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MelissadelaCruz
LesSangBleu
Traduitdel’anglais(américain)ParValérieLePlouhinec
UN
La place Saint-Marc était envahie par les pigeons. Des centaines de pigeons : gras, gris,
grouillantsetsilencieux,picorantlesmiettesdesfogliatelleetdepaneuva laisséespar les touristesinsouciants.Ilétaitmidi,maislesoleilétaitcachéparlesnuagesetunvoilelugubres’étaitabattusurla ville. Les gondoles s’alignaient le long des quais, vides, avec leurs gondoliers enmaillot rayéappuyéssurleursperches,attendantdesclientsquin’arrivaientpas.Lamaréeétaitbasse,etlamarquesombredeshauteseauxétaitvisiblesurlesfaçades.
TheodoraVanAlenposalescoudessurlatabledecafébancaleetmitlatêteentresesmains,lebas du visage caché dans son grand col roulé.C’était une vampire sang-bleu, la dernière desVanAlen,unefamillenew-yorkaisequiavaitjadisconnulasplendeuretdontl’influenceetleslargessesavaient jouéun rôlecapitaldans la fondationde laManhattanmoderne.Àune lointaineépoque, lenomdeVanAlenavaitétésynonymedepouvoir,deprivilègesetdepuissance.Maisc’étaitilyavaitbien longtemps, et depuis des années la fortune familiale se réduisait comme peau de chagrin :Theodoraavaitplusl’habitudederaclerlesfondsdetiroirqued’écumerlesboutiques.Sesvêtements– col roulé noir remonté au-dessus des lèvres, leggings coupés, gilet pare-balles de l’armée etvieillesbottesdemoto–venaienttousdesurplusetdefriperies.
Sur n’importe quelle autre fille, cette tenue déguenillée aurait eu l’air d’appartenir à uneclochardeenmaraude,maissurTheodoraelledevenaitparuredereineetfaisaitressortirsonvisageenformedecœuretsestraitsdélicats.Avecsonteintivoire,sesyeuxbleuprofondetsonopulentechevelureaile-de-corbeau,c’étaitunecréatureremarquable,indiciblementjolie.Sabeautéavaituneauraencoreplusbienfaisante lorsqu’ellesouriait,maiscelaavaitpeudechancesdeseproduirecematin-là.
—Souris,ditOliverHazard-Perryenportantunepetitetassed’espressoàseslèvres.Quoiqu’ilarrive, ounon, ça nous aura aumoins fait des petites vacances.Et puis la ville est sublime, non ?Allez,reconnaisquandmêmequeVenise,c’estcarrémentmieuxquelelabodephysique-chimie.
OliverétaitlemeilleuramideTheodoradepuisl’enfance.C’étaitungrandjeunehommeélégant,dégingandé, aux cheveux flottants, au sourire facile, doté d’un doux regard noisette. Il était sonconfident, son complice et, comme elle l’avait récemment appris, son Intermédiaire humain.Traditionnellement,lesIntermédiairesétaientlesassistantsdesvampires,dessortesdeserviteursdeluxe.Olivers’étaitrévéléprécieuxpourlesamenerdeNewYorkàVeniseensipeudetemps.Ilétaitparvenuàconvaincresonpèredeleslaisserl’accompagnerenvoyaged’affairesenEurope.
Malgré les paroles encourageantes d’Oliver, Theodora était d’humeur maussade. C’était leurdernier jour àVenise et ils n’avaient rien trouvé.Le lendemain, ils s’envoleraient pourNewYorkbredouilles,etleurvoyageauraitétéunécheccomplet.
Ellesemitàarracherl’étiquettedesabouteilledeSanPellegrino,enprenantsoindeladéchirerenunelongueetfinebandedepapiervert.Ellen’étaitpasprêteàrenoncersivite,toutsimplement.
Presquedeuxmoisplustôt,lagrand-mèredeTheodora,CordeliaVanAlen,avaitétéattaquéeparunsang-d’argent : lessang-d’argentétaient lesennemismortelsdesvampiressang-bleu.Theodoraavait appris de sa bouche que, comme les sang-bleu, les sang-d’argent étaient des anges déchus,condamnésàvivreleurvieéternellesurTerre.Toutefois,àladifférencedessang-bleu,lesvampiressang-d’argentavaientjuréfidélitéauprincedescieuxenexil,Luciferenpersonne,etavaientrefusédeseplierauCodedesvampires,unrèglementéthiquedraconiendontlessang-bleuespéraientqu’il
leurpermettraitunjourderegagnerleparadis.CordeliaétaitlatutricelégaledeTheodora.Cettedernièren’avaitjamaisconnusesparents:son
pèreétaitmortavantsanaissance,etsamèreétaittombéedanslecomapeuaprèsluiavoirdonnélejour.Pendant la plusgrandepartie de son enfance,Cordelia s’étaitmontrée froide et distante avecelle,maisc’étaitlaseulefamillequ’elleeûtaumondeet,pourlemeilleuretpourlepire,elleavaitaimésagrand-mère.
—Elle était sûrequ’il serait ici, ditTheodorad’unair abattu en jetantdesmiettesdepain auxpigeonsquis’étaientrassembléssousleurtable.
C’étaitunephrasequ’elle répétaitdepuis leurarrivéeàVenise.L’attaquedusang-d’argentavaitaffaibli Cordelia, mais avant de retourner à l’état passif (les vampires sang-bleu sont des êtresimmortelsqui se réincarnent continuellement), elle avait presséTheodorade retrouver songrand-père disparu, Lawrence Van Alen, qui, croyait-elle, détenait la clé de la victoire contre les sang-d’argent.Danssonderniersouffle,lagrand-mèredeTheodoral’avaitchargéedeserendreàVeniseet de passer aupeigne fin les rues tortueuses et les canaux sinueuxde la ville à la recherched’unsignedelui.
—Mais on a cherchépartout. Personnen’a jamais entenduparler d’unLawrenceVanAlen, nid’unDr JohnCarver, soupiraOliver, lui rappelant qu’ils avaient posé des dizaines de questions àl’université, auHarry’s Bar, et dans tous les hôtels, villas et pensione situés entre les deux. JohnCarverétaitlenomportéparLawrenceàl’époquedelacolonisationdePlymouth.
—Jesais.Jecommenceàmedirequ’iln’amêmejamaisexisté,répliquaTheodora.—Elles’estpeut-êtretrompée:tropfaible,désorientée,elleaput’envoyeraumauvaisendroit,
suggéraOliver.Aufinal,onapeut-êtrecouruaprèslevent.Theodora retourna cette possibilité dans sa tête. Cordelia pouvait s’être trompée, et Charles
Force,lechefdessang-bleu,avaitpeut-êtreraison,aprèstout.Maislapertedesagrand-mèrel’avaitterriblementaffectée,etelleétaitfarouchementrésolueàexaucerlederniervœudelavieillefemme.
—Jenepeuxpaspenserça,Ollie.Sijelefais,ceseraquej’auraibaissélesbras.Ilfautquejeletrouve.Ilfautquejeretrouvemongrand-père.C’esttropdouloureuxdepenseràcequ’aditCharlesForce…
—Qu’est-cequ’iladit?Theodoraavaitfaitallusionàuneconversationqu’elleavaiteueavecCharlesavantleurdépart,
maisétaitrestéeévasivesurlesdétails.—Iladit…Theodorafermalesyeuxetseremémoracetterencontretendue.Elle était allée voir sa mère à l’hôpital. Allegra Van Alen était aussi belle et lointaine que
d’habitude,unefemmequis’attardaitentrelavieetlamort.ElleétaittombéedansunétatcatatoniquepeuaprèslanaissancedeTheodora.Cettedernièren’avaitpasétésurprisedetrouverunautrevisiteurauchevetdesamère.
CharlesForceétaitagenouilléàcôtédulit,maisilselevaprestementets’essuyalesyeuxenlavoyant.
Elleéprouvauneboufféedepitiépourcethomme.Àpeineunmoisplustôt,elleleprenaitpourl’incarnationduMaletl’avaitmêmeaccuséd’êtreunsang-d’argent.Quelleerreur!
CharlesForceétaitMichel,leCœurpur,l’undesarchangesquiavaientvolontairementchoisides’exilerduparadispouraider leursfrères,bannisaprès larévoltedeLuciferetcondamnésàvivreleur vie sur Terre en tant que sang-bleu. Il était vampire par choix, et non parce qu’il y avait étécondamné. La mère de Theodora, Allegra Van Alen, était le seul autre vampire à partager cettedistinction. Allegra était Gabrielle, l’Incorrompue, la Vertueuse. Michel et Gabrielle avaient une
longuehistoireentremêlée.C’étaientdesvampiresjumeaux,liésparlesang,etilsétaientnésfrèreetsœurdanscecycle.
Lelienétaitunvœuimmortelentresang-bleu,maisGabriellel’avaitbriséenprenantpourépouxlepèredeTheodora,unsang-rouge,sonfamilierhumain.
—Sais-tu pourquoi tamère est dans le coma ?Ou choisit d’être dans le coma ? lui demandaCharles.
Elleacquiesça.—Elleajurédeneplusreprendredefamilierhumainaprèslamortdemonpère.Cordeliadisait
quec’étaitparcequ’elle-mêmevoulaitmourir.—Maisellenepeutpas.C’estunvampire.Ellevitdonc,repritCharlesavecamertume.Sionpeut
appelercelavivre.—C’estsonchoix,ditTheodorad’unevoixégale.Ellen’aimaitpaslanuancedejugementquipointaitdanslesparolesdeCharles.— Le choix, fit Charles avec humeur. Une idée romantique, rien de plus. (Il pivota vers
Theodora.)J’aientendudirequevousalliezàVenise.Theodoraopina.—Nouspartonsdemain.Àlarecherchedemongrand-père,déclara-t-elle.« Il estditque la filledeGabriellenousapportera le salutquenouscherchons, lui avaitdit sa
grand-mère.Seultongrand-pèresaitcommentvaincrelessang-d’argent.Ilt’apporterasonaide.»Cordelialuiavaitexpliquéquedetouttemps,lessang-d’argentavaienttraquélessang-bleupour
se repaître de leur sang et de leurs souvenirs.Les dernières attaques connues s’étaient produites àPlymouth,oùlesvampiress’étaientimplantésaprèsavoirfaitlatraverséejusqu’auNouveauMonde.Quatre cents ans plus tard, àNewYork, alors queTheodora entrait en seconde au très chic lycéeDuchesne,lesattaquesavaientrecommencé.Lapremièrevictimeétaitunecamaradedeclasse:AggieCarondolet. Peu après son décès, le décompte des morts avait augmenté. Le plus troublant, pourTheodora,étaitquetouscessang-bleusoientemportésàleurâgeleplusvulnérable:entrequinzeetvingtetunans,avantd’êtrepleinementmaîtresdeleurspouvoirs.
—LawrenceVanAlenestunexclu,unexilé,ditCharlesForce.Vousne trouverezquepeineetconfusionsivousvousrendezàVenise,poursuivitlemagnatdelapresseauregardd’acier.
—Çam’estégal,marmonnaTheodora,lesyeuxbaissés.(Elleagrippal’ourletdesonpulletsemitàletortiller.)Vousrefuseztoujoursd’admettrequelessang-d’argentsontderetour.Etdéjàtropd’entrenoussesontfaitprendre.
Lederniermeurtreavait eu lieupeuaprès l’enterrementde sagrand-mère.SummerAmory, lareine du bal des débutantes de l’année précédente, avait été retrouvée saignée à blanc dans sonappartement panoramique de la Trump Tower. Le pire, avec les sang-d’argent, c’est qu’ilsn’apportaientpaslamort,non:ilsapportaientunsortpirequelamort.LeCodedesvampiresleurinterdisait expressément de se livrer à laCaerimoniaosculor – le « baiser sacré », l’extraction desang – sur leurs semblables. La Caerimonia était un rituel bien encadré, doté d’un règlementdraconien.Nulêtrehumainnedevaitjamaisêtremaltraiténiintégralementsaigné.
MaisLucifer et ses légions avaient découvert que s’ils pratiquaient le baiser sacré sur d’autresvampiresaulieudel’infligeràdeshumains,leurforceaugmentait.Silesangrougerecelaitlaforcevitale d’un individu isolé, le sang bleu, bien plus puissant, était un véritable bastion de savoirimmortel.Enconsommantlesangetlessouvenirsd’unvampire,enlesaspirantjusqu’àdissipationcomplète, les sang-d’argent faisaient du sang-bleu l’esclave d’une conscience devenue folle. Lessang-d’argent étaient une multitude d’individus piégés dans une seule enveloppe, à jamais.L’Abomination.
LefrontdeCharlesForceseplissadeplusbelle.
—Les sang-d’argent ont été bannis. C’est impossible. Il y a d’autres explications à ce qui estarrivé.LeComitémèneuneenquête…
—LeComitén’arienfait!LeComitécontinueradenerienfaire!s’exclamaTheodora.Elleconnaissaitl’histoireàlaquellesecramponnaitCharlesForce:lessang-bleuavaientgagné
la dernière bataille dans la Rome antique, lorsqu’il avait triomphé de Lucifer en personne, connualorssousles traitsdel’empereurfouetsang-d’argentCaligula,et l’avaitenvoyéauxtréfondsdesfeuxdel’enferàlapointedesonépéed’or.
—Commevousvoudrez,soupiraCharles.Jenepeuxpasvousempêcherd’alleràVenise,maisjedoisvousprévenirqueLawrencen’arrivepasàlachevilledecequ’auraitvouluCordelia.
IlsoulevalementondeTheodoraetellesoutintsonregardd’unairdedéfi.—Vousdevriezfaireattentionàvous,filled’Allegra,luidit-ild’untonplusaimable.Theodorafrissonnaausouvenirdesoncontact.Lesdeuxsemainesquivenaientdes’écoulerleur
avaientconfirméqueCharlesForcesavaitsansdoutedequoiilparlait.Peut-êtreTheodoraferait-ellemieuxdecesserdeposerdesquestions,rentreràNewYorketêtreunebonnefille,unebonnesang-bleu.QuinecontestaitpaslesmotivationsnilesactionsduComité.Dontleseulsouciseraitdesavoircomments’habillerpourlebaldesQuatre-CentsauSt.Régis.
Ellesoufflasursafrangeetjetaunregardsuppliantàsonmeilleuramidel’autrecôtédelatable.Oliverlasoutenaitsansfaillir.Ilétaitrestéàsescôtéspendanttoutecetteépreuve,commedurantlesjournéeschaotiquesquiavaientsuivil’enterrementdesagrand-mère.
—Jesaisqu’ilestici,jelesens,ditTheodora.Dommagequ’ilfailledéjàpartir.Ellereposalabouteille,complètementdépouilléedesonétiquette,surlatable.Legarçonapparutavecl’additionetOliverglissarapidementsacartedecréditdansleporte-carte
encuiravantqueTheodoran’aiteuletempsdeprotester.Ilsdécidèrentdeprendreunegondolepourvisiterunedernièrefoislavénérablecité.Oliveraida
Theodoraàmonteràbordettousdeuxs’adossèrentenmêmetempsàuncoussinmoelleux,sibienque leurs bras se retrouvèrent collés l’un contre l’autre. Theodora s’écarta juste un tout petit peu,légèrementgênéeparleurproximitéphysique.Voilàquiétaitnouveau.Elles’était toujourssentieàl’aiseaveclui.Ilsavaientgrandiensemble,s’étaientbaignéstoutnusdansl’étangderrièrelamaisonde sa grand-mère à lui, à Nantucket, avaient dormi l’un chez l’autre blottis dans le même sac decouchageàdeuxplaces.Ilsétaientcommefrèreetsœur,maisdepuispeuelleavaitremarquéqu’elleréagissait à sa présence avec une gêne nouvelle qu’elle ne s’expliquait pas. C’était comme si elles’était réveillée un beaumatin pour découvrir que sonmeilleur ami était aussi un garçon…Et ungarçontrèsmignon,pourtoutdire.
Le gondolier s’éloigna du quai et leur lente promenade commença. Oliver fit des photos, etTheodoras’efforçade jouirde lavue.Maisaussibellequefut laville,ellenepouvaits’empêcherd’êtresubmergéeparunevaguededétresseetd’impuissance.Siellenetrouvaitpassongrand-père,queferait-elle?ÀpartOliver,elleétaitseuleaumonde.Sansdéfense.Queluiarriverait-il?Lesang-d’argent–sic’étaitbienunsang-d’argent–avaitfaillilaprendredeuxfoisdéjà.Elleappuyasursoncou avec samain, comme pour se protéger de la dernière attaque.Comment savoir si et quand ilreviendrait?Etlemassacreallait-ilcesser,commel’espéraitleComité?Ouallait-ilsepoursuivre,commeellelepensait,jusqu’àcequ’ilssoienttousemportés?
Theodorafrissonnabienqu’ilnefîtpasfroid,regardadel’autrecôtéducanal,etvitunefemmesortird’unbâtiment.
Unefemmequiluisemblaitétrangementfamilière.Ce n’est pas vrai, se dit-elle.C’est impossible. Samère était dans le coma, dans une chambre
d’hôpital,àNewYork.Iln’yavaitaucunechancepourqu’ellesoitenItalie.Àmoinsque…Yavait-il
quelquechosequeTheodoraignoraitsurAllegra?Presquecommesiellel’avaitentendue,lafemmelaregardadroitdanslesyeux.C’étaitsamère.Elleenétaitsûre.Lafemmeavaitlescheveuxblondsetlégersd’Allegra,sonnez
fin et distingué, lesmêmes pommettes finement découpées, lamême silhouette souple, lesmêmesyeuxvertsbrillants.
—Oliver…C’est…Oh,monDieu!s’exclamaTheodoraentirantsurlavestedesonami.Ellepointafrénétiquementledoigtversl’autreriveducanal.Oliverseretourna.—Hein,quoi?— Cette femme… Je crois que c’est ma… ma mère ! Là ! dit Theodora en désignant une
silhouettequicouraitàviveallureetdisparutdansungroupedegensrassemblésàlasortiedupalaisdesDoges.
—Mais, bonDieu, de quoi tu parles ? demandaOliver en scrutant le trottoir que luimontraitTheodora.Cettefemme?Tuplaisantes?Théo,çavapaslatête?Tamèreestàl’hôpital,àNewYork.Etelleestcatatonique,s’emporta-t-il.
—Jesais,jesais,mais…Regarde,larevoilà…C’estelle,jetejure,c’estelle!—Hé,ho,oùtuvas?Qu’est-cequiteprend?Attends!Théo,rassies-toi!s’écriaOlivertandis
que Theodora se mettait péniblement sur pied. C’est une vaste perte de temps, ajouta-t-il dans sabarbe.
Elleseretournapourluilancerunregardnoir.—Tun’étaispasobligédem’accompagner,tusais.Oliversoupira.—Maisbiensûr.Tuseraisvenuejusqu’àVenisetouteseule,peut-être?Tun’asmêmejamaismis
lespiedsàBrooklyn!Ellesoupirabruyamment,lesyeuxtoujoursfixéssurlafemmeblonde,impatientededescendre
de leur lente embarcation. Il avait raison : elle lui devait une fière chandelle de l’avoir escortéejusqu’àVenise,etelleétaitennuyéededépendretellementdelui.Elleleluidit.
—C’estnormalquetudépendesdemoi,luiexpliquapatiemmentOliver.JesuistonIntermédiaire.Je suis là pour t’aider à évoluer dans le monde des humains. Je n’avais jamais imaginé que çam’amèneraitunjouràjouerlesvoyagistes,maisqueveux-tu…
—Alorsaide-moi,lecoupaTheodora.Ilfautquej’yaille…poursuivit-ellefrénétiquement.Elle se décida et sauta de la gondole sur le quai d’un bondgracieux…Unbondqu’aucun être
humainn’auraitpuexécuter,vuqu’ilssetrouvaientàunebonnedizainedemètresdumarciapiedeleplusproche.
—Attends!Theodora!luicriaOliverens’efforçantdenepaslaperdredevue.Andiamo!Seguaquella ragazza ! dit-il au gondolier, le pressant de suivre Theodora mais sans être persuadé quel’embarcationàpropulsionmanuellesoitlemeilleurmoyendepoursuivreunvampirepressé.
Theodorasentitsavisionseconcentreretsessenss’aiguiser.Ellesavaitqu’ellesedéplaçaitvite,tellementvitequetoutlemondeautourd’elleparaissaitimmobile.Etpourtant,lafemmeavançaitàlamêmevitessequ’elle,voireplusrapidement,s’élançantàtraverslescanauxétroitsquisetortillaientàtraverslaville,évitantlesbateauxàmoteuretvolantlittéralementversl’autreboutdufleuve.MaisTheodora était sur ses talons, et toutes deux n’étaient qu’une brume de mouvement traversant lepaysage urbain.Theodora constata que la poursuite la rendait curieusement euphorique, comme sielleexerçaitdesmusclesdontelleavaittoujoursignorél’existence.
—Maman!Elleétaittellementprêteàtoutqu’elleappelalafemme,toutenlaregardantbondirgracieusement
d’unbalconàuneported’entréedérobée.
Maiscelle-cineseretournapasetdisparutrapidementparlaported’unpalazzotoutproche.Theodora sauta sur le même perron qu’elle, reprit son souffle et la suivit à l’intérieur, plus
décidéequejamaisàdécouvrirl’identitédecettemystérieuseinconnue.
DEUX
MimiForceparcourutdesyeuxlascèneaniméequisedéroulaitdanslesalonJeffersondulycée
Duchesneetsouritavecsatisfaction.Onétaitlundienfind’après-midi,lescoursétaientterminés,etlaréunionhebdomadaireduComitéavançaitbien.Dessang-bleuaffairés,rassemblésenpetitsgroupesàlatableronde,s’occupaientdesderniersdétailsdelaréceptiondel’année:lebalannueldesQuatre-Cents.
MimilablondeauxyeuxvertsetsonfrèrejumeauJackfaisaientpartiedesjeunesvampiresquiseraientofficiellementprésentésaubaldecetteannée.C’étaitunetraditionséculaire.L’intronisationau sein duComité – une société secrète de vampires immensément puissante, qui régnait surNewYork – n’avait constitué que la première étape. La présentation publique des jeunes membres duComitéàl’ensembledelasociétésang-bleuenétaituneplusimportante.C’étaitlareconnaissancedeleur histoire passée et de leurs responsabilités à venir. Parce que les sang-bleu revenaient dansdifférentesenveloppesphysiques,sousunnouveaunom,àchaquecycle–c’estainsiquelesvampiresappelaient la duréed’unevie humaine–, leur présentation revêtait une importance capitale dans leprocessusdereconnaissance.
MimiForcen’avaitcertespasbesoind’unhérautàtrompettepourluidirequielleétaitouquielleavait été.Elle étaitMimiForce : la plus belle fille de l’histoire deNewYork et la fille unique deCharles Force, leRex, autrement dit le chef de l’assemblée, la classe absolue, connu aux yeux dumondecommeunimpitoyablemagnatdesmédiasdont leréseau,ForceNewsNetwork,couvrait laplanètedeSingapouràAddis–Abeba.MimiForce:lafilleauxcheveuxdelin,àlapeaudelaitfrais,dontlamouerivalisaitaveccelled’AngelinaJolie.C’étaitunebombesexuellejuvénile,réputéepoursesravagessansmercidanslesrangsdesmeilleurspartisdelaville:desamantsausangrougeetchaud,autrementditsesfamiliershumains.
Mais son cœur allait depuis toujours, et irait à jamais, à quelqu’un de bien plus intime, pensaMimienregardant,del’autrecôtédelapièce,sonfrèreJack.
Jusqu’àprésent,elleétaitsatisfaite.Toutprenaitformeetpromettaitd’êtreparfaitpourlasoiréeàl’hôtelSt.Régis.C’était la réception laplus fastueusede l’année.À ladifférencedecepetit cirquekitschqu’onappelait lesOscars,avecsesactrices larmoyanteset toutesapublicitédéguisée, lebaldesQuatre-Centsétaituneaffairestrictementàl’ancienne:iln’étaitquestionquedeclasse,destatut,debeauté,depouvoir,d’argentetdesang.Delignage,pourtoutdire,etplusprécisément,delignageausangbleu.C’étaitunbaluniquementréservéauxvampires,l’événementmondainleplusexclusifdeNewYork,voiredumonde.
Absolumentaucunsang-rougen’yétaitadmis.Toutes les fleurs étaient commandées. Des roses blanches American Beauty. Vingt mille,
spécialementimportéesparaviond’AfriqueduSudpourl’occasion.Ilyauraitdixmillerosesrienque pour les guirlandes de l’entrée, et le reste serait réparti en centres de table. L’organisateurd’événements lepluscherde laville, celuiquiavait transformé leMetropolitanMuséumen féerierusse toutdroitsortieduDocteurJivagopour l’expositionde l’InstitutducostumedeRussie,avaitaussiprévudefairefabriqueràlamaindixmillerosesdesoiepourlesrondsdeserviette.Enoutre,la salle de bal entière serait parfumée grâce à des litres d’eau de rose diffusée par les bouchesd’aération.
AutourdeMimi,leComitésoulevaitdesproblèmesdedernièreminute.Lesplusjeunesmembres,
deslycéenscommeelle,s’acquittaientdetâchessubalternes:remplirlescartons-réponse,vérifierleslistesd’invités,confirmerlalogistiquepourlarégieetl’éclairagedelascène,quidevaitaccueillirunorchestrededeuxcentcinquantemusiciens.Pendantcetemps,l’assembléedesanciens,présidéeparPriscillaDupont,unefiguredeManhattandontlevisagesouverainornaitchaquesemainelacolonnedes potinsmondains, se penchait sur des questions plus délicates.MmeDupont était entourée d’ungroupe de femmes tout aussi minces, élégantes et tirées à quatre épingles qu’elle-même, dontl’infatigableactivitéauserviceduComitéavaitpermislapréservationdecertainsdesmonumentslesplusimportantsdeNewYorketfondél’existencedesinstitutionsculturelleslesplusprestigieusesdelaville.
Grâceàsonouïehypersensible,Mimipouvaitsuivrelaconversation.—Venons-enàprésentàlaquestiondeSloaneetCushingCarondolet,ditPriscillad’untongrave
ens’emparantdel’undesmarque-placesenpapiertoiléivoireétalésdevantelle.Chaquecarteportait en relief lenomd’un invité, qui la retirerait à l’accueil et severrait alors
attribuerunnumérodetable.Un murmure désapprobateur courut dans le petit groupe huppé. Il était difficile d’ignorer
l’insubordinationcroissantedesCarondolet.AprèsavoirperdusafilleAggiequelquesmoisplustôt,lafamilleavaitmanifestédesdispositionsclairementanti-Comité.Selonlarumeur,elleallaitjusqu’àmenacerd’exigerladestitutiondupèredeMimi.
— Sloane ne peut pas se joindre à nous aujourd’hui, poursuivit Priscilla, mais il nous a faitparvenirsadonationannuelle.Ellen’estpasaussiimportantequeparlepassé,maissubstantielletoutdemême…contrairementàcelledecertainesfamillesquejenenommeraipas.
LesdonationspourlebaldesQuatre-CentsétaientreverséesauComitédelabanquedusangdeNewYork,lafaçadepubliqueduComité,organiséenapparencepourleverdesfondsafind’aiderlarecherche sur le sang.L’argent récoltéétait égalementutiliséenpartiepour lutter contre le sidaetl’hémophilie.
Chaque famille était censée offrir une généreuse contribution à ses caisses. Les offrandesadditionnéesalimentaientlebudgetmultimillionnaireduComitépourtoutel’année.Certains,commelesForce,surpassaienttrèslargementl’appeldudevoir,tandisqued’autres,commelesVanAlen,unebranchepitoyabled’unclanautrefoispuissant,sebattaientdepuisdesannéespourrassemblerladîmerequise.DepuisladisparitiondeCordelia,Mimin’étaitmêmepassûrequeTheodoraaitconsciencedecequel’onattendaitd’elle.
—Laquestion,ditTrinityBurdenForce,lamèredeMimi,desavoixmélodieuse,estdesavoirs’il estapproprié qu’ils soient à la table d’honneur commed’habitude, sachant ce qu’ils ont dit deCharlesForce.
Trinityposait laquestiondemanièreàfairecomprendreauresteduComitéqueCharlesetelleauraientpréférédînerdecendresplutôtques’asseoiràcôtédesCarondolet.
—Moi, je dis collons-les à la table du fond avec toutes les autres familles limite ! claironnaBobiAnneLlewellynavecsonfortaccentduTexas.
Parplaisanterie,elle fitminedese trancher lagorge,ne fût-cequepourexhiber lediamantdetrentecaratsqu’elleavaitaudoigt.BobiAnneLlewellynétait lasecondeet jeuneépousedeForsythLlewellyn,actuellementsénateuràNewYork.
Plusieurs dames de l’entourage dePriscillaDupont haussèrent imperceptiblement les épaules àcetteidée,mêmesienleurforintérieurellesétaientd’accord.Lafaçonqu’avaitBobiAnnededireleschosessansprendredegantsn’étaitdécidémentpasdanslesmanièresdessang-bleu.
Mimi remarqua que son amie Bliss Llewellyn levait les yeux au ciel en entendant la voixnasillardedesabelle-mère.Bliss, l’undesmembreslesplusrécentsduComité,étaitdevenueaussirougequesesbouclesenentendantleriredegorgedeBobiAnnerésonnerdanstoutelapièce.
—Nouspourrionspeut-êtretrouveruncompromis,notaPriscillaavecsagrâcehabituelle.NousexpliquerionsàSloanequ’ilsneserontpasàlatabled’honneurcetteannéepuisqu’ilsportentencoreledeuiletquenousrespectonsleurpeine.NousmettrionsaussilapetiteVanAlenàleurtable.Ilsnepourront rien dire, puisqu’ils étaient tellement amis avec Cordelia et que, étant sa petite-fille,Theodoraaussiasubiunepertedouloureuse.
Tiens, à propos de Theodora…Où était passée cette pauvre fille ? Bien sûr, ce n’était pas leproblèmedeMimi,maiselleétaitcontrariéequeTheodoran’aitmêmepasprislapeinedeveniràlaréuniondeComitéd’aujourd’hui.Elleavaitentendudirequ’elleetsonfaire-valoirhumain,Oliver,étaientpartisàVenise,voyez-vouscela!Venise?Quepouvaient-ilsbienfabriqueràVenise?Mimiplissalenez.S’ilfallaitabsolumentserepliersurl’Italie,leshoppingn’était-ilpasmeilleuràRomeou à Milan ? Venise, c’était juste mouillé et puant, de l’avis de Mimi. Et comment s’étaient-ilsdébrouilléspourquel’écolelesautoriseàfaireunechosepareille?
Duchesne voyait d’unmauvaisœil les vacances programmées par les élèves :même lesForceavaientessuyéuneréprimandelorsqu’ilsavaientfaitraterlescoursauxjumeauxenfévrierdernierpourallerauski.Le lycéeavaitdéjà réservésur lecalendrierune«semainedeski»officielleenmars,quetouteslesfamillesétaientcenséesrespecter.MaisallezdirecelaauxForce,quisoutenaientqu’àAspenlapoudreusedemarsétaitlargementinférieureàcelledeschutesdeneigedefévrier!
Mimi jeta, par-dessus la table, une rose de soie à son frère Jack, qui était absorbé dans unediscussionaniméeaveclesous-comitésurdesquestionsdesécurité,lesplansdelasalledebalduSt.Régisétalésdevanteux.
Larosetombasursesgenouxetillevalesyeux,surpris.Mimiluisouritlargement.Jack rosit, mais lui répondit par un sourire éblouissant. Le soleil brilla à travers les vitraux,
nimbantsonbeauvisaged’unelumièredorée.Mimiseditqu’elleneselasseraitjamaisdeleregarder:c’étaitpresqueaussiagréablequedese
regarder elle-même clans la glace. Elle était soulagée que, depuis la révélation de la vérité surl’ascendancedeTheodora–une sang-mêlé !Pratiquement l’Abomination !–, les choses entre euxdeuxsoientrevenuesàlanormale.OudumoinsàcequipassaitpournormalchezlesjumeauxForce.
Salut,beaugosse!luienvoyaMimi.Quoideneuf?réponditJacksansprononcerunmot.Jepensaisjusteàtoi.LesouriredeJacks’élargit,et il renvoyalaroseàsasœurens’arrangeantpourqu’elle tombe
sursesgenoux.Mimiselapassaderrièrel’oreilleetbattitdespaupièresavecsatisfaction.Elle examina une fois de plus le carton d’invitation. Comme le bal rassemblait toute la
communautésang-bleu,lafêteseraitdominéeparlesAînésetlesSentinelles:lesvieux,quoi.Mimiserrafermementleslèvres.Biensûr,ceseraituneréceptionamusante–laplusglamourdetouslestemps–,maiselleeutsoudainuneidée.
Pourquoinepasorganiserunafter?Uniquementpourlesadossang-bleu?Oùilspourraientvraimentselâcher,sanss’inquiéterdece
quepenseraientleursparents,lesSentinellesetleschefsduComité?Quelquechosedeplusaudacieuxetaventureux…unechoseàlaquelleseulelacrèmedelacrème
pourraitassister.Unsourirefroidetscintillantnaquitsurseslèvrestandisqu’elleimaginaittoussesidiotsdepetitscamaradesdeDuchesnesuppliantd’êtreinvitésàlafête.Toutcelaenvain,seditMimi.Car il n’y aurait pas d’invitations. Seul un SMS envoyé aux bonnes personnes le soir du bal desQuatre-Centsrévéleraitl’emplacementdel’after.Lebaldesvampiresoff.
Mimijetauncoupd’œilàJackquitenaitunefeuilledepapierdevantsatête,sibienquesonbeauvisageétaitcaché.Etelleserappelasoudainunescèned’unedeleursviesantérieures:touslesdeux
faisantlarévérence,àlacourdeVersailles,levisagedissimuléderrièredesmasquesrichementornésdeperlesetdeplumes.
Biensûr!Unbalmasqué.Pourentreràl’after,ilfaudraitdesmasquessophistiqués.Personne ne saurait vraiment qui était qui, qui était invité ou non, ce qui distillerait l’anxiété
socialelaplusexquise.Elle aimaitbeaucoupcette idée.Dumomentqu’il s’agissaitd’empêcher les autresde s’amuser,
Mimiétaittoujourspartante.
TROIS
Onnepouvaitpasdirequ’ellen’avaitjamaisfaitcerêveDesesentirfrigorifiéeetmouillée,etde
nepaspouvoirrespirer.Touslesautresrêvesressemblaientàcelui-ci,saufquelà,çaavaitl’airvrai.Elle était gelée, grelottante, et en ouvrant les yeux dans les ténèbres épaisses elle perçut une autreprésencedansl’ombre.Unemainquiluiagrippaitlebras,quilasoulevait,plushaut,plushaut,plushaut,verslalumière,àtraverslasurface.
Splatch!Bliss reprit son souffle péniblement, en toussant, et jeta des regards affolés autour d’elle. Ce
n’étaitpasunrêve.C’étaitlaréalité.Elleétaitimmergéeaubeaumilieud’unlac.—Nebougepas,tuestropfaible.Jevaisnousrameneraubordàlanage.Lavoixgravequi luiparlait à l’oreilleétait calmeet apaisante.Elle tentade se retournerpour
voiràquielleappartenait,maislavoixl’interrompit.—Nebougepas,neregardepasderrièretoi,concentre-toisimplementsurlerivage.Ellehochalatête,etdesgouttesd’eaucoulèrentdesescheveuxdanssesyeux.Elletoussaitencore
eteutunénormehaut-le-cœur.Sesbrasetsesjambesétaienttropfaiblespournager,mêmedanscetteeauimmobile.Lelacétaitcalmeettranquille.C’étaitmêmeàpeineunlac.Lorsquesesyeuxsefurentaccoutumésàl’obscurité,Blissconstataqu’elleétaitàCentralParle,enpleindanslelacartificieloù,l’été précédent, avant sa rentrée àDuchesne, ses parents l’avaient emmenée dîner avec sa sœur aurestaurantflottant.
Cettefois,lesbateauxn’étaientpluslà.Onétaitpresquefinnovembreetlelacétaitdésert.Lesolétaitverglacéetpourlapremièrefoisdelasoirée,Blisssentitlefroids’insinuerdanssesveines.Ellesemitàtrembler.
— Ça va passer. Ton sang va se réchauffer, ne t’inquiète pas. Les vampires n’attrapent pasd’engelures.
Encorecettevoix.Bliss Llewellyn venait du Texas. C’était la première chose qu’elle disait aux gens qu’elle
rencontrait.«JeviensduTexas»,commesil’identificationdesonÉtatd’origineexpliquaittoutsurelle : l’accent, les longscheveuxbouclés, lesénormesdiamantsdecinqcarats auxoreilles.C’étaitaussipourBlissunemanièredeseraccrocheràsavillenatalechérie,etàuneviequiluisemblaitdeplusenpluséloignéedesaréalitéactuelledejoliefilleparmid’autresàNewYork.
AuTexas,Blissnepassaitpasinaperçue.Ellemesuraitunmètresoixante-dix-huit(aveclahauteurdescheveux, facilementunmètrequatre-vingts),elleavaituneallure faroucheet rienne lui faisaitpeur : c’était la seule pom-pom girl capable d’exécuter un saut périlleux depuis le sommet d’unepyramidedecinquantepersonnesetderetombersansmalsursespiedsdansl’herbetendreduterraindefootballaméricain.Avantdedécouvrirqu’elleétaitvampire–cequiluidonnaitcettedextérité–,Blissattribuaitsacoordinationàlachanceetàl’entraînement.
Avant,ellehabitaitavecsafamilleunegigantesquevillacernéedemurs,dansunebanlieuetrèssélectedeHouston,etallaitencoursdansladécapotableCadillacvintagedesongrand-père:celleavecdevraies cornesdebuffle sur le capot.Mais sonpère avait grandi àNewYork, et aprèsunecampagnefructueusecommepoliticiendepremierplanàHouston, ilavaitabruptementdéracinélafamilleenbriguant–etenremportant–unsiègedesénateurvacantàNewYork.
Blissavaitdumalàs’adapteraurythmefrénétiquedelaGrossePommeaprèslavieàHouston.Elleétaitmalàl’aisedanstouteslesboîtesbranchéesetlesfêteshuppéesoùlatraînaitMimiForce,sanouvellemeilleureamieautoproclamée.Poursapart,unebouteilledemousseux,quelquescopinesetunebonnecomédiesentimentaleenDVDsuffisaientàsonbonheur.Ellen’aimaitpastraînerdanslesclubsàfairetapisseriependantqueMimis’amusaitcommeunefolle.
Maissavieétaitsoudaindevenueintéressantelorsqu’elleavaitrencontréDylanWard,legarçonàl’airtristeetauxyeuxnoirs,auregarddebraisetellementsexy,quiétaitentrédanssavie,cigaretteenavant, dans une ruelle du Lower East Side, à peine quelques mois plus tôt. Dylan non plus nes’intégraitpasàDuchesne :c’étaitunrebelle,maussade,détachéde tout,quiavaitpourseulsamis,toutaussimarginaux,OliverHazard-PerryetTheodoraVanAlen,lesdeuxélèveslesmoinsaimésdeleurniveau.Dylanavaitétéplusqu’unami;c’étaitunallié,etmêmeunpetitamipotentiel.Ellerougitenrepensantàsesbaisersprofonds,pénétrants…Oh,siseulementilsn’avaientpasétéinterrompuslesoirdelafête!Siseulement…
SiseulementDylanétaitencoreenvie.Maisilavaitétéprisparunsang-d’argent,étaitdevenuundesleurs,puiss’étaitfaittuerlorsqu’ilétaitrevenulavoir…pourlamettreengarde…Blissravalaseslarmesenseremémorantlemomentoùelleavaittrouvésavesteenbouleparterredanssasalledebains,couvertedesang.
Bliss avait cru qu’elle ne reverrait plus jamais Dylan, et pourtant… ce garçon qui l’avait
secourue…savoixgravedanssonoreille…elleavaiteul’impressiondelareconnaître.Ellen’osaitpas espérer ; elle ne voulait pas croire une chose qui ne pouvait pas être vraie, qui ne pouvaitabsolumentpasêtreréelle.Elles’accrochaàluitandisqu’illatiraitrégulièrementverslerivage.
Ce n’était pas la première fois que Bliss se réveillait dans un endroit insolite, à quelquescentimètres du danger. Pas plus tard que la semaine précédente, en ouvrant les yeux elle s’étaitretrouvéesurlaplushautesailliedumuséedesCloîtres, toutenhautdeFortTryonPark.Sonpiedgauchependaitdanslevide,etelleavaitreprisconnaissancejusteàtempspourreculerets’épargnerunechutepérilleuse.Blissétaitconscientequ’elleauraitsansdoutesurvécuavectoutauplusquelqueségratignures, et se demanda distraitement quelles solutions auraient pu s’offrir à elle, de toutemanière,sielleavaitvoulusetuer,ellequiétaitimmortelle.
Etvoilàqu’aujourd’huielleseretrouvaitaumilieudulac.Lesabsences–lescauchemarsdanslesquelselleétaittraquée,ousetrouvaitquelquepartsansy
être–empiraient.Celaavaitcommencél’annéeprécédente:desmigrainesatroces,àvousbroyerlatête, accompagnées de visions terrifiantes d’yeux écarlates aux pupilles argentées et de dentsaiguisées, étincelantes… de longs couloirs parcourus en courant, poursuivie par la bête, dontl’haleinefétidel’écœuraitparsonintensité…quilarattrapaitetlajetaitàterrepourdévorersonâme.
Stop,sedit-elle.Pourquoipenseràçamaintenant?Lavisioncauchemardesques’étaitévanouie.Labête–quellequ’ellesoit–n’existaitquedanssonimagination.N’était-cepascequesonpèreluiavaitdit?Quelescauchemarsfaisaientsimplementpartiedela transformation?Blissavaitquinzeans, l’âge auquel les souvenirs vampiriques refaisaient surface, l’âge auquel les sang-bleucommençaientàprendreconsciencedeleurvéritableidentitéd’immortels.
Blisss’efforçadeseremémorertoutcequis’étaitpasséplustôtdanslajournée,àlarecherchede
toutindiceluipermettantd’expliquercommentellepouvaitseretrouveràdeminoyéedanslelacdeCentralPark.Elleétaitalléeaulycéecommed’habitude,puiss’étaitencorerendueàunefastidieuseréunion duComité. LeComité était censé leur enseigner, à elle et à tous les nouveaux intronisés,commentcontrôleretutiliser leurspouvoirsdevampires,mais,depuisdeuxmois, il seconsacraitpresque exclusivement à l’organisation d’une réception huppée. Sa belle-mère, BobiAnne, était
présenteàlaréunionetavaitgênéBlissavecsavoixdecrécelleetsatenuevulgaire,unsurvêtementmonogramméVuittondespiedsàlatête.Blissn’auraitmêmepascruqu’ilstaillaientdesvêtementsdesportdanslemêmetissubrunquelesbagages.Elletrouvaitquesabelle-mèreressemblaitàunegrossevalisemarronetbeige.
Ensuite, comme son père était là pour une fois, la famille avait dîné au nouveau Cirque,récemmentréinstallédansdeslocauxsomptueuxàOneBeaconCourt.Cefameuxrestaurantrégalaitles richeset lespuissants,et le sénateurLlewellynavaitpassé la soiréeà serrer lamainàd’autresclients prestigieux : lemaire, le présentateur du journal télévisé, l’actrice, l’autre sénateur deNewYork.Blissavaitdemandésonfoiegrasmi-cuitetavaitprisungrandplaisiràtartinerdelaconfitured’airellessurlatrancheépaisse,richeetonctueusedanssonassiette.
Après le dîner, ils étaient allés voir un opéra, dans la loge privée de la famille.Une nouvelleproduction d’Orphée et Eurydice au Met. Bliss avait toujours adoré l’histoire tragique d’Orphéedescendant aux Enfers pour sauver Eurydice et la perdant au dernier moment. Mais elle s’étaitendormiemalgrélesgrondementsdestentoretleschantslarmoyants,quiinfluaientsursesrêves,laplongeantdanslesabîmesaquatiquesd’Hadès.
Ses souvenirs s’arrêtaient là.Sa familleétait-elle toujoursau théâtre?Sonpère,assis telleuneidole sévèreetgrave, lesmains sous lementon,observant le spectacle avec intensité tandisque sabelle-mèregrimaçaitetbâillaitetquesademi-sœur,Jordan,articulaitsilencieusementtouslesmots?Jordanavaitonzeansetétaitunevraiefolled’opéra…folleétantlemotimportant,del’avisdeBliss.
Ilsétaientprèsduquaiàprésent,et lamainfermelahissa le longdel’échelleduponton.Bliss
glissasurlesolvisqueux,maisconstataqu’ellepouvaitmarcher.Quiquefûtsonsauveteur,ilavaitraison:sonsangdevampirelaréchauffait,etdansquelquesminuteselleneremarqueraitmêmeplusqu’ilfaisaitcinqdegrés.Sielleavaitétéhumaine,elleseraitmorte,noyéeàcoupsûr.
Elle baissa les yeux sur ses vêtements trempés. Elle était encore habillée comme au dîner et àl’opéra.UnerobeTemperleyensatinnoirornédebroderiessophistiquées…complètement fichue.Pourle«nettoyageàsecuniquement»,c’étaitraté.Ilneluirestaitplusqu’unedesesplates-formesBalenciagadedouzecentimètresencuirverni.L’autreétaitsansdouteaufonddulac.Elleregardadetravers le programme d’opéra qu’elle serrait toujours dans sa main et le lâcha, le laissantnégligemmenttomberparterre.
—Merci…dit-elleenregardantderrièreellepourvoirenfinlevisagedesonsauveur.Maisiln’yavaitrien,àpartleseauxbleuesetcalmesdulacartificiel.Legarçonavaitdisparu.
ArchivesduNewYorkHerald
1eroctobre1870
DISPARITIONMYSTÉRIEUSEDEMAGGIESTANFORD
Lafilled’unmagnatdupétroledisparaîtunsoirdebal.Aurait-elleétédroguée?
La police de New York s’interroge sur la mystérieuse disparition de Maggie
Stanford, seize ans, qui a quitté le domicile de l’amiralThomasVanderbilt et de sonépouseilyatroissemainesaucoursduBalpatricienannueldonnéàleurdomiciledu800,5eAvenue.Safamilleetsesprochesnel’ontpasrevuedepuis.MaggieStanfordestlafilledeMretMrsTiberiusStanford,deNewport.Malgréleursefforts,lesenquêteursenchargedecetteaffaireétrangen’ontpasencoretrouvélemoindreindice.
LadisparitiondemissStanford,d’aprèsladépositioneffectuéeaucommissariatdela 10e division, serait survenue le vendredi 22 août. Ce soir-là, d’après sa mère,Dorothea Stanford, bien connue de la bonne société,Maggie a été présentée au Balpatricienetamenélequadrille.Maggieestd’uncaractèrediscreteteffacé.Ellepèse43kg,estdeconstitutionfragile,jolieetdélicateet,d’aprèssesproches,d’untempéramentaimable.Lescheveuxauburn,lesyeuxverts,elleestd’unegrâceexquise.SesfiançaillesaveclordAlfredBurlington,comteduDevonshire,ontétéproclaméeslesoirdubal.
Mrs Stanford a déclaré à la police que selon elle, sa fille avait été amadouée ouenlevéecontresongréparunepersonnedemauvaiseinfluence.LafamilleStanfordapromisunerécompensesubstantiellepourtouteinformationpermettantdelaretrouver.TiberiusStanfordest le fondateurdeStanfordOil, l’entreprise laplus florissantedesÉtats-Unis.
QUATRE
Mais elle était là, tout près. Theodora en était certaine. La femme qu’elle poursuivait avait
disparuparlaportedecepalazzodevantlequelellesetrouvaitàprésent,etpourtantellen’étaitnullepartenvue.
Theodora jeta un regard circulaire. Elle se trouvait dans le hall d’entrée d’une petite aubergelocale.Unegrandepartiedessuperbespalaisflottantsdel’ancienneVeniseavaientététransformésenpensione pour les touristes, en petits hôtels un peu miteux dont les balustrades croulantes et lapeintureécailléenegênaientpaslesclients,carleursbrochuressurpapierglacéleuravaientpromisunaperçudel’Italie«authentique».
Unevieillefemmeavecunfoulardnoirautourdelatêtelevalesyeuxducomptoirdelaréceptionaveccuriosité.
—Lapossoaiutare?«Puis-jevousaider?»Theodoranecomprenaitplus.Aucunetracedelafemmeblondedanslapièce.Commentavait-elle
pusecachersivite?Theodoraétaitlittéralementsursestalons.Lapiècen’avaitniportesniplacards.—Unadonnaèappenaentrataqui,no?ditTheodora.«Unefemmevientd’entrerici,n’est-ce
pas?»Elle était contente que le lycéeDuchesne oblige les élèves à apprendre nonpas unemais deux
langues étrangères et qu’Oliver l’ait poussée à prendre italien, « pour qu’on puisse mieuxcommanderdanslesrestaurantsMarioBatali»,avait-ildit.
