83. Cette ouverture intéresse l’être-au-monde dans son ensemble : « la significativité est ce en vue de quoi le monde comme tel est découvert »84 ; ou encore, comme le dit le § 20 des Problèmes fondamentaux de la phénoménologie : « La significativité constitue la structure de ce que nous désignons sous le nom de monde au sens strictement ontologique » (trad. J.-F. Courtine légèrement modifiée p. 355). Nous l’avons en effet déjà rencontrée à propos du monde ambiant. Il s’agissait de l’ensemble des rapport dans lesquels se meut le Dasein préoccupé, au sein de l’entièreté de conjointure. Si le monde est structuré d’après la significativité des rapports, celle-ci

80 Etre et temps § 29 (trad. Vezin p. 180 [136]) 81 Thème que Heidegger reprend à Pascal, comme il est bien connu. 82 Etre et temps § 29 (trad. Vezin p. 181 [137]) 83 Au point que Heidegger affirme dans une belle formule difficilement traduisible : « Entendre est inséparable de vibrer », « Verstehen ist immer gesitmmtes » : Etre et temps § 31 (trad. Vezin p. 187 [142]). 84 Etre et temps § 31 (trad. Vezin p. 188 [143])

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est l’ « en vue de quoi » de ces rapports. En tant qu’existential du Dasein, elle ne renvoie à rien d’autre tout comme le Dasein est l’en vue de quoi ultime. Le monde est donc découvert en vue de celle-ci, sous la modalité de l’entendre. Mais son rôle ne se limite pas à cela : grâce à elle, le Dasein qui est l’étant pour lequel il en va de lui-même gagne une entente de son être. « Entendre est l’être existential du pouvoir-être appartenant en propre au Dasein même, et de telle sorte que cet être découvre par lui-même le point où il en est avec lui-même »85. S’il a à être l’étant qu’il peut être, il gagne ainsi une entente de ce qu’il est et aussi de ce qu’il peut être. C’est via l’entendre qu’il peut se saisir explicitement comme le pouvoir-être qu’il est. Le §20 des Problèmes fondamentaux de la phénoménologie est encore plus clair : « la compréhension de soi-même dans l’être du pouvoir-être le plus propre, voilà le concept existential originaire du comprendre » (trad. J.-F. Courtine p. 333). Le Dasein découvre ses possibilités au moyen de l’entrendre ; c’est pourquoi Heidegger qualifie sa structure existentiale de projection (Entwurf) et que son sens temporel sera à comprendre à partir de l’extase de l’avenir. Il découvre l’à-dessein-de-quelque-chose en général, dont l’à-dessein de lui-même du Dasein en particulier. Les deux vont de pair, puisque le Dasein saisit ses possibilités à partir de l’entente qu’il a des renvois de la significativité du monde ambiant. Par là nous comprenons comment le plus souvent il s’entend à partir de l’étant qu’il rencontre dans la préoccupation. Cela est central non seulement au vu de la caractérisation générale du Dasein comme celui qui a à être ce qu’il est, mais au vu aussi de son existential fondamental, l’être-au-monde : l’être-au-monde se voit compris comme la manière qu’il a de se possibiliser éventuellement en vue d’un lui-même propre. Aussi la compréhension du monde est-elle, « en tant que compréhension du Dasein, auto-compréhension »86 ; « ipséité et monde s’entre-appartiennent dans cet étant qu’est le Dasein »87. L’être du Dasein gagne un sens ; cela fonde en principe, dans le projet de Sein und Zeit, la possibilité de dégager le sens de l’être à partir du sens d’être du Dasein. Notons que tout ceci justifie les remarques que faisait le § 13 voulant montrer que la connaissance, qui est un mode de l’entendre, prouve d’elle-même l’être-au du Dasein : de fait, elle constitue une modalité de son ouverture comme être-au-monde. L’explicitation constitue le développement de l’entendre, c’est-à-dire des possibilités rencontrées dans celui-ci. A l’explicitation doit succéder l’énoncé proprement dit. Heidegger engage ici une analyse importante non seulement pour elle-même et dans le cadre de Sein und Zeit, mais aussi dans la mesure où elle sera réitérée de manière assez différente dans le cours du semestre d’hiver 1929-1930. Trois éléments doivent être mis en lumière : la structure de l’ « en tant que », le privilège du logos dans la tradition philosophique et l’énoncé « comme le « site » premier et propre de la vérité ». L’énoncé par ailleurs s’entend en trois sens qui sont autant de facettes du même fait : l’énoncé comme monstration (le logos apophantique), la prédication (qui est une monstration) et la communication (la « vue en commun »)88. Sa compréhension doit, comme il va désormais de soi, se fonder sur l’être-au-monde du Dasein. Heidegger entreprend d’expliquer pourquoi l’énoncé est un mode dérivé de l’explicitation : l’argument est que l’explicitation n’est pas originellement formulée en un énoncé théorique, bien plutôt celui-ci présuppose celle-là. Par exemple, quand un outil est explicité comme inutilisable, il se voit remplacé sans pour autant qu’un énoncé soit proféré. Cette perturbation du commerce avec l’outil, comme nous l’avons montré, dévoile l’être là-devant de celui-ci tout en occultant son utilisabilité ; de même l’énoncé dévoile l’étant comme là-devant et ouvre à ses « qualités ». Il faut en conclure que « l’ « en tant que », dans la mesure où il sert à l’appropriation de l’entendu, ne tend plus ses prises dans une entièreté de conjointure. Il est coupé de ses possibilités d’articuler les rapports de renvois de la significativité telle qu’elle constitue la mondanéité ambiante. L’ « en tant que » est forcé de se

85 Etre et temps § 31 (trad. Vezin p. 189 [144]) 86 Et même, la visée projective « qui porte en premier et en entier sur l’existence, nous l’appelons la transparence à soi-même », qui n’a évidemment rien à voir avec l’introspection du Dasein lui-même comme étant là-devant : voir Etre et temps § 31 (trad. Vezin p. 191-192 [146]). 87 Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, § 20 (trad. J.-F. Courtine p. 357) 88 Signalons que Heidegger critique ici la théorie de la valeur, thème qu’il importe peu dans notre cadre de développer.

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lier à l’uniformité sans faille de l’étant là-devant. »89 Il importe donc de distinguer l’ « en tant que » originel « herméneutique existential » de l’ « en tant que » apophantique de l’énoncé. C’est pourquoi ce n’est pas un hasard si la tradition philosophique a conçu l’énoncé (logos) lui-même comme là-devant. Heidegger remarque que quand Aristote affirmait que tout logos est cooriginairement sunthesis et diairesis, rassemblement et dissociation, il ne s’est pas demandé quel est le phénomène fondant ces deux aspects (constat que fera également le cours de 1929-1930) : l’ « en tant que » herméneutique, qui rassemble l’étant lui-même en le dissociant de l’entièreté de conjointure. Si cela est perdu de vue, nous aboutissant à la « théorie du jugement tout extérieure d’après laquelle juger c’est lier ou, selon les cas, séparer des représentations et des concepts » jusqu’au cas extrême de la logistique. La parole Enfin, « la parole (Rede) est existentialement cooriginaire avec la disposibilité et l’entendre »90. Elle est à la base de l’explicitation et de l’énoncé ; en effet il faut l’entendre en un sens suffisamment large pour ne pas la restreindre à l’énoncé proféré. Il s’agit d’une possibilité extrême de l’explicitation et avec elle s’explique l’aspect de l’énoncé laissé de côté qu’est la communication, où la dimension de l’être-avec du Dasein est remise en avant. De la même façon, le silence n’en n’est qu’une modalité insigne, ses deux possibilités étant celui-ci et l’écoute. Heidegger signale qu’elle se rencontre à l’intérieur du monde à la manière de l’utilisable : nous nous servons d’elle « en vue de » quelque chose et dans un ensemble déterminé de significations où elle prend place. Il est important de rejeter la conception selon laquelle la communication serait « une espèce de transbordement d’impressions vécues, par exemple d’opinions et de demandes partant de l’intérieur d’un sujet pour passer de là à l’intérieur d’un autre ». Cela suppose une saisie du Dasein comme une conscience là-devant close sur elle-même. Au contraire « en parlant le Dasein s’ex-prime (Redend spricht sich Dasein aus) ». La parole permet également l’être-avec, le fait d’être à l’écoute de soi mais aussi des autres Dasein. Nous pouvons selon Heidegger en distinguer quatre moments : le sur-quoi de la parole, le parlé en tant que tel, la communication et le message, moments qu’il importe de ne pas isoler les-uns des autres. Que l’on nous permette de ne pas poursuivre l’analyse de la parole plus avant : aussi riche et profond que soit le § 34, nous ne devons pas pour autant nous égarer trop loin de notre cadre. La question du logos en général aura l’occasion de se poser de nouveau dans le cours de 1929-1930. Les modes déficients correspondants et le dévalement Chacun de ces modes d’ouverture à l’étant du Dasein connaît un versant déficient qui correspond à ce qu’il en est du Dasein d’abord et le plus souvent : il s’agit des modes de chacun d’eux dans le On. Par là va être précisé le genre de l’être-au du Dasein quotidien. La tonalité affective du Dasein immergé dans le On est la curiosité. Le Dasein est ouvert comme être-au ; la modalité de cette ouverture sous le mode de la tonalité affective est ici, dans la quotidienneté, l’envie de voir (mais en un sens plus large, faut-il préciser, que celle de connaître) ; d’où, Heidegger le remarque à cette occasion, la primauté de la vue sur les autres sen dès le début de la pensée occidentale. Cette modalité est déficiente d’abord du fait de son origine : elle naît d’une accalmie de la préoccupation, et la discernation est alors libérée du monde de l’ouvrage. Cette dernière créée donc de nouvelles possibilités de déloigner avec tout et n’importe quoi, puisque dans le On il n’est plus question d’être soi-même et donc de ses possibilités propres. Il s’agit par conséquent de déloigner ce qui se trouve dans l’espace public. Le monde est réduit à son aspect (ou être là-devant) : il demeure un spectacle dont nous nous divertissons en nous fuyant nous-

89 Etre et temps § 33 (trad. Vezin p. 204 [158]) 90 Etre et temps § 34 (trad. Vezin p. 207 [161])

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mêmes. Le Dasein se sent dégagé par là de son être-au-monde et se donne « des possibilités de s’abandonner au monde »91. La curiosité a donc pour caractères l’instabilité, la dispersion et la « bougeotte ». Ainsi le tourisme de masse actuel où les gens sont emmenés par cars entiers à droite et à gauche, à tout va, devant des choses qu’ils ne voient que pour les avoir vues et rien de plus, est exemplaire, comme en témoigne leur usage effrayant des appareils photo ; et une fois vu ce qu’il y avait à voir, rien de plus (et l’on n’y retourne pas sous prétexte que c’est du déjà vu). Pourtant, seule une certaine stabilité permet la profondeur ; nul ne deviendrait savant en s’intéressant un peu à ceci, un peu à cela, mais profondément à rien ; nul ne pourrait construire une existence en changeant de femme et d’emploi chaque semaine. La curiosité ne permet en elle-même pas de s’attarder sur ce qui est digne que nous nous attardions dessus, ce qui inclus d’abord et surtout notre possibilité d’être authentiquement nous-mêmes. C’est le On qui dicte ce qui doit absolument être vu, lu, écouté, etc. Ci-avant, nous mentionnions le divertissement ; précisons que nous pouvons à quelques nuances près l’assimiler à la curiosité. Les deux moments constitutifs de la curiosité sont donc d’une part la dispersion (le recherche permanente de possibilités sans cesse nouvelles) et l’instabilité (l’incapacité qui en découle de tout séjour stable auprès des choses comme de soi-même). Elle en vient de ce fait à se donner, montre Heidegger, « le label d’une « vie » se prétendant vraiment « vivante » ». Comme nous le verrons, la curiosité est le strict opposé de l’angoisse. La modalité de l’entente dans le On est l’équivoque. Ce terme désigne l’impossibilité de « départager ce qui doit être découvert à un entendre véritable et ce qui ne le lui doit pas »92. Il s’étend au choses, à l’être en compagnie et surtout à l’être du Dasein lui-même. Il donne en effet à celui-ci d’avance ses possibilités (qui sont celles du On). Tout devient donc « bien connu » et par là même mal connu ; pour reprendre une expression de Heidegger dans son cours Qu’appelle-t-on penser ?, chacun croit pouvoir avec sa jugeote habituelle s’ériger en juge de toutes choses. Heidegger affirme que les prédictions que le On fait sont à cet égard exemplaires : non seulement elles perdent tout intérêt lorsqu’elles se réalisent, mais en s’en tenant à elles cela « empêche d’aller le moment venu se joindre à l’action si ce qui se présentait en passe au stade de la réalisation » ; et le On en est même furieux car il ne peut plus prédire encore. La conséquence la plus importante est que « l’entendre du Dasein dans le On se méprend donc constamment dans ses projections sur ce que ont les véritables possibilités d’être », tout particulièrement les siennes propres. La cause de cela est que les possibilités passant anticipativement pour bien connues, leur réalisation n’a alors plus guère d’intérêt. Il faut de plus ajouter qu’au moment de la réalisation, le Dasein se retrouve seul face à lui-même : ce n’est plus le On dans lequel il est indifférent que ce soit untel ou un autre qui passe à l’action, ici il en va de son propre être, sur lequel le On n’a rien à dire (hormis après coup qu’il aurait fait mieux). Agir suppose d’être prêt à échouer, mais le On ne connaît pas l’échec, croyant entendre tout et ne faisant rien d’authentique (il ne fait que poser qu’il en est déjà à autre chose dans son affairement stérile). De la même manière, l’équivoque régit d’avance l’être en compagnie en déterminant autrui d’après ce qu’on a entendu dire de lui ainsi que par le biais d’une « filature » inavouée où il est observé, de sorte que le moindre de ses écarts puisse faire l’objet du bavardage. Nous pouvons dire qu’en somme, le Dasein se voit avec tout ceci privé de sa liberté et d’un être-au-monde authentique. L’équivoque le prive de tout rapport véritable à lui-même, à autrui et aux choses en général. Enfin, la modalité de la parole (Rede) devient le bavardage ou on-dit (Gerede). Celui-ci témoigne d’une entente du monde découvert et de la coexistence avec les autres. L’audition s’en tient au parlé comme tel ; ce dont le On parle n’engage pas à ce que l’on s’y rapporte de manière authentique. Normalement, la parole relève d’une entente et d’une explicitation. Mais dans la quotidienneté, en réalité peu importe ce dont on parle : la préoccupation dans le bavardage de porte pas sur lui, mais sur le parler lui-même. Et le On a ainsi une manière bien à lui de refouler les paroles de celui qui voudrait communiquer des choses plus essentielles, ou ne serait-ce qu’entrer un peu dans les détails. « Pour lui, l’important est que la parole aille

91 Etre et temps § 36 (trad. Vezin p. 220 [172]) 92 Etre et temps § 37 (trad. Vezin p. 221 [173])

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son train »93. Un exemple typique est le « comment ça va » adressé à chacun après le salut : au fond, peu importe la réponse, quoiqu’il soit de bon ton d’affirmer que tout va bien, et le « là où en est » ; il faut bien se parler, tout simplement. Du fait que le rapport originel à ce dont il est question est perdu, le bavardage fait autorité : les choses sont ainsi parce qu’ « on » le dit. Or, comme le On n’est pas identifiable, il ne peut pas non plus rendre compte de ce qu’il dit : il est à la fois tous et personne, ce qui a été expérimenté l’a donc été par tous et personne. Heidegger remarque que cela n’en reste pas à la parole parlée, mais s’étend aussi à la parole écrite : « jamais l’entente moyenne du lecteur ne pourra trancher entre ce qui a été coûteusement puisé à la source et ce qui est redit », d’autant qu’il « s’imagine entendre tout »94. « Loin de maintenir l’être-au-monde ouvert en une entente articulée, elle le referme et occulte l’étant intérieur au monde ». En effet, le bavardage fait croire au On qu’il est dispensé de faire l’expérience des choses mêmes, y compris de lui-même en son être, comme nous aurons l’occasion d’y revenir. Voilà pourquoi « tant que le Dasein s’en tient au on-dit, il est coupé en tant qu’être-au-monde des rapports d’être primitifs et véritablement originels à l’égard du monde, de la coexistence et de l’être-au lui-même », et ce parce qu’il est coupé de lui-même en tant qu’étant qu’il a à être. Le monde est découvert comme ce qu’on dit à propos de lui, et non pas dans sa mondanéité véritable ; par là le recouvrement a la primauté. Cela explique que le Dasein ne se rende pas le plus souvent compte de l’inanité du On ; au contraire il se rassure en s’y immergeant d’autant plus. La curiosité, l’équivoque et le bavardage sont à saisir dans l’unité de la manière d’être qu’a le Dasein de prime abord et le plus souvent : celle du dévalement (Verfallen), qui est le genre d’être fondamental de la quotidienneté. Qu’est-ce que cela signifie ? Ici apparaît un caractère central du monde quotidien : nous pouvons le qualifier de « tentateur »95, dont la tentation consiste essentiellement à détourner le Dasein de ses propres possibilités d’être et de le tenter par les possibilités les plus faciles, comme le dit Biemel dans Le concept de monde chez Heidegger96. Cela s’effectue de manière singulière. Le Dasein a le genre d’être de l’être-au-monde. Or c’est précisément le monde qui le détourne d’un être lui-même propre : « le Dasein est d’abord et le plus souvent après le « monde » dont il se préoccupe. Cet y-être-absorbé a le plus souvent le caractère d’être-perdu dans la publicité du On »97. Le « monde » est ici entendu au sens du monde de la préoccupation saisi dans la significativité comme l’ensemble des renvois des étants utilisables, dans lequel comme nous l’avons vu le Dasein ne fait de prime abord qu’un. Etre-au-monde signifie paradoxalement d’abord se détourner du soi-même – que nous sommes comme être-au-monde : dans la préoccupation ainsi que ses modes déficients entraînant la curiosité, l’équivoque et le bavardage. L’être-jeté signifie par conséquent le fait pour le Dasein, du fait de sa manière d’être, d’être exposé à la tentation du monde à travers le On (c’est pourquoi le titre du paragraphe 38 est précisément « Le dévalement et l’être-jeté »). L’impropriété n’est donc pas une façon de ne pas être au monde : au contraire il s’agit d’un être-au-monde insigne qui est absolument positif en tant qu’il est celui du Dasein le plus souvent. De même, le dévalement n’a rien à voir avec une déchéance par rapport à un état originel de l’humanité, tout comme il n’est pas une manière d’être de l’Homme qui pourrait disparaître lorsque notre civilisation sera plus avancée. Le monde ambiant est donc d’abord ce qui détourne d’un monde propre qui révèlerait son sens et son être profonds. Il est, si l’on veut, la non-vérité de la vérité du monde98. Heidegger précise que si l’être-au-monde comme existential fondamental a pu avoir l’apparence d’un cadre rigide dans lequel auraient lieu certaines

93 Etre et temps § 35 (trad. Vezin p. 215 [168]) 94 Etre et temps § 35 (trad. Vezin p. 216 [169]) 95Etre et temps § 38 (trad. Vezin p. 225 [177]) : « Si le Dasein se donne à lui-même à l’avance dans le on-dit et dans l’état d’explicitation publique la possibilité de se perdre dans le On, de dévaler en s’abandonnant au vie, cela veut alors dire : le Dasein se ménage à lui-même la constante tentation du dévalement. L’être-au-monde est en lui même tentateur. » 96 W. Biemel, Le concept de monde chez Heidegger, Paris, Vrin, 1987, p. 110 97 Etre et temps § 38 (trad. Vezin p. 223 [175]) 98 Heidegger affirme en effet au § 44b) (p. 274 [223]) que « le Dasein est cooriginairement dans la vérité et la non-vérité ».

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possibilités d’être du Dasein, en réalité ces possibilités, qui pour le dire d’un mot se résument au dévalement et à l’authenticité, affectent ce « cadre » lui-même parce qu’elles en sont inséparables : il n’existe pas d’être-au-monde en tant que tel, pur, mais il est d’emblée selon un mode existential, à savoir soit en déval, soit authentique ; et c’est pour cette raison que la question du « qui » du Dasein est si importante. L’être-au-monde en déval est tranquillisant (ce qui est paradoxal puisqu’il s’agit précisément d’un affairement sans repos), car il croit avoir saisi une bonne fois pour toutes ses possibilités d’être qui seraient, conformément à ce qui lui dicte le On, celles qui sont les plus authentiques. Or cela est tout à fait trompeur : au contraire le Dasein se trouve là dans une « aliénation dans laquelle se dissimule à lui le pouvoir-être le plus propre ». Les caractères essentiels du dévalement, résume Heidegger, sont en effet les suivants : la tentation, la tranquilisation, l’aliénation (au sens littéral : le fait de ne pas être soi-même) et l’empêtrement (dans de multiples possibilités sauf celle d’être soi-même, soit, dit Heidegger, « ne plus s’en sortir »). Cela ne veut pas dire toutefois que l’existence propre serait radicalement coupée de la quotidienneté ; celle-ci serait simplement saisie de manière différente. Ce qui va suivre jettera une lumière sur ce point. 4) La saisie authentique de l’ être-au-monde

Résumons les acquis de ci-dessus. Le Dasein est l’étant pour lequel en son être il en va de son pouvoir-être même. Ses possibilités d’être se déploient dans l’ouverture à un monde, c’est-à-dire à l’étant, parce qu’il a le genre d’être de l’être-au-monde. Mais l’être-au-monde connaît deux modalités essentielles : le dévalement et l’authenticité. Nous n’avons jusqu’ici abordé que la première. Parce d’abord et le plus souvent le Dasein est ouvert à l’étant en tant que préoccupé, l’étant lui est dévoilé comme utilisable. Or le genre d’être de l’utilisable implique des renvois à un complexe d’outils et à autrui. L’être-avec s’actualise d’abord dans le monde de l’ouvrage dans lequel le Dasein est absorbé (il ne s’y saisit donc pas comme possibilité d’être authentiquement lui-même). La préoccupation dans le monde de l’ouvrage cède la place lorsqu’elle cesse à la curiosité, le bavardage et l’équivoque où le On, que le Dasein est d’abord lui-même, et retire à celui-ci la possibilité d’être lui-même. Le monde est en effet d’abord et paradoxalement tentateur : il est à la fois le lieu où le Dasein peut être ce qu’il est, mais aussi celui où il se méprend d’abord sur ses possibilités d’être. C’est donc en rompant avec la quotidienneté et le On que pourrait se révéler au Dasein la modanéité du monde en ce qu’elle a de plus essentiel. « De prime abord et au quotidien, le monde propre et le Dasein propre sont précisément ce qu’il y a de plus lointain ; ce qui vient en premier, c’est justement le monde où l’on est ensemble les uns avec les autres ; ce n’est qu’en quittant ce monde qu’il devient possible d’entrer, plus ou moins authentiquement, dans le monde propre. »99

A)L’angoisse comme ouverture à l’être-au-monde en tant que tel. La révélation de la possibilité de l’authenticité du Dasein dans le phénomène du Gewissen et la résolution.

Nous avons vu que les trois modalités de l’être-au sont cooriginairement l’entente, la parole et la tonalité affective. C’est dans le cadre de cette dernière que va se révéler l’être-au-monde en tant que tel. Il existe en effet une tonalité affective fondamentale (Grundbefindlichkeit) qui, si elle n’est pas souvent ressentie, n’en n’est pas moins insigne quant à ce qu’elle révèle de l’être-au-monde. Son analyse fait suite au § 39 qui demandait comment déterminer le tout structuré qu’est le Dasein d’après ce que nous avons développé ci-avant. Quel est l’accès convenable au Dasein en lui-même, par opposition au voilement de son être ayant lieu dans le dévalement ? « Y a-t-il dans le Dasein une disposition affective ententive (verstehende Befindlichkeit) dans laquelle il se découvre à lui-même de manière insigne ? »100 Heidegger rappelle qu’à l’occasion de son analyse se verra préparée la question de l’être en général, car elle sera un

99 Prolégomènes à l’histoire du concept de temps § 26 (trad. Boutot p. 358) 100 Etre et temps § 39 (trad. Vezin p. 230-231 [182])

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moment clef qui permettra de découvrir l’être du Dasein. Nous verrons d’abord ce qui se fait jour à propos du monde avec la tonalité affective de l’angoisse, avant de nous pencher sur les développements sur le Gewissen (que nous préférons ne pas traduire, la traduction par « conscience morale » brouillant sans doute les choses) qui est étroitement lié avec celle-ci ; enfin nous aborderons le thème de la résolution qui en découle. L’épreuve de l’angoisse Dans le monde de la préoccupation et le On, le Dasein fuit devant lui-même comme l’étant qui peut être proprement lui-même : il s’en remet aux possibilités dictées par le On. Mais devant quoi fuit-il se fuyant lui-même exactement ? La fuite relève du mode de l’ouverture qu’est la tonalité affective. Elle peut être rapprochée de la peur (Furcht), qui a été analysée au § 30. Il ressort de ce paragraphe que la peur est toujours peur devant un certain étant mondain qui implique une ouverture du monde telle que quelque chose de redoutable puisse se présenter. Elle est aussi peur pour le Dasein, qui se sent concerné par ce qui l’effraie : il est conscient qu’il en va de son être qui est menacé. Or la fuite devant soi-même ne relève pas d’une peur comme celle d’un étant quelconque. Elle est fuite devant l’être-au-monde en tant que tel, et le refuge est trouvé au sein de l’étant intra-mondain sur le mode de l’affairement du On. Si le Dasein a peur de lui-même, ce qui veut dire de son pouvoir-être proprement lui-même, c’est donc qu’il est en lui-même effrayant. A un tout autre niveau, la psychologie constate dans ce sens que peu de personnes s’osent véritablement elles-mêmes. Ce qui est effrayant en lui, et qui est la structure fondamentale de lui-même, c’est son être-au-monde. Le divertissement consiste alors précisément à ne faire qu’un avec l’étant intra-mondain, ce qui suit de ce que le monde se caractérise d’abord comme tentateur. Il est pourtant une tonalité affective avec laquelle il n’est plus possible de se rassurer au sein de l’étant : l’angoisse (Angst). Celle-ci est au fondement de la peur, ainsi que du divertissement censé y remédier. La peur est peur de tel étant mondain (ou compris comme tel dans l’entente impropre que le Dasein a de lui-même, confondant angoisse et peur), tandis que l’angoisse ne s’angoisse devant aucun étant déterminé. Cela signifie que si cet indéterminé est ce devant quoi elle s’angoisse, c’est que le Dasein lui-même en tant que pouvoir-être n’est pas sur le même mode que l’étant là-devant, auquel il a affaire avec la peur, quoique le Dasein en déval ne saisisse pas nécessairement ceci. « Le devant-quoi de l’angoisse est l’être-au-monde en tant que tel »101, et non pas tel étant utilisable ou là-devant, dans la mesure où il s’agit du Dasein lui-même . Que se passe-t-il en effet avec elle ? « L’entièreté de conjointure qui se dévoile à l’intérieur du monde, celle de l’utilisable comme celle de l’étant là-devant, est à ce titre tout à fait dénuée d’importance. Elle se volatilise. Le monde a pour caractère l’absence complète de significativité. »102 Cela veut dire que la modalité de l’être-au qu’est l’entente paraît s’évanouir, parce que tous les réseaux de renvois s’effacent. Un brouillard s’étend sur le monde ambiant dans son ensemble. Ce qui menace est donc nulle part, dans aucun coin déterminé, sans pourtant n’être absolument rien (nichts)103. Lorsque nous recherchons le devant-quoi de l’angoisse, nous butons irrémédiablement sur le « ce n’est rien et nulle part » (Nichts ist es und nirgend)104 ; nous devons faire face à la « récalcitrance du rien et nulle part intérieurs au monde (Die Aufsässigkeit des innerweltlichen Nichts und Nirgends». En réalité, « le devant-quoi de l’angoisse est le monde en tant que tel ». Le § 13, qui analysait la connaissance du monde et la thématisait comme un mode d’être dérivé, ouvrait déjà le problème de la disposition affective, qui ici nous permet d’aborder le thème du rien (nicht). Nous pouvons

101 Etre et temps § 40 (trad. Vezin p. 235 [186]) 102 Etre et temps § 40 (trad. Vezin p. 235 [186]) 103 Que l’on nous permette d’insister sur la terminologie utilisée ici par Heidegger pour désigner l’épreuve de la négativité : cela importera d’autant plus lorsque nous analyserons de nouveau l’angoisse, cette fois dans Was ist Metaphysik ?. 104 Etre et temps § 40 (trad. Vezin p. 236 [186])

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remarquer que d’une certaine manière, plus le monde ambiant se trouve perturbé, plus la mondanéité apparaît en tant que telle, depuis l’outil qui ne fonctionne pas jusqu’à l’angoisse. En cela se révèle ce qu’a d’insigne cette tonalité affective : son caractère fondamental tient à ce qu’elle est, en tant que mode de l’ouverture à l’étant du Dasein, l’ouverture à l’ouverture en tant que telle, non pas pourtant portée d’emblée au concept ou explicitée, mais demeurant bel et bien « vue » comme telle. Heidegger précise que cette non-significativité n’implique pas l’absence de monde, quoique la significativité en est une structure essentielle ; mais s’effaçant, elle met en relief l’insignifiance essentielle de l’étant mondain, pour laisser place à la pure mondanéité. L’absence de significativité de l’étant mondain permet au monde de s’imposer dans sa mondanéité, qui est la possibilité de tous les renvois, de l’utilisable, de la préoccupation, etc. et qui appartient ontologiquement au Dasein comme être-au-monde. Le Dasein est placé devant la pure et simple « possibilité de l’utilisable en général (Möglichkeit von Zuhandenem überhaupt), c’est-à-dire le monde lui-même ». Le « au fond ce n’était rien (es war eigentlich nichts)» que dit le Dasein quotidien une fois l’angoisse passée est juste : ce n’était effectivement rien d’utilisable, ou encore de là-devant, dont il a été fait l’expérience, sans être pour autant rien du tout (kein totales Nichts), un simple nihil negativum. Au contraire était-ce « quelque chose » (»Etwas«) de plus fondamental que l’étant utilisable. « S’angoisser, c’est découvrir originellement le monde comme monde », appartenant ontologiquement au Dasein ayant le caractère fondamental de l’être-au-monde. Le monde en tant que tel, soulignons-le encore une fois avec Heidegger, ne se découvre donc pas dans l’attitude théorique où est fait abstraction de l’étant mondain pour être ensuite pensé (comme d’une certaine façon chez Husserl) : c’est dans une tonalité affective qu’il apparaît, où il n’est pas saisi conceptuellement. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il soit « mal » saisi, puisque comme nous l’avons vu l’entente et la disposition affective sont cooriginaires : il n’y a pas lieu ici d’affirmer un primat de l’entente, et même au contraire au vu de l’importance de ce qui se fait jour dans l’angoisse. Nous avons vu que l’angoisse s’angoisse devant l’être-au-monde en tant que tel. Mais pour quoi s’angoisse-t-elle ? Certes, c’est pour le Dasein ; mais pas pour lui relativement à telle ou telle de ses possibilités factives. « Ce pour quoi l’angoisse s’angoisse n’est pas un genre d’être et une possibilité déterminés du Dasein »105. Le monde dans sa pure mondanéite n’a pas à offrir des possibilités spécifiques, au contraire il est la possibilité en tant que telle. Ce ne sont pas telles ou telles possibilités qui se révèlent menaçantes. C’est en quoi son expérience rompt avec le On qui prescrit d’avance les possibilités d’être du Dasein : l’angoisse libère pour la possibilité en tant que telle. De la même manière, le Dasein ne peut plus s’entendre à partir de l’étant intramondain, celui-ci étant frappé d’insignifiance. En l’« esseulant », l’angoisse « découvre donc le Dasein comme être-possible et même comme celui qu’il peut uniquement être de lui-même du plus profond de son esseulement »106. Autrement dit, l’angoisse fait signe vers la possibilité d’être soi-même du Dasein. Or ce dernier est ce qu’il est en ayant le genre d’être de l’être-au-monde. Il faut donc en conclure l’identité du ce devant quoi et du ce pour quoi l’angoisse s’angoisse : la mondanéité du monde de l’étant qui est au monde et la possibilité du possible pour l’étant qui a à être lui-même se trouvent ici réunis. L’angoisse est donc à sa manière, par opposition au dévalement ayant lieu d’abord et le plus souvent, la forme fondamentale de l’être-au-monde, puisque le Dasein y est ainsi mis face à lui-même comme tel. Nous pouvons signaler que cela rompt totalement avec ce que penserait l’entendement courant : l’expérience de la mondanéité du monde serait au contraire celle de l’être de l’étant que le sujet n’est pas, et non de lui-même. C’est seulement en pensant le Dasein comme être-au-monde que l’expérience de l’un est simultanément celle de l’autre. Devenant libre « pour la liberté de se choisir » qui s’offre à lui, il est corrélativement libre pour la pure possibilité de la mondanéité du monde, qui était toujours déjà présente.

105 Etre et temps § 40 (trad. Vezin p. 237 [187]) 106 Etre et temps § 40 (trad. Vezin p. 237 [187-188])

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Demandons maintenant : comment se sent à proprement parler le Dasein dans l’angoisse ? Heidegger répond qu’il se sent « étrangé » (unheimlich), c’est-à-dire plongé dans le rien – das Nichts (la significativité concrète s’efface pour laisser place à la « forme » vide qui la rend possible) et nulle part – und Nirgends (il n’y a plus de coins, puisqu’il n’y a plus de renvois et de discernation ; seul demeure le là (Da) originel du Dasein rendant possible tout lieu). Le Dasein se sent aussi chassé hors de chez soi ; or nous avons expliqué qu’au §12 Heidegger renvoyait le terme « être-au » (In-sein) de être-au-monde au fait d’habiter. Mais habiter pour le Dasein quotidien signifie être immergé au milieu de l’étant mondain, avoir sa place dans l’ensemble des renvois (par exemple dans un processus de production, ou parmi les autres en général) et être noyé dans le On. Si celui-ci laisse place à la mondanéité comme telle grâce à l’angoisse, le Dasein n’est alors plus chez lui, tout en étant paradoxalement chez lui plus que jamais ; il n’y est que comme étranger, parce que cette saisie n’a rien à voir avec la tonalité affective ressentie dans le dévalement. « L’être-au-monde en tranquille familiarité est un mode de l’étrangeté du Dasein, non l’inverse. Le pas-chez-soi doit se concevoir sur le plan ontologique existential comme phénomène plus originel. »107 Aussi l’angoisse peut-elle fonder la peur, qui n’en n’est que la modalité en déval dans la préoccupation mondaine. L’étrangeté devient ainsi le genre fondamental de l’être-au-monde, menaçant sans cesse la tranquilisation que cause le On. La quotidienneté ne connaît que la peur, car elle se tranquillise sur le plus effrayant : la possibilité d’être en profondeur soi-même. Cela la mènerait en effet à aller chercher du côté de l’étrangeté fondamentale du Dasein. De même s’explique devant quoi fuit le dévalement : à l’évidence, pas devant un étant mondain, mais au contraire devant le Dasein comme être-au-monde se révélant comme tel dans l’angoisse. Nous percevons donc avec l’angoisse l’autre aspect du monde : tentateur dans le dévalement, il devient maintenant dans sa mondanéité accessible via l’angoisse celui qui met en lumière la propriété et l’impropriété comme possibilités de son être au Dasein. Ceci constitue une difficulté, car l’angoisse vient bien de l’être-au-monde : comment celui-ci permet-il les deux possibilités ? La réponse est qu’étant au monde, le Dasein est toujours déjà « livré » à l’étant intramondain et au On ; mais aussi, cooriginairement, à la possibilité de se choisir comme ce qu’il a à être le plus authentiquement. Mais, pourrions-nous demander : comment se fait-il que certains fuient l’angoisse et d’autres non ? Est-elle seulement ressentie par tous (et ceux qui ne la ressentent pas ne peuvent rester qu’auprès de l’étant mondain et du On, tant pis quant à une expérience possible de la mondanéité) ? Pour la première question, il semble que la fuite demeure la possibilité la plus simple. Concernant la seconde, si l’angoisse relève de l’être même du Dasein, il est nécessaire qu’elle ait été déjà ressentie par chacun, quoique l’angoisse « propre » soit, selon Heidegger, « rare » ; ceux qui le nient ne l’ont peut-être pas comprise et se sont immergés à nouveau dans le On. Mais d’où vient que la mondanéité à la fois se manifeste et se recouvre ? Nous pensons que cette difficulté concernant la cooriginarité de la vérité et la non-vérité ne sera résolue qu’ultérieurement, dans Vom Wesen des Warheit (où vérité et non-vérité seront celles de l’être lui-même, et non de l’ouverture du Dasein). Dans Sein und Zeit, si les phénomènes sont montrés, la question de leur origine commune reste obscure, sans doute parce que le sens de l’être n’est pas atteint108. L’appel du Gewissen Les analyses sur le Gewissen complètent comme nous allons le voir celles de l’angoisse. Auparavant, arrêtons-nous brièvement sur les développements sur la mort des paragraphes 50-53 qui les précèdent et qui leur sont préalables. Ces paragraphes analysent ce qu’il en est de la mort pour le Dasein. Celle-ci se révèle comme sa possibilité la plus propre, au-delà de laquelle il n’y a plus de possibilité. La raison de cela est que 107 Etre et temps § 40 (trad. Vezin p. 239 [189]) 108 Concernant la raison de cela, nous renvoyons au §83 qui remet en cause l’idée même d’accéder au sens de l’être à partir du sens de l’être de l’étant Dasein comme temporalité.

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« dans cette possibilité-là il y va purement et simplement pour le Dasein de son être-au-monde »109. Elle se révèle dans l’angoisse, puisque celle-ci fait ressortir le Dasein comme pouvoir-être indéterminé ; la mort n’est que le pouvoir-être certain et inéluctable vers lequel toutes les possibilités d’être tendent. Elle n’a de ce point de vue rien à voir avec la peur de la mort, qui est la modalité de l’angoisse telle qu’elle apparaît dans le dévalement et qui fait de la mort un événement mondain. L’angoisse permet de se tenir dans l’imminence de cette possibilité en révélant « l’incommensurable impossibilité de l’existence ». Le « vers où » du Dasein, tout comme le « d’où il vient » (sa facticité) apparaissent dans leur dimension mystérieuse. Mais la certitude de la mort doit du même coup rendre le Dasein certain de son existence comme être-au-monde, à savoir comme se possibilisant jusqu’à cette ultime possibilité. Une fois ceci posé, qu’en est-il du Gewissen, censé attester un pouvoir-être propre du Dasein ? Si le Dasein s’entend le plus souvent à partir du On et fait la « sourde oreille » au Dasein propre qu’il peut être, le Gewissen rompt avec la voix du On en la brisant. Celui-ci se caractérise essentiellement comme appel. Il importe de préciser que Heidegger prend soin d’éviter toute description de vécus psychologiques correspondants (accessibles par ailleurs au On), ainsi que toute analyse sur une dimension moralisante ou théologique de l’appel. De même, ce n’est pas un fait là-devant : cet appel ne se laisser pas ramener à quelque chose d’indépendant du mode d’être spécifique du Dasein. L’appel est un mode de la parole, qui constitue l’une des trois modalités de l’être-au : il est donc découvrant. « L’appel du Gewissen a le caractère de l’interpellation adressée au Dasein sur son pouvoir-être-soi-même le plus propre et cela de la manière qui en appelle à son être-en-faute le plus propre. »110 Il est dirigé en vue du soi-même du Dasein et pour cela « frappe d’insignifiance le On » quoi doit être « franchi d’un saut »111. Le contenu de cet appel tranche du même coup avec le dévalement : il ne dit rien des événements mondains de la préoccupation qui alimentent le bavardage. « L’appel brise ce n’avoir d’oreille que pour le On par lequel le Dasein ne s’écoute même plus si, conformément à son caractère d’appel, il suscite une écoute ayant pour caractère de s’opposer du tout au tout à l’écoute où le Dasein s’est perdu. »112 Quel est alors le caractère de cet appel ? Il est dirigé, nous l’avons vu, vers le Dasein lui-même. Il interpelle celui-ci en vue de lui-même : il le place seul face à lui-même en le coupant du bruit du bavardage et de l’agitation de la préoccupation. Il ne dit rien. Le Gewissen appelle sur le mode du silence par opposition au bavardage du On. Le On est frappé d’insignifiance, tout comme dans l’angoisse : « Le nous-on est sommé d’être soi-même (Auf das Selbst wird das Man-selbst angerufen) »113. Pour sa part le Gewissen n’a à proprement parler rien à dire, s’il est supposé que tout dire est un dire à propos de l’étant mondain : il n’a pas de contenu particulier. « A le prendre au sens strict il ne lance – rien (nichts).»114 Il n’est pas question d’un monologue intérieur où seraient débattues différentes possibilités plus ou moins authentiques. La question qui se pose désormais est : qui lance cet étrange appel ? Celui qui appelle reste tout d’abord indéterminé. Il n’est rien d’assignable : ce n’est pas Dieu, la société, etc. Il est impossible, précise Heidegger, de se le rendre familier comme c’est le cas avec autrui dans la préoccupation. Cela ne veut pourtant pas dire que n’est rien de positif qui appelle. C’est au contraire le Dasein, insaisissable comme un étant du monde ambiant, qui s’appelle lui-même. D’un autre côté, il serait possible d’objecter que dans l’expérience de l’appel du Gewissen, le Dasein ne choisit pas de s’appeler lui-même : nous éprouvons plutôt un « « ça » appelle », qui n’est pas malgré tout un autre en dehors de nous. Il est important de rejeter l’interprétation selon laquelle l’auteur de l’appel serait une puissance étrangère là-devant en nous. Le Dasein est ontologiquement « livré à l’existence » : son être-jeté est un existential fondamental. Or le plus

109 Etre et temps § 50 (trad. Vezin p. 305 [250]) 110 Etre et temps § 54 (trad. Vezin p. 325 [269]) 111 Etre et temps § 56 (trad. Vezin p. 329-330 [273]) 112 Etre et temps § 55 (trad. Vezin p. 327 [271]) 113 Etre et temps § 56 (trad. Vezin p. 329 [273]) 114 Etre et temps § 56 (trad. Vezin légèrement modifiée p. 330 [273]). Nous devons ici être sensibles au ton de la phrase : Streng genommen – nichts.