Lavieillefemmefronçalessourcils.—Unadonna?Ellesecoualatête.Laconversationsepoursuivitrapidementenitalien.—Iln’yaquemoiici.Personnen’estentréàpartvous.—Vousêtessûre?insistaTheodora.Elle était encore en train d’interroger la propriétaire lorsqu’Oliver arriva. Il se gara devant le
bâtimentdansunhors-bordprofilé. Il avaitdécouvertqu’unbateau-taxiétaitbienplusadaptéà sesbesoinsquelagondoleàpropulsionhumaine.
—Tul’astrouvée?demanda-t-il.—Elleétaitlààl’instant.Jetejure.Maiscettedameditquepersonnen’estentré.—Pasdefemme,ditlavieilledameensecouantlatête.Iln’yaqueleprofessorequiviveici.—Leprofessore?luidemandaTheodora,dressantl’oreille.Songrand-pèreavaitétéprofesseurdelinguistique,d’aprèscequ’elleavaitapprisauSanctuaire
del’histoire,lesarchivesdessang-bleu,oùétaientconservéstoutlesavoirettouslessecretsdeleurrace.
—Oùest-il?—Partidepuisdesmois.—Quandsera-t-ilderetour?—Deuxjours,deuxmois,deuxans…Cepeutêtreàtoutmoment.Demainoujamais,soupirala
maîtressedeslieux.Onnepeutpassavoir,avecleprofessore.Maisj’aidelachance,ilpaietoujourssonloyerentempsetenheure.
—Pourrions-nous…pourrions-nousvoirsachambre?demandaTheodora.Lapropriétairehaussalesépaulesetdésignal’escalier.
Lecœurtambourinantdanssapoitrine,Theodoragravitlesmarches,Oliverjustederrièreelle.—Attends, dit-il alors qu’ils atteignaient une petite porte en bois qui donnait sur le palier. (Il
secoualapoignée.)C’estfermé.(Ilessayadenouveau.)Pasdechance.—Zut,s’exclamaTheodora.Tuessûr?Elle tendit le bras pour essayer à son tour. Elle tourna le bouton, et le pêne glissa avec un
cliquètement.—Commenttufais?s’émerveillaOliver.—Jen’airienfait.—C’étaitcomplètementverrouillé,dit-il.Theodorahaussalesépaulesetpoussadoucementlaporte.Elles’ouvraitsurunechambresobre
etbienrangéeavecunpetit lit,unbureauenboispatiné,etdesétagèreschargéesdelivresempilésjusqu’auplafond.
Theodoraenpritunsuruneétagèrebasse.—MortetviedanslescoloniesdePlymouth,parleprofesseurLawrenceWinslowVanAlen.Elle l’ouvrità lapremièrepage.Ony lisaitune inscriptionélégammentcalligraphiée :«Àma
chèreCordelia.»—Nousysommes,chuchotaTheodora.Ilestici.Elle examina encore plusieurs livres sur les étagères et découvrit que la plupart d’entre eux
portaient«L.W.VanAlen»commenomd’auteur.—Pasencemoment,non,iln’estpaslà,dit lapropriétairedepuislaporte,cequifitsursauter
TheodoraetOliver.Mais laBiennalese termineaujourd’hui,et leprofessore n’enaencore jamaisratéaucune.
LaBiennale, l’expositionqui se tenait tous lesdeuxansàVenise, était l’unedesmanifestationsartistiques et architecturales les plus importantes, influentes et exhaustives au monde. Pendantplusieursmois,uneannéesurdeux, lavilleentièreétaitprised’assautparune foule internationaled’artistes,demarchandsd’art,de touristesetd’étudiantsparticipantavecenthousiasmeàcefestivalhistorique.TheodoraetOliveravaient raté l’événementpendant leweek-end, tropoccupéspar leurvainerechercheduprofesseurVanAlen.
—Siçasetermineaujourd’hui,ditTheodora,onaintérêtàsedépêcher.Lapropriétairehochalatêteetquittalapièce.Theodoras’interrogeadenouveausurlafemmequiressemblaitsiétonnammentàsamère.Était-
cebiencettedernièrequil’avaitconduitejusqu’àsongrand-père?Était-ceunemanièredel’aider?Était-ceseulementsonespritqueTheodoraavaitvu?
Ils descendirent l’escalier en hâte et trouvèrent la maîtresse des lieux en train de ranger despapiersàlaréception.
—Mercipourtoutevotreaide,ditTheodoraens’inclinantdevantlavieillefemme.—Eh?Excusez-moi.Possoaiutarelei?fitsèchementlavieillefemme.—Leprofessore,laBiennale,nousallonsessayerdeletrouver,maintenant.—Professore?Non,non.Pasdeprofessore…Lavieillesesignaetsemitàsecouerlatête.Theodorafronçalessourcils.—Pasdeprofessore?Qu’est-cequ’elleavouludire,àtonavis,demanda-t-elleàOliver.—Luiparti…ilyadeuxannées,ditlapropriétairedansunanglaishésitant.Luiplushabiterici.Maisvousvenezdedire…repritTheodora.Nousvenonsd’enparler,enhaut.Nousavonsvusa
chambre.— Je jamais vu vous dans ma vie, sa chambre fermée, dit la propriétaire, l’air surpris et
s’accrochantavecdéterminationà sonanglaisbancal,mêmes’il étaitévidentqueTheodoraparlait
courammentl’italien.—Maeravamoquiunattimofa,insistacettedernière.«Maisnousétionslààl’instant!»Lafemmesecoualatêteenluijetantunregardtorveetmarmottadanssabarbe.—Elleaquelquechosedechangé,chuchotaTheodoraàOliverensortantdel’auberge.—Ouais,elleestencoremoinsaimable,plaisantaOliver.Theodoraseretournapourregarderunefoisdepluslavieillefemmeencolère,etremarquasous
sonmentonuneverrued’oùsortaientquelquespoils.Lavieillequiavaitparléaveceuxplustôtn’étaitpourtantpasaffligéed’unetelledisgrâce,Theodoraenétaitsûre.
CINQ
Mimiregardavibrersontéléphoneensortantdesoncoursdefrançais.Jesuissurlaliste?Encore unSMS.C’était le septièmede la journée.Les gens ne pourraient-ils pas se calmer un
peu?Sansqu’onsachecomment,enmoinsdevingt-quatreheures,lanouvellequelafabuleuseMimi
ForceorganisaitunafteraprèslebaldesQuatre-Centss’étaittransmiseàtoutel’élitedesvampiresadosdeNewYork.Biensûr,Mimielle-mêmel’avaitditàPiperCrandall,lapirepipelettedulycée,etPiperavaitfaitensortequetoutlemondesacheexactementcequisepréparait.L’emplacementétaitsecret.C’étaient les jumeauxForcequi invitaient.Maispersonnene saurait s’il était invité avant lesoirdel’événement.Delapuretorturemondaine!
Réponds-moijusteparOouparN!Elleeffaçalemessagesansrépondre.Mimidescendit l’escalier secondairedeDuchesnequimenait à la cantine, au sous-sol.Sur son
passage,plusieurssang-bleutentèrentd’attirersonattention.—Mims…entenduparlerdel’after…Super-idée,tuasbesoind’aide?Monpèrepeutfairevenir
KanyecommeDJ,proposaBlairMcMillan,dontlepèredirigeaitleplusgrandlabeldemusiqueaumonde.
— Hé ! Mimi, je suis invitée, hein ? Je peux amener mon copain ? C’est un SR… Pas deproblème?minaudaSoosKemble.
—Coucou,machérie, tuasbieneuma réponse? s’écriaLucyForbesen soufflant àMimiunbaiserexagéré.
Mimileursouritgracieusementàtoutesetposaunindexsurseslèvres.—Jenepeuxriendiresurrien.Maisvoussaurezbienasseztôt.En bas, à la cantine, sous le miroir baroque doré suspendu en face de la cheminée, Bliss
Llewellynchipotaitmollementsonsushi,commes’ils’agissaitd’unspécimenparticulièrementpeuragoûtant.Mimidevaitlaretrouverpourledéjeuner,etelleétaitenretard,commed’habitude.Blissétaitheureusedecerépit,quiluipermettaitdeseperdredanslesévénementsdelaveilleausoir.
Dylan.C’étaitforcémentlui.L’étrangerduparc,celuiquil’avaitsauvéedelanoyade.Blissétaitbien forcée de croire qu’il avait survécu à l’attaquedu sang-d’argent. Peut-être était-il en cavale àprésent, et peut-être cela l’aurait-ilmis en danger de révéler son identité.Comme un super-héros,pensa-t-ellerêveusement.Quid’autreauraitpupercevoirsadétresse?Quid’autreauraitputraverseràlanageleseauxglacéesdulacpourallerlachercher?Quid’autreauraitétésifort?Quid’autreauraitpuluidonnerunetellesensationdesécurité?
Blissserraitcetteinformationcontreellecommeunecouverturebienchaude.Dylanétaitvivant.Forcément.
—T’aspasfaim?luidemandaMimienseglissantàcôtéd’elle.Pourtouteréponse,Blissrepoussasonplateauetfitlagrimace.EllechassaDylandesonesprit.—Qu’est-cequec’estquecettehistoired’afterausujetde laquelle tout lemondemebassine?
Personnenemecroitquandjedisquejenesuisabsolumentpasaucourant.Jacket toi,vousfaitesunefêteaprèslebal,c’estça?
Mimi jeta un regard autour d’elle pour s’assurer que personne ne pouvait l’entendre, et c’estseulementunefoiscertained’êtreàl’abridesoreillesindiscrètesqu’ellepritlaparole.
—Oui,oui,j’allaist’enparleraujourd’hui.Elle informaBlissdesdétails.Elleavait trouvé le localparfait :unesynagogueabandonnéeen
ville.RiennepouvaitfaireplusplaisiràMimiquedeprésideràunenuitdedébauchedansunlieuautrefois sacré.Le centreAngel-Orensanz était un bâtiment néogothique situé aumilieu duLowerEastSide.Ilavaitétéconçucommesynagogueen1849parunarchitectedeBerlinquis’étaitinspiréde lacathédraledeCologne.Mimin’étaitpas laseuleNew-Yorkaiseàaimerorganiserdessoiréesextravagantesdanscetespace:lecentreavaitdéjàabritéplusieursdéfilésdemodependantlaFashionWeek, et c’est d’ailleurs cequi lui en avait donné l’idée.Mimi se fichait biend’êtreoriginale : cequ’ellevoulait,c’étaitêtreaucœurdel’action,etencemoment,lessynagoguesdésaffectées,c’étaithype.
—C’est un vrai foutoir à l’intérieur, triomphaMimi. Le genre colonnes en décomposition etpoutresapparentes…Ondiraituneruinesublime,chuchota-t-elle.Onvatoutéclaireravecdespetitesbougies : pas de lumière électrique du tout ! Et voilà, rien d’autre pour le décor. L’ambiance estparfaitecommeça.Iln’yarienàajouter.
MimiarrachaunefeuilledesonclasseuretlapassaàBliss.—Voilàquijepensaisinviter.J’aifaitlalistependantmoncontrôledefrançais.Mimiétaitinscriteenfrançaisniveauavancé,maisc’étaitunevasteplaisanterie.Unefoisquesa
mémoiredevampireétait remontéeà lasurface,elleavaitdécouvertqu’elleparlaitcouramment lalangue.
Blissexaminatouslesnoms.FroggyKernochan.JaimeKip.BlairMcMillan.SoosKemble.RufusKing.BoozeLangdon.
—Ce sont tous desmembres duComité.Mais quandmême pas tous lesmembres duComité,remarqua-t-elle.
—Exactement.—Tun’invitespasLucyForbes?demandaBliss,frappéedestupeur.LucyForbesétaitsang-bleu,élèveenterminaleetpremièreauclassementdulycée.Mimiplissalenez.—LucyForbesestuneflotte.Unepetitefayote.Elle avait une dent contre cette fille depuis que Lucy avait rapporté que Mimi abusait de ses
familiers humains en s’en repaissant sans respecter le temps de repos obligatoire de quarante-huitheures.
Ellesdescendirentdanslaliste,Blissproposantunnom,Mimilerejetant.—EtStellaVanRensslaer?—Unetroisième!Pasdebébésàcettefiesta.—Maisellevaêtreintroniséeauprintempsprochain.Jeveuxdire,elleestsang-bleu,arguaBliss.Touslesnomsdesvampiressang-bleupotentielsétaientconsultablesparlesmembresduComité,
afinqu’ilspuissentgarderunœilsurleursplusjeunespairs,demêmequeMimiavaitprisBlisssoussonaileplustôtdansl’année.
—Beurk.Non,ditMimi.—Carter Tuckerman ? proposaBliss en pensant à ce garçon amical etmaigre qui passait les
réunionsduComitéàprendredesnotesabondantesensaqualitédesecrétaire.—Cetocard?Etpuisquoi,encore?Blisssoupira.Ellen’avaitpasvulenomdeTheodoranonplussurlaliste,cequilacontrariait.—Etqu’est-cequ’onfaitpourles…tusais…nos«cherset tendres», lesfamiliers?demanda
Bliss.Lessang-bleuemployaientleterme«familiershumains»pourdécrirelarelationdedépendance
entrelesracesmortelleetimmortelle.Lesfamiliershumainsétaientlesamants,lesamis,lesprécieuxréservoirsdontlesvampirestiraientleursplusgrandesforces.
—Pasdesang-rougeàcettefête.C’estcommelebaldesQuatre-Cents,saufquec’estencoreplusfermé.Vampiresuniquement.
—Lesgensnevontvraimentpasêtrecontents,l’avertitBliss.Mimiluifitsonsouriredechat-qui-vient-de-boulotter-le-canari.—Précisément.
SIX
LaBiennaledeVenisesedéroulaitdansplusieurspavillonsadjacents,demanièrequelesvisiteurs
passentparunelonguesériedesallesobscuresàlarecherchedesinstallationsvidéoquis’allumaientengrésillantdansdescoinsinattendus.Desvisagesprojetéssurdesboulesdevinyles’étiraientetsecontractaientenpoussantdescrisetdespetitsrires;desfleurss’épanouissaientetsefanaientsurlesécrans;uneautoroutedeTokyodéversaitsontrafic,oppressantetmenaçant.
À leur arrivée àVenise, Theodora était animée d’une énergie sauvage, presque fiévreuse. Elleétait infatigable dans sa recherche, obstinée et volontaire.Mais son enthousiasme s’était essoufflélorsqu’ilétaitdevenuévidentque retrouversongrand-pèreneseraitpasaussi facilequ’elle l’avaitcru. Elle était venue avec un nom et rien d’autre : elle ne savait même pas à quoi il ressemblait.Vieux?Jeune?Sagrand-mèreluiavaitditqueLawrenceétaitunexilé,unexcludelacommunautésang-bleu. Et si toutes ces années d’isolement l’avaient rendu fou et incontrôlable ?Ou, pire, s’iln’étaitplusenvie?Ets’ils’étaitfaitprendreparunsang-d’argent?Maisàprésent,aprèsavoirvulachambreduprofessore,elleétaitempliedumêmeespoirfarouchequ’àsonarrivée.Ilestici.Ilestenvie.Jelesens.
Theodoraerraitd’unesalleà la suivante, scrutant lescoins sombresà la recherched’unsigne,d’un indice qui la mèneraient jusqu’à son grand-père. Elle trouva la plupart des pièces exposéesintrigantes,quoiqu’unpeu tarabiscotéesouunchouïaprétentieuses.Quelétait lesensd’une femmearrosant lamêmeplanteà l’infini?Était-ce important?Enregardant lavidéo,ellepritconsciencequ’elleétaitcommelafemme,piégéedansunetâcherépétitive,telSisypheavecsonrocher.
Oliveravaitdéjàsautéplusieursinstallationspouravancer.Ilconsacraitlemêmetempsàchaquepièce : environ dix secondes. Il prétendait que cela lui suffisait pour comprendre l’art. Ils étaientcensés s’appeler s’ils trouvaient quoi que ce soit, bien qu’Oliver ait fait remarquer que ni l’un nil’autre ne savait à quoi ressemblait Lawrence Van Alen. Oliver n’était pas aussi convaincu queTheodoraqu’unevisiteàlaBiennaleporteraitdesfruits,maisilavaitpréféréneriendire.
Elles’arrêtaà l’entréed’unepiècebaignéed’unebrumeécarlate.Unelumièreuniquetraversaittout l’espace, projetant un équateur orange dans l’étendue de lumière rouge. Theodora entra ets’immobilisauninstantpouradmirer.
—C’estunOlafurEliasson,luiexpliquaunjeunehommedeboutàcôtéd’elle.C’estbeau,non?Onsentl’influencedeFlavin.
Theodora opina.Comme ils avaient étudiéDanFlavin en histoire de l’art, elle connaissait sontravail.
— D’un autre côté, tout l’art au néon n’est-il pas influencé par Flavin ? demanda-t-elle avecinsolence.
IlyeutunsilenceembarrasséetTheodoracommençaàs’éloigner,maissoncompagnonrepritlaparole.
—Dites-moi.Pourquoiêtes-vousvenueen Italie? luidemanda lebeauet jeune Italiendansunanglaisauxinflexionsparfaites.Visiblement,vousn’êtespasunetouristedel’art,commecellesquiont de gros appareils photo et un guide sous le bras. Je parie que vous n’avez même pas vu lenouveauMatthewBarney.
—Jecherchequelqu’un,rétorquaTheodora.—ÀlaBiennale?Voussavezsurquelsite?
—Ilyenaplusieurs?—Biensûr,icicenesontquelesgiardini;ilyaaussil’ArsenaleetlaCorderia.Toutelavillede
VenisesetransformepourlaBiennale.Vousaurezdumalàtrouverunepersonneenparticulier.Ilyapresqueunmilliondevisiteurs…Lesjardinsàeuxseulscomptentunetrentainedepavillons.
Theodorasentitsoncœursombrer.EllenesavaitpasquelaBiennaleétaitunensembledelieuxaussivasteetdéroutant.Elleavaitlongélapromenadeetdépasséd’autresbâtimentsavantdepénétrerdanslepavillonitalien,maisellen’avaitaucuneidéedecequis’étendaitau-delà.Lesjardinsétaientunvastepaysageremplideconstructionsdetouteslesépoques,chacunebâtieparsonpaysd’origine.Chaquebâtimentavaitsonstylepropreetabritaitdesœuvresdesonpays.
Sicegarçondisaitvrai,alleràlaBiennaleàlarechercheduprofessore revenaitàchercheruneaiguilledansunebottedefoin.
Inutile.Impossible.Unmilliondepersonnesparan!Cequisignifiaitquedesmilliersetdesmilliersd’individusse
trouvaient à l’exposition en ce moment même. Avec des chiffres pareils, elle ferait aussi biend’abandonnertoutdesuite.
Theodorasedésespérait.Jamaisellenetrouveraitsongrand-père.Quiqu’ilfût,oùqu’ilfût,ilnevoulaitpasêtre trouvé.Ellesedemandaitpourquoielleétait tellementdirecteavec legarçon,maisellesentaitqu’ellen’avaitrienàperdre.Quelquechosedanssesyeuxlamettaitàl’aise,luidonnaituneimpressiondesécurité.
—Jecherchequelqu’unquel’onappelleleprofessore.LawrenceWinslowVanAlen.Legarçon examinaTheodora avecunedécontraction insolente pendant qu’elle jetait un regard
circulairedanslapièceéclairéederouge.Ilétaitgrandetmince,avecunnezd’aigle,despommettessaillantesetunemèchedecheveuxépais,blondcaramel.Ilportaituneécharpedesoieblancheautourducou,unevesteenlainagedebonnecoupeetdeslunettesAviatoràmonturedoréeremontéessursonfrontharmonieux.
—Ilnefautpaschercherceluiquinesouhaitepasêtretrouvé,dit-ilbrusquement.—Pardon?Theodorapivotapourluifaireface,surpriseparsaréponseinattendue.Maislegarçonavaitdéjà
plongésousunrideauépaisenfeutrenoiretdisparu.Theodorasortitdupavillonitalienpourregagnerlespavésinégauxdelapromenadeprincipale,
composantlenumérod’Oliversursonportabletoutencourantaprèslegarçon.—Madameasonné?demandaOliveravecuneobséquiositécomique.—Ilyaungarçon :grand,blond,genrepilotedecourse.LunettesAviator,gantsdeconduite,
vesteentweed,écharpeensoie,ledécrivitTheodoraquihaletaitencourant.—Tucoursaprèsuntop-model?Jecroyaisquetucherchaistongrand-père,s’esclaffaOliver.—J’étaisentraindeluiparler.Jeluiaiditlenomdemongrand-père,etlàiladisparu.Jecrois
quejetiensunepiste…Allô?Ollie?T’eslà?Allô?Theodorasecouasonportableetremarquaqu’iln’avaitaucunebarre.Zut.Pasderéseau.Parcourir lesexpositionsdes jardins,c’étaitcommevoyagerdansle temps.Desatriumsgréco-
romainsétaientenchevêtrésavecdesstructuresmodernistes,nettesetaudacieuses.Lesbâtimentssedissimulaient au détour de longs sentiers et derrière des bosquets. Theodora soupira, un instantimpuissante.
Maisellenel’étaitpas.Ellesentaitsaprésence.Ellevitsasilhouettepasserderrièreunecopiedethéâtregrec.Ilfonçaitentrelescolonnes,apparaissantetdisparaissantàsesyeux.Theodoraplongeaen avant, attentive à conserver une vitesse normale cette fois, pour ne pas éveiller l’attention des
touristeséparpillés.Elle repéra le garçonqui se précipitait dansunpetit bois,mais fut déconcertée en arrivant sur
place. Iln’yavaitqu’unbâtimentdevant elle.Ellegravit rapidement lesmarcheset entra.Une foisdedans,ellecompritcequil’avaittroublée.
L’intérieurétaitconçudemanièreàressembleràunpatioenextérieur;desarbrestraversaientletoitàclaire-voie,sibienquelapiècedonnaitl’impressionqu’onsetrouvaitdehors.Lacourpavéedepierres blanches était parsemée de sculptures. Tout autour d’elle, Theodora entendait des voixs’exprimerenitalien,dominéesparlesfièresdéclamationsdesguidestouristiques.
Concentre-toi,sedit-elle.Écoute-le.Écoutesespas.Ellefermalesyeux,s’efforçantdelesentir,dezoomersursonodeurparticulière,seremémorant
lemélangedecuiretd’eaudeColognequiémanaitdesonécharpeensoie,commes’ilsortaittoutjusted’unevoituredesportflambantneuve,rapide,étincelante.Là!Elle repéra legarçonà l’autreboutdel’espace.
Cette fois elle n’eut pas peur d’utiliser sa vitesse, sa force. Elle courut si vite qu’elle avaitl’impressiondevoler,etcommeavant,celalarenditeuphorique.Ellesesentaitmêmeplusfortequelorsqu’elle étaitpartie à lapoursuitede la femmequi ressemblait à samère,plus tôtdans l’après-midi.Elleallaitlerattraper.
Ils’enfonçaitdanslesjardins.Lesbâtimentsdevenaientprogressivementplusmodernes,avecdesformes presque effrayantes. Elle traversa une structure tout en verre, avec des mots et des nomsgravés sur les parois. Une autre se composait de tubes de plastique vivement colorés et brillantscommedessucresd’orge.Ellevitsasilhouettesedéplaceràl’intérieur.
Danslepavillon,ilfaisaitsombre.Unplancherdeverreséparaitlespectateurdel’œuvred’artendessous.Oudumoins, elle supposait que c’était de l’art.Tout cequ’elle voyait était unemassederobots-jouets grouillants qui grinçaient et se grimpaient dessus sans fin tandis que des lumièrescoloréesclignotaientenrouge,bleuetvertdanslapénombre.Elleperçutunmouvementet,ducoindel’œil,vitlatêtedugarçonapparaîtrerapidementàl’autreboutdelapièce.
—STOP!cria-t-elle.Illaregarda,sourit,puisdisparutdenouveau.Theodoraressortitdansl’alléedujardinetscrutaderecheflafouleàsarecherche.Rien.Oh,àquoibon?Elleréfléchitpendantunmoment.Elleessayad’imaginerLawrenceetl’endroitoùilpouvaitbien
être;etaussi,cequipouvaitl’attirerencelieu.LaBiennale.C’estalorsqu’elleserappelaleplandanssapochearrière.Ellelesortitetétudial’alléesinueuse
quireliait lespavillonsentreeux.Ellesesentit idiotependantunesecondedenepasyavoirpenséplustôt.Ellereplialacarteetmarchad’unpasvifverssanouvelledestination.
Sonportablesonna.Oliver.—Théo,t’esoù?Jem’inquiétais.—Jevaisbien,dit-elle,contrariéed’êtreinterrompue.Écoute,jeterappelle.Jecroisquejesais
oùilest.—Quiça?Theodora,oùvas-tu?—Toutvabien,dit-elleavecimpatience.Ollie,s’ilteplaît,net’enfaispaspourmoi.Jesuisun
vampire.Elle raccrocha. Quelquesminutes plus tard, elle se trouvait devant un petit bâtiment de brique
rouge. Une construction modeste, comparée aux structures pour la plupart extravagantes del’exposition.Lafaçadeétaitdestylegéorgien,américainancien,avecdesbordurespeintesenblancetune balustrade en fer forgé finement ouvragé. C’était une relique d’une autre époque, et le genred’endroitquirappelait…lespremièrescoloniesd’Amérique.
Elle n’avait pas plus tôt remis le plan dans sa poche qu’elle revit le garçon. Il semblait avoirvieillipendantlapoursuite:ilrespiraitavecdifficultéetavaitlescheveuxdetravers.
Ileutl’airsurprisdelatrouverlà.—Encorevous,dit-il.C’étaitsachance.Cordelialuiavaitdit,avantd’expirerdanscecycle,quesijamaiselletrouvait
Lawrenceou toutepersonnesusceptiblede lamener jusqu’à lui,elledevraitprononcer lesparolessuivantes.
Ellelesénonçaclairement,etdelavoixlaplusassuréequ’elleput.—Amicespecialis,auxiliumtuuminoccuitoadvoco.Nihilcelo.Victoriameaintuismanibusest.
«Jeviensensecretcherchertonaide,amispécial.Jen’airienàcacher.Mavieestentretesmains.»Ilplongeadanssesyeuxunregardfixeetglacialquinepouvaitappartenirqu’àunsemblablede
Theodora,etlesmotss’évanouirentdanslesilence.—Dormi, lui ordonna-t-il, et sur un geste de samain elle sentit les ténèbres s’abattre sur elle
pendantqu’elles’évanouissait.
ArchivesduNewYorkHerald15mars1871
RUPTUREDEFIANÇAILLES
Lord Burlington et Maggie Stanford ne se marieront pas. Maggie Stanfordtoujoursportéedisparue.
Les fiançailles de Maggie Stanford, la fille de Mr Tiberius Stanford et de Mrs
Dorothea Stanford, de Newport, et de lord Alfred Burlington, de Londres et duDevonshire,ontétérompues.Lemariageauraitdûavoirlieuaujourd’hui.
MaggieStanfordamystérieusementdisparupendantlanuitduBalpatricien,ilyasix mois. Le surintendant Campbell poursuit son enquête. La famille Stanfordsoupçonne un acte criminel, bien qu’aucune demande de rançon ni aucune traced’enlèvement n’aient été découvertes.Une récompense substantielle est promise pourtouteinformationquipermettraitdelocaliserMaggieStanford.
SEPT
Lapièceétaitunevéritablebonbonnière,autoutdernierétagedel’undesplushautsgratte-cielde
Manhattan,unetourdeverreetdechrome,etencontemplantlesuperbehorizondeNewYork,Mimiaperçutsonrefletdanslabaievitréeetsourit.
Elle portait une robe. Mais pas n’importe quelle robe. C’était une pièce de haute couturecomposée de milliers de rosettes de mousseline cousues ensemble à la main pour dessiner unesilhouette d’une élégance aérienne, éthérée. Le bustier sans bretelles serrait sa taille menue decinquante-six centimètres, et ses somptueusesmèches dorées tombaient en cascade sur ses épauleslaiteusesetsachutedereinsfermeetmusclée.C’étaitunerobeàcinqzéros,unchef-d’œuvreuniquecommeseulJohnGallianoétaitcapabled’encréer.Etelleétaitàelle,aumoinspourunesoirée.
Elle se trouvait dans les salonsVIPde lamaisonChristianDior.Un show-room très ferméoùl’onn’entraitquesurinvitation.LesportantsquientouraientMimiétaientcouvertsderobestoutdroitvenuesparaviondespodiumsparisiens:desprototypesqueseulesdestop-modelsetdesmondainesàlataillemannequinpouvaientrêverdeporter.
La robe Dior portée par Nicole Kidman à la cérémonie des Oscars était là, et ici celle queCharlizeTheronavaitportéeauxGoldenGlobes.
— Éblouissant, prononça l’hôtesse de chez Dior avec un rapide mouvement du menton.Absolument,c’estlabonne.
MimiprituneflûtedeChampagnesurleplateaud’argentqueluiprésentaitunserviteurengantsblancs.
—Peut-être,admit-elle,sachanttrèsbienqu’aveclatraînedequinzemètres,elleferaitsensationenarrivantàlasoirée.
C’estalorsqueBlisss’encadradanslaporte.Mimi l’avait invitéeàse joindreàelle,pensantqueceseraitamusantd’avoirunpublicpour la
regarder essayer des robes. Elle aimait par-dessus tout avoir une amie à sa botte pour lui faireadmirersabeautéetsesprivilèges.Cequ’ellen’avaitpasprévuenrevanche,c’étaitquel’employéedechezDiortomberaitàlarenversedevantBlissetl’encourageraitàemprunterunerobeelleaussi.IlfautdirequedepuisqueBlissavaitétéengagéeparl’agencedemannequinsFarnsworthModeling,et que son visage et sa silhouette avaient été affichés dans toute la ville lors de la campagneCivilisationCouture pour laquelle elle avait posé avecTheodoraVanAlen, la rose duTexas étaitdevenueuneauthentiquecélébriténew-yorkaise…unfaitqueMimineluiavaitpasencorepardonné.Blissavaitmêmeétéélue«filledumoment»parVogue,etdessitesWebentiersseconsacraientàl’observation de tous ses faits et gestes.Mimi était bien obligée d’affronter l’horrible vérité : sonamieétaitcélèbre.
—Lesfilles!Qu’est-cequevouspensezdeça?demandaBliss.Mimi et l’hôtesse Dior se retournèrent. Le sourire de Mimi s’évanouit. La vendeuse courut
rejoindreBlissLlewellyn.—Sublime!déclara-t-elle.SiseulementJohnétaitlàpourvousvoir!Bliss portait une somptueuse robe en velours vert très foncé – presque noir – qui mettait
spectaculairement en valeur sa cascade de boucles blond-roux. Son teint d’ivoire pâle semblaitpresque translucide à côté de la couleur profonde, riche comme un sombre joyau, de la robe. Ledécolleté, outrageusement plongeant, se découpait des clavicules au nombril et offrait une vue
généreusesursapoitrinesanstoutefoistomberdanslavulgarité.Lehautétaitbrodéd’unmillierdecristauxSwarovskiquiscintillaientsurletissucommelesétoilesdansuncielnocturne.C’étaitunerobe fantastique, dessinée pour faire sensation, le genre de robe capable de propulser unecomédienne inconnuedans la liste des superstars, une concurrentedirectedes fameuses épingles ànourriceVersaced’ElizabethHurley.
—J’aimebien.Blisshochalatête.ElledominaitMimiduhautdesestalonsaiguillesincrustésdepierreries,et
ellesseregardèrenttouteslesdeuxdanslaglace.ÀcôtédelarobedusoirsévèremaissexydeBliss,Mimi,danssesrosettesrosepastel,paraissait
soudain quelconque, et son sourire se fana sous les spots tandis queBliss tourbillonnait et dansaitdanstoutelapièce.
—Elleal’airlourdecommeça,ditBlissensoulevantl’ourlet,maiselleesttrèslégère,enfait.— C’est de la soie vénitienne, intervint l’hôtesse Dior. Une des plus belles du monde. Dix
religieusesbelgesontperdulavueàlafabriquer,plaisanta-t-elle.Bien,mesdemoiselles,jesupposequenoussommesparées?
Mimisecoualatête.Ilétaithorsdequestionqu’ellelaisseBlissluivolerlavedette,luivolersasoirée. Elle était déterminée à être sans conteste la plus belle fille à la ronde, et ce ne serait paspossiblesiBlisslasurpassaitdanscettetenued’unfasteinouï.
Mêmesic’étaitellequiavaiteul’idéedeserendredanslessalonsVIP,illuifallaitàprésentunplanB.Ellenesecontenteraitpasd’unerobedescenduedespodiums: il luienfallaitunefaitesurmesureetdessinée,pourelleseulement,parlemaître.Balenciaga.
Ellesquittèrentleshow-roomettraversèrentlaruepourallergrignoterrapidementchezFred,lerestaurantdudernierétagedechezBarneys.Leshôtesseslesinstallèrentimmédiatementdansunboxconfortable pour quatre près des fenêtres, où elles pouvaient être vues par la clientèle chic.MimirepéraBrannonFrost,larédactriceenchefsang-bleudeChic,assiseenfaced’ellesencompagniedesafilledequatorzeans,Willow,entroisièmeàDuchesne.
Blissavaitunemineresplendissanteetsonvisagerayonnaitdebonheur.Elleparlaitencoredelarobe.
—Oui,oui,c’estclair,ellet’allaitsuper-bien,ditMimid’unevoixmonocorde.Lesouriredesonamievacilla,etBlissavalaunegorgéed’eaupourcamouflersadéception.Le
désintérêtdeMimiindiquaitquetoutediscussionconcernantsarobedebalétaitclose.Blissserepritrapidement.
—Maislatienneétaitsu-bli-mi-ssime.Lerosetevatropbien.Mimihaussalesépaules.—Jenesaispas.Jecroisquejevaisallerjeterunœilailleurs.Dior,c’esttellementoutré,tune
trouvespas ?C’est toomuch, comme on dit.Un peu trop chargé.Mais bien sûr, si c’est ce qu’oncherche,c’estfabuleux.
Elleditcelaaveccondescendancetoutenfeuilletantlemenureliédecuir.—Alors,tuvasalleroù,àtonavis?demandaBlisstoutens’efforçantdenepassentirlapiqûre
despetitsdardsdeMimi.Ellesavaitqu’elleétaitsuperbedanscetterobeetqueMimiétaitjustejalouse:elleétaittoujours
commeça.Ladernière foisqu’ellesétaientallées fairedushopping,ellesavaient trouvé toutes lesdeuxunmerveilleuxmanteauenastrakanchezIntermix,uneboutiquebranchéeducentre.MimiavaitpermisàBlissdel’acheter,maisseulementaprèsavoirdépréciécellesquiportaientdelafourrure.
—Maisvas-y,machérie.Jesaisqu’ilyadesgensquisefichentcomplètementdelasouffrancedespetitesbêtessansdéfense.
Résultat :Blissavait acheté lemanteau,maisellene l’avait encore jamaisporté.Unpointpour
MimiForce.Cettegarceétaittoutsimplementvertedejalousie.J’étaissuperdanscetterobe,pensaBlissavant
d’avoir immédiatement honte de penser à son amie de cette manière. Mimi était-elle vraimentjalouse?Qu’est-cequipouvaitbienrendrelabelleMimijalouse,aumonde?Savieétaitdugenreparfait.Blissinterprétaitsansdoutetropsaréaction.EtsiMimiavaitraison?Larobeétaitpeut-êtretoomuch. Peut-être qu’après tout elle aurait tort de la porter. Si seulement il y avait eu quelqu’und’autreavecelleaushow-room,quelqu’uncommeTheodora,dontBlisssavaitqu’elleseraitcapablededonnerunavishonnête!Theodoranesavaitmêmepasàquelpointelleétaitjolie;ellesecachaittoujourssousseshardesdeclocharde.
—Jenesaispasoùjevaistrouverunerobedebal,ditMimid’unairdétaché.Maisjesuissûrequejetrouveraiquelquechose.
Ellen’allaitpasdévoiler toutdesuite l’asqu’elleavaitdans lamanche.Elle seraitmal siBlissavaitlamêmeidéeetallaitaussidemanderaustylistedeBalenciagadeluidessinerunerobedebal.
Leserveurarrivaetellescommandèrentdeuxsteaksaupoivre.Bleus.—Saignant.Mimisouritenmontrantjusteàpeineleboutdesescrocs,sibienqueleserveureutl’impression
d’avoirrêvé.—Cru,ajoutaBlisssurletondelaplaisanterieenluirendantlemenu,mêmesielleneplaisantait
pasvraiment.—Enfin bref, ditMimi en prenant une gorgée d’eau et en parcourant du regard le restaurant
animépourvoirsiquelqu’unlaregardait.C’était le cas. Plusieurs femmes – des touristes, au vu de leurs cardigans pastel et de leurs
chouchousannéesquatre-vingtdanslescheveux–,quelesserveusesavaientreléguéesauxplaceslesplusobscures,parlaientd’elleàvoixbasse.«C’estMimiForce.Tusais,ForceNews?Sonpèreestmulti-milliardaire,tuvois?IlyavaitunarticlesurelledansleStylesdelasemainedernière.C’estunpeulanouvelleParisHilton.»
—Jedisaisdonc,cen’estpasvraimentunequestionderobe.C’estunequestiondecavalier,ditMimi.
—Decavalier?s’étranglaBliss.Jenesavaispasqu’ilfallaittrouverdescavalierspourcetruc.Mimiéclataderire.—Biensûrqu’ilfautuncavalier,banane.C’estunbal.—Tuyvasavecqui,toi?—Jack,bien sûr, répliqua immédiatementMimi, commesi c’était la chose laplusnaturelleau
monde.—Tonfrère?luidemandaBliss,abasourdie.Euh,mais…beuh?—C’estunetraditionfamiliale,rétorquaMimi,vexée.Lesjumeauxsortenttoujoursencouple.Et
enplus,cen’estpascommesi…—Pascommesi…l’encourageaBliss.Mimi voulait dire « ce n’est pas comme si c’était vraimentmon frère »,mais ce n’était ni le
moment ni le lieu d’expliquer leur histoire d’amour compliquée et immortelle et le lien qui lesunissait.Blissnecomprendraitpas.Ellenemaîtrisaitpasencorepleinementtoussessouvenirsetneseraitpasprésentéeofficiellementavantlebaldel’annéesuivante.
—Rien, ditMimi pendant que l’on posait leurs plats devant elles. Ouh ! Je crois que celui-cirespireencore.
Elle sourit en coupant son steak, faisant couler un filet de sang rouge sur son assiette blancheimmaculée.
Uncavalier,seditBliss.UncavalierpourlebaldesQuatre-Cents.Ellesavaitqu’iln’yavaitqu’un
garçonaumondedontelleauraitvoulupourl’escorter.—Bon, et toi ? Tu pourrais peut-être y aller avec JaimeKip, lui suggéraMimi. Il est hyper-
mignonettotalementdispo.Enfait,JaimeKipavaitunecopine,maiscommeelleétaitsang-rouge,dansl’espritdeMimielle
necomptaitpas.—Écoute,Mimi,ilfautquejetedisequelquechose,chuchotaBliss.Ellen’avaitpaseul’intentiondeseconfieràelleaudépart,maisellen’arrivaitplusàgarderses
penséesetsesespoirspourelle.Surtoutdepuisqu’ellesétaiententraindeparlergarçons.Mimihaussalessourcils.—Vas-y.—JecroisqueDylanestenvie,ditBlissavantdeluiexpliquer,dansunflotdeparolespresque
incohérent, comment elle s’était retrouvée àmoitié noyée dans le lac deCentral Parle et avait étésecourueparungarçon,ungarçondontellen’avait jamaisvulevisage,maisdontellen’avaitquetropbienreconnulavoix.
Mimi regardasonamieaveccommisération.Elleavaitapprispar sonpèrecequi s’étaitpassé.Dylans’étaitfaitattaquerettuerparunsang-d’argent.Iln’yavaitaucunespoirdesurvie.Soncorpsn’avait jamais été retrouvé, mais la déposition de Bliss devant le Comité racontant cette tragiquesoiréenelaissaitaucuneillusionsursonsort.
—Bliss,machérie,jetrouveçavraimentadorable,tamanièredecroirequecegarçon,tonsoi-disant«sauveur»,estDylan.Maisc’estimpossible.Tusaisaussibienquemoique…
—Quequoi?luidemandaBliss,surladéfensive.—QueDylanestmort.Lesmotsrestèrentsuspendusentreelles.—Etqu’ilnereviendrajamais,Bliss.Jamais.(Mimisoupiraetposasoncouteauetsafourchette.)
Alors,parlonssérieusement.Tuveuxque je t’arrange lecoup?Je trouveJaimeKipvraiment tropmignon.
HUIT
Lorsqu’elle se réveilla, Theodora était couchée dans un immense lit au milieu d’une vaste
chambremeubléedansunstylequinepouvaitqu’êtrequalifiédemédiévalet royal.Une tapisseriegigantesque etmenaçante décrivant lamort d’une licorne décorait lemur du fond, un lustre dorégigantesquegarnid’unecentainedechandellesdégoulinantespendaitauplafond,et le lit lui-mêmeétaitrecouvertdetoutessortesdefourruresépaissesetmoelleuses.Toutelapièceavaituneélégancebrute,primitive.
Elleclignadesyeuxetportavivementlesmainsàsoncou.Maisiln’yavaitpastracedemorsure.Aumoins,cedanger-làétaitécarté.
—Ah,vousêtesréveillée.Theodora se retourna au sonde lavoix.Une servante en robenoire et tablierblanc lui fit une
petiterévérence.—Suivez-moi,sivouslevoulezbien,missVanAlen,dit-elle.Jedoisvousemmenerenbas.Commentconnaît-ellemonnom?—Oùsuis-je?demandaTheodoraenrejetantlescouverturesetenremettantlespiedsdansses
bottesdemotoquigisaientparterre.—AupalaisdesDoges,réponditlabonneenlaguidanthorsdelapièce,endirectiondel’escalier
encolimaçonéclairépardestorchesaccrochéesaumur.LepalazzoDucale,oupalaisdesDoges,avaitétépendantdessiècleslesiègedugouvernementde
Venisedontilabritaitlesbranchesadministrativeetlégislative,ainsiquelarésidenceprivéedudoge.Les touristes étaient invités à en parcourir les couloirs et les galeries grandioses. Theodora elle-mêmeavaitdéjàvulepalaisaucoursd’unevisitedûmentautorisée.
Ellecompritqu’ellesetrouvaitdansl’unedesrésidencesprivées,danslapartiedupalais,isoléepardescordons,quin’étaitpasaccessibleaupublic.
Labonneluifitsignedelasuivre,etTheodoradescenditl’escalierjusqu’àunlongcouloir.Aubout,uneimmenseporteàdeuxbattantsenchêneétaitgravéedehiéroglyphesetdesymbolespaïens.
—Vousletrouverezici,ditlabonneenouvrantlaporte.Theodoraentraetdécouvritunevastebibliothèqued’unesplendeurseigneuriale.Desrideauxde
veloursrougependaientauxhautesfenêtres.Lesétagèresennoyerétaientcouvertesdelivresreliésencuir.Ilyavaitdespeauxdebêteetdestrophéesdechassepartout.
Unhommevoûtéauxcheveuxgrisonnants,enélégantcostumedetweedd’Écosse,étaitassisdansunimposantfauteuildevantungrandfeudecheminée.
—Avancez,luiordonna-t-il.ÀcôtédeluisetrouvaitlebeaujeuneItaliendelaBiennale.IlsaluaTheodoradumentonetlui
indiquad’ungestelesiègedevanteux.—Vousm’avezjetéunsort,lesaccusaTheodora.Legarçonreconnutquec’étaitvrai.—C’était laseulemanièredevérifiervotre identitéetvosvéritables intentions.N’ayezcrainte,
aucunmalnevousaétéfait.—Etalors?Vousêtessatisfaits?—Oui,dit legarçonavecsérieux.VousêtesTheodoraVanAlen.Vousêtesdescendueà l’hôtel
Danieli avec Oliver Hazard-Perry Sr et son fils, Oliver. Vous êtes en quête de quelque chose.
Permettez-moidevousdélivreruneexcellentenouvelle.Votrequêteestarrivéeàsonterme.—Commentça?demandaTheodoraavecméfiance.—Jevousprésenteleprofessore,ditlegarçon.— Vous me cherchiez, paraît-il, dit gaiement le professeur. Les étudiants américains ne
recherchentpourtantplustellementmacompagnie,parlestempsquicourent.Ilyabienlongtemps,j’avaisbeaucoupde jeunesdisciplesquivenaientassisteràmesconférences.Maisplusmaintenant.Dites-moi,pourquoiêtes-vousvenue?
—C’estCordeliaVanAlenquim’envoie.Àlamentiondecenom,leprofesseuretlegarçonéchangèrentunregardlourddesous-entendus.
Lachaleurdel’âtreenflammaitlesjouesdeTheodora,maiscen’étaitpasseulementlefeuquifaisaitrougirsapeaupâle.Àprononcersidirectement lenomdeCordelia,ellesesentaitvulnérable.Quiétaientces inconnus?Pourquoi l’avaient-ilsamenée ici?Avait-elleeu raisond’invoquer l’appelàl’aidedeCordelia?
— Il fautm’en dire plus, l’encouragea le professeur en se penchant en avant et en examinantTheodoraavecattention.
—Cordeliaétaitmagrand-mère…Mêmesic’étaientdesennemis,iln’étaitplustempsdefairemarchearrière.Ellefouillalapièce
desyeuxàlarecherchedesortiespossibles:elleremarquauneportedérobéedansl’undesmursdela bibliothèque. Peut-être pourrait-elle s’évader par là, àmoins d’étourdir le vieux et le garçon àl’aided’unsortdesoncruavantdes’envolerparlafenêtre.
—«Était»?demandalegarçon.—Elleaexpirédanscecycle.Elles’estfaitattaquer,ditTheodoraeninspirantbrusquement.Par
unsang-d’argent.Croatan.—Commentpouvez-vousenêtresûre?demandalegarçonavecvéhémence.Lessang-d’argent
n’ontpas faitparlerd’euxdepuis leXVIIe siècle.Leurexistenceaété rayéede l’histoiredessang-bleu.
—Ellemel’aditelle-même.—Maisn’a-t-ellepasété…prise?demandalegarçond’unevoixrauque.—Non.Heureusement.L’attaquenel’apasvidéedetoutsonsangetdetoussessouvenirs.Elle
survivraetreviendraauprochaincycle.Le garçon se renfonça dans son fauteuil. Theodora remarqua qu’il tripotait les clés de voiture
qu’ilavaitdanslamaingauche,etquesongenoudroits’agitaitd’impatienceà l’idéed’entendrelerestedesonhistoire.
—Continuez,lapressaleprofesseur.—Cordeliam’aditquepourvaincrelessang-d’argent,ilfallaitabsolumentquejeretrouveson
mari,LawrenceVanAlen, qui se cache.Elle pensait que si ellem’envoyait… si ellem’envoyait àVenise,jeletrouveraispeut-être.L’ai-jetrouvé?
Lesyeuxduvieilhommeétincelèrent.—Peut-êtrebien.—Grand-père,jevienssollicitervotreaide.D’aprèsCordelia,ilétaitimpératifque…Legarçonfitentendreunraclementdegorge.Theodorapivotaverslui.—LawrenceVanAlen,c’estmoi,ditlegarçonensepenchantenavant.Lestraitsdesonvisagesemodifièrent-ilsnefondirentpasvraiment,maissevoilèrentplutôt–,et
ilpritl’aspectd’unmonsieurplusâgé.Maiscen’étaitpaslegrand-pèreauxépaulestombantesetauxcheveux blancs qu’avait imaginé Theodora. C’était un homme grand etmince, coiffé de lamêmecrinièreléoninequelegarçon,àceciprèsqu’elleétaitseméed’argent,etlenezd’aiglearistocratiqueetlementonarrogantétaienttoujourslà.
En sa présence, la pièce semblait rétrécir. C’était un personnage impressionnant, au regardimplacableetintimidant.VoilàunhommeenmesurederivaliseravecCharlesForce,seditTheodora.
—Vousêtesunmétamorphe,ditTheodoraavecadmiration.Est-cevotreformeréelle?— Pour autant qu’une forme puisse l’être, répliqua Lawrence. Anderson, vous pouvez nous
laisser.Lemonsieurâgéfitunclind’œilàTheodora,sortitdelapièceetrefermalaporteenboisdansun
silencecomplet.Theodoras’enfonçadanssonfauteuiltoutenremarquantlestapisd’Aubussonfanéssurlesolde
pierredure.IlsressemblaientàceuxdelabibliothèquedeCordelia,surla101eRue.—VotreIntermédiaire?Lawrence hocha la tête. Il se leva et s’approcha du bar dissimulé dans une niche en face de la
cheminée,ouvritunbuffetetensortitunebouteilledeporto. Ilversa le liquidepourpredansdeuxverresetentenditunàTheodora.
—Jelesentais,dit-elleenacceptantlaboisson,qu’ellesirotalentement.C’étaitsucrésansêtreécœurant,intenseetdélicieux.L’alcooln’avaitaucuneffetsurlesvampires,
maislaplupartd’entreeuxenaimaientquandmêmelegoût.—C’estbiencequejepensais.Vousavezfaillivousadresseràmoi,maisvousvousêtesreprise.
Commentavez-voussu?—Enprincipe,leseigneurduchâteauestassisàgauche,làoùvousétiez,alorsqueluiétaitsur
votredroite,ditTheodora.C’étaitunerègledebienséancemédiévalequ’elleavaitappriselorsdesleçonsinterminablesde
Cordeliasurl’histoiredessang-bleu.Leroiétaittoujoursassisàgauche,tandisquesareineoutoutautrepersonnagedemoindreimportanceétaitplacéàdroite.
—Ah,trèsbienobservé.J’avaisoublié.Jevieillis.—JesuisnavréequeCordelianepuissepasêtreici,ditTheodoraavecdouceur.Lawrencesoupira.—Çanefaitrien.Ilyaplusd’unsièclemaintenantquenoussommesséparés.Ons’habitueàla
solitude.Peut-êtrequ’unjournouspourronsdenouveauêtreensemblesansdanger.Ilserenversadanssonfauteuiletsortituncigaredesapochedepoitrine.— Alors comme cela, vous êtes la fille d’Allegra, dit-il en entamant le cigare à l’aide d’un
couperetenargent.Jevousobservais.J’aisuquevousmecherchiezàl’instantoùvousêtesarrivéeàVenise.J’aisentiquelquechosedans l’air : j’aicruquec’étaitvotremère,maisc’étaituneénergiedifférente.Vousm’avezvu.
— Vous étiez la femme que j’ai vue dans la rue aujourd’hui. Vous aviez pris l’apparenced’Allegra,compritTheodoraàvoixhaute.
Toutsetenait,àprésent.Lawrencehochalatête.—Jelefaisdetempsentemps.Neserait-cequeparcequ’ellememanquedepuissilongtemps.(Il
prituneboufféerapidedesoncigareetsouffla.)J’hésitaisàmeprésenteràvousavantd’êtrecertaindevotreidentité.J’aidenombreuxennemis,Theodora.Ilsmepourchassentdepuisdessiècles.Vousauriezpuêtrel’und’entreeux.
Theodoraseredressasibrusquementqu’ellefaillitrenversersonverre.—Lafemmeàlapensione?C’étaitvousaussi.Dumoinsaudébut.Lawrenceeutunpetitrire.—Oui.Biensûr.— C’est donc pour cela qu’elle a prétendu ne nous avoir jamais vus lorsque nous sommes
redescendus.Elledisaitlavérité.
Theodoraposasonverrevidesurlepetitguéridonenfacedesonfauteuil,enprenantsoindeleplacersurl’undessous-verresdorésàl’orfin.
—Mariaestunepropriétairehonnête,ilfautluireconnaîtrecela,ditLawrenceavecunsourire.—Pourquoinousavez-vousmontrévotrechambre?—Jen’enavaispasl’intention,maisvousétiezàmestroussesetj’aidûchercherrefugedansune
autredemescachettesenville.J’aibeaucoupd’adresses,voussavez.Ilenfautsil’onveutréussiràsecacher.Maria vous a dit la vérité, la chambre était bien fermée à clé.Mais elle s’est ouverte pourvous.Jel’aipriscommeunsignepositif.Jemesuisditquej’allaisvousdonnerunindice,pourvoirsivous seriezcapabledeme trouverà laBiennale.Vousvousêtesbiendébrouillée.Vousavezétéattiréeparl’OlafurEliassontoutcommemoi.
—Maispourquoivousêtes-vousencoreenfuidevantmoi?J’aidûvouscouriraprès.—Etvousavezfaillim’avoir.MonDieu,quellevitesse!Vousavezuneforceincroyable.Ilm’a
fallutoutemonénergiepourgarderjusteunepetitelongueurd’avancesurvous.Vousm’avezsurprisenmetrouvantdevantlepavilloncolonial.Jesuisnavréd’avoirdûutilisercesortdesommeilcontrevous.
—Pourquoidéciderdemefaireconfiancemaintenant?—Parcequeseulelafilled’Allegrapeutconnaîtrecorrectementl’Advocoauxilium,l’invocation
que vous avez utilisée. Cordelia et moi nous étions mis d’accord sur le fait que si un jour nouspartions à la recherche l’un de l’autre, nos émissaires emploieraient ces mots issus de la languesacrée.Sansl’Advoco,vousnem’auriezjamaisretrouvé,quelsquesoientvospouvoirs.Maisj’aidûvousendormirpourgagnerdutempspendantquejem’assuraisquevousn’aviezpasétécorrompue.Jedevaisvousemmenerenlieusûr,làoùnousneserionspasespionnés.
Theodoraopina.C’étaitbiencequ’elleavaitdeviné.—Bien,etmaintenantquevousm’avezretrouvé,quevoulez-vous?luidemandaLawrenceenla
regardantàtraversunnuagedefumée.—Jeveuxconnaîtrelessang-d’argent.Jeveuxtoutsavoir.
NEUF
Le lendemain s’ouvrait la semaine des examens finaux àDuchesne. Contrairement à ce qui se
passait dansd’autres lycées, les élèvesde cette institution très fermée attendaient les examens avecimpatience, car ils étaient synonymes d’horaires cool et de vacances scolaires imminentes. Blissconsultasonplanningensehâtantdepasser lesgigantesquesportesenverreetenbronzedorédulycée.Cejour-là,elleavaitdesexamsd’anglaisetd’histoireaméricaine.Lelendemain,allemandetbiologie.Elleavaituncontrôledesciencessociales lemercredi, rien le jeudi,etunsimpleoraldefrançaislevendredi.
Engravissantquatreàquatre legrandescalier jusqu’au troisièmeétage,elle remarquaque toutautourd’elle les filles étaienthabilléesdécontracté, enpantalonde jogging, tee-shirt etbottesUggavachies,tandisquedeleurcôtélesgarçonsétaientensweatdélavé,jeantrouéetbaskets.
Quesepassait-il?Poursapart,elleétaitvêtuecommed’habitude:jeanslimrepassérentrédansdehautesbottesdepirateàgrossesboucles,etunpullStellaMcCartneypar-dessusunetuniqueDerekLamàvolants.Pourquoiest-cequetoutlemondelaregardaitcommesielles’étaithabilléedanslenoirensortantdesonlit?
—Hé,Bliss!lahélaMimiensurgissantdelabibliothèqueaudeuxièmeétage.Blisseutlasurprisedelatrouverdansunetenuedontellen’auraitjamaisvouluentempsnormal.
Elle avait attaché ses longs cheveux blonds avec un hideux bandana rouge et bleu et n’étaitpratiquementpasmaquillée(defait,Blissremarquaunpetitboutonsursonmenton).Untee-shirttrop
granddel’équipedecrosse[1]
deDuchesneempruntéàsonfrèreJackpendouillaitsursasilhouettemenue,etl’ensembleétaitcomplétéparunpyjamaenflanelleinformeetdespantouflesconfortablesenlainebouillie.
—Salut!luicriaBliss.— Pas le temps de parler… Suis en retard pour mon exam de chimie, lui expliquaMimi en
descendantàtoutevitesse,sespantouflesfaisantunbruitmousurlemarbre.—Tuviensd’arriver?demandaSoosKembleensuivantMimi.
Elleportaitunsweat-shirtOxfordtropgrandetdesleggingsenjerseyquipochaientauxgenoux,etsesfinscheveuxblondsétaienttoutfrisottés.Etc’était lafillequiarrivaitencourstouslesjoursavecunbrushingparfaitetdesfringuesdecréateurdontlesprixavaientquatrezéros.
—Benoui,fitBlissenhaussantlesépaules.Pourquoi?— Tout le monde est là depuis l’aube, fit Soos en bâillant. C’est le seul moyen d’avoir les
meilleursemplacementsenbibliothèquependantlesexams.Intéressant,seditBliss.EllenecomprendraitjamaistoutàfaitlesrèglesnonécritesdeDuchesne,
maisapparemment,lelook«ratdebibliothèque»ou«bosseurfou»étaitletopdelamodependantlesexamens.Ilfallaitavoirl’airdetravaillercommeundingueetdeprendrelescontrôlestotalementausérieux.Mêmelessang-bleu,avecleurintelligencesupérieure,avaientbesoindebachoter.
Demain,sepromitBliss,ellearriveraitencoursdanssonplusvieuxpyjama.Elleavaithorreurdesortirdurang.C’étaitencoreunemanièredecriersurlestoitsque,àladifférencedesescamaradesdeclasse,ellen’étaitpasélèveàDuchesnedepuislepré-pré-jardind’enfants.Serait-elletoujoursunemarginaleignorante?BlisssedemandasielledevaitêtrecontrariéequeMimineluiaitpasexpliquéqu’ilfallaits’habillerdécontracté,maiselles’avisaensuitequecettedernièreavaitsansdoutemieuxàfairequedeluidirequoisemettresurledospourlesexamens.
LorsqueBlissarrivaensalled’histoire,presque tout lemondeétait assisen silenceetattendaitque leprofesseurdistribue les énoncés.Elle s’assit au fondde la classeen regardant autourd’ellepourvoirsiTheodoraouOliverétaientlà.ElleavaitenviedeleurannoncerlanouvelleduretourdeDylan.Ilslacroiraientsûrement,eux,mêmesicen’étaitpaslecasdeMimi.
Pasdechance.Puiselleserappelaqu’ilsavaienttousdeuxeulapermissiondepasserleursexamensenavance
afindepouvoirpartiràVenisepourdeuxsemaines.Quelsveinards.Blissbaissalesyeuxsursacopie.LapremièrequestionportaitsurlevoyageduMayflower, les
Pèlerins,etlafondationdestreizecolonies.Commeelleavaitvécutoutcela,illuisuffisaitdefermerlesyeuxpourvoirleurcampementdésolé.Elleétaitsûred’avoirunesuper-note.
En rendant sacopie,elleétait certained’avoir réussihaut lamain. JackForce,qui sortaitde lasalled’àcôté,luidécochaunsourireamical.
—Çaaété?luidemanda-t-il.—Super,dit-elle.Enhistoire,j’aitoujoursl’impressiondetricher,jeveuxdire…tusais.Ilacquiesça.—Jeconnais.Ilsuffitdefermerlesyeux,hein?—C’estcommedelireàlivreouvert,ditBliss.—Bon,enmêmetempsonn’estpasobligésdelirededans,marmonnaJack.—Pardon?demandaBliss.—Rien.Jack haussa les épaules avec un regard lointain, et Bliss se demanda ce qu’il avait. Elle ne le
connaissait pas très bien,même si elle le fréquentait assez souvent puisqueMimi aimait à l’avoirtoujoursauprèsd’elle.
—Bonnechancepourcettesemaine,ditJackenluidonnantunetapefraternelledansledos.—Àtoiaussi,s’exclamaBliss.Elle regarda samontre. Il lui restait sept heures avant l’examen suivant.Elle pourrait peut-être
aller s’acheterquelquechoseàgrignoterchez le traiteurducoinavantde tenterde se trouverunebonneplaceenbibliothèque…s’ilenrestait.
Alors qu’elle descendait l’escalier, une fille se mit à marcher à sa hauteur. Bliss haussa lessourcils.
—Oui?C’était Ava Breton, en seconde comme elle – une sang-rouge – et néanmoins très populaire.
Presque tous les amis d’Ava étaient des sang-bleu, sans qu’elle n’en sache rien. Bliss remarquaqu’elle portait desmarques révélatrices dans le cou, ce qui signifiait que JaimeKip, sonpetit amisang-bleu,avaitfaitd’ellesafamilière.Intéressant.
—Bliss, je peux te demander quelque chose ? lui demandaAva en se coinçant unemèche decheveuxderrièrel’oreille.
Elleportaitun fin tee-shirt àmanches longuesAmericanApparel sur le shortdebasketde soncopain,etuncaleçonenThermolactylgris.
—Biensûr.—TuesaucourantpourcettefêtequeMimietJackForcedonnentlasemaineprochaine?Blisssetortilla,gênée.—Je…—Çanefaitrien.Maisbon,Jaimeesttoutbizarreavecça.Jesaisqu’ilvaaubalduSt.Régisavec
sesparents…Franchement,déjà,çacraint.Maiscequejetrouvelouche,c’estqu’ilnem’invitemêmepasàl’after.
—Désolée,ditBliss,malàl’aise.Elledétestaitquecertainsn’aientpas ledroitdes’amusercomme lesautres.Elle se rappelaità
quoiressemblaitsavieavantqueMiminel’aitprisesoussonaile.Ellen’avaitpaslecœurd’exclurelesgens.C’était tellement superficiel et snob,et tellementMimi !Celane ressemblait certainementpas à Bliss. Où était le mal, de toute manière ? Le bal des Quatre-Cents était peut-être réservéexclusivementauxsang-bleu,maisl’after,c’étaitpourlesjeunes.Del’avisdeBliss,plusonétaitdefousplusonriait.Siquelqu’unvoulaitvenir,quelmalyavait-ilàcela,franchement?
—C’estjuste…c’estjusteque…jeveuxdire,jesaisquetouslesautresvontêtreinvités,ditAvaensemordantlalèvre.Etsijene…
— C’est dans le centre-ville, au centre Angel-Orensanz à minuit, lâcha Bliss. Et c’est un balmasqué.Iltefaudraunmasque,undéguisement,pourentrer.
Unsourired’extaseilluminalevisaged’Ava.—Merci,Bliss.MerciBEAUCOUP.Zutalors.Etvoilà,ellel’avaitfait.Elleavaitinvitéunesang-rougeàlafête.Mimiallaitêtrecarrémentfurax.
DIX
Foutu.Voilà,toutétaitfoutu.Songrand-pères’étaitrévéléinutile:unvieilhommeterrifiéquine
vivaitquepourseslivres,sescigaresetsonporto.Àquois’était-elleattendue?Àuntuteur,unguide,unmentor…unpère.Unhommecapabledesouleverunmomentlefardeaudesesépaules.
Toutenfaisantsesbagagesdanssachambred’hôtellelendemainmatin,Theodoraseremémoraitlesparolesd’adieudeLawrence.
—Jesuisnavré,Theodora.Cordeliaaeutortdevousenvoyeràmoi.(Puisils’étaitmisàfaire
lescentpasdevantlacheminée.)Àlavérité,jenem’intéresseplusauxaffairesdessang-bleu.Jemelavelesmainsdeleursdifficultés,depuisRoanoke.IlsontchoisidesuivreMichelàcemoment-là,commeilsl’onttoujoursfait,avait-ildit,rappelantqueladirectiondel’assembléedesvampiresavaitconfirméMicheldanssapositiondeRex lorsqueladisparitiondelacoloniesang-bleudeRoanoke
avait été constatée, indiquant apparemment le retour des sang-d’argent[2]
. Et si je nem’abuse, ilschoisissentencoredelesuivreaujourd’huisouslestraitsdeCharlesForce.(Lawrencesecoualatête.)Lorsqu’ilatournéledosàlafamilleetrenoncéaunomdeVanAlen,j’aijurédenejamaisregagnerl’assemblée.Hélas,vousêtesvenuejusqu’àVeniseenvain.Jesuisunvieilhomme.Jepréfèrevivremavieimmortelleenpaix.Jen’airienàvousoffrir.
—MaisCordeliadisait…—Cordelia a trop cru enmoi, comme toujours.Lavictoire sur les sang-d’argent est entre les
mainsdeCharlesetd’Allegra,pasentrelesmiennes.Seull’Incorrompupeutsauverlessang-bleudesAbominations sang-d’argent. Je suis navré, je ne peux pas grand-chose pour vous. J’ai abjuré lessang-bleuàjamaislorsquejesuispartienexil.
—CharlesForceavaitdoncraisonàvotresujet,ditTheodorad’unevoixtremblante.—Quevoulez-vousdire?luidemandaLawrenced’untonlugubre.— Il disait que vous n’arriviez pas à la cheville de ce qu’aurait voulu Cordelia. Que je ne
trouveraisquepeineetconfusionsijevenaisàVenise.Lawrence recula d’un pas comme s’il avait reçu une gifle. Son visage exprima une myriade
d’émotions–honte,colère,orgueil–maisilgardalesilence.Finalement,illuitournabrusquementledosetquittalapièceenclaquantlaportederrièrelui.
Bien.C’était tout.Theodora tira sur la fermetureÉclairdesonsacdevoyage, lepassasur son
épauleetallarejoindreOliver,quil’attendaitdevantl’ascenseur.Ilneluiditpasbonjour.Ellesavaitquesiellelevoulait,ellepouvaitavoirunaperçudesonesprit:sespenséesémettaient
comme sur une radio satellite. Mais elle coupait toujours le signal. Elle n’aimait pas se montrerindiscrète.D’ailleurs,ellen’avaitpasbesoindepouvoirsparticulierspourcomprendrequ’il luienvoulaittoujoursdenepasl’avoirappelélaveilleausoir.
LechauffeurdeLawrencel’avait ramenéetardà l’hôtel,etelleavait trouvéplusieursmessagesfrénétiquesdesonamisursonportableetsurlamessageriedesachambre.Ellel’auraitbienrappelé,maisilétaittellementtardqu’ellen’avaitpasvoululeréveiller.
—Jet’aicruemorte,l’accusaOliver.—Sijel’étais,tupourraisavoirmoniPod.—Ha.Ilestnul,letien.Iln’apaslavidéo.
Theodora réprima un sourire. Elle savait qu’Oliver était incapable de lui en vouloir bienlongtemps.
— Quoi qu’il en soit, tu as raté un concours de musique européen hilarant à la télé. DavidHasselhoffagagnélepompondanstouteslescatégories.
—J’aipasdebol.Ilgloussa.— Papa est parti, il a pris un vol plus tôt que prévu. Il devait rentrer pour un conseil
d’administration.Theodoracoulaunregardenbiaissursonami.Latignassechâtaind’Oliverluicouvraitlefront,
et sonchaleureuxregardnoisette, semédevertetde topaze,étaitemplidechagrinetd’inquiétude.Theodoraseretintdetouchersoncou,quisemblaitsivulnérableettentant.Cesdernierstemps,elleavait ressenti dans son sang un désir nouveau de se nourrir. La soif était un grondement sourd,commeunemusiqueque l’onadans la têtesansmême la remarquer,maisde tempsàautre lesons’élevait,etonnepouvaitpass’ytromper.ElleétaitattiréeparOliverd’unemanièrenouvelle,etellerougissaitenleregardant.
Illuivintàl’espritquesonpèreavaitétélefamilierhumaindesamère,etqu’Allegral’avaitpriscommeépoux, contre la loi des vampires. Pour la première fois dans l’histoire des sang-bleu, lesliens entre les races étaient brouillés, et le résultat, c’était elle. Moitié humaine, moitié vampire.Dimidiumcognatus.
Theodora n’avait été informée de son ascendance que quelques mois plus tôt, mais ellecomprenaitàprésentquesonsangétait sadestinée, sous la formed’unmotifcompliquédeveinessoussapeau.Lesangappelantlesang.Lesangd’Oliver…
Ellen’avaitjamaisremarquéàquelpointsonmeilleuramiétaitjoligarçon.Commesapeauavaitl’air douce. Comme elle avait envie de tendre les doigts pour toucher ce point sous la pommed’Adam,etl’embrasserlà,etpuis,peut-être,percerlapeaudesesdents,yplongersescrocs…etsenourrir…
—Etoùétais-tupassée,d’ailleurs?luidemandaOliver,latirantdesespensées.—C’estunelonguehistoire,ditTheodora.Lesportesdel’ascenseurs’ouvrirentetilsyentrèrenttouslesdeux.Pendant que leur taxi brinquebalant avançait lentement dans les rues pavées en direction du
minusculeaéroport,TheodoramitOliveraucourantdetoutcequis’étaitpassé,etsonamil’écoutaattentivement.
—C’estvraimentnul,ditOliver.Maisilchangerapeut-êtred’avisunjour.Theodorahaussalesépaules.Elleavaitplaidésacause,elleavaitrespectétouslessouhaitsdesa
grand-mère,maiselles’étaitfaitéconduirequandmême.Ellenevoyaitvraimentpascequ’elleauraitpufairedeplus.
—Peut-être,peut-êtrepas.N’enparlonsplus,soupira-t-elle.LeurvolpourRomeétantretardé,ilstuèrentletempsentraînantàlaboutiqueduty-freeetdans
leséchoppesdesouvenirs.OliversouritlargementenmontrantàTheodoraunmagazinedecharmeitalien.
Theodoraachetaplusieursmagazines,unebouteilled’eau,etdeschewing-gumspouralléger lapressiondanssesoreillesaudécollageetàl’atterrissage.Ellefaisaitlaqueueàlacaisselorsqu’elleremarquaunepiledemasquesvénitiens.Lavilleétaitpleinedemarchandsderuequienvendaientàlacriée,mêmesilecarnavalnedevaitpascommenceravantplusieursmois.Ellen’avaitprêtéaucuneattentionàcesbabiolessansvaleur,maisunmasqueenparticulierparmiceuxdel’aéroportattirasonregard.
C’étaitunmasquecouvranttoutlevisage,avecseulementdeuxtrouspourlesyeux,etilétaitfaitdelaporcelainelaplusfine,décoréedeperlesoretargent.
—Regarde,dit-elleenlelevantpourlemontreràOliver.—Qu’est-cequetuveuxfairedecetruckitsch?luidemanda-t-il.—Jenesaispas.Jen’airienpourmerappelerVenise.Jeleprends.LeurvolpourRomefutagité,etceluipourNewYork,encorepire.Lesturbulencesétaienttelles
queTheodoracrutdevenir folle : sesdents s’entrechoquaientàchaquesoubresautde l’avion.Maislorsqu’ellevitNewYorkà l’horizonenregardantpar lehublot,elle futenvahied’unflotd’amourpourlaville,teintéd’unetouchedetristesseàl’idéequepersonnenel’attendaitchezelle,àpartdeuxfidèlesdomestiquesquiétaientàprésentsestuteurslégaux,conformémentauxdernièresvolontésdeCordelia.Aumoins, ilyavaitBeauty, sachiennede race,unevraieamieetuneprotection.Beautyfaisait aussi partie de la transformation : unepartie de l’âmedeCordelia s’était transféréedans lachiennepourprotégerTheodoraletempsqu’elleacquièrelapleinemaîtrisedesespouvoirs.Beautyluiavaitmanqué.
Ilssefrayèrentuncheminverslehallpourrécupérerleursbagagessurletapisroulant,sesentantlas. Après presque quinze heures de voyage, ils étaient blafards, et ils arrivèrent à New York aucrépuscule. En sortant de l’aéroport, ils virent la ville légèrement saupoudrée de neige. C’était lapremièresemainededécembre,etl’hiverétaitdéjàlà.
Oliver trouva la voiture et le chauffeur de sa famille garés le long du trottoir, et il entraînaTheodora vers la Mercedes Maybach noire. Ils s’installèrent confortablement dans le douilletintérieur cuir, Theodora remerciant les dieux de lui avoir envoyé Oliver. Sa fortune familiale(intacte)serévélaitdécidémentbienpratiquedansdesmomentscommecelui-ci.
Ils s’absorbèrent tousdeux tranquillementdans leurspenséespendant le trajetde retourvers laville.Lacirculationétaitpourunefoisfluidesurl’autoroute,etilsgagnèrentManhattanenunedemi-heure.LavoituretraversalepontGeorge-Washingtonetsortitàla125eRue,puisdescenditRiversidejusqu’àlademeuredesVanAlen,aucoindela101eRue.
—Ehbien,mevoilàarrivée,ditTheodora.Merciencorepourtout,Ollie.Jeregrettequeçan’aitpasmarchéavecmongrand-père.
—Bah,t’inquiète.«Protégeretservir»,telleestmadevise.Oliver se pencha pour lui faire la bise comme d’habitude, mais au dernier instant Theodora
tournalatête,sibienqu’ilssecognèrentlenez.—Oups!dit-elle.Olivereutl’airgêné,etilsfinirentdansuneaccolademaladroite.Qu’est-cequ’il lui prenait ?C’était sonmeilleur ami.Pourquoi avait-elle cette attitudedébile ?
Elleétaitsurlepointd’ouvrirlaportièrelorsqu’ilseraclalagorge.Ellesetournaverslui.—Tuasditquelquechose?—Alors, euh, je supposeque tu vas à ce truc ce soir, hum? lui demanda-t-il en se grattant le
menton.Theodoraclignadesyeux.—Queltruc?—Le,euh…lebaldesQuatre-Cents,ditOliverenroulantdesyeuxetendessinantdesguillemets
exagérésenl’airavecsesdoigts.Legrandraoutdessuceursdesang.—Ahoui,c’estvrai.Elleavaitpresqueoublié.Saprésenceseraitexigée,entantquemembreduComité.Elleétaittrop
jeunepourêtreofficiellementprésentéeaubal,àladifférencedeMimietJackForce.JackForce…Ilyavaitmaintenantdessemainesqu’elleavaitétouffésessentimentspour lui,mais lapenséedubal
desQuatre-Centsramenaitsonimageaupremierplan.Grand,beauàfairemal,lesoleilbrillantsursapeauetsescheveuxdorés,riantavecsonpénétrantregardvert,montrantsesdentsrégulières,d’unblancéblouissant.
Jackavaitété lepremieràsoupçonnerque lamortd’Aggiecachaitplusdechosesquen’auraitvoulu le croire quiconque au Comité. C’était lui qui s’était montré farouchement déterminé àdécouvrir la vérité. Quand Theodora était allée le trouver après s’être fait attaquer, il l’avaitréconfortéeetpuisilss’étaientembrassés.Lesouvenirdecebaiserétaitencorecommeimprimésurseslèvres.Enfermantlesyeux,ellepouvait toujourssentirsonodeur,propreetfraîchecommedulingesortantdelalessive,avecunsoupçond’after-shaveboisé.
JackForce…Quiluiavaittournéledoslorsqu’elleavaitaccuséàtortsonpèred’êtreunsang-d’argent.EllesedemandaitsiJackavaitunecavalièrepourlebalet,sioui,dequiils’agissait.Ellesentait
unejalousiebrûlantel’embraseràlapenséequ’uneautrefillepuisseseretrouverdanssesbras.—Tuveuxyalleravecmoi?Jusqu’àcequ’Oliverenparle,ellen’avaitpaspenséuninstantàsarobeniàsoncavalier.Cedernierrougiteteutl’airpeiné.— C’est, euh… réservé aux vampires. C’est la règle, en quelque sorte. Aucun familier ou
Intermédiairehumainn’estadmis.—Oh,excuse-moi,jenesavaispas,ditTheodora.Jenevaispeut-êtrepasyaller,alors.Oliverregardadehors,où laneigeavait recouvert les toitset les trottoirsd’unefinecouchede
cristalblanc.—Tudoisyaller,dit-ilcalmement.Cordeliaauraitvouluquetuysois.Theodorasavaitqu’ilavaitraison.ElleétaitladernièreVanAlenàNewYork.Elleallaitdevoir
représenterlafamille.—D’accord,j’yvais.Maisjepartiraitôt,onpourraitseretrouverensuite.Olivereutunsouriremélancolique.—Biensûr.
ONZE
LesForceavaientréservélasuiteprésidentielledequatrechambresauSt.Régis.Presque toutes
leschambresde l’hôtelétaientenvahiesdefamillessang-bleu.C’était la tradition :ainsi,unsimpletrajetenascenseursuffisaitpourrejoindrelasalledebal,cequiévitaitdetropfroisserlesrobesdecesdames.
CharlesForceattachasonsecondboutondemanchette.C’étaitunhommedehautetaille,defièreallure,à labelle têtecouronnéed’unecrinièreargentée.Ilétaitentenuedesoirée:queue-de-pieetgants blancs. La redingote classique, à deux boutons, était superbement coupée et la couture dupantalon s’ornait d’une bande de velours. Il se tenait dans le salon, les mains derrière le dos, àattendrequelesfemmesdesafamilleaientterminédes’habiller.
Son fils Jack, vêtu comme lui, resplendissait dans sa redingote. Il avait choisi un col à pointesreposantàplatsurlachemiseplutôtquelecoltraditionnelrelevésouslementon.
Jack,quiétaitrestétrèssilencieuxtoutelajournée,balançasoudainsesjambeshorsducanapéetseleva.Ilregardasonpèreaufonddesyeux.
—Qu’as-tuditàTheodoraavantqu’elleneparte?—Tu t’inquiètes toujourspour lapetiteVanAlen? luidemandaCharles. J’auraiscruqu’après
qu’ellem’eutaccuséàtortd’êtrel’Abomination,tuteseraisdésintéresséd’elle.Jackhaussalesépaules.—Jenesuispasinquiet,père.Simplementcurieux.Dansle tolléquiavaitsuivi ladisparitiondeDylanet ledécèsdeCordelia,CharlesForceavait
misJackdans laconfidenceet luiavait raconté lavéritésur l’ascendancedeTheodora.Cesoir-là,Jackavaitaussiapprislavéritésursarelationavecsasœur.Mimiétaitl’autremoitiédelui-même,pour le meilleur et pour le pire, sa meilleure amie et sa pire ennemie, sa jumelle de plus d’unemanière.
Mais même s’il s’était fait à la vérité sur sa famille, Jack se posait sans cesse de nouvellesquestions : que cachait le Comité ? Était-il vrai qu’un sang-d’argent était de retour ? Son père secomportaitcommesi lacriseétait totalementrésolue,depuisque lesmeurtresavaientbrusquementcesséquelquesmoisplustôt.
Charlessoupira.—JeluiaisimplementditquesonvoyageàVeniseneserviraitàrien.Elles’étaitmisentêteque
songrand-père luidonnerait lesréponsesà toutessesquestionsabsurdes.Mais iln’enferarien.JeconnaistrèsbienLawrence;ilresteraendehors,commeill’atoujoursfait.Elles’estlancéedansuneaventurestérile.
Jackavaitdéjàdevinétoutcela.Ilétaitaucourantdel’antipathiedesonpèreenversLawrenceVanAlen,etsesnouveauxsouvenirsquiremontaientàlasurfaceleconfirmaient.
—D’autresquestions?luidemandaCharles.Jackbaissalesyeuxsurseschaussuresvernies,ciréestoutspécialementpourl’occasion.Ilaurait
presquepuvoirsonrefletmaussadedansleursurfacebrillante.—Non,père.Il secoua la tête.Commentpouvait-il douterde sonpère?CharlesForceétaitMichel, leCœur
pur,leRex.Unvampireparchoixetnonparpunition.Ilétaitinfaillible.—Bien,ditCharlesenépoussetantlaredingotenoiredeJacketenluiintimantdesetenirdroit.
C’estlebaldesQuatre-Cents.Taprésentationofficielleànotrepeuple.Jesuisfierdetoi.Trinity,machère?Êtes-vousprête?appela-t-ildepuislesalon.
Jackvitsamère,TrinityBurdenForce,sortirdudressingetadresserunsourireaffectueuxàsonmari.Elleportaitunerobedebalfluideensoied’unrougeprofondavecundécolletéadorabledevantetplongeantdansledos.Touslesdeuxouvriraientlebalenfaisantleurentrée.MaisJacksavaitparson père que Trinity n’avait pas toujours été honorée de la sorte dans le passé. En vérité, c’étaitseulementlaseizièmeannéequ’AllegraVanAlenneprendraitpasplaceaucôtédesonfrère.Pourlaseizièmeannéeseulement,Gabrielleneprésideraitpasl’assembléesecrète.
Dans une suitemitoyenne,Mimi Force, drapée dans unmoelleux peignoir, était assise sur une
chaiseàdossierdorépendantqu’unehordedestylistesetdemanucuresl’entouraitpours’occuperdechaquecentimètrecarrédesapersonne.Quelqu’untiraitsescheveuxenunchignongracieuxtandisqu’un autre assistant tenait un sèche-cheveux de puissance industrielle. Deux des artistes dumaquillagelesplusréputéesdelavilletravaillaientàlatouchefinale:l’uneposaitlerougeàlèvres,l’autreappliquaitdelapoudre.
Pendant ce temps,Mimi tenait un téléphone contre sonoreille tout en soufflant sur ses ongles,vernisd’uneteinteperléebaptisée«Mondaine».
—Oh,monDieu,c’estdelafoliepureici,pardon…Jenet’entendspastrèsbien.Tudisquevousserezlààquelleheure?…Onestàl’hôtel.Ouais,toutledernierétage.Attends,tupermets?Excusez-moi,hé,vous,là,aboya-t-elleaustylisteàbarbichequitenaitlesèche-cheveux.Vousavezfaillimecarboniserl’oreille,dit-elleenluilançantunregardmauvais.Désolée,Bliss,ilfautquejetelaisse.
Mimirefermasontéléphoned’ungestevif,etl’activitéautourd’elles’immobilisa.—C’estfini?demanda-t-elle.—Voyez.Lestylisteluitenditunmiroir.—Lespolaroids!exigeaMimi.L’undesassistantsenchemisenoirepritrapidementuncliché.Mimivérifiasonrefletainsiquelaphoto.Elles’examinad’unœilcritique,àlarecherchedela
moindre imperfection détectable, si minuscule fût-elle. Ses cheveux étaient brossés et coiffés demanière à briller avec éclat, ils encadraient son visage telle une couronne dorée. Sa peau étaitradieuse;uneombrefuméefaisaitressortirlevertdesesyeux,etseslèvressemblaienttachéespardesrosesfraîchementcueillies.
—Oui,jecroisqueceseratout,dit-elled’untonsouverainencongédiantsonescorted’ungestedelamain,sansunsoupçondegratitude.
Mimiconsidéraitquec’étaitunhonneurpoureuxdetravaillersurelle,etpaslecontraire.Peuaprès,sabonneentradanslapièceenportantuneboîtedecartonblancdelatailled’unpetit
cercueild’enfant.Uncoursier l’avaitapportéeà l’hôtelà ladernièreminute,etMimi tapadanssesmainsenlavoyant.
—Lavoilà!ditlabonneavecjoie,ellequiavaitétélamalheureusevictimedescrisesdenerfsdeMimiparcequelebalcommençaitdansquelquesheuresetquelaroben’étaittoujourspasarrivée.
—J’avaiscompris.Jenesuispasidiote,crachaMimi.Ellecourutjusqu’àlaboîte,laposasurledessusdelit,etdéchiralepapierd’emballagecomme
undervichetourneur.Aprèsavoirquittéleshow-roomDior,Mimis’étaitplainteàsamèredelapénuriederobesdebal
dignesdecenom,etTrinityluiavaitprisrendez-vousàl’atelierBalenciagapourunentretienavecledirecteurartistiquelui-même.
Au cours de cette réunion qui avait duré cinq heures, Mimi avait rejeté et écarté un nombre
incalculabledemodèles,obligeantlestylisteàdéchirerdesdizainesetdesdizainesdecroquis.—Maisquecherchez-vousdonc? lui avait-il demandé, complètement exaspéré.Vousêtesplus
difficilequ’unejeunemariée!Mimiinspirasèchementparlenez.—Exactement.Elle avait fermé les yeux et vu Jack et elle ensemble… lors de leur première union. La robe
qu’elleportaitalorsétaitsimple,blanche,àpeineundrap,commeunetoge,etilsavaientlongépiedsnuslesruesdeVeniseensemble,maindanslamain,pourlacérémonie.
— Du blanc : il faut que la robe soit blanche, avait-elle murmuré. Blanche comme la neige.Transparentecommeleslarmes.
Etvoilà,elleétaitlà,nichéedansdesépaisseursdepapierdesoie.Larobedesesrêves.Elleétaittailléedanslesatindesoieblancleplusfin,etlorsqu’ellelasoulevacenefutriende
plusqu’unsoupirentresesdoigts, tantelleétaitfragile.Exactementcommeellel’avaitordonné,larobeétaitsévèredanssasimplicité.Surlecintreellen’avaitl’airderien:unsimplemorceaudetissublanc. Elle était ceinte d’une lourde chaîne argentée à la taille, et ajourée d’une découpe sexy etinattenduesurlahanche:l’uniqueconcessionàlamodemodernequ’elleeûtautorisée.
Mimi laissa tomber sonpeignoir au sol d’unhaussement d’épaule.Elle se tenait complètementnueaucentredelapièce,tandisquelabonnetenaitlarobedevantelle.Elleentradedansetsentitletissuarachnéenflotterautourd’ellecommeunebrumeavantdeseposersursamincesilhouette.
—Va-t-en,dit-ellefroidementàsabonne.Danssahâtededisparaître,ladomestiqueterrifiéesepritlespiedsdanslepeignoir.Mimi noua la ceinture et jaugea du regard la peau d’albâtre que l’on apercevait par la trouée.
Lorsqu’elle se tenait devant la lumière, sa silhouette se découpait entièrement comme une ombrechinoise:chaquecourbedesoncorps,chaqueligneducouàlapoitrine,delatailleauxhanchesetjusqu’à ses jambes interminables. Elle serait à la fois couverte et exposée, habillée et déshabillée,vêtueetpourtantnue.
Pasbesoindesous-vêtements.C’étaitspectaculaire.—Oooh.Lillesourit.Voilàquiavaitétérapide.Elleseretournapourfairefaceàsonfrère.Jacksetenaitsurleseuildesachambre,unemainposéesurlapoignéedeporte.Charlesl’avait
envoyécherchersasœur.Sesfinscheveuxplatineétaientpeignésenarrière,dégageantsonfront,etsonvisagearboraituneexpressiontendre.
Tues…luienvoya-t-il.Jesais…Ils avaient repris leur vieille habitude de se parler sans parler, Jack laissant sa sœur pénétrer
toutessespensées,toussessouvenirs.Sonregardsevoila.Ellevoyaitcequ’ilvoyaitparsesyeux,etellesavaitqu’ilserappelaitcette
premièrenuit, luiaussi.Ellevoyait lecielvénitiensansnuage, leurpas légeret rapidesur lepont.Elle se voyait à travers ses yeux, plus jeune d’une éternité – comme ils étaient jeunes alors ! –, àl’aubedumonde,avantlesguerres,avantlesténèbres.
Commentas-tutrouvé…Est-celamême?Non,malheureusement cette robe-là est partie dans le Tibre…La soie ne se garde pas pendant
milleans,monchéri.C’enestunenouvelle,pourunenouvelleunion.—Maispasencore,lâchaJack.Leur vision partagée s’évanouit, et Mimi eut le désagrément de se retrouver arrachée à un
souvenirextrêmementplaisant.—Non,pasencore,concédaMimi.Ils ne seraient pas officiellement unis avant leur vingt et unième anniversaire. Selon la loi des
vampires,l’union–lessaintesépousaillesentrevampires–étaitunvœuimmortel,maislacérémoniene pourrait pas être célébrée avant qu’ils n’aient atteint l’âge requis. Tous les deux avaientl’obligationderenouveler leurunionàchaquecycle,bienquecefût lapremièrefoisqu’ilsétaientnés jumeaux dans la même famille, ce qui compliquait les choses en raison de mesquines loishumaines. Mais c’était sans importance. Ils étaient des vampires jumeaux, ce qui avait un sensdifférentparmileurssemblables.Celasignifiaitqueleursâmess’étaientjumeléesauparadis,oùilss’étaientjuréleuramour.
Le lien ne pouvait pas être célébré avant que tous deux n’aient pleinement retrouvé leurssouvenirsetacquislamaîtrisedeleurspouvoirs.Lesvampiresjumeauxpassaientparfoisdescyclesàse chercher, et les couples liés devaient être assez âgés pour savoir reconnaître la dernièreréincarnationdeleurépouxdansunenouvelleenveloppephysique.
Ellesavaitquedans toute l’histoiredesvampires,seuluncoupleavaitabjuré le lien.Gabrielle,souslaformed’AllegraVanAlen,avaitreniéMichel,CharlesVanAlenForce,aucoursdececycle.Elles’étaitmariée–mariée–àl’église,dansunsanctuairesacré,avaitprononcélesmots,avaitprêtéserment à un humain !À son familier humain ! Et voyez ce qui était arrivé…Gabrielle piégée àjamaisdanslecoma,priseentrevieetnon-mort.Condamnéeausilenceéternel.
—Maispourquoiattendre?demandaMimi.Jesaisquituesdepuisquejesaisvoir.Ettusaisquijesuisàprésent.
Mimifaisaitallusionàlanuit,danslebureaudesonpère,oùlessouvenirsdeJackavaientfiniparaffluer,luipermettantdevoirenfincequiétaitdevantluidepuistoujours.Ilsétaientdeuxquinefaisaientqu’un.Elleétaitàlui.Pourl’éternité.
—Jet’aime,tusais,ditMimi.TumerendsfollemaisparDieu,Jack,jet’aime.JackinclinalatêtepourenfouirsonnezdanslescheveuxdeMimi.Ilssentaientlechèvrefeuilleet
lejasmin,etilinspiraprofondément.—Moiaussijet’aime,répondit-il.—MonDieu,ditTrinityavecunebrusqueinspiration.Mimi et Jack s’arrachèrent lentement à leur étreinte et regardèrent en direction de leur mère,
deboutdansl’encadrementdelaporte.—Mimi, tun’asque seize ans.Et cecin’est certainementpasune robepourune jeune fillede
seizeans,repritTrinityd’unairaccusateur,lavoixtremblante.—Dois-jeterappelerquej’aidessièclesdeplusquetoi,«mère»?Mimirenifla.Elleentraitdansl’âgeadulte,lessouvenirsremontaientàflots,etMiminevoulait
plusavoiràjouerlessang-rouge,avecleurstructurefamilialetraditionnelle.—Charles,ditTrinity.Contrôletesenfants.—Mimi,tuestrèsbelle,ditCharlesenembrassantsafillesurlefront.Allons-y.Trinityserenfrogna.—Viens, ma chérie, il est temps d’aller danser, dit Charles sur un ton apaisant en prenant sa
femmeparlamainpourlafairesortirdelapièce.—Allons-y?demandaJackentendantlamain.—Allons-y.Mimisourit.Etensemble,brasdessusbrasdessous,lesjumeauxForces’enallèrentàlafêtedel’année.
DOUZE
Àquelquesruesdelà,dansunappartementpanoramiquetoutàfaitdifférent–l’incroyabletriplex
des Llewellyn, surnommé « domaine des Rêves » en raison de son extravagance ahurissante,surréaliste –, Forsyth Llewellyn se tenait devant un coffre secret, dissimulé derrière le placard àchaussures.Iltournarapidementleverroudedeuxcransversladroite,puistroisverslagauche,etreculapourlaissers’ouvrirlaporteblindéededouzecentimètresd’épaisseur.
— Papaaaa, c’est quoi toute cette histoire ? lui demanda Bliss, debout à côté de lui. Je doisretrouverJaimedanslehallàhuitheures.
Elle tenaitmissEllie, sonchihuahua,danssesbras.MissEllieétait son familiercanin,et tenaitsonnomdupersonnagepréférédeBlissdansDallas,biensûr.
Exactement comme promis,Mimi s’était arrangée pour queBliss aille au bal avec JaimeKip.C’étaitunesortiepurementamicale.Jaimenes’intéressaitpasdu toutàBlissetviceversa.Defait,c’étaitJaimequiavaitproposéqu’ilsse retrouventdirectementdans lehallduSt.Régis, puisqu’ilsseraienttouslesdeuxaccompagnésdeleurfamille.Blissavaitl’impressiontrèsnettequ’illuiavaitdemandéd’êtresacavalièreuniquementpoursedébarrasserdeMimi.Ellepouvaitêtreassezlourdequandellevoulait.
Blisscroisalesbrasetparcourutduregardl’énormedressingdesabelle-mère.Ilimpressionnaità tous les coups les invités lors des rituelles visites de l’appartement. Le « placard » mesuraitfacilement cent quatre-vingts mètres carrés. Il comprenait une baignoire à la romaine en marbretravertin;onydescendaitaumilieudejetsd’eaucommesi l’onsebaignaitdansunefontaine.Ilyavait aussi unegalerie demiroirs s’étendant à l’infini, quimasquaient une série de compartimentsabritant cinq mille vêtements de créateur, catalogués et archivés par l’assistant personnel deBobiAnne.Dommagequ’unesigrandepartiedecequ’ilsrecélaientsoit,del’avisdeBliss,vulgaireetdemauvaisgoût.BobiAnnenepouvaitpasvoirunponchoimpriméléopardbordédeplumesdemaraboutsansl’adopteraussitôt.
BobiAnneétait absorbéedans sesproprespréparatifs, etBliss entendait le riregraveleuxde sabelle-mèrerésonnerdansledressingtandisqu’ellepapotaitavecsesdeuxstylistes.
Blissseregardadans l’infinitédesmiroirs.Elleavait finalementdécidédemettre la robeverteDior.Sonpèreetsabelle-mèreavaienteulesoufflecoupéenlavoyant.
—Machérie,commetuesbelle,avaitchuchotéBobiAnneenserrantsabelle-filledanssesbrasosseuxrendusfibreuxpartropdegymPilâtes.
C’étaitcommefaireuncâlinàunsquelette.BobiAnnen’arrêtaitpasdeporterauxnuesl’élégancedeBliss,etdedéprécierlephysiqueplutôt
ordinairedesaproprefille.Jordan,quiàonzeansétaittropjeunepourlebal,étaitvenueregarderBlisss’habilleretavaitrendusonproprejugement:«Tuasl’aird’unepute.»
Blissluiavaitjetéunoreillerpendantqu’ellebattaitenretraite.Une fois qu’elle eut montré la robe à ses parents, son père l’avait prise à part et emmenée
jusqu’au coffre. Il ouvrit plusieurs des tiroirs garnis de daim, réalisés sur mesure d’après lesspécificationsprécisesdeBobiAnne.Blissvit étinceler lesnombreuxdiadèmes, colliers, bagues etbracelets en diamant de sa belle-mère. On se serait cru chez Harry Winston. En fait, d’après larumeur, lorsque les Llewellyn avaient déménagé àManhattan, la femme du sénateur avait fait unerazzia dans les coffres de tous les grands diamantaires pour fêter son accession aux plus hautes
sphèresdelasociéténew-yorkaise.Forsythsortitd’untiroirdubasunlongécrindeveloursnoir.—Ceci appartenait à tamère,dit-il en luimontrantuneénormeémeraude tailléeencoussinet
montéesurunpendentifenplatine.Lapierreétaitaussigrossequelepoing.—Àtavraiemère,jeveuxdire.PasBobiAnne.Blissétaitsansvoix.— Je veuxque tu la portes ce soir.C’est unmoment important pour nous, pour notre famille.
Aveccejoyau,tuhonoreraslesouvenirdetamère,ditForsythenpassantlecollieraucoudesafille.Bliss en savait peu sur samère, à part qu’elle avait quitté ce cycle en avance pour une raison
inconnue.Sonpèreneparlaitjamaisd’elle,etBlissavaitcomprisengrandissantquesamèreétaitunsujet douloureux. Il existait peu de souvenirs d’elle, et les quelques photos qui restaient étaientpresque illisibles. Quand Bliss posait des questions sur elle, son père se contentait de lui dire de«canalisersessouvenirs»,etqu’elleretrouveraitsamèrelemomentvenu.
LachiennequeBlisstenaitdanssesbrasdevintfollederage,grognantetenvoyantdescoupsdedentsverslapierre.
—MissEllie!Arrête!—Silence ! ordonnaForsyth, sur quoi la chienne sauta des bras deBliss et se carapata par la
porte.—Tuluiasfaitpeur,papa.Blissregardal’émeraude,quis’étaitnichéedanssondécolleté.Elleétaitlourdesursapeau.Elle
ne savait pas si elle l’aimait ounon.Elle était si grosse…Samère avait-elle réellementportéunechosepareille?
— La pierre s’appelle l’Œil de Lucifer, ou Fléau de Lucifer, lui expliqua le sénateur avec unsourire.Tuasdéjàentenducettehistoire?
Blisssecoualatête.—IlestditquelorsqueLucifer,l’étoiledumatin,futchasséduparadis,uneémeraudetombade
sacouronne.L’émeraudefutdoncappeléel’«ŒildeLucifer».Dansd’autresversionsonladésignemêmedunomduSaint-Graal.
Blissabsorbal’informationensilence,nesachantquoienpenser.Samèrepossédaitunjoyauliéauxsang-d’argent?
—Évidemment,ditForsythensecouantlatête,cen’estqu’unehistoire.À ce moment, BobiAnne entra dans la pièce vêtue d’une terrifiante robe Versace qui donnait
l’impressionqu’onluiavaitvaporisédelapeinturevinylemétalliquesurtoutlecorps.—Jesuisbien?demanda-t-elled’unairmutinàsonmari.Blissetsonpèreéchangèrentunregardfurtif.—Trèsjolie,machérie,ditForsythavecunsourirefigé.Onyva?Lavoiturenousattend.Devant l’hôtel, une escouade de photographes s’était rassemblée, et une foule de plus en plus
densedecurieuxétaitretenuepardesbarrièresdesécuritéetunelégiond’agentsduNYPD.Chaquefoisqu’uneberlinenoiresegaraitdevantl’entrée,lesflashescrépitaientdansuneexplosiond’éclairsstroboscopiques.
—C’estparti!s’exclamajoyeusementBobiAnneendescendantdevoitureetens’appuyantsurlebrasdesonmari.