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souvent le Dasein est aveugle à l’étrangeté de son être ; elle ne se révèle que dans l’angoisse lorsqu’il est placé devant « le rien du monde (das Nichts der Welt)»115. Et ce n’est justement rien (nichts) de mondain qui appelle ici. La voix qu’entend le Dasein esseulé et « jeté dans le rien (in das Nichts geworfene) » demeure étrangère, parce qu’elle n’est plus celle du On dans le bavardage. Elle parle sur le mode du silence, « en le ramenant dans le silence-gardé du pouvoir-être existant »116. D’après l’opinion commune, le vide du silence ne devrait pas permettre au Dasein de se reconnaître comme celui qui est interpellé. Pourtant, ce silence émanant de lui-même l’ouvre à son pouvoir-être le plus propre. Il s’agit en réalité de l’appel du souci, dont la structure a été dégagée au § 41 (donc juste après l’analyse de l’angoisse) comme « être-en-avance-sur-soi-même-tout-en-étant-déjà-au-monde » : cette structure veut dire que l’être du Dasein déterminé comme souci est à comprendre comme projection vers des possibilités dans un monde factif : dans le souci se voient rassemblés trois caractères ontologiques fondamentaux du Dasein que sont l’existentialité, la facticité et le dévalement. Il ne fait que présenter, « à titre d’ouverture la plus élémentaire du Dasein jeté, son être-au-monde devant le rien du monde, face auquel il s’angoisse dans l’angoisse pour son pouvoir-être le plus propre »117. Il appelle ainsi depuis l’étrangeté du Dasein, sur le mode du « silence gardé du pouvoir-être existant ». Le fait que l’appel ne dise rien ne veut pas dire que rien n’est donné à entendre. L’appel accuse en silence le Dasein quotidien de faute. Il faut comprendre cela à partir de l’entente quotidienne qu’a le Dasein de la faute : à la fois au sens d’ « avoir des dettes » et d’« être responsable de ». Cet appel révèle par là que dans le Dasein est en jeu une négativité. Celle-ci ne peut se manifester que sur le mode de l’étrangeté, par opposition à la pseudo-positivité de l’agitation où tout est bien connu dans le On. Il s’agit de la négativité de son être-jeté, du fait qu’« il n’est pas amené à lui-même en son là »118. Par là, ce n’est pas un pouvoir-être idéal qui est fourni au Dasein. De la même manière, la faute en question n’est pas telle faute commise factivement dans le monde ambiant. Ce qu’il faut retenir de l’entente quotidienne de la faute est le fait d’être à l’origine d’un défaut. Comment comprendre ceci existentialement ? Le défaut en question n’est pas en effet là-devant. « Si le « en faute » doit pouvoir déterminer l’existence, alors se pose aussitôt le problème ontologique d’élucider existentialement quel type de négation (Nicht-Charakter) est en jeu dans ce ne… pas. »119 La réponse nous est fournie par l’être-jeté du Dasein. Il n’a pas posé l’origine de son pouvoir-être, « que la disposition lui révèle comme un fardeau » pour cette raison même : il doit répondre de lui-même comme originairement jeté, même s’il n’a pas choisi sa venue à l’existence120. Son irréductible contingence doit être proprement saisie comme telle pour qu’il puisse devenir authentiquement ce qu’il est. Il ne peut effectuer cela qu’en se projetant dans les possibilités dans lesquelles il est jeté. L’appel du souci est donc, une fois clarifié cela, à la fois rappel de son être-jeté « comme origine négative qu’il a accueillir dans l’existence » et vocation ou possibilité d’assumer son être-jeté en se projetant vers ses possibilités les plus propres (et non pas en se laissant entraîner par le caractère tentateur du monde). Mais la projection est elle aussi négative, en ce que se tenir dans une possibilité revient à ne pas se tenir dans une autre qui se voit à jamais recouverte. « Mais la liberté est seulement dans le choix de l’une, ce qui implique de supporter de n’avoir pas choisi et de n’avoir pas pu choisir les autres possibilités. »121 Le Dasein ne peut pas ne pas être en faute ; il peut pourtant l’être proprement, restant « à l’écoute de sa possibilité d’existence la plus propre »122. Cette négativité n’est donc pas une défaillance ; au contraire rend-elle possible tout choix positif ainsi que toute responsabilité (contrairement au On qui en prive le Dasein). La négativité de l’être-jeté est par ailleurs, selon Heidegger, à l’origine du dévalement : non pas parce que celui-ci serait un moindre être, mais parce qu’il est 115 Etre et temps § 57 (trad. Vezin p. 333 [276]) 116 Etre et temps § 57 (trad. Vezin p. 334 [277]) 117 Etre et temps § 57 (trad. Vezin p. 333 [276]) 118 Etre et temps § 58 (trad. Vezin p. 341 [284]) 119 Etre et temps § 58 (trad. Vezin p. 340 [283]) 120 Il arrive ainsi que les enfants disent en ce sens : « je n’ai pas choisi de naître ». 121 Etre et temps § 58 (trad. Vezin p. 342 [285]). Son ultime possibilité, la mort, n’est pas elle non plus choisie. 122 Etre et temps § 58 (trad. Vezin p. 345 [287])

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la manière impropre d’exister du Dasein se détournant de ce qui constitue son être, sa négativité originelle ; au contraire l’agitation du On passe pour de la plénitude. Le Dasein demeure toujours déjà dans un monde de l’utilisable qui implique des « projections immédiates et factives »123 telles que le dévalement s’ensuit nécessairement ; l’angoisse rompant avec lui doit permettre au Dasein à l’écoute de ressaisir proprement son être. La résolution Nous ne pouvons pas, comme nous l’avons vu, choisir de ressentir l’appel de la conscience morale ; nous pouvons seulement choisir d’être libres pour l’ « être-en-faute le plus propre ». L’autre nom de ce choix est ce que Heidegger nomme au § 60 la résolution (Entschlossenheit), la qualifiant de « constituant essentiel de l’être-au-monde en tant que tel »124. Cela ne doit pas nous surprendre, puisque avec elle le Dasein assume pleinement son propre être. Rapportée aux modalités de l’être-au, nous voyons alors : qu’à l’entendre correspond le fait de se projeter dans nos possibilités factives les plus propres ; qu’à la tonalité affective correspond le fait d’affronter l’angoisse ; qu’à la parole correspond le silence gardé par opposition au bavardage du On. Le monde est désormais dans la résolution dévoilé comme situation, par opposition à « l’état général des choses » que constate le On : avec elle le Dasein est « in situ », son là en tant que pouvoir-être. Si nous entendons la signification spatiale du terme « situation » et si nous gardons à l’esprit les analyses sur la spatialité du Dasein, alors nous voyons que pour autant qu’elle se dévoile dans la résolution, il s’agit du fait d’assumer son « là » pour le Dasein et ainsi de découvrir proprement « le caractère de conjointure que prennent chaque fois les circonstances ». Autrement dit, la situation constitue le versant authentique du monde ambiant de la préoccupation où le Dasein se perd lui-même. D’où il ressort que l’appel du Gewissen, s’il appelle au pouvoir-être, « ne brandit pas un vide idéal d’existence, mais au contraire convoque au cœur de la situation. »125 Il en va plus que jamais pour le Dasein de son être, ici et maintenant. Cela étant dit, Heidegger nous met en garde contre ceux qui au nom de leur mépris de la quotidienneté prôneraient une fuite « hors du monde » : « la résolution en tant qu’oser à fond être soi-même ne retranche pas le Dasein de son monde [...]. Comment le ferait-elle, du reste – elle qui, comme ouverture propre, n’est quand même proprement rien d’autre que l’être-au-monde. »126 La résolution n’est pas résolution pour des possibilités existentielles déterminées ; elle n’est qu’une nouvelle saisie de l’être-au-monde, à savoir dans sa vérité et dans sa non-vérité qu’elle « fait proprement sienne »127. Les possibilités factives se voient dévoilées de sorte que le Dasein puisse librement choisir les siennes les plus propres, et non pas comme dans le cadre de la dictature du On ou de la discernation où aucun choix réel n’est opéré. Le § 62 analyse plus en détails ce qu’il en est de la résolution. Cette fois ce thème est plus explicitement relié à celui de la mort : « le rien (Nichts) auquel confronte l’angoisse révèle la négativité (Nichtigkeit) qui préside au Dasein en son origine, en son fond même en tant qu’être-jeté dans la mort »128. En effet, l’être-en-faute du Dasein demeure aussi longtemps qu’est le Dasein, c’est-à-dire jusqu’à la cessation de son être. Lorsque celle-ci est saisie par la résolution, soit authentiquement, alors la résolution s’achemine vers un propre « être vers la mort ». Le « rien » découvert renvoie donc ultimement à la structure du Dasein qui est négative (nichtig). L’être-en-faute que révèle le Gewissen découvre au Dasein son pur pouvoir-être fini aussi bien parce que le Dasein ne choisit pas d’exister que parce que sa fin est sa possibilité la plus originelle. La résolution doit donc être comprise comme marche d’avance vers cette possibilité (dont l’accomplissement

123 Etre et temps § 60 (trad. Vezin p. 356 [297]) 124 Etre et temps § 60 (trad. Vezin p. 355 [297]) 125 Etre et temps § 60 (trad. Vezin p. 359 [300]) 126 Etre et temps § 60 (trad. Vezin p. 356 [298]) 127 Etre et temps § 60 (trad. Vezin p. 357 [299]) 128 Etre et temps § 62 (trad. Vezin p. 368 [308])

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demeure indéterminé et menace de faire basculer l’existence du côté de son impossibilité), par opposition au On qui s’empresse de la fuir. Il s’agit pour le Dasein d’assumer pleinement la finitude de son être, et particulièrement sa possibilité la plus propre, indépassable. « Le phénomène de la résolution nous a amené face à la vérité originelle de l’existence »129 ; mais Heidegger précise aussitôt que cette vérité n’est pas disponible là-devant et qu’elle nécessite un « tenir-pour-vrai (Für-wahr-halten) », c’est-à-dire une appropriation, l’ « être-certain (Gewißsein) » du Dasein mais non pas toutefois au sens d’une certitude purement théorique130. De cela découle le fait que le Dasein soutient les possibilités factives en tant que possibilités en se rendant ainsi libre à leur égard. Cela ne signifie pas que le Dasein résolu envers son existence se voie factivement irrésolu face aux diverses possibilités ; au contraire la véritable résolution est « résolue à la répétition d’elle-même », le Dasein maintenant ouvert à lui-même, c’est-à-dire à son être-possible à partir de sa possibilité la plus certaine, la mort. En cela réside la possibilité de l’agir véritable qu’ignore le On fuyant l’être le plus propre du Dasein et déresponsabilisant chacun. Ici la responsabilité prend pleinement son sens, car le Dasein doit à chaque fois répondre de lui-même, c’est-à-dire de la finitude de son existence : toute action prend une véritable valeur, par opposition au « on fait… » dont nul n’a à répondre, car son effectuation prend un caractère indépassable relativement à ce qu’il en est du pouvoir-être lui-même du Dasein. Toutefois, Heidegger souligne qu’étant cooriginairement dans la non-vérité, le Dasein résolu doit se maintenir « ouvert à la perte dans l’irrésolution du On ». Inévitable, le dévalement peut cela dit être saisi dans sa vérité, c’est-à-dire pour ce qu’il est : la non-vérité de l’existence dont la négativité du Dasein est à l’origine. Si cette négativité est assumée, alors le dévalement l’est également. Nous ne devons pas comprendre cela au sens où finalement, ayant perçu la vérité de l’existence, peu importerait au Dasein résolu de fuir dans le On dont il a conscience de la nécessité. Au contraire, le On est saisi pour ce qu’il est alors même que le Dasein y retourne : il peut de ce fait d’autant mieux revenir de cet oubli de soi-même et de l’insignifiance de ce qui est en jeu dans la préoccupation, la curiosité, le bavardage. Ou plutôt : cet inessentiel est perçu tout à la fois dans ce qu’il a d’essentiel mais aussi comme la fuite devant l’être soi-même authentique qui est appelé du fond de son être par le Gewissen. B) L’être du Dasein comme temporalité ; le monde et le temps. Les paragraphes qui suivent les développements de ci-dessus vont montrer que l’être de l’étant Dasein est sa temporalité, comme nous l’avions déjà annoncé anticipativement à propos des analyses de Franck. La résolution est en effet une marche d’avance vers la mort (futur) à partir de l’être-jeté (passé) assumé et saisissant les possibles au présent sur le fondement de la conscience de cette finitude, à savoir comme ceux les plus propres du Dasein. La temporalité s’avèrera donc être le sens ontologique du souci. Que signifie cela ? Avec la temporalité, nous saisissons l’être du Dasein, sa détermination originaire se déployant en les

129 Etre et temps § 62 (trad. Vezin légèrement modifiée p. 367 [307]) 130 Dans le cadre d’une réflexion orientée théologiquement, Heidegger affirmait ceci dans la lettre du 12 septembre 1929 à E. Blochmann (p. 240-241 de la traduction David chez Gallimard) : « Car la vérité de notre Dasein n’est pas chose simple. Conformément à elle, la sincérité avec soi-même a sa profondeur propre et ses multiples facettes. Elle ne consiste pas seulement en réflexions rationnelles qu’il n’y aurait plus qu’à appliquer. Il lui faut attendre son jour et son heure, celle où nous tenons le Dasein en entier. C’est alors que nous éprouvons qu’en tout ce qui lui est essentiel notre cœur doit se tenir ouvert pour la grâce. » Cette ouverture semble au plus proche de celle du Dasein résolu à l’appel du Gewissen. Heidegger poursuit : « Dieu – ou comme vous voudrez dire – appelle chacun d’une voix différente », et compare en s’appuyant implicitement sur le Psaume 90 cet appel à la nuit, par opposition à l’agitation des journées du Dasein quotidien : il importe alors que le Dasein se tienne prêt pour la nuit, car « cet élément négatif est décisif ». « Voilà ce qu’il nous faut concrètement apprendre et enseigner ; c’est seulement ainsi que nous provoquerons un tournant de l’époque à partir de son ressort le plus profond. » Nous pensons que malgré qu’elle soit postérieure à Was ist Metaphysik ? – conférence à laquelle elle fait d’ailleurs allusion, cette lettre illustre tout à fait les analyses de Sein und Zeit ou la négativité est celle du Dasein révélée par l’appel du Gewissen.

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divers existentiaux que nous avons rencontrés. La résolution a révélé la saisie authentique de l’être du Dasein par lui-même. Elle est une manière pour lui de se tenir envers sa possibilité la plus propre, la mort. Cette possibilité n’est pas immédiatement présente, mais elle est saisie comme à venir. Ceci n’est pas à entendre au sens où elle ne serait pas encore effective, réelle. Il s’agit pour Heidegger de « la venue dans laquelle le Dasein s’en vient jusqu’à soi en son pouvoir-être le plus propre »131. C’est la marche d’avance qui constitue le sens véritable de l’avenir : tout en étant « en train d’être », le Dasein est résolu envers sa fin. Autrement dit, son être-en-faute est entendu proprement, à savoir comme le fait que le Dasein a un mode d’être dont la négativité lui est essentielle. Mais cela signifie également que le Dasein, qui assume alors le fait qu’il n’est pas à l’origine de son existence, qu’il « a-été ». Ainsi le Dasein résolu se rapporte à la fois au passé de son être-jeté et à l’avenir de sa mort, parce que la résolution est la saisie de sa finitude. Mais ceci ne peut avoir lieu que dans la situation, où le Dasein se rend libre pour ses possibilités factives en tant que possibilités. « L’être résolument ouvert après l’utilisable de la situation, c’est-à-dire celui qui ménage dans l’action la rencontre entre ce qui entre en présence au sein du monde ambiant, n’est possible qu’en se rendant cet étant présent. »132 Il convient donc de dire que si la résolution assume l’être-été à partir de l’avenir dans le présent de la situation où l’étant est apprésenté, cette structure s’unifie dans ce qu’il faut nommer la temporalité (Zeitlichkeit), qui est le sens propre du souci dont la structure énoncée au § 41 était, comme nous l’avons vu, l’ « être-en-avance-sur-soi-déjà-au (monde) comme être-après (l’étant se rencontrant à l’intérieur du monde) »133. Ce rappel est important (et Heidegger lui-même l’effectue), car en exposant la temporalité du Dasein, il pourrait sembler que nous nous écartons de notre sujet. En réalité, tel n’est pas le cas puisque nous découvrons ici que l’existential fondamental du Dasein qu’est l’être-au-monde doit désormais se comprendre à partir de l’être de cet étant qui s’avère être la temporalité, la détermination de l’être du Dasein comme souci restant finalement une étape intermédiaire. Le moment du souci « l’avance sur soi » se fonde sur l’avenir, l’ « être-déjà-au » sur l’être-été ou passé, et enfin l’ « être-après » sur l’apprésentation. Si le Dasein s’entend le plus souvent improprement, il en découle qu’il entend le plus souvent improprement le temps. C’est pourquoi Heidegger insiste pour que soient malgré tout écartés les termes « futur, passé, avenir » appartenant très probablement à cette entente. Le Dasein n’est pas un étant là-devant qui serait « dans » le temps, tout comme il n’est pas « dans » le monde. L’ « avant » et l’ « après » correspondent à des manières d’être du Dasein pour qui il en va de son pouvoir-être. Aussi le primat accordé traditionnellement au présent pour comprendre le temps correspond à une entente impropre du temps : le présent ou apprésentation relève du dévalement du Dasein dans le monde ambiant de la préoccupation. D’ailleurs, le terme d’apprésentation fait écho au déloignement qu’effectue le Dasein dans la discernation. Au contraire l’avenir, dont Heidegger affirme clairement la primauté, renvoie à l’ « à-dessein-de-soi-même » qui est un caractère de l’existentialité, tout comme l’être-été (par opposition au passé qui est « le nom que nous donnons à l’étant qui n’est plus là-devant »134) renvoie à la facticité du Dasein découverte dans la disposition affective. Or dévalement, facticité et existentialité constituent la structure du souci ; et de même que ce tout n’a rien d’un assemblage, de même la temporalité n’est pas comme la somme d’un présent, d’un passé et d’un avenir. « La temporalité n’ « est » absolument pas un étant. Elle n’est pas, elle se temporalise (Sie ist nicht, sondern zeitigt sich). »135 Pour la déterminer plus précisément, Heidegger met en relation avenir, être-été et présent avec respectivement « jusqu’à soi », « en retour à » et « ménager la rencontre de ». Nous pouvons voir alors qu’elle est « l’ekstatikόn par excellence ». Heidegger fait appel ici au terme grec qui signifie « ce qui sort hors de soi ». Il est alors possible de nommer « extases » les trois dimensions de la temporalité, ce qui leur refuse le statut de

131 Etre et temps § 65 (trad. Vezin p. 385-386 [325]) 132 Etre et temps § 65 (trad. Vezin p. 386 [326]) 133 Etre et temps § 41 (trad. Vezin p. 242 [192]) 134 Etre et temps § 65 (trad. Vezin p. 388 [328]) 135 Etre et temps § 65 (trad. Vezin p. 389 [328])

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moments là-devant ; la temporalité se temporalise dans l’unité de celles-ci. Remarquons qu’avec la temporalité, la négativité du Dasein ressort d’autant plus : il est en effet l’étant qui advient jusqu’à lui-même, contrairement aux choses. C’est pourquoi, en dépit d’une opinion courante, le temps est bel et bien fini, encore que resterait à préciser en quel sens après la mort du Dasein nous pouvons dire qu’il continue malgré tout. Le § 69 s’avère également fort intéressant dans notre cadre, en particulier son c) qui est intitulé « Le problème temporel de la transcendance du monde ». Nous avons développé ci-avant le fait que le monde ambiant a vu sa mondanéité déterminée comme significativité. Mais si le monde est le corrélat de l’être-au-monde qu’est le Dasein, comment lier ceci avec l’être de cet étant ? « De quelle manière le monde doit-il être pour que le Dasein puisse exister comme être-au-monde ? »136 Heidegger explique que le Dasein est l’étant qui est à dessein de (Umwillen) lui-même et qu’il ne le peut qu’en étant livré à l’étant. Cela pourrait sembler paradoxal : le Dasein a besoin de l’étant qu’il n’est pas pour être lui-même. Et l’étant qu’il n’est pas n’est-il justement pas ce dans quoi il se perd lui-même dans la préoccupation et le On ? Le fait d’être livré à l’étant, c’est-à-dire au monde, ne se borne pas ceci dit à sa dimension tentatrice, telle que le Dasein s’oublie à même l’étant. Tout comme le monde a besoin du Dasein qui est l’étant qui est au monde, le Dasein a besoin du monde pour devenir ce qu’il peut être. Dans sa vérité, le monde doit libérer le Dasein comme ce en quoi seulement il peut devenir ce qu’il est ; c’est dans sa non-vérité, à laquelle correspond un être dans la non-vérité du Dasein fondé dans sa négativité, qu’il est tentateur. Seul ce qui serait Dieu est immédiatement proprement ce qu’il est lui-même, parce qu’il est intemporel – il n’a donc pas besoin de monde. Heidegger affirme, au reste de manière qui peut sembler assez obscure, que le monde, « ce à l’intérieur de quoi a lieu l’entente primitive de soi-même a le genre d’être du Dasein »137. Le Dasein ne « tombe » pas dans le temps qui serait « dans » le monde : il est le temps lui-même et c’est pourquoi le monde lui est immédiatement découvert temporellement. « Pour autant que le Dasein se tempore, un monde est également. »138 Le déploiement temporel du Dasein est ainsi une marque de sa finitude. Et parce que Dasein est temporel, le monde n’est pas simplement là-devant : comme corrélat de l’être-au-monde, lui aussi se tempore dans la temporalité. S’il n’y a pas de Dasein, il s’ensuit qu’il n’y a pas non plus de monde (nous verrons en quoi le discours de Heidegger sur ce point sera quelque peu différent dans son cours de 1929-1930). La significativité doit donc se fonder sur la temporalité. Comment Heidegger explique-t-il cela ? Les extases temporelles sont des « envols vers » une cible, un horizon : elles ont donc un « schéma horizontal ». Celui par lequel le Dasein se temporalise vers l’avenir est l’ « à-dessein-de soi » ; celui par lequel il découvre le « devant-quoi » de l’être-jeté dans la disposition affective est l’ « être-été » ; et celui par lequel il apprésente est le présent qui se détermine par le « fait pour » au fondement de la significativité : il s’agit là de ce qui est à l’origine du fait-pour de l’outil qui lui-même se détermine dans un tout d’outils. La préoccupation est dévoilée dans l’horizon de l’extase du présent avec le schéma du « fait-pour », mais c’est dans l’unité des différents schémas horizontaux que se révèle le fait que « les rapports du fait-pour s’intègrent à l’à-dessein-de ». C’est pourquoi le monde est découvert nécessairement à l’étant qui se temporalise, le Dasein, si le monde est constitué par la structure essentielle de la significativité : le fait-pour de l’outil et l’à-dessein-de lui-même du Dasein sont cooriginaires dans la temporalité. Et, ajoute Heidegger, de même que l’apprésentation naît des extases de l’avenir et de l’être-été, de même le schéma horizontal du présent, le fait-pour, naît des schémas horizontaux de ces deux-là. Les rapports de significativité ne sont donc pas quelque chose de rajouté après coup par le Dasein venant dans un monde (mais qui pourrait être sans monde). Cette analyse est à lier avec celle menée au § 18 où est montré pourquoi c’est l’étant

136 Etre et temps § 69 (trad. Vezin p. 427 [364]) 137 Etre et temps § 69 (trad. Vezin p. 427 [364]) 138 Etre et temps § 69 (trad. Vezin p. 428 [365]). En anticipant sur le cours de 1929-1930, il faudrait dire que dans ce-dernier c’est exactement le contraire.

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utilisable qui est d’emblée dévoilé dans le monde de la préoccupation ; en un sens, ce passage en est la reprise une fois dégagé l’être du Dasein comme temporalité. Le monde est suite à cela qualifié de transcendant par Heidegger. Que dit-il sur ce point ? Si le monde est fondé sur l’unité horizontale de la temporalité et si celle-ci est extatique, alors le « vers quoi » de ses extases n’est pas elle-même, soit le Dasein, mais quelque chose qu’elle n’est pas. C’est pourquoi les extases sont dirigées vers quelque chose de transcendant par rapport au Dasein, où sera permise la rencontre avec l’étant qu’il n’est pas : les étants mondains. Le schéma horizontal de l’apprésentation, le fait-pour, l’indiquait déjà : le Dasein n’étant pas de par son genre d’être fait pour quoique ce soit, ce schéma s’applique donc à l’étant qu’il n’est pas lui-même (mais sans lequel il ne peut être à dessein de lui-même, comme nous le voyons en considérant la cooriginarité des extases). Heidegger peut donc dire qu’ « avec l’existence factive du Dasein se rencontre déjà aussi l’étant intérieur au monde »139. Que ce soient tels ou tels étants ne dépend pas du bon plaisir du Dasein ; seul dépend de sa liberté à quel point, comment et dans quelle direction il le fait, tout en tenant compte de son irréductible être-jeté. Il faut donc conclure de tout ceci que « le « problème de la transcendance » ne peut pas se ramener à la question : comment un sujet sort-il dehors pour aller jusqu’à un objet, l’intégralité des objets s’identifiant alors avec l’idée de monde. La vraie question, c’est : qu’est-ce qui rend ontologiquement possible que l’étant puisse se rencontrer intérieurement au monde et, en se rencontrant, être objectivé ? Le retour à la transcendance du monde fondée de manière horizontale exstatique donne la réponse. »140 Reste une difficulté : si le monde est fondé sur la temporalité du Dasein, n’est-il pas « subjectif » ? N’aurions-nous pas affaire à une forme extrême d’idéalisme ? En réalité, dit Heidegger, parce que ce monde est comme nous venons de le voir transcendant, si nous tenons à employer cette distinction – ce que pour sa part notre philosophe ne fait pas – il faut dire qu’au contraire il est tout ce qu’il y a de plus objectif : en témoigne la facticité du Dasein, à savoir le fait qu’il n’a pas originairement choisi l’ensemble des étants dans lequel il se meut. Par ailleurs, le sens de l’être dégagé devait après coup fournir des précisions sur le problème du monde en général ; cela n’eut pourtant jamais lieu, Sein und Zeit s’achevant sur le doute même que l’on puisse déterminer le sens de l’être à partir de la temporalité. Conclusion Qu’est-ce finalement que le monde dans Sein und Zeit, malgré les multiples points que nous avons abordés ? Le monde est le corrélat de l’existential fondamental du Dasein qu’est l’être-au-monde. Telle est la manière d’être de cet étant pour qui il en va dans son être de cet être. L’important est de relier ces deux points : l’analyse de l’angoisse et les développements sur le Gewissen qui s’y ancrent sont à cet égard centraux, tout comme celle du caractère tentateur du monde. Tout cela est à mettre en relation avec la temporalité du Dasein qui est l’être de cet étant. Toutefois, il reste une difficulté essentielle : qu’en est-il par rapport à tout cela de l’être, dont peu de choses sont dites dans le traité (sinon au tout début) ? L’angoisse ouvre sur l’être-au-monde en tant que tel ; mais ce qui angoisse dans l’angoisse n’est, tout comme l’être, rien d’étant. Biemel dit ainsi à la page 52 de son livre Le concept de monde chez Heidegger que « le monde n’est pas un étant mais ce qui rend possible toute manifestation de l’étant ». Mais ne pourrions-nous pas en dire autant de l’être, puisque c’est le sens de l’être explicite ou non et qu’a toujours le Dasein qui dévoile à chaque fois l’étant ? En quoi il serait tentant de considérer que d’une certaine façon est fait dans l’angoisse l’expérience de l’être (et ainsi de rapprocher l’analyse de Sein und Zeit avec celle de Was ist Metaphysik ?). Le Dasein, dont l’être est la temporalité, se possibilise vers sa possibilité la plus propre sous la forme de l’être-au-monde pour lequel se rencontre l’étant, et donc l’être (qui révèle l’étant en tant qu’étant, lui donne son sens). L’ouverture du Dasein à l’étant et par là à l’être est le monde, montrera

139 Etre et temps § 69 (trad. Vezin p. 429 [366]) 140 Etre et temps § 69 (trad. Vezin p. 429 [366])

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clairement Vom Wesen des Grundes. Cette ouverture, comme nous l’avons vu avec le dévalement, peut connaître différents degrés. Si l’être de l’étant Dasein se détermine comme temporalité, celle-ci doit mener dans le projet du traité à découvrir le sens de l’être lui-même en tant qu’une certaine temporalité. La temporalité doit être finalement à l’origine de la différence ontologique, ce que tente de penser le cours du semestre d’été 1927 publié sous le titre Le problèmes fondamentaux de la phénoménologie. Mais la temporalité du Dasein et celle de l’être-au-monde s’équivalent ; ainsi celle de l’être serait à lire sur celle de l’être-au-monde découvert au § 40 puis ressaisi dans sa temporalité. Il est alors tentant d’identifier cette temporalité originelle du Dasein comme être-au-monde et celle de l’être de l’étant auquel le monde ouvre, et cela d’autant plus que dès Platon, le mot désignant l’être désigne aussi la présence, ousia. Il devient donc essentiel d’examiner le rapport entre le monde et la différence ontologique, ce que tente plus clairement Vom Wesen des Grundes. Différence ontologique qui selon J.-L. Marion n’est pas pensée comme telle dans Sein und Zeit : celle que penserait le traité de 1927 serait celle entre le Dasein et les autres types d’étants, l’être-au et l’être-dans, et pour le dire d’un mot Sein und Zeit n’aborde pour ainsi dire en détails que le problème du monde. Si elle n’est vraiment pas pensée pour elle-même ici, alors le rapport entre monde et être ne peut que demeurer dans l’obscurité, la clarification se voyant toujours repoussée à plus tard, lorsque sera atteint le sens de l’être. La partie qui va suivre où sera repris le problème du monde devrait éclaircir tout ceci.

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II L’analyse de Vom Wesen des Grundes (1928) et son rapport avec la conférence Was ist Metaphysik ? (1929)

Nous allons dans cette partie exposer ce qu’il en est du monde dans Vom Wesen des Grundes et Was ist Metaphysik ?. Avant toute chose, il ne nous semble pas inutile d’expliquer pourquoi nous avons pris le parti d’étudier ensemble ces deux textes. En effet, concernant le second, il serait possible au premier abord de se demander s’il a réellement sa place dans ce travail sur le problème du monde. Le terme « monde » n’y apparaît qu’au tout début, mais au sens courant, celui dont s’occupe les sciences (la totalité de l’étant là-devant) ; le reste de la conférence le taît. Au moins trois raisons nous poussent pourtant à le croire. Tout d’abord, Heidegger lui-même souligne la connexion étroite qu’il y a entre ces deux textes dans la préface de 1949 à Vom Wesen des Grundes : « L’essai De l’essence du fondement naquit en 1928 en même temps que la conférence Qu’est-ce que la métaphysique ?. Celle-ci pense le Néant (das Nichts), celui-là nomme la différence ontologique. » La deuxième raison, qui en découle, est qu’avec l’apparition du Néant (ou plutôt son apparition à nouveaux frais, comme nous le verrons) se pose la question de son rapport avec le statut du monde, d’autant que celle-ci a lieu dans l’angoisse qui révélait en 1927 le monde en tant que tel. Enfin, la dernière raison qui s’ensuit est que l’expérience du monde a bel et bien lieu, quoique de manière fugace, dans la conférence. 1) L’analyse du monde dans Vom Wesen des Grundes A) L’émergence du problème du monde dans cet essai Cet essai a pour point de départ la question de savoir ce que signifie le terme de « fondement » (Grund). Le concept s’entend, chez Aristote qui est le premier à l’avoir thématisé en tant que tel, de trois manières : comme fondement de l’essence (Was-seins), de l’existence (Daß-seins) et de l’être-vrai (Wahr-seins). Ce qu’il y a de commun entre ces types de fondement est le fait d’être « le premier à partir duquel… ». Il ne saurait toutefois s’agir dans cet essai de retracer l’histoire du problème du fondement. Heidegger juge nécessaire de seulement rappeler dans l’introduction que la question du Grund évoque en nous la formule de Leibniz : le « principe de raison suffisante » ou déterminante (Satz vom Grunde). Dans la mesure où ce principe apparaît à propos de questions métaphysiques centrales, et pour autant que toute question métaphysique embrasse l’ensemble de la problématique de la métaphysique141, alors « il doit bien alors être vivant là même où il n’est pas expressément traité sous la forme qui lui est habituelle »142. Tout écrit métaphysique digne de ce nom a d’une façon ou d’une un rapport avec le problème du Grund, ce qui vaut aussi, comme nous le verrons, pour Sein und Zeit dont notre essai suppose les analyses. Les différents sens, dont encore une fois il n’est pas question de retracer l’histoire, du terme en question impliquent une analyse du cadre dans lequel la question du fondement prend place. Autrement dit, pourquoi se pose la question du fondement ? Quelle est la condition de possibilité de celle-ci ? Qu’est-ce qui, dans les « choses mêmes » – pour autant que Heidegger soit phénoménologue – se dévoile de telle manière que fasse question quelque chose comme un Grund (fondement, raison, principe…) ? Dès l’introduction du texte, Heidegger annonce que ce cadre est la transcendance. Mais penser la transcendance revient à penser la finitude de l’Homme, de sorte que la mise en évidence par celle-ci qui questionne d’une essence (Wesen), ici celle du fondement,

141 Nous renvoyons ici à l’analyse qui sera menée au début de la conférence Was ist Metaphysik ?, sur laquelle nous reviendrons dans un second moment. 142 De l’essence du fondement, p. 89 [7]. Nous donnons ici, comme nous le ferons par la suite, d’abord la page de la traduction de Henri Corbin publiée chez Gallimard, que nous suivrons pour autant qu’il est possible (que l’on ne nous en veuille pas de ne pas signaler systématiquement toutes les modifications que nous lui ferons subir, par exemple en remplaçant « existant » par « étant » comme d’autres manières de traduire l’allemand de Heidegger aujourd’hui dépassées), puis celle de la 8ème édition du texte paru chez Vittorio Klostermann.

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doit témoigner de la non-essence ou dès-essence (Unwesen) dont la connaissance finie affecte toute essence. Tout comme dans le cadre de Sein und Zeit, la non-vérité ne s’enracine pas tant dans le dévalement du Dasein et son entente correspondante que dans la finitude elle-même de l’Homme en général. La question que nous devons poser est la suivante : comment, à partir de ceci, allons-nous parvenir au concept de monde ? Y a-t-il seulement un rapport entre le problème du fondement et celui du monde ? Comment Heidegger s’achemine-t-il vers le second à partir du premier ? Le problème du fondement ou raison est communément exprimé sous la forme que lui a donné Leibniz, à savoir le principe de raison suffisante : nihil est sine ratione, « rien n’est sans raison ». Parce que c’est à lui que nous pensons le plus souvent en évoquant cette question, nous devons le prendre pour point de départ. Ce principe ne dit en tant que tel rien de l’essence du fondement : il affirme quelque chose sur l’étant, à savoir positivement que tout étant a sa raison (Grund), mais rien n’est dit sur ce qui constitue l’essence de ce que nous pourrions appeler l’être-fondement. Savoir ce qu’est l’être-fondement est bien plutôt présupposé par l’énoncé leibnizien. Aussi ce principe ne dit-il rien en lui-même de l’essence du fondement que nous recherchons. Or, il se trouve que dans la première moitié du XXème siècle est vivement discutée la question de savoir si ce principe a une valeur purement « logique » ou une valeur « métaphysique » (ou encore les deux) et si, comme il s’ensuit, dans le premier cas c’est la logique qui fonde la métaphysique, ou si c’est l’inverse dans le second cas. Il faudrait, suggère Heidegger mais sans le faire dans cet essai, déterminer d’abord correctement le concept de logique et le concept de métaphysique avant d’en décider ; les analyses de Sein und Zeit sur le logos, particulièrement au § 7, s’en sont pour une part acquitté, et dans le cours de 1929-1930 il fera encore question ; pour ce qui est de la métaphysique, c’est bien-sûr Was ist Metaphysik ? qui s’en chargera. Quoiqu’il en soit, la lecture des opuscules de Leibniz rendus disponibles en 1903 par Couturat ne doit pas être de prime abord menée d’après l’une ou l’autre de ces thèses : le corpus leibnizien doit parler de lui-même. Heidegger va de là montrer en quoi le principe de raison repose sur une entente de l’être chez ce philosophe à partir d’un opuscule rendu disponible par Couturat lui-même, lui dont l’interprétation accorde au contraire le primat à la logique143. Dans les Primae Veritates, Leibniz montre explicitement que le principe de raison prend naissance dans la nature de la vérité. Le principe de raison est nécessaire parce que sans lui, il y aurait des choses vraies ne se réduisant pourtant pas en identités (et seraient ainsi « sans raison »), ce qui est impossible. La vérité réside dans la liaison du sujet et du prédicat dans la proposition qui forme une unité. Si la vérité est un accord, cette unité suppose quelque chose qui est l’avec quoi de l’accord et qui en est le fondement (Grund). Le problème de la vérité rejoint ainsi celui du fondement. Or la définition de la vérité qui vient d’être donnée est en réalité secondaire : la vérité de la proposition se fonde sur une vérité plus originaire que nous pouvons qualifier d’antéprédicative et d’ontique, à savoir qui correspond à la saisie de l’étant. Ce n’est pas en effet la proposition qui rend l’étant accessible au Dasein. Il est par ailleurs notable que les étant là-devant ne se découvrent pas de la même manière que par exemple le Dasein lui-même, lui qui existe. Cette vérité est éprouvée au milieu de l’étant non pas en tant que saisie intuitive : Heidegger souligne ici qu’elle est ouverte au Dasein sous la modalité du « se sentir », sich befinden dans une certaine tonalité affective (Stimmung) : nous retrouvons là un thème important de Sein und Zeit. Cela suppose ceci dit que l’accès à

143 Pour ce qui est de la question du primat de la métaphysique sur la logique chez Leibniz, nous pouvons renvoyer au cours de Heidegger du semestre d’été 1928 Metaphysische Anfangsgründe der Logik (GA. 26, Franckfort/Main, Vittorio Klostermann, 2007 (3ème éd.)), en particulier à la première partie du cours et spécialement au §7 (p. 123-133) ; la seconde partie du cours est pour ainsi dire le brouillon de Vom Wesen des Grundes. Une traduction de G. Guest sous le titre Fonds initiaux de la logique serait en cours pour l’édition Gallimard.

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l’étant est toujours guidé par une compréhension de son être, telle qu’il puisse à partir d’elle se manifester en tant que tel, à savoir selon son essence (quid) et sa modalité (quomodo). Cette compréhension de l’être est alors la vérité que nous qualifierons d’ontologique. L’être n’a pas toutefois besoin d’être porté au concept pour être entendu, comme le montrait déjà Sein und Zeit : nous pouvons donner le nom de compréhension pré-ontologique à cette compréhension non conceptuelle, ou qui du moins ne prend pas pour thème l’être en tant que tel. L’écart entre les deux supporte de multiples degrés, par exemple la compréhension pré-ontologique que la science a de l’étant, étant dont elle n’interroge jamais l’être. Heidegger en conclut qu’ « avec cette inévitable bifurcation entre ontique et ontologique, l’essence de la vérité comme telle n’est possible que dans l’éclosion simultanée de cette différence »144. Ici se voit clairement thématisée la différence ontologique (ontologische Differenz) pour la première fois dans un essai de Heidegger, bien qu’elle était déjà précédemment prise pour thème dans le cours de 1927-1928 portant sur Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie ; Sein und Zeit n’effectuait pour sa part que l’ontologische Unterschied, la différence que nous pourrions nommer ontico-ontologique entre le mode d’être du Dasein et celui des autres étants. Si l’Homme comprend l’être et se rapporte à l’étant, le « pouvoir-différencier » qui donne lieu à la différence ontologique se nomme transcendance145. La question de l’essence du fondement devient donc finalement celle de la transcendance. Nous voyons pourquoi des considérations sur la transcendance ont leur place dans un essai dont la problématique de départ est celle de l’essence du fondement : si la question du fondement nécessite que soit posée la question de la vérité, et si celle-ci à son tour fait appel à la transcendance du Dasein, alors la problématique du fondement et celle de la transcendance sont étroitement solidaires. Fondement, vérité et transcendance forment un tout originel. Heidegger affirme à l’appui que chez Leibniz, le problème du Grund est en relation avec celui de l’être-vrai (Wahrsein), soit de l’ « être tout court » entendu comme subjectum au sens monadologique. Si l’entente de l’être repose sur la transcendance, alors c’est celle-ci qui doit désormais retenir notre attention. Les développements qui vont suivre trouvent ici leur point de départ.

B) Déterminations historiques du concept de monde Heidegger nous fournit dans la seconde partie de l’essai trois concepts historiques du monde, dont l’analyse doit permettre un mise au jour du concept authentique de celui-ci. Dans la traduction Corbin, elle débute à la page 112 et s’achève à la page 139. Elle est précédée de quelques précisions importantes concernant la transcendance, dont nous allons exposer la teneur avant d’entamer l’examen des trois concepts de monde : nous montrerons ainsi précisément comment en vient à se poser le problème du monde dans le cadre de cet essai. a) De la transcendance au problème du monde Le terme de transcendance (Transzendenz) signifie étymologiquement dépassement (Überstieg) : est transcendant ce qui effectue un dépassement. Formellement, il s’agit de la relation entre un quelque chose

144 De l’essence du fondement, p. 100 [14] 145 Le sens de ce terme subit donc un déplacement ou plutôt une accentuation par rapport à Sein und Zeit, en particulier au § 69 c), où la question était celle de la possibilité de la rencontre de l’étant « dans » le monde et la réponse la temporalité du Dasein. Au § 20 e) du cours du semestre d’été 1927, qui peut faire office de transition entre Sein und Zeit et Wom Wesen des Grundes, Heidegger commente à sa manière le paragraphe nommé de l’Hauptwerk. Ici, la transcendance est entendue comme l’ouverture préalable à l’étant du Dasein, ouverture qui relève d’une compréhension du monde (dont l’être est la significativité : est saisie d’avance l’entièreté de conjointure, Bewandtnisganzheit) sur laquelle repose celle des étants mondains : ce qu’aurait voulu dire ce paragraphe de Sein und Zeit posant que le monde est plus extérieur et plus objectif que tout objet. Nous voyons donc clairement que Wom Wesen des Grundes innove sur ce point.

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qui se dirige vers autre chose. La chose qui est dépassée, précise Heidegger, y appartient essentiellement, elle que l’on nomme habituellement, selon lui à tord, le « transcendant ». Heidegger remarque que tout ceci fait surgir en nous des représentations spatiales : cette remarque est à mettre en rapport avec Sein und Zeit qui s’efforçait de montrer que l’être-au-monde du Dasein n’est pas un être « dans » quelque chose qui serait le monde, ainsi qu’avec la fin de notre essai montrant que toute spatialité se fonde sur la transcendance. La transcendance « appartient en propre au Dasein » : c’en est la « constitution fondamentale », antérieurement à tout dépassement spatial (elle en est la condition de possibilité), tout comme dans Sein und Zeit l’être-dans se fonde sur l’être-au. Par là ce mouvement n’est pas un type de comportement parmi d’autres se réalisant de temps en temps. Si elle constitue l’essence de la « subjectivité », qui reste un terme inapproprié selon Heidegger, alors nous ne pouvons l’envisager ni comme une relation d’un sujet à un objet, ni comme un acte qui ferait sortir la conscience d’une intériorité. De même, le dépassement n’a pas lieu vers des objets : c’est tout étant qui est dépassé, y compris le Dasein lui-même, comme une totalité. « L’être-sujet signifie : être un étant dans la transcendance et en tant que transcendance (Subjektsein heißt : in und als Transzendenz Seiendes sein) »146. Cela va donc sans dire que la question de savoir si elle advient en un sujet ou non ne se pose pas, sauf à considérer une « carcasse de sujet », c’est-à-dire une intériorité close et morte. C’est pourquoi il importe d’abandonner le terme de sujet, au risque sinon de se méprendre totalement sur son être comme transcendance. Qu’est-ce qui est dépassé dans la transcendance ? La réponse est l’étant en général, ce qui signifie à la fois l’étant que le Dasein n’est pas, mais aussi lui-même pour autant qu’il est un étant. Nous comprenons ainsi pourquoi la conception courante de la transcendance est manifestement erronée : elle n’a rien d’une sortie du sujet exclusivement vers l’étant qu’il n’est pas, puisque dans la transcendance le Dasein lui-même est dépassé. Avec la transcendance, le Dasein accède à l’étant qu’il est « en tant que « lui-même » »147 ou, comme le disait Sein und Zeit, en tant que l’étant pour lequel il en va de son être. Mais il accède aussi à l’étant qu’il n’est pas : Heidegger insiste alors sur le fait que c’est la transcendance qui lui permet justement d’effectuer la différence entre ce qui est un soi-même, un Dasein, et l’étant qui est autre chose ; nous retrouvons ici la différence ontologique que pensait le traité de 1927. C’est parce que le Dasein existe (existiert), contrairement aux choses, qu’il peut se rapporter à l’étant qu’il n’est pas « mais qui doit d’abord être dépassé (aber vordem überstieg sein muß)» pour être saisi. Si l’étant est dépassé par le Dasein, cela n’advient pas comme s’il n’était qu’un amas de choses trouvées rassemblées là (zusammengefunden) : il est dépassé « comme une totalité (Ganzheit) »148. Il s’ensuit que ce n’est pas l’étant qui est ce vers quoi le dépassement est dirigé, puisque c’est précisément lui qui est dépassé. « Ce vers quoi le Dasein se transcende, nous l’appelons le monde, et la transcendance, nous la définissons maintenant comme être-au-monde (In-der-Welt-sein) »149. A ce titre, le monde est d’abord un concept transcendantal, au sens où il appartient indissolublement à la transcendance. Par transcendantal ne doit donc pas être entendu quelque chose relavant d’une théorie de la connaissance ou d’une certaine philosophie, même si Heidegger loue Kant d’en avoir fait le premier un problème dans le

146 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 105 [18] 147 De l’essence du fondement, p. 106 [18]. Il ne nous paraît pas inutile pour la suite de notre travail de remarquer ici que le als est souligné : son analyse, remise à plus tard dans Sein und Zeit (la troisième section de la première partie), se verra menée en détails dans le cours de 1929-1930 où elle consistera en l’un des deux « moments » fondamentaux du monde. 148 De l’essence du fondement, p. 107 [19]. Dans la note précédente, nous évoquions le premier « moment » du monde en 1929-1930 ; avec la totalité, entièreté ou le « dans son ensemble », nous avons affaire au second. Pour une détermination de son expérience, nous renvoyons à nos analyses ultérieures de Was ist Metaphysik ? et surtout du cours en question. Notons que le dépassement n’a rien d’une ouverture sur un quelconque infini, par exemple d’une certaine façon chez Cassirer. 149 De l’essence du fondement, p. 107 [19]

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cadre d’une fondation de l’ontologie150. Ce sens transcendantal semble toutefois à première vue étranger au concept habituel de monde, auquel correspond corrélativement une entente de l’être-au-monde. Il va donc être nécessaire selon Heidegger de discuter ces deux significations. La transcendance comme être-au-monde appartient proprement au type d’étant qu’est le Dasein. Entendue communément, la thèse selon laquelle au Dasein appartient l’être-au-monde ne voudrait dire rien d’autre que ceci : le Dasein se trouve parmi les autres étants là-devant (Vorhandene) dont la totalité forme le monde. La transcendance appartiendrait alors à tout étant en tant qu’il serait dans le monde, qui n’est rien d’autre que la totalité151 de ces étants. Etre transcendant ne veut alors plus dire que « faire partie de tout le reste de l’étant ». Si par contre elle est le propre du Dasein, si l’être-au-monde lui revient de même en propre comme caractéristique ontologique essentielle (ou son « comportement essentiel », Wesenverhalt), alors le concept de monde n’est pas à entendre comme ci-avant. Le fait que le Dasein soit dans quelque chose comme le monde, au sens courant d’être en rapport avec les autres étants, n’est possible que sur le fondement de son genre d’être qu’est l’être-au-monde. Nous nous trouvons ainsi placés devant l’équivalence entre la transcendance et l’être-au-monde. Transcendance et être-au-monde sont comme le souligne Biemel152 la même chose, le monde étant le terme de l’acte de transcender. Comment faut-il donc entendre le concept de monde ? Heidegger précise que « ce problème, nous ne le discuterons ici que dans la direction et dans les limites que nous impose le problème qui nous guide, celui du fondement. C’est à cette fin que sera tentée ici une interprétation du phénomène du monde, pour contribuer à mettre en lumière la transcendance comme telle »153. Toutefois il ne s’agira pas d’une analyse de la mondanéité ambiante comme dans Sein und Zeit. C’est ici l’histoire du concept de monde servira à cette mise en lumière en montrant à la fois les limites de chacune des significations historiques principales et ce qui les lierait ceci dit au phénomène originel, transcendantal du monde. Comme Heidegger l’affirmait en 1927 à propos du dévalement du Dasein, à chaque retrait correspond un minimum de dévoilement : cette formule doit une nouvelle fois trouver son application dans ce qui va suivre. b) Les déterminations historiques du concept de monde Le concept Grec de monde Partons du concept de κόσµος tel qu’il apparaît au tout début de la philosophie, durant « l’aurore décisive », c’est-à-dire chez les présocratiques. Le κόσµος ne désigne pas alors tel ou tel étant, ni la somme des étants, mais le « comment » (Wie) existe l’étant dans son ensemble (im Ganzen). Ce que les Grecs nommaient « ce monde-ci » ne renvoyait pas à une certaine région de l’étant délimitée par rapport à d’autres, « mais [à] ce monde de l’étant dans sa différence avec un autre monde du même étant, l’éon lui-même katà kósmon (sondern diese Welt des Seienden im Unterschied von einer anderen Welt desselben Seienden, das éon selbst katà kósmon) ». Heidegger s’appuie ici sur le fragment VII de Mélissos et le fragment II de son maître Parménide, tout deux traitant de l’étant dans son ensemble, et non pas d’une certaine part de celui-ci

150 Heidegger énonce ici la thèse centrale de Kant et le problème de la métaphysique, dont le commentaire n’entre pas dans notre propos. 151 Heidegger utilise là le terme Allheit, et non justement de Ganzheit (à laquelle seul accède le Dasein en transcendant). 152 W. Biemel, Le concept de monde chez Heidegger, Vrin, 1987, p. 157 153 De l’essence du fondement, p. 111 [22] Notons que Heidegger dira plus loin qu’il ne s’agit que d’une « évocation fugitive » (p. 139 [41]) ; ce qui ne signifie pas, relativement à notre évocation dans l’introduction du passage du cours de 1929-1930 justifiant le plan que nous avons suivi, qu’il s’agit d’une mise en avant rétrospective de la part de Heidegger : l’essai est en réalité à peu près entièrement consacré au problème du monde.