Maislespaparazzin’enavaientquepourBliss.—Bliss!Parici!Bliss!Unepourmoi!Bliss…ici,ici!—Queportez-vous?—Dequiestcetterobe?
Quelques-unsdesphotographesetdesreporterseurentlapolitessededemanderausénateuretàsa femme ce qu’ils pensaient de la réception, mais il était évident que Bliss était la principaleattraction.
Iln’yavaitquedixmarchesdutrottoiràl’entréedel’hôtel,maisilfallutàBlissunebonnedemi-heurepourlesmonter.
—C’estlafolie,commenta-t-elle,l’aircontent,enarrivantfinalementdanslegrandhallroseetor,oùelletrouvasoncavalierquil’attendaitavecimpatienceprèsdelatabledel’accueil.
LasalledebalduSt.Régisavaitététransforméeenétincelanteféeriehivernale:desguirlandes
finement perlées de strass étaient accrochées aux lustres en cristal, et de superbes rosesAmericanBeautys’épanouissaientpartout,depuislesgigantesquescentresdetablehautsdeprèsdedeuxmètres(silourdsquelestablesavaientdûêtrerenforcées)jusqu’auxépaissesguirlandesquiformaientdesarcades. Un tapis blanc comme neige sur le sol demarbre indiquait le chemin depuis la salle deréceptionjusqu’àlasalledebalproprementdite.
—Le sénateur etMrsForsythLlewellyn, annonça le crieur lorsque le politicien et son épouseapparurentenhautdesmarches.Unronddelumièreseposasureux,etlepercussionnistefitretentirunimpressionnantroulementdetambour.
—MrJaimeKip.MissBlissLlewellyn.Touslesquatrefirentlentementleurentréedanslafête.Lesdeuxorchestresdecinquantemusiciensse faisaient facedesdeuxcôtésde lavastesallede
bal, jouant une valse sereine pendant que les sang-bleu faisaient étalage de leur raffinement : leshommes, fringants et suaves en queue-de-pie, les femmes d’une minceur surnaturelle etincroyablement stylées dans leurs robes de bal haute couture. C’était magique à voir. Le Comités’étaitvraimentsurpassécettefois.Toutelasalledebalétaitremplied’unéblouissantscintillementblanc:leslustresanciensencristalbrillaient,etlessolsenmosaïqueluisaient.
JaimedéposaBlissàsatable,lasalua,ets’empressadedisparaîtrepourlerestedelasoirée.Dece côté-là, c’était réglé. Bliss alla chercher Mimi et la trouva avec ses parents en tête de la filed’attenteàl’accueil.
—Ouah,regardez-moiça!ditMimienfondantimmédiatementsurlecollier.Quelcaillou!—Ilétaitàmamère,luiexpliquaBliss.ElleracontaàMimilalégendeduFléaudeLucifer.Mimipritl’émeraudedanssesmainsetcaressasafroideurglaciale.Dèsqu’ellelatoucha,ellefut
transportéedansletempsjusqu’àlabataillefinale,eteutdeséclairsdelajournéenoire,lestrompessonnant au loin,Michel avec son épée enflammée, le bannissement, et puis le froid.Le froid… leréveil,oùimmortellesurTerreellemouraitdudésirdesenourrir.
—Oh.LeregarddeMimisevoila,lapierretoujoursaucreuxdesamain.Puisellelalâchacommesi
cettedernièrel’avaitbrûlée.Blissenfutsaisie.Ellesavaitqu’ilétaitarrivéquelquechoseàMimi:leflashdeconnaissance,la
piqûredusouvenirlorsqu’ellel’avaittouchée.Etpourtant,lorsqueBlisstouchaitelle-mêmelapierre,ilnesepassaitrien.Cen’étaitqu’unbijoumort.LeFléaudeLucifer.Celaluidonnaitdesfrissons.
—C’estleCœurdel’Océan,blaguaMimi.Promets-moijustequetunevaspaslejeterdupontduTitanic.
Blisss’efforçaderire.Maislapierre,cinquante-cinqcarats,pesaitlourdementsursapeau.L’Œil de Lucifer. Le Fléau de Lucifer. Le prince des sang-d’argent, sa possession la plus
précieuse, pendue à son cou comme un nœud coulant. Elle frissonna.Quelque chose en elle avait
enviedel’arracherdesagorgeetdelajeterleplusloinpossible.
TREIZE
LemanoirVanAlen,àl’angledela101eRueetdeRiverside,avaitétéjadisl’unedeshabitations
lesplusvastesetlesplusmajestueusesdetoutNewYork.Pendantdesgénérationsinnombrables,lafamilleyavaitreçudesprésidents,deschefsd’État,desdignitairesétrangers,desprixNobel,ainsiquedesstarsd’Hollywoodetdesartistes,écrivainsenvogueetautresbohèmes.Àprésent,iln’étaitplusquel’ombredelui-même:lescornichesétaientébréchées,ilyavaitdesgraffitissurlecôté,letoit fuyait, et lesmurs étaient fissurés de partout, car la famille avait été incapable de l’entretenirdepuisdesdécennies.
Theodoratraînasavalisesurlesmarchesduperronetsonnaàlaporte.Hattie,lafidèleservantedesagrand-mère,vintouvriretlafitentrer.Lesalonétaitaussisombreetvoiléquelorsqu’elleétaitpartie.Pendantdesannées,Theodoraet
Cordelian’avaientoccupéqu’unquartdespiècesdelavastemaison:lacuisine,lasalleàmangeretleursdeuxchambres.Toutleresteétaitsouscléetinutilisé,cequeTheodoraavaittoujoursattribuéàl’indigence de Cordelia. Sa grand-mère conservait presque tous les meubles sous des housses detoile,lesrideauxétaienttirésdevantlesfenêtres,etdesailesentièresdelabâtisseétaientfermées.
C’est pourquoi le manoir faisait penser à un vieux musée empoussiéré, rempli d’antiquités etd’objetsd’artdevaleurquiétaientcachésetgardéssousclé.
Theodoragagnalentementsachambre,oùBeautyl’accueillitparunaboiementfortetjoyeux,etcen’estqu’àcemoment-làqu’ellesesentitvraimentchezelle.
Àprésent,sonseulproblèmeétait:qu’allait-elleporter?L’invitationprécisait«tenuedesoiréeexigée»,cequi,d’aprèscequ’encomprenaitTheodora,signifiait robe longueethabilléepour lesfemmes. Elle se rappelait vaguement Cordelia se préparant pour le bal annuel des Quatre-Cents,arborantunesuccessionderobesrigidesOscardelaRentaavecdesgantsd’opéramontantjusqu’aucoude.Peut-êtretrouverait-ellequelquechosedanssonplacard.
Elleserenditdanslachambredesagrand-mère.Ellen’yétaitpasretournéedepuislesoirfataldel’attaque.Elleredoutaitd’être là,deserappelercommentelleavait trouvésonaïeulecouchéedansunemaredesang.MaiselleseconsolaenpensantqueCordeliaavaitréussiàsurvivreàl’agression,etqu’elle-mêmeavaitpuapporter suffisammentdesonsangaucentremédical. Il reposerait là-basjusqu’au prochain cycle. Cordelia reviendrait un jour. Elle n’était pas morte. Elle n’avait pas étéemportéeparlesang-d’argent.
—Vouscherchezquelquechose,missTheodora?demandaHattieenpassantlatêtedanslapièceetentrouvantTheodoradebout,lesmainssurleshanches,devantleplacarddesagrand-mère.
—Ilmefautunerobe,Hattie.Pourlebaldecesoir.—MrsCordeliaavaitbeaucoupderobes.—Oui.Theodora fronça les sourcils, retirantplusieurs cintres et évaluant les robesaccrochéesdessus.
Elles étaient très démodées, avec des drapés ou d’énormes manches gigot. Plusieurs étaient trèsannéesquatre-vingt:lesépaulettesrivalisaientaveccellesd’AlexisCarringtondansDynasty.
—Jenecroispasquecequ’ilyaicipuissealler.—MissAllegraaussiavaitdesrobes,ditHattie.—Mamère?Lesrobesdemamèresontencoreici?—Danssachambre,audeuxièmeétage.
SamèreavaitgrandidanscettemêmemaisonetTheodoraregretta,pourlaénièmefois,qu’ellene soit pas là pour l’aider dans son dilemme actuel. Hattie la fit monter à l’étage au-dessus etemprunteruncouloirjusqu’àunechambred’angle,toutaufond.
LecœurdeTheodorabattaitlachamade.—QueldommagepourmissAllegra,ditHattieenouvrantlaporte.Lachambreestexactement
tellequ’elleétaitàsesdix-huitans.Avantqu’ellenes’enfuieetn’épousevotrepère.La chambre était en parfait état. Theodora n’en revint pas de voir qu’il n’y avait pas de toiles
d’araignéedans les coins, ni depoussièrepartout.Elle s’attendait àune crypte, unmausolée,maisc’étaitunepièce lumineuseetpimpante,avecdesdraps fraisen lind’Italie sur le lit etdes rideauxblancsagitésparleventauxfenêtres.
—MrsCordelia a toujours insisté pourquenous l’entretenions.Pour le jour oùvotremère seréveillera.
Theodoras’approchadel’armoireaumilieudelapièceetouvritunedesportes.Elletenditlamainàl’intérieuretensortitunchemisiersuruncintre.Valentino,vers1989.—Vousêtessûrequ’elleavaitdesrobesdebal?— Elle a mené le quadrille. Elle a été présentée au bal des Quatre-Cents pour son seizième
anniversaire,luiexpliquaHattie.C’estChanelquiavaitfaitlarobe.Elledoitêtrelà-dedans.Theodorapassapatiemmentlescintresenrevueunparun.Enfin,danslestréfondsdelapenderie,
elletrouvaunehoussenoirebrodéedulogoaudoubleC.ElleposalahoussesurlelitdesamèreettiralentementlafermetureÉclair.—Ouah,souffla-t-elleenenretirantunerobesoigneusementrepassée.Ellelatintdevantlalumière.C’étaitunerobedoréeavecunbustierétroit,sansbretelles,etune
jupeprincesseavecdesplisetdesplisdetissuvolumineux.Ellelatintcontreelle.Elleluiirait,ellesavaitqu’elleluiirait.LorsqueTheodorafitsonentréedanslasalledebalduSt.Régis,toutel’assemblées’immobilisa.
Lesinvitéslaregardèrentfixement,deboutprèsdel’entrée,illuminéeparlespot,l’airdenepasbiensavoiroùaller.Onentenditquelqueshoquetsdesurprisedanslafoule.
JackForce,déjà,nepouvaitpluslaquitterdesyeux.Commepresque tout lemondedans la salle,pendantunbref instant, il avait cruqueGabrielle,
AllegraVanAlen,étaitderetourparmieux.
QUATORZE
Le bal des Quatre-Cents, également appelé Bal patricien, ne dérogeait jamais à la tradition
instaurée par ses organisateurs d’origine à la fin du XIXe siècle, lorsque les sang-bleu avaientcommencéàoccuperuneplacedepremierplandanslasociété.Lerepasdedixplats,avecdespausespourdanser,étaitservidansdelavaisselleenoràsoixante-quinzemilledollarspièce:assiettesenormassif,couvertsenoretverresencristaldoréàl’orfin.
Surtoutelalongueurdequatretablesrectangulaires,accueillantchacunecentsièges,couraituntas de sable, et chaque couvert était garni d’une petite pelle dorée. Les convives étaient invités à«creuser»pourtrouverletrésor:leurscadeauxsouvenirs.LeComitéétaitparvenuàconvaincrelessponsorsdefournirdesbijouxcoûteuxetspectaculairesincrustésderubis,desaphirsetdediamantscommepetitsprésentsdefête.LeComitéjunior,sousl’impulsiondeMimi,avaitajoutéunetouchemoderne : des colliers « alphabet » de chezMe&Ro, des boucles d’oreilles « paon du Pérou »sophistiquées par Zani, et la pièce la plus convoitée de la saison, le pendentif en dent de requinincrustédediamantsdeKaviarandKind.
LemenuétaitstrictementidentiqueàceluidupremierBalpatricien:consomméOlgaenentrée,puisfiletmignonLili,moellefarcieauxlégumes,suivied’unrôtidecanardetd’unaloyaudebœufavecsescarottescrémeusesetsonécraséedepommesdeterre.
PlusieursgigantesquessculpturesdeglacereprésentantlesplusgrandsmonumentsetinstitutionsdeNewYork, y compris le nouveauMoMA, dont la rénovation avait été financée par de l’argentsang-bleu,etleprojetportuairedeFrankGehry,soutenuparriendemoinsquelesénateurLlewellynenpersonne,étaientdisposéesàcôtédesbarsquel’ontrouvaitpartoutdanslasalle,etlechampagnecoulaitàflotspardesrobinetsdissimulésdanslaglace.
Mimitouchaàpeineàsanourriture,selevantdesonsiègepourcirculerdanslafouleétincelante.Toutes les familles prestigieuses deNewYork, tous les anciens noms étaient représentés : lesVanHorn,lesSchlumberger,lesWagner,lesStewart,lesHowelletlesHowland,lesGouldetlesGoelet,lesBancroftetlesBarlow.LesmembresduclanquiétaientrestésenAngleterreétaientreprésentés,demêmequeplusieursbranchesplusexotiques.Unefamillesang-bleuimmensémentrichequis’étaitséparéedugroupeprincipaldessièclesplustôtets’étaitinstalléedanscequiétaitàprésentlaChinemoderne venait d’arriver de Shanghai, une ville qu’elle avait récemment contribué à reconstruire.Leursjumellesdeseizeans,deuxsuperbesjetsetteuseschinoisesauxmembresdéliés,feraientpartiedesjeunesgensprésentésaubalcesoir.
Mais aucune famille n’était plus respectée ni révérée que les Force. Mimi était une princesseparmisespairs,etelleévoluaitentreeux,acceptantleuradmiration,leurdéférence.
Ellecherchasonfrèredesyeux.Ilétaitrestéprèsd’elletoutelasoiréemaisavaitdisparuentrelecanardet lebœuf. Il fallait à toutprixqu’ils fassent ceci ensemble.C’était ce soirque l’assembléereconnaîtraitqu’ilss’étaienttrouvésetque,lemomentvenu,ilsrenouvelleraientleurvœuimmortel.
Oùétait-ildonc?Elleprojetasonespritàl’autreboutdelasalle,àlarecherchedesonsignal.Ah,ilétaitlà,prèsde
la table principale, en train deparler avecun amide l’équipede crosse,BryceCutting.Elle le vits’arrêteretregarderdanssadirectionavecunsouriresoudainetjoyeuxauxlèvres.
Elleluirenditsonsourireetluifitunsignedelamain,maisiln’yréponditpas.Contrariée,elleseretourna:cen’étaitpeut-êtrepasellequ’ilregardait,enfait?
Et c’est là qu’elle remarqua qui était debout juste derrière elle, en haut de l’escalier, et attiraitl’attentiondetoutelasalledebal.
TheodoraVanAlen.DansunerobequeMimielle-mêmetrouvaitàmourir.Theodora s’installa à côté des austères parents d’Aggie Carondolet. Il était visible que les
Carondolets’étaientsentisoffensésparleurplacement,etilsnedirentpasunmotàTheodora,àpartpourl’informerqu’ilsétaientvraimentattristésparledépartdeCordelia.EllefitunsignedelamainàBliss,assisetouteseuleàlatableprincipale.Blissfitdemême.
—Viens!luiarticulacettedernièreensilence.Elle rassembla ses jupons dorés et rejoignit Bliss. Les deux filles s’embrassèrent
chaleureusement.—Théo,ilfautquejetedisequelquechose…C’estàproposdeDylan,luiditBliss.—Ah?Theodorahaussalessourcils.—Jecroisqu’ilest…Maisavantqu’ellen’aitpufinir,ungarçons’approchapourluidemanderunedanse.—Biensûr.(Blisshaussalesépaules.)Jeteraconteraiçaplustard,dit-elleàTheodora.Cettedernièrehochalatête.Enregagnantsachaise,unpeuabattue,ellesedemandacequeBliss
avaitfailliluidire.C’étaitsaseuleamiedanscebal.Quefaisait-elleici,d’ailleurs?Pourquoiétait-ellevenue?PourCordelia?PourlenomdesVanAlen?Non.Elledevaitêtrehonnête.Etc’étaitlàquelavéritéfaisaitmal.EllevoulaitrevoirJackForce.Maisc’étaitdelatorture.
Il était là, attentif, auxcôtésde sa sœur, tous lesdeuxglissantgracieusement à travers la salle,enlacéshanchecontrehanche. Jackavaitunemainposéesur la tailledeguêpedeMimi.Theodoraavait entendu les Aînés et les Sentinelles chuchoter à la table d’à côté… une histoire d’union…quelquechoseàproposd’euxdeuxetd’unvœuimmortel.
Leplatsuivantfutservi,unpigeonneaurôtietsesaspergesenvinaigrette.Celasemblaitdélicieux,maislanourriturerestaitsècheetfarineusesursalangue.
—Jack,chuchotadoucementMimiàsonoreilletandisqu’ilsévoluaientdanslasalle.Ilesttemps.Toujours pragmatique, elle avait décidé de ne pas tenir compte de ce qu’elle avait vu plus tôt.
Mimiétaitungrandmaîtredel’auto-illusion.Siquelquechoseladérangeait,ellerefusaitsimplementdereconnaîtresonexistence.Danssonesprit,TheodoraVanAlenétaitunepassadesansimportance,quoiquecontrariante.
Mais pour Jack, la vuedeTheodoran’avait servi qu’à enflammerun sentiment qu’il réprimaitdepuisdesmois.Unepenséeperturbanteluititillaitlaconscience.PourquoiTheodoral’affectait-ellesipuissamment?Était-celaressemblanceavecAllegra?Était-cetout?Ouétait-cequelquechosedenouveau…unechoseà laquelle iln’étaitpaspréparéetqu’iln’avaitpasprévue? Il secoua la tête,pleindedégoûtetdehontedelui-même.Saplacelégitimeétaitauxcôtésdesasœur.IlluifaudraitsimplementfairecommesiTheodoran’existaitpas.
— Ils nous attendent pour mener le quadrille, dit Mimi, et Jack l’escorta consciencieusementjusqu’àlapistededanse,oùtroisautresjeunescouplesattendaient.
LatraditiondesQuatre-Centsvoulaitquelesjeunesgensquiallaientêtreprésentésmènentcettedanse,etlesadolescentsdecequadrilledetêteétaientchoisisselonlaplacedeleurfamilledanslahiérarchieduComité.AggieCarondoletauraitétél’unedesdanseusessielleavaitétéenvie.
Mimitrouvaitque«quadrille»n’étaitqu’unnomélaborédonnéàunedansedecow-boys,maiscelal’amusaitquandmême,etJacklamenahabilementdanslespasetlesfigures,jusqu’auhuitetàlagrandechaînefinale,quilesramenacommeprévuaupremierrang.
Aprèsladanse,lesjeunessang-bleurestèrentfigésdansleurpositionaumilieudelapistedansl’attentede leurprésentationofficielleà l’assemblée,où ilsétaientappeléspar leurnomcourantetleurnomréelparleRex.
—DehuaChen,appela-t-on,etl’unedesbeautésimpérialeschinoisess’avançad’unpas.Connuedesnôtressoussonvrainom,XiWangmu.
L’angedel’Immortalité.—DemingChen.C’était le tour de sa sœur. Toutes deux étaient identiques dans leur beauté sereine, détachée du
monde,avec leurpeaucouleurde laitbruni ; leurscheveuxd’unnoird’ébène, lissescommede lasoie;leursyeuxsensuellementétirésenamande;etunsaupoudrageinattendudetachesderousseursurleurpetitnez.
—Connuedesnôtressoussonvrainom,KuanYin.L’angedelaMiséricorde.Plusieursautresjeunessang-bleufurentappelésàvenircompléterlepanthéoncéleste.Enfin,une lumière isoléevint éclairer les jumeauxForce.Mimiagrippa fermement lamainde
sonfrère.—MadeleineForce.Mimifitunpasenavant,latêtehaute.—Connuedesnôtressoussonvrainom,Azraël.L’angedelaMort.—BenjaminForce.Jackinclinalatête.—Connudesnôtressoussonvrainom,Abbadon.L’angedelaDestruction.Les anges jumeaux de l’Apocalypse. C’était leur destinée immortelle. C’était leur place. Les
vampireslespluspuissantsduclanaprèsl’Incorrompu.LesancienslieutenantsdeLucifer,quiavaienttourné le dos au prince des cieux après la Chute. ÀRome, ils avaient pourchassé et exterminé laprogénituredessang-d’argent.Seuleleurforceavaitpermisauxsang-bleudepasserlemillénaire.
JacksouritàMimi,ettousdeuxs’inclinèrenttrèsbasdevantl’assemblée.Ilsavaientdupainsurlaplanche.
QUINZE
Lecaféavaitétéapportédansdespichetsdorés,et ledessert– le traditionnelpuddingWaldorf
aux pêches en gelée de chartreuse, ainsi que les éclairs au chocolat et à la vanille et un gâteaumeringuéaériennappédecrème fouettéeà l’amaretto–avait été servi et (légèrement) consommé.Des jouespoudréessepressaientcontred’autres jouespoudréesdansdesbaisersd’adieu.Onavaitpasséunmerveilleuxmoment,etdessommesastronomiquesavaientétécollectées,battantmêmelerecorddel’annéeprécédente.
Dans toute la salledebal duSt.Régis, lesSMSdeMimi arrivaient sur des portables. Pour lesjeunesvampiresélus,lasoiréenefaisaitquecommencer.
After.Angel-Orensanz.Minuit.Masquesobligatoires.PasdeSMS,pasd’entrée.Une rumeur s’élevaitde la fouledes invitésprèsdesvestiairesetdesascenseurs, ainsiquedes
exclamationsdeperplexitéetdedéceptionparmiceuxquin’avaientpasreçuleSMS.—Tuvastechanger?demandaBlissàMimienlasuivantàl’extérieur.—T’es pas folle ? je garderai cette robe jusqu’à ce qu’on l’arrache demon cadavre refroidi,
plaisantaMimi.Viensenhaut.Onalemeilleurchoixdemasques.Mimiétaitd’unehumeurradieuse.Elles’étaitdéjàbienéclatéeaubalettout,maisc’étaitlàquela
fiestacommençaitvraiment.Theodora sortit sur le trottoir en serrant sa fourrure noire – un vieuxmanteau de Cordelia –
autourdesesépaules.Elle trouvaJulius, lechauffeurdesagrand-mère,qui l’attendaitpatiemment,garélelongdutrottoirdanslavieilleCrownVictoria.
—Oùallons-nous?Elleallaitdire«àlamaison»lorsquesontéléphonesemitàvibrer.Oliver,àtouslescoups.Ah
non,tiens.C’étaitunTextoenvoyédepuisunnuméromasqué.Pour l’inviter à Angel-Orensanz, la synagogue abandonnée dans le Lower East Side.Masques
obligatoires?Qu’est-cequec’étaitquecettehistoire?—Tuaseulemessage?luicriaCicelyApplegateavecexcitationdepuislavoitured’àcôté.CicelyfaisaitpartiedelabandedeMimi,etTheodorasedemandapourquoielleprenaitlapeine
deluiparler.—Euh,benoui.— On se voit là-bas, alors ! dit gaiement Cicely. Au fait, super, ta robe ! ajouta-t-elle avec
admiration.MamèreditqueçanepeutêtrequeduChanelvintage.C’était donc ça. Parfois, Theodora trouvait le lycée vraiment crétin. Si on s’habillait d’une
certainemanière,ousil’onavaituncertainlook,ousil’onavait«cequ’ilfallait»–parexempleunsac de créateur, ou le dernier portable, ou unemontre coûteuse –, la vie devenait bien plus facile.Theodoran’avait jamaiseudetoutcela.Cordeliaavait toujoursétéstrictesurl’argentdepoche,etelle avait toujours été la fille qui portait des pulls de secondemain et des fins de série de l’annéeprécédente.
Mais la robe, et le fait qu’elle vienne d’unemaison de coulure respectée et chère,modifiait laperceptionqueCicelyavaitd’elle.Pourlasoirée,aumoins.
—Àlamaison,missTheodora?
ElleavaitpromisàOliverdel’appelerenquittantlebal.Elleluiavaitditqu’elleneresteraitquepeu de temps et s’en irait dès la fin du dîner,mais il était déjà 23 h 30. Il était en plein décalagehoraire,sedit-elle.Ildevaitêtreprofondémentendormidevantlatélé,àl’heurequ’ilétait.
LeSMSconcernaitsansdoutelafêteenvilledontparlaienttouslesautreslycéensaubal:d’aprèslarumeur,MimiForcedonnaitunesortedebacchanalecesoir-là.Devait-elleyaller?Quelmalcelapouvait-il faire ? De plus, siMimi était là, cela voulait dire que Jack y serait aussi. Theodora serappelacommeilétaitbeaudanssonqueue-de-pie,etcommentill’avaitfixéeduregardlorsqu’elleavaitfaitsonentréeàlafête,vrillantsesyeuxvertsdanslessiens.Iln’yavaitpassilongtemps,c’étaitluiquiétaitdéterminéàdécouvrirlavéritésurlessang-d’argent,puisilavaitreculétoutd’uncoup.Maispeut-êtreavait-elleencoreunechancedeleconvaincredelarejoindredanssoncombat.Puisquesongrand-pèreluiavaitrefusésonaide,ellenesavaitplustropquoifaireàprésent.MaisavecJackàsescôtés…Ellesedécida.
—Àlamaison,Julius,maisjusteuneminute,décida-t-elle.Jedoispasserprendrequelquechose.UnsouvenirdeVenise.Ensuite,nousironsenville.
ArchivesduNewYorkHerald
24novembre1871
ANNONCEDEFIANÇAILLESSUITEÀLADISPARITIOND’UNEANCIENNEFIANCÉE
Lelordanglaisépouseral’héritièreVanderbilt.
L’annonce officielle des fiançailles de Caroline Vanderbilt, fille de l’amiral et
d’ElizabethVanderbilt, domiciliés au numéro 800 de la 5eAvenue, et de lordAlfredBurlington, de Londres et du Devonshire, fait suite à la mystérieuse disparition del’anciennefiancéede lordBurlington,MaggieStanford, filledeTiberiusetDorotheaStanford,deNewport.
MaggieStanfordavaitdisparumystérieusementlesoirduBalpatriciendonnéchezl’amiral et Elizabeth Vanderbilt il y a plus d’un an, où ses fiançailles avec lordBurlingtonavaientétéannoncées.Lesfiançaillesontétérompuesilyahuitmois,alorsqueMaggieStanfordn’avaittoujourspasétéretrouvée.
Àcejour,ladatedumariagedemissVanderbiltetlordBurlingtonn’estpasencorefixée.
SEIZE
Commebeaucoupdesinvités,Bliss,enarrivantàl’after,poussauncridesurpriseenchantée.La
synagogue abandonnée était éclairée par unmillier de petites bougies, qui projetaient des ombreslongueset lugubressur lesmurs.Mimiavait raison,onauraitdituneruinesublime,etdanserà laseulelumièredesflammesavaitquelquechosederomantiquetoutendonnantlefrisson.
Lesmasquesconféraientàlasoiréeunglamourirréel,d’autantplusquetouslesinvitésportaientencoreleurtenuedebal.Lesgarçonsétaientd’uneélégancefolledansleursqueues-de-pie,lesfillesétaientsuperbesdansleursrobesdebalcouture,etlesmasquesdonnaientàtoutlemondeunairunpeumaléfique.
Blissattacha lesien,décorédeplumesetdepierreries,sursonvisage.Elleavaitdumalàvoirtoutlemondederrière.ElleremarquaTheodoraquiarrivait.Bien.ElleluiavaittransféréleSMSsansqueMimisoitaucourant.
LeDJpassaitBauhaus,unmorceausombreetviolent:«BurningfromtheInside…»Ungarçonensmokings’approchadeBliss,levisagedissimulésousunmasquedePierrottriste.Ilfitungesteendirectiondelapistededanse.Blisshochalatêteetlesuivit.Illuitenditsesmainsetelles’avançaentresesbras.—Alorstuassurvécu,chuchota-t-il,labouchetoutprèsdesonoreille,aupointqu’ellesentaitle
souffledouxdesonhaleine.—Pardon?—Jen’auraispasvoulutelaissertenoyer.Ileutunpetitrire.—Tu…Ilmitundoigtsurseslèvres,ouplutôtsurleslèvresdumasquedePierrot.—Tum’asmanqué…ditBliss.Dylan.C’étaitforcémentlui.Ill’avaitretrouvée,unefoisdeplus.Quellericheidéedesemontrer
àunbalmasqué,oùilpouvaitapparaîtresansfaired’histoires!—Jenesuispaspartilongtemps,dit-ilavecferveur.—Jesais,maisj’étaisinquiète…—Nelesoispas.Toutirabien.—Tuessûr?—Oui.Blissdansaavecjoie.Ilétaitrevenu!Ilétaitrevenupourêtreavecelle.Elleexultait.Lachansonsetermina.Legarçonmasqués’inclinaprofondément.—Unplaisir.—Attends…lerappelaBliss,maisdéjàilavaitdisparudanslafouleet,regardantautourd’elle,
ellevitunedouzainedegarçonshabilléscommeluiensmoking,maisaucunneportaitdemasquedeclowntriste,unelarmescintillantsousl’œil.
Theodoraerraitdesalleensalled’unairabattu.Toutcomptefait,elleauraitdûappelerOliver,ne
serait-ce que pour avoir de la compagnie. Cette fête n’avait pas l’air aussi fermée que le bal desQuatre-Cents.Elleremarquaquequelques-unsdesescamaradesdeclassehumainsétaientlà,l’airunpeunerveux,commes’ilsn’étaientpassûrsd’êtrelesbienvenus.Ellepouvaitreconnaîtreleshumains
des vampires : les vampires brillaient dans le noir. Le don de l’illuminata leur permettait de sereconnaîtreentreeux.
Dans les ombres profondes derrière les colonnes, plusieurs couples profitaient de l’obscuritépour se bécoter… « se bécoter » prenant un sens très particulier chez les jeunes vampires. Elleentendaitlesbruitsdesuccionintensesqu’ilsfaisaientenserepaissantdeleursfamiliershumains,lebattementdusangetdelaforcevitalepassantdel’unàl’autre.Ensuite,lesvampiresbrillaientencoreplus,leurstraitsétaientplusnetsetplusdéfinis,alorsqueleshumainsarboraientuneexpressionvideetmolle.
Unjour,Theodoralesavait,elledevraitfairedemême.Elledevraitselivreraubaisersacrésurun familier humain. Cette pensée l’excitait et la terrifiait à la fois. Le baiser sacré n’était pas uneplaisanterie.C’étaitunliensérieuxentrevampireethumain,unlienrespectépar lessang-bleu.Lesfamiliershumainsdevaientêtretraitésavecaffectionetattentionpourleservicequ’ilsfournissaient.
L’atmosphère raffinée du bal des Quatre-Cents avait cédé la place à un comportement pluschahuteur,plustapageur.PlusieursjeunesdansaientcorpsàcorpssurlerythmedurdelahousemusicmixéeparleDJ,et l’ambiancedevenait incontrôlable,déchaînée, tandisquelesfillessemettaientàdanserlascivementensembleouàsefrottercontreleurpartenairemasculin.Lafêtefutbientôtpleineà craquer d’ados en sueur, les bras en l’air, clamant qu’ils allaient se défoncer à mort ce soir.(Complètementivres…desang.)
Theodorarestaitenretrait.Ellenes’intégraitpasaugroupe.Ellen’avaitpasd’amisici.Ellesoupira.Lemasquevénitienqu’elleportaitluicouvraitentièrementlevisage.Elleauraitbien
aimél’enlever;illagrattaitetluidonnaitchaudàlafigure.Ellesefrayauncheminjusqu’àunepetitealcôvecachéederrièrelasono,pourpouvoirs’asseoir
toutenréfléchissantàcequ’elleallaitfaire.Ungarçonlasuivitdanslapièce.Elleseditquec’étaitdrôle.Onsavaitquiétaientlesfillesparce
qu’ellesportaientleursrobesdebal,alorsquelesgarçons,eux,étaientréellementdéguisés,tantilsseressemblaienttousdansleurscostumesdepingouins.Commecelui-ci,justement,avecsonmasquedesoienoirequiluicouvraitlesyeux,lenezetlescheveuxetluidonnaitunaircanaille,façonpirateurbain.
—Tun’aimespaslesfêtes?luidemanda-t-ilenlaremarquantassisetouteseulesurunbancdepierreenruine.
Theodoras’esclaffa.—Jedétesteça,enfait.—Moiaussi.—Jenesaisjamaisquoidire,niquoifaire.—Ehbien,apparemment,ilestquestiondedanser.Etdeboire.Toutcequ’onveut.Theodorasedemandaitquic’était,etpourquoiilprenaitlapeinedeluiparler.—Pasdedoute,acquiesça-t-elle.—Maistuchoisisdenepaschoisir.—Jesuisunerebelle,dit-elleavecironie.—Jenecroispas.—Non?—Tuesici,non?Tuauraispuchoisirdenepasvenirdutout.Ilavaitraison.Ellen’étaitpasobligéed’êtrelà.Elleétaitvenuepourlamêmeraisonqu’elleétait
alléeaubal.PouravoirunechancederevoirJack.Ilfallaitregarderleschoseseuface:chaquefoisqu’ellevoyaitJackForce,quelquechoseeuelles’accéléraitetprenaitvie.
—Pourêtrehonnête,jesuisvenuepourungarçon.—Quelgarçon?luidemanda-t-ild’unairtaquin.
—Peuimporte.—Pourquoi?—Parceque.C’estcompliqué.Theodorahaussalesépaules.—Allons,allons.—Non,vraiment.Iln’est…iln’estpasintéressé,dit-elleenpensantàJacketMimietaulienqui
existaitentreeux.Quelsquesoientlessentimentsqu’elleéprouvaitpourlui,ilsétaienthorsdepropos.Ilavaitété
très clair à l’enterrement de sa grand-mère. Il avait des responsabilités envers sa famille. Ellen’arrivait pas à échapper à l’image d’eux deux levant leurs mains jointes.Azraël et Abbadon. Lachargemagnétiqueentreeuxétaitélectrique.Toutelasalledebalenavaiteudesfrissonsd’excitationlorsdel’annonce.Deuxdespluspuissantsdenosvampires.Enfinilsnousontétérévélés.Quiétait-elle,TheodoraVanAlen,pasmêmeunevampirepur-sang,pours’interposerentreeux?
—Commentsais-tuqu’iln’estpasintéressé?demanda-t-ild’untonsérieux.—Jelesais,c’esttout.—Tun’espasàl’abrid’unesurprise.Theodoraserenditcomptequelegarçonsetenaittoutprèsd’elleenparlant.Sesyeuxderrièrele
masque…elledétectaitunsoupçondevert.Soncœurmanquaunbattement.Legarçonserapprocha.—Surprends-moi,soufflaTheodora.Enréaction,legarçonluisoulevadoucementlemasquepourexposerseslèvres,puisils’inclina
etjoignitsaboucheàlasienne.Theodorafermalesyeux.Leseulgarçonqu’elleeût jamaisembrasséétaitJackForceetc’était
pareil cette fois…quoiquedifférent.Pluspressant.Plus insistant.Elle inspira son souffle, sentit salanguedanssabouche,roulantsur lasienne,presquecommes’ilavaiteuenviede ladévorer.Elleavaitl’impressionqu’elleauraitpul’embrasseràl’infini.
Etsoudaincelas’arrêta.Elleouvritlesyeux,lemasquedetravers.Ques’était-ilpassé?Oùétait-ilparti?—Hé,toi!Theodora se retourna.MimiForce se tenait dans l’entrée, coiffée d’un éblouissant diadème de
princesseindienne,un«masque»tracéd’unemainexpertesursonvisageavecdumaquillageetdelapeinture.
—Tun’aspasvumonfrère?Mimiavaittoutd’abordétécontrariéedevoirsafêteenvahiedepique-assiettehumains,maiselle
avaitrapidementmisçasurlecomptedesonirrésistiblepopularité.Ellen’étaitdoncpasperturbéedevoirqueTheodora,encoreunenon-invitée,étaitégalementprésente.
Avantquecettedernièren’aitpurépondre,JackForcesematérialisaàcôtédesasœur.Ilportaitunecoiffeindienneassortieàlasienne.Etsonmasqueétaitégalementpeint.
—Mevoilà!dit-il,jovial.Oh,salut,Theodora.C’étaitbien,Venise?—Super,ditTheodoraens’efforçantdegarderunecontenance.—Cool.—Allezviens,Jack,lefeud’artificevacommencer,ditMimienletirantparlamanche.—Àplus,fitJack.Theodoraétaitabasourdie.Elleétaittellementsûrequec’étaitJackqu’ellevenaitd’embrasser…
Tellement sûre que c’était lui sous le masque noir… Son attitude décontractée, ce ton amical etdésinvoltelafaisaientdouter.Maisalors,sicen’étaitpasJackqu’ellevenaitd’embrasser,quiétait-ce?Quiétaitlegarçonsouslemasque?
Avecunserrementdecœur,elleréalisaquelesvacancesdeNoëlcommençaientlelendemain,et
qu’ellenereverraitpasJackForceavantdeuxbonnessemaines.
DIX-SEPT
L’hiver finit par s’abattre sur New York et plusieurs tempêtes se déchaînèrent. La ville fut
engloutiesousunecouverturedeneigeimmaculéependantplusieursjours,jusqu’àcequ’ellevireàlagadouegriseetjaune,créantdescongèresinattenduessurlestrottoirsetdesflaquesboueusesquelescitoyenshardisévitaientensautantpar-dessus,àmoinsqu’ilsneles traversentenpiétinantd’unairmoroseavecleursbottesencaoutchouccouvertesdesel.
Theodoraétaitcontentequ’ilfassefroid,carletempss’accordaitbienavecsonhumeur.Lesfêtesdefind’annéeétaienttoujoursunepériodedecalmechezlesVanAlen.Danslepassé,lesoirdeNoël,Cordelia et elle allaient assister à lamesse à l’église Saint-Barthélemy, de l’autre côté de la ville,avantdeprendreunsouperfrugalàminuit.
Commechaqueannée,ellepassalejourdeNoëlavecsamèreàl’hôpital.JuliusetHattieavaientpris la journée pour la passer en famille, si bien qu’elle avait traversé la ville toute seule, en bus.L’hôpitalétaitpratiquementdésertlorsqu’ellearriva.Ilyavaitungardienensommeilléaucomptoirde l’accueil et une squelettique équipe d’infirmières, impatientes de terminer leur service. Elleremarquaquelepersonnels’étaitefforcéd’instillerdansceslieuxunpeudelajoiedeNoël.Ilyavaitdescouronnessurtouteslesportes,etunsapinauxbranchesroussies,esseulécommeCharlieBrown,trônaitaumilieudupostedesinfirmières,accompagnéd’unemenoraauxlumièresvacillantes.
Samèredormaitsurlelitcommed’habitude.Iln’yavaitriendechangé.Theodoraposaunefoisde plus un cadeau non ouvert au chevet de samère. Année après année, ses présents prenaient lapoussièredansleplacarddelachambre.
Tout en époussetant laneige, elle retira sonmanteau et fourra sonbonnet et sesgants en lainedanslespoches.SiCordeliaavaitétélà,elleauraitsortileurdéjeunerdeNoël,extrayantladindeetlafarce, le jambon et les petits pains chauds de boîtesTupperware garnies parHattie.Cette dernièreavaitpréparélemêmerepaspourqueTheodoral’apporte,maislemangersansqueCordeliasoitlàpourlacorrigersursesmanièresàtableouaboyerauxinfirmièresdeleurapporterdesassiettesenporcelaine,etpasenplastique,cen’étaitpaspareil.
Elle alluma la télévision et s’installa pour un déjeuner solitaire tout en regardant une énièmerediffusiondeLavieestbelle,deFrankCapra.Le filmnemanquait jamaisde ladéprimerencoreplus,carellen’entrevoyaitaucunhappyendpourAllegra.
Oliverl’avaitinvitéeàpasserlajournéeavecsafamille,maiselleavaitdécliné.Toutelafamillequ’elleavaitaumondesetrouvaitdanscettechambred’hôpitalsolitaire.Saplaceétaitlà.
Del’autrecôtédelaville,dansl’UpperEastSide,lesdemeuresmajestueusesetlesappartementsdeluxes’étaientvidésdeleursoccupants.LesForceétaientdéjàpartisàborddeleurGulfstreamIVpourleurmigrationannuelle;ilsavaientexpédiéleursaffairesdeplageàl’avanceparFedExdansleurvilladeSaint-Barth’,oùilspasseraientlapremièresemainedesvacances,etleursaffairesdeskidans leur chalet d’Aspenpour la secondemoitiédes congés.LesLlewellyn étaientpartis auTexasrendrevisiteàleurfamillepourNoëletdevaientretrouverlesForceàAspenpourlenouvelan.
Mêmelafamilled’OliveravaitprévuuneescapadedansleurpropriétéfamilialeàTortola,maispoursapartilavaitpréféréresterenvillepourêtreprèsdeTheodora.
Il avait prévu de se rendre à la maison de ville des Van Alen le lendemain de Noël, les braschargésdecadeaux.Ilspassaienttoujourscettejournéeensemble.Oliveraimaitapporterunebaguettecroustillante, du beurre français – du vrai, insistait-il, qui n’a rien à voir avec les fades versions
américaines–,plusieurspotsdecaviarrussePetrossiandepremièrequalité,ainsiqu’unmagnumdeChampagneempruntéàlacavedesesparents,pourunpetitgueuletonpost-Noël.
Maislematinduvingt-six,alorsqu’ilvenaitderemplirdevictuailleslepanierdepique-niqueetqu’ilallaitpartir,ilreçutunappelfrénétiquedeHattie,ladomestiquedesVanAlen.
—MisterOliver,ilfautvenir,vousdevezvenirtoutdesuite,lepria-t-elle.Oliver sauta immédiatement dans un taxi et arriva sur place pour trouver Hattie hystérique et
incohérente, tordantlesmainssursontablier,auborddeslarmes.Elleleprécédadansl’escalieretl’emmenaàlachambredeTheodora.
—Elle n’est pas descenduepour le petit déjeuner. J’ai cru qu’elle faisait simplement la grassematinée,jusqu’àcequeBeautydescendeencourantetmetraînepratiquementjusqu’ici.Alorsj’aivuqu’elleétaitallongéelàetquejenepouvaispaslaréveiller.MonDieu,miséricorde,elleressembletellementàmissAllegra!Etpuisj’étaisinquièteparcequ’ellenebougeaitpas,ellen’avaitmêmepasl’airderespirer,alorsjevousaiappelé,misterOliver.
Beauty, la chienne de race de Theodora, gémissait au pied du lit. Lorsqu’Oliver entra dans lachambre,ellesautasursespattespourallerluilécherlesmainsetlevisage.
—Vousavezbienfait,Hattie,dit-ilencaressantBeautyavantdesecouerTheodoraetdecherchersonpouls.
Iln’yenavaitaucun,maiscelanevoulaitriendire.Saformationd’Intermédiaireluiavaitapprisquepourconserverleurénergie,lesvampiresétaientcapablesderalentirlesbattementsdeleurcœurjusqu’àunrythmeàpeinedétectable.Toutefois,Theodoran’avaitquequinzeansetsatransformationcommençaitàpeine.Ilétaittroptôtpourqu’ellepasseenmodepréservation.Àmoinsque…
Olivereutsoudainunepenséeaffreuse:etsiTheodoras’étaitfaitattaquerparunsang-d’argent?Lesmainstremblantes,ilappelasatante,leDrPat,lemédecinhumainquis’occupaitdessang-bleu.Cettedernièreluidéconseillad’appeleruneambulanceoudel’emmenerdansunhôpitalnormal.
—Ilsnesaurontpasquoifaireavecelle.Viensàmoncabinettoutdesuite.Jeterejoinslà-bas.LorsqueOliverarriva,portantTheodoradanssesbras,leDrPatetsonéquipeétaientprêts.On
amenaunlitd’hôpitalilroulettes,etOliverydéposasonamieavecprécaution.—Dis-moiqu’ellevas’entirer,suppliaOliver.Le Dr Pat examina le cou de Theodora. Il n’y avait pas de marques. Aucun signe de
l’Abomination.—Elledevrait s’en tirer.Onnediraitpasqu’elle a été attaquée.Elledevrait s’en tirer. Ils sont
immortels,aprèstout.Maisilfautvoircequisepasse.Oliver patienta dans la salle d’attente du Dr Pat sur une chaise en plastique particulièrement
inconfortable.Satanteavaittoujoursétéfolledemobiliermoderne,etseslocauxressemblaientplusàunhalld’hôtelchicqu’àuneclinique:meublesenplastiquetoutblancs,tapisàlongspoilsblancs,lampesblanchesdestylecosmonaute.Auboutdequelquesheurespétriesd’angoisse,ilvitleDrPatsortirducabinet.
Elleavaitl’airfatiguéeetabattue.—Entre,dit-elleàsonneveu.Elleestréveillée.Jeluiaifaitunetransfusion.Apparemment,çaa
marché.Theodoraparaissaitencorepluspetiteetplusfragilesurlelitd’hôpital.Elleportaitl’unedeces
blousesquis’attachentdansledos,etelleavaitlevisagepluspâlequed’habitude.Ilvoyaitsesveinesbleuesàtraverssapeautranslucide.
— Bien le bonjour, la Belle au bois dormant, blagua Oliver pour tenter de masquer soninquiétude.
—Oùsuis-je?
—Dansmoncabinet,monenfant,dit leDrPat avec solennité.Vousêtes entréeenhibernation.C’estunphénomènequi,d’habitude,neseproduitquebeaucoup,beaucoupplustard.C’estunautreterme pour désigner le sommeil prolongé, une chose que font les vampires lorsqu’ils sont las del’immortalitéàlafind’uncycle.
—J’aiunesensationbizarredans la tête.Etmonsang…ilmefaituneffetbizarreaussi. Ilmedégoûte.
— J’ai dû vous faire une transfusion. Votre taux de cellules sanguines était très bas. Ce seraétrangependantunpetitmoment,letempsquelenouveausangs’ajusteàl’ancien.
—Ah,ditTheodoraavecunfrisson.—Oliver,tupeuxnouslaisserseules?—Contentdevoirquetuvasbien,dit-ilenserrantfermementl’épauledeTheodora.Jeseraijuste
del’autrecôtédelaporte.Une foisOliver sorti, leDrPatbraquaune lampedanschacunedespupillesdeTheodora.Elle
notaquelquechosesursondiagrammependantquecettedernièreattendaitpatiemmentlediagnostic.LeDrPatl’examinaavecattention.—Vousavezquinzeans,c’estça?Theodoraacquiesça.—IntroniséeauprèsduComité?—Oui.—Commejevous l’aidit,vousaviez trèspeudecellulessanguines.Etpourtant,votre tauxde
cellulessang-bleuexploselescourbesnormales.D’unecertainemanière,vousavezdéjàlesniveauxsanguinsd’unvampireàpartentière,etpourtantvotrecorpsestentréenhibernation,cequisignifiequevousneproduisezpaslesbonnesquantitésd’antigènes.
—Qu’est-cequeçaveutdire?—Çaveutdirequechezvous,latransformationestunpeudétraquée.—Pardon?—Latransformationestunprocessusdanslequelvoscellulessang-bleu–votreADNdevampire
–commencentàprendreledessus.Voscrocspoussent,votrecorpspassedubesoind’unenourritureclassique au besoin de se nourrir spécifiquement de sang humain. Les souvenirs commencent àrevenir,etvospouvoirs,quelsqu’ilssoient,commencentàsemanifester.
Theodoraopina.—Cependant,ilyaquelquechosed’étrangedansvotreanalysesanguine.Lescellulesdevampire
prennentledessus,maiscen’estpasunprocessusnormal,progressif,danslequell’identitéhumaines’effaceauprofitdel’immortelle…commeunserpentsedépouilledesamue.Jen’ensuispassûre,mais on dirait presque que votreADNhumain combat celui de vampire.Qu’il lui résiste. Et pourcompenser,votreADNdevampiresebatàsontour,etpasàmoitié:ilfaitdescendrevotretauxdecellulessanguineshumainesbienendessousdecequ’ildevraitêtre.Lechocaenvoyévotrecorpsenhibernation.Est-cequ’ilvousestarrivéquelquechose?Parfois,c’estprovoquéparuntraumatisme.
Theodorasecoualatête.Lasoiréeprécédentes’étaitdérouléesanshistoire.—Ilarrivequecesoituneréactionàretardement,conjecturaleDrPat.Çadoitêtrevotresang
mêlé,ajouta-t-elle.LeDrPatétaitparfaitementaucourantdescirconstancesdelanaissancedeTheodora.C’étaitelle
quiavaitsuivilagrossesseetl’accouchementd’Allegra.— Personne n’a jamais pu étudier ce qui se passe lorsque l’ADN humain semêle au sang de
vampire.J’aimeraisvousplacerenobservationunmoment.