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(sublunaire ou là-devant par exemple). Le monde comme le « comment » de l’étant dans son ensemble précède toute division en régions de l’étant : l’étant qui appartient à l’un des mondes particuliers (c’est-à-dire à une région particulière de l’étant) ne le peut que sur le fondement du monde en général, il en a besoin pour être ce qu’il est. Parler par exemple du monde des Hommes ne peut se faire que sur le fondement du monde en général, parce que les Hommes ne sont qu’une région particulière de l’étant. Ainsi ce n’est ni la somme des différents mondes, ni des étants en général qui constituent le monde : bien plutôt c’est lui qui en est le support, la condition nécessaire de possibilité. Héraclite donne une autre indication plus générale essentielle et avec une tonalité assez différente sur le monde dans le fragment 89. Nous le traduisons par : « Aux éveillés appartient un monde unique et commun, au contraire chaque dormeur se porte vers un monde qui lui est propre ». Heidegger explique qu’aux Dasein éveillés le « comment » (Wie, quomodo) de l’étant se présente de la même manière, est commun et ainsi accessible à tous, tandis qu’à ceux qui dorment c’est à chaque fois d’une manière relative à tel ou tel Dasein qu’il apparaît. Le concept de monde est donc cette fois rapporté à une manière d’être du Dasein : il ne relève plus seulement de la totalité de l’étant en général, mais aussi du mode d’être du Dasein. Heidegger peut alors faire le bilan de la détermination antique et, comme il l’affirme, encore peu explicite, du concept de monde. Le monde est le « comment » de l’étant, et ce dans son ensemble ; ce « comment » est d’une certaine manière préalable ; enfin il est relatif au Dasein, il relève de lui bien qu’il embrasse tout l’étant (dont le Dasein lui-même) dans une totalité. Mais Heidegger remarque que malgré cela, dès le début de la philosophie le terme désigne bien souvent plutôt seulement l’étant lui-même qui a cette manière d’être que cette manière d’être elle-même. Le concept chrétien de monde La compréhension de l’existence qui s’est faite jour dans le christianisme a eu d’importantes conséquences quant à ce qui a été compris par « monde », du fait d’un lien étroit que nous venons de constater chez les Grecs (dont la pensée chrétienne hérite) entre le monde et le Dasein. En effet, une nouvelle compréhension de la manière d’être de l’Homme est apparue avec lui : si par ailleurs le Dasein est l’être-au-monde, alors une nouvelle compréhension du monde lui est corrélative. D’emblée, Heidegger affirme que le monde désigne directement une manière d’être fondamentale de l’existence humaine, tant le lien originel entre Dasein et monde est ressenti de manière particulièrement forte et originelle dans le christiannisme. « Ce monde » chez Saint Paul désigne la manière d’être de l’Homme que l’on peut déterminer comme sentiment détourné de Dieu, par opposition à une autre manière d’exister, qui est justement celle selon Dieu. Aussi qualifie-t-il de folie la « sagesse du monde », par opposition à la « parole de la croix » (I Cor., 1.17-31). Le monde dans sa sagesse n’a en effet pas connu Dieu, c’est-à-dire Jésus, qui est venu parmi lui. Ce monde est ici le mode d’être du Dasein qui est historiquement déterminé, contrairement au monde qui correspond à un autre type d’existence à venir, dont la véritable sagesse ou foi prépare l’advenue. Dans l’évangile de Saint Jean, le monde désigne le trait caractéristique de l’être-Homme (den Charakter des Menschseins), par opposition à la manière d’être du Christ qui est Vie, Vérité et Lumière. A propos du Christ qu’il nomme la lumière, Jean affirme que « c’était la véritable lumière qui, en venant dans le monde, éclaire tout homme. Elle était dans le monde, et le monde a été fait par elle, et le monde ne l’a pas connue » (Jean, 1, 9-10). Le monde désigne ainsi toute cette région de l’étant Dasein, aussi bien « sages et fous, justes et pécheurs, juifs et païens, sans distinction ». Dans le commentaire que fait Saint Augustin du prologue de l’évangile de Jean, nous constatons que monde s’entend dans la pense chrétienne en deux sens : comme l’ensemble de ce qui a été créé par Dieu (« et le monde a été fait par elle »), l’ens creatum ;

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mais aussi comme façon d’être de l’Homme, en tant qu’ « habiter par le cœur dans le monde », soit : se détourner de Dieu (« et le monde ne l’a pas connue »), ne pas connaître Dieu, en s’en tenant à l’étant créé sans se soucier du Créateur. Heidegger précise à propos de ce dernier sens qu’ « en créant ce concept de monde qui devait être ensuite un facteur déterminant dans l’histoire de l’esprit occidental, Augustin s’inspirait tout autant de Paul que de l’Evangile de Jean »154 : en témoigne le commentaire qu’il fait de ce-dernier, où apparaît la distinction de ci-dessus entre les deux sens. Notre philosophe souligne également que le monde désigne de manière générale ici l’étant « dans son ensemble (im Ganzen) » relativement à la manière qu’a le Dasein de se rapporter à lui. S’appuyant sur le premier sens, la métaphysique de l’Ecole affirme la nécessité de penser la cosmologie à partir de l’ontologie. Le monde est alors la totalité des étants créés, pour autant que l’ontologie prend son véritable sens dans l’optique de la théologie rationnelle traitant de l’étant au sens insigne, suprême, Dieu. C’est la raison pour laquelle Heidegger affirme que « la compréhension du concept de monde est dépendante de l’entente de l’essence et de la possibilité des preuves de l’existence de Dieu »155. Cela est particulièrement perceptible chez Crusius (1715-1775) qui conçoit le monde comme « un enchaînement réel (reale) de choses finies, qui n’est pas lui-même à son tour une partie d’un autre, auquel il appartiendrait par le moyen d’un enchaînement réel ». Toutefois chez Crusius il s’oppose certes à Dieu, mais il n’est ni une créature particulière, comme les autres, ni un simple ensemble de créatures : il est « l’unité suprême qui relie la totalité de l’étant créé ». Cela est tout à fait notable pour notre propos, car il ne s’agit pas de la simple totalité ou somme de l’étant créé, mais de son unité en tant que tout, ce qui semble renvoyer au moment « dans son ensemble » du monde que nous avons déjà rencontré. Nous pouvons remarquer que le concept « existentiel » du monde se voit ici tout à fait occulté. Le concept kantien de monde Heidegger rappelle tout d’abord ce qui sera la thèse centrale de Kant et le problème de la métaphysique, selon laquelle la Critique de la raison pure pose la question du fondement de la métaphysique ; pour autant que le monde relève de la métaphysique spéciale, il doit alors voir sa notion métamorphosée par Kant dans le cadre de son projet. Plusieurs points posent problème selon lui dans la définition dont il hérite de la scolastique, que Heidegger met en lumière. Si, comme le montrait le second paragraphe la Dissertation de 1770, sont essentiels au monde la matière, la forme et l’universalité (ou université, Heidegger traduira universitas par Allheit p. [32]), ce dernier aspect demeure obscur, obscurité que s’attachera à lever la Critique de la raison pure. D’abord, « à quoi se rapporte cette totalité qui est représentée sous le titre de « monde », ou mieux, à quoi peut-elle uniquement se rapporter ? » ; puis « qu’est-ce qui est par conséquent représenté dans le concept de monde ? » ; enfin « quel caractère a la représentation d’une semblable totalité, c’est-à-dire quelle est la structure conceptuelle du concept de monde comme tel ? »156. La notion se rapporte toujours, comme dans la cosmologie scolastique, à la totalité des étants finis ; toutefois, leur finitude n’est pas mise en relation chez Kant avec leur statut de créatures de Dieu. Elle est comprise à partir de leur statut d’objets (Gegenstand) pour une connaissance finie « qui doit se laisser donner les choses comme déjà là-devant (vorhandene) », c’est-à-dire dont la réceptivité est un aspect irréductible. Les étants accessibles à la réceptivité de la sensibilité sont appelés phénomènes ; « ces mêmes étants » qui seraient produits par une intuition créatrice sont appelés choses en soi. L’unité des phénomènes relève donc de la donation des étants à la réceptivité du sujet : elle est donc « toujours conditionnée et foncièrement incomplète », quoiqu’elle demeure dépendante de principes a priori de la faculté de connaître. La représentation de celle-ci est donc transcendante en tant qu’elle est insaisissable par une intuition, mais elle est transcendantale car la représentation de cette unité est en réalité nécessaire a priori. 154 De l’essence du fondement, p. 115 [24-25] 155 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 117 [26] 156 De l’essence du fondement, trad. Corbin légèrement modifiée p. 119 [28]

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Il s’agit ainsi de ce que Kant nomme une Idée de la raison pure, qui est le produit de la pure spontanéité de l’entendement où est atteint quelque chose d’inconditionné pour des conditions. Ce genre de représentation peut avoir un rapport avec le sujet, avec l’objet de manière finie (le phénomène) ou de manière absolue (la chose en soi). Il y a donc trois classes d’idées dont la triplicité correspond à celle de la métaphysique spéciale : respectivement, la psychologie, la cosmologie et la théologie. Le monde qui relève de la seconde devient la totalité des phénomènes, c’est-à-dire la totalité des objets d’une expérience possible. Mais il est tout autant possible d’entendre le monde en un sens plus large encore, à savoir comme « toutes les Idées transcendantales, dans la mesure où elles concernent l’absolue totalité dans la synthèse des phénomènes »157. Nous pouvons selon Kant dans le § 11 de la seconde édition de la Critique de la raison pure (B 110) distinguer le concept mathématique du monde (relativement à l’essence) et le concept dynamique du monde (relativement à l’existence). Aux trois questions posées ci-dessus, nous pouvons maintenant répondre respectivement : que le concept de monde n’est pas celui de la totalité des étants, mais une totalité transcendantale des phénomènes ayant sa source dans notre seul pouvoir de connaître fini ; puis que c’est la série des conditions de la synthèse qui s’évèle vers l’inconditionné qui est représentée par lui ; enfin qu’en tant qu’Idée sa structure logique ne reste pas indéterminée, à savoir qu’elle est concept pur et synthétique de la raison, et elle diffère des concepts de l’entendement. Aussi l’Allheit (universalité ou université) qui revenait dans la métaphysique au concept cosmologique de monde renvient désormais « à une classe encore supérieure d’Idées transcendantales ». Notre philosophe remet ici à plus tard une analyse de ce point. Mais il importe pour lui de souligner que par là, nous n’accédons pas avec cette Idée à l’inconditionné au sens le plus propre du terme : la totalité représentée demeure relative à la connaissance finie de l’Homme, qui ne peut avoir pour objet que des étants apparaissant à la sensibilité, des phénomènes. Le monde à la fois dépasse les phénomènes en tant qu’Idée, mais il demeure rapporté toujours, parce que la finitude est constitutive du Dasein humain158, à ceux-ci. Il y a donc deux sens de « transcendance » chez Kant : d’une part le dépassement de ce qui est donné dans l’expérience tout en restant au cœur de celle-ci (ainsi la représentation d’un « monde » comme totalité des objets d’une expérience possible) ; d’autre part le dépassement du phénomène comme connaissance finie vers l’Idéal transcendantal (Dieu), face auquel se tient le monde comme limitation, celle de la connaissance humaine finie dans sa totalité (elle n’a affaire qu’aux phénomènes, contrairement à l’intuition originaire qui se rapporterait aussi aux choses en elles-mêmes). Nous avons vu ici le problème du monde chez Kant dans le cadre de la métaphysique spéciale qu’il tente de refonder, ici la cosmologie. Mais le concept revêt aussi chez lui « une signification spécifiquement « existentielle » »(en quoi nous voyons qu’il hérite tout à fait en un sens du concept chrétien). Celle-ci commence déjà à pointer dans le second sens de la transcendance, en tant que le monde y désigne le mode d’être spécifique de l’Homme. La « connaissance du monde » revient à une anthropologie pragmatique où l’Homme est considéré du point de vue de son existence dans une communauté historique (il n’était pas considéré ainsi, pouvons-nous remarquer, chez Héraclite, mais cela valait pour au moins les premières communautés chrétiennes), en tant que « citoyen du monde ». Heidegger cite à l’appui l’important passage de la préface de l’Anthropologie du point de vue pragmatique : « Le plus important objet dans le monde, auquel l’Homme puisse appliquer tous les progrès de la culture, c’est l’Homme, parce qu’il est à lui-même son but ultime. Le connaître selon son espèce, comme un être terrestre doué de raison, tel est ce qui mérite tout particulièrement le nom de connaissance du monde, quoique l’Homme ne soit en fin de compte qu’une partie des créatures terrestres. » La connaissance du monde est celle de ce que l’Homme, en tant qu’être libre, peut et doit faire de lui-même ; autrement dit, en termes heideggeriens il s’agit de la connaissance du 157 Kant, Kritik der reinen Vernunft, A 407-408/B334, éd. Meiner p. 513-514 (trad. Alain Renaut p. 418 dans l’édition Garnier-Flammarion). 158 Nous renvoyons ici encore aux analyses menées dans Kant et le problème de la métaphysique.

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pouvoir-être de l’Homme pour autant qu’il est l’étant pour lequel il en va de lui-même dans son pouvoir-être. C’est pourquoi la connaissance des plantes ou des pierres n’est pas digne de figurer au nombre des connaissances qui sont à proprement parler celles du monde ; la connaissance du monde n’a rien de celle que l’on pourrait obtenir de tous les étants ou de différentes régions de l’étant, mais elle concerne l’Homme en tant que « citoyen du monde (Weltbürger) », et non pas « comme une espèce animale parmi d’autres », mais comme coexistant avec d’autres et devant « devenir ce qu’il est », pour reprendre ici une formule antique. Ainsi les expressions qu’utilise Kant comme « avoir l’expérience du monde » et « avoir l’usage du monde » signifient respectivement que dans un cas celui qui a cette expérience reste spectateur de ce qu’il comprend, tandis que dans l’autre cas il « a réellement pris part au jeu ». Dans les deux cas, il s’agit d’une manière d’être de l’Homme : « monde » désigne selon Heidegger « le « jeu » du Dasein quotidien pour lui-même ». Kant distingue l’« expérience de la vie » faite dans le second cas du « savoir d’école », celui qu’aurait le pur « artiste de la raison » qui rechercherait « l’homme divin en nous ». Nous voyons ici que cette conception se rapproche de celle chrétienne, quoique l’appréciation de existence « mondaine » soit changée : « le monde désigne alors en un sens positif les « partenaires » au jeu de la vie ». Par « monde » est alors entendu « les hommes dans leurs rapports avec l’étant dans son ensemble »159. Heidegger montre qu’il en va de même avec les expressions comme « homme du monde » ou « monde distingué », ou encore pourrions-nous ajouter « ne pas être du même monde » : il est clair qu’il s’agit d’une manière d’être de l’Homme vis-à-vis de l’étant, et non pas de la simple « communauté des humains par opposition à la totalité des choses de la nature ». Que pouvons nous conclure de ce parcours historique ? A chaque fois, le monde signifie le Dasein « dans son rapport avec l’étant dans son ensemble »160. Heidegger renvoie à plus tard la recherche des raisons pour lesquelles il en va ainsi, et nous verrons qu’elles ne manqueront pas d’apparaître finalement par la suite. Les interprétations de ci-avant montrent que la détermination heideggerienne du Dasein comme transcendance, c’est-à-dire comme être-au-monde n’a rien d’arbitraire, mais demeure au contraire à l’état non explicite en elles. Malgré des cadres forts différents, nous voyons émerger ce fond commun sur lequel ils reposent qu’il va s’agir d’expliciter pleinement dans la suite de l’essai. C) Monde, transcendance, liberté et différence ontologique a) La transcendance et le monde dans les dernières pages de la seconde partie de l’essai Plusieurs points importants vont surgir au cours des quelques pages qui succèdent aux développements sur les grandes élaborations du concept de monde. Les problèmes de la manifestation des étants dans leur ensemble et de l’ouverture du Dasein à eux en sont les deux problèmes directeurs. Heidegger commence par rappeler que l’être-au-monde désigne une « structure relationnelle » qui caractérise l’être de l’étant Dasein qui se sent (befindlich) au milieu de l’étant. De cette manière, l’étant lui est toujours déjà « manifesté dans son ensemble (im Ganzen offenbar ist) ». Il importe peu que cela apparaisse explicitement au Dasein, que cela soit sous la forme d’une connaissance de chaque étant ou d’une classification de régions différentes de l’étant. Ici comme dans Sein und Zeit, la disposition affective a la primauté sur la compréhension théorique dans l’ordre du découvrement de l’étant. C’est pourquoi Heidegger peut parler d’une compréhension (Verstehen) à propos d’elle, compréhension qui en tant qu’elle anticipe la totalité de l’étant est un « dépassement (Überstieg) vers le monde ». La manifestation de l’étant

159 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 129-130 [35] 160 De l’essence du fondement, p. 131 [36]

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dans son ensemble n’est donc pas seulement un simple état de fait déjà là, ou là-devant, mais quelque chose qui est toujours déjà découvert parce que cela découle de l’essence du Dasein. Si maintenant nous voulons analyser plus avant le phénomène du monde, nous devons d’après Heidegger répondre à une double question : d’une part « quel est le caractère fondamental (Grundcharakter : nous retrouvons ici le problème du fondement) de la totalité ainsi caractérisée » ; d’autre part « comment cette caractérisation du monde rend-elle possible une mise en lumière du rapport du Dasein au monde, c’est-à-dire un éclaircissement de la possibilité interne de l’être-au-monde (transcendance) ? »161 Restant en cela en parfait accord avec les analyses de l’angoisse dans Sein und Zeit, notre philosophe affirme que le monde en tant que totalité de l’étant n’est pas lui-même un étant. Tout comme dans l’angoisse ce n’est pas tel étant qui angoisse mais l’étant dans son ensemble, à savoir le monde, ici le monde n’est ni tel étant, ni telle région de l’étant, ni et surtout un étant d’un genre particulier que formerait cette totalité. C’est au contraire sur fond de celle-ci que le Dasein peut percevoir avec quels étants il peut entrer en rapport et de quelle manière. Dans cette façon de se faire annoncer par son monde les étants, « le Dasein se temporalise (zeitigt sich) comme un soi (Selbst), c’est-à-dire comme un étant qu’il lui est proprement réservé d’être » ; en effet « dans l’être de cet étant, il en va de son pouvoir-être »162. Nous remarquons ici que même si dans cet essai Heidegger n’insiste pas autant sur la temporalité du Dasein que dans Sein und Zeit, cette dimension demeure bel et bien présente. Le Dasein est donc l’étant qui existe à dessein de (umwillen) lui-même, comme l’affirmait déjà clairement Sein und Zeit163. Mais – et ici Heidegger reste proche des analyses de 1927, quoique celles-ci étaient bien plus développées – puisque le monde est le terme de l’acte de transcender, le monde est l’à dessein de quoi le Dasein existe (comme être-au-monde) et il possède ainsi « le caractère fondamental de l’à dessein de (Grundcharakter des Umwillen von…) ». Heidegger a alors répondu à la première question posée ci-avant : le caractère fondamental de la totalité dévoilée est l’à dessein de164. C’est seulement sur ce fondement que des étants mondains peuvent être à dessein de quoique ce soit, l’à dessein de quoi ultime étant fondamentalement le Dasein. Il est donc conséquent de conclure que le monde lui-même a aussi le caractère de l’ipséité (Selbstheit), autrement dit qu’il est toujours relatif au Dasein165. Mais que signifie le fait que le Dasein existe à dessein de lui-même ? Et n’est-ce pas là une thèse ambiguë que d’affirmer : le monde a le caractère de l’ipséité ? Il est clair que tel est le cas, ce qui motive le rejet de malentendus que nous soumet Heidegger. Tout d’abord, concernant le premier point il pourrait sembler que le philosophe veuille légitimer le plus parfait égoïsme. Non seulement cela serait absolument immoral (l’indignation marquant bien souvent plus les esprits qu’une réfutation en règle), mais les faits mêmes contrediraient cette affirmation puisque beaucoup de personnes se sont sacrifiées et se sacrifient encore pour d’autres ; la simple vie en société serait même une preuve contre un tel égoïsme, puisque la vie en communauté suppose qu’il soit au moins surmonté d’une manière ou d’une autre (le pur égoïsme étant réservé par exemple à un état de nature qui est l’antithèse de la société). Or, la thèse de Heidegger n’a rien à voir avec ces propos : il s’agit d’un énoncé 161 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 132 [37] 162 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 132 [37] 163 Voir par exemple Etre et temps § 69 c) (trad. Vezin p. 427 [364]), mais aussi de manière générale les analyses sur l’étant du monde ambiant. 164 Le cours Les fondements métaphysiques de la logique en partant de Leibniz est à cet égard encore plus clair : « Der Grundcharakter von Welt, wodurch die Ganzheit ihre spezifisch transzendentale Organisationsform erhält, ist das Umwillen. Welt als das, woraufhin Dasein transzendiert, ist primär bestimmt durch das Umwillen. » (GA. 26 p. 238) Nous traduisons par : « Le caractère fondamental du monde, par lequel l’entièreté reçoit sa forme d’organisation transcendentale spécifique, est l’à dessein de. Le monde en tant que ce vers quoi se transcende le Dasein est avant tout déterminé par l’à dessein de. » 165 Le cours du semestre d’été 1927 Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie affirmaient ainsi au § 20 e) : « Ipséité et monde s’entre-appartiennent dans l’unité de la constitution fondamentale du Dasein, de l’être-au-monde » (trad. J.-F. Courtine p. 358).

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ontologique, à savoir que le Dasein est l’étant pour lequel il en va indépassablement de son être, donc de lui-même. Nous voyons donc que d’elle ne découle en principe « aucun but égoïste d’ordre ontique », quoiqu’elle puisse être au fondement de tout égoïsme effectif. Poser que le Dasein est l’étant dont il en va de son être, ce qui n’est pas le cas des choses qui sont ce qu’elles sont, ce n’est pas pour autant poser un idéal d’existence selon lequel seuls valent les fins privées et le bon plaisir de chacun. De la même manière, il ne s’agit pas non plus d’un « isolement solipsiste du Dasein ». Au contraire, l’être de celui-ci est avant tout relationnel, qu’il s’agisse des différentes modalités du rapport aux choses ou des différentes modalités du rapport à d’autre Dasein, dont égoïsme et altruisme constituent des possibilités. Au reste, Sein und Zeit qui développait plus longuement ce point affirmait clairement que l’être-avec est un existential originaire ; qu’il suffise pour s’en convaincre de relire le § 26 sur la coexistence et l’être-avec quotidien, et le paragraphe suivant sur le On qui a su retenir l’attention de bien des lecteurs. Aussi l’ipséité rend-elle possible tout rapport à d’autres égoïtés, et elle se tient en deçà de toute différenciation ontique telle que la différence sexuelle166 parce qu’elle est profondément en deçà de la différence entre le je (Heidegger dit précisément l’Ichsein, l’ « être-je ») et le tu (Dusein). Concernant le second point, la question qui ne manque pas de se poser est la suivante : « ne fait-on pas rentrer le monde dans le Dasein (dans le sujet) ? ». Si par sujet nous entendons un contenant là-devant et par monde un contenu là-devant dans le sujet, alors affirmer que le monde a le caractère de l’ipséité a en effet cette conséquence. Mais ceci repose sur une complète méprise sur le mode d’être du Dasein et du monde, au reste ininterrogés. Nous avons déjà développé ce point à propos de l’être-au dans Sein und Zeit ; ce que dit ici Vom Wesen des Grundes n’est pas foncièrement différent, seule la formulation change puisque Heidegger y thématise particulièrement la transcendance. Pour autant que le monde est le terme de l’acte de transcender, ce que s’attachait à montrer Heidegger au début de la seconde partie de l’essai, il est ce vers quoi se « dépasse » le « sujet », qui bien compris est le Dasein : il ne peut donc pas demeurer en lui. Il l’est même d’autant moins que dévoilant les étants, le monde dévoile l’étant qu’est le Dasein lui-même. Mais pour autant qu’il relève de la transcendance, il serait faux de le qualifier de purement objectif « si l’on entend par ce mot « faire partie des objets étants » », le sujet se dépassant alors vers une somme d’objets là-devant. Cette mise au point seulement négative permet la poursuite des analyses proprement dites. Heidegger commence par joindre les deux moments importants que nous avons rencontrés, à savoir la totalité (Ganzheit) et l’à dessein (Umwillen) : « le monde, pour autant qu’il est à chaque fois la totalité de l’à dessein d’un Dasein, est produit par ce dernier devant lui-même (die Welt wird als jeweilige Ganzheit des Umwillen eines Daseins durch dieses selbst vor er selbst gebracht) »167. Que signifie cette formule ramassée ? Heidegger explique qu’en se transcendant vers un monde, le Dasein se projette vers ses propres possibilités (au sens purement formel des siennes ; ici la question du dévalement n’est pas posée). En effet, au milieu de l’étant il peut devenir ce qu’il est en entrant en rapport avec lui. Autrement dit, pour devenir lui-même, lui dont il en va de son être, il doit entretenir des relations avec l’étant au moyens desquelles il devient celui qu’il peut être : dans un cadre non heideggerien, nous pourrions dire que nous sommes ce que nous faisons. Heidegger souligne qu’il ne s’agit pas de la simple apprésentation d’étants permettant de réaliser les possibilités : l’étant lui-même est dépassé dans la mesure où est projeté un monde, qui encore une fois n’est pas un étant, mais dont le projet rend possible la manifestation de l’étant en tant que tel168. Cet avènement (ou « historial », traduit Corbin : Geschehen) du projet dépassant l’étant et dans lequel se

166 Nous renvoyons sur ce point aux analyses de Franck que nous avons exposées à propos de la spatialité du Dasein. 167 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 135 [38]. Il importait de fournir la phrase allemande dans son intégralité puisque la traduction que nous proposons diffère notablement de celle de Corbin. 168 Als solches : nous rencontrons une fois encore l’un des deux problèmes directeurs de l’analyse du monde du Dasein dans le cours de 1929-1930. Nous allons voir même dans un instant apparaître sa thèse majeure.

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temporalise le Dasein est ce qu’il faut véritablement entendre par « être-au-monde ». Nous sommes ici invités à penser la cooriginarité de l’être-au-monde, de la transcendance, du dépassement de l’étant et de la temporalité : tous ces termes nomment le même événement, l’existence du Dasein. Heidegger introduit un terme (qu’au reste il n’utilisera plus dans la suite de l’essai) qui sera absolument central dans Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude : la configuration de monde169. Le philosophe, qui y reviendra longuement dans le cours en question, nous livre ici une indication sur ce terme, à savoir qu’il s’entend de multiples façons : d’une part la configuration de monde qu’effectue le Dasein permet au monde d’advenir (geschehen) ; d’autre part elle pré-figure (als Vor-bild) tout étant découvert, au nombre duquel figure le Dasein lui-même. Le premier point marque ainsi une rupture avec les philosophies (mais aussi avec l’opinion commune) où le monde est quelque chose de toujours déjà là-devant, qu’il y ait ou non un Dasein : au contraire le monde éclot avec ce-dernier. Le second point semble être quant à lui une autre manière de dire que l’étant dans son ensemble est toujours déjà découvert au Dasein, et qu’il est toujours déjà découvert pour autant que le Dasein devient grâce à cette ouverture de tout étant lui-même. Pour illustrer ceci, Biemel prend l’exemple du monde de l’artiste : le Dasein doit réaliser son pouvoir-être comme existence artistique, où l’étant alors est dévoilé comme « beau »170. C’est pourquoi de même quelque chose comme la « nature », à savoir les étants que le Dasein n’est pas, ne peuvent se manifester que s’ils « entrent dans un monde » ; ce qui ne survient pas toutefois comme « un accident », comme quelque chose qui viendrait s’ajouter de l’extérieur à leur être, mais il en va avec leur « entrée au monde » (Welteingang) de leur avènement : l’entrée au monde est l’ « avec quoi », ce grâce à quoi ils adviennent (das « mit » dem Seienden « geschiet »). Ainsi, il est possible d’affirmer qu’avec la temporalité du Dasein « sonnent le jour et l’heure de l’entrée au monde de l’étant ». Cette historicité originelle au fondement de toute histoire, cette « proto-histoire » (ou historialité, Urgeschichte) est la transcendance elle-même : elle est la condition de possibilité de l’entrée au monde d’un étant, soit de sa manifestation. Aussi pointe dans ce développement le thème de la contingence, qui trouvera sa formulation radicale dans Was ist Metaphysik ? (dont la dernière phrase est : « pourquoi y a-t-il en général de l’étant et non pas plutôt rien ? »), comme nous le verrons. Nous retrouvons de plus un thème qui était déjà présent dans les derniers paragraphes de Sein und Zeit où Heidegger s’interrogeait sur l’historicité du Dasein. Désormais, nous sommes en possession d’un concept de monde plus précis, tout comme a également gagné en précision le concept de transcendance. Nous sommes donc selon Heidegger en mesure de comprendre que la transcendance fournit un « cadre privilégié » lorsque nous questionnons l’étant en tant qu’étant, à savoir dans son être. De ce fait, nous pouvons de nouveau poser la question de l’essence du fondement. Heidegger effectue toutefois un dernier détour par Platon, qui aurait en effet évoqué la transcendance dans le fameux passage du livre VI de la République où il est question de l’ « épékeina tès ousías ». Heidegger avait déjà commenté brièvement ce passage dans le cours du semestre d’été 1297 publié sous le titre Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie171. Il s’agissait de montrer que l’épékeina est la condition de possibilité de toute connaissance, tout comme l’agathón (le Bien) ou son Idée. Aussi pour que l’être devienne l’objet de notre connaissance, il faut que nous interrogions l’épékeina. Or Heidegger avait montré

169 « « Le Dasein transcende », cela veut dire : il est dans l’essence de son être configurateur de monde [weltbildend – Heidegger lui-même souligne ce terme], et certes « configurateur [ou formateur, constructeur : bildent] » en de multiples sens [...]». De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 135 [39]. Il apparaît clairement après ceci que Vom Wesen des Grundes fait tout à fait office de transition entre Sein und Zeit et le cours de 1929-1930. 170 W. Biemel, Le concept de monde chez Heidegger, Vrin, 1987, p. 161. A la page 163, Biemel remarque par ailleurs qu’il n’y a pas d’ouverture à l’étant en dehors de la compréhension du Dasein, et que de ce point de vue l’étant n’est pas plus ou mieux dévoilé par la science que par l’art. 171 Heidegger, Les problèmes fondamentaux de la phénoménologie, trad. J.-F. Courtine, Paris, Gallimard, 1985, p. 343 [404-405]

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dans le cours que la détermination antique de l’être avait lieu dans l’horizon de la production : quel est le rapport entre ceci, l’épékeina et l’Idée de Bien ? Notre philosophe indique seulement que cette dernière est ce que Platon appelle aussi le démiurge, ce qui relie ces termes à la production. Quel commentaire en fait maintenant Heidegger dans Vom Wesen des Grundes ? Là encore, l’épékeina et le Bien sont explicitement identifiés, car notre auteur se pose d’emblée la question de savoir s’il est possible d’affirmer du même coup que le Bien chez Platon est véritablement la transcendance du Dasein. Or la question du Bien apparaît dans la République tandis que Platon s’interroge sur la possibilité de l’existence du Dasein dans la cité. Certes, il convient de souligner que la question de l’existence du Dasein n’est pas aussi explicite chez lui qu’elle peut l’être dans Sein und Zeit ; ceci dit, la question de la compréhension de l’être se voit posée. L’acte de compréhension de l’être est l’action originaire (Urhandlung, terme qui fait écho à Urgeschichte ci-avant) du Dasein ; le Bien est la puissance (éxis) rendant cooriginairement possible la vérité, la compréhension et l’être. Si maintenant le Bien demeure chez Platon indéterminé quant à son contenu, c’est parce qu’il s’agit selon Heidegger de l’ou éneka, que Heidegger n’hésite pas à traduire par das Umwillen von…– le « ce en vue de quoi » ou « à dessein de » que nous avons rencontré ci-avant, qui est « la source de la possibilité en tant que telle ». C’est pourquoi l’Idée de Bien est l’Idée suprême : Heidegger rappelle à cet égard la formule de Sein und Zeit selon laquelle le possible est plus haut que l’effectif (Wirkliche). Nous voyons donc déjà poindre chez Platon le problème, qui demeure pourtant non déployé comme tel, du rapport entre le Dasein et l’à dessein de. De fait, la tradition philosophique ultérieure a placé les Idées soit dans un lieu supra-céleste, soit dans le sujet sous la forme d’idées innées, en perdant de vue totalement ce problème. La seconde moitié de l’avant-dernier alinéa s’avère assez complexe. Deux points sont mis en avant par Heidegger. Le premier consiste à affirmer, relativement aux deux options choisies par la tradition, que « si le monde se présente devant le Dasein comme au-delà de lui, il est simultanément vrai que c’est dans le Dasein qu’il se forme (sich bildet) »172. Si ceci s’accorde tout à fait avec ce que Heidegger a déjà expliqué, la question est plutôt pourquoi est-ce qu’il le dit à ce moment précis de l’essai. La réponse, qui révèle le sens de ce détour par Platon, est que puisque être-au-monde et transcendance sont identifiables et puisqu’à propos de l’Idée de Bien chez Platon il était au fond question de la transcendance, le voilement de cette dernière est parallèle au voilement du monde, qui certes n’est pas, comme nous l’avons vu, « dans » le Dasein (aspect apparaissant dans la thèse des Idées comme réalités appartenant à un lieu supra-céleste), mais n’est pas pour autant sans lui puisque le monde n’advient que dans la transcendance (aspect apparaissant – mais ne faisant qu’apparaître – dans la thèse des idées innées). Dans le premier cas, le monde est radicalement objectif, dans le deuxième il est radicalement subjectif. Mais, comme nous l’avons déjà montré, la question du monde est d’emblée manquée lorsque nous tenons à la poser en termes d’objet et de sujet. Le problème des idées, qui au premier abord paraît tout différent du problème du monde, lui est finalement intimement lié. Le second point, qui en découle, pose que ces deux options philosophiques sont sans fondement et manquent le phénomène du monde en tant que tel, le remplaçant par une région déterminée de l’étant éternel à laquelle correspond un mode d’accès déterminé (noein, intuitus). Nous pouvons toutefois nous demander, quoique nous ne répondrons pas ici, si cette interprétation que propose Heidegger du statut des idées dans la philosophie n’en reste pas moins discutable. Il demeure ceci dit clair que selon lui, le problème de la connaissance est à lier avec celui plus général du rapport du Dasein à l’étant, et donc au problème du monde. Remarquons que la comparaison de l’Idée de Bien avec le soleil n’est évoquée dans notre essai que fugitivement, tandis que dans le cours du semestre d’été 1927 Heidegger commente plus longuement l’allégorie de la caverne. Celle-ci serait censée nous montrer, pour le dire d’un mot, que le philosophe, se détournant des étants pour diriger ses regards vers l’Idée de Bien, soit vers l’être (effectuant donc la réduction phénoménologique telle qu’elle est définie au début du cours), reviendrait en saisissant les étants

172 De l’essence du fondement, p. 138-139 [41]

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dans leur être et en les faisant ainsi apparaître sous une nouvelle lumière. Heidegger insistera, comme nous allons le voir, sur cette dimension du problème dans Vom Wesen des Grundes ; ce qui n’a rien détonnant, l’essai étant censé penser précisément la différence ontologique173. b) La reprise de la question du fondement : fondement, monde, être et liberté Si la question de l’essence du fondement nous a menés au problème de la transcendance et celui-ci à celui du monde, nous devons maintenant mettre au jour dans la transcendance la condition de possibilité de quelque chose de tel qu’un fondement. De la liberté au fondement Heidegger opère pour cela tout d’abord le passage entre l’à dessein (Umwillen) et la volonté (Willen) : puisque le Dasein est à dessein de lui-même au milieu de l’étant et puisqu’il ne peut avoir de rapport avec celui-ci (dont lui-même) qu’en se transcendant vers le monde (qui a lui-même, parce que le Dasein est l’être-au-monde, le caractère de l’à dessein), ce dépassement advient (Überstieg geschieht) par le fait d’une volonté. C’est en effet celle-ci qui projette devant le Dasein son dessein, à savoir l’étant qu’il a à être. Il ne s’agit donc pas d’un vouloir déterminé, précise Heidegger, ni d’un simple comportement parmi d’autres : au contraire elle est étroitement liée à la transcendance, pour ne pas dire qu’elle s’y identifie, et elle est à l’origine de tous les actes de volition particuliers ; « une telle « volonté » doit en tant que dépassement et dans le dépassement « former (bilden [comme, ce qui n’est pas un hasard, dans le terme weltbildent]) » le dessein lui-même. »174 Cette formation de dessein ayant lieu avec le Dasein, telle est la liberté ; et si l’à dessein est un caractère central du monde, nous pouvons dire que « ce dépassement vers le monde » qu’effectue la transcendance « c’est la liberté elle-même ». Ceci est tout à fait remarquable : la liberté est ici l’ouverture même du monde, à savoir du projet dépassant l’étant qui rend justement possible sa manifestation, tandis communément le monde est conçu comme ce qui limite la liberté. De plus, le dessein n’est pas quelque chose que le Dasein n’est pas, comme un but ou une valeur données de l’extérieur : c’est la liberté elle-même, ses propres possibilités. La liberté est liberté pour la liberté, tout comme dans Sein und Zeit, qui s’exprime sur ce point en d’autres termes, la résolution est résolution du Dasein en vue de lui-même, le rendant libre non pour telles ou telles possibilités, mais pour la possibilité en tant que telle. Aussi, comme dans Sein und Zeit, de cela seul naît la responsabilité (contrairement à l’irresponsabilité du On fuyant toute réelle responsabilité), à savoir le fait que le Dasein est responsable de lui-même. Alors « la liberté se révèle comme ce qui rend possible à la fois d’imposer et de subir une obligation » : se dépassant vers un monde pour se réaliser, elle doit en accepter les contraintes liées à sa finitude (les possibilités réalisées ferment à d’autres), assumer le dévoilement de l’étant corrélatif à son projet. Heidegger conclut de tout cela que « seule la liberté peut pour le Dasein laisser régner et se mondifier un monde. Le monde n’est jamais, le monde se mondifie »175. Cette affirmation de Heidegger n’est pas aisée à comprendre, mais elle demeure en même temps centrale non seulement dans le cadre de cet essai, mais aussi relativement à la philosophie plus tardive de Heidegger : ainsi il emploie par exemple dans la conférence La chose (1950) la même expression, quoique le sens, que nous ne commenterons pas, soit dans celle-ci assurément différent176. Nous devons sans doute comprendre par là que c’est parce que le Dasein 173 Une analyse similaire de l’Idée de bien est menée aux pages 143-144 du cours du semestre d’été 1928 Metaphysische Anfangsgründe der Logik im Ausgang von Leibniz. 174 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 142 [43] 175 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 142 [44] « Freiheit allein kann dem Dasein eine Welt walten und welten lassen. Welt ist nie, sondern weltet. » Nous pouvons mentionner que l’expression « règne du monde » figure dans la note a de la page 126 [88] de Etre et temps. 176 Par exemple à la page 214 de la traduction Préau (qui traduit l’expression par « jeu du monde », mais qui ne manque pas de fournir en note le texte allemand) dans les Essais et conférences publiés chez Gallimard, nous