DIX-HUIT
Unesemaineplustard,Theodoraétaitencoreunpeugroggydel’«épisode»,lenomqu’elleet
OliveravaientdonnéàsavisiteenurgenceaucabinetduDrPat.Oliverluiavaitproposédevenirlachercherenvoiturepour l’emmenerau lycée le jourde larentrée.Theodora,quien tempsnormalauraitrésistéàcegesteétantdonnéqu’ilvivaitdel’autrecôtédelavilleetquecen’étaitpassursonchemin, avait faiblement accepté l’arrangement. Oliver était son Intermédiaire : il était là pourprendresoind’elleet,pourunefois,elleallaitlelaisserfaire.
LesecondsemestreàDuchesnes’ouvraitofficiellementparuneassembléegénéraleaucoursdelaquellelaproviseureinvitait touslesélèvesàattaqueravecenthousiasmecetterentrée,suivied’ungoûterdepetitspainsauxraisinsetdechocolatchauddanslebelvédère.OliveretTheodoraprirentleurssiègeshabituelssurlebancdufonddelachapelleavecd’autresélèvesdeseconde.
Ilyeutbeaucoupdejoyeusessalutationsetd’échangesd’anecdotesdevacancesdanstouslessens.Laplupartdesfilles,bronzéesetvisiblementreposées,échangeaientleurstéléphonespoursemontrerdes photos d’elles-mêmes en bikini sur les plages des Bahamas, de Saint-Thomas ou de Maui.TheodoravitBlissLlewellynentrer en compagniedeMimiForce, toutes lesdeux se tenantpar lataillecommesiellesétaientlesmeilleuresamiesdumonde.
Sous l’effet du soleil, les cheveuxdeMimi étaient encore plus blonds qued’habitude, etBliss,pour sa part, arborait des reflets cuivrés. Jack Forcemarchait lentement derrière elles, les mainsenfoncéesdanslespochesdesonchinoDuckhead.Ilavaitunpeulatracedumasquedeskiautourdesyeux,cequiluidonnaitl’airencoreplusadorable.
Oliversuivit le regarddeTheodoraetne fitaucuncommentaire.Ellesavaitcequ’ilpensaitdesonbéguinpourJackForce.
Conscientedudépitdesonami,ellesepenchapourposeraffectueusementlatêtesursonépaule.SiOlivern’avaitpasétélà…elleauraitbienpu…quoi?S’évanouiràjamais?Rejoindresamèredans la chambre des comateuses, de l’autre côté de la ville ? Elle avait encore du mal à toutcomprendre.Qu’est-ce que cela voulait dire, que ses cellules de vampire combattaient ses celluleshumaines?Serait-elletoujoursdéchiréeentredeuxdirections?
Lafaimqu’elleavaitressentieàVenises’étaitquelquepeuapaiséeaveclatransfusion.Peut-êtrequec’était tout.Elleavait eubesoinde sang.Peut-êtrepourrait-elle secontenterde transfusionsaulieud’avoiràsenourrir.Ilfaudraitqu’elledemandeauDrPatsic’étaitunealternativeviable.C’étaittrop bizarre de toujours regarder Oliver en se disant qu’il serait sûrement délicieux. C’était sonmeilleurami,pasuncasse-croûte.
BlissLlewellyn, regardant autour d’elle, croisa les yeuxdeTheodora.Lesdeux filles se firent
timidementsigne.Blissavaiteul’intentiondeparleràTheodoraduretourdeDylan,determinerlaconversationcommencéeaubal,maisl’occasionnes’étaitsimplementpasprésentée.
Les vacances s’étaient déroulées dans l’angoisse pour Bliss. Les absences et les cauchemarsétaient revenus avecunepuissance inégalée.Lanuit deNoël avait été la pire de toutes.Elle s’étaitréveilléeavecunedouleur tellement insoutenabledans lapoitrinequ’ellen’arrivaitplusà respirer.Elleétaittrempéedesueuretsesdrapsétaientsihumidesqu’ilscollaiententreeux.Immonde.
Etcequiétaitencoreplusterrifiant,c’estquelabêtedesoncauchemars’étaitmiseàluiparlerdanssonsommeil.
Blissssss…Blissssss…Blissssss…Ellenefaisaitquediresonnom,etpourtantcelaluienvoyaitdesfrissonstoutlelongdel’échine.
Cen’étaitqu’unrêve.Unsimplerêve.Unsimplerêve.Iln’yavaitpasdebêtequipouvaitluifairedemal.Celafaisaitpartiedelatransformation.C’étaientsessouvenirsquis’éveillaientetluiparlaient,c’estcequ’avaitditleComité.Sesidentitésprécédentes,sesviespassées.
Elleserralamâchoireetseredressasursonsiège.Àcôtéd’elle,MimiForcebâilladanssapaumedélicate.PourMimi,lesdeuxsemainesavaientété
à peu près paradisiaques. Elle s’était trouvé non pas un mais deux délicieux familiers humainspendantlevoyage,s’enétaitrassasiée,etsesentaitprêteàconquérirlemonde.Elleétaitimpatientedecommencerlenouveausemestre.Unenouvellesaison,c’étaittoujoursunenouvelleexcusepourallerfairedushopping.CommeBliss,Mimiétaitanxieuse.Anxieused’arriverchezBarneysaujourd’huiavantlafermeture.
Blissseforçaitàécouterlediscoursd’encouragementbisannueldelaproviseure–«Unnouveau
semestred’excellencevousattenddanslescouloirsdeDuchesne,bla-bla-bla»–lorsquelesportesdelachapelles’ouvrirentbrusquementàlavolée.
Lestêtessetournèrentvivementpourvoirlacausedecefracas.Ungarçonsetenaitsurleseuil.Untrès,trèsbeaugarçon.—Oh,euh…pardon.J’aipasfaitexprès.Mesdoigtsontglissé,hmm?fit-il.— Non, non, pas de problème. Entre, Kingsley. Tu peux venir t’asseoir ici devant, dit la
proviseureenluifaisantsigned’avancer.Legarçonsouritlargement.Illongeal’alléecentraleavecassurance,traînantdespiedsetroulant
deshanches.Sescheveuxnoirsbrillaient,unemèchesexyluiretombaitsurl’œilgauche,etilexsudaituneconfianceensoi impudentequiallaitbienavecsonphysiquede top-model. Ilportaitune largechemiseoxfordblancheetunjeannoirmoulant,commes’ilvenaitdesauterd’unejaquettedeCD.
Commetouteslesfillesrassemblées,Blissnepouvaitpaslequitterdesyeux.Commes’ilavaitsentisonregard,ilseretournaetlaregardadroitdanslesyeux.Etilluifitunclind’œil.
DIX-NEUF
Ils’appelaitKingsleyMartin,etilétaitenpremière.LagentfémininedeDuchesneétaitunanime:
mêmesonnométaitsexy.Dèsl’instantoùilavaitfaitsonapparition,c’étaitcommesiunfeudeforêts’étaitpropagéparmilesfilles.Enunesemaineàpeine,sesexploitsétaientpassésdanslalégende.Ilavait déjà été sollicité pour intégrer les équipes de crosse et d’aviron du lycée. Tout aussiimpressionnant, ilétaitbrillantdanslesmatièresacadémiques.Ilavaitatomisécevieuxcroulantdeprof d’anglais avec son exposé sur L’Enfer de Dante intitulé « Menu McSatan », dans lequel ilcomparaitlescerclesdel’enferauxprincipaleschaînesdefast-food.Quantauxmaths,ilavaitrésoluuneéquationcompliquéeenuntempsrecord.
Et pour ne rien gâter, c’était ce que les filles appelaient un « canon atomique ». Il était d’unebeautédévastatrice.Legenredebeautéquimêleglamourhollywoodienetfringantesophisticationàl’européenne, avec un soupçon de provocation. Le nouveau avait l’air de quelqu’un avec qui ons’éclate.
Etcommeça,d’uncoup,JackForcefutdel’histoireancienne.Lesfillesétaienttoutesenclasseavec lui depuis la maternelle. Kingsley apportait du changement, il était nouveau, éblouissant etmystérieux.
MimiForcerévélaleresteàBlissaprèsledéjeuner,pendantqu’ellesseremettaientduglossdanslestoilettesdesfilles.
—C’estunsang-bleu,dit-elletoutenformantun«O»avecsabouchepourappliquerlebrillantàlèvres.
—Non,paspossible!répliquaBliss.Biensûrquec’étaitunvampire:ellel’avaitsuàl’instantoùelleavaitposélesyeuxsurlui.Elle
n’enavaitjamaisvuaucunaffichersonstatutdesang-bleusiouvertement.Unpeuplusetildénudaitsescrocsdevanttoutlelycée.
— J’ai fait sa connaissance au bal des Quatre-Cents, dit Mimi. Sa famille vient d’arriver deLondres,maisilagrandipartout:Hongkong,NewYork,LeCap.Ilssontliésàlafamilleroyaleoujenesaisquoi.Ilauntitredenoblesse,maisilnes’ensertpas.
—Ilfautluifairelarévérence?plaisantaBliss.Mimifronçalessourcils.— Ce n’est pas une blague. Ils sont de tout premier plan, je t’assure. Propriétaires terriens,
conseillersdelareineettoutletremblement.Blissseretintdeleverlesyeuxauciel.Parfois,Mimiétaittellementobstinéedanssonsnobisme
qu’onnepouvaitpluss’amuserderien.Ellessortirentdestoilettesettombèrentpilesurlesujetdeleurdiscussion.Kingsleysortaitdela
salledescasiersdesgarçons,ungros livre reliédecuir sous lebras. Il avaitunair canaille etuncharmemalicieux.Sesyeuxs’animèrentquandillesvit.
—Mesdames,dit-ilens’inclinant.Mimieutunsourirenarquois.—Onparlaitdetoi.—Enbien,j’espère,dit-ilenregardantdirectementBliss.— Je te présentemon amieBliss. Sonpère est sénateur, ditMimi en donnant ungros coupde
coudeàcettedernière.
—Jesais,ditKingsleyavecunsouriredeplusenpluslarge.Bliss faisait degros efforts pourgarderune contenance.Lorsqu’il la regardait ainsi, elle avait
l’impressiond’êtretoutenuedevantlui.La seconde sonnerie retentit, ce qui signifiait qu’ils n’avaient plus que cinq minutes pour
rejoindreleurssallesdeclasse.—Faut qu’on y aille.Korgan est sénile,mais il peut vraiment être vache quand il s’ymet, dit
Mimiensedirigeantverslesescaliers.—Bah,t’asqu’àlefairetaire,ditKingsley.Tunesaispasencorefaireça?—Qu’est-cequeturacontes?demandaBliss.Mimieutunrirenerveux.—Ilparled’utiliser leGlom sur lesprofs.Tusais, lecontrôlemental.Kingsley,petitmalin, tu
saisbienqu’onnedoitpasfaireça.C’estcontraireauCode.SilesSentinellesapprenaientque…Lesjeunessang-bleuavaientl’interdictionformelled’utiliserleurspouvoirsoudemontrerleurs
forcessurhumainesavantd’avoiratteintl’âgeadulte.Etmêmelà,leCodedesvampiresétaittrèsclairsurcepoint :onnejouaitpasavecleshumains.Ilfallait lesrespecter.Lessang-bleuétaientcensésapporter paix, beauté et lumière sur lemonde, et non se servir de leurs pouvoirs supérieurs pourdomineretfairelaloi.
—LesSentinelles, jememarre, fitKingsleyavecungesteméprisantde lamain.Ellesne sontjamaisaucourantderien.Tunecroisquandmêmeplusqu’elleslisentdanstespensées?lataquina-t-il.
—T’esunmarrant,toi.Onenreparleraplustard,ditMimiens’enallant.—Moiaussi,ilfautquej’yaille,ditBliss,malàl’aise.—Attends.Ellehaussalessourcils.—Tum’évitais,ditsimplementKingsley.Cen’étaitpasuneaccusation,justeuneconstatationfactuelle.Ilfitpasserd’unehancheàl’autrele
livrequ’iltenait.Blissyjetaunrapidecoupd’œil.Çan’avaitpasl’aird’unlivredeclasse.Onauraitplutôtditl’undecesvieuxgrimoiresduSanctuairequ’OliveravaitemployésdanssesrecherchessurCroatan.
—Qu’est-cequeturacontes?Onvientjustedeserencontrer.—Tuasdéjàoublié?luidemandaKingsley.—Oubliéquoi?KingsleytoisaBlissdespiedsàlatête,desesnouvellesballerinesChloéàsonbalayage.—Larobevertem’abienplu.Et lecollier,biensûr.Latoucheparfaite.Mais jecroisqueje te
préféraistrempéeetdégoulinante.Sansdéfense.—C’étaittoi,auparc!s’étranglaBliss.Legarçonquil’avaitsauvéeétaitKingsley,pasDylan.Kingsley?Commentça?Cequivoulait
dire,pensa-t-ellelecœurserrédedouleur,queDylanétaitvraimentmort?—TufaisaisunetrèsjolieDamedulac,ditKingsley.Bliss réfléchissaità toutevitesse.Donc,celasignifiaitqu’elleavaitaussidanséavecKingsleyà
l’after.C’étaitlui,souslemasquedePierrot.—Qu’estdevenuDylan?chuchota-t-elletandisquel’effrois’insinuaitenelle.Jusque-là, elle était tellement sûre queDylan était en vie !Mais si ce n’était pas lui qui l’avait
sauvéedanslelac,niluiquiavaitdanséavecelleàlafête…alorsilfallaitvoirleschosesenface.Elles’accrochaitàunrêve.Ilétaitpartiàjamais,etilnereviendraitpas.
—C’estqui,Dylan?— Peu importe, dit Bliss tout en s’efforçant d’assimiler cette nouvelle réalité et d’absorber
l’information.Maisalors,qu’est-cequetuvoulaisdire,lesoirdelafête,quandtuasditquetun’étaispaspartilongtemps?Est-ceque…onseconnaît?
Kingsleyavaitl’airsérieux,pourunefois.—Ah.Toutesmesexcuses.Vousêtesvraimentunpeudécalésici,tousautantquevousêtes,hein?
Tuneme reconnaispas encore. Je suisvraimentnavré. J’ai cruque tumeconnaissaisquandonadansé.Maisjemetrompais.
—Quies-tu?luidemandaBliss.Kingsleyapprochasabouchetoutprèsdesonoreilleetchuchotadoucement.—Jesuiscommetoi.Ladernièresonnerieretentit,Kingsleyagitalessourcilsetsourit.—Àplus,Bliss.Blisss’effondracontrelemur,lesgenouxtremblants,lecœurbattantàtoutrompre.Ils’étaittenu
tellementprèsd’ellequ’ellesentaitencoresonsoufflesursajoue.Quiétait-il,enréalité?Dequoiparlait-il?Etdécouvrirait-ellejamaiscequiétaitvraimentarrivéàDylan?
VINGT
Àl’instantoùelledescenditpourlepetitdéjeunerlevendredimatin,Theodoraremarquaquelque
chosedechangédanslasalleàmanger…Lalumièredusoleil.Lapièceéclataitdesoleil,elleétaitnoyée de soleil.Leshoussesde toile avaient été retiréesdesmeubles, et le soleil qui traversait lesfenêtresétaittellementfortqu’ilendevenaitaveuglant.
LawrenceVanAlen,deboutaumilieudelapièce,examinaituntableauanciensuspenduau-dessusdelacheminée.Ilyavaitdesmalleshorsd’âgeempiléesdanslecouloir,ainsiqu’unevieillevaliseVuittondegrandetaille,toutecabossée.
HattieetJuliusl’entouraientensetordantlesmains.HattiefutlapremièreàvoirTheodora.—MissTheodora!Jen’aipaspu l’arrêter…Ilavait laclé. Ilditqu’ilestpropriétairedecette
maison,etils’estmisàouvrirlesrideauxetaexigéquel’onretireleshousses.Ilditqu’ilestvotregrand-père.Maisj’aitoujoursconnuMrsCordeliaveuve.
— Tout va bien, Hattie. C’est bon. Julius, je m’en occupe, dit Theodora pour apaiser lesdomestiques.
La bonne et le chauffeur jetèrent un regard dubitatif à l’intrusmais, obéissant à Theodora, ilssortirentdelapièce.
—Qu’est-cequevous faites ici?demandaTheodora. Jecroyaisquevous restiezendehorsdetoutcela.
Elle essayait d’éprouver de la colère, mais tout ce qu’elle ressentait était de l’euphorie. Songrand-père!Aurait-ilchangéd’avis?
—N’est-ce pas évident ? demandaLawrence. Je suis revenu. Tes parolesm’ont profondémentblessé, Theodora. Je ne pouvais pas me supporter en sachant que j’avais agi aussi lâchement.Pardonne-moi,Cordeliaetmoiavonsfaitcepacteilyabienlongtemps.Jen’avaisjamaisimaginéqu’onviendraitmechercherunjour.
Il alla jusqu’à la grande fenêtre qui donnait sur l’Hudson. Le fleuve était gelé. Theodora avaitoubliéquelavueétaitsibelledepuisleursalon.Cordeliaavaitgardélesrideauxfermésdepuisdesannées.
— Je ne pouvais pas te laisser retourner à ton ancienne vie toute seule. Je suis resté assezlongtempsenexil. IlestgrandtempsqueNewYorkserappelle lepouvoiret lagloiredunomdesVanAlen.Etjesuisvenupourt’élever.Tues,aprèstout,mapetite-fille.
Enréponse,Theodorasejetadanslesbrasdesongrand-pèreetleserrafort.—Cordelianes’étaitpastrompéesurvous.Jelesavais.Mais avant qu’elle ait pu ajouter autre chose, la sonnette carillonna fortement plusieurs fois,
commesionappuyaitdessusavecunegrandeagitation.Theodoraregardasongrand-père.—Vousattendezquelqu’un?—Paspourlemoment.Andersonmerejoindradansunesemaine,quandilaurafermétoutesmes
habitationsdeVenise.(Sonexpressionétaitgrave.)Ilsemblequemonretouronvillenesoitpasaussisecretquejel’avaisespéré.
Ilallaouvrirlaporte.Charles Force et plusieurs Sentinelles du Comité se tenaient sur le seuil, l’air lugubre et
déterminé.
—Ah,Lawrence,ditCharlesavecunsourireimperceptible.Unefoisdeplus,tunoushonoresdetaprésence.
—Charles.Lawrencehochalatête.—Pourrions-nousentrer?—Mais jevousenprie,ditgracieusementLawrence.Theodora, jecroisque tuconnais tout le
monde.Charles,Priscilla,Forsyth,Edmund,jevousprésentemapetite-fille,Theodora.— Ouais, hum. Bonjour tout le monde, dit-elle en se demandant pourquoi son grand-père se
comportaitcommesilesSentinellesétaientsimplementpasséesleurfaireunevisiteamicale.Personneneréponditàsonsalut.—Lawrence, toutcecimedésole,ditPriscillaDupontdesavoixdouceetmielleuse.Celas’est
faitcontremavolonté.—Cen’estpasgrave,machère.Jedoisdirequejesuisenchantédevousvoirensibonneforme.
Ils’estpassébiendutempsdepuisNewport.—Troplongtemps,acquiesçaPriscilla.—Suffit, lescoupaCharlesavecirritation.Lawrence,jenemesouvienspasquetonexilaitété
révoqué.Tudoiscomparaîtredevant leConclaveet faireunedépositionofficielle.Si tuveuxbienveniravecnous,jet’enprie.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’écria Theodora tandis que deux Sentinelles prenaient chacuneLawrenceparunbras.Oùt’emmènent-ils?
—N’aiecrainte,mapetite-fille,ditLawrence.Sionnemelaissepaslechoix,j’iraidemaproprevolonté.Charles,tunemeverraspasprotester.Theodora,jeseraibientôtderetour.
CharlesForceeutunreniflementdemépris.—Celaresteàvoir.Theodoralesregardaentraînersongrand-pèredehorsetlefairemonterdansl’unedesvoitures
noires garées devant lamaison.Elle avait envie de pleurer. Juste aumoment où elle croyait avoirtrouvéenfinunnouvelallié,illuiétaitenlevéaussivitequ’ilétaitvenu.
—Ilestparti?demandaHattieensurgissantdelacuisine.Lecielsoitloué!—Ilreviendra,ditTheodora.Elles’approchadutableauqu’avaitobservéLawrence.C’étaitunescènedemariage,cachéesous
untissudepuisdesannées,etquidataitdudébutduXVIIIesiècle.Cordeliaétait là,danssarobedemariée,jolieetfraîche.L’hommequisetenaitàsescôtés,enimpeccablecostumeclairetcravatedesoie,avaitlevisaged’aigle,reconnaissableentretous,deLawrenceVanAlenjeune.
ArchivesduNewYorkHerald
10février1872
ANNONCEDEMARIAGELesinvitationsontétélancéespourlemariagedemissCarolineVanderbilt,fillede
l’amiral et deMrsVanderbilt, et de lordAlfredBurlington, le jeudi 24 février à 18heures,chezlesheureuxparentsdelamariée,aunuméro800dela5eAvenue.C’estlerévérendCushing,deNewYork,quiofficiera.MissVanderbiltseraassistéeparsasœurcadette, miss Ava Vanderbilt, et le garçon d’honneur sera le marquis d’Essex. Lacérémonieserasuivied’uneréception.Lafamilledelamariéeétanttrèsrespectéedanslahautesociété,ellecompteraparmiseshuitcentsinvitéslegouverneurdeNewYorket le maire de la ville. Lord Burlington est courtier en Bourse et fait des affaires àLondresetàNewYork.Ilest lefilsaînéduducetdeladuchesseduDevonshire.Lesjeunesmariéspartirontensuitepourungrandvoyagedanslesous-continentindien.
VINGTETUN
Le garçon était debout en équilibre instable sur la rambarde du balcon de la bibliothèque, au
troisième étage. Par beau temps, ce balcon était surnommé le « clubDuchesne » car les élèves yprenaient régulièrement leur déjeuner et s’y faisaient bronzer, roulant leur jean en short, les fillesdéboutonnantleurchemisieraussibasqu’ellesl’osaient,lesgarçonsallantjusqu’àsemettretorsenu.
Maisonétaitenpleinmoisdejanvier,etlesfenêtresquipermettaientd’accéderaubalconétaienthabituellement verrouillées. Pas aujourd’hui.Aujourd’hui, quelqu’un les avait ouvertes, laissant unventpolaireenvahirlabibliothèque,etcequelqu’unétaitàprésentdehors,enéquilibresurunefinebarredeferdedixcentimètresdelarge.
Jack rentrait du bâtiment demusique lorsqu’il tomba sur une foule animée rassemblée dans lacourderrière lebâtimentprincipal. IlvitTheodoraseglisserpar l’entrée latérale, levisagecrispéd’inquiétudetandisqu’elleparlaitavecsonamiOliver,lesang-rouge.
Illaquittadesyeuxàregret–désolédenepasêtreceluiversquiellesetournaitpourchercherleréconfort–pourregarderenl’air,suivantlegestedeplusieurspersonnesquipointaientledoigt,etvitlegarçon.C’étaitunélèvedetroisième,unsang-rouge,deboutsurlegarde-fou,avecsurlevisageuneexpressionvide,hébétée.
—Saute!s’écriad’unevoixsuraiguëSoosKemble,écrouléederire.—Maisqu’est-cequ’ilfait,celui-là?demandauneautrefille,àlafoishorrifiéeetémoustillée.Jack remarqua que les élèves rassemblés étaient amusés par la situation.Lamoitié d’entre eux
attendaient avec impatience, peut-être inconsciemment, que le garçon tombe. Les cours seraientannuléspourtoutelajournée,çac’étaitsûr.
—Allez!Vas-y!J’aiuncontrôled’algèbrequejen’aipasenviedepassercetaprès-midi,criaquelqu’un.
Dans un coin, caché derrière une haie qui entourait un banc de pierre, l’ouïe hypersensible deJackdétectaKingsleyMartin,lenouveau,riantavecMimi.
—Fais-luifaireunepirouette,disaitMimi.Kingsleyagitalamain,etlegarçonsurlegarde-fousautaentournantsurlui-mêmecommeune
danseuse.Lafouleretintsonsouffle.Maisilretombasursespieds.Ilavait l’airstupéfiéparcequivenaitd’arriver,presquecommes’iln’avaitpaslecontrôle…
Paslecontrôle…JackregardaintensémentKingsley.Ilsutdansl’instantcequiétaitentraindesepasser.Kingsley
utilisaitleGlompourcontrôlerl’espritdugarçon,commeunmarionnettistetirantlesficelles.Aux réunions du Comité, on leur avait dit qu’il existait des châtiments sévères pour ceux qui
emploieraient leurs pouvoirs contre les sang-rouge sans avoir été provoqués. Jack sentit une rageprofondemonterenlui.Quelpauvreidiotarrogant.Kingsleyallaittouslesmettreendanger.
—Libère-le!commanda-t-ilenlevantunemain,sesyeuxlançantdespoignardsàKingsley.Lafouleseretournapourvoirl’auteurdecetteinjonction.—Ohlàlà,ons’amusaitjusteunpeu,monpote,ditKingsley,etsurungestedesonpoignet,le
garçoncessadetourner.Il se mit à hurler en prenant conscience de sa position. Il vacilla ; son pied gauche glissa du
bord…—Martin!Fais-ledescendre!TOUTDESUITE!
—Situinsistes,ditKingsley,l’airdéjàlas.Legarçonretrouvasonéquilibreetdescenditdugarde-fousurlebalcon,ensécurité.— Modus caecus, chuchota Jack en envoyant un sort d’aveuglement à tous les humains de
l’assemblée,pourleurfaireoubliercequ’ilsavaientvu.—C’étaitcrétinetdangereux,enplusd’êtrecrueletmesquin,ditJackdirectementàKingsley.Iln’avaitjamaisétéaussiencolèredesavie.EtdevoirMimiàcôtédeluinefaisaitqu’empirer
leschoses.Était-ilvraimentjaloux?Ouétait-iljustefâchéetdéçudevoirsasœursecomporterdemanièresimédiocre?
—Arrêtedejouerlesrabat-joie,Force,ditKingsley.Onnefaitdemalàpersonne,vu?—Maisoui,Jack,arrêteunpeu,renchéritMimi.C’estjusteunpetittroisième.C’estcommes’il
nes’étaitrienpassé.—Cen’estpaslaquestion,Mimi,ditJack.LesSentinellesvontentendreparlerdeça.—Oh, lesSentinelles,s’esclaffaKingsley.Écoute,pourquoi tunevienspasréglerçaavecmoi
toi-même?ledéfia-t-il.Àmoinsquetun’aimestroplessang-rouge,aupointd’oublierqueletienestbleu?
Jackrougitjusqu’auxracinesdesesfinscheveuxblonds.—Vous,lesForce–ouquelquesoitlenomquevousvousdonnezdenosjours–,vousneseriez
riensansmafamille,sanslessacrificesquenousavonsfaits,ditKingsleyd’unairsombre.(Iltournalestalonsetcommençaàs’éloigner.)Situmecherches,Force,quandtuveux,tumetrouveras.
—Jack,c’étaitjusteuneblague,ditMimipourtenterd’adoucirsonfrère.—Arrête,ditJackenrejetantsamaind’unhaussementd’épaule.Ilpartitd’unpasrapide,etMimilesuivit,l’airfuribond.—Jack,allez,attends.Mais Jackne se retourna pas.Les oreilles lui brûlaient, tellement il était gêné de s’être énervé
ainsienpublic.Avait-ilagiavecsagesse?Ilfallaitbienqu’ilarrêteKingsley,non?Ouavait-iljustemanquéd’humour,commeleprétendaitsasœur?Etd’ailleurs,qu’avaitvouludireKingsley?QuelssacrificesavaientfaitslesMartin?
Ilfaudraitqu’ilquestionnesonpèreàcesujet.
VINGT-DEUX
Oliver lui avait gardé un siège à côté du sien dans le labo de chimie. Il tendit àTheodora ses
lunettesdeprotection,etellecouvritsescheveux.—Qu’est-cequ’onfaitaujourd’hui?demanda-t-elleenajustantleslunettessursonnez.Oliverportaitdéjà lessiennes.Toute laclasse ressemblaitàuneéquipedesoudeurs.De l’autre
côté de la salle,Mimi se plaignit bruyamment que ses lunettes lui laissaient une affreusemarquerougesurlenez,maispersonnenefitattentionàelle.
—Onfabriqueencoredusucrecandi?demandaTheodora.Oliver vérifia le bec Bunsen et l’alluma lentement jusqu’à ce qu’il émette une petite flamme
rouge.—Ehoui.Danslepassé,Duchesneavaitbénéficiédel’undesprofsdesciencelesplusinventifsetlesplus
charismatiquesquisoient.Defait,lesélèvesaimaienttellementlachimiequel’optionétaitouverteàtouteslesclasses.MaisMrAnthony,leprofenthousiasteetjuvénile,fraisémouludeYale,avaitétérenvoyédulycéependantlesvacancesdeNoëlàcaused’unemalencontreuseliaisonavecunedesesélèves, qui était tombée enceinte.Mr Anthony s’était fait virer, ainsi que la fille. On n’était pas àDegrassi,aprèstout.OnétaitàDuchesne.
Toutcelaétaitbienbeau, saufqu’en l’absencedeMrAnthonyetde sesexpériencesen labodehautniveaumaistoutefoisamusantes(ausemestreprécédent,ilsavaienttransforméducuivreenor,oudumoinsenplaquéor), lesélèves se retrouvaientcoincésaveccevieux raseurdeMrKorgan,dontleprogrammecomportaituneséried’expériencestoutesplusbarbanteslesunesquelesautres.Calcul de densité. Détermination de la composition de l’eau. Identification d’une solution acide,basiqueouneutre.Ouaffffffff.MrKorganétaittellementlentquelaclasseétaitoccupéedepuisdeuxsemaines à créer une réaction chimique à base d’hydrogène et de fructose… autrement dit,transformerdusucreetdel’eauensucrecandi.
Theodora était sur le point de placer un bêcher plein d’eau sur le réchaud lorsqueMrKorganannonçaqu’ilsallaientprocéderautrementaujourd’hui.
—J’aimeraisquevous–arrrhumhum–changiezdepartenairedepaillassetouteslessemaines.Laclasses’estbeaucoupdissipéecesdernierstemps,c’estpourquoijedois–arrhum–vousséparerdevoscamarades.Quelapersonneassiseàgauchedechaquepaillassesedécale,etainsidesuite,etnousrenouvelleronscetterotationtouteslessemaines.
OliveretTheodorafaisaientlatête.—À tout à l’heure après le cours, ditOliverpendantqueTheodora rassemblait ses affaires et
passaitàlapaillassed’àcôté,occupéeparKingsleyMartin.Leseuleffet,àlarigueur,desgrosseslunettesdeprotectionenplastiquesursonvisageétaitde
mettreenvaleursabeautéonsoulignantlefaitqueriennepouvaitl’altérer,pasmêmedeslunettesdemouche.Kingsley aurait puporter unpantalon enTergal et unemoustache à laGroucho, il auraitencore été à tomber. Theodora ne l’avait pas beaucoup vu depuis son arrivée,même si elle avaitentendutouteslesdivagationssurluietassistéàsonarroganteprestationdanslacourdederrièrelematinmême.
—C’estunehonte,cequiarriveàtongrand-père,luidit-ilenguisedesalutation.Theodoras’efforçadenepasmontrersasurprise.MaisilestvraiqueKingsleyétaitunsang-bleu.
Sesparentsétaientprobablementdesmembreséminentsdel’assemblée.—Çavas’arranger,dit-elle,laconique,enattendantquel’eauarriveàébullitiondanslebêcher.—Oh, je n’en doute pas. J’aimerais juste être là pour voir Lawrence et Charles en découdre.
Commeaubonvieuxtemps.—Mmmh.Theodorahochalatête,sansaucuneenvied’entrerdanscetteconversation.Ellen’avaitmêmepas
parléàOliverduretourdeLawrence.Unesortedesuperstition.SileComitélerenvoyaitenItalieenquatrièmevitesse?Iln’yauraitalorsplusrienàraconter.
—Dis-moi,tuestoujoursaccroàcegarçon?—Pardon?demanda-t-elle,untubeàessaisàlamain.—Rien,fitKingsleyenhaussantlesépaulesd’unairinnocent.Sic’estcommeçaquetuveuxle
jouer…ajouta-t-il,taquin.Pendant qu’il regardait ailleurs, Theodora observa son profil. Il était au bal desQuatre-Cents,
paraît-il.Sepourrait-il…sepourrait-ilqu’ilsoitlegarçonmasquéqu’elleavaitembrasséàl’after?Inconsciemment,elleporta lamainàses lèvres.Sic’était luiqu’elleavaitembrassé,celavoulait-ildireque,mêmesielleletrouvaitrepoussant,ilyavaitenréalitéquelquechoseenluiqu’elletrouvaitattirant?Oliverdisaittoujoursqueledésirprenaitracinedanslarépulsion.
Uneidéesurgitdanssatête:etsilegarçonderrièrelemasqueétaitOliver?Ilyavaitdessang-rougeàcettefête…etOliverdétestaitêtreexcludetouteoccasiondes’amuser.IlauraittrèsbienpusedébrouillerpoursefaireenvoyerleSMSd’invitation,elleenétaitsûre.Avait-elleétéattiréeparlegarçonmasquéparcequec’étaitsonmeilleurami?S’étaient-ilsembrassés?Était-cepourcelaqu’ilétaitsiagréableavecellecesdernierstemps?Qu’illatraitaitavectellementdetendresse?
Elleleregardaàtraverslapièce,levoyantgrimacertandisqueMimiForce,sapartenaire,faisaitbrûlerlefructosejusqu’àcequ’ilfondeetneformeplusqu’unpetittasàl’odeursucréeetécœurante.
SielleavaitembrasséOliver,celavoulait-ildirequ’ilsétaientplusquedesamis,àprésent?Ellecontemplasescheveuxchâtainsqui lui retombaientdans lesyeuxet se rappelacomment,àVenise,elleavaiteuplusquetoutenviedegoûteràsonsang.Était-ceéquivalentàdel’attraction?Etquelspouvaientbienêtresessentimentsàluipourelle?
Theodoradéposasescristauxdesucreparfaitementforméssurlatableetcroisaleregardd’ungarçondel’autrecôtédelaclasse.
JackForce.Sonestomacsenouainstantanément.Soudain,Theodorasutqu’ellenefaisaitquesementiràelle-même.Ellepouvaitbienjoueravec
l’idée d’aimerKingsley ouOliver.Mais en réalité, elle savait qu’elle nourrissait un espoir pas sisecretqueçasurl’identitédugarçonqu’elleavaitembrassé:ellen’endésiraitqu’unseul.
Jack.
VINGT-TROIS
LorsqueTheodorarentradulycée,Lawrencen’étaitpasencorerevenu.ElledemandaàJuliusde
monter les bagages de son grand-père dans la chambre deCordelia. Ils avaient un petit air triste,abandonnés dans l’entrée. Hattie avait préparé le dîner et Theodora emporta un plateau dans sachambrepourmangersonpaindeviandeetsapuréedevantsonordinateur.Cordelian’auraitjamaispermisunechosepareille.Sagrand-mèreveillaitscrupuleusementàcequ’elledînâtcorrectementàtabletouslessoirs.Maisjustement,ellen’étaitpluslàpourfairerespecterlesrègles.
Theodoradonna ses restes àBeauty tout en consultant sesmails et fit unemolle tentativepourterminersesdevoirs.
Ensuite,elleredescenditsonplateauàlacuisineetaidaHattieàremplirlelave-vaisselle.Ilétaitvingt et une heures passées. Il y avait déjà plus de douze heures que son grand-père était parti.Combiendetempsavaitbienpudurerlaréunion?
Enfin,peuaprèsminuit,laclédeLawrencetournadanslaserrure.Ilétaitvisiblementépuisé.Lestraits de son visage étaient hagards. Theodora se fit la réflexion qu’il semblait avoir vieilli deplusieursannées.
—Qu’est-cequis’estpassé?luidemanda-t-elle,alarméeparsonétat.Ellesautadufauteuilprèsdelafenêtreoùelles’étaitàmoitiéendormie.Lesalon,débarrasséde
seslourdsrideauxetdeseshousses,étaitunendroitétonnammentconfortable.Hattieavaitfaitdufeudanslacheminée,etTheodoraneselassaitpasdelavuesurlefleuve.
Lawrenceaccrochasonchapeaucabosséà lapatèreets’enfonçadans l’undescanapésantiquesdevantlacheminée.Delapoussières’envoladusiège.
— Je pense décidément que Cordelia aurait pu investir un peu plus dans l’entretien de cettebicoque,grommela-t-il.Jel’ailaisséeavecpasmald’argentàgauche.
CordeliaavaittoujoursdonnéàTheodoral’impressionqu’ellesétaientruinées,etquelepeuqu’illeurrestaitservaità financer lestrictnécessaire : lascolaritéàDuchesne, lanourriture,un toitsurleur têteetunedomesticité réduiteauminimum.Toutàpartcela–vêtementsneufs,argentpour lecinémaoulerestaurant–étaitparcimonieusementcomptédollarpardollar.
—Grand-mèredisaittoujoursqu’onétaitfauchées,dit-elle.—Parrapportàcequenousavonsconnuàuneépoque,certes.Maisnous,lesVanAlen,sommes
loindelafaillite.J’aivérifiélescomptesaujourd’hui.Cordeliaafaitdebonsplacements.Lesintérêtsontfructifié.Nousdevrionsêtreenmesurederemettrecettemaisondansl’étatquiluirevient.
—Tuesalléàlabanque?luidemandaTheodora,unpeusurprise.—J’aidûfaireuncertainnombredecourses,oui.IlyalongtempsquejenesuispasvenuàNew
York. Merveilleux comme le monde a changé. On l’oublie, à Venise. Suis tombé par hasard surplusieursamis.CushingCarondoletainsistépourquejedîneavecluiàl’ancienclub.Jesuisnavré,jeseraisrentréplustôt,maisilfallaitquejedécouvrecequ’atrafiquéCharlesForceenmonabsence.
—Maiscommentças’estpasséavecleConclave?Lawrencesortituncigaredesapocheetl’allumaavecsoin.—Oh,àl’audience?—Oui,ditTheodoraavecimpatience,déconcertéeparl’attitudedésinvoltedeLawrence.—Ehbien,ilsm’ontamenédansleSanctuaire.J’aidûm’exprimerdevantleConclave,lesplus
hautsresponsablesdel’assemblée.DesSentinelles,desAînés.DesImmortelscommemoi.
Les Immortels étaient des vampires qui conservaient lamême enveloppe physique siècle aprèssiècle, qui avaient reçu la permission d’être exemptés du cycle du repos et du réveil, aussi appeléréincarnation.
— Jamais vu de clique plus désolante, poursuivit-il en pinçant les lèvres de dégoût. ForsythLlewellyn est sénateur… tu savais ça ?ÀPlymouth à l’époque, il n’était que le laquais deMichel.C’estunehonte.EtabsolumentcontraireauCode.Iln’enapastoujoursétéainsi,tusais.Nousavonsrégné.Mais après le désastre deRome, nous sommes tombés d’accord sur le fait qu’assumer despositionsdepouvoirdanslasphèrehumaineétaitàjamaishorsdequestion.
Theodorahochalatête.Cordelialuiavaitdéjàditlamêmechose.— Et ils ont expulsé les Carondolet du Conclave, Cushingm’a tout raconté. Parce qu’il avait
proposéunCandidumsuffragium.—Qu’est-cequec’estqueça?—LeVoteblanc.Pourladirectiondel’assemblée,ditLawrencequisedébarrassad’uncoupde
pieddesessouliersdebanquieretremualesorteilsdansseschaussettesdevantlefeu.—MaisjecroyaisqueCharles–Michel–étaitRex.Àjamais.—Pastoutàfait,ditLawrenceensecouantsacendredansuncendrierportatifqu’ilavaitsortide
lapochedesaveste.—Non?—Non.L’assembléen’estpasunedémocratie.Maiscen’estpasunemonarchienonplus.Nous
sommesconvenusqueladirectionpouvaitêtreremiseenquestionsi l’assembléeavait lesentimentqueleRexnenousavaitpascorrectementguidés.C’estalorsquel’onappelleauVoteblanc.
—Est-cequ’ilyenadéjàeuun?—Oui. (Lawrence s’enfonça profondément dans le fauteuil, si bien que seule la fumée de son
cigareétaitvisible.)Unefois,àPlymouth.—Ques’est-ilpassé?—J’aiperdu.(Ilhaussalesépaules.)CordeliaetmoiavonsétébannisduConclave.Depuis,nous
n’avonspluseuaucunpouvoirsurleComité.Nousnoussommesinclinésdevantsonautorité,etplustard,verslaBelleÉpoque,nousavonsdécidéquenousdevionsnousséparer.
—Pourquoi?—Cordeliat’aracontéquenoussoupçonnionsunmembrehautplacéduConclaved’hébergerun
sang-d’argent.J’aipenséqueceseraitmoinsdangereuxpourellesijedisparaissaisunmoment,pourpouvoirpoursuivrenotreenquêteà l’insuduComité.Nousnousdisionsquec’était là leplussage.Maishélas,celaveutdirequejen’étaispaslàlorsqueAllegraasuccombéàsamaladiedecœur.Nipourtanaissance.Etmontravail jusqu’àprésentaétéstérile.Jenesuispasplusprèsdeconfirmermessoupçonsqu’avant.
—Maisques’est-ilpassé…Pourquoit’ont-ilslibéré?Jetecroyaisenexil.Lawrenceeutunpetitrire.—Eux aussi le croyaient. Ils avaient oublié que jem’étais exilé volontairement. Je crois bien
qu’aucund’entreeuxnes’attendaitàcequejerevienneunjour.Ilsn’ontpasvraimenteulechoix,enfait. Je n’ai enfreint aucune règle du Code. Il n’y avait aucune raison d’interdire mon retour.Cependant,euégardàmatrèslongueabsence,ilsonttoutdemêmeexigéquejecomparaisse.
—Quetucomparaissespourquoi?—Oh, pour promettre de ne plus contester la direction duComité comme je l’avais déjà fait.
AppeleràunnouveauVoteblanc,tucomprends!Ilsm’ontmêmerestituémaplaceauConclave,dumomentquejepromettaisdeneplusévoquerlamenacesang-d’argent.D’aprèsCharles, lamenaceCroatanestmaîtrisée,sielleajamaisexisté.
—Simplementparcequepersonnen’estmortdepuistroismois,ditTheodora.
—Oui.Ilssontaveuglescommetoujours.Lessang-d’argentsontderetour.ExactementcommeCordeliaetmoil’avionsprédit,ilyatantd’années.
—Maisàpartçatoutvabien,dit joyeusementTheodoraendécidantdenepassesoucierdelamenaceCroatanpourlemoment.Tuesderetour,etilsnepeuventriencontreça.
Ilobservalacheminéed’unairchagrin.—Pastoutàfait.J’aidemauvaisesnouvelles.LesouriredeTheodoras’évanouit.—Charlesm’ainforméqu’ilétaitentraindefairelenécessairepourt’adopter.—Quoi?Pourquoi?CharlesForce,l’adopter?Etdequeldroit?Qu’est-cequec’étaitquecettemauvaiseplaisanterie?—C’estmalheureux,maisilestquandmêmetononcle.QuandAllegra,sasœur,arévoquéleur
lienetrefusédeleprendrecommepartenairedanscecycle,ilatournéledosàlafamilleVanAlen.Defait,ilafaittoutcequiétaitensonpouvoirpourdétruirecettefamille.Pourdétruiretamère.Iln’ajamaispuluipardonnerd’avoirépousétonpèreetdet’avoirdonnélejour.Iladurcisoncœurcontreelle.Ilestalléjusqu’àchangerdenom.
Theodorapensaauxfoisoùelleavait trouvéCharlesForceagenouilléauchevetdesamère. Ilavaitétésonvisiteurrégulier,etellel’avaitentendusupplierAllegradeluipardonner.
— Donc, il est ton parent le plus proche. De plus, il n’existe aucune trace officielle de monexistencedanscecycle;enfait,d’aprèslespapiers,jesuisofficiellementmort.Jesuismorten1872.Quelecielsoitremerciépouravoircréélesbanquessuisses!Noscomptesenbanquenesontquedesnuméros,sansquoijen’auraispaspuytoucher.Charlesadécidéquejen’étaispasapteàt’élever.Ilveutt’éleverlui-même.
Sononcle.Cordelialeluiavaitfaitcomprendre,etpourtantTheodoraavaitrefusédereconnaîtrecetteparticularitédesonarbregénéalogiquetordu.
—Maisilsnepeuventpas…Jeveuxdire,iln’estpas…Jeneleconnaismêmepas.—Net’enfaispas,jenelaisseraipasunechosepareillesefaire.Allegraauraitvoulupar-dessus
toutteteniréloignéedeluiditLawrence.—Pourquoi est-cequ’il tedéteste à cepoint ?demandaTheodora,une larmebrillantdans ses
yeuxbleuvif.Lawrence était enfin revenu et de nouveau les forces – ou lesForce – conspiraient pour le lui
enlever.Theodoraessayades’imagineràquoiressembleraitl’adoption:devoirvivreavecMimietJack,sescousins.Mimiadoreraitça,elleenétaitsûre…etJack,qu’enpenserait-il?
—« Ils seront divisés, père contre fils, fils contrepère», ditLawrence en citant lesÉcritures.Hélas,j’aitoujoursétéunedéceptionpourmonfils.
ArchivesduNewYorkHerald
30septembre1872
LEMYSTÈREDELADISPARITIONRESTEENTIER
MaggieStanfordn’adonnéaucunsignedeviedepuisdeuxans.Sonpèreestmortdechagrin,samèreaperdularaison.
L’énigmedeladisparitiondeMaggieStanford,quiauraitaujourd’huidix-huitans
et a disparu lors du Bal patricien annuel donné il y a deux ans, n’est toujours pasrésolue.Lapolice,quin’a jamais reçudedemandede rançonni trouvéaucun indiceprouvant un kidnapping ou un crime lié à cette affaire, soupçonne une fugue. MrsDorotheaStanford,deNewport,seraitdevenuementalementdéséquilibréesuiteauchocdeladisparitiondesafille.Mr Stanfordasuccombéauchagrinpeuaprèsquelajeunefilleaétéportéedisparue.
D’étrangeshallucinationscontinuentd’affligerlamère,quiprétendquesesvoisinset ses amis dissimulent la vérité sur l’endroit où se trouve sa fille et l’empêchent derentrerchezelle.LeHeraldestallérendrevisiteàMrsStanford,etd’aprèscequipeutêtre déduit de son discours, elle est toujours victime de l’illusion que sa fille estséquestréeetquequelqu’unrefusedelarelâcher.
LeHeraldadécouvertque,avantsadisparition,MaggieStanfordavaitvécupendantunanàl’asileSt.DymphnadeNewport,oùelleétaittraitéepourdestroublesinconnus.Toutepersonnedétenantdes informationssursadisparitionest fortement invitéeàsefaireconnaître.
VINGT-QUATRE
LemagazineChic était installédansunnouveaubuildingdeverreetd’acierhyper-tendanceau
milieu de Times Square. Ce n’était que l’une des filiales médiatiques haut de gamme du groupeChristie-Best,unconglomératquicomptaitaussiFlash,Kiss,SplendidetMineparmisesnombreuxtitresenunmotsurpapierglacé.Lehallétaitunespaceenmarbreàl’atmosphèresereine,avecunefontainezenetunearméedevigilesenvestebleuepostésenfactiondevantlescomptoirsenonyxdel’accueil.
Un après-midi, après les cours, Bliss attendait patiemment dans le hall que le garde appelle labookeusedemannequinsdeChicpourqu’ellelalaisseentrer.FarnsworthModelsl’avaitenvoyéeàun « go-see », un rendez-vous pour voir si le magazine voulait engager Bliss pour sa prochaineséancephoto.
Bliss portait sa tenue dego-see habituelle : jean foncé-délavéCivilisationCouture serré serré,ballerinesLanvin et une ample tunique blanche. Elle avait le visage nettoyé de frais et sans aucunmaquillage,commeleluiavaitconseillél’agence.BlissavaitététrèsdemandéedepuislacampagneCivilisation, et les photos d’elle dans l’éblouissante robeDior avaient été reprises dans lemondeentier,cequiavaitfaitd’ellelanouvellepeopledontonparlait(supplantantaupassageMimidanslalisteinternationaledesfilleslesmieuxhabillées).Elleavaitfaitunepubpourdeschaussures,unepubGap,etdéjàunreportagephotodecinqpagesdansKiss.Chicétait lasourced’oùtoutdécoulait, letopdelapiledepapierglacé,etmêmesielleneprenaitpasdutoutlemannequinatausérieux,elleavaittrèsenviededécrocherlejob.
—TheodoraVanAlen,entendit-ellequelqu’undireauvigile.—Theodora!Tueslàpourlego-seedeChic? luidemandaBliss,agréablementsurprisedela
trouverlàelleaussi.—Ehoui.Theodora lui rendit son sourire. Depuis le décès de sa grand-mère, elle avait refusé les
propositions de poser qui s’étaient abattues sur elle suite à ce panneau d’affichage CivilisationCouturesurTimesSquare.MaisLindaFarnsworthl’avaitpersuadéedemaintenirlerendez-vouschezChicetTheodoraavaitaccepté,nefût-cequepoursedistrairedelanouvelleperturbantequeCharlesForceavaitl’intentiondel’adopter.
Comme d’habitude, Theodora avait l’air d’une va-nu-pieds dans son pull défraîchi, sa tuniquetailleempire,soncollantsanspiedsetsesbasketsJackPurcell,avecplusieursépaisseursdeperlesenplastique enroulées autour du cou. Cela dit, il faut noter que plusieurs rédactrices de mode quil’avaient repérée dans le hall avaient immédiatement remarqué son style unique, et que troismoisplustard,lespagesdeKiss,deSplendidetdeFlashexposaientdestenuescurieusementsemblablesàlasienne.
—Vouspouvezmonter,leurditlevigileenleurouvrantlestourniquetsautomatiques.LebureaudeChic était audixièmeétage, etTheodora etBliss étaient unpeu intimidéespar le
décor impeccable. Le salon d’attente était tapissé d’agrandissements, au format d’une affiche, descouverturesdeChiclespluscélèbres:unevisitevirtuelledesbeautéslesplusvénéréesduXXeetduXXIesiècle.
Uneréceptionnisteauphysiquedegrand-mèreleurconseillades’asseoirdansl’undesfauteuilsBarcelonablancs.
Lesfillespapotèrentàvoixbassedechosesinsignifiantes:ragotsdelycée,interros,pourquoiilyavait soudaindeshotdogsà lacantine.Toutesdeuxévitèrent soigneusement le sujetde lamortdeDylan : Theodora parce qu’elle craignait que ce soit trop douloureux pour Bliss, et Bliss parcequ’elle avait l’impression de ne rien avoir de nouveau à dire, depuis que le garçon du lac s’étaitrévéléêtreKingsley.
—Tu vois beaucoupKingsley en cemoment, dit Theodora lorsqueBliss raconta qu’il l’avaitemmenéedanslanouvelleboîteàlamode,leDésastre.
Blisssemorditlepouce.Elleétaitassisetoutauborddesonsiège,n’étantpasassezàl’aisepourprendretropdeplace.Elletenaitsursesgenouxsonportfolionoiravecsesphotosdemannequin.
—Ouais…Ilestcool.EllenevoyaittoujourspasclairementquiavaitétéKingsleynicequ’ilavaitreprésentédansson
passé,mêmesielledevaitreconnaîtrequ’ilrendaitleprésentplutôtchouette.Ils’étaitapparemmentmis en tête que Bliss était sa copine, et tous les deux passaient le plus clair de leur temps libreensemble.Kingsleysemblaittoujoursavoirlesdernièresinvitationsauxmeilleuresfêtes,etavecluiàses côtés,Bliss n’avait plus l’impression d’être une potiche,mais plutôt une vraie bête de soirées.D’ailleurs,sacélébritécroissanteluidonnaitdeplusenplusconfianceenelledanslafaunepailletéedelavienocturnenew-yorkaise.MêmeMimiavaitamèrementremarquéqu’ellen’enpouvaitplusdevoirsonnomengroscaractèresdanslesjournaux.
—CommentvaOliver?demandaBliss.—Bien,ditabruptementTheodora.En vérité, Oliver s’était montré très légèrement distant ces derniers temps, après avoir été
tellementcompatissant.C’étaitpeut-êtreuneréactionaufaitqu’ellesesoitéloignéedelui,oubiensespropres réservesàproposde lanaturechangeantede leur relation.La transitiondemeilleuramiàIntermédiairehumainn’étaitpasfacileànégocier.
Elles se turent lorsqu’une brune longiligne franchit les portes de verre. Elle portait une ampleblousepaysanneceinturéesurleshanches,unshortenjeanmoulant,uncollantfantaisieetdestalonscompensés. L’effet était original et décalé, comme si elle avait assemblé cette tenue à la dernièreminute,alorsqu’enréalitéelleavaitsansdoutepassédesheuresàétudierdesphotosdedéfiléetàcalculer avec soin la relation de chaque élément à l’ensemble, pesant ses choix avec la mêmeméticulositéqu’unpeintremélangeantsespigments.
—Bliss?Theodora?appela-t-elle.—Chantal?demandaTheodora.—Non,jesuisKeaton,l’assistantedeChantal.—KeatoncommeDianeouKeatoncommeBuster?plaisantaTheodora.Keatonnerelevapas.—Chantalestretenueparuneréunionaccessoires,maisellem’aditdevousfaireentrer,dit-elle
aveccondescendance.Ellelesguidadanslescouloirstapissésdeblanc,oùdesfilleshabilléesaveclamêmeexcentricité
pointueévoluaientdansunlabyrinthedepostesdetravailperchéessurdestalonsdedixcentimètres.Desportantssurrouletteschargésdevêtementsétaientgaréscontrelesmurs,avecdescartesetdesnotations surdes cintres indiquant : « JANV–COUV»,«NON-CHOIX»,«GO»,«BRANNONMTG»,«RETOURS»et«INDEX».
Le bureau de Chantal était un capharnaüm de books de mannequins, et un mur entier étaitrecouvertdecentainesdepolaroidsdemannequinsformat20x25surpapierbrillant.Ilyavaitdesozalidsdelacouverturedumoissuivant,desmaquettesdunumérodefévrier,etunchienminiaturequijappaitdansuncoin.
—Attendezici,leurordonnaKeaton.Bougezpas.
Theodora et Bliss firent ce qu’on leur disait, même si en réalité Bliss avait soif et Theodoramourait d’envie de faire pipi. Mais l’atmosphère de Chic était tellement intimidante, et Keatontellementdépourvued’humour,qu’aucunedesdeuxnevoulutprendrederisque.
Uneheure plus tard,Chantal arriva enfin.Bliss s’attendait encore à une grande amazone,maisChantalétaitunepetitefemmecourtesurpattes,àl’airpincé,avecdescheveuxcourtsébouriffésetdes lunettesœildechat.Elleétaitvêtued’unsweatAPCampleetd’unpantalonbaggyainsiquedebasketsjaponaisesconfortables(maisenéditionlimitéeet,parconséquent,d’unprixprohibitif).
—Bonjour,lesfilles,dit-ellevivementavantd’appelerimmédiatement:Keaton!MonPolaroid!Jenet’aipasditdel’apporter?
Elles’assitàsonbureauetfeuilletarapidementchacundesbooks.—Oui,j’aivuça.Joli.Ooh.Pasmal.J’aimebiença,moinsça,marmottait-elle.Ellerefermalesdeuxportfoliosavecunbruitsecetordonnaauxdeuxfillesdeposercontrele
seulmur vierge de son bureau pour prendre plusieurs clichés de chacune avec son appareil.Blisspassaenpremier.
Tout se déroulait normalement lorsque soudain, Bliss s’évanouit au moment où le flash luiexplosaitauvisage.
—Oh,monDieu,ellen’estpasanorexique,aumoins?Jeveuxdire,çanefaitrienqu’ellelesoit,Dieusaitquetouteslesfilleslesont.Maisellenepeutpasnousfaireçaenpleineséancephoto,ditChantal,pluscontrariéequ’inquiète,alorsqueBlissserecroquevillaitparterre.
—Non,cen’estpasça,ditTheodora,soucieuse.(Elles’agenouillaetmitunemainsurlefrontdeBliss.)Ilfaitunpeuchaudici.
Blisspoussaitdesgrognementsbizarresetavaitlarespirationsifflante.—Non…partez…non…— Il fera encore plus chaud en conditions réelles, dit Chantal d’un air sombre. Prions pour
qu’ellenevomissepassurmontapis.Theodoralafusilladuregard,exaspéréequelaresponsabledecastingsembles’inquiéterplusde
sonbureauquedelasantédeBliss.—Bliss?Bliss?Çava?demanda-t-elleenaidantsonamieàseremettresursespieds.Blissouvritlesyeuxenpapillotantdespaupières.—Theodora?dit-elled’unevoixenrouée.—Oui.—Ilfautquejesorted’ici,l’imploraBliss.—Keatonvavousraccompagner.JepréviensLinda,ditChantalendécrochant le téléphonequi
sonnait.Ilétaitévidentque la responsabledecastingétaitpasséeàautrechosedèsque lamenaced’une
régurgitationintempestives’étaitéloignée.TheodoraaidaBlissàsortirdubureau.—Vas-y.Doucement.Elleappuyasurleboutondel’ascenseuretjetaunregardnoiràunefilledeChristie-Best,quiles
observaitaveccuriosité.—Jesuistombéedanslespommes,ditBliss.Encore.—Encore?—Çam’arrivetoutletempsencemoment.ElleracontaàTheodoralescauchemarsqu’ellefaisaitetlesexpériencesvertigineusesoùellese
réveillaitdansdesendroitsoùellen’avaitaucunsouvenirdes’êtrerendue.—Jemeréveilleet je suiscomplètementailleurs, sanssavoirdu toutoù jeme trouve.Çadoit
fairepartiedelatransformation.
—Oui,oui,çam’estarrivéaussi.Pasaussispectaculairequecequetudécris,maisilyaenvirondeuxsemainesjemesuisévanouie.C’étaitpluscommeunehibernation,d’aprèscequ’aditleDrPat.
TheodoraexpliquasessoucisdesantéàBlisstoutenl’aidantàentrerdansl’ascenseur.—Chezmoiçadurepeudetemps,etçafaitpartiedesflash-backsdemémoire,saufquejeneme
souviensderien,ditBliss,visiblementsoulagéedenepasêtrelaseuleàsouffrirdecescrises.—Ilvafalloirvivreavec,jesuppose.—Kingsleyditqu’ilyadestrucspoursurmonterça.Ilvamemontrercommentfaire.L’ascenseurarrivadanslehall,etàl’ouverturedesportes,Jackentradedans.Ilportaitunbadge
«visiteur»noirdechezChristie-Bestsurlereversdesaveste,avec«10eÉTAGE»écritdessus.—Tiens,salut,dit-il,l’airlégèrementgêné.—Nenous dis pas…s’exclamaBliss avec ungrand sourire. JackForce, top-model !Montre-
noustonstyleBlueSteel!blagua-t-elle,citantunerépliquecultedeZoolander.—Chhhht,ditJackavecunsourirepenaud.Cen’estpasmoiquiaivoulu.Maisilsontbesoinde
garçonspouruneséancephoto.Chantaiestcopineavecmamère,alorsbon,mevoilà.—On vient de voir Chantal, dit Bliss pour entretenir la conversation car Theodora était trop
timidepourluiparlerdirectement.—Onseverraaushooting,alors,ditJackensouriant.—C’estça,oui,ditBliss.Jenecroispas.Jesuistombéedanslespommesquandellem’apriseen
photo,etTheodoran’amêmepaseudroitàunPolaroid.Àmonavis, iln’yaaucunechancepourqu’onsoitprises.
Lorsquelesportesserefermèrent,ilétaitdifficilededirequi,deJackoudeTheodora,avaitl’airleplusdépité.
VINGT-CINQ
— Au premier étage, après le temple de Dendour, parmi les sarcophages, dans l’aile des
antiquitéségyptiennes,ilyaunbraceletserpentenoretlapis-lazuliquiaappartenuàHatchepsout.Jevoudraisquetumelerapportes,ditLawrence,unchronomètreàlamain.
Theodora et son grand-père étaient dans le bureau de ce dernier, l’une des nombreuses piècesrouvertesdepuissonretour.
Déjà,Lawrenceavaitpassécommandeàdesentrepreneursetàdesarchitectespourqu’ilsrendentàlavillasasplendeurpassée,etlebruitdestravauxsurlafaçade–grattements,grincements,coupsdemarteau–étaitunenuisancequotidienne.Maisl’intérieurdubureaudeLawrenceétaitinsonoriséetaussisilencieuxqu’unetombe.
C’étaitletroisièmejourdesonentraînement.Unesemaineplustôt,LawrenceavaitétéalarmédedécouvrirqueleComitén’avaitpratiquementrienfaitpourapprendreauxvampiresde lanouvellegénérationàcontrôleretàutiliserleurspouvoirs.Theodoraluiavaitditquelemaximumqu’ilsaientfaitavaitétédelirequelqueslivresetdeméditer.
—Personnen’apassédetestdeVelox?avait-ildemandé,haussantlessourcils,consterné.—Qu’est-cequec’estqueça?avaitréponduTheodora.—NiapprislesquatrefacteursduGlom?—Non,avaitfaitTheodoraensecouantlatête.—Maisalors,aucundevousn’alamoindreidéedecequ’ilfautfairepourcombattreuneattaque
desang-d’argent!avaitditLawrenceavecirritation.—Euh…non.Lawrenceétaitprofondémentperturbé,etdansceclimatd’urgence– lademanded’adoptionde
CharlesForcecirculaitdéjàdanslesbureauxdesaffairesfamiliales–,commentsavoircombiendetempsilspourraientpasserensemble?Laleçondevampirismeétaitofficiellementouverte.
—Situveuxêtrecapabledevaincrelessang-d’argentettrouverquioucequiestresponsabledeleurretour,iltefaudrad’abordapprendreàutilisertonsavoirdesang-bleu.
Songrand-pèreavaitdécidédecommencerparleVelox,outestderapidité.—Êtrevivenesuffitpas, luiexpliquadoctementLawrence.Tudoisêtreassezrapidepourêtre
indétectable.Troprapidepourdéclencherlesalarmes.Sirapidequepersonnenepourratevoir.Laplupartdessang-rougeprennentcelapourdel’«invisibilité».Maisl’invisibiliténefaitpasvraimentpartiedenosprérogatives.C’estjustequenoussommesassezrapidespourêtreindétectablesparunœilhumain.Unefoisquetumaîtriserasl’artduVelox,tuserascapabledetetrouverpartoutenunclind’œil. Les sang-d’argent sont rapides : c’est l’un de leurs plus grands pouvoirs. Pour survivre, tudevrasdonclessurpasserenvitesse.
IlluidonnatouteslesindicationspourtrouverlebraceletdansleMetropolitanMuseumofArt.Un bracelet serpent. Or et lapis-lazuli. Premier étage. Antiquités égyptiennes. Parmi les
sarcophages.—Vas-y,ditLawrenceenbrandissantlechronomètre.Theodoradisparut.Avantmêmequelasecondesuivantenesesoitaffichée,elleavaitréapparu.—Enprogrès,dit-il.Quelquesjoursplustôt,illuifallaitdeuxminutespours’acquitterdecettemission.
Theodora lui montra le bracelet. Elle avait forcé la serrure de la vitrine tellement vite quel’alarmen’avaitpaseuletempsdedétecterlamoindreperturbation.
Lawrencelaissaunpetitsourirejouersurseslèvres.—Maintenant,valeremettreàsaplace.Le lendemain, Theodora était épuisée par l’effort fourni pour la leçon, mais elle parvint à le
cacher.Iln’yavaitpasdetempspourlafaiblesse;ellevoulaitavancersansqueLawrences’inquiètedecequecelaluicoûtait.Elleétaitimpatiented’apprendrelesprincipesdel’Animadverto,ou«visionintelligente».
— Le pouvoir vampirique d’Animadverto est lui aussi auréolé de mythe et de malentendus,professaLawrence.Leshumainscroientquenousavonsunecapacitédesavoirinfini,alorsqu’enfaitnousn’avonsqu’unemémoirephotographiqueparfaite.Si tudéveloppesce talent, tu serascommemoi, capable de citermot pourmot tous les livres que tu as lus dans toute ta vie.La bibliothèqued’Alexandrieestperduepourl’humanitédepuisdessiècles,maisheureusement,j’étaisdéjàunlecteurvoraceàl’époque,poursuivit-ilenpointantsoncrânedudoigt.Toutestlà-dedans.
— Quel est l’intérêt de savoir tout ça ? En quoi cela peut-il nous aider à vaincre les sang-d’argent?luidemandaTheodora.
— Les sang-d’argent n’accordent aucune valeur à l’instruction, or celui qui n’apprend pasl’histoireestcondamnéàlarépéter.Ilestimpératifquenoustrouvionsdestraces,desindicesdeleursagissements en nous immergeant dans l’histoire du monde. Alors peut-être, l’un d’entre nousrésoudralemystèredelacontinuitédeleurexistence.
Ilmontradugestelestrentevolumesdel’Encyclopaediabritannica.—Photographiementalement chaquepage.Catalogue-les dans tamémoire.Avec ta rapidité, tu
devraisenavoirpourmoinsdecinqminutes.Maisjetedonneuneheure.Lawrencesortitdubureauetfermalaportederrièrelui.Àl’heuredite,ilrevintettrouvaTheodoraétenduesurlecanapé,entraindefaireunsomme.—Terminé?—Ilyacinquante-cinqminutes,réponditTheodoraavecungrandsourire.—Bien.Donne-moiladéfinitionduritederéanimationégyptien.Theodora ferma les yeux et parla d’une voix lente et mesurée, presque comme si elle lisait
directementunepage.—«Leritedepréparationdesdéfuntspourl’au-delàétaitexécutésurdesstatuesdudéfunt,sur
lesmomieselles-mêmesousurlesstatuesd’undieulocaliséesdansuntemple.Unélémentimportantde la cérémonie était l’ouverture rituellede labouchede lamomie, afinqu’ellepuisse respirer ets’alimenter.Le rite, qui symbolisait le conceptdemort etde régénérationdumythed’Osiris, danslequelledémembrement…»
— Excellent, la félicita Lawrence. Tu t’en sors très bien pour ton âge. Très très bien. C’estimpressionnant.Jepensaisqu’avectonsangmêlélaforcevampiriqueseraitdiluée,maisaucontraire,elleestencoreplusaffirmée.
—Grand-père?luidemandaTheodoraavechésitationtoutenl’aidantàreposerlesvolumesdel’encyclopédiesurleurétagère.
—Oui?—Si les vampires sont capables de cela, pourquoi avons-nous besoin d’aller en cours ?C’est
vraimentnécessaire?—Biensûr,réponditLawrence.Cequenousfaisonsici,cen’estquedupar-cœur.L’écoleapporte
des connaissances entièrement différentes : la socialisation, le débat, apprendre à se mêler auxhumains. Il ne faut pas s’isoler de la foule. Les sang-bleu doivent comprendre leur place dans le
mondeavantdetenterdelechanger.Tupeuxbienêtrecapablederécitertoutel’encyclopédie,maisuncerveausanscœurniraison…ehbien,celan’aaucunsens.
Theodorasemitàattendrelestestsavecimpatiencetouslesaprès-midi.Àlafindelasemaine,
Lawrencelasoumitauplusdifficiledetous.—TuasentenduparlerduGlom,luidit-il.Lacapacitéàcontrôlerlesespritshumains.— Oui. L’un des arts les plus dangereux, nous a dit Priscilla Dupont. Mieux vaut ne pas s’y
essayeravantl’âgeadulte.—Ridicule.Ilfautquetul’apprennesmaintenant,pourteprotégerdeseseffetstrompeurs.Carle
Glomfonctionneaussisurlessang-bleu.C’estunepernicieusetechniquesang-d’argent.Theodorafrissonna.— Il faut donc que tu apprennes à le contrôler et à t’en défendre.Nous essaierons d’abord le
contrôle,avantquejepuisseteprépareràladéfense,décidaLawrence.LeGlomaquatrefacteurs.Lepremierestlasimpletélépathie.Lacapacitéàliredanslespenséesdesautres.Pourcefaire,ilfautseconcentrersurleurénergie…ettoutfairepourcomprendresasource.L’espritestcommeuncasse-têtechinois:ilfauttrouverlaclépourliresessecretscachés.
«Anderson,venezparici,jevousprie.Lemonsieurauxcheveuxblancsentradanslapièce.—Oui?— Anderson a été entraîné pour résister au Glom. C’est indispensable pour être un bon
Intermédiaire.Unvampirenepeutpassepermettred’avoirunassistantcorrompu.Pendant les trois heures qui suivirent, Theodora resta assise à un bout de la table,Anderson à
l’autre.LawrencemontraitunecarteàAnderson,etTheodoradevaitdevinercequ’ilyavaitdessus.Àquoipense-t-il?Elleseconcentraitsursonsignal,maistoutcequ’ellevoyaitétaitdelafriture,
unépaisbrouillardgris.—Reinedecœur?demandait-elle.Lawrenceluimontraitunasdepique.—Dixdetrèfle?Troisdecarreau.Etainsidesuite.Lebrouillardgrisnese levaitpas.Theodoraétaitdépitée.Aprèssessuccèsen
VeloxetenAnimadverto,elleavaitcruqu’ilseraittoutaussisimpledemaîtriserleGlom.Andersonseretiraetelleseretrouvaseuleavecsongrand-père.—Cen’estpasfacile,laconsolaLawrenceenrassemblantlescartesetenlesremettantdansleur
boîte.Theodorahochalatête.— Mais ça a l’air tellement simple ! dit-elle en mentionnant qu’elle lisait dans les pensées
d’Oliversansaucunproblème.—Ilestsansprotection.Ilfaudraquetum’yfassespenser,nousdevronsl’entraîneraussis’ilveut
faireunIntermédiaireefficace.Theodora opina. L’effort déployé pourmaîtriser leGlom lui avait pris beaucoup d’énergie, et
soudainelleétaitfatiguée,latêteluitournait.—Tuvasbien?luidemandaLawrence,inquiet.Elleluifitunpetitsignedelamain.Ellenel’avouaitjamaisàsongrand-père,maisparfois,après
lestests,elleétaittellementfaiblequ’elletenaitàpeinedebout.
VINGT-SIX
Leurrencontredans leSanctuaireavaitétépurementaccidentelle.Theodoraétait làpour lire le
plus de livres possible, selon les instructions de Lawrence, et elle avait eu l’agréable surprise detrouverJackentrainderéviseràl’undesbureaux.
— Tiens, salut ! (Il sourit en se passant une main dans les cheveux et en lui faisant signe deprendreunsiègeenfacedelui.)Qu’est-cequetulis?LeProcès? luidemanda-t-ilenluimontrantsonexemplaire.
Elleopina.Ilsdevaient lire leromandeKafkapour leurcoursd’anglais.C’était l’undes livresqu’elleavaitdanssapile.
—Unebienbêtehistoired’amour, tune trouvespas ? lui demanda-t-il en feuilletant lespagesjauniesdesonlivre,dontTheodoraremarquaqu’ilétaittoutabîméetcorné.
—Unehistoired’amour? (Elle fit lagrimace.)Est-cequeçaneparlepasde la tyranniede lajustice?Del’absurditédelabureaucratie?Onnesaitjamaispourquoiilestjugé,aprèstout.
—Jenesuispasd’accord.EtpuisqueKafkan’ajamaisvouluquelelivresoitpublié,quipeutdirede quoi il parle, en réalité ? demanda Jack d’un ton légèrement taquin. J’ai lu que cela parlait del’échecdesacouretdesesfiançaillesavecFeliceBauer.Cequivoudraitdirequeçaneparlepasdutoutdelaloi,maisd’unhommemalheureuxenamour…
—Oh,Jack…Theodorasoupira.Ellenesavaitpastrops’ilsefichaitd’elleounon,maiselleprenaitplaisirà
leurbadinage.Jusque-là,cen’avaitpasététrèsfaciledesavoirs’ilsparviendraientunjouràrestaurerl’amitié naissante ou quoi que ce soit qui avait commencé entre eux et s’était interrompu sibrutalement au semestre précédent. Mais apparemment, Jack n’était pas trop rebuté par l’idée deréessayer.Biensûr,celanevoulaitriendire.IlrestaitlefrèredeMimiForce.
—Ilyapeut-êtrequelquechosedansmonlivrequin’estpasdansletien,ditJackenluifaisantpassersonexemplaire.Tiens,faisvoirletien.Sacouvertureestmieux,d’ailleurs.
Theodorapritsonlivre,inhalantsonodeurdemoisi.Elletrouvalapageoùelleenétaitetsemitàlire.
Vieil endroit barbant, pensait Mimi en suivant Kingsley dans les escaliers descendant au
Sanctuairede l’histoire,quartiergénéralduComitéetbibliothèqueprincipalede l’assemblée, situésousleBlock122,laboîtehyper-exclusiveouverteuniquementauxsang-bleuetàleursinvités.
Kingsleyétaitdevenuunami,quelqu’unquipartageaitlamalicemalfaisantedeMimi.L’incidentaveclegarçonsurlebalconavaitmarquéledébutdeleuralliance.KingsleyreprésentaittoutcequeMimi admirait chez les vampires : l’irrépressible désir d’utiliser son pouvoir. En privé, elle étaitd’accordaveclui:leComitéétaitbientropprudent,etelles’irritaitcontresesrèglesdraconiennes.Pourquoinepasseservirdeleurforcepourdominerleshumains?Àquoibonsavoirliredanslespenséessionnepouvaitpasentirerunprofitmatérielouémotionnel?Pourquoinepassenourrirdeplusd’unfamilierhumainàlafois?Pourquoinepasaffichersasupérioritéaulieudes’efforcerdesefondredanslemondemortel?
Illuiavaitdemandédel’accompagnerauSanctuairepourluimontrerquelquechosedecool,etilavaitdisparudanslesrayonnagespourletrouver.
Elle jeta un regard circulaire sur la vieille salle caverneuse. Plusieurs humains pitoyables,
d’anciens Intermédiaires qui n’étaient plus attachés à une famille vampire, travaillaient avec zèle àleurplaceassignée.
Mimipritunsiègeà l’unedesgrandes tablesde lectureaumilieude lapièce, tambourinantduboutdesdoigtsavecimpatience.
Lesonétoufféd’uneconversationparvintàsesoreillesdederrièreunerangéedelivres.—Iln’yariensurl’amourlà-dedans,Jack,disaitunefille.C’estpeut-êtretoiquidisn’importe
quoi.— Tu es sûre ? Tu devrais mieux regarder, peut-être que tu ne lis pas assez attentivement,
répliqua-t-il.Mimigrinçadesdents.C’étaitencorecettepetite sourisdeVanAlenquiparlaitavecson frère.
Elleselevaetseraclalagorgetoutenlesregardanttouslesdeuxpar-dessusl’étagèrebasse.JacketTheodoras’écartèrentimmédiatementl’undel’autre.—Euh, à plus tard, dit Theodora en prenant ses livres et en allant s’installer ailleurs, sans se
rendrecomptequ’elleavaittoujourssonexemplaire.—Ah,salut,ditJackenpivotantdanssonsiègepoursourireàsasœur.Jenesavaismêmepasque
tuconnaissaislecheminpourvenirici.—Nemesous-estimepas,BenjaminForce.Pourinfo,jelisénormément,reniflaMimi.Jackluisourit.Menteuse,luienvoya-t-il.C’esttoilementeur,luirenvoya-t-elle.Ileutungesteconciliant.Pardonne-moi.Toujours.LestraitsdeMimis’adoucirent.J’yvais.Onseverraàlamaison.Bye.Mimi le regarda partir, mais même avec ses douces pensées imprimées dans la tête, elle ne
pouvait s’empêcherd’être troublée.PourquoiTheodoraétait-elleencoredans le tableau?Quelquechose chez cette fille déséquilibrait son frère, elle le sentait.Elle percevait son désir de s’engagerdansleurunion,maisc’étaitpresquecommes’ilsepersuadaitderetomberamoureuxd’ellecontresavolonté.Pourquoi?Çanes’étaitjamaispassécommecela.Danstouslescycles,ilsavaienttousdeuxréaffirméleurliensansaucunecomplication.
L’espaced’uninstant,lasuprêmeconfianceensoi,ensasupériorité,quittalevisagedeMimietelleeutl’aird’unepetitefilleperdueetterrifiée.Ets’ilmequittait?Ets’ilnerenouvelaitpasnotreunionquandl’heureseravenue?Quenousarriverait-il?
MimifrissonnaenpensantàAllegraVanAlen,couchéesursonlitd’hôpital,pratiquementmortepourlemonde.
Ellenepouvaitpaslaisserarriverunechosepareille,niàlui,niàelle.—Ondiraitquetuasvuunfantôme,ditKingsleyenposantungroslivredevantelle.Ellelegratifiadesonsourireleplusdésarmant.—J’aimeraisbien.(Ellebaissalesyeuxsurlevolumereliédecuir.)Qu’est-cequec’estqueça?—Unechosequenousnedevrionspasregarder.C’estunvieilouvragederéférencesurlessorts
interdits.TuasentenduparlerdecettehistoiredeCroatan,non?Lessang-d’argent?—Euh…oui,ditMimiavecméfiance.Maisilsnesontpascensésexister.—C’estça,ironisaKingsley.Uniquementparcequ’ilsnesontplustrèsobéissants.—Commentça?— Les sang-d’argent étaient les esclaves des sang-bleu. Lorsque nous avons été condamnés à
passer notre immortalité sur Terre, ceux qui suivaient quand même Lucifer ont été maîtrisés etsoumisparMicheletGabrielle,pendantuntemps.Nouslescontrôlions,maisilssesontdenouveauélevés contre nous et ont cessé de nous obéir. Ils nous pourchassaient, nous les pourchassions, la
guerreafaitragependantdessiècles.Maintenant,ilparaîtqu’ilsontdisparu.Maisilyamoyendelesfairerevenir.
—Qu’est-ceque tuveuxdire?demandaMimiensedisantqueKingsleyprenait toutcelabientropàlalégère.
Les sang-d’argent n’étaient pas une plaisanterie, tout de même. La plupart des sang-bleu nepouvaientmêmepasenparler.
—EnrappelerundesTénèbres.Tusais.Luifairefairetoutcequetuveux,ditKingsley.—Jecroisquetoutcelanemeplaîtpastrop,ditMimiavecunfrisson.C’est tropsérieuxpour
moi.—Allez,moijepensequeceseraitmarrant.Kingsleyqualifiaitde«marrants»toutessortesdemauvaistours.Visiblement,pourlui,unvieux
sortobscuretdangereuxéquivalaitàconduireuneFerrariàquatrecentskilomètresàl’heure:sansdoutepasuneidéeformidable,maisilfallaits’ylancerjustepourpouvoirdirequ’onl’avaitfait.
—Bah,non.Mimisecoualatête.Maismêmesicelanel’intéressaitpas,ellepourraitbientrouverdanscelivre
autrechosed’utile.Materiaatra.Lamatièresombre.Ellel’ouvritàlapremièrepageetsemitàlire.
VINGT-SEPT
AllegraVanAlenétaitéveillée.Elleétaitassisedanssonlit,sesfinscheveuxblondstombanten
cascadesursesépaulesetsursachemisedenuitd’hôpital.Sesyeuxvertsgrandsouverts,vifsetbrillants.D’uneprofondevoixd’outre-tombeelleparla.—Prendsgarde,Theodora,prendsgarde.Theodora se réveilla en sursaut. Elle se retrouvait dans la chambre de sa mère à l’hôpital
presbytériendeColumbia,maissansavoiraucunsouvenirdelamanièredontelleavaitatterrilà.Ilétaitminuitpassé,etladernièrechosequ’elleserappelaitétaitdes’êtreendormieenlisantunlivre.Ellen’avaitpassouvenird’êtresortiedesachambre,d’avoirprislebusjusqu’àla168eRuenid’êtrearrivée à l’hôpital. Elle avait dû être somnambule, ou avoir une absence… exactement comme cequ’avaitdécritBliss.
Ellebaissalatêtepourregardersamère.Allegradormaitsouslescouvertures,aussipaisibleetsilencieusequed’habitude.Était-ceunsimplerêve?Maistoutsemblaittellementréel…Samèreétaitéveillée,elleluiparlait.Elleluiavaitditdeprendregarde.Prendregardeàquoi?
—Mère,ditTheodoraencaressantlajouefroided’Allegra.Ladouleurdesonabsencenelaquittaitjamaisvraiment.Theodoraembrassasamèresurlefront
etsortitdelachambreenéteignantlalumière.Le lendemain soir pour le dîner, Lawrence invita Theodora à son ancien club. Le club des
Aventuriersétaituneorganisationd’élitefondéeparlessang-bleuaudébutduXVIIIesiècle,commepointderalliementpourlesglobe-trottersunisparunecommunautéd’esprit,désireuxd’expliqueretdepartagerleursrechercheset leursthéoriessur lesphénomènesnaturelsetgéographiques.Ilétaitinstallédansunebellemaisondela5eAvenue,enfaceduKnickerbockerClubetàquelquesminutesduMetropolitanMuséum,deuxassociationssang-bleuquiavaientdûassouplirunpeuleurrèglementcesdernièresannéesetaccueillirdessang-rougedansleursrangs.
Mais le club des Aventuriers était encore un bastion sang-bleu, ne fût-ce que parce que leshumains ne s’intéressaient visiblement pas autant aux questions environnementales qu’auxmondanités,etqu’iln’yavaitaucunprestigeàfréquentercevieuxcercled’aventurierspoussiéreux.
La salle àmanger était pleine de représentants des vieilles familles : lesCarondolet étaient là,ainsi que les Lorillard et les Seligman, qui, comme les VanAlen, étaient plus riches en histoiresillustresqu’enfortunesactuelles.
Lawrence fut accueillipar lemaîtred’hôtel et fit le tourde lapièceen serrantdesmainset enbavardantavantdepouvoirenfins’asseoiràtableavecTheodora.
LacarteduclubdesAventuriersétaitinchangéedepuisleXIXesiècle.Solemeunière.SteakDiane.Lapinchasseur.
Theodoracommandalasole,Lawrenceoptapourlesteak.Leursplatsarrivèrentsousdesclochesenargent.—Voilà,ditleserveurfrançaisendécouvrantlesdeuxenmêmetemps.Bonappétit.Tout en découpant son poisson, Theodora raconta à Lawrence ce qui s’était produit la nuit
précédente.
— J’ai eu une absence… Quand je me suis réveillée j’étais à l’hôpital, dans la chambre demaman,avoua-t-elle.
—Uneabsence?Queveux-tudireparlà?luidemandaLawrenceenmâchantsonsteak.—Tusais,quandtuglisseshorsdutempsetqu’ensuitetuteréveillessanssavoircommenttues
arrivélà.Lawrenceposasafourchette.—Jeconnais le retourbrutaldesouvenirs.Mais lesvampires secontrôlent toujours lorsqu’ils
reviventleurssouvenirs.—Ahbon?Lawrenceopina.—Cequetudécrisesthautementinhabituel.—Inhabituel?Theodora s’arrêta. Mais cela arrivait tout le temps à Bliss, donc cela ne pouvait pas sortir
tellementdel’ordinaire.Ellerelataàsongrand-pèrecequeluiavaitditsonamie.Lawrencedigéral’information.— Cette génération de vampires a peut-être quelque chose de nouveau dans sa configuration
génétique qui provoque cela. Je ne crois pas qu’il faille s’inquiéter, mais préviens-moi si cela sereproduit.(Puisilsoupiraetposasafourchette.)Àprésent,j’aiquelquechoseàtedire.
Theodora se raidit contre la nouvelle qu’elle redoutait depuis le jour où son grand-père étaitrevenu.
—Lejugeaacceptéd’examinerlademanded’adoptiondeCharlesàtonendroit.L’audienceestdansunmois.
DOSSIERMEDICAL
AsilepsychiatriquedeSt.DymphnaNom:MargaretStanfordÂge:16ansDated’admission:5avril1869SYMPTÔMES:Voirci-dessouslessymptômesprobablesdefoliechezlapatienteadmise.MORAUX:ExcitationreligieuseLiaisonamoureusePHYSIQUES:AutomutilationAccidentoublessureÉpilepsieTendancessuicidaires.Unesemaineavantl’admissiondelapatientedansleservice,unmembredesafamillel’atrouvéelespoignetstailladés.DélirehallucinatoireANTÉCÉDENTSFAMILIAUX:Aucunsignededémencenid’hystériechezaucunmembredelafamille.Filleunique,lesdeuxparentsencoreenvie.ANTÉCÉDENTSPERSONNELS:Crisesd’épilepsie.Lapatienteseplaintdemauxde tête,decauchemars.Absences.Lapatiente ne garde aucun souvenir de certains actes. Liaison amoureuse avec un jeunehomme peu recommandable citée en état d’hystérie. Toutefois, la patiente n’était pasenceinteaumomentdel’admission.ÉTATACTUEL:Extraitdel’entretiend’admissionaveclapatiente:«Celaparaîtsiréel…Jenepeuxpasyéchapper.Jemeréveilleetjelesensdansmesos.Ilvient,dit-ildansmesrêves.Ilconnaîtmonnom.Ilditqu’ilfaitpartiedemoi.C’esttoutcequejemerappelle.Aidez-moi,docteur,aidez-moi.Ilfautquejem’échappe.Ilfautquejeluiéchappe.»
VINGT-HUIT
Le thème du reportage photo était « Talitha Getty à Marrakech ». Un festival de djellabas
transparentesenlin,decaftansincrustésdepierreries,unturbanpar-cipar-là…oh,etlesbikinislesplus minuscules possibles. Mais l’assistant chargé du voyage avait mal compris et avait fait desréservationspourMontserrat à laplace, si bienque l’îledesCaraïbesdevrait passerpourunpaysd’AfriqueduNord.
Celadit,personnenesemblaits’ensoucier:quin’aimepasalleràlaplage?Blissavaitreçul’appeldeFarnsworthModelslejeudi,elleétaitdansl’avionlevendredietétait
arrivéeàlaplageaucrépuscule.Theodoraaussiavaitétéchoisie,aprèsquelesmannequinsretenusinitialement parChic – deux beautés russes – avaient découvert que leurs visas étaient périmés etqu’ellesdevaientretournerdansleurpays.
LarédactriceenchefdespagesmodedeChic,PatriceWilcox,étaitunefemmesérieuseetsévèrehabilléeennoirdespiedsàlatête,mêmesouslachaleurdestropiques.Elleaccueillitlesmannequinsetl’équipetechniqueparunsourireaussimincequesasilhouette.
—Cenesontpasdesvacances,voustous.C’estdutravail.J’attendsquetoutlemondesoitsurleplateauàhuitheuresprécisesdemainmatin.
Cependant,malgrélesavertissementssinistresdePatrice,onnepouvaitpaslenier:ceshooting,c’était des vacances. Pendant qu’elle leur faisait la leçon sur la ponctualité, Jonas Jones, lephotographesang-bleuconnupourêtreincorrigible,fitunclind’œilderrièresondos.
—Margaritasaubardanscinqminutes!articula-t-ilsilencieusement.Àminuit, toute l’équipe à part la rédactrice demode, y compris les deux assistants de Jonas –
deuxmecsmignonsdel’écoledestylismedeRhodeIsland–,unetroupedemannequins–dontaucunn’avaitplusdedix-huitans–,ainsiqueTheodoraetBliss,étaitaubarenborddemeràboiredescoups.
BlissetTheodoraimpressionnaientlessang-rougedelatroupeparleurcapacitéàtenirl’alcoolalorsquetouslesautresroulaientsouslatable.Lesgènesdevampires,ofcourse.
Theodoraregardalaplageplongéedansl’obscurité,lapleinelunebrillantsurlalonguegrèveetledouxmurmuredesvagues.C’était splendide.Elleétait arrivée tôt, s’attendantàmoitiéà trouverJackForce.Maisiln’étaitpasaunombredesmannequinsmâles,etelleétaitunpeudéçue.
Alors qu’elle regrettait son absence, elle sentit qu’on lui serrait doucement le coude, et c’étaitJack,deboutcontreletabouretàcôtédusien.
—Qu’est-cequetubois?luidemanda-t-il.Riendetropabsurde,j’espère,poursuivit-ilcommesileurconversationauSanctuairedataitdelaveille.
— C’est une concoction assez épouvantable. Une sorte de rhum à la noix de coco et au jusd’ananas,maiscen’estpasdelapiñacolada.Tuveuxgoûter?luiproposa-t-elleenluitendantsonverre.
Jackpritunepetitegorgéeetfitlagrimace.—C’estaffreux.—Jetel’avaisdit.—Jevaisenprendreun,dit-ilaubarman.—Quelcourage,dit-elleenlesaluantavecsonverre.Jackremuasaboisson.
—CommentvaLawrence?—Bien.TheodorasedemandaitsiJackétaitaucourantquesonpèreavaitl’intentiondel’adopter.Ellene
voulaitpasaborderunsujetaussigênant.—Tucroistoujoursqu’ilssontderetour?luidemandaJackenparlantdessang-d’argent.—Bienobligée,ditsimplementTheodora.C’estlaseuleexplicationpourDylan…etpourcequi
estarrivéàCordelia.Jackbaissalesyeuxsursonverreetleremuademanièreàfairetinterlesglaçons.— Le Comité n’y croit pas. La crise de Rome a pris fin, Lucifer a été détruit parMichel en
personne.Iln’yadoncaucunmoyenpourqu’ilspuissentrevenir.— Je sais. (Elle baissa la tête et regarda le dépôt au fond de son verre.)Mais je crois que le
Comitésetrompe.Jack eut l’air sur le point de répliquer quelque chose,mais une voix rauque les appela depuis
l’autrecôtédubar,oùunbruyantjeuàboireétaitencours.—Theodora!Jack!Ilnousfautencoredeuxrameurspourlemaîtreviking!Venez!Le lendemain, toute l’équipe se rendit àpied jusqu’àune réservenaturellecachéedansuncoin
isolédel’île.Lestechniciensavaientinstallédestentesdemaquillagepourprotégerlesmannequinsdelachaleur.Blisssortitdelasienneenbikiniàrayureszèbreetàficellesdécoréesdecoquillagescauris,avecuncaftanensoietransparenteetdessandalesornéesdepierreries.
—Oùsontlesperroquets?demandaJonasderrièresonappareilphoto.IlétaitprévuqueBlisstiennedeuxgrosarasrougesauxplumeséclatantes,unsurchaquebras,en
hommageàceuxdeTalithaGetty.Ledresseurlâchalesoiseaux,maisaucundesdeuxn’obéitàsesordres.L’unseperchasurlatête
deBlisstandisquel’autrevolaitenrondautourd’elleenpoussantdescrisdiscordants.Le dresseur finit par réussir à libérer Bliss des griffes de l’oiseau, et Jonas trouva un
compromis:ilpritdesphotosdeBlisssousunarbre,àcôtédesoiseaux.— Dieu merci, c’est terminé ! ronchonna Bliss en traversant précautionneusement les hautes
herbespourrejoindrelerefugedesatentedemaquillage.Theodorafutappeléejusteaprès.Elleportaitunune-pièceGuccinoircomposédedeuxbandesde
tissu devant, se rejoignant dans unminuscule « V » en bas. La styliste avait scotché le tissu à sapoitrinemaismêmeainsiellenepouvaits’empêcherdesesentirbeaucouptropnue.
—JeveuxuneambianceàlaLagonbleu, luiexpliquaJonas.Jeveuxquecesoitchaud,torride.Sexy.Maisinnocent.
Theodoraseglissadansl’eaufroideaupieddelacascade.—Prête?luidemandaJackForcedepuisl’autrecôtédubassin.Ellehochalatête.Elleavaitbeauêtreprévenuequ’ilsseraientpartenairessurcettephoto,lavue
ducorpsfermeetathlétiquedeJack,danssonshortdesurftaillebasseVilebrequin,lafitrougir.SurtoutquandJonaslesexhortaàserapprocherl’undel’autre.—Vousnem’avezpasentendu?LeLagonbleu!Vousêtesobsédésl’unparl’autre!Essayezdele
montrer!Jack,metslamainsursacuisse.Theodora,cambre-toi,rapprochetoncorpsdusien.Voilà.Commeça.
—Excuse-moi,ditJackenl’attirantcontrelui.—C’estdurmaisçafaitpartieduboulot,ditTheodoraens’efforçantdenepasluimontreràquel
pointsaprésencelatroublait.L’appareilphotocrépita.—Lasuite!criaJonas.
Ce soir-là, lorsque Jonas emmena toute l’équipe dîner dans un restaurant en plein air,Bliss se
retrouva assise à côtédeMorgan, l’assistantphoto sérieusementmignon.Morgan s’était beaucoupintéresséàelletoutleweek-end.Ilétaitendeuxièmeannéedanssonécoledestylisme,ilavaitdix-neufans,etdisposaitdetoutunarsenaldemauvaisesblaguesquifaisaientrireBlissmalgréelle.Illuiversaverresurverre,sanscomprendrequ’elleétaitimmuniséecontreleseffetsdel’alcool.
Bliss se renversaenarrièredanssachaiseen rotinetmit sespieds sur lesgenouxdeMorgan.Aprèsdesmoisd’hiveràNewYork,ellesesentaitlibreici,aveclabrisefraîchedel’océanquiluisoufflaitdanslescheveux,pasdeparentspourl’embêteret,encoremieux…aucuncauchemardepuisqu’elleétaitarrivéesurl’île.
—Tuveuxallerfaireuntour?proposa-t-il.Bliss acquiesça.Une«promenade sur la plage», c’était plutôt suspect.N’était-cepasune jolie
manièrededire:«Tuveuxqu’onpasseauxchosessérieuses?»Ils marchèrent main dans la main sur la plage, Bliss trempant ses pieds dans les vagues qui
roulaientetsentantlafraîcheurdel’eausursapeau.Leslumièresdel’hôtelétaientdeplusenpluslointaines.—Morgan,c’estunprénomdefille,letaquina-t-elle.—Ahoui?demanda-t-ilenlaserrantcontreluietenl’attirantausol.Blissfitsemblantdeluttertandisqu’illuitenaitlesbras.—Tunem’échapperaspas,dit-il.—Non?Legarçonsemità l’embrasser,etBliss lui rendit sesbaisers.Cen’étaitpascommeembrasser
Dylan,ni commeembrasserKingsley, sedit-elle.C’était unhumain.Un sang-rouge.Elle entendaitson cœur tambouriner dans sapoitrine, sentait sonodeur crûment humaine.Et soudain, elle sut cequ’elleétaitsurlepointdefaire.
Ilsoulevasachemiseetlajetaàcôtédelui.Blissl’aidaàdéboutonnersatunique.Toutsoncorpslapicotait lorsqu’ilpassa lamainsoussonhautdebikinietdénoua les ficelles. Il était si rapide…maisd’unautrecôté,elleaussi.
Ellelefitroulerdemanièreàlechevaucher,lesgenouxpresséscontrelesabledesdeuxcôtésdeseshanches.
—Jolie,dit-il,trèspotache,enadmirantBlissàcalifourchonsurlui,poitrinenuedansleclairdelune.
—Tutrouves?luidemanda-t-elled’unairdesainte-nitouche.Puiselle inclina la têteet l’embrassadebasenhaut,de la lignesombreduventreà lapoitrine,
puisaucou,jusqu’aupointchaudsouslementon.Ellel’embrassalentementavecsalangue.Ilsoupiraetluitintlatêteavecsesmains,lapressantcontrelui.Etc’estalorsqu’ellelemorditdesescrocsetcommençaàsenourrir…
VINGT-NEUF
LeComitésoutenaitquepourprendreconnaissancedesesviespassées, il suffisaitdes’asseoir
surunechaise,defermerlesyeuxetdeméditerenlaissantsonespritvagabonderdanslescorridorssansfindelamémoireafindelirececatalogued’unmillierdevies.
Dans l’intimité de sa chambre plongée dans l’obscurité, Mimi se pelotonna sur son divan deprincesse,posaunmasqueenfourruresursesyeuxetcommençaàseconcentrer.
Les visions étaient parfaitement claires. Toutes les répétitions de son passé lui montraient lamêmehistoire:elleetJackensemble,heureux,unis,amoureux.Elleanalysal’histoiredesonpassérécent:Plymouth,Newport,maisnil’époquenil’endroitneluidonnaientlemoindreindice.
Elleavaitbeauessayer,ellenetrouvaitaucuneraisonàsaréserve,àsesdoutes,àsonhésitation.Vraimentaucune?
Choquée,elleserappelal’expressiondesonvisageaubaldesQuatre-Cents.Cetaird’adorationtotaleetabsolue.Surlemoment,elleavaitvoulul’écarterenn’yvoyantqu’unesimplepassade.Delacuriosité,même,riendeplus.C’étaitidiotdesapart.Elles’étaitlaisséaveuglerparsonorgueil.Elleétaitrestéetroplongtempsdansledéni.
Laréponseétaitsoussonnezdepuisledébut.TheodoraVanAlen.Lapetite sang-mêlé.Ou,plus exactement, une sang-bleu sanspassé.Unnouvel esprit.Elle était
l’anomaliedansleurunivers.C’étaitelle,l’élémentinconnuquidéséquilibraitJack.Commentavait-ellepunepaslevoir?Theodoran’avait jamais existédans lemonde jusqu’àprésent.Seulementmaintenant…dansce
cycle.Etc’étaitseulementmaintenant,danscecycle,quel’uniondeJacketMimiétaitmenacée.Il était attiré par Theodora… tout comme il avait été attiré par Gabrielle. Mimi arracha son
masqueavechumeuretlejetaàtraverslapièce,oùilfaillitatterrirsursonchien,Pookie,quipoussaungémissementcontrarié.
Gabrielle.ToujoursGabrielle.MêmeavantlaChute,ilenavaitétéainsi.Gabrielle,lavertueuse,lamessagère,unarchangede lablancheur, cellequi apportait toujours labonnenouvelledu salut.Mimi et Jack étaient des angesdumonde souterrain, ils avaient undestind’obscurité et de justice,pourrappeleràl’hommequ’ilétaitmortel.EtpourtantJack,Abbadon,avaittoujoursétéattiréparlalumière.Ilavaittoujoursétéattiréparlepouvoirdelablancheur.