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est libre qu’il y a un monde ; sans la liberté du Dasein, il n’ « est » pas de monde, au sens où nous ne pouvons pas prétendre qu’il aurait un monde là-devant. Le dépassement de l’étant vers le monde est par ailleurs un dépassement vers cela seul à partir de quoi quelque chose peut être dit « être », à savoir l’être lui-même. Nous remarquons l’expression « laisser régner le monde », qui pourrait suggérer ce qui sera bien le cas là encore plus tard chez Heidegger, à savoir que l’Homme puisse ne pas laisser le monde déployer son être. Cela dit, le thème « règne du monde » qui ne fait qu’apparaître ici sera beaucoup plus clairement explicité dans le cours de 1929-1930. Nous retrouvons l’idée que le Dasein doive saisir le monde en tant que son propre projet, et non pas se détourner de tout projet authentiquement sien comme dans le dévalement. La liberté peut en effet laisser régner le monde, mais aussi s’affairer dans la préoccupation en déval. Il semble ceci dit que l’essai ne fasse pas de distinction entre authenticité et inauthenticité, et par conséquent la liberté laisse dans les deux cas régner le monde : Heidegger pose en fait ni plus ni moins qu’en projetant ses possibilités par-delà l’étant, le Dasein le dévoile, laissant régner un tel dévoilement qui a bien lieu même dans le dévalement. Ne pas le laisser régner, tel est aussi peut-être ce que Heidegger appelle l’oubli de la question de l’être ; mais encore une fois, cette question ne s’éclaircira véritablement que dans le cours de 1929-1930. La seconde phrase est difficile, mais il semble qu’il faille comprendre deux choses : d’une part que le sens courant du verbe être qui signifie être là-devant ne convient pas au monde, et ce parce que son mode d’être est celui du Dasein. Il est en effet la totalité projetée de son dessein, un pur projet dévoilant, ce que la fin de la seconde partie de l’essai affirmait : il possède comme caractère fondamental l’à dessein de. D’autre part, la dynamique du phénomène se voit soulignée : la liberté, qui est la transcendance du Dasein, n’est rien de figé, contrairement à une substance qui est éternellement. Le monde par conséquent non plus, dans la mesure où il demeure le terme de l’acte de transcender du Dasein. C’est pourquoi il ne convient pas de définir la liberté comme un type de causalité, même particulier (à la manière par exemple de Kant qui distingue la causalité naturelle ou phénoménale de la causalité par liberté ou nouménale). Il importe de différencier soigneusement l’acte de commencer (Anfangen) et l’acte d’advenir (Geschehen) : le premier convient pour les choses, le second correspond au mode d’être spécifique du Dasein et signifie le dépassement de l’étant dans le projet d’un monde. Pour parler de la liberté comme spontanéité, à savoir comme le fait de commencer de soi-même (von selbst), il faut avant toute chose éclaircir ce qu’il en est de l’ipséité (Selbstheit) dans une perspective ontologique et montrer à partir de cela la différence entre l’avènement (geschehen) d’un soi et tout autre commencement. Concernant la première tâche, Heidegger s’en est acquitté : l’ipséité trouve son origine dans la transcendance, et ce n’est qu’en tenant compte de ceci que nous devons montrer ce que signifie l’acte de fonder. La liberté n’est en effet pas selon notre philosophe un acter de fonder particulier par rapports à d’autres : elle est « l’origine du fondement en général (der Ursprung von Grund überhaupt) » ; « Liberté signifie liberté pour fonder (Freiheit ist Freiheit zum Grunde) »177. Par acte de fonder sera donc entendu dans ce qui va suivre le rapport originel entre la liberté et le fondement. Les trois sens de l’acter de fonder L’acte de fonder se dit de trois manières : au sens d’ériger ou d’instituer (stiften), au sens de prendre base (Boden-nehmen) et au sens de donner un fondement ou de motiver (begründen) ; puisque l’acte de fonder s’enracine dans la transcendance, ces trois manières de fonder constituent autant de significations transcendantales.

rencontrons la phrase « Die Welt ist, indem sie weltet », ou encore « Das Welten von Welt ». Au reste, ce procédé est utilisé plus d’une fois dans la conférence : la chose fait chose (Das ding dinget), la proximité rapproche (Die Nähe nähet), … 177 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 143-144 [44]

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Tout d’abord, nous devons exposer le premier sens dont « une certaine préséance lui revient en propre » : c’est en effet lui qui a été rencontré en premier lors des développements sur la transcendance. Le mot stiften n’y apparaît certes pas ; toutefois nous l’entendions d’après son sens lorsque nous parlions de l’ébauche ou projection du dessein (der Entwurf des Umwillen). En particulier, lorsqu’il était question de la configuration de monde (Weltbildung) nous pouvons constater d’après les trois sens mentionnés ci-dessus que c’est plutôt dans le premier sens qu’il faut entendre ce terme : le Dasein institue un monde en se projetant vers ses possibilités, et par là dévoile l’étant (aussi bien celui qu’il est lui-même que ceux qu’il n’est pas). La possibilité de saisir ceci à partir de la question du fondement montre que les acquis de ci-avant sur la transcendance ne relevaient pas d’une compréhension suffisamment radicale. Heidegger propose un bilan de ces acquis en insistant sur le rapport du Dasein aux étants. En dépassant les étants vers le monde, le Dasein entretient cela dit toujours un rapport avec eux, puisque c’est le monde qui va les dévoiler. Le projet concerne donc l’étant dans son ensemble (Ganze), y compris le Dasein lui-même pour autant qu’il est lui aussi un étant : dans la transcendance se décide le voilement et le découvrement de son être ou, pour reprendre les termes de Sein und Zeit, son authenticité ou son inauthenticité. Mais le dévoilement de l’étant dans le projet d’un monde ne peut valoir que si le Dasein est tout d’abord déjà au milieu de l’étant : sinon il ne se découvrirait que lui-même, ce qui a d’autant moins de sens que sa structure fondamentale est l’être-au-monde. Heidegger prend d’ailleurs soin de préciser qu’être au milieu de l’étant pour le Dasein ne s’entend pas dans le même sens qu’être une chose au milieu d’autres choses (par exemple la table au milieu du salon), ni même ainsi mais en entretenant de surcroît un rapport avec eux. « L’être-au-milieu de… appartient plutôt à la transcendance »178 qui revient en propre au Dasein. Pour qu’il en aille ainsi, le Dasein doit, si l’on nous permet ce vocabulaire inapproprié à propos de notre auteur, avoir conscience d’être au milieu de l’étant, c’est-à-dire pour Heidegger s’y sentir (sich befinden : nous rencontrons de nouveau ce point évoqué précédemment). En se sentant parmi l’étant, le Dasein est dans une telle proximité avec lui qu’il est « accordé à son ton (durchstimmt, qu’il serait peut-être possible de traduire par « transi », le « stimmt » renvoyant quoiqu’il en soit à la tonalité affective, Stimmung) ». Nous pourrions dire à propos de Sein und Zeit qu’il l’est au point qu’il s’oublie lui-même au milieu de l’étant. Heidegger peut alors affirmer que si la transcendance ébauche un monde par-delà l’étant, elle ne le peut pourtant qu’en accord avec l’étant par lequel le Dasein est déjà transi. Autrement dit, la mise en lumière de l’étant par le monde n’a pas lieu sans une ouverture préalable à lui (quelque chose à éclairer) et relativement à ce qu’il en est de lui car, comme nous le savons, si la manière de le dévoiler dépend d’une certaine façon de nous, en revanche il comporte une part irréductible de contingence. Ce point nous permet de passer au second sens de l’acte de fonder, à savoir celui de prendre base (Boden nehmen) : la transcendance se fonde dans ce sens précis sur l’étant, qui est le sol ferme sur lequel en le dépassant elle jettera une lumière. Heidegger souligne que cette seconde façon de fonder est contemporaine de et cooriginaire avec la première, et ce non pas comme si elles étaient là-devant dans le même maintenant, mais comme appartenant à une même temporalité (Zeitlichkeit) – celle du Dasein – dont elles constituent la temporalisation (Zeitigung). Notre philosophe nous met d’ailleurs en garde qu’il a pris le parti de ne pas mener ici l’interprétation temporelle de la transcendance ; nous ne pouvons alors que renvoyer à l’analyse du § 69 de Sein und Zeit. Inversement, le Dasein ne pourrait être transi par l’étant dans son ensemble si n’avait pas lieu l’ « aurore d’un monde (ein Weltdämmer) ». Celle-ci n’a pas besoin d’être portée au concept, le monde peut bien être interprété comme un simple étant là-devant parmi d’autres, la transcendance et la liberté ignorées, ce n’est que parce que sa caractéristique fondamentale est l’être-au-monde que le Dasein est investi (eingenommen) par l’étant. Ce n’est pas la compréhension qui découvre d’abord l’étant, mais l’affection, le sich befinden, l’explicitation théorique de ce qu’il dévoile étant déjà d’après Sein und Zeit un recouvrement. Quelles que soient donc les interprétations de l’être du monde ou du Dasein en vigueur, il n’en demeure pas moins vrai que « le Dasein fonde (institue (stiftet)) le monde

178 De l’essence du fondement, trad. Corbin p. 145 [45]

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seulement en tant que se fondant (sich grundend [ce qui revient au second sens Boden nehmen]) au milieu de l’étant »179. Si maintenant nous revenons sur le premier sens qui signifiait pour le Dasein projeter ses propres possibilités, il est possible d’affirmer qu’il « prend un essor (überschwingt) ». Que signifie ceci ? Heidegger explique que le projet de possibilités est nécessairement plus riche que leur réalisation effective : le dépassement de la transcendance s’effectue au-delà de l’étant, mais le Dasein réalise possibilité à même l’étant. Cette réalisation est possible parce que le Dasein se sent au milieu de l’étant. Mais, pouvons-nous dire dans les termes de Sein und Zeit que Heidegger reprend, la disposition affective révèle au Dasein sa facticité (Faktizität). Par conséquent, certaines possibilités sont d’emblée déjà retirées au Dasein (par exemple il naît soit ici, soi ailleurs, ses parents exercent tels métiers et non tels autres, il a ou non déjà des frères et sœurs,…). Mais Heidegger montre que c’est justement parce qu’il en va ainsi que le Dasein peut projeter ses propres possibilités à partir de cet état de fait et du retrait qui en découle. Loin de le priver de liberté, seule la facticité lui permet de projeter effectivement un monde, parce que seule le retrait de possibilités permet la réalisation effective d’autres possibilités. La finitude du Dasein n’est donc pas une entrave à sa liberté, bien au contraire. Heidegger peut ainsi lier les deux premiers sens du terme « fonder » : « la transcendance agit à la fois comme essor et comme privation ». Avec l’essor, nous avons affaire au premier sens ; avec la privation, au second. Nous voyons donc s’unifier ces deux premiers sens ainsi que la liberté qui est liberté pour fonder selon les trois aspects du fondement. Il reste à faire émerger à partir de là le troisième sens de l’acte de fonder, celui de donner un fondement ou de motiver (begründen). Le Dasein se sent au milieu de l’étant et peut à partir de là entrer en rapport avec lui, y compris avec lui-même. Le premier point est dans la tradition philosophique le plus souvent occulté : chez Husserl par exemple le problème de la transcendance est celui du dépassement qu’effectue la conscience vers les objets intentionnels, donc du rapport à l’étant, mais cela n’est pas suffisant selon Heidegger. Pour notre philosophe, Husserl n’interroge pas l’être de la conscience, et par là même n’interroge pas radicalement la transcendance180. Si l’intentionnalité est une découverte fondamentale, elle ne prend toute sa valeur que pensée dans le cadre de la transcendance. Aussi la condition de possibilité transcendantale de l’intentionnalité est-elle à la fois le projet du monde (rendant possible « une compréhension anticipant de l’être de l’étant »181) et le fait d’être transi par l’étant (ce qui n’est pas encore un rapport à proprement parler avec lui), ce qui implique le troisième sens de l’acte de fonder, le begründen. C’est ce troisième sens qui rend possible tout rapport à l’étant, donc l’intentionnalité, d’où peut naître toute vérité ontique. Heidegger précise que « motiver (begründen) » ne doit pas s’entendre d’abord au sens d’un rapport théorique à l’étant, ce rapport étant un mode dériver du rapport originel à l’étant, comme le montrait déjà Sein und Zeit. « Motiver » signifie plutôt rendre possible la question « pourquoi », qui est la question du fondement par excellence. L’analyse de la question « pourquoi » Nous devons rechercher plus précisément la condition transcendantale de cette question, et non pas énumérer et classifier à quelles occasions elle se pose. Le premier sens de fonder signifiait que sont proposées au Dasein différentes possibilités d’exister (c’est-à-dire de dévoiler l’étant) ; mais le fait d’exister implique aussi les deux autres sens, à savoir se sentir au milieu de l’étant et entretenir des rapports avec lui : c’est ainsi qu’il en va pour le Dasein de son pouvoir-être. La question « pourquoi » surgit du fait

179 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 146-147 [46] 180 Heidegger critique de fait le concept d’intentionnalité chez Husserl selon trois points : il s’agit premièrement d’une transcendance ontique (l’étant n’est pas dépassé vers l’être), deuxièmement elle concerne essentiellement l’étant présent, et troisièmement sa perspective demeure purement théorique. 181 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 148 [47-48]. Heidegger note que ce point « ne peut être montré ici ». Cela peut nous étonner, puisque la préface prétend que cet essai pense la différence ontologique.

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du décalage entre la richesse des possibilités et leur réalisation effective restreinte par l’étant qui oppresse dans la tonalité affective : nous pourrions ici lier cette analyse avec celle de l’angoisse menée au § 40 de Sein und Zeit, puisque ce n’est pas tel étant qui oppresse mais l’étant dans son ensemble et la finitude du Dasein s’y révèle clairement. La question « pourquoi » trouve alors sa nécessité dans la transcendance elle-même. Celle-ci est à l’origine de ses différentes variantes : « pourquoi est-ce ainsi et non autrement ? Pourquoi ceci et non cela ? Pourquoi, en définitive, quelque chose et non pas rien (nichts) ? »182. Heidegger affirme qu’en somme il en va avec cette question « du quoi, du comment et de l’être (Néant) en général (und Sein (Nichts) überhaupt) »183 : la question « pourquoi » suppose une entente de l’être, fût-elle non conceptuelle. Mais alors, la réponse est déjà contenue dans cette entente rendant possible toute question. « L’entente de l’être donne en tant que réponse préalable la motivation (Begründung) première et dernière.»184 Nous comprenons alors l’équivalence entre « vérité ontologique » et « motivation transcendantale » : c’est dans le troisième sens de l’acte de fonder que repose l’entente de l’être. Le dépassement de l’étant vers le monde est aussi un dépassement de l’étant vers l’être. Nous mènerons l’examen du rapport entre monde et être lorsque nous aborderons Was ist Metaphysik ?. Ce point demeure d’autant plus essentiel que c’est seulement à ce stade de l’essai que l’être apparaît de manière non fugace. C’est pourtant grâce à cette entente de l’être que l’étant peut apparaître « en tant que (als) l’étant qu’il est et comment il l’est »185 : la transcendance dépasse l’étant pour le faire apparaître grâce à l’être. Il découle de ceci que toute vérité ontique repose sur la vérité ontologique plus originaire, à savoir le sens de l’être. Le découvrement de l’étant donc lui aussi être « motivant (begründend) », c’est-à-dire le présenter conformément au sens de l’être, au projet du monde et à l’étant dans son ensemble, par exemple en le découvrant comme « cause ». Les trois sens de l’acte de fonder sont ici mobilisés, la transcendance fondant en érigeant un monde dans le premier sens, en prenant appui sur l’étant dans le second et en découvrant l’étant par un dépassement vers l’être dans le troisième, le tout cooriginairement. C’est pour cette raison selon Heidegger que le Dasein peut « réprimer la prétention de faire appel » aux fondements ou raisons (Grund). Cela peut paraître déroutant, puisque la transcendance du Dasein qui est la structure essentielle de son être est traversée de part en part par le problème du fondement. Mais en réalité, c’est le projet libre d’un monde, à savoir d’un certain dévoilement de l’étant via un sens de l’être, qui délimite ce dont il est possible et légitime de rechercher ou non le fondement, et jusqu’à quel point. Cela vaut même vis-à-vis du Dasein lui-même, puisque le dévoilement de l’étant inclut l’étant qu’il est. Par exemple, Husserl n’interroge pas le sens de l’être dans lequel se meut sa philosophie parce qu’il est tel qu’il passe pour ne pas faire question ; de même, c’est ce sens de l’être qui dispense Husserl d’interroger l’être de l’ego. L’être peut en effet ne pas être porté au concept, tout comme la transcendance peut ne pas être dévoilée comme telle, bien qu’elle le soit toujours un minimum, à savoir à la mesure de la lumière que projette le sens de l’être. Ceci dépend donc de la liberté, qui est « liberté pour fonder (freiheit zum Grunde) »186 sous la triple forme que nous avons vue. Fondement et liberté Heidegger revient après cela sur le tout début de l’essai qui partait d’Aristote. Nous avons vu trois sens de fondement : est-ce à dire que nous réduisons à trois les quatre causes, ou bien « y a-t-il équivalence entre les trois formes de l’acte de fonder et les trois modifications du prôton 'óthen » ? Cela voudrait dire qu’au

182 De l’essence du fondement, p. 150 [49]. Remarquons qu’ici ce n’est pas tout à fait la même question que celle de la fin de la conférence Was ist Metaphysik ?, où cette fois Heidegger n’emploie pas nichts mais Nichts. 183 De l’essence du fondement, p. 150 [49] 184 De l’essence du fondement, p. 150 [49]. Curieusement, la phrase suivante « In ihm ist die Transzendenz als solche begründend » n’apparaît pas dans la traduction Corbin. 185 De l’essence du fondement, p. 150 [49]. Notons une nouvelle apparition de l’ « en tant que ». 186 De l’essence du fondement, p. 152 [50]

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fondement de l’essence, au fondement de l’existence et au fondement de l’être-vrai correspondraient respectivement le fondement comme possibilité (projet), le fondement comme base (l’étant) et le fondement comme légitimation (celle de la vérité ontique par la vérité ontologique). Chez Aristote, causes ontiques et fondements transcendantaux demeurent indistincts, les seconds n’ayant qu’un degré de généralité plus élevé que les premières. Ils sont qualifiés de « premiers principes », mais l’unité qui devrait être à leur origine fait défaut, contrairement au trois sens de fonder que nous avons rencontrés qui s’enracinent dans la transcendance du Dasein. La méthode qui consisterait à dégager par voie d’abstraction l’espèce générale « fondement » est ici totalement inappropriée. « L’essence du fondement est la triple ramification de l’acte de fonder que la genèse transcendantale déploie en projet du monde, en occupation de l’étant et en motivation ontologique de l’étant. »187 C’est pourquoi Heidegger souligne que la question du fondement est indissociable de celle de l’être et de la vérité. Cela dit, au nom de quoi les trois sens de fonder peuvent être dits relever de la même problématique ? Comment se fait-il que malgré leurs différences nous devions tous les trois les nommer « fondements » ? Pour le présent essai, Heidegger se contente d’affirmer leur profonde identité qui réside dans « le souci de la persistance et de la subsistance, qui est lui-même rendu possible à son tour par la temporalité ». Nous sommes ici renvoyés implicitement aux analyses de Sein und Zeit sur le souci et la temporalité, mais ce que Heidegger a voulu dire ici demeure finalement obscur et pose de nombreuses questions ; nous ne prétendons pas l’expliciter dans le cadre de notre travail. Notre philosophe passe plutôt à un autre problème, à savoir ce que peuvent bien apporter les résultats de la recherche menée quant à ce qu’il en est du principe de raison suffisante, évoqué au début de l’essai. Heidegger rappelle que ce principe énonce : « tout étant a sa raison (Grund) ». Nous comprenons tout d’abord pourquoi il en va ainsi : c’est parce que le sens de l’être détermine la vérité ontique et délimite ce qui a et jusqu’à quel point ses raisons, comme nous l’avons vu ci-avant. De plus, « le fondement (Grund) est un caractère transcendantal de l’être en général » : d’une part c’est lui qui dévoile les étants en tant qu’étants, d’autre part il trouve sa racine dans la transcendance qui fonde en projetant un monde tout en se fondant sur l’étant découvert par la tonalité affective. Cela rend donc possible l’application du principe de raison suffisante à l’étant. Nous constatons que l’origine de ce principe n’est à chercher ni dans l’essence du jugement ni dans la vérité de celui-ci « mais dans la vérité ontologique, ce qui veut dire dans la transcendance elle-même » ; « la liberté est l’origine du principe de raison »188 puisque c’est elle qui en ébauchant le projet du monde détermine un sens de l’être qui dévoilera l’étant au milieu duquel se sent le Dasein. Pour le dire d’un mot, l’étant a son fondement dans l’être et le fondement de l’être c’est la liberté ; tout étant a donc sa raison ou fondement, en bref son Grund, ce qu’énonce le principe de raison. Il est ainsi possible de relire les textes de Leibniz sous cette nouvelle lumière. Le « pourquoi », découlant du troisième sens de l’acte de fonder (à savoir donner à l’étant un être), est exprimé chez cet auteur sous la forme « pourquoi… plutôt que… (cur potius quam) ». Pour quelle raison ? Si l’essence du fondement est la liberté humaine, ce fondement est lui-même fini189. Voilà pourquoi chaque possibilité réalisée équivaut à une fermeture à d’autres possibilités : aussi à la question « pourquoi celles-ci plutôt que telles autres » il convient de répondre : parce que la liberté est essentiellement finie. « C’est le reflet de cette origine qui se manifeste dans le « plutôt que » (potius quam) des énoncés du principe de raison. »190 Heidegger nous met toutefois en garde : « à son tour la mise en lumière des connexions transcendantales concrètes entre la « raison (Grund) » et le « plutôt que » pousse à éclaircir l’idée de l’être en général (essence et existence,

187 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 152 [51] 188 De l’essence du fondement, p. 154 [52] 189 Rappelons que Heidegger a ainsi pu aller jusqu’à dire que « l’être est lui-même essentiellement fini » dans Qu’est-ce que la métaphysique ? (trad. Corbin p. 69, p. 43 de l’édition Vittorio Klostermann). La formule, qui peut étonner, est inédite chez Heidegger : à notre connaissance, il ne la prononce nulle part ailleurs. 190 De l’essence du fondement, p. 155 [52-53]

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quelque chose, rien et négativité) »191. Cette parenthèse condense les plus grandes difficultés auxquelles la question de l’être est confrontée : l’origine de la différence classique entre l’essence et l’existence192, ce qui fait d’une chose une chose, le Nichts pensé dans Was ist Metaphysik ? et la négativité en général, en particulier celle du Dasein (pensée dans les paragraphes de Sein und Zeit consacrés au Gewissen). D’après Heidegger, il n’en n’est pourtant pas allé ainsi dans la tradition philosophique : en l’interrogeant relativement aux principes d’identité et de contradiction, la philosophie a perdu de vue l’origine du principe de raison et ce d’autant plus qu’elle a moins interrogé celle des deux autres principes, à savoir en définitive la temporalité du Dasein. Cela ne doit pas nous étonner : le début de l’essai posait que devait être montrée la non-essence (Unwesen) ou non-vérité dont la connaissance finie affecte toute essence, à savoir ici celle du fondement. Le principe de raison de la philosophie classique affecte ainsi de sa non-essence l’essence véritable du fondement. Rien ne sert pourtant d’accuser alors les philosophes de superficialité : c’est la finitude de l’Homme qui mène nécessairement au recouvrement de l’essence. En effet, si la liberté est le fondement de tout fondement, elle-même n’a pas de fondement : nous retrouvons ici le thème de l’être-jeté de Sein und Zeit, où l’origine du Dasein est dans l’obscurité totale. Nous ne pouvons donc pas croire que la liberté ait un fondement dans l’un des trois sens dégagés : en tant qu’un tel fondement (Grund), elle est un abîme (Abgrund). Il ne s’agit pas ceci dit pour notre philosophe de justifier toute attitude individuelle possible sous prétexte qu’elle serait « infondée (grundlos) » ; mais la transcendance du Dasein pose l’Homme face à de multiples possibilités tandis que ses choix effectifs sont finis. Le choix de telles possibilités rend impossible le choix de telles autres, au point que les possibilités concrètement réalisables relevant des choix du Dasein deviennent pour lui son « destin (Schicksal) », celui qu’il a choisi et qu’il a à assumer. Autrement dit, il n’est pas irresponsable de ses choix sous prétexte qu’il est fini. Au contraire – et ici le ton de Heidegger devient légèrement prescriptif, faisant sans doute signe vers ce que Sein und Zeit appelait l’authenticité ou la résolution – le Dasein doit se transcender lui-même « pour pouvoir depuis ce surplomb se comprendre lui-même avant tout comme un abîme (Abgrund) ». De même que concernant le Gewissen dans Sein und Zeit, toute analyse psychologique est ici vaine. Il ne s’agit pas ici d’un néant total : au contraire de cet abîme surgit le Dasein libre, surgissement qui est « le mouvement primaire (Urbewegung) qui, avec nous-mêmes, réalise la liberté ». Ce que cet abîme « nous donne à comprendre » d’emblée et « comme contenu originel du monde », à savoir comme dévoilement originaire de l’étant avec lequel le Dasein va réaliser ses possibilités, c’est que plus il est originairement saisi, plus le Dasein se tient dans la proximité de son être même. L’abîme n’est pas ce qu’il faut fuir, au contraire il permet au Dasein pour peu qu’il l’assume de saisir véritablement l’étant qu’il est, son ipséité. « Ainsi la non-essence du fondement n’est que surmontée par l’existence factive, mais jamais complètement évacuée »193 : la finitude du Dasein, qui est liberté pour fonder, reste insurmontable. Du même coup la transcendance comprise comme abîme nous permet de préciser ce qu’est « l’investissement dans et par l’étant ». Si le Dasein est transi par lui par le biais de la tonalité affective, il est « jeté (geworfen) » parmi l’étant non moins comme l’étant qui est libre, qui réalise ses possibilité avec l’étant. Cet être-jeté relève de l’essence du Dasein : ce n’est pas parce que d’autres étants se mettent en travers de son chemin qu’il n’est plus libre pour autant, au contraire sa liberté ne se réalise que jetée. Heidegger peut alors conclure l’essai sur le fait que le Dasein est, parce que la transcendance constitue son être, un « être du lointain (Wesen der Ferne) ». C’est l’éloignement en tant que dépassement de l’étant vers le monde et l’être qui est à l’origine de toute proximité : nous pouvons constater une évolution entre cet essai et Sein und Zeit sur la question de la spatialité. Ou plutôt l’essai de 1927 avait surtout mis l’accent sur la spatialité dans le monde ambiant, tandis qu’ici l’accent est mis sur celle l’être-au-monde en général à laquelle Sein und Zeit faisait allusion en affirmant que toute spatialité se fonde sur celle de l’être-au-monde.

191 De l’essence du fondement, p. 155 [53] : « Was- und Wiesein, Etwas, Nichts und Nichtigkeit ». 192 Nous renvoyons ici à la page précédente où était dressé le parallèle entre les trois sens de l’acte de fonder et les trois principes chez Aristote. 193 De l’essence du fondement, trad. Corbin modifiée p. 157 [54]

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Ainsi peut être véritablement découvert l’étant que le Dasein n’est pas, en particulier la co-présence (Mitsein) d’autrui et son appel. Sans doute faut-il voir ici un écho au concept kantien de monde comme la coexistence des Hommes dans une communauté. La toute fin de l’essai est plutôt obscure, d’autant que Sein und Zeit ne disait pas grand chose de son côté sur un être-avec authentique (sinon qu’il serait structuré selon les égards et l’indulgence, etc.). Que veut dire « dépouiller le moi-même (Ichheit) » ? Nous pensons qu’il s’agit probablement du moi de l’espace public du On, l’objet du bavardage, le sujet de la préoccupation. Mais lorsque le Dasein fait sien l’abîme de son être, alors il peut « se conquérir comme authentique soi-même (Selbstheit) ». Cela n’est possible qu’en une communauté de Dasein ayant rompu avec le On, c’est-à-dire dans les termes de Sein und Zeit de Dasein authentiques : alors cet être en commun peut se nommer proprement Mitdasein. Au Mitsein correspond l’Ichheit, au Mitdasein la Selbstheit. Conclusion sur Vom Wesen des Grundes Nous avons vu que la transcendance est ici tout particulièrement thématisée. Ceci peut s’expliquer au moyen d’un supplément intitulé « Caractérisation de l’idée et de la fonction d’une ontologie fondamentale », inséré dans l’important cours du semestre d’été 1928 intitulé Les fondements métaphysiques de la logique en partant de Leibniz. La question de la radicalisation de la compréhension de l’être qu’a le Dasein implique pour Heidegger, qui commence à prendre du recul par rapport à Sein und Zeit, de dévoiler l’essence du Dasein mais non pas en tant qu’existant factivement et concrêtement. Même si certains passages semblent suggérer la distinction entre authenticité et inauthenticité, ces termes n’apparaissent pas et la distinction n’est plus si essentielle. De même, les analyses de Sein und Zeit sur le monde de l’ouvrage et le monde public ne sont pas réitérées, bien qu’elles pourraient être un prolongement des acquis de l’essai. Mais ce texte se concentre sur les problèmes les plus essentiels par-delà les distinctions entre l’authenticité et l’inauthenticité, le monde de l’ouvrage ou public et ce qui pourrait être un monde authentique : la transcendance, la mondanéité du monde (le terme Weltlichkeit n’apparaît certes pas, mais ce sont bien les structures essentielles du monde qui sont dégagées), la liberté, et bien sûr la différence ontologique et le fondement. Tous ces éléments sont intimement liés, l’essentiel devenant pour notre philosophe de penser dorénavant le lien fondamental entre la transcendance et la question du fondement, ce qui le conduit à élaborer radicalement le concept de liberté. Si nous nous concentrons sur le monde, puisque tel est notre propos, il ressort de cet essai plusieurs points. D’abord, le monde n’est pas un étant mais consiste plutôt en l’épreuve de l’étant dans son ensemble. Ensuite, le monde a le caractère fondamental de l’à dessein de (Umwillen), et ce parce qu’il est le projet du Dasein par-delà l’étant de celui qu’il choisit d’être. De plus, il suit de ceci que la différence ontologique est effectuée dans ce dépassement de l’étant vers le monde. Le monde est alors ce qui révèle l’étant lui-même (dont le Dasein), en tant qu’étant. Enfin nous devons signaler que ce dernier point ainsi que d’autres éléments (l’expérience implicite de la totalité de l’étant, l’en tant que et l’expression n’apparaissant certes qu’une seule fois de « configuration de monde ») sont précurseurs des analyses que mènera le cours du semestre d’hiver 1929-1930. Le mérite de cet essai est sans doute de faire ressortir clairement tout cela, d’une part parce qu’il est relativement bref, d’autre part parce que comme nous le disions il ne se « perd » pas dans les descriptions du monde ambiant, bien qu’il ne faille pas sous-estimer celles-ci. Sa méthode est à vrai dire toute autre : le cours de 1929-1930 la qualifiera d’historique puisqu’elle retrace les grandes étapes du concept de monde, de même qu’elle part d’un problème se rencontrant dans l’histoire de la philosophie, celui du fondement. Mais plus essentiel est encore une fois le fait que radicalisant sa démarche, Heidegger insiste sur la transcendance du Dasein. Nous pouvons pour finir remarquer que tout comme Sein und Zeit, l’essai est pour ainsi dire entièrement consacré au problème du monde, ce qui montre le caractère absolument essentiel de ce concept. Ce caractère se comprend d’autant mieux désormais qu’ont été posés clairement ses enjeux : la transcendance, la liberté, et surtout la différence ontologique.

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2) La conférence Was ist Metaphysik ? A) L’émergence de la question du Néant Cette conférence inaugurale fut prononcée le 24 juillet 1929 devant l’ensemble des collègues de Heidegger, réunis à l’occasion de la succession de celui-ci à la chaire de Husserl. Le contexte de Was ist Metaphysik ? est donc tout à fait particulier : Heidegger se prononce face à l’ensemble des facultés sur sa conception de la philosophie, sur la question de son rapport avec les autres sciences, et affirme par la même occasion sa différence d’avec son désormais ancien maître. Poser la question de savoir ce qu’est la métaphysique suscite habituellement l’attente d’un discours à propos de la métaphysique, discours d’autant plus extérieur à ce domaine qu’il le saisirait avec plus d’objectivité. Ce n’est pourtant pas ainsi qu’il faut procéder selon Heidegger. Suivant en cela une démarche husserlienne, questionner à propos d’une science adéquatement revient pour Heidegger à poser un problème appartenant à celle-ci, en nous tenant ainsi au cœur de son questionnement. Puisqu’ici nous envisageons d’apprendre ce qu’est la métaphysique, nous devons poser une question métaphysique. Or, une question métaphysique s’avère fort différente d’une question posée au sein de n’importe quelle autre science. D’une part, toute question métaphysique est une question à propos du domaine de la métaphysique dans son ensemble. « Elle est, chaque fois, l’ensemble lui-même. »194 Par exemple, lorsque la métaphysique était divisée en métaphysique générale ou ontologie et en métaphysique spéciale, qui elle-même se séparait en psychologie, cosmologie et théologie, la réponse à la question de l’étant Dieu impliquait un statut particulier du monde, de l’âme et de l’être en général. C’est pourquoi celui qui questionne en métaphysicien est toujours pris lui-même dans la question : son être se voit lui-même mis en question. « Nous questionnons, ici et maintenant, pour nous. »195 Cela ne peut valoir par exemple en biologie lorsque nous nous interrogeons sur les enzymes. Aussi en découle-t-il que l’existence métaphysique est différente de l’existence scientifique. Or, dans le cadre de cette conférence, Heidegger affirme que si lui-même et ses auditeurs questionnent ainsi, il faut se demander ce qu’il en est de leur Dasein dans la mesure où lui et eux-mêmes ont choisi de faire de la connaissance leur passion commune. C’est là pour notre philosophe l’occasion de formuler une critique à l’égard de l’organisation disciplinaire des universités modernes : les domaines sont multiples, mais plus rien n’assure leur unité. Du temps de Hegel encore, il était possible qu’un philosophe puisse donner des cours de physique. Désormais, chacun est spécialisé dans son domaine réservé, mais l’articulation entre les différents domaines manque. Leur juxtaposition ne relève que de l’ « organisation technique d’universités et de facultés » ; leur unité n’est qu’administrative. « En revanche, l’enracinement des sciences dans leur fondement essentiel (Wesengrund) est mort »196, à savoir en dernière analyse dans la philosophie comme nous le verrons. D’un autre côté, toutes les sciences ont un rapport à l’étant, c’est-à-dire sont ontiques ou « mondaines » (en termes husserliens : la « naïveté » du savant scientifique est sa « thèse du monde », par opposition à l’épochè phénoménologique). Aucune ne s’y rapporte plus qu’une autre, bien que les modalités de ces rapports puissent différer (par exemple la rigueur de la philologie n’est pas l’exactitude des mathématiques). Les sciences entretiennent un rapport avec le monde au sens courant, c’est-à-dire avec les étants, dont elles cherchent ce qu’il en est de ceux qu’elles ont pris pour domaine, accomplissant « un acte

194 Qu’est-ce que la métaphysique ?, in Questions I et II, trad. H. Corbin, Paris, Gallimard, 1968, p. 48 ; p. [26] dans l’édition Vittorio Klostermann, Frankfurt am Main, 2007 (17ème éd.). Concernant les citations que nous proposerons, nous rencontrons le même souci de traduction que ci-avant à propos de Vom Wesen des Grundes. 195 Qu’est-ce que la métaphysique, trad. Corbin légèrement modifiée p. 48 [26]. Remarquons que ceci est affirmé avec force : Wir fragen, hier und jetzt, für uns. Nous reviendrons sur ce point dans notre troisième partie. 196 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 48 [27]

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de venir-dans-la-proximité (ein In-der-Nähe-kommen) de ce qui est l’essentiel de toutes choses »197. Un tel rapport à l’étant est, souligne Heidegger, choisi librement par le Dasein : ce rapport est commandé par une attitude déterminée possible, inaugurée par Platon et Aristote. Il fait ici implicitement référence à Vom Wesen des Grundes, où le projet faisant accéder à une entente de l’étant est toujours le fruit de la liberté de la transcendance du Dasein. Mais il serait possible de rétorquer que ce n’est pas là quelque chose de spécifique à la science. En effet : le rapport à l’étant acquis par la science est celui qui « laisse par principe, expressément et uniquement à la chose même, le premier et le dernier mot » ; est laissé à l’étant lui-même

« le soin de se révéler »198. L’Homme devient par là « un étant parmi les autres qui « poursuit des recherches scientifiques » ». L’ « irruption (Einbruch) » de l’étant Homme au milieu des autres étants dévoile l’étant en général tel qu’il est. Cette percée dans la totalité de l’étant implique le caractère mondain de la science. Si nous devions résumer les caractères de la connaissance scientifique, nous pourrions donc dire qu’elle est ontique, régionale et mondaine. Que ressort-il de ceci ? Si le projet du Dasein est celui de la connaissance scientifique, alors :

« Ce à quoi est relative la relation au monde, c’est l’étant lui-même – et sinon rien (nichts). Ce dont toute attitude reçoit sa direction, c’est l’étant lui-même – et rien (nichts) de plus. Ce avec quoi s’historialise [ou advient : geschiet] dans l’irruption l’explication qui recherche (die forschende Auseinandersetzung), c’est l’étant lui-même – et au-delà rien (nichts). »199

Dans la première édition de Was ist Metaphysik ?, une note est insérée à la fin de la première affirmation qui fait référence à Hyppolite de Taine, à ce qu’il semble au traité De l’intelligence, mais peut-être plutôt au passage méthodologique de la page 12 de la Philosophie de l’art dans l’édition de 1909 : le « rien de plus » reprend une expression de cet ouvrage, qui considère qu’au-delà de l’étant nous nous engageons dans la métaphysique (en tant que domaine à écarter). Heidegger remarque un paradoxe valant pour tout ceci : la science définit son objet propre, mais elle ne peut pourtant s’empêcher de le faire relativement à autre chose, rejeté dans le « rien d’autre ». Il apparaît donc légitime de nous demander : « qu’en est-il de ce rien ? (Wie steht es um dieses Nichts ?)»200. Ici le « nichts » se voit substantivé, ce que Carnap par exemple ne manquera pas de critiquer. Quelle est cette altérité par rapport à laquelle se situe à chaque fois la science ? Ne l’exprime-t-elle que par hasard, ou n’est-ce qu’une façon de parler, puisque après tout d’après elle en dehors de l’étant il n’y a rien ? Si le rien est rejeté du côté de ce qui n’est pas scientifique, « qu’avons-nous seulement à nous soucier de ce rien ? ». Pour la science, il ne s’agit que d’un « négatif (Nichtige)». Ce faisant, ne l’allègue-t-elle pas ? « Mais pouvons-nous parler d’alléguer si nous n’alléguons rien (nichts) ? » Ne faisons-nous pas dans la logomachie, en insistant sur ce qui n’est rien et ce dont rien ne peut être dit pour cette raison même ? « Le rien (das Nichts) – qu’est-ce que cela peut être d’autre pour la science qu’un monstre ou une chimère ? »201 Finalement, « du rien (dem Nichts), la science ne veut rien (nichts) savoir ». Et pourtant, elle se définit paradoxalement essentiellement comme se rapportant à ce qui est autre que lui, et sinon rien d’autre.

197 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 49 [27] 198 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 49 [27]. En dépit des apparences, il semble cela constitue bien une critique de la part de Heidegger : la science n’interroge pas l’étant dans son être mais reste rivée à ce qui se manifeste de lui, manifestation qui relève pourtant bien d’une certaine entente de l’être. De même, l’Homme est conçu comme un étant comme les autres, là-devant (comme le disait Sein und Zeit), ce qui ne convient absolument pas pour Heidegger à son genre d’être. 199 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 50 [28] 200 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 51 [28] 201 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 51 [29]

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Ainsi, en recherchant ce qu’il en est de l’existence scientifique, qui est celle de tous les auditeurs de la conférence, Heidegger a montré qu’à chaque fois la mise en question de celle-ci implique un rapport à un autre, altérité s’opposant à l’étant que la science prend pour thème et dont pourtant elle prétend qu’elle n’est rien. La question décisive pour la conférence est alors posée :

Qu’en est-il du Néant ? (Wie steht es um das Nichts ?) Remarquons que Heidegger n’emploie pas le verbe « être », qu’il est difficile de ne pas employer en français pour poser cette question, du moins en restant proche du texte allemand. Notre philosophe veut ainsi démarquer sa recherche sur le Néant de son rejet pur et simple fondé sur les objections de l’entendement.