Ettoutlemondedisaitquec’étaitelle,l’ambitieuse?seditMimi.Àtraverslessiècles,elleavaittoujourssuqueJackétaitinsatisfaitdesonsort,malàl’aiseavec
son titre et sa position : l’ange de laDestruction. Jack n’aurait jamais fui ses responsabilités, ellecomprenait tropbiensonjumeau.Simplement,elleregrettaitqu’iln’acceptâtpaslemondetelqu’ilétait,aulieud’aspireràquelquechosedeplusgrand.C’étaitcequileuravaitattirédesennuis,dèsledépart.IlsavaientsuiviLuciferverslehautlorsdesonascension,Jackpensantques’ilpouvaitbrillercommelesoleil,queGabrielleaimaittant,ilgagneraitsamain.MaisGabriellel’avaitalorséconduit,etmêmeaprèsavoirabandonnéMichelsurTerreelles’étaittournéeversunhumainplutôtqueversAbbadondesTénèbres.
LesjumeauxForcen’avaientpasdesecretsl’unpourl’autre.Mimiavaitapprisàvivreaveclefaitque levisagedeGabriellehantait les rêvesdeJackdepuisplusieursmillénaires.Maisàprésent, lepouvoird’attractionétaitpassédelamèreàlafille,etc’étaitunechosequ’ellenepouvaitaccepter.
Mimisavaitquoifaireàprésent.Poursauverleurunion,poursesauvereux-mêmes.ElledevaitdétruireTheodoraVanAlen.
TRENTE
Lescoupssurlaporteétaientinsistants,ilssecouaientlesfinescloisonsenvanneriedel’hôtel.Le
bruitdéchiraitlesilencedel’aube.Ilétaitpresquecinqheuresdumatin.—Theodora!Theodora!Réveille-toi!Theodora s’arracha à son lit et entrouvrit la porte. Elle vit Bliss dans l’allée couverte, l’air
paniqué,encorehabilléecommelaveilleausoir,lescheveuxenbataille.Elleretiralachaînedelaporteetouvritengrand.—Quoi?—Oh, mon Dieu, Theodora, il faut que tu m’aides, je suis dans les ennuis jusqu’au cou, oh
merde,c’esthorrible,jecroisqu’ilestmort,ditBliss,saisied’untremblementincontrôlable.Theodoraseréveillaimmédiatement.—Mort?Quiestmort?—Morgan,l’assistant…Je…Viensvite.PendantqueTheodoracouraitsurlaplageavecelle,Blissluiracontatoutel’histoire.—Jel’aifait.J’aifaitlaCaerimoniaosculor.Lebaisersacré.Jenesaispas,j’enaieuenvie,c’est
tout. Je voulais que ce soit fait, tu vois ? J’en avaismarre d’être la seule de notre classe à ne pasl’avoir fait.Etc’étaitsuper,c’étaitbien, ilavaitvraiment l’aird’aimer…mais là, jenesaispas, jecrois que je suis allée trop loin. Ohmerde, Theodora, si le Comité l’apprend, je suis carrément,carrémentmal.
BlissguidaTheodorajusqu’àl’endroitoùMorganetelles’étaientembrassés,dansuncoinretirésousdespalmiers,derrièreunedunedesable.
Legarçonétaitcouchésurledosdanslesable,dusangcoulantencoregoutteàgouttedesdeuxpetitstrousqu’ilavaitaucou.
—Ilnerespirepas,ditBlissnerveusement.Jecroisquejesuisalléetroploin.Theodoras’agenouillaetpritsonpouls.—Pasdepouls.— Oh, mon Dieu, je vais me faire massacrer ! Aucun humain n’a jamais été tué par la
Caerimonia!Jamais!—Chhht…Laisse-moiréfléchir…Jack.IlfautallerchercherJack,décidaTheodora.—Jack?Pourquoi?—Parcequ’iladéjàfaitça.Morgann’estpeut-êtrepasmort.Peut-êtrequelessang-rougesont
commeçaaprèslerituel.Jacksaitpeut-êtrequelquechosequ’onnesaitpas.Jackétaitàlaporte,habilléetbienréveillé,avantmêmequeBlissn’aitfinidefrapper.Theodora
s’émerveilla de sa rapidité. Elle se dit qu’il aurait brillé au test deVelox. Elle n’avait pas pensé àutiliser la rapidité vampirique dans ces circonstances : elle était toujours en pyjama. Jack écoutal’histoiredeBlissetfutauprèsdugarçonenl’espacedequelquessecondes.
Ils’agenouilladanslesableetpritlepoulsdeMorganenappuyantdeuxdoigtscontresoncou.—Ilestlà…Onpeutlesentir…trèsfaible,maisilestlà.Oh,merci,monDieu,ditBlissens’effondrantparterredesoulagement.—Ilvas’entirer,alors?demandaTheodora.— Il va s’en tirer, dit Jack. Il ne se rappellera sans doute pas ce qui lui est arrivé,mais à son
réveil,iltecherchera.Ilseraattiréverscellequiauramissamarquesurlui.—Pourquoi?—Le baiser sacré crée un lien. Cela veut dire qu’il est à toi. Aucun autre vampire ne peut le
prendre.Quandtul’aspris,tonsangs’estmêléausien,etceseraitdupoisonpourtoutautresang-bleu.
BlissetTheodoraabsorbèrentcettenouvelleinformation.—Alors,onestensemble?demandaBliss,pastoutàfaitsûredevraimentlevouloir.—Situveux,concédaJack.Cen’estpasàprendreàlalégère,tusais.Çaveutdirequelquechose.
Pourtouslesdeux.Blissrougit.—Je…—C’est pas grave, dit Jack. (Il souleva le garçon.) Emmenons-le à sa chambre. Il croira sans
doutejustequ’ilaunegrossegueuledeboisenseréveillant.—Merci,Jack,ditTheodoraunefoisMorganetBlissramenésensécuritédansleurschambres.Elleposalégèrementlamainsursonbraspourluimontrercombiencequ’ilavaitfaitcettenuit
avaitcomptépourelle.Jack sourit, ses yeux verts brillant dans le petit jour.Theodora se dit qu’elle n’avait jamais vu
personne rester aussi calme sous la pression. Il avait eu une influence extrêmement stabilisante ets’étaitcomportéenmeneurnaturel,apaisant l’anxiétédeBlissets’occupantdeMorganavecun telrespect…Ilposasamaingauchesurlasienne.
—Quandtuveux.EtdisàBlissdenepass’inquiéter.Onfaittousdeserreurs.Sapeauétaitchaudeetdouceautoucher,etTheodoraseditqu’ilspourraientresterdeboutainsià
jamais,encadrésdanslaportedesachambre.MaisJackfutlepremieràretirersamain,etelleenlevaaussilasienne,àregret.
—Bien…bonnenuit,balbutiaJackenmontrantdumentonlesoleillevantquiperçaitlentemententrelesnuages.
Ilcommençaàs’éloigner,sespasfaisantundouxbruitsurlesplanchesdusol.—Bonnenuit,chuchotaTheodora.Faisdebeauxrêves.—Comptesurmoi,répliquaJack.Theodoraritdoucementpourelle-mêmetoutenouvrantlaportedesachambre.Ellen’avaitpas
voulu que Jack entende ses derniers mots, mais on ne pouvait rien cacher à un vampire à l’ouïesurdéveloppée.
Plus tarddans lamatinée,TheodoraetBlisspartagèrentuntaxipourrejoindre l’aéroport.Leur
voldevaitdécollerdans lamatinée, et après les événements, ellesn’avaient euquedeuxheuresdesommeil.
—Çava?luidemandaTheodora.—BonDieu,j’aibesoind’unecigarette,ditBlissenfarfouillantdanssonsac.Elleensortituneetl’allumatoutendescendantlavitre.—T’enveuxune?Theodorasecoualatête.—Je saispas, avouaBliss. Je regretteunpeudenepasavoir attendu. Je saispas, j’ai juste eu
enviedelefaire.Tusais?ParcequeMimin’arrêtepasd’enparler…ettouteslesautresfilles,toutletempsentraindelarameneravecleursfamiliers.Etjemesuissentieidiote,jesaispas,viergeoujenesaispasquoi.
—Alors,c’étaitcomment?luidemandaTheodora.
—Franchement?—Ouais.—C’étaitgénial.C’estcommesi tu leurdévorais l’âme,Theodora.Jesentais legoûtdeson…
sonêtre.Etensuitejemesuissentiesuper-bien,tuvois.Onplane.Onestdéfoncé.Maintenant,jesaispourquoilesgenslefont,confessaBliss.
Letaxifilaitsurlaroute,etlesfillesadmirèrentlavuesurleseauxcalmesetplatesdesCaraïbes.Lepanoramaétaitspectaculaire,maisellesétaienttouteslesdeuxraviesderentrerretrouverlesruessalesetgrisesdeNewYork.
—Jenel’aipasencorefait,avouaTheodoraenrespirantungrandcoup.—Çaviendra,ditBlissenjetantsescendresparlafenêtre.Maiscrois-moi:quandtuprendrasun
familier,assure-toibienqu’ilcomptepourtoi.JemesensattiréeparMorgan,etjen’enaipasenvie.Jeleconnaisàpeine,cemec.
DOSSIERMÉDICAL
AsilepsychiatriquedeSt.DymphnaNom:MargaretStanfordÂge:16ansDated’admission:5avril1869HISTORIQUE:Thérapied’isolationpréconisée,30avril1869.Pasderéactiondelapatiente.Abandondelathérapied’isolation,23mai1869.Lapatientecontinueàsouffrirdedélire,hallucinations,cauchemars.Tendancessuicidairesplusprononcées.Patienteviolente,dangereusepourelle-mêmeetpourlesautres.Nouspréconisonssontransfertversdesinstallationsentièrementsécurisées.ÉTATACTUEL:Unesemaineavantladateprévuepourletransfertdelapatiente,celle-ciacommencéàréagir au traitement. La patiente est restée et a été autorisée à demeurer dans nosinstallationspendantplusieurssemaines,pendantlesquellesaucunsigned’hallucination,d’hystérie ni de démence n’a été observé. La patiente répond correctement auxquestionsetsaguérisonsemblecomplète.Nouspréconisonsdelaremettreàsafamilledanstroismoissilesprogrèsseconfirment.
TRENTEETUN
ChaqueannéeàlaSaint-Valentin,leconseildesélèvesorganisaitunecollectedefondsenvendant
des roses, qui étaient ensuite livrées dans les classes. Les fleurs étaient disponibles en quatrecouleurs : jaune, rose, rouge et blanc, et les subtilités de leur signification étaient décortiquées etanalyséesàl’infiniparlapopulationféminine.Mimiavaittoujourscomprisceci:leblancsignifiaitl’amour, le jaune l’amitié, le rouge lapassion,et le roseunbéguinsecret.C’était toujoursellequirecevaitlesbouquetslesplusgrosetlesplusélaborés.Undesesfamiliershumainsluiavaitunjourachetécinqdouzainesderosesrougespourluidéclarersadévotionéternelle.
Mimiseperchasursontabouretdanslelabodechimie,sonpremiercourscematin-là,etattenditl’avalanchedefleurs.
Lesgrouillotsduconseildesélèvesarrivèrentavecleursseauxfleuris.—JoyeuseSaint-Valentin!roucoulèrent-ilsàunMr Korganmaussade.—Allez,vite,qu’onenfinisse,rouspétacedernier.Beaucoupde filles reçurentplusieurspetitsbouquets,dont laplupartétaientcomposésde roses
jaunes, ce qui voulait dire qu’elles avaient dépensé leur argent les unes pour les autres afin de seconsolerdenepasavoirdeValentinavecquifêterleplusimportantdetouslessaints.
Theodora,assiseàsapaillassehabituelle–Korganavaitrenoncéàséparerlesélèves–,reçutunjolibouquetjaune.Oliverluienavaitaussifaitenvoyerunl’annéeprécédenteet,commedejuste,lacarted’accompagnementportaitsonécritureprécise.
—Merci,Ollie,dit-elledansunsourireenrespirantlesfraîchescorolles.— Et en voici un pour vous,Mr Hazard-Perry, dit la livreuse, une élève de troisième, en lui
tendantunbouquetderosesroses.Oliverpiquaunfard.—Roses?—Unbéguinsecret!letaquinaTheodora.Elle avait décidé de lui envoyer les fleurs roses parce qu’ils échangeaient toujours des roses
jaunesetqueceladevenaittropprévisible.Pourquoinepasmettreunpeudepiment?—Ha.Jevois.Jesaisqueçavientjustedetoi,Théo,ditOliverenarrachantlacarte,qu’illutà
voixhaute:«Oliver,veux-tuêtremonValentinsecret?Bises,Théo.»Illaremitdansl’enveloppeetfutincapablederegarderTheodorapendantunmoment.Elleeutenviedejeterunœildanssatête.ElleavaitréussiàaccomplirlepremierfacteurduGlom
–latélépathie–,maisOliveravaitprisdescoursluiaussi,etaussitôtqu’ilavaitmaîtrisél’antidoteàlatélépathie–l’Occludo,cequisignifie«fermersonespritauxinfluencesextérieures»–,Theodoran’avaitplusétécapabledelelire.
Bliss,quiétaitàcôtédeKingsley,reçutunbouquetrouge.—Ah,j’aiunrival,àcequejevois,ditKingsleyd’unevoixtraînante.—C’estrien.Justeuntypequejeneconnaismêmepastrèsbien,balbutiaBliss.Eteneffet, lebouquetvenaitbiendeMorgan,quiavaitcommandélesfleursdepuissachambre
d’étudianttoutlà-basdansleRhodeIsland.«Jepenseàtoitoutletemps.Bisous,M.»,disaitsacarte.Kingsleyluitenditsonbouquetenmainspropres.—J’auraispréféréqu’ellessoientvertes,çat’iraitmieux.Lacouleurjureavectescheveux.—C’esttrèsbiencommeça,marmonnaBliss.Ellenesavaittoujourspascequ’elleressentaitpourKingsley.Quandelleétaitaveclui,elleavait
l’impressiondetrahirlesouvenirdeDylan.Après avoir distribué tous les bouquets de taillemoyenne, les livreurs de fleurs apportaient à
présent l’artillerie lourde.Les trois ou quatre douzaines d’arrangements floraux géants, composésdesrosesdurougeleplusprofond,semblaienttousporterlenomdeMimiForcesurleurcarte.Lazoneoùsetrouvaitsapaillassenetardapasàressembleràunfunérarium.
—Jecroisquec’esttout,grognaMrKorgan.—Attendez…Ilenresteun,ditlecoursierensortantcequiétaitsansdoutelepluscherdetous
lesbouquets:unarrangementdedeuxcentsrosesblanchesdepresqueunmètredehaut,delateinteivoirelapluspâle.
Touteslesfillessepâmèrent.Aucungarçonn’achetaitderosesblanches,jamais.C’étaitun tropgrandsigned’engagement.Maiscelui-ciclaironnaitqu’uncœurétaitprisonnier.
LelivreurposalebouquetdevantTheodora.Mimihaussaunsourcil.Elleavaittoujoursgagnéàlaloteriedesroses.Qu’est-cequec’étaitque
cettehistoire?—Pourmoi?demandaTheodora,abasourdieparlatailledelachose.Ellepritlacartesurlatigelaplushaute.«PourTheodora,quin’aimepasleshistoiresd’amour.»Cen’étaitpassigné.Mimiregardad’unœilnoirsesbouquetsrouges;lesfleurssemblèrentseflétrirlégèrementsous
sonregard.Ellen’avaitpasbesoindedevinerquiavaitenvoyéleséblouissantesfleursblanchesàcepetitmonstre.Blanchescommelalumière.Blanchescommel’amour.Blanchescommel’éternité.
Ilétaittempsdemettresonplanàexécution.Enpassantdevant lapaillassedeTheodora,elle fit semblantde trébucheretagrippaunedeses
mèchesbrunesenserattrapantàsachaise.—Aïe!glapitTheodora.—Faisgaffe,ditMimienreniflant,lamèchedecheveuxbienenmain.Iln’yenavaitpluspourlongtemps.
TRENTE-DEUX
UnefoismaîtrisélepremierprincipeduGlom,Theodoraétaitpasséeaudeuxième:lasuggestion.
Ils’agissaitdelacapacitéàplanterlagrained’uneidéedansl’espritdequelqu’un.—C’est ainsi quenouspoussons les sang-rougeà tendrevers l’excellence, l’art, labeauté, lui
révéla son grand-père. Nous utilisons la suggestion. C’est un outil bien utile. La plupart des gensn’aimentpaspenserqueleursidéesneviennentpasd’eux,alorsnouslesleursuggérons.Sinousnelefaisionspas,leshumainsn’auraientjamaiseuleNewDeal,laSécuritésociale,nimêmeleLincolnCenter.
Lasuggestionétaitencorepluscompliquéeque la télépathie.Lawrence luiexpliquaqu’il fallaitl’appliqueravecdoigtépourqueleshumainsn’aientpaslasensationd’êtremanipulés.
—Lapublicité subliminale a été inventée par l’un des nôtres, bien sûr,mais lorsque les sang-rougel’ontdécouverteilsontimmédiatementinterditsonusage.Queldommage.
La veille au soir, Lawrence lui avait demandé de suggérer quelque chose à Anderson. Aprèsplusieursheurespasséesnonseulementàchercherlesignalcible,maisàluienvoyerquelquechose,Anderson s’était soudain levé en disant qu’il avait envie d’une tasse de thé ; est-ce que quelqu’und’autreenvoulait?
Lorsqu’ilétaitsorti,Lawrenceavaitregardésapetite-fille.—C’étaittoi,pasvrai?Theodoraavaitacquiescé.Cela luiavaitprispresquetoutesaforced’envoyerunesimplepetite
requête.—Bien.Demain,nouspasseronsdesamuse-gueulesauxchosessérieuses.Le lendemain, au lycée, l’effort qu’elle avait fourni pour exécuter la suggestion pesa sur
Theodora.En longeant lecouloirdederrièreaprès la troisièmeheure,elleeut soudainunvertige.Elle vacilla sur ses pieds et serait tombée dans l’escalier si Jack Force n’avait pas été là pour larattraper.
—Attention,dit-il.Çava?Theodoraouvritlesyeux.Jacklaregardaitavecinquiétude.—J’aijusteperdupied…Jesuistombéedanslespommes.Les filles qui étaient derrière elle dans l’escalier échangèrent des sourires entendus.
L’évanouissementétaitchosecouranteaulycée,unsignerévélateurd’anorexie.Biensûr,TheodoraVanAlensouffraitde troublesalimentaires.Onvoyaitbienqu’elleétaitmaigrecommeunclou, lagarce.
—Jeteraccompagnecheztoi,ditJackenlasoulevantsursespieds.—Non…Oliver…monIntermédiaire,ilpeut…etvraiment,cen’estrien,c’estjusteque…j’ai
troptravaillésurleGlom,dit-elledansundemi-délire.—Je croisqu’Oliver est en trainde faireunexposé enanglais, dit Jack.Mais jepeux le faire
appeler,situveux.Theodorasecoualatête.Non,cen’étaitpasjustededemanderàOlliederécolterunemauvaise
notesimplementparcequ’elleétaitmalade.—Allez,jetemetsdansuntaxietjeteramènecheztoi.LawrenceécrivaitdanssonbureaulorsqueHattiefrappaàlaporte.
—MissTheodoraestrentrée,monsieur.Apparemment,ils’estpasséquelquechoseaulycée.Ildescenditl’escalierettrouvaJacktenantTheodoradanssesbras.Cedernierluiexpliquaqu’elle
s’étaitendormiedansletaxienrentrant.—JesuisJackForce,aufait,seprésenta-t-il.—Oui,oui.Jesaisqui tues.Dépose-lasur lecanapé, tuesunbongarçon, luiditLawrenceen
l’emmenantdanslesalon.JackposaTheodoraavecdouceursurundivanrecouvertdevelours,etLawrencelacouvritd’un
plaid.Sapeauétait sipâlequ’elleétait translucide,et sescils foncésétaienthumidessursa joue.Elle
respiraitparhoquetsirréguliers,tourmentés.LawrenceposaunemainfraîchesursonfrontchaudetdemandaàHattied’apporterunthermomètre.
—Elleestbrûlante,dit-ild’unevoixtendue.—Elles’estévanouieaulycée,expliquaJack.Elleavaitl’aird’allerbiendansletaxi,etpuiselle
aditqu’elleavaitsommeil,et…ehbien,voilà…vousvoyez.LefroncementdesourcilsdeLawrences’accentua.—ElleatravaillésurleGlom,ditJackenluijetantunregardacéréducoindel’œil.—Oui,nousnousentraînions,confirmaLawrenceenhochantlatête.Ils’assitàcôtédesapetite-filleetinséradoucementunthermomètreentreseslèvresdesséchées.—C’estcontraireauxrèglesduComité,notaJack.—Jenemerappellepasquetutesoisjamaisbeaucoupsouciédesrègles,Abbadon,ditLawrence.
(Aucun des deux n’avait encore fait allusion à leur ancienne amitié.) Toi, qui nous as soutenus àPlymouth,auprixdetaréputation.
—Lestempschangent,marmonnaJack.Sicequetudisestvrai,alorselleaétéaffaiblieparnotremain.
LawrenceretiralethermomètredelabouchedeTheodora.—44,4,dit-ilsansémotion.Une température qui aurait certainement condamné unmortel à unemort imminente ou à des
séquellespermanentes.MaisTheodoraétaitunvampire,etcelarestaitpourelledansunefourchetteacceptable.
—Unpeuhaut,peut-être,commentaLawrence.Maisunbonreposetiln’yparaîtraplus.Quelques minutes plus tard, Theodora se réveilla et trouva Jack et son grand-père qui la
regardaientavecaffection.Ellefrissonnasouslacouverturedelaine,qu’elleserrabienfortautourdesesépaules.
—Machère,celat’est-ildéjàarrivé?—Parfois,reconnutdoucementTheodora.—Aprèsnosleçons?Elleopina.Ellenel’avaitpasditparcequ’ellevoulaitquelescourscontinuent.—J’aurais dû levoir.Lapremière fois que c’est arrivé–quand tu es entrée enhibernation–,
c’étaitquelquesjoursaprèsquetum’aspoursuividansVenise,n’est-cepas?Ellehochadenouveaulatête.ElleserappelaitcequeluiavaitditleDrPat.«Ilarrivequecesoit
uneréactionàretardement.»—Jecomprendsenfinpourquoituétaissifaible,ditLawrence.Jem’enveuxbeaucoupdenepas
avoir cerné le problème plus tôt.C’est simple. En exerçant des pouvoirs vampiriques, tes cellulessang-bleu fontdesheures supplémentaires, et comme tescellules sang-rougene sontdéjàpasbienhautes–àcausedelanaturemêléedetacompositionsanguine–,tonénergieflanche.Iln’yaqu’unesolutionpourmaintenirtestauxsanguinsdanslanormale.Ilfautquetuprennesunfamilierhumain.
—Maisjen’aipasencoredix-huitans,protestaTheodora,citantl’âgeduconsentementpourle
baisersacré.J’avaisplutôtprévud’attendre.—C’estgrave,Theodora.J’aidéjàperdutamèrequiestdanslecoma,jeneveuxpasteperdre,
toiaussi.Mêmesitupossèdescertainspouvoirsparticuliersdontlesvampiresdetonâgen’oseraientmêmepas rêver,àbiendeségards tuesaussibeaucoupplus faibleque lesang-bleumoyen.Tunepeuxpaséchapperauprocessusde transformation,mais tupeuxcontrôlercertainsdeseseffets lesplusnégatifs.Ilfautabsolumentquetuprennesunfamilierhumainavanttesdix-huitans.Ungarçonhumain.Pourtonsalut.
Jacks’éclaircit lagorgeetTheodorafutsurprisedelevoirlà, tellementilétaitrestésilencieuxpendantlesermondesongrand-père.
—Jecroisquejevaisprendrecongé,Lawrence.Theodora.Laportedelapièces’ouvritjusteaumomentoùJackallaitsortir.OliverHazard-Perrys’encadrasurleseuil,visiblementperturbédevoirJack.—J’aientendudirequeTheodoraavaitdûrentrerdulycée.Jem’inquiétais,jesuisvenudèsque
j’aipu.Lestroisvampiresleregardèrent,tousaveclamêmepenséeentête.Oliverétaitunhumain.Unsang-rouge.EtTheodoraavaitbesoind’unfamilier…—Quoi?demanda-t-ilenconstatantquepersonneneluirépondait.Jesensmauvaisouquoi?
TRENTE-TROIS
Il était temps demettre son plan à exécution. Le coup des roses, c’était la goutte qui avait fait
déborderlevase.Etcen’étaitpasseulementcela:sonfrèrefaisaitunecourdeplusenplusappuyéeàlasang-mêlé. Iln’essayaitmêmeplusdecacherqu’ils’attardaitdans lescouloirsà lasortiedesescours,niqu’ilavaitprisl’habitudedetraîneràlabibliothèquedulycéeouduSanctuairedansl’espoirdel’apercevoir.Mimilesavaitmêmesurprisàflirtersansvergognedevanttoutlemonde!L’autrejour,uneamieavaitcarrémentprétenduavoirvuJacksortirdulycéeavecTheodoradanslesbras!Maisça,ellen’ycroyaitmêmepas.
Mimitraçalepentagrammeconformémentauxinstructionsdonnéesdanslelivre,àl’aided’unepetitecraieblanchesurleparquetenboisblond.Puiselleréunittouslesingrédientsnécessairesdansunpetitbolposésurlatabledesondressing:feuillesdeverveine,feuillesdelaurier,quelquesfleursde lys tigré, de la marjolaine, un cœur de crapaud et une aile de chauve-souris. Cet assortimentparaissait déplacé au milieu des nombreux flacons de parfum en cristal et des coûteuses lotionsfrançaises.
Elle alluma une bougie et s’en servit pour enflammer un rameau de romarin. Elle souffla lachandelleetjetalabrindilleenfeudanslebol.
Unehauteflammeviolettes’éleva.Mimi jeta un coup d’œil dans la glace et fut surprise de constater que la pièce, qui quelques
instantsplustôtbaignaitdanslalumièredel’après-midi,étaitàprésentplongéedanslenoircomplet,àl’exceptiondelaflammesurgiedubol.
Sesmainstremblèrentlégèrementtandisqu’elleouvraitunepetiteenveloppeenpapiervitrailquicontenaitlescheveuxdeTheodoraVanAlen.Ellelasecouapourenfairetomberlecontenudanssamain.
D’aprèslelivre,elledevait jeter lescheveuxdanslaflammetoutenprononçantlesparolesquiterrasseraientsonennemie.Mimifermalesyeuxetlançalamèchedanslefeu.
—Moi, Azraël, je commande aux esprits. Annihilez le pouvoir dema rivale.Moi, Azraël, jecommande aux esprits.Annihilez le pouvoir dema rivale.Moi,Azraël, je commande aux esprits.Annihilezlepouvoirdemarivale.
—MIMI!Laportes’ouvritàlavolée.CharlesForcesetenaitsurleseuil.D’ungestedelamain,iléteignit
l’éblouissanteflammeviolette.Mimiouvritlesyeuxethoqueta.Elleessayavainementd’effacerlestracesdupentagrammeavec
sonpied.—J’étaiscurieuse,c’esttout,expliqua-t-elle.LeComiténenouslaissejamaisrienfaire…Illarejoignitenquelquesenjambéesetplongeaundoigtdanslesbraises.—C’estcompréhensible.Noussommesissusdelamagienoire,nousquisommescondamnésà
jamaisàarpenter la terre.Maisces incantationssont trèspuissantes.Si tunesaispas lescontrôler,ellesrisquentdetecontrôler,toi.C’estpourquoiellessontinterditesauxjeunes,jusqu’àcequevoussoyezprêts.
Charlesramassalelivresursonbureau.—Oùas-tueuceci?Jesais.LeSanctuaire.Maisilestconservésousclé.C’estunlivredangereux
pour ceux qui n’ont pas encore l’âge requis. (Il glissa le livre sous son bras.)Ma chérie, trouve
quelquechosedeplusintéressantàfairedetontemps,veux-tu?Lorsque son père fut parti, Mimi décrocha son téléphone blanc de princesse et composa un
numéroqu’elleconnaissaitbien.—Kingsley?demanda-t-elle.Jepeuxteparleruneminute?—Biensûr,chérie,qu’est-cequ’ilya?—Tu te souviens de ce que tu as dit ?Quand tu parlais de faire revenir un sang-d’argent des
Ténèbres?—Ouais.—Tucroisqueçamarcherait?
TRENTE-QUATRE
—Tuasquelquechosedechangé,ditKingsleyunaprès-midioùilsétaientthéoriquemententrain
defaireleursdevoirsdanslachambredeBliss.«Théoriquement»parcequec’étaitcequesouhaitaitBliss,saufqueKingsleyavaittoujoursautre
chose en tête. BobiAnne insistait pour que Bliss laisse la porte de sa chambre ouverte quand ellerecevaitungarçon:c’étaitunedesesrègles.MaisBobiAnneétaitabsentecetaprès-midi-là.C’étaitlejourdesonrendez-voushebdomadaireauSpa,etelleenavaitpourplusieursheures.Jordanétaitàunerépétitiondedanseclassique,quidevaitsetermineràminuit.Blissétaitseuledansl’appartement,àpartlepersonnelquiétaitaupremierétage,loindansl’ailedesdomestiques.
—Jemesuisfaitcouperlescheveux,ditBlissenlevantlatêtedesadissertd’allemand.Elle savait que ce n’était pas la réponse qu’attendait Kingsley. Depuis la double livraison de
fleurs,illaharcelaitpourconnaîtrel’identitédesonprétendu«amoureuxmystère».—Non,cen’estpasça.Kingsleysourit.Ilétaitétendusursonlitcommeunchatparesseux,sescheveuxnoirsassezlongs
pour boucler sur son col de chemise. Ses cahiers et ses classeurs étaient étalés autour de lui, ycomprislegrimoirereliédecuirfoncéqu’illisaittoutletemps.Maisaucoursdel’heurequivenaitdes’écouleriln’avaitabsolumentpastravailléet,aulieudecela,l’avaitasticotéetoutelasoirée.
—Jenevoispasdequoituparles,s’obstinaBliss.—Moijecroisquesi,dit-illentement.Çasevoitcommelenezaumilieudelafigure.—Quoi?—Tul’asfait.Tuasprisunhumainpendanttespetitesvacancesoutonshooting,commetuveux.
Fousavezbuzonzang,matemoizelle,dit-ilenprenantunaccenttransylvanien.Letypequileurafaitcroirequ’onétaitdespéquenotsd’Europedel’Estavraimenteuunericheidée.
—Etalors,mêmesijel’aifait?luidemandaBliss.—Ah,enfin!Onarriveàquelquechose.Tuasaimé?—Tun’espasjaloux?—Jaloux?Dequoi jedevraisêtre jaloux?(Kingsleyavait l’air franchementsurpris.)Jecrois
quetunecomprendspas…C’estcommesij’étaisjalouxdetoncoiffeur.Lesfamiliersfournissentunservice,c’esttout.Onnes’attachepasàeuxsentimentalement.
—«On»?—Tuvois ceque jeveuxdire. (Kingsley se rapprochadeBliss et semit à luimasser ledos.)
Allez,détends-toi…Tuastoujoursdesflash-backs?Desabsences?Blissopinaduchef.—Tuasessayécequejet’aiconseillé?Ellesecoualatête.Elleavaittroppeurpourfairecequ’illuiavaitdit.—Ehbien,tudevrais,çamarche.Çaamarchépourmoi.LesdoigtsdeKingsleypétrissaientexpertementsesmusclesdouloureux,etbientôtBlissfondait
soussescaresses.Elleétaitcommehypnotisée…Desyeuxrougesauxpupillesargentées,etunevoixquichuchotaitdansunsifflement…Bientôt…Bientôt…
Bientôt…La bête était de retour et la pourchassait dans un dédale de couloirs. Elle sentait son haleine
chaudeet fétidesursa joue.Elleétaitpriseaupiègedansuncoin,ellen’arrivaitpasàseréveiller.Ellelaregardadanslesyeux.Fais-le,fais-le,pensa-t-elle.FaiscequeKingsleyt’adit.Parle-lui.
Queveux-tu?demanda-t-elle.J’exigeunepalabre.Lesyeuxécarlatesclignèrent.QuandBlissseréveilla,elles’aperçutqu’elles’étaitgrifféedanssaterreur.Elleavaitd’horribles
marquesrougespartoutsurlesbras.MaisKingsleyavaitraison.Çaavait,marché.Labêteétaitpartie.
Schizophrénie [skizᴐfreni] (nom féminin) du grec skhizein, « fendre », et phrên,«esprit»Trouble mental caractérisé par des déficiences dans la perception de la réalité. Lespersonnes souffrant de schizophrénie ont des hallucinations auditives et visuelles, undiscoursdésorganisé(incohérence)etuneconduiteparadoxale(pleursfréquents).Les signes continus de dérangement doivent se poursuivre pendant plus de sixmoispourquelediagnosticdeschizophréniepuisseêtreposé.Dictionnairedestroublesmentaux,Académieaméricainedesprofessionnelsdelasantémentale
TRENTE-CINQ
C’estOliverquiavaiteul’idéeduMercer.IlavaitexclusachambreetcelledeTheodora,pensant
queceseraittropbizarrede«le»faireàl’endroitmêmeoùilsavaientpassétantd’heuresinnocentesàliredesmagazinesetàregarderlatélé.Ilavaitdoncréservéunesuitedanscethôtelducentre-ville.
Il l’avait persuadée de boire quelques verres avec lui dans le bar-bibliothèque avant qu’ils nemontentàlachambre.
—Tun’enaspeut-êtrepasbesoin,maismoisi,c’estsûr,luiavait-ildit.TheodoraavaitpatiemmentregardéOliverdescendremanhattansurmanhattan.Aucundesdeux
nedisait grand-chose.Le bar-bibliothèque était réservé aux clients de l’hôtel et ils étaient installésdans un coin intime.La seule autre cliente était une star de cinémaqui donnait une interview à unmagazinedel’autrecôtédelapièce.L’actriceavaitlespiedsposéssurlecanapéetriaittropfort,faceàunjournalisteàl’airnerveuxetébloui.Unpetitmagnétophoneargentéétaitposésurlatablebasseentreeux.
—Bon,allons-y,ditOliverenrepoussantsontroisièmeverreàmoitiébu.— Ben dis donc, on dirait que je t’ai demandé de monter à l’échafaud, lui dit Theodora en
marchantversl’ascenseur.Lachambre,quioffraitunevuefantastiquesurlaville,étaitdécoréedansunstylemodernetrès
tendance:mobilierenébènedeMacassar,groscoussinsdansdeshoussesenpurelaine,solenrésinenoirepoliehautementbrillante,barenonyxéclairédel’intérieur, téléàécranplatetmursenacierbrosséquiavaientl’airfroidsmaisserévélaientautoucherdouxettièdescommedubeurre.
—Cool,ditTheodoraens’asseyantsurleborddulitking-size tandisqu’Oliverprenaitplaceàl’autrebout.
—Tu es sûre de vouloir faire ça ? lui demanda-t-il en se penchant en avant et en se tenant levisaged’unemain.
—Ollie,sijenelefaispas,jevaistomberdanslecomaetjenemeréveilleraiplus.Cematin,jen’arrivaismêmepasàsortirdemonlit.
Oliverdéglutitaveceffort.— Je suis désolée de te demander ça, reprit Theodora… mais c’est juste que, tu sais, je ne
voudraispasquemapremière fois sepasseavecquelqu’unque jeneconnaismêmepas, tuvois?(ElleluiracontacequiétaitarrivéàBlissàMontserrat.)Ettuesmonmeilleurami.
— Théo, tu sais que je ferais n’importe quoi pour toi. Mais ça, c’est contraire au Code. LesIntermédiairesn’ontpasledroitd’êtrelesfamiliersdeleursvampires.Nousdevonsresterobjectifs.Çanefaitpaspartiedelarelation.LeschosescommelaCaerimonia,çacompliquetout,tusais,luiexpliqua-t-il.
LapremièrefoisqueTheodoraluiavaitdemandé,unesemaineplustôt,s’ilpourraitenvisagerdedevenirsonfamilierhumain,illuiavaitditqu’ilyréfléchirait.Lelendemain,iln’enavaitpasparléetTheodora avait supposé qu’il était trop poli pour lui dire non, et qu’il allait donc se comportercommesi ellene lui avait jamais riendemandé.Plusieurs jours étaientpassés, et ni l’unni l’autren’avait abordé le sujet. Theodora commençait à se dire qu’elle allait devoir trouver une autresolution.Maislematinmême,elleavaitdécouvertuneenveloppeglisséedanssoncasier.Elleportaitl’en-têtedel’hôtelMerceretcontenaitlacléenplastiquedeleursuite.«Retrouvons-nouslà-basce
soir,avaitécritOliver.Slurpslurp!»IlnefallaitpascroirequeTheodoran’avaitpasdeshésitationsdesoncôté–elles’envoulaitde
mettreOliverdanscette situation–,mais elle avait l’impressiondenepas avoir le choix.Quitte àdevoirprendreunfamilier,elleenvoulaitunquiluisoit,sansjeudemots,déjàfamilier.EtOliverl’attiraitdepuisVenise.C’étaitpeut-êtrelesignequetoutiraitbien.Quec’étaitcensésepasserainsi.
— Tu n’as qu’un mot à dire, Ollie, et on ne le fait pas, d’accord ? proposa-t-elle, les mainscrispéessurleborddulit,tirantsurlescoinsdesdrapspourledéfaire.
—D’accord.Onnelefaitpas,dit-ilaussitôt.Ilsoupiraets’allongeasurlelitenagitantlesbraspar-dessusl’édredonenplumes.Seslongues
jambes pendaient sur le côté du lit,mais son torse était absolument horizontal. Il ferma les yeux,commesicetteperspectiveétaitsimplementinsupportable,etremitsesmainssursonvisage,commepourseprotégerdequelquechose.
—Tudisçasérieusement?luidemandaTheodora,unpeualarmée.—Jenesaispas,gémitOliverderrièresesmains,quiétaientàprésentrepliéescontresabouche.—Enfintusais,jeferaitrèsattention,situaspeur,jeveuxdire.Ilfautquetumefassesconfiance.Elleétait toujoursassisebiendroite,sibienquesesparolessemblaients’adresseraumurvitré,
tandisqu’Oliverdesoncôtéavaitl’airdeparlerauplafond.—J’aiconfianceentoi,dit-ild’unevoixtendueettriste.Jeteconfieraismavie.—Jesaisqueçachangeranotrerelation,maisonestmeilleursamis.Çanepeutpaschangertant
queça,si?Jeveuxdire,jet’aimedéjà.Chacundesesmotsétaitvrai,elleaimaiténormémentOliver.Ellenepouvaitpasimaginerlavie
sanslui.Ellepivotapour leregarder.Oliveravaitretiré lesmainsdesonvisageetouvert lesyeux.Elle
remarquacommentsescheveuxchâtainsencadraientsonbeauvisage,etcombiensoncouétaittentantsouslecolraidedesachemiseoxford.
—Tunem’aimespas,toi?Elle savait que c’était du chantage affectif, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle avait
besoinqu’ildiseoui.Sinon…avecquileferait-elle?Olivers’efforçaitdenepasrougiretavaitdumalàsoutenirleregarddeTheodora.Ilseredressa
denouveauenpositionassise.—D’accord,dit-il,presquepluspourlui-mêmequepourelle.Theodoraserapprochadelui,s’appuyacontresoncorps,etenquelquespetitsmouvementselle
étaitassisesursesgenoux.—OK?—T’eslourde,lataquina-t-il,maisilsouriait.—Pasdutout.—D’accord,tun’espaslourdedutout.—Tusaisquetuesmignon?Jeveuxdire,vraimentmignon.Pourquoiest-cequetupassestout
tontempsavecmoi?Tudevraisavoirunecopine,dit-elled’untonpragmatiquetoutendégageantsescheveuxdesesyeuxnoisette.
C’étaientlesyeuxlesplusgentilsqu’elleeût jamaisvus,sedit-elle.Ellesesentirait toujoursensécuritéavecOliver.
—Maisoui,c’estça,moi,unecopine!s’esclaffa-t-il.Ilpassalesbrasautourdesataille.—Etpourquoipas?Çan’auraitriend’extraordinaire.—Ahnon?demandaOliver.—Euh…
MaisTheodorane terminapas,carOliverposaitunemainchaudesursonmentonet l’attiraitàlui,etbientôtilss’embrassaient.Desbaisersdouxethésitantsquisefirentplusvigoureuxlorsqu’ilsouvrirentlabouchel’unpourl’autre.
—Mmm…soupira-t-elle.Alorsc’étaitça,l’effetqueçafaisait.D’embrasserOliver.Çaneressemblaitàriendecequ’elle
avait imaginé.C’étaitmieux.C’était comme s’ils étaient faits l’un pour l’autre. Theodora se collacontrelui,etOliverpassalamaindanssescheveux.C’étaitnouveau.C’étaituntournant.Puis,ellesemitàl’embrassersurlementonetdanslecou.
—Théo…—Mmmm?Soudain,Oliverlarepoussa,retirasesmainsdederrièresondosetlapoussabrutalementdeses
genoux.—Non,dit-ilenhaletantlourdement.Ilavaitlesjouesenfeutantilétaitgêné.—Non?demandaTheodorasanscomprendre.Toutavaitpourtantl’aird’alleràmerveille…C’étaitbiencensésepasserainsi,non?—Non.(Oliverselevaetsemitàfairelescentpas.)Lebaisersacré,çaveutdirequelquechose.
Çavoulaitdirequelquechosepour tamaman.Et tusaisquoi? Il faudraque tu te trouvesunautrecobaye.Jeneleferaipasparobligation.
—Ollie.—Pasdeça,Theodora.Ilnel’appelaitjamaisTheodorasurceton;àmoinsd’êtrevraimentencolère.Ellesetut.—Jem’envais.Jenepeuxpasêtreavectoi…Tun’espastoi-même,ditOliverenmettantson
manteauetenclaquantlaportedelachambreencoupdeventpours’enfoncerdanslanuit.
TRENTE-SIX
Dansunealcôveretirée,profondémentenfoncéeentrelesrayonnagessouterrainsquis’étendaient
sousleSanctuairedel’histoire,MimiForceétaitpenchéesurunvieuxgrimoirereliédecuir.Lelivremêmequesonpèreluiavaitconfisquéquelquessemainesplustôt.LeSanctuairelegardaitpeut-êtresousclé,maisilsuffisaitdetrouverquelleclélelibérait,cequiluiavaitdemandéuneffortminimal:lesbibliothécaireshumainsnefaisaientpaslepoidsfaceàlaraged’unvampireencolère.
Lelivreétaitouvertàladernièrepage,unepagenoiresurlaquellelesmotssedétachaientdansunbleulumineux…delamêmecouleurquelesangquicoulaitdanslesveinesdeMimi.
KingsleyMartinétaitdeboutàcôtéd’elle,et ils lisaient tous lesdeuxà la lumièred’unemincechandellesolitaire.Autourd’eux,lesrayonnages–desrangéesetdesrangéesdebibliothèqueshautesde près de deux mètres qui semblaient s’étendre à l’infini – étaient plongés dans le silence etl’obscurité.LeSanctuaireabritaitenvirondixmillionsd’ouvrages.C’étaitlaplusvastebibliothèqueaumonde,etlesrayonnagess’étendaientloinsousManhattan,surplusieursétagessouslachaussée.Personnenesavaitmêmeaveccertitudejusqu’oùdescendaitlevieilascenseurbrinquebalant.
Ilsavaientdécidédeprononcerl’incantationaudeuxièmeniveausouslesol.Lesortexigeaitun«lieudepouvoirprimordial»,etKingsleyavaitproposélequartiergénéraldessang-bleu.
—Ilestditqu’unepersonneencommuniond’espritpeutlerappeler,ditMimienlisantletexte.—Çaveut dire qu’il doit vouloir ce que tu veux, car c’est seulement dans ce cas qu’il pourra
répondreàtonappel,luiexpliqua-t-il.—D’accord.—Tudoisd’abordattirertavictime,ditKingsley.Mimitraçaunpentagrammeautourd’euxdeux,ens’assurantqu’ilsétaientbienàl’intérieurdes
lignesàlacraie.—Prince noir des sang-d’argent, entendsmon appel ;moi,Azraël, je t’ordonne dem’amener
monennemie,commandaMimid’unevoixforteetclaire.Àl’étagesupérieurduSanctuaire,TheodoraVanAlenpénétradanslasalledelectureprincipale,
àlarecherched’Oliver.Aprèsêtrerestéeuneheuredanslachambred’hôtel,elleavaitdécidéqu’ellene pouvait pas rester les bras croisés ni attendre qu’il se calme. Il fallait qu’elle le retrouve pours’excuser.Elleavaiteutort.Ellelecomprenaitàprésent.Elleluienavaittropdemandé,etelledevaitobtenirsonpardon.Engénéral,leweek-end,ilpassaitsessoiréesenferméàsonpostedetravailauSanctuaire,lepremierendroitoùelledécidadelechercherpuisqu’ilnerépondaitpasautéléphoneniauxSMSsursonBlackBerry.
BlissLlewellynétaitassisesurl’undesvieuxcanapésduhalld’entrée.—Salut,luiditTheodora.Tun’aspasvuOliver?Blissopina.—Si,jecroisqu’ilestparlà.Ilvientd’arriverilyaquelquesminutes.—Cool.Depuiscequis’étaitpasséàMontserrat,Blissétaitunpeumalàl’aiseavecTheodora.—Euh…j’attendsKingsley,dit-elle.Ilm’ademandédelerejoindreici.Theodorahocha la tête, bienqu’elle n’eût pas demandé àBliss de justifier sa présence.Elle la
laissaprèsdel’entréeettraversarapidementlapiècesilencieusepourtrouversonami.Pourunsoir
deweek-end,ilyavaitdumondeauSanctuaire.Presquetouslespostesdetravailétaientoccupés.Lesbibliothécairesclassaientdeslivressurlesétagères,etplusieursmembresâgésduComitéarrivaientpour leur réunion hebdomadaire. Theodora vit l’élégante tête blanche de Priscilla Dupont parmid’autres : la Sentinelle en chef était engagée dans une discussion animée avec un collègue duConclave.LesAînésdisparurent dansune salle de réunionprivée, etTheodora repéra JackForce,installédanssonfauteuilhabituelprèsdufeu,occupéàlire.
À l’intérieur du pentagramme, la flamme de la bougie lança un éclair et montra àMimi une
visionduSanctuaire,enhaut.Oui.Exactementcommel’avaitpromislesort.TheodoraVanAlenétaitlà,deboutaumilieudelapièce.
Savictimeavaitétéattiréesurplace.Mimi éprouva une bouffée de joie. Ça y était. Cela allait vraiment se produire. Elle serait
débarrasséedecepetitcafardunebonnefoispourtoutes.Commedejuste,TheodoraavaitfoncédroitsurJackdèsqu’elleétaitentrée.Maispeuimportait:iln’yenavaitpluspourlongtemps.
KingsleytenditàMimiuncouteauargenté.C’étaitleseulmoyenpourquelesortagisse:sangpoursang.Mimitenditsonpoignetdroit.La
lameétaitfroidesursapeau.Soncœurtambourinaitetelleressentaitlespremiersfrémissementsdelapeur.Mêmesielleétait immortelle,etsi lesacrificedesangnepouvaitpas lablesser,elleavaitlégèrementmalaucœurenpensantàcequ’elledevaitfaire.
Mais la vuedeTheodoraVanAlen lui rappela ce qui était en jeu.Le lien. Jack.Abbadon.Elledevaitymettrefinavantqu’ilnesoittroptard.
—Jetedonnemonsangcontretonsang.ÔprincedesTénèbres.Entends-moi,entendsmonappel.Détruismonennemie,unefoisetajamais,psalmodiaMimi.
—MAINTENANT!s’écriaKingsley.Mimi inspira un grand coup et s’entailla le poignet avec le couteau, ouvrant une veine et
répandantsonsangsurlachandelle,d’oùs’élevaalorsunehauteflammenoire.Le dernier souvenir de Bliss fut une énorme explosion qui traversa le sol de la bibliothèque,
l’ouvrantendeux,unefissuredanslaTerreelle-même,etlàsoncauchemarseréalisa.Justedevantelle se trouvait une masse sombre aux yeux écarlates et aux pupilles argentées, rugissant, luttant,s’éveillantàlavie,emplissanttoutl’espacedubourdonnementdemillefrelons,desagoniesdemilleâmesàlatorture,etdurirehideuxd’unfouàl’espritmalade.
Blisshurla,hurla,hurla.Puistoutdevintnoir.
TRENTE-SEPT
La fumée était suffocante.C’était une nuée sombre, violette, qui sentait vaguement le soufre et
l’acide.Theodoraouvritlesyeuxets’aperçutqu’ilsétaientbrûlants.Deslarmesluidégoulinaientsurlesjouesalorsqu’ellenepleuraitpas.Ils’étaitpasséquelquechose,uneexplosion,onauraitditunedéchirure dans l’Univers. Elle regarda autour d’elle : le Sanctuaire était sens dessus dessous, desétagèresentièresétaientrenversées,etilyavaitdespapierséparpilléspartout,commesiunebombeavaittoutdétruit.Partoutdesdébristombésduplafond:duplâtreetdelapoussière,duverrebriséetdesmorceauxdeboisdéchiquetés.