B) Le problème de l’angoisse Une fois cette question posée, il importe de mettre en œuvre les moyens d’y répondre. Pour autant que Heidegger s’affirme comme phénoménologue, une donation phénoménologique du Néant doit avoir lieu. Par quel biais est-ce possible ? Le rejet de la logique et de l’entendement pour penser le Néant Heidegger ne répond pas d’emblée à cette question. Il mène tout d’abord une seconde tentative pour l’aborder de manière théorique, scientifique. « Qu’est-ce que le Néant ? (Was ist das Nichts ?) »202 Une telle question suggère que le Néant « soit » quelque chose, un « etwas », c’est-à-dire un étant. Or ce n’est justement pas un étant, puisque précisément l’étant est l’affaire de la science, elle qui rejette ce qui n’est pas de l’étant du côté du rien. « La question se dépouille elle-même de son propre objet. » Mais de la même façon, toute réponse possible à la question est un total non-sens, puisqu’elle serait formulée ainsi : « le Néant est… » Puisque tout ce qui est est censé être un étant et comme le Néant n’en n’est pas un, vouloir répondre à la question insensée ne peut apporter qu’une réponse insensée. Il en va ici du respect pur et simple du principe logique fondamental de non-contradiction. Selon celui-ci, une telle question ou une telle réponse demeurent tout bonnement impossibles. « Puisqu’il nous demeure interdit de faire du Néant comme tel un objet, nous voici déjà au bout de notre enquête sur le Néant – en supposant que dans cette question la « logique » soit la plus haute instance, l’entendement le moyen et la pensée le chemin pour saisir originellement le Néant et décider de sa possible mise en lumière. »203 Grâce à l’entendement, le Néant parvient à être posé comme un problème, mais qui d’emblée se détruit lui-même. Le Néant est en effet conçu par lui comme la simple négation (Verneinung) de la totalité de l’étant. Le Néant demeure donc soumis à une instance supérieure, l’opération de la négation (Nichthafte) : le Néant est ce qui est nié (Verneinten). Selon la logique, la négation est un acte qu’effectue l’entendement, comme cela apparaît clairement chez Hegel ; et est-il possible de prétendre penser le Néant en prenant congé de l’entendement ? N’est-il pas l’unique instance par laquelle l’Homme peut se rapporter à l’étant ? Mais surtout, Heidegger émet un doute : avec l’entendement, le Néant est soumis à l’acte de la négation et devient par là une chose niée. « Y a-t-il le Néant (das Nichts) seulement que parce qu’il y a le non (das Nicht), c’est-à-dire la négation (die Verneinung) ? Ou bien est-ce le contraire ? Y a-t-il la négation et le non seulement parce qu’il y a le Néant ? »204 Ici, le présupposé de l’appel à la logique pour penser le Néant se voit renversé. « Nous affirmons : le Néant est plus originel que le non et la négation. » Cette thèse est décisive : l’accès au Néant ne relève plus ni de la logique, ni de l’entendement, car bien au contraire c’est le 202 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 52 [30] 203 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 53 [30] 204 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin légèrement modifiée p. 53-54 [31]

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Néant qui est au fondement de toute négativité. Par conséquent, son accès n’est plus nécessairement théorique ; et même, la question « qu’est-ce que » s’avère inappropriée s’agissant du Néant, ce que montrait d’elle-même la logique. Voilà pourquoi la science ne peut qu’échouer à penser le Néant, lui dont elle ne parvient pas pourtant à se défaire y compris alors même qu’elle le rejette. Il faut donc congédier l’entendement, geste qui rappelle celui qu’effectuait déjà Hegel. L’angoisse comme révélant le Néant Maintenant que nous savons quelle est la voie incorrecte pour accéder au Néant, à savoir celle des sciences, nous pouvons nous ouvrir à une expérience authentique de celui-ci. Comme nous l’avons dit, le Néant doit nécessairement pouvoir être donné pour que notre discours ne soit pas totalement vide. Comment accéder à celui-ci ? « Ne devons-nous pas, pour trouver quelque chose, avoir déjà la connaissance générale que cette chose existe ? En effet, d’abord et le plus souvent l’Homme n’est capable de chercher que lorsqu’il a anticipé l’être là-devant de ce qui est recherché (das Vorhandensein des Gesuchten). »205 Sinon, comment irions-nous rechercher ce que nous ignorons, comme le demandait déjà le Ménon de Platon ? Pour Heidegger, d’une certaine manière peu importe ; le fait est que « nous connaissons le Néant », comme le prouve le bavardage qui propose la « définition » suivante : « Le Néant est la négation radicale de la totalité de l’étant ». Toutefois l’entendement pourrait revenir à la charge, en affirmant que pour qu’une telle expérience ait lieu, la totalité de l’étant devrait déjà nous être donnée, ce qui entre en contradiction avec notre finitude. Cette totalité est tout au plus une « Idée », en un sens précis comme nous l’avons vu à propos de Kant ci-avant, et au sens vague une simple pensée, et qui serait de surcroît niée. « De cette manière, nous atteignons certes le concept formel du Néant, mais pas le Néant lui-même. »206 Toutefois, l’entendement objecterait : si le Néant n’est rien d’étant, le Néant imaginé et le Néant proprement dit reviennent au même, encore que le second semble être considéré comme un étant, ce qui est absurde. Heidegger affirme alors ceci, faisant prendre une direction spécifique à la conférence : « c’est la dernière fois que les objections de l’entendement auront arrêté notre recherche, dont la légitimité ne pourra être établie qu’à travers une expérience fondamentale du Néant »207. La totalité de l’étant n’est certes jamais saisie par l’entendement ; mais cela n’empêche pas le Dasein d’être placé au milieu de l’étant dévoilé dans son ensemble, comme le montrait Vom Wesen des Grundes. Heidegger peut donc dire : « finalement, une différence essentielle intervient entre l’acte de saisir l’ensemble de l’étant et le fait de se sentir (dem Sichbefinden) au milieu de l’étant dans son ensemble. Le premier est par principe impossible. Le second advient continuellement dans notre Dasein. »208 Nous devons prendre acte d’une différence énorme entre « appréhender l’étant dans son ensemble » et « se trouver au milieu de l’étant dans son ensemble », et que le second point se dévoile le plus souvent dans l’expérience même où il se dérobe. Il semble en effet que d’habitude, nous nous attachions seulement à tel ou tel étant ; cependant, une « cohérence de l’étant dans son ensemble » est assurée, ce qu’avait démontré longuement Sein und Zeit à propos de l’entièreté de conjointure, ce sur quoi Heidegger ne revient pas. Dans la préoccupation, nous sommes rivés à tels ou tels étants, et si nous nous mouvons certes dans un ensemble cohérent d’étants, il n’est pas dit pour autant que nous fassions l’expérience de cet ensemble lui-même, en tant que tel. Pourtant, c’est précisément ce qui survient d’après Heidegger « dans l’ennui véritable (in der eigentlichen Langweile) ». Nous reviendrons plus longuement sur lui lorsque nous aborderons les analyses du cours du semestre d’hiver 1929-1930, donné d’ailleurs tout juste après notre conférence (en dehors de l’intermède que constituent les vacances d’été). Il reste remarquable que ce soit une tonalité affective qui

205 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 54 [31-32] 206 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 55 [32] 207 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 55 [32] 208 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin légèrement modifiée p. 56 [33]

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ouvre l’étant dans son ensemble, ce dont s’avérait incapable le rapport théorique à l’étant. Heidegger veut ici parler plus précisément de l’ « ennui profond (die tiefe Langweile) », et non de celui qui survient lorsque c’est tel ou tel étant qui nous ennuie, par exemple un livre, un film, etc. L’ennui en question rend plutôt tout étant indifférent, y compris l’étant que le Dasein est lui-même. Avec cette seconde figure, l’ennui profond, le Dasein s’ennuie de lui-même : il reçoit indistinctement l’étant dans son ensemble non pas parce que tel étant l’ennuie, mais parce qu’il s’ennuie finalement de lui-même et ainsi se prive de ses possibilités, celles-ci ne pouvant se réaliser qu’avec les étants. S’installe même une indistinction entre lui-même et les autres étants, dans une sorte de « brouillard ». La totalité de l’étant, à savoir le monde, s’ouvre ainsi comme telle. Heidegger note que l’ennui n’est d’ailleurs pas la seule tonalité affective la découvrant : la joie ressentie à l’occasion de la présence de l’être aimé peut l’être tout autant. Nous sommes dans les deux cas transis (nous retrouvons le terme durchstimmt) par celle-ci. Nous avons donc bien l’expérience de cette totalité, tout comme nous avons prouvé que le monde apparaît bel et bien dans la conférence en dépit du fait que Heidegger n’emploie pas le terme ici. Notre philosophe souligne qu’il s’agit avec un tel dévoilement de l’ « événement fondamental de notre Da-sein (das Grundgeschehen unseres Da-seins) »209. Pourtant, il sembleraient qu’avec ce dévoilement nous nous éloignions considérablement du Néant, dont nous recherchons l’expérience. Est-il possible qu’une tonalité affective nous dévoile quelque chose de tel ? La réponse est positive, grâce à la tonalité affective fondamentale (Grundstimmung) de l’angoisse. Celle-ci inverse tout en la répétant l’indifférenciation survenant dans l’ennui : la menace qui se fait jour ne vient de nulle part en particulier, donc elle peut venir de partout. Au simple brouillard de l’ennui (dans lequel il est possible de trouver un certain confort) se substitue la menace constituée par cette indifférenciation dans l’angoisse. Le Dasein s’angoisse du retrait de l’étant parce qu’il se retire dans l’indifférenciation et qu’il est menacé du même coup par l’ensemble de l’étant indifféremment (contrairement à la peur, qui est celle d’un étant en particulier), dont le Dasein lui-même. L’expérience est ainsi faite du rien de l’étant, du Néant. Tout comme dans le § 40 de Sein und Zeit, Heidegger rappelle que cette expérience n’est ni choisie, ni courante ; de même, il ne s’agit en aucune manière de l’anxiété ressentie plus ou moins fréquemment, car elle est « foncièrement différente de la peur (Furcht) ». Comme le montrait aussi Sein und Zeit, la peur est peur de tel ou tel étant déterminé et ressentie d’une certaine manière toujours déterminée. Was ist Metaphysik ? conçoit cette détermination comme une limitation, par opposition à la totalité de l’étant. De plus, la peur se caractérise par un mouvement de fuite devant l’étant effrayant. Au contraire, « l’angoisse fait qu’une pareille déroute ne peut plus survenir. Tout au contraire, elle fait régner un repos caractéristique. »210 Ce devant quoi elle s’angoisse demeure indéterminé, car il est impossible de déterminer quoique ce soit (c’est-à-dire : quelque étant que ce soit) d’angoissant ; ce pour quoi elle s’angoisse demeure lui aussi indéterminé. Dans bavardage commun, nous disons qu’ « il y a quelque chose d’étrange (ist es einem unheimlicht) », mais nous restons incapables de préciser quoi. C’est parce que tous les étants deviennent indifférents, mais non pas évidemment au sens où ils disparaîtraient. Au contraire, les choses « se tournent vers nous » : l’étant se retire pour ce qui est de sa singularité, en revanche le tout de l’étant oppresse. Heidegger passe ici sous silence ce que Sein und Zeit soulignait : tous les revois de la significativité, l’entièreté de conjointure s’effacent. « Dans le glissement de l’étant, il ne reste et il ne nous survient que ce « rien (« kein »). »211 Heidegger affirme alors : « L’angoisse révèle le Néant (Die Angst offenbart das Nichts) ». Nous nous sentons en suspens face au glissement de tout l’étant, glissement qui inclut nous-mêmes, faisant perdre ainsi toute ipséité : il ne reste que le pur Da-sein. Tout comme en 1927, ici l’angoisse « coupe la parole » ; toutefois la raison avancée n’est pas qu’elle rompt avec le bavardage du On en plaçant le Dasein devant son être pouvant se réaliser authentiquement. En réalité, aucun énoncé ne trouve sa place : dans l’expérience du Néant, la copule « est » ne vaut plus. Le fait de proférer des énoncés quelconques afin de briser ce silence étrange (unheimlich) prouve que le Néant fait justement son apparition. De même, l’affirmation selon 209 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 57 [33] 210 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 58 [34] 211 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 58 [35]

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laquelle « ce n’était réellement rien (nichts) » est à prendre au sens strict : « en effet : le Néant lui-même – en tant que tel – était là »212. L’épreuve du Néant a donc en dépit de la science et de la logique bel et bien lieu, son mode d’ouverture s’avérant être l’angoisse. Désormais la suite de la conférence va pouvoir s’interroger sur lui : Heidegger peut poser de nouveau la question « qu’en est-il du Néant ? (Wie steht es um das Nichts ?) ». Une fois la réponse obtenue, nous pourrons faire le bilan de la comparaison de l’expérience de l’angoisse dans cette conférence avec celle de Sein und Zeit, que nous n’avons menée qu’au fur et à mesure et comme en passant, de même que nous essayerons de comprendre l’apport du thème du Néant relativement à notre problème du monde, monde qui comme nous avons pu le constater fait réellement son apparition dans la conférence. Que peut révéler le Néant ? Nous avons obtenu un accès au phénomène du Néant. Reste maintenant à le décrire, ce qui, précise Heidegger, fera ressortir les pseudo-déterminations du Néant comme telles ayant cours dans l’histoire de la philosophie, par exemple chez Hegel au début de sa Logique, mais aussi contre ce que pensait Carnap de la question. Heidegger commence par insister encore une fois sur la différence entre concevoir et révéler : le Néant n’est pas conçu théoriquement, car ce mode de l’ouverture du Dasein concerne l’étant (là-devant, si nous voulons préciser grâce à Sein und Zeit). Or le Néant n’est pas un étant. C’est donc une tonalité affective qui nous ouvre à lui. Nous pourrions croire qu’à côté de la saisie de l’étant, nous nous ouvririons de surcroît grâce à l’angoisse au Néant. Pour Heidegger, il n’en n’est rien : « nous dirions plutôt : le Néant se présente d’un seul coup avec (in eins mit) l’étant dans son ensemble. Que veut dire ce « d’un seul coup avec » (« in eins mit ») ? »213 C’est un fait que l’étant demeure dans l’angoisse : celle-ci n’est pas une sorte de plongée dans un pur nihil negativum auquel l’anéantissement de l’étant aurait laissé la place. Au contraire, c’est une impuissance totale qui est ressentie face à l’étant dans son ensemble qui se dérobe. L’ouverture à l’étant dans son ensemble qui serait seulement nié ne conduirait pas au Néant (la négation restant de toute façon un acte de l’entente, du Verstehen, et non de la tonalité affective). Par ailleurs, nous avons vu que le Néant pour Heidegger est au fondement de toute négation. C’est pourquoi notre philosophe peut affirmer clairement : « bien plutôt le Néant s’annonce avec et à même l’étant en tant que glissant dans son ensemble »214. L’angoisse manifeste un mouvement de recul, qui n’est toutefois pas une fuite pure et simple. Devant quoi fuire, puisque l’étant devient branlant dans son ensemble ; pour se retirer où, pour la même raison ? Bien plutôt avons-nous affaire à un repos. Mais en parlant ainsi, nous ne visons pas ce qui serait une attitude du Dasein : c’est de ce qui se dévoile dans l’angoisse dont il est question. Comment cela ? Le Néant se manifeste comme une répulsion (Abweisung), à savoir comme ce qui menace tout étant ; mais c’est par là même qu’il se manifeste comme expulsion (Verweisung) de l’étant sombrant dans son ensemble hors de l’abîme qui menace à tout moment de le faire s’engloutir de nouveau. Cet acte paradoxal expulsant l’étant du Néant mais menaçant tout à la fois de l’y faire retourner, tel est ce dont l’angoisse permet de faire l’épreuve ; Heidegger le nomme d’un mot le Nichtung, le néantissement. Celui-ci ne se confond pas, comme cela en découle, avec un pur et simple anéantissement (Vernichtung), de même qu’il ne résulte pas

212 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin légèrement modifiée p. 59 [35] 213 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 60 [36] 214 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 60-61 [36]

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de l’opération de la négation (Verneinung). La manière de penser de l’entendement est ici définitivement mise de côté. « Le Néant lui-même néantit (Das Nichts selbst nichtet). »215 Aussi avons-nous obtenu la réponse à la question qui s’est posée à deux reprises : qu’en est-il du Néant : il néantit. C’est ainsi que le Néant révèle l’étant dans toute son étrangeté (Befremdlichkeit – à laquelle répond l’Unheimlichleit), son mystère jusqu’ici voilé par l’affairement quotidien du Dasein. C’est à la seule occasion de l’angoisse216 que se révèle l’étonnement dont l’étant est digne, qu’il s’agisse du Dasein lui-même ou des autres étants en général. L’étant est, et par là est radicalement autre que le Néant dont il vient et auquel il menace de retourner dans l’angoisse. Se révèle le fait « qu’il y a l’étant – et non pas rien (daβ es Seiendes ist – und nicht Nichts) »217. Heidegger précise que ce « et non pas rien » ne se surajoute pas à l’expérience de l’étant dans sa pureté : c’est cet aspect qui rend originellement la manifestation de l’étant possible pour le Dasein. Et parce que le Dasein est lui-même un étant, il ne procède (herkommt) pas moins du Néant que les autres étants (la négativité – Nichtigkeit – qui était au fondement même de l’être du Dasein dans Sein und Zeit apparaît ici sous un nouveau relief, comme nous le verrons dans quelques instants). « Da-sein signifie : se trouver retenu dans le Néant (Da-sein heiβt : Hineingehaltenheit in das Nichts). »218 Par là, le Dasein est toujours déjà « au-delà » de l’étant dans son ensemble : telle est la transcendance (Transcendenz) que s’efforçait de penser Vom Wesen des Grundes219. Heidegger assimile alors la transcendance et le fait d’être retenu du Dasein dans le Néant, et affirme que c’est uniquement ceci qui rend possible pour le Dasein tout rapport à l’étant dont celui qu’il est. Cela est condensé dans la formule : « Sans la manifestation originelle du Néant, point d’ipséité ni de liberté », car l’étant dévoilé est aussi celui qu’est le Dasein, lui qui devient libre en se découvrant lui-même et les étants. Qu’est-ce donc finalement que le Néant ? Il n’est ni un étant, ni une entité à côté des étants : « le Néant est la condition qui rend possible la révélation de l’étant comme tel pour le Dasein humain »220. Il est ce qui dévoile tout étant en tant qu’étant dans l’angoisse. Aussi est-il assimilable à l’être, si nous considérons la complémentarité de la conférence avec Vom Wesen des Grundes : l’expérience du Néant est une expérience de l’être, que Sein und Zeit n’est pas parvenu à effectuer. « Dans l’être de l’étant advient le néantir (das Nichten) du Néant. » Mais une objection à tout ceci peut survenir. Au fond, si c’est dans l’angoisse qu’est faîte l’expérience de l’être (ou Néant) et de l’étant en tant qu’étant, tout rapport à l’étant n’est alors possible que sous la modalité de l’angoisse pour le Dasein, ce qui manifestement est absurde, d’autant qu’a été affirmée précédemment sa rareté. Aussi, « n’est-elle pas une invention arbitraire et le Néant qui lui est attribué une exagération » ? Heidegger veut alors montrer que la rareté de l’angoisse et donc de l’expérience du Néant n’est pas en réalité un argument contre les développements qui précèdent. Tout au plus soulignent-ils que « le Néant nous est d’abord et le plus souvent caché dans son originaireté »221. Ce sont précisément nos rapports journaliers à l’étant qui nous occultent son être, comme le montrait déjà Sein und Zeit, c’est-à-dire qui nous occultent le Néant.

215 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin légèrement modifiée p. 61 [37] 216 Du moins Heidegger ne analyse pas d’autres occasions possibles, dont il ne nie pourtant pas l’existence. 217 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 62 [37] 218 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 62 [38] 219 Cette référence évidente à l’essai de 1928 qui comprenait le sens essentiel de la transcendance comme dépassement de l’étant vers l’être, formant ainsi un projet du monde, lie non seulement notre conférence à celui-ci, mais justifie l’identification de l’être et du Néant pour la comprendre, en dépit de la thèse de Schürch qui tient absolument à dissocier être et Néant. 220 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 63 [38] : « Das Nichts ist weder ein Gegenstand noch überhaupt ein Seindes. [...] Das Nichts ist der Ermöglichung der Offenbarkeit des Seienden als eines solchen für das menschliche Dasein. » Là encore est prouvée son identité avec l’être. 221 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 63 [39]

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Cela ne signifie pourtant pas que le Néant soit absent de la quotidienneté, bien au contraire : il n’est simplement pas reconnu comme tel alors qu’il se manifeste sans cesse pour que l’étant soit dévoilé, et ce jusque dans le bavardage le plus absurde pour peu que soit proférée une phrase négative, puisqu’il est, comme il a déjà été dit, l’origine de toute négation. « Pour témoigner de la manifestation du Néant dans notre Dasein, y a-t-il témoignage plus impressionnant que la négation (Verneinung) ? »222 La négation ne peut en effet nier qu’à la condition que soit préalablement donné quelque chose qui soit « niable (ein Verneinbares) », à savoir un étant, qui ne peut à son tour apparaître comme tel que grâce au Néant. La négation n’est certes pas la seule manifestation quotidienne du Néant, mais il importe de la mettre en relief car « l’idée de la « logique » se dissout dans le tourbillon d’une interrogation plus originelle »223. La transgression, la haine, le refus, la défense, la privation, dans lesquels « le Dasein supporte son être-jeté, sans en être toutefois maître », ne sont pas d’une moindre importance et ont selon Heidegger exactement la même origine. Le Dasein est dans son être transi par le Néant, parce qu’est constitutif de celui-ci d’après Sein und Zeit sa négativité ; le Néant se manifeste continuellement pour autant qu’est manifeste continuellement l’étant, mais il ne se révèle authentiquement que dans « l’angoisse seule »224. Il faut donc en conclure, contre l’objection de ci-dessus, que l’angoisse est bel et bien permanente, mais le plus souvent en sommeil, et qu’elle connait de multiples degrés (ceux de l’anxiété, les « oui, oui » et les « non, non » de l’affairé, l’audace qui ne s’élève que « pour sauver l’ultime grandeur du Dasein »225, etc.). Heidegger peut alors revenir sur le second aspect de l’angoisse, le fait qu’elle survienne sans que quelque chose d’inhabituel puisse être identifié comme étant son déclencheur. Elle peut en droit surgir n’importe quand, y compris lorsque tout est censé aller pour le mieux. La raison de cela est la suivante : « la retenue du Dasein dans le Néant sur le fondement de l’angoisse cachée fait de l’Homme le gardien du Néant (die Hineingehaltenheit des Daseins in das Nichts auf dem Grunde des verbogenen Angst macht den Menschen zum Platzhalter des Nichts) »226. Que veut dire ceci ? Le Néant est-il une entité sur laquelle le Dasein devrait veiller ? Certes il doit se tenir prêt pour le Néant227 qui n’est pas une chose (un étant), c’est-à-dire pour l’angoisse. Mais son épreuve ne dépend pas du Dasein qui est pourtant transi par lui : sa finitude est telle que l’expérience originelle du Néant lui demeure d’abord et le plus souvent voilée et n’est pas vécue suite à un acte de sa volonté. Concernant la finitude la plus originelle du Dasein, à savoir le Néant pour autant qu’il n’y a pas l’être sans le Dasein, la négativité de celui-ci reste telle que son épreuve n’est même pas choisie par lui-même. En revanche, « la retenue du Dasein dans le Néant sur le fondement de l’angoisse cachée est le dépassement de l’étant dans son ensemble : la transcendance »228, c’est-à-dire, d’après Vom Wesen des Grundes, la liberté, qui est essentiellement finie. La réponse à la question : qu’est-ce que la métaphysique ? Heidegger peut alors revenir sur la question de la conférence : qu’est-ce que la métaphysique ? Après ce que nous avons-vu, il est possible de comprendre la signification profonde de ce mot lui-même. Tà metà tà phusikà est le terme grec qu’il traduit. Il ne s’agit pas pour Heidegger de retracer ici l’histoire de celui-ci, mais d’être à son écoute d’après l’expérience du Néant qui vient d’être faîte et dans la mesure où la question du Néant est une question métaphysique. Puisque toute question métaphysique embrasse

222 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 64 [39] 223 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 65 [40]. Carnap a totalement ignoré cela. 224 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 66 [40]. « nur die Angst… » : cette fois Heidegger ne laisse plus ouverte à d’autres tonalités affectives la possibilité de dévoiler le Néant. 225 Les remarques que fait ici Heidegger sur l’audace sont tout à fait intéressantes, mais nous ne pouvons les développer dans notre cadre. 226 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 66 [41]. Il serait intéressant de comparer cette affirmation avec l’autre plus tardive mais non moins célèbre « l’Homme est le berger de l’être ». 227 La lettre du 12 septembre 1929 à Elizabeth Blochmann citée précédemment pourrait également illustrer cela. 228 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 67 [41]

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l’ensemble de la problématique métaphysique, que nous apprend la question du Néant sur celle-ci ? Le sens du mot grec a été interprété par la tradition comme une interrogation qui dépasse (metà, trans, au-delà) l’étant. Qu’est-ce à dire ?

« La métaphysique est l’interrogation dépassant l’étant afin de le ressaisir conceptuellement en tant que tel et dans son ensemble (Metaphysik ist das hinausfragen über das Seinde, um es als solches und im Ganzen für das Begreifen zurückzuerhalten). »229

L’essai Vom Wesen des Grundes est bien sûr tout particulièrement éclairant relativement à cette affirmation, d’autant que sont mentionnés ici avec une force particulière les deux éléments constitutifs du monde dans le cours du semestre d’hiver 1929-1930. L’importance de ce passage est donc absolument centrale. D’une part, seul le questionnement métaphysique permet d’atteindre l’étant dans son être, lui qui rend possible sa manifestation en tant que tel ; d’autre part, ce n’est pas telle région de l’étant qui se voit octroyer un être, mais l’étant dans son ensemble. L’étant se voit donc, si l’on peut dire, doublement dépassé : premièrement nous avons le passage de l’étant particulier à l’étant dans son ensemble (l’expérience de l’ennui), deuxièmement de l’étant dans son ensemble est recherché ce qui rend possible toute manifestation de l’étant, l’être ou Néant (l’expérience de l’angoisse). Remarquons que Heidegger n’affirme pas exactement que la métaphysique consiste en la thématisation de l’être par-delà l’étant. La métaphysique semble s’identifier avec la transcendance du Dasein, c’est-à-dire, en référence à l’une des définitions kantiennes de celle-ci comme disposition naturelle, qu’elle coïncide avec l’être même du Dasein. Heidegger y reviendra à la fin de la conférence, qualifiant la métaphysique d’ « évênement fondamental du Dasein »230. C’est le thème du monde qui permet de poser ceci : projetant le monde, le Dasein fait déjà originellement de la métaphysique, bien que non explicitement ; au point qu’il semble même que la métaphysique tende à être essentiellement une cosmologie, ce que Heidegger toutefois ne dit pas – l’être ne se confondant pas malgré tout avec le monde dans la mesure où il en est comme (Heidegger se refuse à le dire en ces termes) la « condition de possibilité ». Nous pourrions éventuellement distinguer la métaphysique comme nature humaine n’ayant pas besoin d’être prise pour thème et la métaphysique comme science qui au contraire a pour but de porter l’être au concept. Par ailleurs, nous retrouvons ici l’un des deux aspects essentiels de tout questionnement métaphysique énoncés au début de la conférence : celui qui pose une question métaphysique est lui-même pris dans la question, dans la mesure où elle concerne l’acte de la transcendance qu’il a toujours déjà accompli. Concernant le second aspect, à savoir qu’une question métaphysique traverse toujours l’ensemble de la problématique métaphysique, en dehors du fait que toute question à propos du Dasein ne peut que concerner l’ensemble de son être (lui qui est, comme nous l’avons déjà dit, l’étant pour lequel il en va à chaque fois de son être même), il est possible selon Heidegger de le prouver dans l’histoire de celle-ci en tant que discipline à propos de la question métaphysique choisie au départ de la conférence (qui ne s’avère pas être au final une question parmi d’autres possibles, mais sans doute la plus essentielle). Qu’en est-il du Néant tel qu’il est explicité dans la tradition ? Les Grecs pensaient que rien ne naît de rien. Bien plus tard, Lucrèce encore affirmait avec force dans son poème sur la nature que rien ne naît de rien, ex nihilo nihil fit. Certes, Heidegger précise que l’expérience originelle du Néant n’est pourtant pas explicitée, et donc que la pensée de celui-ci qui en découlerait n’est pas parvenue à se faire jour ni même à faire question. Ceci dit, la conception affirmée ici est révélatrice de l’entente de l’étant qui la sous-tend. En effet, le Néant est posé comme ce qui n’est pas un étant, à savoir chez Aristote, en qui Heidegger voit volontiers le point culminant de la philosophie antique, comme la 229 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 67 [41] 230 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 71 [45] : « die Metaphysik ist das Grundgeschehen im Dasein. Sie ist das Dasein selbst ».

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matière privée de forme, tandis que tout étant est un composé des deux. L’ eidos, que Heidegger traduit par « aspect (Aussehen) », est cela seul qui permet à l’étant de se manifester et d’être véritablement un étant. En revanche, la pensée chrétienne affirme la thèse inverse : ex nihilo fit ens creatum. Le Néant devient l’absence (Abwesenheit) de tout étant non-divin, et s’oppose également à l’étant au sens le plus éminent, Dieu (ens increatum). Mais, souligne Heidegger, malgré ce qu’elles auraient ici de décisif, la question de l’être et du Néant demeurent en retrait : « c’est pourquoi on ne soupçonne même pas cette difficulté que, si Dieu crée du Néant, il doit précisément pouvoir se rapporter au Néant. Mais si Dieu est Dieu, il ne peut pas connaître le Néant, si l’ « Absolu » exclut de lui toute négativité (Nichtigkeit) »231. Dans le cas de la pensée antique comme de la pensée chrétienne, nous pouvons conclure que le Néant est toujours affirmé comme ce qui s’oppose à l’étant. Si par contre le Néant se voit problématiser, comme nous l’avons vu, il est n’a rien de « l’opposé indéterminé de l’étant, mais il se révèle comme appartenant à l’être de l’étant »232. Hegel pensait, dans le célèbre début de la Science de la logique, que « l’être pur et le Néant pur sont donc le même (das reine Sein und das reine Nichts sind also dasselbe) », parce qu’ils sont tout aussi immédiats et indéterminés l’un que l’autre. Heidegger se démarque cela dit de la thèse hégelienne, puisque les raisons de cette identité demeurent avec lui radicalement différentes. Mais celle-ci n’est vraie que pour autant que nous considérons que « l’être lui-même est fini dans son essence et ne se révèle que dans la transcendance du Dasein dans la retenue du Néant (das Sein selbst im Wesen endlich ist und sich nur in der Transzendenz des in das Nichts hinausgehaltenen Daseins offenbart) »233. Cette affirmation qui peut au premier abord sembler mystérieuse n’avance rien de plus que ce que nous avons déjà acquis dans Vom Wesen des Grundes et ci-avant : l’être est lui-même fini parce qu’il est le terme du dépassement de l’étant qu’effectue le Dasein ; et puisque le Dasein est fini, l’être l’est lui aussi234. L’être n’est pas saisi d’emblée conceptuellement mais se révèle, comme il a été montré précédemment, dans l’expérience de l’angoisse comme Néant. Par ailleurs, la question de l’être en tant qu’être passe pour la question par excellence de la métaphysique, comme cela apparaît dans la Métaphysique d’Aristote. Si l’être et le Néant sont assimilables, alors la question du Néant traverse de part en part l’ensemble de la problématique de la métaphysique. Elle permet de poser la question de l’origine de la négation (Verneinung), à savoir finalement de « la souveraineté légitime de la « logique » en métaphysique »235 – Heidegger pense certes peut-être ici à Hegel, pour qui la métaphysique est la Science de la logique, mais pas seulement : c’est la souveraineté de la logique en général qui est remise en question. Après avoir montré que la question métaphysique du Néant embrasse l’ensemble du domaine de la métaphysique, Heidegger expose pourquoi notre Dasein est dans toute question métaphysique à chaque fois pris lui-même dans le questionnement. Il commence pour cela par octroyer un nouveau sens à la thèse antique sur le Néant. Désormais, il faut affirmer : « ex nihilo omne ens qua ens fit ». « C’est dans le Néant du Dasein (Im Nichts des Daseins) que l’étant dans son ensemble arrive à lui-même selon sa possibilité la plus

231 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 68 [42]. En effet celle-ci est d’après Sein und Zeit le propre du Dasein fini. 232 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 69 [43] 233 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin modifiée p. 69 [43]. Aussi obtenons-nous la réponse heideggerienne, déjà implicite dans Sein und Zeit, à la question de savoir si le monde est fini ou infini : puisqu’il est l’éclaircie de l’être et que ce-dernier est fini, le monde ne peut qu’être fini. L’originalité de cette thèse n’est pas tant sa teneur que son origine : ce n’est pas un étant suprême infini (Dieu) qui aurait produit un monde fini, mais un non-étant fini – et en réalité un sens projeté par le Dasein, comme nous l’apprend l’essai de 1928 – qui dévoile un monde. 234 L’être n’est pas en effet une sorte entité mystérieuse : c’est un sens projeté par-delà l’étant qui rend accessible tout étant en tant qu’étant, qui permet de reconnaître comme étants aussi bien les choses que les animaux ou les autres Dasein. 235 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 69 [43]. La question du primat de la logique apparaissait ci-avant dans Vom Wesen des Grundes et le cours de l’été 1928 à propos de Leibniz, mais déjà dans Sein und Zeit, ce que nous ne pouvons développer ici.

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propre, c’est-à-dire de manière finie. »236 L’étant ne peut apparaître comme tel qu’à partir du moment ou un sens de l’être lui est attribué, sens qui est fini. C’est ce sens fini qui fait accéder l’étant fini à sa possibilité la plus propre, c’est-à-dire qui accomplit pleinement sa finitude. Or, si cela vaut pour tout étant, cela vaut aussi pour celui qui questionne en métaphysicien. Qu’en est-il de lui d’après tout ceci ? Heidegger avait montré que le trait particulier du Dasein de chaque personne présente lors de la conférence est qu’est déterminé par la science. La connaissance scientifique est une manière particulière pour le Dasein de se rapporter à l’étant, parce qu’elle se rapporte uniquement à lui ; « le Néant, la science aimerait s’en débarasser d’un geste supérieur ». Ceci apparaît désormais comme quelque chose de paradoxal, puisque seul le Néant permet justement la manifestation de l’étant. « Le sang-froid et la supériorité que l’on attribue à la science ne sont plus qu’une plaisanterie, si elle ne prend pas au sérieux le Néant. »237 Si tel n’est pas le cas, alors elle connaît une crise de ses fondements, crise que Husserl constatait lui aussi. Heidegger rappelle que c’est dans la seule expérience du Néant que l’étant s’avère étrange. Or, c’est l’étonnement qui doit être la motivation essentielle de la recherche scientifique ; c’est en lui que Platon et Aristote reconnaissaient le début de la philosophie, eux qui demeurent les fondateurs de l’existence scientifique en même temps que de la métaphysique. Faisant écho à Vom Wesen des Grundes, pour qui la liberté est à l’origine de toute question « pourquoi », Heidegger affirme ici, ce qui n’est pas foncièrement différent d’après ce que nous avons analysé ci-avant, que la question « pourquoi » et la recherche de fondements (Gründen) naissent toutes deux de l’étonnement lié à la manifestation du Néant. Or, être chercheurs, les auditeurs de la conférence ne le peuvent qu’à partir de cela. C’est pourquoi la question métaphysique du Néant concerne l’existence de quiconque la pose, y compris et surtout s’il a choisi de mener une existence scientifique. Heidegger conclut la conférence de la manière suivante. « La possibilité de l’erreur la plus profonde » guette sans cesse la métaphysique, et ce parce que le Néant est le plus souvent ininterrogé, voire même rejeté si la science et la logique sont considérées comme les mesures de toutes choses. Certes, la métaphysique ne peut prétendre à l’exactitude mathématique ; mais « la rigeur n’aucune science n’égale [son] sérieux »238. Le caractère fondamental de son questionnement empêche qu’elle soit jugée d’après les critères de la science ; au contraire s’interroge-t-elle sur ce qui est à l’origine de toute existence scientifique. C’est pourquoi la préface de 1943 s’ouvrira par les considérations de Descartes sur l’arbre de la connaissance, dont la métaphysique constitue la racine. Il convient d’appeler philosophie l’explicitation de la métaphysique originelle de tout Dasein ; mais elle n’est rendue possible que si le Dasein de celui qui interroge est pris lui-même dans la question, se tenant dans les possibilités les plus propres de l’existence239. Deux étapes sont nécessaires : l’accès à la totalité de l’étant, permise par l’ennui, et l’épreuve du Néant, permise par l’angoisse. Ces deux points nécessitent que nous soyons résolus à nous « affranchir des idoles que chacun possède et près desquelles chacun cherche ordinairement à se dérober » : à savoir l’affairement mondain, la logique et la science. Au contraire faut-il se tenir à l’écoute de l’angoisse, persister dans la question la plus fondamentale de la métaphysique que Heidegger repose à nouveaux frais après Leibniz et Schelling : « Pourquoi y a-t-il de l’étant en général et non pas plutôt rien (Warum ist überhaupt Seiendes und nicht vielmehr Nichts) ? », où il n’est désormais plus question de proposer une quelconque cause (Dieu, etc.) en guise de réponse. Conclusion : l’être et le monde dans Was ist Metaphysik ?. Nous avons à résoudre plusieurs problèmes, qui sont essentiellement dans notre cadre au nombre de trois. D’une part, nous devons percevoir s’il existe une différence réelle entre l’analyse de l’angoisse de 1927 et

236 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 69-70 [43] 237 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin légèrement modifiée p. 70 [44] 238 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 72 [45] 239 Nous pouvons voir ici une allusion à l’authenticité du Dasein dans Sein und Zeit.

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celle de la conférence. D’autre part, nous devons saisir le rôle du Néant relativement au problème du monde : qu’apporte son apparition ? Enfin, nous pouvons poser un problème plus propre à Wom Wesen des Grundes mais lié à notre conférence : la posibilité d’un monde commun. Commençons par le premier point. A première vue, il semble que si c’est l’être-au-monde en tant que tel qui est atteint avec elle dans Sein und Zeit, et que dans Was ist Metaphysik ? c’est cette fois le Néant, une différence radicale existe entre les deux analyses. Or, nous ne pensons pas que tel est effectivement le cas. Vom Wesen des Grundes, qui fait office de transition entre les deux textes, nous permet d’articuler les deux. Le monde est en effet dans cet essai le terme du libre dépassement de l’étant vers l’être, c’est-à-dire vers un sens de l’être qui découvrira tous les étants et ce en déterminant un certain type d’existence (artistique, philosophique, scientifique…). Le § 40 de Sein und Zeit aboutissait au pur être-au-monde, compris comme saisie par le Dasein de son être même pour autant qu’il a à être. Ce paragraphe ne franchit pas le pas qui consisterait à montrer que l’appel à l’authenticité, à un pouvoir-être propre, est plus originellement une ouverture au sens de l’être à partir duquel tout étant se voit découvert dans sa vérité, y compris le Dasein lui-même : en quoi nous percevons une évolution entre l’essai de 1927 et Vom Wesen des Grundes, encore que ce qu’affirmera le second était déjà en germe dans le premier. L’expérience du Néant dans Was ist Metaphysik ? n’est d’après nous finalement que la radicalisation de ce qui était atteint dans Sein und Zeit, pour autant que l’expérience du Néant est celle de l’être lui-même. Le fait que le monde soit plutôt atteint en 1929 dans l’ennui et que l’angoisse atteingne le Néant ou l’être à proprement parler à sa suite (dans l’ordre méthodologique que suit Heidegger) ne nous semble pas à cet égard décisif. La question serait en réalité non pas quelle est la différence entre les deux textes, qu’il est toujours possible de mettre en lumière dans le détail, mais plutôt quelle est clairement la différence entre l’être et le monde. Les deux s’avèrent difficiles à distinguer, d’autant qu’ils sont étroitement mêlés à la fois dans Vom Wesen des Grundes et Was ist Metaphysik ?; même dans Sein und Zeit, cela n’est pas vraiment clair. Par exemple, dans ce dernier essai, la mondanéité du monde n’est, comme l’être ou le Néant, rien d’étant. Nous pourrions poser que le monde est la manière d’être factive du Dasein, et le sens de l’être ce qui la rend possible ; le monde serait la réalisation effective du sens de l’être, en tant qu’il éclaire l’étant. Mais d’une part dans Sein und Zeit c’est la temporalité qui est affirmée comme constituant l’être du Dasein, d’autre part dans Vom Wesen des Grundes l’être semble parfois être inclus dans ce qu’il convient de nommer le monde ; par ailleurs, dans le même essai le Dasein dépasse l’étant vers l’être mais aussi vers ses possibilités. Certes, celles-ci n’apparaîtraient peut-être pas comme telles et ne seraient pas les mêmes, à supposer qu’il existe encore quelque chose comme des possibilités, sans le sens de l’être. Les possibilités relèvent toutefois de la relation factive entretenue entre le Dasein et l’étant, ce qu’estomperait pour le moins la thèse selon laquelle monde et être s’identifient purement et simplement. En réalité l’imbrication des concepts est telle chez Heidegger qu’il s’avère difficile de les dissocier. Une chose est en effet certaine : il n’y a point de monde sans un sens de l’être, et réciproquement240. Une différence notable entre l’essai de 1928 et l’Hauptwerk demeure le rapprochement du monde et de l’être, alors que Sein und Zeit rapprochait le premier du Dasein (d’où l’angoisse dévoilant la mondanéité du monde, et non le Néant) ; mais comme nous l’avons dit, il s’agit d’une radicalisation – qui prépare le cours de 1929-1930, comme nous allons le voir. Le cours du semestre d’été 1928 Le fondement métaphysique de la logique en partant de Leibniz, qui préfigure Vom Wesen des Grundes, pose ainsi à la page 252 : « Die Welt : ein Nichts, kein Seiendes – und doch etwas ; nichts Seiendes – aber Sein ». Le discours de Heidegger sur la différence entre l’être et le monde est donc souvent ambigü, bien qu’identifier les deux soit impossible.

240 Nous exposerons par la suite la nuance que va apporter Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude.

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Quel est par ailleurs l’apport de l’apparition du Néant ? Encore une fois, il y a bien des signes précurseurs dans les analyses du Gewissen dans Sein und Zeit : c’est la raison pour laquelle en les commentant nous avons pris soin de mettre en relief les variations de Heidegger sur le thème du « nicht ». Ce qui dans la conférence demeure décisif est le passage de la négativité (Nichtigkeit) du Dasein prise pour thème dans Sein und Zeit au Néant (Nichts) pur et simple. En 1927, Heidegger ne remontait pas au-delà de la négativité du Dasein comme origine de toute négative. En 1929, celle-ci se voit fondée à son tour dans le Néant. Qu’est-ce à dire ? Tout d’abord, nous pouvons constater une certaine réciprocité entre ces deux faits : la négativité du Dasein est la cause de la finitude de l’être (au point que celui-ci se manifeste comme Néant), et celle-ci entraîne une compréhension de l’étant elle aussi finie241, dont celle du Dasein lui-même242. Ensuite, une expérience « directe » de l’être est faite. Tandis que Sein und Zeit n’en n’avait pas véritablement fini avec l’être du Dasein à partir duquel pourrait se déterminer le sens de l’être, passage à propos duquel le dernier paragraphe du traité émettait des doutes quant à sa possibilité, ici nous obtenons un accès à l’être sans détours, bien que l’angoisse demeure un acquis de l’analytique existentiale. L’échec de celle-ci a conduit Heidegger à l’abandonner en tant que démarche, bien qu’il conserve certains éléments qu’elle a permis d’acquérir. Il n’entre pas dans notre propos de juger d’un échec de la conférence à penser l’être, butant sur le Néant qui nous réduirait au silence : nous renvoyons pour une discussion de cela au dernier chapitre de Réduction et donation de J.-L. Marion. Nous voulons simplement souligner que l’expérience du Néant est étroitement liée à la problématique du monde : le fait que l’angoisse permette de découvrir l’un et l’autre n’est pas un hasard, mais tient à ceci que le Néant ou l’être est ce qui rend possible quelque chose comme un monde. C’est pourquoi nous soulignons une dernière fois qu’il importe de saisir dans leur unité la conférence de 1929 et Vom Wesen des Grundes, comme le propose Heidegger dans la préface de l’édition de 1949 de ce dernier texte. L’expérience du Néant s’ancre tout à fait dans la problématique du monde, pour autant que le monde est le projet du Dasein dépassant l’étant vers l’être : le monde est l’apparition elle-même et le comment de cette apparition de l’étant que seul l’être ou le Néant rend possible. La finitude du monde, du Dasein et de sa liberté (qui se meut dans une situation finie où chaque réalisation de possibilités est à la fois une ouverture à d’autres possibilités mais équivaut aussi une fermeture à d’autres) se voient fondées dans la négativité la plus originaire, le Néant de l’être. Un troisième problème serait de savoir dans quelle mesure un monde peut être commun. Si plusieurs personnes mènent un type d’existence différent avec chacun un sens de l’être dévoilant l’étant correspondant, par exemple un artiste, un philosophe et un scientifique, comment se fait-il qu’ils puissent malgré tout parvenir à se comprendre ? Par ailleurs, dans Vom Wesen des Grundes Heidegger montrait la difficulté, sur laquelle il reviendra de plus en plus, à accéder à l’expérience de l’être présocratique ; autrement dit, dans l’histoire aussi se pose le problème de la compréhension des époques antérieures, le « monde » grec par exemple. Cette difficulté, qui existe bel et bien ici, prendra d’autant plus d’importance lorsque Heidegger insistera de plus en plus sur l’interprétation des présocratiques et des poètes à partir des années 1930 jusqu’à la fin de sa vie ; seule une conception de l’être différente, atteinte lors du « tournant », pourra le tirer de ces difficultés (l’être déploiyant son essence en l’Homme, et non comme ce que projette librement le Dasein).

241 La dernière partie de Kant et le problème de la métaphysique, en particulier son b), développe amplement ce point. Cette même partie affirme : « plus originelle que l’Homme est la finitude du Dasein en lui ». 242 Ceci explique que Heidegger ait cru un temps que le sens de l’être pourrait être « lu » à partir de l’être du Dasein.

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III La méthode comparative des Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-finitude-solitude (1929-1930)

Ce cours du semestre d’hiver 1929-1930 fût publié à titre postume en 1983 dans le cadre de la Gesamtausgabe243. Nous aborderons ce texte de la manière suivante. D’abord, nous partirons d’un concept important pour comprendre la démarche de Heideggger aussi bien ici que dans son œuvre en général, apparaissant au § 70 : l’ « assignation formelle », « formale Anzeige ». Nous expliquerons ensuite la thèse selon laquelle « l’animal est pauvre en monde (weltarm) », et nous terminerons par le point qui est sans doute le plus important quant à notre propos, à savoir le problème du monde proprement dit, qui est le propre du Dasein qualifié de « configurateur de monde (weltbildend) ». 1) Un concept central pour comprendre Heidegger : l’assignation formelle Heidegger introduit ce concept au § 70 du cours alors qu’il s’interroge sur la thèse selon laquelle « l’Homme est configurateur de monde », dans le dernier chapitre de la seconde partie dans lequel ce paragraphe prend place. Le titre lui-même de ce paragraphe suffit à montrer son importance : « Réflexion de principe sur la méthode à suivre pour comprendre tous les problèmes et tous les concepts métaphysiques. Deux formes fondamentales de leur fausse interprétation » (nous soulignons). Et le titre du a), sous-partie la plus importante pour notre propos, est le suivant : « Première fausse interprétation : l’élucidation des problèmes philosophiques comme quelque chose qui se trouve là-devant (etwas Vorhandenes) au sens large. Caractéristique fondamentale des concepts philosophiques : être une assignation formelle » (nous soulignons). Heidegger entreprend ici une réflexion de méthode concernant la bonne manière de se rapporter à « tous les problèmes et tous les concepts métaphysiques ». Ce point s’avère donc être absolument central, puisqu’il vaut pour tout rapport à la philosophie : l’audition de cours, la lecture d’ouvrages, l’écriture de textes philosophiques, et s’oppose à ce qui faisait l’objet de certaines remarques présentes dès les considérations préliminaires du cours : à propos d’étudiants indifférents (la différence entre aller ou non au cours reviendrait à celle entre dépenser 10 Marks en frais d’inscription ou acheter avec cette somme une bonne paire de bâtons de skis, peut-être plus « utiles ») comme à propos des disputes stériles s’incarnant dans des articles (que ne manque pas de critiquer non plus la suite de ce § 70). Notre philosophe amène ce concept en mettant d’abord en évidence la première et principale mauvaise manière de comprendre un discours philosophique. La philosophie réellement « vivante » est celle qui, s’effectuant, « vient à la parole » : le penseur affirme ce qu’il pense dans une parole pensante, peu importe au reste si survient ensuite une communication avec autrui, c’est-à-dire une compréhension mutuelle. « Mais quand le philosopher est prononcé, il est alors à la merci d’une fausse interprétation : pas seulement à la merci de celle qui réside dans l’ambiguïté et la variabilité relative de toute terminologie, mais à la merci de cette fausse interprétation essentiellement concrète dans laquelle l’entendement courant tombe forcément, parce que ce qu’il rencontre comme prononcé philosophiquement, il l’explique comme quelque chose qui se trouve là-devant (etwas Vorhandenes – la traduction de Martineau par « à portée de la main » peut également s’avérér intéressante ici) ; et il le prend a priori, surtout là où il semble être essentiel, sur le même plan que les choses qu’il poursuit quotidiennement, et il ne pense pas et il ne peut pas comprendre que ce dont il s’agit en philosophie ne s’ouvre seulement que dans et à partir d’une transformation du Dasein humain. »244 Ce qui est affirmé ici au moyen de la terminologie de Sein und Zeit est en réalité, sans vouloir prétendre par là que Heidegger énonce une platitude, quelque chose d’aussi classique que fondamental en philosophie : 243 Nous nous réfèrerons à la traduction de D. Panis publiée chez Gallimard en 1992, et nous signalerons entre crochets la pagination de l’édition Klostermann « Seminar » de 2004. 244 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis légèrement modifiée p. 422 [422-423]. Cette critique de l’entendement pourrait en tant que telle faire penser à Hegel, qui le rejette lui aussi.

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l’accès au texte ou à la parole philosophique suppose une certaine attitude de la part de celui qui lit ou écoute, une certaine manière d’exister ; au risque sinon de voir tout en étant aveugle, d’entendre tout en étant sourd, comme l’avaient perçu dès le commencement Héraclite ou Parménide245. Relativement à Heidegger, il serait même possible de poser que seul le Dasein authentique ou en voie de l’être décrit par Sein und Zeit peut comprendre la parole philosophique : celle-ci ne passe plus pour ce que le On dit dans le bavardage courant à propos des choses banales, bavardage dans lequel on croit pouvoir avec sa jugeotte habituelle s’ériger en juge de toutes choses (pour reprendre une expression de Heidegger dans Was heißt denken ?, au moment où il définit ce qu’est la hiérarchie chez Nietzsche). Par ailleurs, ceci permet de distinguer les concepts philosophiques des concepts scientifiques, comme le suggérait déjà le début de Was ist Metaphysik ?. Les considérations préliminaires de notre cours, reprenant en cela ce que posait la conférence, rappelaient que celui qui questionne en philosophie ou métaphysique est lui-même pris dans la question. Ce point est intéressant, comme le souligne Heidegger, relativement au problème du monde. Les conceptions courantes de celui-ci que nous avons déjà évoquées, à savoir comme la somme des étants là-devant ou le tout là-devant dans lequel seraient les étants eux aussi là-devant, relèvent tout à fait de cette mécompréhension de l’entendement commun qui inclus aussi, comme tout cela semble le suggérer, la science. Or, « il s’agit de voir dès le départ qu’il ne faut pas pratiquer ainsi, mais que nous sommes néanmoins portés à nous fourvoyer dans ce sens [le Dasein étant toujours à la fois dans la vérité et la non vérité]. Autrement dit : la connaissance philosophique de l’essence du monde n’est pas et n’est jamais la prise de connaissance de quelque chose là-devant »246. Une autre manière d’affirmer cela serait : thématiser le monde comme une chose parmi les choses est la manière courante de passer à côté du phénomène, comme le montrait par exemple Sein und Zeit à propos de Descartes. Tout ce qui est là-devant se voit nivellé et appréhendé de la même manière, ce qui ne saurait convenir : si le Dasein est l’être-au-monde, ou si, comme nous allons voir, seul l’Homme est configurateur de monde, saisir le monde comme là-devant revient à saisir le Dasein lui aussi comme un étant là-devant, ce qui ne correspond pas à son genre d’être. Heidegger insiste dans ce § 70 sur ce que change ceci pour le problème du monde, en particulier relativement à la structure de l’ « en tant que », comme nous y reviendrons. Il prend également l’exemple d’erreurs survenues lors de la lecture des §§ 46 et suivants de Sein und Zeit, expliquant ce qu’il en est de la mort du Dasein. Notre auteur montrait que la marche d’avance vers elle est possible dans la saisie dans l’instant de toutes les possibilités présentes à partir de cette possibilité ultime. L’entendement commun comprend alors la chose suivante : le Dasein est d’autant plus authentique qu’il « pense constamment à la mort » ; or cela est insupportable, et le suicide devient préférable. « Où se trouve ici le malentendu ? Non pas dans une conclusion erronée, mais bien dans le fait qu’une attitude fondamentale (Grundhaltung) n’est même pas avant tout spécialement adoptée. » Le rapport à la mort est simplement conçu comme là-devant, et par conséquent saisi comme ce qui doit être l’état permanent du Dasein – lui aussi là-devant. En réalité, « tous les concepts philosophiques sont des assignations formelles, et ce n’est que s’ils sont pris de la sorte qu’ils donnent la véritable possibilité de concevoir »247. Heidegger explique ce terme ainsi : « Les concepts, pour autant qu’ils soient obtenus de manière authentique, ne font jamais que laisser s’élever cette exigence de transformation, mais ils ne peuvent jamais être eux-mêmes la cause de la transformation. C’est

245 Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir l’œuvre de P. Hadot, en particulier Qu’est-ce que la philosophie antique ? ou encore Exercices spirituels et philosophie antique, ce dernier texte expliquant de manière plus condensée la notion fondamentale aux yeux de l’auteur de « conversion ». Hadot inclut, ce qui ne doit pas nous étonner, Heidegger dans sa lecture de l’histoire de la philosophie, bien qu’il insiste beaucoup plus sur la philosophie antique. Dans notre cours lui-même, Heidegger dit ainsi à ses étudiants lors de ses analyses sur l’ennui à la page 201 [198] : « Car il faut le redire, au cas où vous ne l’auriez pas encore remarqué : il ne s’agit pas que vous emportiez chez vous une définition de l’ennui, mais que vous appreniez avec intelligence à vous mouvoir dans la profondeur du Dasein ». 246 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis légèrement modifiée p. 423 [423] 247 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 425 [425]

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pourquoi ils sont assignants. Ils font signe en pointant au cœur du Dasein. Mais le Dasein – tel que je l’entends – est toujours le mien. En assignant, ils font chaque fois signe, de par leur essence, en pointant au cœur d’une concrétion du Dasein individuel en l’Homme ; mais ils ne fournissent jamais cette concrétion dans son contenu. C’est pourquoi ils sont des assignations formelles. »248 Autrement dit, la dimension assignatrice des concepts philosophiques, et sans doute de tout discours philosophique en général – nous pensons ici à un texte comme Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche ou à La volonté de puissance, dont Heidegger dira dans ses cours sur cet auteur qu’autant le second texte est poétique, autant le premier est conceptuel – consiste en ceci que l’être le plus intime du lecteur (son Dasein) est appelé à une transformation en vue de l’authenticité vers lequel pointe le concept métaphysique, qui encore une fois en tant que tel inclus dans la question l’être de celui qui questionne. Nous sommes mis nous-mêmes en question par la philosophie, que nous le voulions ou non, et que cela nous fasse fuir ou au contraire persévérer dans le questionnement afin de mener une existence digne de ce nom. Ceci dit, cette assignation n’a qu’une dimension formelle. Cela signifie qu’elle n’est pas matérielle, soit : qu’elle ne pose pas un certain contenu, qui se présenterait comme un certain idéal d’existence et qui impliquerait un certain nombre de prescriptions à suivre. Il n’y a qu’une exigence qui s’élève, mais sans que quelque chose de précis soit exigé : en cela nous pouvons établir une certaine parenté entre les concepts philosophiques et l’appel du Gewissen, qui lui non plus n’a rien à prescrire, mais qui pourtant transit le Dasein en lui enjoyant de devenir authentique. Ce caractère formel n’est pourtant pas selon Heidegger à pallier à tout prix en le « remplissant » par un certain contenu : au contraire faut-il persévérer dans cette dimension formelle où la possibilité est, comme nous allons le voir plus loin, maintenue libre comme possibilité. Prendre les concepts selon leur contenu n’est pourtant pas impossible, et cela même en laissant de côté leur aspect assignant. « Mais alors », poursuit Heidegger, « non seulement ils ne donnent pas ce qu’ils veulent dire : en outre, ils deviennent – et c’est là véritablement le trait néfaste – un point de départ soit-disant authentique et rigoureusement délimité, de problématiques sans fondement »249. Un cas typique pour Heidegger est celui de la liberté humaine conçue comme un type de causalité par opposition à la causalité naturelle : sans aucun doute est-il vain de chercher à la comprendre d’après l’idée même de causalité selon notre philosophe, et ce malgré Kant qui avait à cœur de distinguer soigneusement les deux. De la même façon, le problème du monde doit nécessairement être traîté en tant qu’il est un concept assignant formellement, et non comme un concept courant ou scientifique (le concept de neutron n’a rien d’une assignation formelle, contrairement à celui de liberté, de monde, d’existence, de Dieu, etc.). « Ce qui est visé par « monde », non seulement ce n’est pas l’étant qui en soi se trouverait là-devant : c’est tout aussi peu une quelconque structure du Dasein en tant que structure qui en soi se trouverait là-devant. » Il importe donc que nous gardions ceci à l’esprit dans la suite des analyses, et ce malgré les détours qu’elles imposent, en particulier celui sur l’animalité. Notons pour finir que Heidegger s’oppose également dans ce paragraphe à Husserl, qui accorde un primat particulier à la conscience objectivante : nous percevons ici pourquoi son concept de monde demeure insatisfaisant. 2) La thèse : « l’animal est pauvre en monde »

A) L’apparition du thème de l’animal Que le thème de l’animalité soit abordé dans le cadre d’un cours sur les concepts fondamentaux de la métaphysique, cela ne va pour le moins pas de soi. Qu’est-ce qui justifie l’apparition de celui-ci ? Heidegger

248 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 428 [429] 249 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 428 [429]. Problématiques d’autant plus sans fondement que, si nous nous souvenons de ce qu’il en est du fondement dans Vom Wesen des Grundes, le fondement émane de la liberté conçue comme l’acte de transcender du Dasein : une problématique sans fondement est donc bien une problématique ne mettant pas en question l’être (le Dasein) de celui qui interroge.

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commence par affirmer au début de la seconde partie du cours (§ 40) que si la philosophie a pour but d’ « invoquer le Dasein en l’Homme (das Dasein im Menschen zu beschwören) », cette invocation « a lieu à travers la sobriété d’une interrogation conceptuelle ». Mais Heidegger nous avertit : il s’agit d’« une interrogation qui, il est vrai, ne peut jamais, à la différence de toute investigation scientifique, se restreindre à pénétrer un domaine délimité et s’exercer dans ses limites. C’est plutôt une interrogation qui doit nécessairement se configurer l’espace interrogatif avant tout dans le fait de questionner, et qui est capable de le tenir ouvert seulement dans le fait de questionner »250. La possibilité de l’investigation sur l’animal, en tant que prenant part à l’espace nécessaire déployé par l’interrogation, se voit par là ouverte. Si maintenant les trois questions du cours sont « qu’est-ce que le monde ? », « qu’est-ce que la finitude ? » (dont Heidegger nous dit qu’elle est « la racine origienelle et unifiante » des deux autres) et « qu’est-ce que l’esseulement ? », la question du monde est alors suivant l’ordre indiqué élaborée en premier. Or, comme nous l’avons posé dans notre introduction, le cours applique une méthode comparative, comparaison qui doit s’effectuer entre trois thèses : « la pierre est sans monde (weltlos) », « l’animal est pauvre en monde (weltarm) » et « l’Homme est configurateur de monde (weltbildend) ». Notre philosophe compte amorcer l’examen « en partant du mileu, avec la question de savoir ce que signifie : l’animal est pauvre en monde » ; en effet « de cette manière, nous portons pour ainsi dire constamment le regard de deux côtés : vers l’absence de monde propre à la pierre et vers la configuration de monde propre à l’Homme. Et à partir de ceux-ci, nous jetons le regard sur l’animal et sa pauvreté en monde »251. Heidegger signale deux difficultés essentielles relatives à la question de l’animalité. La première est que pour expliciter la thèse de la pauvreté en monde de l’animal, il va s’avérer nécessaire de rendre compte de l’essence de la vie : « comme quoi (als was) l’essence de la vie est-elle finalement à déterminer ? ». La seconde, qui en découle, s’énonce ainsi : « comment (wie) du vivant comme tel – l’animalité de l’animal et le caractère végétal (Pflanzlichkeit) des plantes – est-il originellement accessible ? »252. Nous, qui existons parce que nous sommes des Dasein, comment pouvons-nous accéder à l’essence d’autres étants ayant un mode d’être différent253 ? Surtout : puisque l’examen doit être comparatif, l’essence de l’animalité se voit toujours déjà entendue d’une façon ou d’une autre pour que puisse s’effectuer quelque comparaison que ce soit. Il y a donc de fait un cercle. Mais ceci ne constitue pas une objection pour Heidegger : selon lui, les questions fondamentales se meuvent précisément dans des cercles. Il suffit pour cela de nous repporter à Sein und Zeit, où surgissait déjà le thème du cercle pour autant que la question du sens de l’être est posée par nous qui en avons toujours déjà une entente implicite (toutes nos propositions contenant le verbe être le prouvant continuellement). Mais est-ce là une raison pour couper court à tout questionnement ? Assurément non. Ici, « nous nous mouvons donc dans un cercle lorsque nous présupposons une certaine conception fondamentale de l’essence de la vie et la façon dont nous pourrions l’expliciter, et ce, sur la base de cette présupposition, nous frayons précisément le chemin pour arriver à une conception fondamentale de la vie ». Aussi ne faut-il pas concevoir ceci comme un cercle au sens où nous nous mouvrions le long d’une périphérie et reviendrions au point de départ : en réalité l’essentiel réside dans ce que Heidegger nomme à la page 280 [276] le « regard jeté vers le centre ». Le point de départ, à savoir la thèse de la pauvreté en monde de l’animal, n’est pourtant pas quelque chose qui serait simplement tiré de la zoologie ; bien plutôt s’agit-il pour Heidegger d’une thèse essentielle, et qui à ce titre demeure plus fondamentale que tout énoncé relevant de sciences prenant pour objet l’animal. Celles-ci présupposent même selon lui déjà cette thèse254. 250 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 262 [258] 251 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 278 [274] 252 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis légèrement modifiée p. 270 [266] 253 Sur le problème de la « transposition », nous renvoyons aux §§ 49 et 50 du cours. 254 Nous n’insisterons pas ici sur le rapport que tente d’établir Heidegger entre celle-ci et la zoologie dans le cours, problème qui renvoie à celui entre la métaphysique et les sciences ontiques développé en particulier au § 45 b).

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B) L’essence de la vie Première élaboration du concept de « pauvreté » Heidegger commence par préciser au §46 ce qu’il faut entendre par « pauvreté » dans l’expression « pauvre en monde ». Au premier abord, ce terme signifierait une indigence, par opposition à ce qui serait la richesse du monde chez l’Homme. Nous pourrions ainsi nous appuyer sur le fait que chaque animal se meut dans un territoire restreint et relativement à un certain nombre d’éléments (par exemple pour l’abeille sa ruche, les rayons de miel, les fleurs et ses congénères), dont il ne sonde d’ailleurs pas, contrairement à l’Homme, la profondeur (par exemple la composition chimique du miel, etc.). Or, l’opposition entre pauvreté en monde et configuration de monde ne se résout pas en une simple affaire de degrés, le plus élevé revenant à l’Homme tant quantitativement que qualitativement, et le monde de l’animal s’avérant par là être de moindre valeur. Des exemples simples suffiraient remettre en cause cela : l’œil du faucon et l’odorat du chien surpassent de très loin ceux de l’Homme, et à l’inverse la déchéance de certains Hommes les plaçent en dessous de l’animal qui n’en connaît pas de telle. Surtout, la question d’un « plus élévé » et d’un « plus bas » est déjà en elle-même problématique, et ce d’autant plus lorsque la distinction est faîte entre les animaux eux-mêmes : en quoi un éléphant vaudrait-il mieux qu’une mouche ? De plus, si la pauvreté n’était qu’une privation pure et simple, la thèse de la pauvreté en monde de l’animal énoncerait quelque chose de semblable à la thèse de l’absence de monde de la pierre. Or l’absence de monde de la pierre n’est pas stricto sensu constitutive de celle-ci, car elle ne peut même pas être privée de monde. Mais que signifie le fait pour la pierre de ne même pas pouvoir en être privée ? Une définition très provisoire, mais non totalement erronée pour autant (comme nous le verrons) du monde, comme « l’étant à chaque fois accessible », suffit à décider d’en quel sens la pierre n’a pas de monde : une pierre n’entretient rigoureusement aucun rapport aux autres étants (tout comme dans Sein und Zeit Heidegger affirmait dans le même sens que la chaise ne touche jamais le mur puisqu’elle ne peut même pas s’y rapporter). Il est ainsi indifférent qu’elle repose sur le sol ou qu’elle soit jetée au fond de l’eau, ce qui n’est pas le cas d’un lézard qui se reposerait sur elle. Au fond, « la pierre, dans son être de pierre (Steinsein), n’a absolument aucun accès à quelque chose parmi quoi elle se présente, en vue d’atteindre et de posséder cette autre chose comme telle. C’est la raison pour laquelle elle ne peut finalement pas non plus être privée »255. Son absence de monde revient donc à une absence d’accès à l’étant qui n’a rien d’un manque ou d’un défaut. En revanche, l’animal se rapporte de fait à l’étant, par exemple le lézard qui a recherché la pierre256 pour se chauffer au soleil. De manière générale – et ici se voit condensée ce que signifie la thèse de la pauvreté en monde de l’animal – : « toutes sortes de choses sont accessibles à l’animal, et pas n’importe quelles choses ni dans n’importe quelles frontières. Sa manière d’être, que nous appelons la « vie », n’est pas sans accès à ce qui est en plus à côté de lui […]. En raison de ce lien, on dit donc que l’animal a son monde ambiant et qu’il se meut en lui. Dans son monde ambiant, l’animal est, pour la durée de sa vie, enfermé comme dans un tuyau qui ne s’élargit ni ne se resserre »257. En somme, à ce stade nous savons seulement ceci : l’animal à la fois a et n’a pas de monde. Et il est possible, dira Heidegger plus loin, que la vie soit « un domaine qui a une richesse d’ouverture telle que le monde humain ne la connaît peut-être pas du tout »258. La question de la pauvreté en monde de l’animal ne peut donc être d’emblée tranchée à l’aide des premières évidences venues : c’est pourquoi il importe à Heidegger d’élucider préalablement l’essence de l’animalité elle-même. L’organisme et l’outil

255 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 293 [290] 256 Bien que, et la remarque est décive pour la suite, « il soit douteux que le soleil lui soit accessible comme soleil, bien qu’il soit douteux qu’il puisse faire l’expérience de la roche comme roche ». 257 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 295 [292] 258 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 372 [371-372]

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Tout être vivant est d’après notre auteur un organisme, qu’il soit unicellulaire ou pluricellulaire : c’est en tant qu’organismes que leur revient le caractère d’unité. Mais que signifie « organisme » ? Et en quoi la détermination de l’organisme nous aiderait à saisir ce qu’est la pauvreté en monde ? Nous devons tout d’abord essayer de répondre à la première question. La difficulté essentielle, énoncée au § 51, est la différence entre un organisme, un outil (Werkzeug) – Wilhelm Roux que mentionne Heidegger définit ainsi l’organisme comme un complexe d’outils –, un util (Zeug) et une machine (un organisme imparfait d’après Uexküll), les trois derniers semblant au reste s’insérer entre la pierre sans monde et l’animal pauvre en monde. En réalité, ils demeurent bel et bien sans monde, tout en ayant pour caractéristique d’avoir été produits par l’Homme, qui les a justement intégré à son monde ambiant au sens de Sein und Zeit. Si tel est le cas, il faut donc rejeter toute explication de l’organisme en ces termes, au risque de manquer ce qui fait l’essence propre de celui-ci. Les organes de l’organisme sont-ils correctement saisis lorsque nous les concevons commes des outils, par exemple pour voir, pour entendre, etc. ? L’œil sert-il à voir comme le marteau sert à frapper ? Est-ce l’œil qui permet à l’animal de voir, ou bien est-ce la possibilité de voir de l’animal qui est au fondement de quelque chose de tel que l’œil ? Selon Heidegger, « c’est d’abord le fait de pouvoir voir qui rend possible la possession des yeux, qui la rend nécessaire d’une certaine façon »259 ; reste à savoir ce qui est à l’origine d’une telle possibilité. Celle-ci est essentielle à l’animal, sans qu’elle implique pourtant la possession d’yeux : il faut l’entendre, au moins provisoirement, comme la possibilité de sentir les autres étants. L’organe de la vue appartient toujours à tel animal, contrairement aux outils qui demeurent utilisables par n’importe qui. Mais cela serait-il suffisant de poser que l’organe est un outil particulier en ce qu’il est incorporé à celui qui l’utilise ? Assurément non : l’outil, explique Heidegger, ne peut offrir que des prestations et la prestation (Fertigkeit) est son pouvoir qui lui est propre. En revanche, à l’organe revient l’aptitude (Fähigkeit). Que faut-il entendre par cela ? L’organe n’a certes pas en lui-même la faculté de voir, tout comme le porte-plume n’a pas en lui-même la faculté d’écrire. Mais l’organe tire sa faculté de l’organisme, à la différence de l’outil ; mieux, c’est l’organisme et non pas l’organe qui possède telle ou telle faculté. C’est pourquoi il convient finalement de dire non pas que l’organe a une aptitude, mais que « l’aptitude a des organes », tandis que l’outil possède telle faculté plutôt qu’il est possédé par elle. Comment lier alors l’aptitude et l’organe ? Une première approche, courante, serait la suivante : contrairement à l’outil qui est toujours produit par autre chose (le plus souvent : par l’Homme), l’organisme produit lui-même ses organes, s’adapte à ce à quoi les organes se rapportent, meurt mais peut aussi se régénérer lui-même. Seulement, c’est en faisant appel à une force « qui n’explique en outre rien du tout » pour Heidegger qu’est rendu compte de cela. Mieux vaut emprunter une autre voie pour élucider le rapport entre l’aptitude et l’organe. Heidegger décide d’analyser un organisme des plus simples, l’amibe260. Comme l’étymologie grecque le suggère, cet organisme unicellulaire ne connaît pas d’état stable, mais est en permanente transformation : ses organes ne sont pas permanents. Citant la seconde édition de la Biologie théorique d’Uexküll, Heidegger affirme ainsi que pour se nourrir, « il se forme chaque fois « autour de chaque bouchée une poche, puis un estomac, puis un intestin, et enfin un anus ». Nous avons ainsi une succession déterminée d’organes qui s’anéantissent eux-mêmes dans cet ordre déterminé »261. Cet exemple

259 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 321 [319] 260 Il n’entre pas dans notre propos de contester la validité des affirmations de Heidegger ci-avant et surtout celles qui vont suivre relatives à la biologie d’alors et à la connaissance qu’il a pu, plus ou moins bien, en avoir. Sur ce problème, nous renvoyons au texte « Humanisme et animalité » d’Alain Séguy-Duclot paru dans le recueil dirigé par B. Pinchard Heidegger et la question de l’humanisme. Faits, concepts, débats, Paris, PUF, 2005, p. 329-346 : il résume de manière claire non seulement le point que nous traitons, à savoir l’animalité chez Heidegger, mais aussi ses limites. Pour notre part, travaillant sur le concept de monde, nous nous limiterons à suivre le raisonnement de notre auteur sans chercher à dégager les implications des corrections par ailleurs tout à fait effectuables à ses affirmations. 261 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 328-329 [327]

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étaye donc la thèse de l’antériorité de l’aptitude par rapport aux organes262. Il serait certes possible d’objecter qu’alors l’organe est produit comme l’outil est produit ; mais d’une part leur relation au temps est profondément différente y compris comme quand l’organe acquiert une certaine permanence chez les animaux plus complexes, d’autre part l’organe produit n’est pas là sans plus mais demeure en rapport avec l’aptitude de l’animal. C’est pourquoi tandis que le marteau n’est jamais en lui-même une poussée (Drang) vers le martèlement, « la particularité de ce qui est apte, c’est comme tel, de se déplacer d’avance en soi-même, dans son en vue de quoi (Wozu) »263. L’aptitude se donne à elle-même, contrairement à l’outil, sa propre règle. Elle possède donc un caractère que Heidegger qualifie au §54 de « pulsionnel (triebhaft) », pulsion qui seule rend possible quelque chose comme une aptitude de l’animal à se mouvoir dans un « espace » qui est moins à entendre en un sens « spatial » qu’au sens d’une relation à d’autres étants projetée d’avance. L’organisme se voit ainsi caractérisé par une articulation d’aptitudes créatrices d’organes. Le comportement de l’animal Il importe à Heidegger de préciser une fois acquis cela ce qui définit ce en vue de quoi l’aptitude est apte, à savoir le comportement (Benehmen, qu’il faut distinguer, ce qui est difficile en français, du Verhalten proprement humain). Celui-ci n’est pas à entendre comme une simple succession de faits, par exemple l’échauffement de la pierre. Lorsque par exemple un chat fuit en apercevant un chien, il s’agit d’un comportement de fuite et non pas d’un enchaînement de mouvements pur et simple. Il s’agit d’un comportement envers le chien, tandis que la pierre ne se comporte envers rien car elle ne peut avoir quelque chose comme un comportement. Le comportement animal est d’après Heidegger un mouvement pulsionnel (Treiben). Comme tel, le rapport entretenu avec lui-même ne repose pas sur une ouverture de l’animal à l’étant qu’il est, contrairement au Dasein dans Sein und Zeit qui est « l’étant pour lequel en son être il en va de cet être même » : l’animal demeure pris en lui-même. Ce fait, rendant possible tout comportement (Benehmen), est nommé par Heidegger « accaparement (Benommenheit) »264. Celui-ci ne doit pas être compris comme un état là-devant de l’animal dont il pourrait éventuellement être libéré. Ce point permet plutôt à Heidegger d’avancer de nouveau sa thèse centrale sur l’animalité : « l’accaparement est la conditon de possibilité pour que l’animal, de par son essence, se comporte en étant pris au sein d’un milieu ambiant, mais jamais dans un monde ». Comment entendre ceci ? La comparaison implicite du § 59 entre l’être-en-rapport-à (Bezogenheit-auf) de l’animal et celui-de l’Homme peut nous éclairer. Heidegger prend l’exemple des abeilles. Rechercher tel type de fleur est ce à quoi se voue telle ouvrière. Elle aspire le miel, puis cesse d’aspirer, et enfin s’envole. Il semblerait aller de soi que si elle s’envole, c’est parce qu’il n’y a plus de miel à aspirer, ce que constaterait l’abeille. Mais est-ce véritablement le cas ? Une expérience montre qu’une abeille placée face à une quantité de miel trop grande pour elle cesse d’aspirer lorsqu’elle en est remplie ; mais si une partie de son abdomen est sectionnée, elle continue d’aspirer, ne constatant donc pas la surabondance de miel. Elle demeure prise par son activité pulsionnelle au point qu’elle ne constate pas la présence trop importante de miel. Seule la saturation, lorsque l’abdomen est normal, inhibe celle-ci. « Cela signifie qu’aspirer à la fleur, ce n’est pas se tenir par rapport à la fleur se trouvant être là-devant ou ne se trouvant pas être là-devant. »265 Ce n’est pas en se tournant vers l’étant comme tel que cesse l’activité pulsionnelle : « la pulsion est accaparée » par le parfum du miel, puis lors de la saturation par le retour à la ruche. A son tour, le retour à la ruche n’est pas conditionné par un rapport à l’espace en tant que tel dans lequel s’orienterait l’abeille. La couleur de la ruche et son odeur ne suffisent pas à rendre compte du retour à celle-ci dans la mesure où un vol s’étend sur trois ou quatre

262 Antériorité comparable – mais il nous faut rester prudents, puisque Heidegger évite volontairement ce vocabulaire – à l’a priori kantien, en tant que condition de possibilité ; elle n’est donc pas temporelle ou logique. 263 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 332 [331] 264 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 348 [347] 265 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 354 [353]

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kilomètres. Que la ruche soit déplacée, et les abeilles se dirigent d’abord vers l’ancien emplacement. On estime souvent que c’est la position du soleil qui leur sert de guide, certaines expériences à l’appui : les abeilles sont alors accaparées par le soleil, et ne se rapportent pas à lui en tant que soleil, comme elles ne se rapportent pas à la ruche en tant que ruche. Elles demeurent poussées par leur pulsion. « Accaparement de l’animal veut donc dire à la fois : essentiel retrait de toute possibilité de percevoir quelque chose en tant que quelque chose, et : dans ce retraît précisément, être entraîné par… »266 Autrement dit, l’étant n’est pas manifeste pour l’animal selon Heidegger : ni ouvert ni fermé, l’étant demeure en-deçà de ces possibilités. Une double question s’ensuit : comment a lieu l’ouverture de l’accaparement de l’animal, et sur quoi ouvre-t-elle ? L’animal selon Heidegger « ne peut jamais s’impliquer véritablement dans quelque chose en tant que tel »267 : il demeure pris par ses pulsions de telle sorte qu’est mis de côté ce avec quoi il est en relation, qu’il soit à anéantir ou encore à éviter (par exemple les prédateurs), à rechercher (par exemple la lumière). Notre philosophe prend à l’appui l’exemple d’insectes femelles qui, après l’acte sexuel, dévorent le mâle qui devient une proie à anéantir et ne demeure pas simplement comme un animal vivant en tant que tel. Certes, la recherche de quelque chose (la lumière, les branchages pour faire un nid, etc.) semble contredire la thèse selon laquelle la mise de côté est le caractère fondamental du comportement de l’animal. Pourtant, l’étant recherché en tant que tel est bel et bien mis de côté : ce n’est pas la lumière qui est recherchée pour elle-même et elle ne se manifeste jamais pour l’animal comme pure lumière. D’où la question essentielle pour notre interrogation sur la pauvreté en monde de l’animal soulevée par Heidegger au § 60 a) : « où et comment s’étend la zone dont s’encercle l’animal comme tel ? ». Car par la mise de côté, ce n’est pas à l’évidence la recherche d’un vide total que poursuivrait l’animal qu’il faut entendre, d’autant qu’ « une relation à quelque chose comme le vide n’est possible que là où existe une relation à l’étant en tant que tel »268. Mais pouvons-nous au fond, même s’il reste difficile de s’exprimer autrement, dire que l’animal se rapporte à l’étant, puisqu’il ne se manifeste pas pour lui précisément comme étant ? La mise de côté est ainsi essentiellement le fait qu’il ne se rapporte pas à l’étant en tant qu’étant, et par là nous atteignons le caractère essentiel de l’accaparement et du comportement. Nous devons donc répondre à la question de savoir sur quoi ouvre l’accaparement. L’animal encerclé dans ses pulsions qui l’accaparent se rapporte à des choses qu’il n’est pas lui-même – il ne demeure pas comme « encapsulé» –, mais non pas en tant qu’étants. Ce sont ses aptitudes déterminées qui l’ouvrent à ce qui est l’occasion de les exercer, levant ainsi des inhibitions : la « désinhibition » est la modalité selon laquelle les choses sont admises dans l’ouverture de l’animal269. « Toute autre chose ne peut a priori pénétrer dans la zone de l’animal », à savoir au sens où il pourrait rentrer en relation avec elle. Mais encore une fois, ce qui désinhibe n’est pas appréhendé comme tel par l’animal, il lui échappe justement comme tel dans l’accaparement. A l’animal revient en propre le fait de se mouvoir dans un cercle de désinhibition (Enthemmungsring) déterminé. Etant ouvert, l’animal demeure toutefois pris en lui-même dans le cadre de ses pulsions. Ce qui désinhibe, que l’on qualifie souvent de facteur d’excitation (mais qui ne rend pas possible la désinhibition, au contraire c’est lui qui est rendu possible par elle), ne se tient pas face à l’animal, mais se voit absorbé dans le déploiement de la pulsion. A l’inverse, l’animal peut demeurer indifférent à ce que nous estimons être des excitations intenses, pour la raison simple qu’aucune pulsion ne correspond à celle-ci et pourrait ouvrir l’animal à elle (par exemple son indifférence à la musique de Mozart ou aux ouvrages de Kant, et de manière générale à tout ce que l’on nomme communément les œuvres culturelles). C’est ainsi que Heidegger relate une expérience faîte sur des tiques, montrant que leur image

266 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 361 [360] 267 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 364 [363] 268 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 368 [367]. Heidegger poursuit : « Et inversement : ce n’est que là où est possible une relation à l’étant comme tel qu’est donnée la possibilité de rechercher le vide ». Il serait éventuellement possible de rapprocher cette affirmation de ce qu’énonce Was ist Metaphysik ? à propos du rapport entre l’étant et l’être comme Néant. 269 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 370 [369]

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rétinienne est la même que la nôtre ; ce qui ne revient malgré tout absolument pas à dire qu’elles voient les étants comme nous les voyons, en tant que tels.

C) La pauvreté en monde de l’animal La question qui doit nous guider est la suivante : est-ce que la pauvreté en monde de l’animal est une conséquence de ce que nous avons expliqué à propos de l’organisme, ou est-ce bien plutôt l’essentielle pauvreté en monde de l’animal qui est au fondement de l’organisme tel qu’il est apparu ? Ci-avant, nous avons vu que si par monde est entendu l’accessibilité de l’étant, alors il apparaît une grande proximité entre l’animal et l’Homme. Mais si l’animal s’avère être pauvre en monde, il apparaît également proche cette fois de la pierre, pour autant que la pauvreté est une privation. Nous avons alors dit que l’animal à la fois a et n’a pas de monde ; mais cela tenait à ce que le concept de monde restait à ce moment là très vague. Certes, l’animal a bel et bien accès à quelque chose, que nous pouvons même éventuellement nommer de l’étant (puisque tout logos pour Heidegger est un logos sur l’étant). Affirmer que l’animal se rapporte à de l’étant n’est possible que pour nous, comme il doit ressortir des analyses précédentes : en effet nous avons montré que l’animal ne se rapporte jamais à l’étant en tant qu’étant, et c’est donc seulement de notre point de vue que nous affirmons cela. Définir le monde comme accessibilité de l’étant implique stricto sensu que seul l’Homme a un monde, bien que dans notre expérience, nous percevons que l’animal se rapporte à ce qui pour nous est de l’étant. En réalité, l’animal n’entretient des relations qu’avec ce qui s’inscrit dans son cercle de désinhibition. Cela ne rejette pas pourtant purement et simplement l’animal du côté de la pierre, puisque celle-ci n’a même pas la possibilité de se rapporter à quoique ce soit. Au contraire, « l’ouverture dans son accaparement est un avoir essentiel (wesenhafte Habe) de l’animal »270, bien que cette ouverture comporte comme telle originairement un retrait, celui de la possibilité de s’ouvrir à l’étant en tant qu’étant. En somme, l’animal n’est pas ouvert à un monde à proprement parler, mais il est ouvert relativement à sa constitution pulsionnelle à ce qui le désinhibe. Mais Heidegger envisage une objection. Le non-avoir de l’animal, est-ce véritablement une pauvreté en monde au sens d’une privation? En effet, il ne pourrait en être privé que s’il lui était possible d’en avoir une connaissance, ce que nous nions. Et en affirmant la thèse de sa pauvreté en monde, ne nous plaçons pas du point de vue humain, à partir duquel le cercle de désinhibition de l’animal apparaît effectivement comme quelque chose de limité, de plus restreint ? L’animal ne serait pas alors en tant qu’animal privé de monde ; et c’est dans ce cas l’accaparement de l’organisme lui-même qui serait la condition de possibilité de la pauvreté en monde, encore que l’expression « pauvreté en monde » ne relève que d’une comparaison avec l’Homme, qui n’est pas thématisée explicitement mais qui demeure ce que doit mener à mettre positivement en avant l’examen. Cette objection serait importante relativement à la portée métaphysique de la thèse de la pauvreté en monde de l’animal que voulait lui conférer Heidegger. En réalité, ce n’est pas cela qui importe pour notre philosophe, le but étant dès le départ de répondre à la question « qu’est-ce que le monde ? ». Nous n’avons perçu le phénomène que négativement lors des analyses sur la pauvreté en monde de l’animal. Comme l’Homme a lui un monde, « par cette description du monde, purement négative en apparence, que nous donnons quand nous examinons le fait que l’animal n’a pas de monde, c’est déjà notre propre nous-mêmes qui ressort constamment, même si ce n’est pas dans une interprétation explicite »271. Autrement dit, l’objection qui pose que non seulement nous envisageons l’animalité de l’extérieur, mais de surcroît en vue de nous-mêmes, est peut-être juste… mais la question n’était pas là. Au fond, il n’importait pas de saisir l’essence de l’animalité pour elle-même, mais pour autant que nous posons la question métaphysique du monde ; or toute question métaphysique met en question celui-là même qui questionne272. Si, comme

270 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 391 [391] 271 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 394 [394-395] 272 Une affirmation déjà citée de Was ist Metaphysik ? est très claire à cet égard : « Wir fragen, hier und jetzt, für uns » (p. 48 [26]).

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l’affirmait l’introduction du cours, l’acte de philosopher s’effectue toujours au milieu d’une tonalité affective fondamentale (Grundstimmung), c’est toujours à partir d’elle que nous avons dû questionner, y compris lorsqu’il s’agissait des abeilles ou des amibes. C’est pourquoi, lorsque sera amorcé l’examen de la configuration de monde, ce que nous avons appris ici prendra une nouvelle dimension. La thèse de la pauvreté en monde doit justement demeurer un problème, parce qu’elle ne dit ni que l’animal n’a pas de monde ni qu’il en a un à proprement parler. C’est parce qu’elle n’offre pas de réponse toute faîte qu’elle demeure pour nous une assignation formelle. 3) La thèse : « l’Homme est configurateur de monde » Selon Heidegger, qui l’affirme dès le début du cours, une interrogation métaphysique digne de ce nom doit être déployée à partir d’une tonalité affective fondamentale. Ici, la question est de savoir comment entendre la thèse selon laquelle « l’Homme est configurateur de monde » telle qu’elle était apparue de manière fugace dans Vom Wesen des Grundes et à la lumière de ce que nous avons appris de l’animalité. Nous procéderons donc en trois moments : d’abord, nous expliquerons ce que découvre la tonalité affective de l’ennui, puis nous suivrons Heidegger dans ses analyses sur le monde comme « manifestation de l’étant en tant que tel et dans son ensemble » ; enfin nous dégagerons la signification de l’expression « configuration de monde ».

A) La tonalité affective fondamentale de l’ennui La première forme de l’ennui Après avoir montré dans les paragraphes 16 à 19 que la tonalité affective fondamentale qui transit notre Dasein moderne et qu’il importe de porter au regard phénoménologique (pour autant que si elle est connue de chacun, elle demeure difficile à expliciter) est l’ennui, Heidegger commence par décrire ce qui constitue la première forme de celui-ci, qui se caractérise par le fait que nous sommes ennuyés par quelque chose. Nous pouvons tout d’abord remarquer que l’ennui entretient une relation intime au temps, d’autant qu’en allemand nous retrouvons le terme lang, long, dans le mot Langweile. Dans l’ennui, le temps semble devenir plus long. Faut-il donc partir du temps pour analyser l’ennui, ou bien au contraire le temps se laissera-t-il saisir plus nettement si nous abordons tout d’abord en profondeur le thème de l’ennui ? Ni l’un, ni l’autre : nous sommes avant tout guidés par les trois questions directrices sur le monde, la finitude et l’esseulement, questions qui « doivent nous provenir d’une tonalité affective fondamentale »273. A première vue, il ne semble pas y avoir la moindre relation entre l’ennui et ces trois questions. En revanche, celles-ci entretiennent toutes trois dans la métaphysique chrétienne un rapport au temps : le monde a été créé comme temporel, la finitude est essentiellement temporelle et l’esseulement comme individuation est celui de la créature dans le temps. L’ennui, auquel nous pouvons d’abord rester indifférents, mérite donc de retenir notre attention si est en jeu avec lui une relation au temps. La longueur des développents sur l’ennui qui vont suivre ne doit donc pas nous faire perdre de vue notre problème, à savoir qu’est-ce que le monde. Nous devons partir non pas du pur sentiment d’ennui, mais du caractère ennuyeux de ce qui ennuie dans l’ennui, de ce qui est « ennuyant (langweilend) ». Trois éléments sont en effet à distinguer : d’abord, la chose ennuyeuse dans son caractère ennuyeux, ensuite le fait d’être ennuyé par elle ou de s’ennuyer à telle chose, enfin l’ennui lui-même. Nous disons de certaines choses qu’elles sont en elles-mêmes ennuyeuses : tel livre, telle occupation, etc. Quelle est donc cette propriété qu’auraient certaines choses ou certaines actions ? De

273 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 128 [121]. Nous traduirons toujours Stimmung par « tonalité affective » et non par « tonalité » comme le fait Panis, par simple souci de cohérence puisque c’est ainsi que nous l’avons traduit depuis le début de ce travail.

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prime abord, nous voulons dire : cela traîne, c’est monotone, cela ne stimule pas et ne nous concerne pas. Ce dernier point est important, car il fait percevoir que la chose est ennuyeuse rapportée à nous. Nous transférerions alors sur la chose ce que nous ressentons vis-à-vis d’elle, elle que nous avons d’abord perçue elle-même. Heidegger précise pourtant qu’il ne s’agit pas d’une tonalité affective « suscitée » par quelque chose dont elle serait l’effet, de la même manière que l’ennui n’est pas « transféré » sur la chose. En réalité, nous parlons d’une tonalité pouvant s’éveiller à chaque instant mais que nous réprimons. C’est pourquoi au début du cours il s’agissait d’éveiller une tonalité affective fondamentale non pas au sens de la causer, mais au sens de la laisser se déployer d’elle-même. Ce qu’affirmait Sein und Zeit au sujet de celle-ci peut nous éclairer : selon ce traité, la tonalité affective est un mode de l’ouverture du Dasein à l’étant, et en cela elle ne cesse jamais d’être présente. Elle n’est donc ni une cause, ni surtout un effet : Heidegger nous invite à abandonner le modèle causal lorsque nous analysons le caractère ennuyeux d’une chose. Puisque le plus souvent nous ne voulons pas laisser surgir la tonalité affective de l’ennui, le passe-temps auquel nous nous employons pour le « chasser » doit retenir notre attention, d’autant que d’un point de vue méthodologique « c’est précisément dans le passe-temps que nous obtenons d’abord l’attitude adéquate en laquelle l’ennui vient non déformé à notre rencontre »274, par opposition à l’observation, si elle est possible, de notre ennui, ou bien à une description d’un ennui imaginé. Heidegger choisit d’analyser l’exemple suivant. Nous sommes dans une gare quelconque où le prochain train n’arrivera pas avant quatre heures. Nous essayons de nous occuper en comptant les arbres, en regardant les horaires, en nous promenant le long d’un chemin, etc., et tout cela en regardant régulièrement l’heure. Par là, nous cherchons à faire passer le temps, et donc l’ennui. Cela signifie que le passe-temps est « quelque chose qui chasse l’ennui en faisant avancer le temps (Zeitverteib ist ein Zeit antreibendes Wegtreiben der Langweile) »275. Le temps ne peut ceci dit pas être chassé ; c’est bien plutôt l’ennui comme tel dont nous voulons nous débarasser. Nous en avons certes assez d’attendre ; mais l’ennui n’est pas une simple attente (de même que toute attente n’est pas ennuyeuse). Sommes-nous donc seulement impatients ? Cette impatience qui nous oppresse n’est peut-être que notre manière de maîtriser, si cela est possible, l’ennui, d’autant que rien autour de nous ne parvient à nous captiver suffisamment pour que nous prenions patience. Quoiqu’il en soit, l’impatience n’est pas l’ennui lui-même. Heidegger remarque alors que nous avons ici constaté un certain nombre d’éléments, et pourtant nous n’avons toujours pas saisi l’ennui lui-même, mais plutôt certains signes qui se manifestent lorsque nous nous ennuyons. Il demeure d’autant plus insaisissable que lorque que nous prétendons « mourir d’ennui », nous montrons par là même qu’il est en rapport avec quelque chose d’éminament profond de notre Dasein. Il nous faut donc, au-delà de la multiplicité des manifestations de l’ennui, nous focaliser sur un aspect essentiel : la relation au temps qui est en jeu avec lui. Nous avons signalé que nous regardons sans cesse notre montre, ce qui prouve que la question du temps, que nous voulons voir passer, est décisive pour saisir l’ennui. Heidegger affirme que ce n’est pas le fait de regarder l’heure qui constitue le passe-temps. Cela manifeste plutôt l’échec du passe-temps lui-même. Nous voulons savoir dans combien de temps encore le train va-t-il arriver, si l’attente va être bientôt finie. Nous voulons que le temps passe plus vite, ce qui veut dire qu’il passe pour l’instant lentement. Que signifie ceci ? Ce n’est pas temps la durée mesurable du temps qui est longue, car après tout nous pouvons nous ennuyer dans un lieu au bout d’un seul quart d’heure, et ne pas nous ennuyer lors d’une fête durant toute la nuit. C’est plutôt son cours lui-même qui semble trop lent. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Une heure dure toujours soixante minutes, et une minute soixante secondes. La question n’est pourtant pas là, d’autant qu’à l’inverse certaines heures ne semblent durer que cinq minutes : le recours à l’instrument de mesure du temps ne nous est ici d’aucune aide. Le temps en question qui nous oppresse et justement parce qu’il nous oppresse est ce qui demeure obscur dans le phénomène de l’ennui. De plus, « est-ce donc seulement dans l’ennui que nous sommes affectés par le

274 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 142 [136] 275 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 146 [140]

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temps ? Ne sommes-nous pas constamment reliés au temps, constamment pressés et oppressés par le temps, même lorsque nous croyons et que nous disons que nous avons entièrement disposé de notre temps ? »276 C’est donc le temps lui-même qui devient ici énigmatique, bien que selon Heidegger nous ne devons pas céder à la tentation de vouloir déduire ce qui advient de l’ennui à partir de ce qu’il en est du temps. Or, l’objet du passe-temps n’est pas le temps lui-même ; au contraire cherchons-nous à nous en « détourner », si cela est possible. Lorsque nous regardons l’heure, nous tentons immédiatement après de nous focaliser sur rien de précis – et justement sur rien de précis –, mais pas sur le temps lui-même. Nous voulons que quelque chose nous divertisse de cette oppresion du temps, à savoir du retardement de son cours. Mais comment cela pourrait-il nous oppresser, tandis que « nous avons justement le champ libre » ? En réalité, ce n’est pas le temps seul qui traîne en longueur mais nous-mêmes qui sommes traînés en longueur277, bien que dans le passe-temps nous cherchons à nous détourner de lui. Qu’en est-il en effet de ce qui nous sert d’occupation ? Nous en cherchons une ; mais nous ne nous y intéressons pas (par exemple lorsque nous comptons les arbres). Ce qui nous importe est seulement d’être affairés à quelque chose. Dans quel but, puisque nous ne recherchons ni l’utilité pour nous-mêmes, ni pour d’autres ? « Seulement pour ne pas tomber dans l’état d’être laissé vide (Leergelassenheit), un état qui survient avec l’ennui. »278 Finalement, peut-être est-ce moins à l’état d’être traîné en longueur (Hingehaltenheit) auquel nous voulons échapper qu’à l’état d’être laissé vide, puisque nous cherchons à le remplir grâce au passe-temps. Faisant appel ici aux analyses de Sein und Zeit sur la préoccupation, Heidegger affirme qu’avec cette-dernière nous sommes entièrement absorbés dans ce qui nous préoccupe. « L’état d’être laissé vide est supprimé lorsque des choses sont à disposition (zur Verfügung), lorsqu’elles se trouvent être là-devant (vorhanden [la traduction de Panis par « sous la main » est également intéressante]). »279 Or, des choses sont bel et bien disponibles dans notre exemple de la gare : les arbres, le tableau d’affichage, etc. Comment expliquer alors que nous sommes malgré tout laissés vides ? Ces choses demeurent présentes : « que plus rien ne se trouve là-devant et que toutes choses nous glissent des mains, comment cela pourrait-il se faire ? » Et Heidegger d’ajouter : « pourtant, il y a peut-être des modalités de notre Dasein dans lesquelles une chose pareille est possible » : ainsi l’angoisse dans Was ist Metaphysik ?. Mais notre philosophe précise aussitôt : « mais ce n’est pas le cas dans l’ennui ». Pour quelle raison ? Parce qu’ici, dans cette première forme de l’ennui, nous sommes ennuyés par quelque chose. C’est même précisément la présence de cette chose qui nous laisse vide. Cela dit, les choses en présence dans la gare ne nous ennuient pas comme telles, sinon nous nous ennuirions finalement partout. « Elles nous laissent complètement en paix. En effet ! – et c’est justement cela, la raison pour laquelle elles nous ennuient. »280 Mais comment cela se fait-il ? Que pouvons-nous leur demander de plus, que pourraient-elles nous offrir au lieu de nous laisser à nous-mêmes ? Elles n’ennuient que parce que la situation est… ennuyeuse ! Qu’est-ce à dire ? La gare offre bien ce que nous attendons d’elle : des billets, le passage de trains, un abri pour les attendre s’il pleut, etc. Mais ici elle ne l’offre paradoxalement pas non plus. Nous ne pouvons plus l’utiliser en tant que gare, à savoir y entrer, y acheter ses billets et y prendre le rapidement possible son train. « C’est justement quand elle ne nous contraint à aucun arrêt qu’elle est une vraie gare. » Certes, ce n’est pas « de sa faute » si ici elle ne le peut pas ; mais telle n’est pas la question. Nous avons plutôt montré quel était l’élément ennuyeux de la gare : à savoir qu’elle n’offre pas ce qu’elle a à offrir281. Simplement, toute attente déçue ne provoque pas

276 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 153 [148] 277 Nous suggérons de comprendre que c’est dans la mesure où – telle était la thèse de Sein und Zeit – l’être du Dasein est le temps. Cela apparaît de manière explicite dans le résumé que fait Heidegger au § 29 (p. 204 [201]) 278 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 157 [152] 279 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 158 [153] 280 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 159 [154] 281 Quelque chose comme une salle d’attente peut paraître de ce point de vue assez paradoxal : c’est d’autant plus qu’elle remplit sa fonction, qu’elle offre ce qu’elle a à offrir, que nous nous y ennuyons, lorsque l’attente s’avère très longue. Sauf si sa véritable fonction est justement de nous faire attendre le moins possible : normalement, nous ne devrions donc pas jamais y ennuyer.

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nécessairement l’ennui. Ici cependant, plutôt que de nous retirer, nous restons ; et, chose étrange, même les alentours de la gare (les chemins où il serait d’habitude possible de se promener, etc.) se refusent à nous. Le fait que la gare se refuse à nous offrir ce qu’elle a à offrir nous laisse vides et donc nous ennuie : aussi nous voyons-nous traînés en longueur. Il existe donc une connexion obscure entre le fait de laisser vide et de faire traîner en longueur. Il semble que la gare ait une temporalité telle qu’elle se voit perturbée sitôt qu’elle n’offre plus ce qu’elle a à offrir. Cette première forme de l’ennui, le fait d’être ennuyé par quelque chose, a donc lieu lorsqu’un étant se refuse à accomplir sa fonction et ainsi perturbe toute relation avec les étants aux alentours, de sorte que le Dasein se retrouve à la fois laissé vide et traîné en longueur282 parce qu’il ne parvient pas non plus à poursuivre son affairement. C’est pourquoi dans le cas de la gare nous nous attendons à passer rapidement de la billetterie au train, et à pouvoir aller accomplir les tâches que nous avons à accomplir là où celui-ci nous mène. Ces projets ce voient contrecarrés s’il s’avère que le prochain train n’arrivera pas avant plusieurs heures : alors notre préoccupation, pour reprendre le vocabulaire de Sein und Zeit, se voit perturbée de telle manière qu’elle fait en quelque sorte du « sur place », ne parvenant pas à trouver d’autres objets sur lesquels s’exercer véritablement et ce quand bien même nous le voudrions. La deuxième forme de l’ennui L’analyse précédente laissait en suspens la question de la connexion interne entre le fait d’être laissé vide et le fait d’être traîné en longueur, puisque manifestement ces deux points ne sont pas simplement juxtaposés dans l’ennui. Il s’agit donc de saisir plus originellement ce-dernier afin de percevoir cette liaison. Ci-avant, Heidegger analysait l’ennui dans une situation déterminée dans laquelle nous savons ce qui nous ennuie (la gare, etc.), de sorte que nous pouvions dire qu’il s’agissait de l’être ennuyé par… Il ne saurait être question de rechercher un ennui qui durerait simplement plus longtemps ; il doit plutôt s’étendre au-delà d’une telle situation particulière et surtout être plus profond, au sens où il en va avec lui du fond de notre Dasein, fond auquel nous faisions déjà allusion à propos de l’expression « mourir d’ennui ». Tel est le cas avec l’ennui à quelque chose. Celui-ci peut être illustré lui aussi par un exemple. Soit une invitation quelque part un soir. Le repas était savoureux, la conversation brillante, et tout le monde a dit avant de partir que « c’était très bien ». Et pourtant, une fois rentrés chez nous, en y repensant nous réalisons que nous nous sommes finalement ennuyés. Cela peut paraître tout à fait étonnant, car il n’y avait au contraire à première vue rien d’ennuyeux. Et pourtant, le fait est bien là. Nous ne pouvons pas dire que nous nous sommes ennuyés de nous-mêmes (comme rien n’était ennuyeux dans cette soirée) , puisque précisément nous étions absorbés par autre chose (le repas, la conversation,…). En réalité, nous avons été ennuyés non pas par telle ou telle chose, mais par l’invitation en général. Quelques soient les raisons de cela, nous devons pour notre part cerner le fait de s’ennuyer ainsi à quelque chose. Comme ci-dessus, essayons d’analyser le passe-temps correspondant. Mais y en a-t-il donc eu un, alors que nous étions à ce qu’il semble accaparés par les autres, la nourriture, etc. ? En y repensant, nous réalisons que nous réprimé des baillements à plusieurs reprises, de même l’envie de tambourinner sur la table avec les doigts. Mais nous ne l’avons pas fait : c’est ainsi qu’il semble que le passe-temps ait ici fait défaut, contrairement au cas de la gare. Peut-être que le passe-temps a toutefois pris une autre forme. Par exemple, nous avons fumé, et « fumer est un passe-temps idéal en société », plutôt que de compter des arbres. Cela dit, même en fumant nous prenions part à la conversation. Heidegger affirme alors qu’au fond, c’est notre comportement tout entier qui constituait le passe-temps lors de la soirée. Il en découle que

282 Cela, encore une fois, parce que son être se détermine finalement comme temps.

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l’invitation, à laquelle nous nous sommes ennuyés, a été également le passe-temps correspondant à cet ennui. Cela semble paradoxal, puisque d’un côté il n’y avait rien d’ennuyeux à cette invitation, et d’un autre côté elle aura été dans son ensemble un passe-temps. Que pouvons-nous apprendre de cette forme de l’ennui eût égard à la double structure dégagée dans la première, à savoir l’état d’être traîné en longueur et l’état d’être laissé vide ? Dans le cas qui nous occupe, nous ne trouvons rien, c’est-à-dire aucun étant, qui ait été ennuyeux ; seul un « je ne sais quoi » nous fait dire que nous nous sommes malgré tout ennuyés, contrairement au fait d’être ennuyé par... En revanche, nous sommes dans les deux cas retenus, et même peut-être encore plus dans le second dans la mesure où nous devons nous soumettre à des conventions sociales. Cette similitude cache en réalité une profonde différence. Dans le premier cas, il s’agit pour nous d’une perte de temps, tandis que dans le second nous nous sommes volontairement donnés le temps pour l’invitation, de sorte que nous ne regardons pas notre montre et nous ne sommes pas impatients de partir. Le temps ne nous oppresse pas : il n’y a donc aucun état d’être traîné en longueur. Quant au second, celui d’être laissé vide, il paraît en aller de même, puisqu’au contraire nous étions charmés par tout (le repas, les invités, etc.). La question du passe-temps devient alors d’autant plus aigüe : « mais contre quoi ce passe-temps est-il donc déployé »283 ? Et d’où vient qu’il ait une telle proportion, puisque son inapparence au premier abord ne tient qu’à ceci que c’est l’invitation dans son ensemble qui a été le passe-temps, que Heidegger qualifie de « nonchalant (lässig) » dans la mesure où nous nous sommes laissés comme glisser en lui ? Ce qui nous ennuie est un « je ne sais quoi » ; mais il ne nous faut pas espérer passer de cet état d’ignorance à un savoir précis. Bien plutôt devons-nous selon Heidegger maintenir cette indétermination. En effet, l’état d’être laissés vides que nous avons cru inexistant relève peut-être justement de cela. Certes, « nous sommes de la partie en jouant notre rôle », mais toute la question est de savoir si l’état d’être laissé vide fait donc défaut ou bien si au contraire il n’est que plus profond par rapport à la première forme de l’ennui. Tel est le cas pour Heidegger, précisément du fait de la nonchalance (Lässigkeit) avec laquelle nous nous sommes abandonnés à tout ce qui s’est présenté à nous : en effet le fait de rechercher comme dans la préoccupation quelque chose est ici inhibé. Nous nous abandonnons à tout, précisément parce que nous n’attendons plus rien. « Dans cette nonchalance se fait jouer une échappée, loins de nous-mêmes, vers ce qui de déroule »284 : il semble que l’ennui vienne finalement de nous-mêmes. Bien entendu, nous ne pouvions pas attendre d’une invitation qu’elle nous comble « de telle sorte que tout notre être et notre non-être en dépendent » ; mais nous ne voulions pas non plus, comme cela a été pourtant le cas, être laissés vides ; nous avons donc simplement joué notre rôle sans rien rechercher de plus. Ceci correspond pourtant à une inhibition : nous avons par là abandonné notre véritable nous-même. Tel est le sens le plus important de la « nonchalance » : en dehors du fait de nous abandonner à ce qui advient dans la soirée, nous abandonnons surtout nous-mêmes, et tel est le vide qui revient à l’état d’être laissé vide dans cette forme de l’ennui. Nous avons donc finalement mis en avant l’état d’être laissé vide au premier abord voilé dans le fait de s’ennuyer à… N’y a-t-il donc pas également un état d’être traîné en longueur dans celui-ci, état qui lui non plus n’apparaît pas au premier abord ? Dans la première forme de l’ennui, le temps tardait à passer, tandis que dans la seconde le temps de la soirée a justement été accordé. « Durant la soirée, nous pouvons en quelque sorte, sans nous retourner, le dépenser et le perdre. »285 Le temps nous devient totalement indifférent. Pourtant, nous pensons communément que nous nous ennuyons justement parce que ne sommes pas indifférents à lui ; par ailleurs, du temps nous est justement accordé pour participer pleinement à l’invitation. Selon Heidegger, il n’en va pas ainsi ; au contraire cela prouve-t-il que le fait d’être traîné en longueur est d’autant plus profond que dans le premier cas. Nous avons nous-mêmes amené notre temps à « s’arrêter ». Il ne manque pas de passer, quoique sans nous oppresser, et l’invitation ne durera précisément que le temps d’une soirée ; mais nous l’avons amené à s’arrêter dans la mesure où il semble ne pas être là, ce 283 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 178 [174] 284 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 181-182 [177] 285 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 186 [182]

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qui est un acte d’après notre auteur plus originel encore que de « faire traîner », soit d’oppresser. Nous n’en sommes pas pour autant libérés, ce qui correspond à un état encore plus originel du fait d’être traîné en longueur. En effet, le temps nous appartient essentiellement, et nous le gâchons. Nous abandonnant à la présence, nous laissons de côté ce que nous avons été et ce que nous pouvons être de manière la plus propre : il y a seulement la dilatation d’un pur maintenant traînant en longueur – et alors nous nous ennuyons. Nous percevons en somme l’unité de l’état d’être laissés vides et d’être traînés en longueur : il s’agit des deux aspects de l’abandon de notre propre Dasein. De même, nous comprenons maintenant pourquoi c’est l’invitation toute entière qui tient lieu de passe-temps. Par rapport à la première forme, nous pouvons clairement saisir que cette fois nous nous ennuyons plus essentiellement de nous-mêmes. La troisième forme de l’ennui : l’ennui profond Cette forme de l’ennui est la plus intéressante pour notre propos, les deux premières demeurant indispensables au moins en tant que la préparant et en tant que points de comparaison. De quoi s’agit-il en effet ? Nous avons vu que plus l’ennui est profond, plus il demeure de prime abord inapparent et le passe-temps lui correspondant indétectable. La forme de l’ennui que nous allons analyser est le « cela vous ennuie », « es ist einem langweilig ». Ici, le « es » est impersonnel, de même que le « il » dans « il pleut », « es regnet ». Mais c’est bel et bien lui qui est ce qui nous ennuie, toutefois non pas en tant que nous serions ennuyés, mais, comme le précise dans une note Panis, cela vous ennuie de manière impersonnelle de la même manière que dans l’expression « cela vous tue un homme ». Ce n’est ni nous-mêmes ni tel autre ou un « Je » en général qui est ennuyé : il y a ici une indifférence de la personne. De même, aucun n’exemple n’est trouvable pour illustrer cela puisqu’aucune situation déterminée ne peut en rendre compte. Et pour la même raison, aucun passe-temps ne lui correspond, rien ne nous permet à proprement parler de le « chasser » : cet ennui est ainsi qualifié par Heidegger de « surpuissant » en ce qu’il rend impossible tout passe temps. Il nous mène alors à avoir une entente de nous-mêmes insique, car nous ne pouvons pas le fuir. « Nous sommes à présent contraints d’écouter – au sens de la contrainte que possède tout ce qu’il y a de véritable dans le Dasein et qui a par conséquent un rapport à la plus intime liberté. »286 Quels sont l’état d’être laissés vides et d’être traînés en longueur correspondants ? Commençons par le premier point. D’habitude, nous cherchons dans l’ennui à combler un vide précis, par exemple l’arrivée du train à la gare, ou soi-même lors de la soirée. Mais ici, le vide n’est justement rien de précis : ce n’est aucun étant qui nous laisse vides, y compris celui que nous sommes. Ce qui constitue notre « personnalité quotidienne » se voit retirer toute force, de même que nous sommes placés dans une perspective qui est au-delà de l’étant singulier. Tout étant demeure indifférent et, encore une fois, même celui que nous sommes : toutes les choses et nous-mêmes semblent se confondre. Cela ne veut pas dire que l’étant disparaît, au contraire : « il se montre précisément comme tel dans son indifférence » et « dans son ensemble » 287. L’indifférence touche par conséquent aussi le fait d’être laissé vide, puisqu’il est indifférent qu’il soit comblé. L’étant nous refuse désormais toute possibilité. Ce n’est donc pas, contrairement à la première forme de l’ennui, le refus de tel étant qui nous ennuie, mais le refus de tout étant dans son ensemble. Heidegger précise ceci-dit que le vide concerne l’étant en entier, mais nous ne rencontrons toutefois pas le Néant (das Nichts) comme dans Was ist Metaphysik ?. La rencontre de celui-ci dans la conférence de 1929 se faisait en effet en deux étapes : ici, Heidegger s’en tient à la première. Qu’en est-il maintenant de l’état d’être traînés en longueur ? Dans la mesure où l’étant se refuse dans son ensemble, aucune possibilité d’action n’est laissée. Toutefois, bien que restant refusées, les possibilités n’en sont pas moins manifestes. Mais ce ne sont pas telles ou telles possibilités qui sont apparaissantes : elles restent à la fois indéterminées 286 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 208 [205] 287 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 211 [208]. Il devient clair ici que nous avons à faire à une épreuve de la mondanéité du monde, comme nous allons le voir.

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et « en friche ». Il semblerait que ceci n’ait pourtant rien à voir avec le temps ; et que du temps, nous pourrions dire que cette troisième forme de l’ennui nous en délivre. Nous sommes pourtant placés, dans cette indifférence de tous les étants, « dans la pleine ampleur de ce qui est, a été et pourrait être à chaque fois manifeste en entier pour le Dasein ici en question comme tel »288. Le soi (Selbst) est alors face à lui-même comme l’étant qu’il a à être : il fait l’épreuve de son pur Dasein auquel se refuse l’étant dans son ensemble. La possibilité en tant que possibilité s’annonce dans le refus de toutes les possibilités factives comme un « appel (Anrufen) » (comparable à celui du Gewissen dans Sein und Zeit quoique non identique à lui) venu de « cela qui rend possible, qui porte et guide toutes les possibilités essentielles du Dasein ». Heidegger tente d’analyser plus avant la dimension temporelle de l’ennui profond. Au « dans son ensemble (im Ganzen) » de l’étant correspond l’unité originelle qui le rend possible de l’avoir-été, du présent et de l’avenir. Notre philosophe pose par conséquent que le Dasein est « envoûté » dans l’ennui profond par cet horizon temporel qui est nul autre que le Dasein lui-même : c’est du fait de cet envoûtement que l’étant se refuse, le refus venant originellement de cet envoûtement même. La possibilité refusée qui appelle dans l’envoûtement est la liberté du Dasein. Rappelant en cela les analyses de Sein und Zeit sur la résolution, Heidegger montre que le Dasein est appelé dans l’ennui profond à se résoudre pour lui-même en tant qu’il est l’étant qu’il a à être dans l’instant (Augenblick), défini comme « le coup d’œil (Blick) de la résolution en laquelle s’ouvre et reste ouverte la pleine situation d’un agir »289. Autrement dit, le Dasein se voit placé devant la possibilité de mener une existence véritable ; ainsi c’est l’instant qui fera cesser l’envoûtement. Ce ne sont donc pas les étants qui se refusent, mais le temps, lui qui seul rend possible la manifestation de l’étant dans son ensemble. Ce qui a lieu dans l’ennui profond, c’est donc en dernière analyse la tension entre l’envoûtement par l’horizon du temps et l’appel en vue de la résolution (qui n’est possible qu’au sein de l’étant dans son ensemble qui ici se refuse) dans l’instant. Ce qui est ennuyeux dans ce cas n’est donc ni tel étant ni le temps qui s’arrête mais l’être temporel lui-même du Dasein. Conclusion sur l’analyse de l’ennui Que pouvons-nous retirer de ces analyses de l’ennui dans le cadre de notre problématique ? Tout d’abord, l’éveil de cette tonalité affective fondamentale est exigée par notre auteur pour autant que nous voulons interroger le monde en tant que concept métaphysique, et ce d’autant plus que toute question métaphysique doit porter sur l’étant dans son ensemble : ici, l’ennui nous permet d’y accéder, et rend donc possible la suite de l’investigation. De plus, dès le paragraphe 2 du cours, Heidegger posait déjà à propos de la phrase de Novalis « la philosophie est à proprement parler nostalgie, quelque chose qui pousse à être partout chez soi » que « cet « en entier » et son entièreté, nous l’appelons le monde ». Dans l’ennui profond, bien que Heidegger n’ait pas utilisé le terme de monde lors de ses développements, c’est bien lui qui s’est dévoilé. En effet, le Dasein fait l’expérience de l’étant dans son ensemble dans la mesure où un brouillard s’étend sur tous les étants dont le Dasein lui-même, en les rendant indifférents : ouvert à l’étant dans son ensemble, le Dasein peut se résoudre pour une existence digne de ce nom grâce à l’instant. Cette ouverture relève de son être comme temporalité, tout comme dans Sein und Zeit son être comme temps se déploie en un monde. Bien que menées selon des perspectives différentes, nous avons en effet une proximité entre les développements de ce cours et ceux du traité de 1927 (quoique par exemple une nouvelle dimension de la temporalité authentique apparaisse dans la seconde forme de l’ennui, ou encore qu’il ne soit pas question du devancement de la mort, etc.). A cet égard, nous devons nous demander ce qui distingue quant à ce sur quoi elle ouvre l’analyse de l’angoisse dans Sein und Zeit et celle de l’ennui ici : l’angoisse n’est-elle pas « convertie » en ennui en 1929 pour que l’angoisse proprement dite soit celle révélant le Néant dans Was ist Metaphysik ? C’est ainsi par

288 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 217 [215] 289 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 226 [224]

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exemple que dans les deux cas il en va de la résolution du Dasein. D’un autre côté, l’ennui et l’angoisse de 1927 ne coïncident pas non plus – ne serait-ce que parce que dans le cadre d’un cours portant sur le monde, la finitude et la solitude, Heidegger l’aurait dit si l’ennui révélait la mondanéité du monde à l’instar de l’angoisse dans l’Hauptwerk. La différence, puisque différence il y a malgré tout, s’avère difficile à saisir, quoiqu’il demeure certain que le monde est bien l’enjeu (mais certes pas le seul) dans les deux cas ; il reste cependant clair que l’ennui place le Dasein devant la possible saisie de l’instant, et non pas devant la mondanéité du monde. Nous proposons, tout voulant malgré tout rester prudents, d’établir la distinction suivante : tandis qu’en 1927 l’angoisse révèle la mondanéité du monde qui n’est elle-même rien de mondain ou d’étant, dans le cours de 1929-1930 au contraire le monde apparaît comme l’étant éprouvé dans son ensemble – mais non pas comme l’épreuve de quelque chose de non-étant. Cette distinction peut toutefois sembler artificielle, dans la mesure où bien que Heidegger n’affirme pas dans le second cas que nous n’avons à faire à rien d’étant, l’épreuve de cette totalité pourrait ouvrir malgré tout sur quelque chose qui dépasse l’étant. C’est ainsi que nous retrouvons la thèse de Vom Wesen des Grundes selon laquelle dans la transcendance l’étant dans son ensemble est dépassé vers le monde – qui n’est donc rien d’étant. Malgré la longueur des analyses sur l’ennui qui pouvaient sembler nous éloigner de notre question, nous voyons donc qu’elles en suscitent au contraire de nouvelles, que nous ne prétendons pas pour notre part résoudre mais que nous ne voulons pas non plus éviter.

B) L’analyse de l’ « en tant que » Affirmer que le monde n’est que l’ensemble de l’étant s’avèrerait insuffisant. D’après nos développements sur l’animal, il serait possible d’affirmer que l’animal en ce sens a également le monde pour autant qu’il entretient bien un rapport aux étants. Mais nous avons vu à l’occasion de ceux-ci qu’un autre aspect décisif intervient : le fait que pour que monde il y ait, un rapport à l’étant en tant que tel doit être entretenu, ce que suggérait également l’analyse de l’ennui puisque pour se résoudre dans l’instant, le Dasein doit entretenir un rapport au moins à l’étant qu’il est lui-même. Si donc Heidegger définit plusieurs fois le monde comme « la manifestation de l’étant en tant que tel et dans son ensemble », c’est plutôt sur le premier aspect qu’il faut insister, quoique le second ne soit pas superflu pour autant : il s’agit d’une condition nécessaire, mais non suffisante pour que nous puissions parler proprement de monde. Nous devons donc pour achever ce travail expliquer le problème de l’ « en tant que ». Bilan et précisions sur le concept de monde Heidegger commence par rappeler un thème déjà présent dans Sein und Zeit, à savoir le fait pour l’Homme de « laisser-être » l’étant, ce qu’il faut entendre comme l’entretien d’un rapport à lui en général (Heidegger l’opposait en revanche dans Sein und Zeit à la préoccupation quotidienne). De là, trois moments sont à distinguer : la manifestation (Offenbarkeit, que Panis traduit par « manifesteté ») de l’étant en tant qu’étant, l’en tant que (das »als«) et la relation à l’étant comme laisser être et ne pas laisser être. Ces différents moments reviennent en propre à l’Homme : rien de ceci ne correspond à quelque chose de semblable chez l’animal. Heidegger amorce alors son analyse de la condiguration de monde par une explicitation de ce qu’il faut entendre par la « manifestation ». Autrement dit, la question est de savoir comment l’étant nous est manifeste malgré sa diversité (la nature, l’histoire, l’art, etc.), tout en sachant qu’il ne saurait être question de poser que ceux-ci se présentent sur une sorte de scène que serait le monde. Malgré sa diversité, Heidegger montre que l’étant se présente à nous de prime abord dans l’indistinction de l’être là-devant290 auquel nous nous rapportons de manière uniforme. « Ce qui veut dire : il advient un comportement envers l’étant, sans

290 Ceci semble contredire les analyses de Sein und Zeit où l’être de l’étant est de prime abord l’utilisabilité.

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que pour cela soit éveillé un comportement fondamental (Grundverhältnis) de l’être humain envers l’étant – qu’il soit sans vie, qu’il soit vivant, ou même qu’il s’agisse d’un être humain – qui l’exige lui-même à chaque fois ».291 Cela veut dire que nous nous rapportons à l’étant de manière non conforme à son genre d’être particulier. Soit par exemple le vivant, dont l’essence a été dégagée. Chaque animal est pris dans son encerclement spécifique, bien que les encerclements se chevauchent (par exemple celui du chat et de la souris, aussi différents soient-ils). Les choses ne nous apparaissent pourtant pas ainsi de prime abord : nous croyons que les animaux là-devant ont eux aussi à faire à des étants là-devant comme tels auquels tous se rapportent de la même manière ; tel est selon Heidegger le présupposé fondamental de la théorie de l’évolution. Or non seulement l’animal ne se rapporte pas à l’étant en tant qu’étant là-devant, comme nous l’avons vu, mais nous-mêmes percevons non moins clairement malgré notre tendance à appréhender les choses ainsi que l’animal n’est pas non plus simplement là-devant. C’est pourquoi la diversité de l’étant ne se résout pas non plus en une simple accumulation de strates, contrairement à ce que semble affirmer Husserl : d’où la question d’autant plus pressante de ce qui fait son unité. Celle-ci ne peut trouver sa réponse que si nous sommes préalablement en possession d’un concept de monde suffisant. Nous avons dit que celui-ci consiste en l’accessibilité de l’étant en tant que tel. Or cette accessibilité suppose un possible retrait par lequel l’étant pourrait nous être voilé. Il nous faut donc être plus précis : le monde n’est ni, comme nous l’avons vu, l’étant « en soi », ni l’étant manifeste (offenbare Seinde), mais la manifestation (Offenbarkeit) de l’étant de fait manifeste. De prime abord, nous passons à côté de celle-ci, comme si elle ne revenait pas à chaque fois à tel étant. Elle-même n’est pas en effet un étant, bien qu’elle ait toujours lieu avec l’étant. Que signifie ceci ? « Le monde est-il à chaque fois d’abord configuré (gebildet), de sorte que nous parlons de « configuration de monde » – l’être humain est configurateur de monde ? » 292 Pour répondre à cette question, il est nécessaire de revenir aux acquis de l’analyse de l’ennui, d’autant que la question du monde n’est élaborable métaphysiquement, c’est-à-dire en tant que son essence puisse être dégagée, que si nous sommes déjà transis par cette tonalité affective fondamentale. Dans toute tonalité affective, l’étant dans son ensemble, y compris celui qu’il est lui-même, est manifesté au Dasein. La particularité de l’ennui profond est qu’il manifeste à l’Homme son Dasein, ou plutôt : c’est le Dasein en lui qui se manifeste comme, dit ici Heidegger résumant son propos précédent, un « abîme (Abgrund) ». Le « dans son ensemble » de la manifestation de l’étant doit être précisé. Heidegger nous invite à nous élever du concept courant de monde jusqu’à une détermination plus essentielle de celui-ci. Tout d’abord, le monde équivaut dans le langage courant à l’étant en général. Lors des développements sur l’animalité, nous avons ensuite vu que le monde peut être défini comme une accessibilité à de l’étant ; mais l’insuffisance de cette définition tient à ce qu’à ce compte, l’animal et l’Homme auraient un monde entendu en un sens identique. Le monde est bien plutôt l’accessibilité à de l’étant en tant que tel, tandis que l’animal demeure encerclé dans ses pulsions. Enfin, cette définition peut être complétée comme suit : le monde est la manifestation de l’étant en tant que tel et dans son ensemble. Le « dans son ensemble » apparaît avec une force particulière dans l’ennui. Il ne faut certes pas l’entendre comme une somme ; mais l’interpréter comme une propriété de l’étant « en soi » convient tout aussi peu. C’est plutôt dans le sens de « sous la forme de l’entier » que nous devons comprendre ceci ; mais cela ne saurait à son tour vouloir dire que le monde serait qualifiable de purement subjectif et que c’est bien ainsi que l’expression « configuration de monde » devrait être entendue. C’est pourquoi une mise au point sur l’expression « configuration de monde » s’avère nécessaire. En réalité, cette expression ne veut pas dire que l’Homme existerait, et puis configurerait un monde ; au contraire, par un retournement qu’effectue de manière récurrente Heidegger, l’Homme en vérité ne peut exister que sur la base de la configuration de monde. Et par Homme, il faut en réalité entendre : son Dasein. Par ailleurs, Heidegger précise que « configurer » s’entend en trois sens, ce qu’il faudra justifier par la suite : faire être en produisant (herstellen) ; donner une figure (ein Bild geben), un aspect de lui, l’exposer ; le constituer

291 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis modifiée p. 400 [400] 292 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 406 [406]

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(ausmachen), le Dasein étant ce qui encadre ou enveloppe. Ces deux points – la configuration de monde et le « dans son ensemble » doivent ainsi être clarifiés de manière positive dans ce qui va suivre. Le problème du logos L’analyse la plus centrale sur la configuration de monde débute au §69 lorsque Heidegger précise une première fois ce qu’il en est de l’ « en tant que ». Après avoir exposé la teneur de ce paragraphe, nous passerons aux développements proprement dits sur la structure de la proposition des paragraphes 71 à 73. Dans la définition selon laquelle le monde est la manifesteté de l’étant en tant que tel et dans son ensemble, l’ « en tant que » est sans doute l’élément le plus mystérieux, d’autant qu’il distingue le monde proprement dit de l’Homme de la pauvreté en monde de l’animal. Que veut dire cet « en tant que » ? N’est-ce qu’une forme d’expression linguistique ? Manifestement non, car quelque chose de bien plus profond est en jeu avec lui depuis l’Antiquité : l’étant en tant qu’étant, c’est d’abord la traduction de l’ens qua ens, l’’ón hèi ’ón. Son problème apparaît dès le commencement de la métaphysique ; d’après ce que nous avons vu à propos de l’assignation formelle, nous pouvons en déduire qu’il désigne un enjeu essentiel pour l’être du Dasein. Que signifie le qua, le hèi ? Il désigne tout d’abord une relation entre quelque chose et ce en tant que quoi elle est : « a » en tant que « b ». Celle-ci n’est possible que si l’étant est donné préalablement, car elle le rend explicite. La proposition énonciative « a est b » exprime originairement cette relation. Or une proposition est vraie si elle s’accorde avec la chose en question, rend l’étant manifeste, et fausse si ce n’est pas le cas. Il est donc question d’une manifestation dans la proposition énonciative vraie, proposition qui contient comme telle l’ « en tant que ». Nous voyons par là que le problème du monde est finalement étroitement lié à celui de la propositon. Que dit d’habitude la philosophie sur la proposition ? Le terme grec pour celle-ci est le logos, dont la science se veut être la logique. La question métaphysique du monde devrait donc d’après l’entendement commun être reconduite à une investigation logique, la logique s’avèrant être le fondement de la métaphysique ou même comme chez Hegel (« le dernier grand métaphysicien de la métaphysique occidentale ») coïncider avec elle. Selon Heidegger, le problème n’est pourtant pas abordé de manière originelle en procédant ainsi parce nous sommes alors « déjà dans une position inadéquate pour questionner – position qui devient fatale quand elle est seule à être adoptée »293 : d’où le dévoppement qui suit ce paragraphe sur l’assignation formelle, sur lequel nous ne reviendrons pas. Une fois donc adoptée l’attitude adéquate, à savoir la considération des concepts philosophiques comme des assignations formelles, nous devons interpréter la structure de la proposition énonciative. Heidegger choisit de faire ceci au fil conducteur du « dans son ensemble » déjà rencontré. Nous verrons plus loin ce qu’apportera ceci, puisqu’il ne va malgré tout pas en être immédiatement question. Toute propositon repose sur une expérience préalable du fait que « a » est bien « b », de « a en tant que b ». Or il existe différentes sortes de propositions : les unes sont interrogatives, les autres impératives, etc. : il s’agit de différentes modalités d’expression linguistique corrélatives d’une manière de se tenir en rapport de l’Homme (questionner, etc.). Par ailleurs, il existe des propositions fondamentales, des propositions consécutives, dogmatiques, supplétives, où quelque chose est établi à propos de quelque chose. Autrement dit, dans le premier cas il s’agit de modalités du fait de proposé, tandis que dans le second il est question de ce qui est proposé dans la proposition. Nous pouvons remarquer que les deux demeurent dans les faits indissociables ; mais l’essentiel n’est pas là. C’est dans le second cas que se trouve la proposition énonciative, qui a été prise comme fil conducteur pour ainsi dire unique de toute théorie du logos depuis Aristote. C’est n’est pas l’autorité de la tradition qui doit nous conduire à interroger celle-ci plutôt qu’une autre, mais le fait que dès

293 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 421 [421]

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le départ a été reconnu en elle un enjeu essentiel rendant compte que c’est aussi elle la plus fréquente : « a est b », ce qui se traduit en grammaire par la relation sujet / prédicat (et en métaphysique classique par la distinction entre la substance et ses accidents). Qu’en est-il du logos chez Aristote, lui qui sous l’impulsion de Platon a été le premier à le thématiser comme tel ? Le logos désigne tout d’abord la capacité de parler : en ce sens, les grecs pouvaient dire que l’Homme est l’être vivant qui possède le logos. Or, puisque le logos a un rapport intime au noein, que Heidegger comprend comme le fait de pouvoir percevoir quelque chose, alors l’Homme appartient un « être ouvert à (ein Offensein für) » l’étant, être ouvert spécifique puisqu’il ouvre à la différence de celui de l’animal à quelque chose en tant que quelque chose. C’est pourquoi Aristote affirme que le logos est sèmantikós, à savoir qu’il veut dire quelque chose que nous comprenons à propos de quelque chose, et ce à partir, comme nous l’avons vu, d’un certain comportement de celui qui parle. Parler n’est pas ainsi un simple processus similaire au fonctionnement d’un organe qui produit quelque chose, comme un cri chez l’animal qui naît de certaines conditions physiologiques. Dans le cas du logos, il n’y a pas un simple bruit (psóphos) mais un mot pour autant qu’un « symbole » (súmbolon) apparaît. Mais il est faux d’affirmer qu’en plus du son vocal, la parole humaine comporterait une signification qui serait comprise ; au contraire, c’est parce que l’Homme a un être tel qu’il peut comprendre que nos sons vocaux ont une signification : le logos est certes phonè, mais seulement, comme le dit Heidegger, « à l’occasion ». Que veut dire pour Aristote le terme de « súmbolon » ? Il s’agit d’une jointure « au sens où deux choses sont tenues bout à bout de telle manière que l’une est assortie à l’autre », « se révéler comme faisant la paire »294. La parole manifeste donc « le fait d’être tenus ensemble » de choses, un accord. Heidegger affirme alors que Aristote a par là perçu sans l’expliciter rien moins que la transcendance (Transzendenz) : le langage n’est possible que pour l’étant qui transcende, c’est-à-dire qui est ouvert à l’étant qui l’entoure, et non parce que les Hommes auraient convenu (on ne sait au reste quand et comment) que tels sons auraient telles significations ; c’est sur cette base seulement que le logos est sèmantikós. Si tel est le cas de tout logos, tout logos n’est en revanche pas pour Aristote apophantikós, « monstratif (aufzeigende) »295 au sens où il ne montre pas toujours la chose en tant que telle ; ce qui revient à dire que tout discours n’est pas une proposition énonciative, par exemple une prière, et fait si tel est le cas l’objet de la rhétorique et de la poétique. Quel logos est alors apophantique ? Habituellement, nous affirmons que Aristote dit qu’il faut entendre par logos apophantique celui « dans lequel se rencontrent l’être-vrai et l’être-faux » – alètheuein ’è pseúdesthai. En réalité, les deux lui sont sous-jacents en tant qu’ils le fondent – et en cela Heidegger complète en la modifiant l’analyse du § 44 de Sein und Zeit, où le logos n’était essentiellement lié qu’à l’être-vrai. Le second signifie mettre en retrait, et le premier, l’en tirer ; mais comment soutenir qu’un logos apophantique, monstratif, peut justement comme tel mettre en retrait ? C’est parce que même dans le cas de la tromperie volontaire, nous voulons malgré tout montrer quelque chose à celui que nous trompons, précisément quelque chose de faux ; et ce-dernier doit comme présupposer que nous voulons lui montrer quelque chose. Or, à quoi tient dans le logos la possibilité de libérer du retrait (verbergen) ou au contraire de mettre en retrait (entbergen) ? Aristote nous livre une indication au chapitre 6 du troisième livre du De anima (430 a 27 et suiv.), tandis qu’il traîte de l’essence de la vie – et nous sentons pourquoi ce n’est justement pas un hasard après la détermination de l’essence de la vie qu’a donné Heidegger où l’animal ne se rapporte pas à l’étant en tant qu’étant. Le logos distingue l’Homme pour Aristote des autres vivants, et dit à son propos ceci : « dans le champ de ce relativement à quoi est possible aussi bien ce qui met en retrait que ce qui libère du retrait est déjà apparu quelque chose comme une composition (un rassemblement) de ce qui est perçu, et cela de telle façon que ce qui est perçu configure

294 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 444 [445] 295 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 446 [448]

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pour ainsi dire une unité »296. C’est donc « cette configuration d’unité (dieses Bilden einer Einheit) » qui fonde cette double possibilité. Mais que signifie ce nouvel élément ? Il s’agit d’une unité de ce qui est perçu, celui-ci rendant seul possible la profération d’un logos apophantique. Le logos est même à proprement parler cette perception (noûs) selon Heidegger, qui fonde ou bien la libération du retrait ou la mise en retrait de l’étant. Qu’est-ce précisément que cette « synthèse » (súnthesis), ce rassemblement de ce qui est perçu ? Lorsque nous proférons un énoncé sur quelque chose, l’étant perçu doit préalablement avoir été rassemblé dans une unité et ainsi avec le caractère de l’en tant que tel : celui-ci est ce qu’Aristote viserait non explicitement avec le terme de súnthesis. L’étant doit donc être perçu en tant que tel pour qu’un logos vrai ou faux puisse être proféré à son sujet : l’en tant que s’avère donc être la condition de possibilité du logos. Mais le sún- de súnthesis désignant une unité originelle, un ensemble, nous pouvons dire que ce terme lie les deux dimensions fondamentales du monde, à savoir d’une part comme nous venons de le voir l’ « en tant que », et d’autre part également le « dans son ensemble ». Cela dit, attribuer à la súnthesis l’ « en tant que » s’avère problématique : Aristote pose lui-même que ce qui a été dit de celle-ci vaut aussi pour la diaíresis, le « désassemblage (Auseinandernehmen) ». Par exemple, nous pouvons affirmer que « le blanc n’est pas blanc » : à la base de cet énoncé sont rassemblés le blanc et le non-blanc, mais pour aussitôt être désassemblés. Il faut donc dire que la perception est unitairement un rassemblement qui dans le même temps désassemble, en quoi il devient plus clair qu’elle puisse rendre possible la libération ou la mise en retrait de l’étant à propos duquel est proféré un énoncé. C’est pourquoi l’apóphasis est une monstration qui impartit quelque chose à l’étant, tandis que la katáphasis dénie quelque chose de lui : par exemple dans le premier cas « le tableau est blanc », dans le suivant « le tableau n’est pas rouge ». Dans les deux cas, il s’agit d’une monstration libérant du retrait, tandis que deux affirmations contraires à celles-ci mettraient en retrait l’étant. Il s’ensuit qu’il ne faut absolument pas suivre pour Heidegger l’interprétation facile suivant laquelle toute katáphasis serait une súnthesis et toute apóphasis une diaíresis, ou encore penser que súnthesis et diaíresis ne seraient que des modes de l’apóphasis. L’ « en tant que » consiste en ce phénomène certes paradoxal au premier abord, mais non moins unitaire. Si donc l’ « en tant que » est une relation, celle-ci est à la fois un rassemblement et un désassemblage qui perçoit l’étant. D’où le fait que ce qui est désassemblé soit perçu dans son assemblage. Soit par exemple l’énoncé : « le tableau est mal placé »297. Cette mauvaise position n’est pas comme ajoutée de l’extérieur au tableau perçu : au contraire le tableau est-il perçu simultanément de manière désassemblée et unitairement en tant que mal placé. Le noûs est donc configurateur d’unité298 (et Heidegger ne manque pas à cette occasion de signaler le lien étroit entre l’‘én et l’’ón, reliant ainsi le propos précédent avec la question de l’être). Qu’est-ce qui est en effet essentiellement perçu ici ? Aristote nous répond que la monstration est toujours celle d’un étant là-devant (Vorhanden), là ou non (ce qui laisse ouverte la possibilité d’une monstration d’un étant passé qui était là-devant ou futur qui sera là-devant), en tant que tel. Or pour la métaphysique grecque l’être de l’étant consiste dans la présence de ce qui est présent : en quoi « l’apóphasis est le fait de laisser voir l’étant là-devant en tant que tel »299. Si nous nous attachons désormais aux composantes mêmes du logos, nous constatons que traditionnellement elles se distinguent en sujet et en prédicat. Aristote parle pourtant non pas de cela, mais d’’ónoma et de ‘rhèma. C’est le rapport au temps qui lui permet de distinguer les deux : au second l’être dans le temps (In-

296 Aristote, De l’âme, III, 6, 430 a 27 et suiv., dont nous reproduisons la traduction de Heidegger reprise par Panis afin de maintenir la cohérence terminologique de notre propos : Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, p. 452 [454]. 297 Pour une analyse moins développée du même exemple, nous renvoyons au § 44 c) de Sein und Zeit (p. 268 [217] et suiv.) 298 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 459 [461]. Heidegger dit : « Die Vernunft ist in ihrem Wesen nach einheitbildend – la raison est essentiellement configuratrice d’unité ». Il paraît ici clair que « raison » n’est pas à entendre au sens philosophique classique, mais en rapport avec le Vernehmen qui apparaît quelques lignes plus haut, que Panis traduit par « perception ». 299 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 460 [462].

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der-Zeit-sein) lui appartient de manière essentielle, contrairement au premier. L’’ónoma est le nom qui a une signification qui ne vise pas cependant une dimension temporelle particulière et par là n’est rien d’autre qu’une phonè sèmantikè, « un ensemble de sons » : par exemple selon Aristote « Kallippos », soit « Beaucheval » : ici les syllabes et les parties de ce mots n’ont aucune signification, tandis que prises séparément celles-ci voudraient dire « le cheval est beau ». L’essentiel est donc de signifier dans le temps grâce au ‘rhèma, un verbe, qui a toujours une détermination temporelle précise (c’est ainsi que le mot « verbe » en allemand se dit Zeitwort) et concerne ainsi tel étant en tant que tel, car « toute position d’étant est nécessairement rapportée au temps »300. L’être de l’étant est donc dans l’énoncé toujours en question. Il l’est à vrai dire d’autant plus que dans l’énoncé libérant l’étant du retrait, nous parlons de l’être pour autant que nous employons le « est » dans la proposition énonciative « a est b ». Nous parlons en effet de l’étant en tant qu’étant. Mais cette expression unique traduit en réalité deux expressions grecques distinctes : les ’ónta ‘os ’ónta, à savoir les étants tels qu’ils sont toujours en tant que tels ; et l’’ón ‘hèi ’ón, qui cette fois désigne l’étant non pas selon ses propriétés, mais quant au fait qu’il est : ici c’est son être qui est visé. Le logos apophantique repose comme nous l’avons vu sur une monstration et aussi sur une entente de l’être. La question décisive est donc de savoir quelle est la place de cette-dernière au sein de la structure du logos, puisque par conséquent l’être est dit dans la configuration de monde. Aristote nous fournit une réponse dans la conclusion du chapitre 3 du De interpretatione. Heidegger explique ainsi ce passage : si nous substantivons les verbes, par exemple à la place de « l’oiseau vole » « le voler », nous « bloquons » la pensée qui passe normalement d’une chose à une autre (« a est b »). Ici, la pensée reste sur place, quoique le substantif ait bien une signification. Que manque-t-il pour que progresse la pensée ? Précisément le « est », qui certes ne désigne pas un étant là-devant, mais qui demeure dit dans le logos. Que signifie « être » ? Puisque tout acte de signifier est une « synthèse », celle-ci est la signification du « est », mais qui n’est pensable que lorsque sont liés les étants en tant qu’ensemble. Heidegger résume cela en trois points301 : premièrement le « est » signifie par surcroît (dazu-bedeutet) et non pas de manière autonome (comme « oiseau » par exemple), deuxièmement il signifie une « synthèse, rattachement, unité » ; troisièmement il ne signifie pas un étant. A partir des réflexions fondamentales d’Aristote, la tradition métaphysique a inteprété de différentes manières le « est » comme copule. Soit par exemple l’énoncé « le tableau est noir ». Dans l’interprétation courante « naïve » (Heidegger reprend ici un terme husserlien), le « est » lie le sujet « tableau » et le prédicat « noir ». Or, ceci est déjà une interprétation précise du « est » : il signifie « quelque chose est lié avec quelque chose d’autre ». Pourtant, nous ne pensons pas quotidiennement à cela ; de même, l’exemple est une proposition pour ainsi dire jamais prononcée : cette analyse semble donc artificielle. Prenons donc plutôt l’exemple suivant : « le tableau se trouve mal placé », où nous ne pensons pas à un rattachement du tableau à sa mauvaise position. Mais pour Heidegger, « nous restons encore trop collés à la configuration linguistique de la propostion prononcée et nous ne faisons pas attention à ce que nous voulons dire immédiatement »302. Ainsi avec le premier exemple nous disons ce qu’est le tableau, sa quiddité (Was-sein) ou son essence. Or s’il avait été blanc, il serait encore un tableau. L’être tel ou tel ne coïncide donc pas nécessairement avec l’essence. Dans le cadre du nominalisme de Hobbes au contraire le « est » n’est pas non plus un simple mot de liaison, mais il se fonde sur la quiddité de la chose, l’étant en tant que tel : ainsi la proposition « le cercle est rond ». Ici, nous voulons dire qu’être un cercle signifie être rond. Cela dit, quand nous disons que le tableau est noir ce n’est manifestement pas le cas. Nous pensons non pas d’ailleurs au tableau en général, mais à ce tableau. Le « est » vise donc l’existence (au sens d’existentia) du tableau : notre proposition repose sur l’être là-devant de celui-ci : « est » signifie donc être là-devant et désigne la quoddité (Daβ-sein) de l’étant en question. De plus, une autre signification fondamentale du « est » se rencontre : celle d’être vrai (Wahr-sein). Dans l’exemple « le tableau est noir », nous voulons dire : « le tableau est en vérité noir ». D’où 300 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 463 [466] 301 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 468 [471] 302 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis modifiée p. 472 [476]

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l’interprétation moderne du « est » comme validité ou valeur, dans la philosophie alors très influente dans les années 1920 représentée par Lotze, Windelband, Lask et surtout Rickert qui a fondé une « philosophie des valeurs ». Pour Heidegger, ces déterminations du « est » ne sont pas justes : elles demeurent unilatérales et ne tiennent pas compte du problème de la diversité des acceptions de l’être (sur quoi portait la dissertation de Brentano sur Aristote qui a profondément infuencé Heidegger), qui ne se résoudrait d’ailleurs pas en compilant ces déterminations. En interrogeant le concept de monde comme manifestation de l’étant en tant que tel et dans son ensemble, nous avons analysé l’« en tant que » qui se caractérise comme une relation, ce qui nous a conduit au problème du logos tel qu’il est originellement présent chez Aristote. Nous venons de voir que le « est » dans l’énoncé s’entend de multiples manières, multiplicité reposant cela dit, d’après les développements sur Aristote, sur la súnthesis. Le problème du monde se voit donc abordé par le biais de la double question du « est » et de l’ « en tant que », le second rendant possible une vue sur le premier et le déploiement de la problématique demeurant la racine commune des deux. Nous devons désormais poser la question de la possibilité du logos, qui finalement, anticipe Heidegger, est la configuration de monde ; et une telle question nécessitera de faire appel aux acquis de l’analyse de la tonalité affective fondamentale qu’est l’ennui profond. Dans le logos réside la possibilité essentielle d’être ou bien vrai, ou bien faux, et elle ne se recontre pas simplement sous telle ou telle forme. Cette possibilité implique un rapport à l’étant en tant que tel. « Le logos est un pouvoir, c’est-à-dire, en soi-même, le fait de disposer (das Verfügen) d’un rapport de soi à l’étant en tant que tel. »303 Cette disposition, remarque Heidegger, se distingue essentiellement de l’aptitude (Fähigkeit) simplement animale, à savoir la possibilité de se rapporter à l’étant tout en demeurant pris dans son cercle de désinhibition. Au contraire l’Homme peut avec le logos où le « est » vient à la parole selon une certaine signification ou bien libérer l’étant du retrait ou bien le mettre en retrait (d’où le caractère essentiel de la signification du « est » comme être vrai). La question est donc de savoir ce qui est à la base d’une telle possibilité. Un « être-libre pour l’étant en tant qu tel »304 est tout d’abord nécessaire, c’est-à-dire en somme la liberté, qui était l’un des thèmes principaux de Vom Wesen des Grundes305. C’est elle qui rend possible une libération du retrait ou au contraire une mise en retrait de l’étant, la vérité ou la fausseté. Le logos ne produit donc pas un rapport à l’étant en tant que tel ; au contraire, il se fonde sur un tel rapport. Cela veut dire que le Dasein possède préalablement un « espace de jeu » où l’étant est manifeste à partir duquel sera décidé de la vérité ou de la fausseté. La libération du retrait qu’effectue le logos n’est donc pas originelle : un énoncé vrai ne peut d’aucune manière libérer du retrait un étant en tant que tel (par exemple dans l’énoncé « le tableau est noir », le tableau était manifeste avant que celui-ci ne soit proféré). Le logos apophantique ne fait d’après Heidegger qu’exposer ce qui est déjà manifeste : la vérité énonciative est ainsi une forme dérivée de vérité, contrairement à ce qu’affirme une thèse courante selon laquelle la vérité est la vérité du jugement. Une manifestation prélogique au sens strict ou anté-prédicative a d’abord lieu qui fonde l’être-vrai ou l’être-faux du logos. Ceci implique que le « est » doit être pensé à partir de l’étant déjà manifeste, et non pas comme simple copule dans l’énoncé ; c’est cette manifestation qui nous permet de nous prononcer sur l’être-tel (Sosein), la quoddité (Daβsein) et la quiddité (Wassein). Si l’étant se manifeste de manière prélogique en tant que tel, cette manifestation relève de l’Homme comme étant dans son essence configurateur de monde : les énoncés sont donc quelque chose d’insigne dans la configuration de monde, mais ne sont pas configurateurs de monde eux-mêmes. L’Homme est originellement ouvert à l’étant et peut librement entrer en relation avec lui en particulier via le logos : alors l’Homme consent à ce qui donne la

303 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 485 [489] 304 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 488 [492] 305 Le fait que le logos ne soit possible que là où il y a liberté était déjà un thème du cours Metaphysische Anfangsgründe der Logik du semestre d’été 1928.

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mesure au fait d’énoncer, se conforme à ce qui a un caractère d’obligation, ce qui n’est possible que parce qu’il est libre. Heidegger reprend à partir de ceci l’analyse de l’énoncé « le tableau se trouve mal placé ». Qu’advient-il au niveau prélogique lorsque nous constatons ceci ? La position « mal placé » pourrait d’abord sembler relative : elle dépendrait de la situation de celui qui est dans la salle (le professeur, un étudiant tout à fait à gauche qui le verrait mal, etc.). Sa mauvaise position ne serait donc pas une qualité « objective » de celui-ci. Or, la manifestation de l’étant ne peut jamais être « subjective », car c’est elle qui donne la mesure à un tel énoncé : sa mauvaise position est bel et bien une qualité du tableau lui-même. Qu’est-ce qui est ainsi manifesté dans notre exemple de manière prélogique ? C’est dans telle salle que le tableau est mal placé. Heidegger remarque alors que s’il ne s’était pas agi d’une salle de cours mais d’une salle de danse, peut-être aurait-il été au contraire bien placé, voire même superflu. Ce n’est donc pas seulement le tableau qui nous est manifeste, mais la salle de cours dans son ensemble : les gradins, la chaire, etc., toutes ces choses qui n’apparaissent pas explicitement dans l’énoncé mais qui en sont pourtant la condition de possibilité. De manière générale, chaque énoncé a donc pour condition de possibilité la manifestation d’un « dans son ensemble ». Heidegger affirme alors que « par rattachement à une entièreté, nous n’entendons pas l’ajout ultérieur de ce qui jusque-là ferait défaut : nous entendons la configuration anticipée du « dans son ensemble » déjà régnant (das vorgängige Bilden des schon waltenden »im Ganzen« ) »306. Nous voyons donc que le concept de monde s’annonce de nouveau clairement ici. Par ailleurs, ce dévoilement rend également possible de déterminer l’être-tel, la quoddité et la quiddité de l’étant : cet être-ouvert sur ce « dans son ensemble » contient donc cooriginairement une entente de l’être.

C) La configuration de monde Au cours des analyses précédentes, nous avons vu que la question du logos constitue un point de départ que Heidegger qualifie de « radical » pour aborder le problème du monde. Nous avons en effet eu à faire avec lui à un triple évènement : le « faire se tenir de l’obligatoire en face », « le rattachement à l’ensemble (die Ergänzung) » et « le dévoilement de l’être de l’étant »307. Or, ces trois points correspondent précisément aux trois moments de la définition – qui demeure, insiste Heidegger, comme telle formelle – du monde traversant le cours : la manifestation de l’étant – en tant que tel – et dans son ensemble. La nouvelle et plus originaire dimension du problème du logos peut par ailleurs être qualifiée d’assignation formelle dans la mesure où elle engage l’Homme à se transformer en son Dasein, ce qui était déjà le cas de l’analyse de la tonalité affective fondamentale de l’ennui à partir de laquelle nous étions tenus pour Heidegger d’aborder ce problème. Nous devons donc rechercher à partir de ceci ce qu’est l’essence du monde. Celle-ci ne peut se décrire comme une chose là-devant, précisément parce l’essence du monde repose fondamentalement dans le « règne du monde (Walten der Welt) »308 qui, dit Heidegger, est « plus originel que tout étant qui s’impose » puisque comme nous le savons désormais le monde n’est pas un étant mais la condition de la manifestation de tout étant singulier. Notre auteur nous avertit que l’entrée dans l’évènement de celui-ci ne peut tout au plus qu’être préparée par la philosophie, car elle est relative au destin de chacun pour autant que nous persévérons à l’attendre309. Nous nous acheminons vers lui lorsque nous dirigeons nos regards vers la manifestation prélogique de l’étant, qui est un évènement fondamental de notre Dasein et dont la caractérisation est comme nous l’avons montré triple, quoique celle-ci n’épuise pas le concept de 306 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis légèrement modifiée p. 500 [505]. Nous retrouvons ici le thème du « règne » présent dans une note de Sein und Zeit (p. 126 [88]) et dans Wom Wesen des Grundes. 307 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis légèrement modifiée p. 501 [506] et 504 [509] 308 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 504 [510] 309 Remarquons que se voit ici préparé le thème de l’ « arrivée possible du monde » présent dans la « Lettre à un jeune étudiant » qui sert de supplément à la conférence « La chose » de 1950.

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« configuration de monde ». Le détour par le logos nous a ainsi permi de nous approprier positivement la tradition philosophique pour autant que celle-ci est dominée par le problème du logos, traduit par le latin ratio, qui a donné en français « raison » : nous avons en effet pu en faire une expérience originaire. Heidegger pose au § 75 le problème de la saisie de la structure triplement caractérisée du logos dans son unité. Nous ne pouvons le résoudre que si nous radicalisons les développements précédents, et non pas, insiste-t-il, en compilant les différents acquis de ceux-ci. La manifestation prélogique de l’étant a le caractère du « dans son ensemble », ce qui inclus aussi l’étant que nous sommes, à partir duquel nous proférons les énoncés. Nous restons pris dans ce « dans son ensemble » non pas comme des parties là-devant d’un tout, mais selon différentes modalités, comme le vis-à-vis direct, l’accompagnement, le fait d’être repoussé, laissé vide et trainé en longueur (ainsi dans l’ennui), etc. Cette entièreté permet la manifestation des différents types d’étants comme les animaux, les Hommes, les œuvres d’art, … qui ne consistent pas en une simple accumulation d’étants là-devant : ainsi nous avons vu que les encerclements des animaux peuvent recouper le monde humain. « L’entrelacement même des différences, la façon dont il nous presse et nous porte, c’est, en tant que règne, la légalité première à partir de laquelle nous concevons la constitution spécifique de l’être de l’étant qui se tient à notre rencontre, ou même de l’étant constitué en objet théoriquement scientifique. »310 Cela signifie que la diversité de l’étant n’est pas un simple état de choses, ni le fruit de distinction théoriques de notre part : il n’y a qu’un seul et unique « règne du monde », à l’origine de la manifestation non différenciée de l’étant d’abord et le plus souvent, comme là-devant. Mais comme nous l’avons vu avec le cas de l’animal, cela n’empêche pas que nos rapports aux différents types d’étants (qui ne se confondent pas avec nos discours théoriques sur eux) soient différenciés conformément à leur être. Cette différenciation s’effectue cela dit sur fond d’une indifférence originelle dans la mesure où tous les étants nous apparaissent comme précisément des étants. Ce fait peut sembler insignifiant ; pourtant à chaque fois est ainsi décidé de l’être de l’étant rendant possible cette manifestation de l’étant comme étant, comme le montrait Heidegger dès le début de Sein und Zeit. L’entendement commun croit pouvoir s’en tenir à l’étant et prendre appui sur le fait que les non-philosophes vivent très bien sans se soucier de l’être ; les « grands hommes » eux-mêmes n’étaient pas métaphysiciens. Mais est-ce que cela veut dire que l’entente de l’être de l’étant n’est jamais sous-entendue ? La philosophie n’aurait-elle fait qu’inverter cette question pour justifier son existence ? Manifestement non : elle a trouvé son objet, qui était toujours déjà là, dont les autres Hommes ont sans cesse une entente quoiqu’ils n’y prêtent aucune attention, et qui s’est offert à elle comme l’essentiel à penser. L’opinion selon laquelle l’Homme s’en tient le plus souvent à l’étant est donc fausse pour la simple raison que l’apparition de l’étant comme étant repose sur une entente du sens de l’être, différence (ontologique) dont le même Homme croit le plus souvent pouvoir se passer. En tentant de rendre compte de la triple structure du logos et de la manifestation prélogique de l’étant comme un « dans son ensemble », nous sommes alors parvenus au problème de la différence ontologique311 entre l’être et l’étant. Ainsi la question portant sur le monde nous renvoie nécessairement à celle-ci, comme l’essai Wom Wesen des Grundes, qui « pense la différence ontologique » d’après la préface de 1949, nous l’avait déjà montré. Celle-ci n’a rien de la facilité des différences ontiques, par exemple entre deux maisons ou entre l’animal et la pierre : ici, le « champ » de la différenciation est modifié. De plus, il n’y a pas d’un côté l’étant, de l’autre l’être : avec tel étant se rencontre, et ce pour la raison même qu’il est un étant, l’être312. Pour Heidegger, nous devons « endurer cette obscurité » de la différence afin d’éclaircir du même coup le problème du monde. Notre philosophe élabore la question en neuf points. Le point quatre précise que ce n’est pas nous qui effectuons cette différence comme si elle dépendait de notre volonté, mais qu’elle a

310 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 509 [514] 311 La première occurrence du terme « ontologische Diffferenz » dans ce cours apparaît à la page 515 [521]. 312 Heidegger dira dans la postface de 1943 de Was ist Metaphysik ? que « jamais l’être ne déploie son essence (west) sans l’étant, que jamais un étant n’est sans l’être » (trad. Corbin légèrement modifiée p. 77 [49]).

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lieu avec nous « en tant qu’évènement fondamental de notre Dasein »313 : en effet, explique le point six, sans elle nous ne pourrions même pas entrer en rapport avec de l’étant à proprement parler, car nous ne saisirions pas qu’il est (sa quoddité), comment il est (sa quiddité) et son être-tel (So-sein). Ce n’est donc pas, montre le point suivant, en partant de l’étant que nous nous élèverions au niveau de l’être, comme il serait tentant de le croire : l’étant « se tient déjà dans la lumière de l’être ». De plus, l’entente de l’être est toujours implicitement articulée en quiddité et en quoddité, distinction qui demeure « l’un des problèmes les plus profonds » selon le point huit : en effet dans le deuxième tome des cours sur Nietzsche l’essai de 1941 La métaphysique en tant qu’histoire de l’être posera encore la question de l’origine de cette articulation, qui était d’ailleurs, rappelle Heidegger, déjà thématisée dans le cours du semestre d’été 1927. Heidegger commente après l’énoncé de ces points le terme de « différence ontologique ». Dans « ontologique », nous retrouvons le terme « logique » venant de logos. Mais tout énoncé n’est pas ontologique : seul l’est celui qui se prononce sur l’étant en tant que tel, à savoir pour autant qu’il est un étant, donc sur son être. Ainsi est pris pour thème l’être de l’étant. La différence ontologique est donc ce qui rend originellement possible toute ontologie, et par là n’est pas effectuée par le discours ontologique lui-même. C’est pourquoi Heidegger émet de grands soupçons sur ce qui serait une ontologie : peut-être avons-nous mal compris l’intention profonde de la métaphysique antique et ne sommes-nous pas libres envers le champ de ce que la tradition nomme « ontologie », discipline qu’il ne s’agirait peut-être pas tant de réformer que d’en abandonner le champ lui-même314 au profit d’une expérience plus originelle de la différence. Il s’agit en tout état de cause de distinguer soigneusement la vérité ontique, qui répond à la question de la manifestation de l’étant, de la vérité ontologique, qui interroge exclusivement l’être de l’étant. Nous obtenons ceci dit, avec cette distinction, seulement selon Heidegger des éléments d’une différence, mais pas celle-ci elle-même. Ces éléments pourraient nous porter à nous imaginer la saisir comme étant là-devant ; or, elle n’est pas ainsi, mais elle a lieu. Ces remarques sur la différence ontologique doivent nous conduire à la réponse à la question de ce qui fait l’unité de la triple structure de l’évènement fondamental qu’est le logos. Celle-ci consiste, rappelons-le, dans le « fait de se tenir devant l’obligatoire en face », le « rattachement à un « dans son ensemble » et un « dévoilement de l’être de l’étant », ces trois moments n’étant pas eux non plus là-devant mais devant nous mener à nous transformer en notre propre Dasein. Concernant le premier, nous nous réglons sur l’étant alors même que nous ignorons ce qu’est et sur quoi repose cette possibilité d’être lié à lui. Ceci n’a lieu que dans un rattachement à un « dans son ensemble », même lorsque nous nous rapportons à un étant singulier ; et le dévoilement de l’étant doit nécessairement avoir lieu dans les deux moments précédents. Nous voyons ainsi qu’ils demeurent intimement liés. C’est pour Heidegger la projection (Entwurf)315, déjà rencontrée dans Sein und Zeit et Vom Wesen des Grundes, qui unifie originellement cette structure, à savoir qui la configure et soutient cette unité ainsi divisée. De prime abord, nous comprenons ce terme comme le fait d’élaborer des projets, de faire des plans. Il s’agit en réalité d’appréhender ce terme relativement à la structure ontologique du Dasein rendant possible tout projet factif. Dans les pages aussi importantes que difficiles du § 76, Heidegger explique que la projection est « la structure fondamentale de la configuration de monde » ; « la projection est projection de monde (Weltentwurf) » – et ne semble plus vraiment relever, comme dans Sein und Zeit, du Dasein lui-même316. Que signifie cela ? La projection est l’unité d’une action spécifique, qui s’exprime dans le « pro- » : celle-ci éloigne d’elle ce qu’elle projette tout en se tournant par là vers elle-même. Ceci peut sembler au premier

313 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 513 [519] 314 A la manière dont selon Heidegger dans les cours sur Nietzsche l’expression « dépasser la métaphysique » ne veut pas dire renverser simplement le platonisme en remplaçant le monde suprasensible par autre chose, ce qui serait toujours faire de la métaphysique, mais quitter le champ même ouvert par la métaphysique, soit : l’onto-théologie. 315 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 519 [526] 316 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 520 [527]

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abord paradoxal. La projection met en effet le Dasein « en suspens dans le possible » : ce qui est projeté ainsi le « contraint à se placer devant le possible effectif »317. Aussi le possible n’est-il tel que dans la limitation, et non pas dans l’indétermination, car c’est dans la seule limitation qu’il peut se développer comme possibilité ; et la limite est le « dans son ensemble » dans lequel le Dasein peut entrer en rapport avec l’étant. Le « dans son ensemble » est donc anticipé par la projection. La projection place le Dasein devant un « dans son ensemble » dans lequel il peut réaliser ses possibilités factives, décelées comme telles dans la mesure où il se voit d’abord ouvert à la possibilisation (Ermöglichung) en tant que telle. Mais cette ouverture à son tour repose sur quelque chose de plus fondamental encore : « la projection est le véritable évènement de la distinction de l’être et de l’étant »318, autrement dit elle dévoile l’être de l’étant. C’est à cette condition seulement que le Dasein peut librement effectuer ses choix, car il est « ouvert pour la dimension du « ou bien... ou bien », du non seulement… mais encore », de l’ « ainsi » et le l’ « autrement », du « quoi », du « est » et du « n’est pas » » parce qu’il est d’abord ouvert à l’étant dont il a une entente de l’être. Heidegger peut alors résumer son propos ainsi : dans la projection « a lieu le fait de laisser régner l’être de l’étant dans l’entièreté (im Ganzen) de ce qui fait son caractère obligatoire chaque fois possible. Dans la projection règne le monde. »319 C’est ainsi que l’origine du logos comme súnthesis et diaíresis est à rechercher du côté de la projection qui distingue être et étant, possible et effectif, et qui par conséquent a la structure de l’ « en tant que » mettant en avant la manifestation de l’étant dans son être. La configuration de monde est donc l’irruption du Dasein au milieu de l’étant telle qu’il devient dévoilé en tant que tel et dans son ensemble relativement à la projection de possibilités, possibilités dont la manifestation n’est possible que parce qu’a lieu avec le Dasein la différence ontologique. L’Homme est en effet l’étant qui existe : il faut entendre ceci d’après l’étymologie de ce terme, ex-sistit, qui montre qu’il appartient à son essence de sortir hors de lui-même « sans pouvoir toutefois s’abandonner ». Il est ainsi jetté dans ses possibilités tout en étant par là même assujetti à ce qui est effectif : tel est le double mouvement que notre philosophe nomme la « possibilisation (Ermöglichung) », qui est le « entre » l’être et l’étant à l’origine de la différence ontologique et de l’ « en tant que ». Pour Heidegger, c’est parce qu’il est transposé (versetzt) dans l’effectif qu’il peut s’épouvanter (entsetzen), ce qui est de la part de notre auteur probablement une référence à l’expérience de l’angoisse exposée dans Was ist Metaphysik ?. En effet, l’étonnement que devait faire naître le fait « qu’il y a l’étant – et non pas rien (daβ es Seiendes ist – und nicht Nichts) »320 est ici cooriginairement la « béatitude », chantée par Nietzsche à sa manière dans Ainsi parlait Zarathoustra, « La chanson ivre »321, où nous devons apprendre ce qu’est le monde. Essayons de saisir ce qu’est censé montrer le texte de Nietzsche sur le monde. Le poème dit que celui-ci est « plus profond que ne l’a pensé le jour ». Nous proposons de comprendre cela ainsi : le monde ne se résume pas à la clarté de l’étant auquel a à faire l’entendement commun, d’autant qu’en tant que concept philosophique il est avant tout, d’après le § 70, une assignation formelle. Au contraire : « profond est son mal et son plaisir », ce qui est à lier avec à la fois la contrainte mais aussi la liberté qu’impliquent la projection. Le mal dit au plaisir que doit procurer la liberté de cesser, parce que celle-ci est également ce qui doit effrayer le Dasein d’après Sein und Zeit. Le mal est de plus la facilité, qui préfère le confort d’une existence où tout est déjà acquis. Le mal peut donc s’entendre ici en un double sens : à la fois les épreuves 317 Ceci serait à comparer avec ce qu’affirmait Vom Wesen des Grundes, à savoir « la transcendance agit à la fois comme effort et comme privation » ; nous indiquerons seulement ici que ce que désigne le terme de « transcendance » non employé dans le cours ne relève plus comme cela semblait être le cas en 1928 de la spontanéité du Dasein. 318 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 522 [529]. Et non pas la transcendance ou le dépassement de Vom Wesen des Grundes. 319 Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude, trad. Panis p. 523 [530] 320 Qu’est-ce que la métaphysique ?, trad. Corbin p. 62 [37] 321 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G. Bianquis, Paris, Garnier-Flammarion, 1996, p. 384. Cette traduction que nous avons consultée pour l’occasion n’emploie pas, à notre grande surprise, le terme de « monde » (l’allemand dit pourtant : Die Welt ist tief), parlant à la place de « plaisir »… Sans doute est-ce une confusion avec Lust qui apparaît bien trois vers plus bas.

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certes pénibles qu’endure le Dasein pour que le monde révèle sa profondeur (l’ennui profond, l’angoisse) et, peut-être surtout, l’entendement nivelant toutes choses et pour qui la liberté est d’abord la passivité d’une existence supposée déjà atteinte. Mais ce que veut le plasir de la liberté est l’éternité. Qu’est-ce à dire ? Nous proposons de comprendre « éternité » comme l’instant que l’analyse de l’ennui profond mettait en lumière. Ceci nous semble d’autant plus légitime que l’analyse heideggerienne de l’instant chez Niezsche dans le tome I des leçons sur cet auteur (à propos du passage « De la vision et de l’énigme » d’Ainsi parlait Zarathoustra) coïncident – au reste étrangement – avec ce qu’il en est de l’instant dans Sein und Zeit – et donc, quoique de manière différente, dans le cours de 1929-1930. Conclusion Ce cours du semestre d’hiver 1929-1930 portant sur le monde, la finitude et la solitude a essentiellement développé le premier de ces trois thèmes, bien que les deux autres demeurent abordés en particulier dans l’analyse de l’ennui. Cette-dernière constitue la première partie du cours, tandis que la seconde est consacrée à l’animalité et à la configuration de monde. C’est le concept de monde qui unit ces trois analyses au premier abord sans rapport les-unes aves les autres. En effet, ce concept est défini formellement ainsi : la manifestation de l’étant en tant que tel et dans son ensemble. L’ennui a fourni une expérience originaire du « dans son ensemble », et également de l’ « en tant que » puisque dans l’ennui profond le Dasein dévoile implicitement tout étant, dont lui-même qu’il a à être, comme étant. Mais c’est surtout la réflexion sur le logos qui a permi de saisir cette structure essentielle de l’ « en tant que » que nous avions rencontrée dans les textes antérieurs, mais qui n’avait pas encore été à ce point développée. Celle-ci a abouti à la clarification du concept de « configuration de monde », qui s’oppose à la pauvreté en monde de l’animal pris dans son cercle de désinhibition et n’entrant aucunement en relation avec l’étant en tant qu’étant. Qu’est-ce que la configuration de monde à l’origine de la définition formelle du monde ? Il s’agit essentiellement de la projection qui a lieu avec le Dasein, mais qui n’est pas un acte relevant de la spontanéité de celui-ci, comme cela semblait être le cas dans Sein und Zeit ou même dans Vom Wesen des Grundes. Celle-ci est l’ « entre » l’être et l’étant qui rend possible la manifestation prélogique de l’étant en tant que tel et dans son ensemble au Dasein. Le monde est ainsi le « lieu » de cet « entre » dans lequel se meut le Dasein. Celui-ci est comme « pris » dans le mouvement double de la possibilisation : entre l’être et l’étant, le possible et l’effectif. Ce cours insiste ainsi sur la dimension de « règne (Walten) » du monde, qui suggère le fait qu’il ne depende plus du Dasein – bien que n’advenant pas sans lui : le mouvement vers l’être et l’étant, qui dans Vom Wesen des Grundes relevait de la transcendance du Dasein, est ici celui de la possibilitation relevant cette fois du règne du monde (d’où le thème récurrent de l’obligation lié intimement à celui de la liberté vers la fin du cours). Le livre de Schnell Heidegger 1925-1930. De l’existence ouverte au monde fini offre à cet égard une comparaison intéressante entre cet acte et l’acte de néantir du Néant dans Was ist Metaphysik ? : selon cet ouvrage, la transcendance ne procèderait plus dès 1929 du Dasein mais de cet acte de néantir dans cette conférence. Nous retiendrons pour notre part négativement de ceci qu’elle ne procède plus du Dasein dans le cours de 1929-1930. Cela dit, le lien entre cette conférence et Vom Wesen des Grundes que fait la préface de 1949 de ce dernier essai, dans lequel la transcendance est très clairement fondée sur la liberté du Dasein, devient dès lors très obscur. Si donc ce qui fait l’originalité des développements des Concepts fondamentaux de la métaphysique est le thème du règne du monde advenant entre l’être et l’étant et ayant lieu avec le Dasein, nous préférons rester malgré tout prudents au sujet de cette comparaison avec le néantissement du Néant. Le monde reste l’ouverture advenant avec le Dasein de la différence ontologique ; mais nous pouvons constater un déplacement central des termes par rapport à Vom Wesen des Grundes. Dans le cas de notre cours, l’acte de transcender – terme d’ailleurs non utilisé ici, Heidegger prenant toujours plus de distances vis-à-vis des notions héritées des transcendantalismes kantien et husserlien et de la métaphysique en général – serait à placer du côté du monde. Dans le cas de l’essai de 1928, il serait au contraire à placer du côté du

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Dasein, dont il est la constitution fondamentale et le monde le terme de cet acte. C’est pourquoi le caractère de l’ « à dessein de » du monde, si important dans Vom Wesen des Grundes et présent également dans Sein und Zeit, a désormais disparu, puisque c’est le Dasein qui était l’ultime à dessein de quoi ; la question du monde ambiant a de même disparu depuis le traité de 1927. Nous inspirant des analyses de Schnell dans l’ouvrage nommé ci-avant322, nous pensons qu’a lieu une destitution du primat accordé au Dasein (Heidegger emploie d’ailleurs ici le plus souvent simplement « Homme ») dans le cadre du problème du monde et de manière générale, que l’on nomme ce mouvement « a-subjectivation » ou « dé-subjectivation » : le monde n’est plus le corrélat de l’être-au-monde qu’est le Dasein, mais ce qui déploie son règne avec l’évènement du Dasein en l’Homme. Ceci est un signe clair de l’abandon de l’analytique existentiale pour penser l’être : désormais celui-ci semble accessible à partir d’une analyse du monde (d’où selon Schnell le fait que l’élaboration d’une cosmologie devrait donner suite à ce cours qui l’amorce).

322 Ouvrage que nous ne prétendons pas au reste avoir compris dans son intention fondamentale, sans doute parce que nous ne partageons pas sa thèse directrice : à savoir prendre pour fil conducteur le « tournant métontologique » apparaissant dans le cours de 1928 pour rendre compte des textes postérieurs et en particulier du cours de 1929-1930 ; ce thème ressemble à nos yeux plutôt à une obscure tentative avortée sur laquelle Heidegger n’est, ce qui n’est pas négligeable, jamais revenu. Nous partageons en revanche certaines de ses vues pour ce qui est de la différence entre ce cours et les textes antérieurs.

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Conclusion générale Notre approche interne des œuvres de Heidegger entre 1927 et 1930 à propos du problème du monde révèle ceci de tout à fait général : malgré un certain nombre de thèmes récurrents dans les œuvres de cette période, et quoique le monde demeure dans la pensée de Heidegger prise dans son ensemble l’ouverture de l’être, une évolution décisive a bel et bien lieu entre Sein und Zeit (1927) et Les concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-Finitude-Solitude (1929-1930). Comment comprendre ceci ? Dans le premier traité le monde est le corrélat de la structure fondamentale du Dasein, l’être-au-monde, lui permettant de se possibiliser dans la mesure où il est l’étant pour lequel il en va de son être, et cela selon deux aspects : en tant que tentateur, parce qu’ouvrant à l’étant, le monde le détourne de l’étant qu’il est lui-même au risque qu’il puisse s’oublier dans le dévalement ; en tant que libérant, parce qu’expérimenté dans sa mondanéité grâce à l’angoisse, il découvre au Dasein le mystère de son existence et la possibilité de sa réalisation authentique sur le mode de la résolution. Un problème important concerne la question de la spatialité, sa reconduction à la temporalité ne s’avérant pas réellement convaincante. Dans la mesure où la représentation commune du monde est spatiale (le tout de l’étant dans l’espace), les analyses de Heidegger s’en trouvent par là affaiblies. Mais la difficulté essentielle de Sein und Zeit repose sur l’absence de développements sur la différence ontologique : de ce fait, nous ne percevons pas nettement ce qu’il en est du monde par rapport à l’être, d’autant qu’ils sont rapprochables dans la mesure où aucun des deux n’est un étant. Vom Wesen des Grundes (1928), qui pense la différence ontologique, apporte des précisions essentielles. La structure fondamentale du Dasein n’est plus nommée l’être-au-monde mais la transcendance, concept dont le sens se modifie d’ailleurs par rapport à Sein und Zeit où il apparaissait. Celle-ci consiste en le dépassement par le Dasein à la fois de l’étant qu’il est lui-même vers les autres étants, et le dépassement de l’étant en général vers un sens de l’être projeté. Mais qu’en est-il du monde ? Il semble, quoique les choses ne soient en réalité pas si claires, que le monde est ce vers quoi l’étant est dépassé, sans qu’il se confonde cela dit avec l’être : il est le « lieu » de la manifestation de l’étant, manifestation de l’étant qui n’est possible que pour autant qu’est projeté un sens de l’être (puisque l’étant ne peut apparaître comme étant sans entente de l’être préalable). Le monde est également ce qui rend de ce fait possible la liberté ; toutefois il ne faudrait pas confondre dans cette optique le monde et le projet sartrien, car pour Heidegger l’essentiel est la perspective ontologique de son propos. La liberté est en effet conçue comme liberté pour fonder, le fondement s’entendant comme possibilité (d’un projet par-delà l’étant), comme base (l’étant lui-même) et comme légitimation (de la vérité ontique par la vérité ontologique). Le caractère fondamental du monde demeure l’ « à dessein », puisque la liberté pour fonder n’a lieu qu’à dessein du Dasein pour qui il en va de son être dans son être même. Nous ne reviendrons pas ici sur l’apport majeur de Was ist Metaphysik ?, qui complète Vom Wesen des Grundes sur la question du monde dans la mesure où l’analyse de l’angoisse et celle du Néant doivent essentiellement être mises en relation avec l’angoisse dans Sein und Zeit et la négativité du Dasein dans ce même traité. C’est surtout le cours du semestre d’hiver 1929-1930 qui nous semble décisif. En dehors de l’analyse fort intéressante de la pauvreté en monde de l’animal, son apport essentiel tient au nouveau « statut » qu’y acquiert le monde. En effet, celui-ci se rapproche de plus en plus de l’Etre et corrélativement relève de moins en moins du Dasein, avec lequel il a, certes, nécessairement lieu. Mais il ne paraît plus véritablement lié à la spontanéité du Dasein qui dans l’essai de 1928 le projetait librement : ici, le monde « règne », et ne dépend plus comme cela semblait être le cas auparavant des libres initiatives du Dasein. C’est pourquoi il est d’ailleurs moins question du Dasein que de l’Homme dans l’ensemble du cours, ce qui s’inscrit dans un mouvement que nous pouvons qualifier d’ « a-subjectivation » de la pensée de Heidegger, par opposition à

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Sein und Zeit qui, dira-t-il plus tard, était empreint de la métaphysique de la subjectivité. Ce cours n’annonce pas à l’évidence la dispariton de l’Homme dans la pensée de celui-ci, disparition qui n’a du reste jamais eu lieu ; cependant, il semble que pour accéder au sens de l’être, le monde sera la voie privilégiée plutôt que le Dasein de l’analytique existentiale, dont certains acquis essentiels dans l’Hauptwerk sont dès 1928 au fur et à mesure abandonnés (il n’est définitivement plus question d’authenticité et de dévalement, d’analyser le monde ambiant, etc.). Cela dit, nous rencontrons une importante difficulté. Nous affirmons en effet que le monde ne semble plus relever de la spontanéité de l’Homme. Or, comment soutenir ceci alors que l’une des trois thèses du cours est que « l’Homme est configurateur de monde » ? Cette dernière expression ne suggère-t-elle pas justement le contraire de ce que nous venons de poser, et Heidegger n’utiliserait-il pas celle-ci pour radicaliser les analyses de Vom Wesen des Grundes ? Autrement dit, comment concilier le thème de la « configuration de monde » par l’Homme et celui du « règne du monde » ? Nous pensons qu’il faille dire que l’Homme configure le monde à travers ses libres projets ontiques (à la lumière d’une entente ontologique) pour autant que le monde – l’éclaircie de l’être (donc cette lumière) – règne préalablement. C’est pourquoi la pensée de Heidegger commence à s’acheminer vers l’idée que ce n’est pas, à proprement parler, l’Homme qui configure le monde, que le monde qui configure l’Homme. Nous entendons par là, bien que notre intention ne soit pas de trop anticiper sur la philosophie ultérieure de notre auteur, que l’entente que l’Homme a de lui-même ne peut avoir lieu que dans l’éclaircie de l’être, le monde ; et si le monde règne plutôt qu’il n’est « configuré », alors nous comprenons mieux le fait que le monde ne soit plus le corrélat de la structure fondamentale du Dasein comme dans Sein und Zeit, essai dans le cadre duquel, tout comme dans Vom Wesen des Grundes, la thèse « l’Homme est configurateur de monde » causerait moins de difficultés. Mais dans la perspective du cours de 1929-1930, comment comprendre cette même thèse ? Le problème est en effet moins le fait que seul l’Homme ait un monde qu’il le « configure »323. Nous interprétons cela de la manière suivante. Le cours s’inscrit dans la période de transition après Sein und Zeit vers une pensée plus radicale, abandonnant le vocabulaire de la métaphysique et l’analytique du Dasein pour penser l’être. C’est la raison pour laquelle il est possible d’envisager un certain « flottement » dans les thèses de notre auteur, qui à ce moment là n’est pas tout à fait encore dépris de sa pensée ayant donné naissance à Sein und Zeit, mais sans pour autant ne pas commencer à ouvrir de nouvelles perspectives qui le mèneront à adopter un nouveau langage et envisager d’une nouvelle manière l’historicité de l’être. Il ne saurait pour autant s’agir de nous réfugier derrière les difficultés rencontrées par Heidegger comme celles de ses textes eux-mêmes, et de rejeter sur lui l’embarras dans lequel nous pouvons nous trouver face aux écrits de cette période. Le problème tient bien au-delà de ceci à la chose même, à savoir que le monde n’est pas pour Heidegger, comme nous l’avons montré dès l’analyse de l’angoisse dans Sein und Zeit, un étant. En tout état de cause, nous pensons que se voit amorcé ici le « tournant » des années 1930, où l’Etre va selon Heidegger lui-même déployer son essence et dont la manifestation sera le déploiement d’essence du monde comme quadrat (la Terre et le Ciel, les Dieux et les Hommes ou Mortels). Ce-dernier va pour la première fois apparaître dans les cours de 1934-1935 sur Hölderlin, ainsi que dans l’Origine de l’œuvre d’art (1936), où la mutation du langage de Heidegger témoignera de la consommation de sa rupture avec la métaphysique et la démarche transcendantale. L’Homme sera alors un élément – certes essentiel, mais seulement un élément – du monde. Dans l’advenue de la vérité qui a lieu dans l’œuvre d’art comme combat entre la terre et le monde dans la conférence de 1936, ce qui sera entendu par monde ne parait en vérité avoir qu’un rapport très lointain avec le même terme dans Sein und Zeit, bien que sur le fond il s’agisse toujours de

323 Au reste, dans la Lettre sur l’humanisme envoyée à Beauffret le12 décembre 1946, Heidegger réaffirme au moyen d’une conceptualité proche de celle de ce cours le fait que l’animal est pauvre en monde, et que seul l’Homme a un monde : cela montre que ceci est un point sur lequel il demeure toujours en accord même plus de quinze ans plus tard.

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l’éclaircie de l’être324. Dans celle-ci, affirmera Heidegger, le monde « fait monde » – Welt weltet. Cela est en revanche moins éloigné qu’il peut le sembler au premier abord de ce que nous avons développé à propos des Concepts fondamentaux de la métaphysique, pour autant que nous comprenons que dans le cours de 1929-1930, pour le dire d’un mot, se voit ouverte la possibilité d’une « cosmologie » (en un sens à l’évidence nouveau) pouvant supplanter l’analytique du Dasein325. Aussi l’expression « le monde règne », « Welt waltet », constitue-t-elle le précurseur de « Welt weltet ».

324 S’est en effet effectué alors clairement entre les deux le passage de l’ouverture du Dasein à l’être à l’éclaircie de l’être. 325 Ce n’est pas encore totalement le cas dans le cours de 1929-1930 : une preuve parmi d’autres mais flagrante est le développement d’une totanilité affective fondamentale.

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