—Jack!Jack,oùes-tu?s’écriaTheodora,enpleinepanique.L’instantd’avantelleétaitdeboutlà,àcôtédesachaise,maiscettechaisen’étaitplusnullepart.
Ellesentitdusang luicoulerdans lesyeuxetposaunemainhésitantesur lesommetdesoncrâne.Quelque chose l’avait coupée,mais la plaie n’était pas profonde.Les paumes de sesmains étaientgrifféesetensanglantées,etsonjeanétaitdéchiré,maisheureusementlesdommagess’arrêtaientlà.
Quelqu’un toussa, et Theodora rampa vers le bruit. Jack était étendu sous la table de lecture,momentanémentassommé.
—Jevaisbien,dit-ilens’asseyantaveceffortetenchassantlafuméedesesyeux.Qu’est-cequiabienpusepasser?
—J’ensaisrien,ditTheodoraentoussantetensecouvrantlaboucheetlenezdesmains.—Jack!Çava?Tum’entends?Jack!LavoixaffoléedeMimis’élevadepuis l’alcôvecachéequimenaitaux rayonnagessouterrains.
Elleémergeadececoin,l’airhébétémaisindemne.—Jesuislà.—Oh,Dieumerci!Jack!J’étais tellement inquiète!s’écria-t-elleense jetantdans lesbrasde
sonfrère.(Elleéclataensanglotsincontrôlés.)J’aicru…j’aicru…—Toutvabien,toutvabien,lacalmaJackenlacaressantdoucement.Theodora recula d’unpas pour leur laisser leur intimité, dont le spectacle la submergeait d’un
mélangecompliquédejalousie,depitiéetdegêne.Ungémissements’élevadesousuneétagèrerenversée.—Àl’aide,s’écriaunevoixétranglée.Àl’aide!Jack, Mimi et Theodora coururent vers le bruit et aidèrent à soulever cet énorme poids qui
emprisonnaitlegarçon.Kingsleylesremercia.—Purée,lavache!Qu’est-cequec’étaitqueça?Toutautourd’eux,bibliothécairesetmembresduComitéserelevaientdesdébris,secomptaient
ets’assuraientqueleursamisavaientsurvécu.Lafuméeenveloppaittout,etl’onvoyaitdifficilementautravers.
—Parici!appelaunevoixbienconnue.Theodora quitta Kingsley et les jumeaux Force pour trouver Oliver agenouillé auprès d’un
bibliothécaireblessé.Ilavaitunecoupureaumentonetunebosseaufront,etilétaitrecouvertd’uneépaissecouchedepoussièredeplâtre.
—Tuvasbien,ditTheodora.Ouf.—Theodora,qu’est-cequetufaislà?luidemandaOliver.
—Jetecherchais.Ilhochasèchementlatête.—Bon,allez,file-moiuncoupdemain.LegrincheuxRenfield,l’undeshistorienshumains,râlait,pliéendeuxcontreunephotocopieuse
renversée.Ilavaitétéprojetécontrelemurparl’explosion,dontlesouffleluiavaitcassélescôtes.Ils l’aidèrentàs’allongeràcôtéd’unepiledelivres, luipromirentdeluienvoyerdel’aidedès
quepossible,etfirentuntourpourvoirs’ilyavaitd’autrespersonnescoincéesoublessées.Jusque-là, tous ceux qu’ils avaient trouvés sur leur chemin avaient survécu. Il y avait quelques
égratignuresetcontusions,maislesgensétaientsurprisdeseretrouverplusoumoinsintacts.Olivers’était arrêté pour administrer les premiers soins à une sang-bleu au bras cassé en déchirant samanchedechemisepourfabriqueruneécharpeimprovisée.
Theodora,fouillantdanslesdébris,tombasuruncorpsdefilleétendufacecontreterre,couvertdepoussièreetdeplâtre.
Ellelaretournaeteutunhaut-le-corps.—Bliss.Oh,monDieu,Bliss…Ilyavaitdeuxpetitstroussoussonmenton,etsonsang,poisseuxetbleu,luicoulaitdanslecou.—QUEPERSONNENEBOUGE!ordonnaunevoixdepuisl’entrée.Toutlegroupesefigea.TheodoraappuyaunemaintremblantesurlecoudeBlisspourétancherlesang.Oh,Bliss…Lafuméeviolettesedissipa,etCharlesForceetForsythLlewellynfurentrapidementàsescôtés,
brandissantdesépéesétincelantes.Charless’agenouillaprèsdeBlissetposaunemainsursatête.—Celle-civitencore.Celle-ci ? se demanda Theodora. Un hurlement s’éleva à l’autre bout de la pièce, et elle en
compritvitelacause.Là,àcôtédel’entréeduquartiergénéralduComité,effondréesurlesmarchesmenantàlagrandeporte,setrouvaitPriscillaDupont,laSentinelleenchef.
Étenduedansunemaredesang.
TRENTE-HUIT
Oliver reconduisit Theodora chez elle, tous les deux étant encore secoués. La gêne de ce qui
s’était passé plus tôt entre eux au Mercer s’était complètement effacée face à cette nouvellecatastrophe.Ilsétaientredevenuscommed’habitude,etTheodorasefélicitaitd’avoirsonamiàsescôtés.
Hatties’agitaautourd’euxlorsqu’ilsarrivèrent,posantdespansementssurlatêtedeTheodoraetsurlacoupureaumentond’Oliver.Lafidèleservantepréparadestassesfumantesdechocolatchaudetlesenveloppatousdeuxdouillettementdansdescouverturesencachemireauprèsdufeu.
—Où estLawrence ? demandaTheodora en prenant un biscuit sur un plateau que leur tendaitHattie.
—Ilvientdepartir encourant, ilyaquelquesminutes ; il avaitune réunionurgente, jecrois,expliquaHattie.Ilm’aditdeprendrebiensoindevousquandvousarriveriez.Desortirlatroussedepremierssecours.Jecroisqu’ilsavaitquequelquechoseétaitarrivé.
—Tucroisquec’étaitunsang-d’argent?demandaOliverunefoisHattiehorsdelapièce.Theodorahaussalesépaules.—Forcément.C’estlaseuleexplication.Maisçan’apasdesens.Lawrencem’aditquelessang-
d’argent étaient des chasseurs solitaires. Ils s’en prennent à leurs victimes quand elles sont seules,sans leurs protecteurs canins. L’attaque s’est produite dans un lieu public, devant de nombreuxtémoins.
—Tucroisqu’elleestmorte?—Qui?Bliss?Non.CharlesForceaditqu’elleétaitvivante.Néanmoins,c’étaitdifficileàcroire.LaTexaneavaitdeuxtrousprofondsaucou,etlesolautour
d’elleétaitcouvertdesonsang.—Non,jevoulaisdire…MrsDupont,précisaOliver.—Jenesaispas.Theodora frissonna.C’était bien l’impressionque celadonnait de là où elle l’avait vue, et elle
avaitentendudesmembresduConclavedébattredelasituationdel’autrecôtédelapièce,quandilss’étaientrassemblésautourducorps.
Consomptioncomplète…Impossible…Maiselleaétéentièrementvidéedesonsang…cequiveutdire…ellenousaquittés…elleaétéemportée…PasPriscilla!Si…C’estundésastre.
LesambulanciersduDrPat avaient emportéBliss surune civière, unmasqueàoxygène sur levisage, son père à ses côtés.Mais la deuxième civière, celle qui portait PriscillaDupont, avait étéentièrement recouverte d’un drap blanc posé sur le corps. Ce qui ne pouvait vouloir dire qu’unechose…
Theodoraserapprochad’Oliverdemanièrequetousdeuxsoientadossésaupiedducanapé.Elleposalatêtesursonépauleetfermalesyeux,etilpassaunbrasautourd’ellepourl’attirerplusprèsdelui.Chacunseréconfortaitdelaprésencedel’autre.
Lawrence rentra à l’approchede l’aube. Il vitTheodora etOliver assis côte à côte sur le tapiscontrelecanapé.
—Vous devriez tous les deux être au lit. Surtout toi,ma petite-fille. Survivre à une attaque desang-d’argent,cen’estpasrien,dit-ilenlesréveillantdoucement.
TheodorasefrottalesyeuxpourenchasserlesommeiletOliverbâilla.
—Non,pasencore.Onveutsavoircequis’estpassé,insistaTheodora.Onyétait.Lawrenceselaissatomberdanslefauteuilencuirenfaced’euxetposalespiedssurl’ottomane.—Oui,etjesuistrèssoulagéqu’ilnevoussoitrienarrivédepire,àl’uncommeàl’autre.—Cen’estpasaprèsnousqu’ilenavait,ditTheodora.—Lecielsoitlouépourcela,répliquaLawrence.Ilsortitsoncigareetsoncouperetrituels.Theodorasavaitquec’étaitlesignequesongrand-pèreallaittoutleurexpliquer,oudumoinstout
cequ’ilétaitenmesuredesavoir.Ellesepenchaverslui.—Quet’aditCordeliasurCroatan?luidemanda-t-ilentirantuneboufféedesoncigare.—Que c’était un danger ancien qui était devenu unmythe chez les sang-bleu.Car la dernière
attaqueconnueremontaitàquatrecentsans.Àl’époquedePlymouth.—Oui.Roanokefutleurvictoirelaplusviolenteetlaplusdévastatrice.Ilsontemportétouteune
colonie.Maisellenet’apasparlédeVenise,nideBarcelone,nideCologne.Theodorahaussaunsourcilinterrogateur.—Cequin’estpasconnu,oudumoinscequiaétéeffacé,c’estquedepuisleurprétenduedéfaite
de Rome, les sang-d’argent ont pris l’habitude de se nourrir de jeunes sang-bleu à chaquechangement de siècle. Nous avons tenté de convaincre le Conclave de cette configuration, de cedangertoujoursprésent.MaislesannéesquiontsuiviRoanokeontétépaisibles,etiln’yaeuqu’unautrecasd’attaquedansleNouveauMonde.
—Ici?EnAmérique?demandaTheodora.Cordelian’yavaitjamaisfaitallusion.—Oui. (Lawrence posa un gros classeur aux bords brûlés sur la table basse et le poussa vers
Theodora.)VoiciledossiersurlequeltravaillaitPriscillaDupont.ElleétaitsurlepointdeprésenterdespreuvesauComitéetdeconfirmerofficiellementcecontrequoiCordeliaetmoilesavionsmisengarde,ilyasilongtemps.
Theodoral’ouvritetplusieurscoupuresdejournauxentombèrent.Oliveretellelesparcoururent.—QuiestMaggieStanford?—C’estunesang-bleuquiadisparu.Nousignorionstotalementqu’elleavaitétéinternéedansun
asile.Lesmédecinssang-rougeontcruàunemaladiementale,maislessymptômesrévélaientenfaitdes preuves de corruption par un sang-d’argent. C’était une victime. (Lawrence tapota les papiersavec soncigare.)CommeMaggien’avait pas été retrouvée,Cordelia etmoi savionsque les sang-d’argentétaientderrièretoutcela,maisquenousnepourrionsjamaisleprouver.C’estalorsquenousavons décidé de nous séparer, afin que je poursuive l’enquête sans avoir le Comité sur le dos.Priscillam’avaitditqu’elleavait trouvédans lesarchivesquelquechosequipourrait faire toute lalumièresurleursactes,maisj’airegardécedossier.Ilnecontientrienquejen’aiedéjàvu.
—Que s’est-il passé aprèsMaggie ? demanda Theodora en remarquant à quel point la jeunedébutanteétaitjoliesurlesphotos.
—Rien. Les sang-d’argent se sont de nouveau retirés dans l’ombre. Jusqu’à l’année dernière,quandAggieCarondolets’estfaittuer.EtdepuisAggie,cinqsang-bleuontététuésaudébutdeleurtransformation.Cinq.C’est lenombre leplusélevédepuisRoanoke.Celaveutdirequ’ilsprennentdesforces,del’assurance.
«LamortdePriscilla,toutefois,estlaplustroublante.Savoirqu’ilsontdominéunevampireenpleinepossessiondesesmoyens…celaindiquequeleurpuissanceaaugmenté.Ilsdeviennentdeplusenplusagressifs.LeComitédoitseréveillerfaceàcedanger.Onnepeutplusresterassislesbrascroisés à attendre que le prince des sang-d’argent rassemble toutes ses forces contre nous et nousemporteunparun.
—TucroisvraimentqueLuciferestderetour?demandaTheodora.
Lawrenceneditrienpendantunlongmoment.Soncigareseconsumaàtelpointquelescendresaubouttombèrentavecungrésillementsurletapisd’Aubussonenlaissantunpetittrou.
—Oh,sapristi!jura-t-il.Cordelianemepardonnerajamaisça.Ellenemelaissaitjamaisfumerdanslamaison.
—Grand-père,tun’aspasréponduàmaquestion,insistaTheodorasansménagement.—Peut-êtrequ’ellen’appelaitpasderéponse,ditOlivernerveusement.Toutes ces histoires de Lucifer et de sang-d’argent lui donnaientmal au cœur. Il n’aurait sans
doutepasdûboireautantdechocolatchaud,nimangercecinquièmebiscuit.—Seul lepluspuissantdes sang-d’argent serait capabledeprovoquerunedestructionmassive
dansunendroitaussiprotégé,ditenfinLawrence.—«Protégé»?—LeSanctuairedel’histoireestl’undenosbastionslesplussûrs.Ilestgardédepartoutpardes
sortsconçuspouréloignertouteinvasiondecegenre,pouréloignerl’Abomination.C’estmauvaissignepournoustousquelessortsn’aientpastenu.
—Quevas-tufaire?demandaTheodora.—Laseulechosequejepuissefaire:appelerauVoteblanc.Ilesttempsderemettreenquestion
l’autoritédeMichelentantqueRex.
TRENTE-NEUF
Ilsparlaientd’elle.Àtraversunebrumedemorphine,BlissentendaitsonpèreetCharlesForcese
disputeràsonsujetderrièrelesportesferméesdesachambred’hôpital.Ques’était-ilpassé?Elle se rappelait obscurément le feu noir, teinté de violet, qui avait empli toute la bibliothèque
d’unbrouillardépais,impénétrable,etellesavaitqu’ils’étaitpassélà-basquelquechosedemal.Etilyavaitcebandageautourdesoncou.S’était-ellefaitmordre?Parunsang-d’argent?Àcettepensée,sonfrontsecouvritdesueur.Sielles’étaitfaitattaquerparl’Abomination,pourquoiétait-elleencoreenvie?
Bliss essaya de porter les mains à son cou pour tâter la plaie, mais elle était paralysée. Ellepaniqua,jusqu’aumomentoùelleserenditcomptequesesmainsétaientattachéesauxmontantsdulit.Pourquoi?
La pièce était aussi luxueuse qu’une suite d’hôtel, avec les meubles modernes blancs qu’elleconnaissaitbien.ElleétaitàlacliniqueduDrPat,l’hôpitalsang-bleu.Avecsonouïehypersensible,elleseconcentrasurlesujetdeladisputechuchotéeentresonpèreetCharlesForcedanslecouloir.
—Elle n’a pas été corrompue,Charles, tu connais les signes aussi bienquemoi, tu as vu soncou!Iln’yapaseuassezdetemps,disaitsonpère.
— Je comprends, Forsyth, je comprends, mais tu sais de quoi cela a l’air. Lawrence ne melaisserapasenpaixsurcesujet.Ilvafalloirlatester,commetousceuxquiétaientprésentscesoir-là.
—Elleestvictime!C’estunscandale!Jenetelaisseraipasfaire.—Tun’aspaslechoix,ditCharlesd’untonsansréplique.Jesaisàquelpointtuesinquiet,mais
commetul’asdit,elleestapparemmentsaineetsauve.Il y eut un long silence, puis les hommes rentrèrent dans la chambre de Bliss. Celle-ci ferma
immédiatementlesyeuxetfitsemblantdedormir.Ellesentitlamaindesonpèresursonfrontpendantqu’ilchuchotaitunecourteprièredansune
languequ’ellenecomprenaitpas.—Tiens,bonjour,dit-elleenouvrantlesyeux.Sabelle-mèreetJordanentrèrentdanslachambreetvinrents’installeraupieddulit.BobiAnne
portaitencoreunetenuehautementhideuse–unpullencachemiremarqué«VERSACE»engrossurledevant–ettenaitunpetitmouchoirqu’ellepressaitconstammentcontrelecoindesesyeux,bienqu’aucunelarmenefûtvisible.
—Oh,machérie,onétaittellementinquiets!Dieumerci,tuvasbien!—Commenttesens-tu?luidemandasonpère,lesmainsderrièreledos.—Fatiguée,réponditBliss.Ques’est-ilpassé?—IlyaeuuneexplosionauSanctuaire,luiexpliquaForsyth,maisnet’inquiètepas,c’estarrivé
tellementprofondémentsous terreque lessang-rougene l’ontmêmepasremarquéeensurface. Ilscroientàunesimplepetitesecoussesismique.
Blissn’avaitmêmepassongéàs’inquiéterdecequeleshumainsdécouvrentlelieuleplussecretdessang-bleu.
—Maisquem’est-ilarrivé,àmoi?demanda-t-elle.—Ehbien,c’estcequenousallonsdécouvrir,dit-il.Dequoitesouviens-tu?Elle soupira et regarda par les fenêtres, qui donnaient sur un bureau vide dans le bâtiment d’à
côté. Des ordinateurs alignés étaient allumés, clignotants, bien que les heures de bureau soient
passées.—Depasgrand-chose.Justebeaucoupdefuméenoire…et…Des yeux, des yeux écarlates aux pupilles argentées. La bête, revenue à la vie. Elle lui avait
parlé…Elleluiavaitdit…Elle secoua la tête et ferma les yeux avec force, comme pour se protéger de la présence
maléfique.—Rien,rien…jenemesouviensderien.ForsythsoupiraetBobiAnneseremitàrenifler.—Oh,pauvreenfant,pauvreenfant…Jordan,sasœur,gardaitlesilence,lorgnantBlissducoindel’œil.—Bobi,pourriez-vousnouslaisserseulsuneminute,Jordanettoi?demandasonpère.Lorsqu’ellesfurentsorties,ForsythsetournaversBliss.—Bliss,jevaistedirequelquechosedetrèsimportant.Tuasétéattaquéeparunsang-d’argent,
l’undesCroatan,luiexposasonpère.—Nooooon,soufflaBliss…MaisleComitéditquecen’estqu’unmythe,argua-t-ellefaiblement.— Le Comité s’est trompé. Nous le comprenons à présent. En fait, Priscilla Dupont a réuni
suffisammentdepreuvespour…maisjeneveuxpasparlerdecelamaintenant.Lefaitestque,sansqu’onsachecomment,lessang-d’argentontsurvécu,etquenousdevonsaffrontercetteréalité.
—Maiscomment?— Malheureusement, cela veut dire qu’il y a un traître parmi nous. Les sang-d’argent ne
pourraientpasprospérersansêtrecachésparunepersonnedenotrecercle.Aidés.C’est forcémentl’unedestrèsanciennesfamilles,assezpuissantepourcouvrirunmalaussinoirsansqueMichelneremarquedechangementdansl’équilibre.
—Maisqu’est-cequeçaveutdirepourmoi?demandaBlissd’unevoixtremblante.—Trèsraressontceuxquiontsurvécuàl’attaqued’unsang-d’argent,etilyatoujoursunrisque
decorruption.—Decorruption?—Parfois,lesang-d’argentnesaignepassavictimejusqu’àlaconsomptioncomplète;aulieude
cela, il instille une faim… Il prélève assez de sang pour affaiblir le vampire.Mais le sang rougedevientunpoisonpourlavictime,quipourchasseraalorssessemblablespoursurvivre.
C’est ce qui est arrivé à Dylan, se dit Bliss. Il avait été retourné. Corrompu. Transformé enmonstre,puistuéavantdepouvoirrévélersessecrets.
—L’incident deRoanoke s’est produit, à cequenouspensons, parcequeplusieurs desnôtres,danscecampement,étaientdéjàcorrompusenquittantleVieuxMonde.
—Etcommentsait-onsionestcorrompu?demandanerveusementBliss.Enréponse,Forsythcommençaàsouleverlebandagedesoncou.Illedéroula.Bliss regardait son père avec anxiété. Qu’allait-il lui montrer ? S’était-elle transformée en
monstre?Sonpèreluitenditunpetitmiroiràmainprissurlatabledel’infirmière.Elleleplaçadevantsoncou,redoutantcequ’elleallaitvoir.Maissoncouétaitlisse,aussiclairetimmaculéqu’avant.—Qu’est-cequeçaveutdire?—Iln’yapasdemarques,cequiveutdireque lepoisonn’étaitpasassez fortpour tenir.Ton
sangbleu,lesangreazul,apusereconstituerchimiquementdelui-même.Seguérir,etteprotégerdelacorruption.LeCroatann’apasfaitdetoiunedesessemblables.
Elle hocha la tête, reconnaissante et soulagée. Elle avait survécu… Elle ne savait pas biencomment,maiselleavaitsurvécu.
— Il va y avoir d’autres tests, l’avertit Forsyth. L’une des Aînées te les fera passer. Elle tedemanderadepartagertessouvenirs,decommunieravecelle.Deluimontrercequetuasvu.Maisjesuiscertainquetut’ensortirashautlamain.
Alorsquesonpèreallaitsortir,Blissluiposaencoreunequestion.—Maispapa,quandonestcorrompu…commentlesait-on?—C’estdifficileàdire,maisnousavonsremarquéquelesvictimesdecorruptiontendaientàêtre
attiréesparlamatièresombre,etàmanifesterdelacuriositépourlessortsnoirs.Plustardcesoir-là,NanCutler,l’unedesSentinelleslesplusgradées,vintrendrevisiteàBliss.
Nan était une des femmesmondaines, élégantes etmaigres comme des oiseaux de l’entourage dePriscillaDupont ; elle avait d’épais cheveuxblancs traverséspar unemèched’unnoir d’encre.Laville la connaissait en tant qu’infatigable organisatrice de galas de charité et acheteuse de hautecouture.Mais lorsqu’elle pénétra dans la chambre d’hôpital deBliss ce soir-là, toute trace de sonpersonnage public avait disparu. C’était une vampire impressionnante, vieille de plusieurs siècles.Blisspouvaitvoirlespâleslignesdesangbleusursonvisage.
ElleseprésentaàBliss,puispritunsiègeàsonchevet.Le soir venu,Bliss avait retrouvé des sensations dans sesmembres, et elle était déjà beaucoup
plusenforme.—Prendsmesmains,monenfant,luiditdoucementNan.Blissposasesdeuxmainsdanscelles,trèsdouces,delavieilledame.Ellesétaientlissesetsans
rides.—Àprésent,fermelesyeuxetramène-moiàhiersoir.Montre-moitoutcequetuasvu.LeGlom.NanallaitseservirduGlompourliredanssespensées.Blisslesavait.Ilfallaitqu’elle
ouvresonespritetqu’ellelaisselavieilledameyregarder.Ellehochalatête.Ellefermalesyeux.Ensemble, elles virent ce qui était arrivé. Bliss, attendant Kingsley dans le hall d’entrée. Elles
virentRenfieldapporterunelistededossiersàPriscillaDupont.EllesvirentTheodoraentreret luidemandersielleavaitvuOliver.EllesvirentplusieursfillesdeDuchesneemprunterdeslivrespourlaprochaineréunionduComité.
Puistoutdevintnoir.Unefuméenocive,sombre,engloutittoutl’espace…Blissattenditdevoirapparaîtrelabête,maistoutcequ’ellesvirentfutl’épaissefuméenoire.Lorsqu’elleouvritlesyeux,Nangriffonnaitquelquechosedansuncarnet.—Bien,dit-elle.Àprésent,situveuxbien,soulèvetescheveuxetmontre-moitanuque.Sanuque?Blisss’exécuta.Nanhochalatête.—Tupeuxlâchertescheveux.Après ledépartde laSentinelle,sonpèreentraet laserradanssesbras.Quelqu’eûtété le test,
apparemmentelleavaitréussi.Sanuque…Unepartiedutest…ElleserappelaquelescheveuxdeKingsleyétaientassezlongspourtoujoursluicouvrirlanuque.
Était-ceunstyle?Oucachait-ilquelquechose?Kingsley…toujoursavecce livresous lebras, laMateriaatra.Kingsley,qui luiavaitapprisà
palabreraveclemonstredesescauchemars.KingsleyMartin,quiappartenaitàunevieille,une trèsvieille famille sang-bleu.L’unedesplus
puissantesetdesplusprestigieuses…Blissfermalesyeux.Ellerevitlabête,labêtequiluiavaitparlé.Elleprononçaitunmot…
Maintenant.
QUARANTE
Theodora était en train de se brosser les dents lorsque son téléphone sonna. Elle se rinça, se
gargarisa,cracha,s’essuyarapidement laboucheetcourutdécrocher. Ilétait tôtetellesepréparaitpourallerencours.
—Ouais?—C’estcommeçaqu’onrépondautéléphone?—Oh,Bliss!Pardon.Jecroyaisquec’étaitOliver.Ilappelletoujourslematin.—Désoléedetedécevoir.—Non,pasdutout.Commenttuvas?Theodora avait eu l’intentionde ledemander àBliss à la clinique,mais lesquelques joursqui
venaientdes’écouleravaientétéplusquemouvementés,entre le lycéeàplein temps, les leçonsdevampirismeetlefaitquesongrand-pèresepréparaitpourlabataillesuprêmedesavie.LeVoteblancavaitétérequis,etl’électionétaitimminente.
—Mieux,ditBliss.Tu,euh…tuesaucourantdecequim’estarrivé,hein?—Benoui,ditTheodora.Mongrand-pèrem’aditquec’étaitunCroatan,maisquetuétaistirée
d’affaire.Blissluiracontaletest,commentelleavaitouvertsonespritàNanCutleretcommentlesmarques
avaientdisparudesoncou.— Ilm’est arrivé lamême chose, dit Theodora. Tu te rappelles ? Le soir où on a posé pour
CivilisationCouture?—Ouais.—Jemesuisfaitattaquer,maislesmarquesontdisparu.Etjenemesouvenaisderien.—Elleaaussivouluvoirmanuque.Tunetrouvespasçabizarre?Theodorahochalatête,bienqueBlissnepûtpaslavoir.—Enfait,c’estuntestd’unautregenre,m’aditmongrand-père.Nanestvenueiciaussi.Pour
m’examiner.—C’estvrai?Jenesuispaslaseule?—Non,biensûrquenon.Tousceuxquiétaientprésentscesoir-làdoiventpasserdestests.—Super.—Alors,quoideneuf?— Écoute, j’ai appris une chose de mon père. Tu sais, le Comité dit toujours que les sang-
d’argentn’existentpas,n’est-cepas?—Hm-mm.—Ehbien,jecroisqu’ilssontentraindechangerd’avis.—Ouais,j’aientenduça,moiaussi,ditTheodora.Lawrence lui avait expliqué la politique duConclave.Àprésent qu’un vampire adulte avait été
emporté,leConclaveétaithorsdeluietprêtàendécoudre.Lessang-d’argentétaientbienunesinistreréalitéqu’ilsdevraientaffronter.
—En tout cas,monpèredit que c’est forcément l’und’entrenous…Quelqu’undehaut placé,d’unevieillefamille,ditBliss.
—C’estaussicequeCordeliadisaittoujours.—Tuvaspeut-êtretrouverçadingue,ditBliss,maisjecroisquejesaisquiafaitlecoup.
—Quiafaitquoi?—Jeveuxdire,jecroisquejesaisquiabritelesang-d’argent,oulessang-d’argent.Jecroisque
Kingsleyestmêléàcettehistoire.Blissluiexpliquasessoupçons,etluidémontracommeilscorrespondaientàcequ’avaitditson
pèresurlacorruption:sonintensecuriositépourlamatièresombre,lelivreétrangequ’ellelevoyaittoujourslire,saconnaissancepointuedel’histoireetdelamythologiesang-bleu.
Theodorasiffla.—Jenesaispas…C’estvraiqueçaal’airsuspect…Maistunecroispasquetuvasunpeuvite?—Peut-être,mais jevais rester coincée ici encoreaumoinsune semaine,ditBliss…Tucrois
qu’Oliverettoi,vouspourriezenquêterunpeu?Plus tard dans la semaine, Theodora et Oliver dénichèrent quelques faits intéressants sur le
nouveauvenu.LeSanctuaireavaitétéremisdansunétatàpeuprèsutilisable(leVeloxs’étaitrévélébienpratiqueàcetégard).Toute lapoussièreet leplâtreavaientétéévacués,et ilnerestait riendel’explosionàpartunepetitefissure,finecommeuncheveu,danslesoldemarbre.C’étaitétonnantdevoircequelesvampirespouvaientaccomplirquandilss’ymettaient.
RemonterlatracedeKingsleyavaitétéunjeud’enfantgrâceauréseauderelationsd’Oliverdanslecircuitdesécolesprivées,plusunpetittravaildefinlimiereninformatique.
TheodoraappelaBlissàlacliniquepourluiraconterleursdécouvertes.— Les Martin ont déménagé à New York le soir même où tu dis que Dylan a été assassiné,
exposa-t-elle.EtonadécouvertqueKingsleyavaitpassél’étéàHotchkiss,oùunefilles’estfaittuer,etqu’ilétaitalléunesemainechezunamiàChoate,oùunélèvedesecondeaététrouvémortjusteavantlarentrée.Ilétaitici,àNewYork,lesoirdelamortd’AggieauBlock122,etilétaitaussiàlafêteoùLandonSchlessingerestmort.
—Jelesavais!ditBliss.—Cen’estpastout:KingsleyaétéladernièrepersonneàallervoirSummerAmory.Oliverdit
qued’aprèslarumeur,ilsortaitavecelle.Cequilemetpartoutsurlascèneducrime.Maisjenesaispas,ilpourraits’agird’unecoïncidence.Beaucoupd’autressang-bleupassentl’étéàHotchkiss,vontàChoate,étaientauBlock122 cesoir-là,etconnaissaientLandonSchlessinger.EtSummerAmorysortaitavecpasmaldemonde.Jesuissûrequesionvoulait,onpourraitentrouverplusieursautresquicorrespondent.
—Non,c’estforcémentlui,jesaisquec’estlui,ditBlissavecforce.—Tuvasenparleràtonpère?—Jenesaispastrop.IlestplusoumoinsconseillerdelafamilledeKingsley.C’estunpeu…—JevaisledireàLawrence,proposaTheodora.Ilsauraquoifaire.LorsqueTheodoraexposal’affaireàLawrenceaudîner,avectouslessoupçonsdeBlissettous
lesélémentsàcharge,c’estàpeinesisongrand-pèrelevalesyeuxdesonsteak.—Intéressant,dit-ildistraitement.—«Intéressant»,c’esttout?luidemandaTheodora.Maistunecroispasqu’onestsurunepiste,
là?Lawrencebutunegorgéedevin.—Peut-être.C’est tout ce qu’il voulut bien dire sur le sujet, et Theodora n’en tira rien de plus de toute la
soirée.
QUARANTEETUN
L’enquêteduComité sur l’incidentduSanctuaireaboutitàuneaudiencepublique,dans laquelle
touslestémoinsdel’attaquefurentappelésàtémoigner.L’audiencepritplacedansl’unedesénormessallesdetribunalcreuséessousleSanctuaire.LesmembresduConclaveétaientassisenrangsurunehauteestrade,faceaupublic,CharlesForceaucentre.LawrenceVanAlen,auboutàdroite,tiraitdéjàsursonincontournablecigare.LanouvelleSentinelleenchef,EdmundOelrich,célèbrehistoriendel’artetpropriétairedegaleriedanssaviepublique,présidaitlaséancedepuissonsiègesurl’estrade.Il y avait un petit podium sur le côté, où les témoins étaient appelés, et l’inquisiteur, le procureurofficielduComité,setenaitenface.
Lessièges,danslasalled’audience,étaientoccupésparpresquetouteslesfamillessang-bleu,etla tensionétait à soncomble lorsqueTheodora, Jack,Bliss etOliverdécrivirent l’unaprès l’autreleurversiondesévénements.Ilsétaientassisensembleaupremierrang.MimiétaitàcôtédeJacketattendaitencoresontour.L’enquêtelarendaitnerveuse,maisellesedisaitqu’ildevaityavoirmoyendes’entirerparlebluff.Aprèstout,ellen’avaitpassouhaitédemalàBliss,nilamortdePriscillaDupont,pas lemoinsdumonde !Elle se fichait complètementde lavieillebique.Cen’étaitqu’unmalheureuxaccident.Ilfaudraitbienqu’ilslecomprennent,non?Sansmobile,ilsnepourraientpasétablir sa culpabilité, pas vrai ? Elle tendit le bras pour agripper la main de son frère, qui serrachaleureusementlasienne.
LeprocureurappelaKingsleyMartinàlabarre.—Déclinezvotrenompourledossier.—KingsleyDrexelMartin.—Etvotreposition.«Position»?Mimihaussalessourcils.Qu’est-cequec’étaitquecettehistoire?—JesuisChercheurdevérité.Veritatisvenator.J’aiétéchargéparleComitéd’enquêtersurla
mortdeplusieurssang-bleu:AggieCarondolet,DylanWard,SummerAmory,NatalieGetty,LandonSchlessingeretGraysonSt.James.
Unmurmureparcourutlafoule.Lessang-bleud’uncertainâgesavaientqueVenatorétaitlegradeleplusélevédelapolicesecrèteduComité,uneclassedeguerrierssanspeurquisebattaientpourprotégerlessang-bleudumaletlesempêcherd’êtredécouverts.
—Etvotremission?lepressal’inquisiteur.— J’ai été envoyé au lycée Duchesne pour rassembler toutes les preuves nous permettant de
confondrel’ennemi,ditKingsleyd’unevoixégale.Encore un murmure, plus agité cette fois. Un Venator avait été envoyé dans l’un de leurs
sanctuaireslesplussûrs:Duchesne!CommentleComitéavait-ilpufaireespionnerdesécoliersparundesespluspuissantsassassins?
—Quiétaientlessuspects?—MadeleineForce.BlissLlewellyn.TheodoraVanAlen.Cette fois,onentendit la foules’étrangler.Kingsleyétaitunagent secret !UnesortedeJohnny
Deppdans21JumpStreet,unvampireenmissioninfiltréparmileslycéens.Theodora était bouche bée, Bliss ne pouvait pas s’empêcher de rire, etMimi se contentait de
grincerdesdents.Quelpetitsalopard.—Etqu’ontrévélévosrecherches?
—J’aiimmédiatementéliminéTheodoraVanAlen.Elleavaitsubideuxattaquesdesang-d’argentetnemontraitaucunsigned’attirancepourlamatièresombre,ditKingsleyensortantunpetitcalepindelapochedesavesteetenfeuilletantsesnotes.BlissLlewellynétaitunsujetplusprometteur.Elleseplaignait de cauchemars et d’hallucinations comparables à cequ’avait vécuMaggieStanford avantsondécès.Maiscesmêmessymptômesm’ontconvaincuqueBlissétaitunevictimepotentielleetnonunecriminelle.
—EtMadeleine?—J’aiconcluqueMadeleineForcerecelaitlesang-d’argentquis’enprendànotrecommunauté,
ditKingsley,d’untondevoixpresquedésinvolte.—Silence !Silencedans la salle ! admonesta laSentinelle en chef tandisque la foule s’agitait
furieusement.Plusieursvampiresselevèrentdeleursiège,etletémoignagedeKingsleyfutsiffléethué.Mimi
Force,lafilleduRex,compliced’unsang-d’argent?Était-ceuneplaisanterie?—Etsurquoisefondentvospreuves?grommelalaSentinelleenchefdepuislahauteestrade.—Elleamanifestéledésird’ensavoirplussurlamatièresombre.Plusprécisément,ellevoulait
savoircommentexécuterl’Incantatiodemonata.L’appeldusang-d’argent.—Etd’aprèssesdires,pourquoivoulait-ellelefaire?—Elledisaitvouloirsedébarrasserd’uneennemie,ditKingsleyenregardantMimidroitdansles
yeux.Mimitremblaitsursachaise.Mensonges,mensonges,rienquedesmensonges!Cessedeparler!
Tais-toi!Tais-toi!Tuétaismonami!Traître!—EtcetteennemieétaitBlissLlewellyn.—Non.—Non?L’inquisiteursemblaitlégèrementsurpris.—Non.—Quiétaitdonclacible?—TheodoraVanAlen.Unnouveaubourdonnementdecolèreparcourutl’assistance.Theodorase figea.Cen’étaitdoncpasde laparano :Mimiavaitbienvoulu ladétruire.Ellese
rappela son rêve dans lequel samère était réveillée et lui parlait.Qu’avait ditAllegra ? « Prendsgarde.»
—Pourquoil’avez-vouslaisséeexécuterl’incantation?demandalaSentinelleenchef.—Ilmefallaitlapreuve.Jepensaispouvoirgarderlecontrôle,l’arrêteravantquecelan’arrive.
Maisjen’aipaspu.Ilétaitévidentqu’elleavaitdéjàfaitcela.Àdenombreusesreprises.—Merci,Venator.Kingsley descendit du podium. À présent que son identité était connue, il avait l’air bien plus
vieux, l’adolescenteffrontén’avaitétéqu’une façade,unepose. Il regagnagravement sonsiègeaupremierrangàcôtédeslycéensdeDuchesne,quisetinrentàdistancerespectueuse.
—L’instructionappelleàprésentàlabarreCharlesForce,annonçalaSentinelleenchef.Leprésidentdel’assembléedescenditdelahauteestradeetposaunpiedchancelantsurlepodium.
Sa propre fille, receler un sang-d’argent ! Son visage respirait la honte. Sa chevelure argentéeparaissaitblanchesous la lumière,et sesyeuxétaient lourdementcernés. Ilavait l’aird’unhommebrisé,etnondel’infatigablechefdesvampires.
—Déclinezvotrenomcompletpourlesarchives,luiordonnal’inquisiteur.—CharlesVanAlenForce.
—Avez-vousdéjàvuvotrefilles’adonneràlamagienoire?—Oui,mais…réponditCharlesens’essuyantlefrontavecunmouchoirdesoie.—Desincantations.Dessortsinterdits.—Oui,mais…—Ceseratout.Merci,ditl’inquisiteur,mettantfinprématurémentàsadéposition.Charlessemblaitvouloirendireplus,maislesmotsmoururentdanssabouche.Ilétait livideet
visiblementdémoralisé.Ildescenditdupodiumetregagnasonsiège.AucundesmembresduConclavenecroisasonregard,etplusieurspersonnesdanslepublicse
mirentàlesiffleretàlehuer.—EnguisedepreuvedéfinitivecontreMadeleineForce,nousprésentonslaMarque.Jepenseque
vouslatrouverezsursanuque,déclaral’inquisiteur.—C’estabsolumentgrotesque.JeneportepaspluslaMarquedeLuciferquevoustous,ditMimi.Elleavaitenviedehurler.C’étaituneparodiedejustice.Onluiavaittenduunpiège!—Soulevez;voscheveux,jevousprie,luiordonnalaSentinelleenchef!Mimirassemblasescheveuxetlessouleva.ElleavaitfaitlamêmechosepourNanCutlerlaveille
ausoir, lorsquecettedernièreétaitvenuelui fairepasser le test. Ilnes’était rienpassé,etelleétaitcertained’avoirétéinnocentée.
Unmurmureagités’élevaduConclave.—Quoi?Toncou,Mimi,tuasquelquechosedanslecou.Jack,tumefaispeur.Ellesetâtalanuqueduboutdesdoigts.Unbourreletdechair.Untatouage.Ouplutôtunebrûlure,
commeunemarqueaufersurdubétail.Le jugement fut rapide et ferme.Mimi était l’auteur des crimes. Elle fut déclarée coupable de
conspirationavecunsang-d’argent.ElleseraitemmenéedansleurancienneprisondeVenise,oùsonsangseraitbrûlé,sessouvenirsdétruits,sansaucunespoirderéincarnation.Lacautions’élevaitàunmillion de dollars, que son père paya sur-le-champ afin que Mimi soit mise en liberté sous saresponsabilité.
MimiregardaJack.Çanepeutpasêtreentraind’arriver…Cen’estpasmoi.Tusaisquecen’estpasmoi.
Je sais. Je sais. Jackpassa unbras autour de sa sœur,mais il avait le visageplein d’angoisse.C’étaitgrave.Condamnéeaubûcher!Mimi!
Les jumeauxForce attendirent queCharles descende de l’estrade pour venir les rejoindre. Sonvisageavaittoujourslamêmeexpressioncommotionnée.
—Père,qu’est-cequ’onpeutfaire,maintenant?demandaMimi.Ilyasûrement…CharlesForceétaitatterré.—Iln’yarien…—Rien?—Iln’existequ’unmoyenderéfuterlamarquedeLucifer.Tudoistesoumettreàunecoutume
encoreplusancienne.L’épreuvedusang.MaisseuleGabrielle–AllegraVanAlen–estcapabledel’exécuter.
—Gabrielle?demandaMimiavecangoisse.—Oui.Voilàquiluifaisaitunebellejambe.Allegraétaitdanslecomaetn’ensortiraitjamais.—Donciln’yarienquejepuissefairepourprouvermoninnocence?—Rien.
QUARANTE-DEUX
Lepublicde l’audiencesedispersadans leSanctuaire,à l’étageau-dessus,etTheodoraattendit
son grand-père à côté de la porte. Oliver était déjà parti devant en évoquant une interro detrigonométriequ’ilnepouvaitpasrater.Theodorasavaitqu’elleauraitdûrentreraveclui,maisellevoulaitentendrel’avisdeLawrencesurtoutel’affaire.
IlsortitduquartiergénéralduConclave,encompagnied’EdmundOelrichetdeNanCutler.— Nous te soutiendrons, Lawrence, disait Edmund en s’inclinant. Ce qui est arrivé à cette
communautéestindigne.—Soissûrque tuaurasnossuffragesen tempsvoulu,ajoutaNanen lui tapotant lebras.Nous
aurionsdû t’écouter ilyaquatrecentsans.Quandonpenseque l’Abominationa touché la famillerégnante!
—Merci,ditLawrenceenhochantlatête.(IlsetournaversTheodora.)Alors.Quepenses-tudeKingsleyMartin,maintenant?
Ilscommencèrentàgravir l’escalierquimenaitauxportes latéralesdelaboîtedenuitréservéeauxvampires,leBlock122,etsortirentsurletrottoir.
—C’étaitMimi,depuisledébut,s’étonnaTheodora.Mimi…C’étaitencoredifficileàcroire,surtoutaprèstousleurssoupçonspersistantsausujetdeKingsley.—TusavaisqueKingsleyétaitVenator?Lawrenceopina.—Oui.TheodoraserappelacequeKingsleyavaitditàJackuncertainmatin.«Vousneseriezriensans
nous,sanslessacrificesquenousavonsfaits.»—Maistuavaisraison,mapetite-fille.Kingsleyestunsang-d’argent,ajoutaLawrenceenfaisant
signeàJuliusquiarrivaitauvolantdelaTownCar.—Commentça?demandaTheodoraenmontant envoiturependantqueLawrence lui tenait la
porte.—Ilest issud’unevieille famille.Unefamilledeguerriersantiques. Ilsontétécorrompuspar
Luciferenpersonne.Maisilssontrevenusdanslegirondessang-bleu,sesontrepentisdeleursactes,etontapprisàcontrôlerl’Abomination,lafaim,lesvoixdansleurtête,dit-ilenrefermantlaporte.ÀDuchesne, jevousprie, Julius.NousdéposeronsTheodoraenpremier,puisà lamaisonpourmoi,ajouta-t-ilentapantàlavitredeséparationentrechauffeuretpassagers.
Ils traversèrent le quartier deChelseapour rejoindre l’autorouteduWestSide.Une journéedegrisaillenew-yorkaiseparmid’autres.
—Maiscommentleurfaireconfiance?—Nous leur accordons notre confiance depuis des milliers d’années. KingsleyMartin est un
sang-d’argentpardéfautuniquement.Sonsangestaussibleuqueletienoulemien.Ilsontreniéleurserment à Lucifer, et nous ont grandement aidés dans notre recherche du conspirateur, soupiraLawrence.Etpourtant…
—Etpourtant?— Et pourtant… quelque chose me trouble dans cette affaire. Crois-tu que Mimi Force soit
coupable?—Oui,ditTheodorad’untonsanséquivoque.C’estunepersonnehorrible,grand-père.
—Etc’esttrèstroublantdesavoirquetuétaissacible,oui.Mais…—Maisquoi?—Maissic’étaittoilacible,pourquoiPriscillaa-t-elleétéemportée?EtlapetiteLlewellyn?Ily
aquelquechosequicloche.Theodorahaussalesépaules.Elleavaitpeut-êtretortdelajugerhâtivement,maisn’était-cepasce
queleComitévenaitdefaire?Etdufondducœur,elleétait incapabled’avoirpitiédeMimi.Cettefilleavaitenvoyéunsang-d’argentlatuer,toutdemême.
—Tuasentenducequ’aditKingsley.EtilestVenator.Est-cequeçanesignifiepasqu’ildoitdirelavérité?Entoutecirconstance?
Lawrenceopina.—Si.Charlesleuratoujoursfaitconfiance.C’estluiquilesagagnésànotrecause.Maisjene
saispas.J’aitoujourseudesdoutessurlesMartin.Lavoitures’arrêtadevantlesportesdulycéeDuchesne.Theodoraendescenditd’unbond,mais
nonsansavoirfaitunebiseàsongrand-père.—Tagrand-mèredisaittoujoursqu’ilfallaitseméfierdessurfacestropbrillantes.Ellescachent
unemultituded’imperfections.En entrant au lycée, Theodora se cogna contre Jack Force, qui entrait par la porte latérale. Il
portaitencore lecostumegris foncéqu’ilavaitau tribunal,et ilavait lesyeux rouges,commes’ilvenaitdepleurer.Theodorafutpoignardéepar lapitié.Siellen’avaitaucuneaffectionpourMimi,Jackluirappelaitquetoutlemonden’avaitpaslesmêmessentiments.
—Cen’estpaselle,tusais,dit-ilpréventivement.Theodorarougitenpensant:Elleavoulumedétruire!MaisàJack,elleditfroidement:—Cen’estpaslaconclusiondutribunal.—Mimiestégoïste…maisellen’estpasmauvaise,l’imploraJack.La sonnerie de l’après-midi retentit pour indiquer la fin de l’heure dudéjeuner et le début des
cours.Unflotd’élèvescommençaàsortirduréfectoire,àmonterlesescaliersetàenvahirlehalldemarbre où se trouvaient Jack et Theodora. En les remarquant absorbés dans leur conversation,plusieursd’entreeuxsechuchotèrentdeschosesàl’oreille.Certainssang-bleuquiavaientassistéàlaséanceprirentunairdecompassionenvoyantJacktandisqued’autreslefusillaientduregard,etl’und’eux alla jusqu’à siffler sa présence. Une réunion extraordinaire du Comité était prévue pourl’après-midimême,afind’alerterlesplusjeunessurlesdernièresdécouvertes.
Jackcontinuaitdeplaiderlacausedesasœur.—Elleneferaitjamaisvraimentdemalàquelqu’un.Ellenetedétestepas.Pasvraiment.Ilauraitvoulupouvoirs’expliquer.Cen’estpas toiqu’elledéteste,Theodora.C’estmoi.Ellea
simplementretournésacolèrevers l’extérieurparcequ’ellenepouvaitpasserésoudreàhaïrceluiqu’elleaime.Etellemehaitpourcequej’aifait:ellemehaitdet’aimer.
Theodoraluidécochaunregardsceptique,maisgardalesilence.MimiForce.Azraël.L’angedelaMort?N’était-cepas leboulotdeMimi?D’amener lavieàsa fin?Àsagrandesurprise,Jacksemblaitpouvoirliredanssespensées.
—Tunecomprendspas…Çafaitpartiede l’équilibre.Noussommescequenoussommes.Lamortfaitpartiedelavie.C’estledondessang-rouge.Mimifaitpartiedel’ensemble,ditJack.
Theodorahaussalesépaules.—Jen’ensuispassisûre,dit-elle.Aurevoir,Jack.
QUARANTE-TROIS
Lawrence,plongédanslesarchivesduSanctuaire,remarquaquel’unedescoupuresdejournaux
avaitcomplètementbrûlé,àl’exceptiondeladateenhaut:23novembre1872.Ils’interrogeaitencorelà-dessuslorsqueTheodorarentradulycée.Elleracontaàsongrand-pèrequeJackForceavaitréussiàliredanssespenséescetaprès-midi.
—Jemecroyaisprotégéecontrelatélépathie,etpourtantillisaitdansmespensées.Pourquoi?demanda-t-elle.
—Abbadon a toujours été l’unde nos voyants les plus doués, ditLawrence. Il faut plus qu’unsimpleexerciced’Occludopour lui fermer tonesprit.Enoutre, il arriveparfoisqueceuxqui sontattirésl’unparl’autrepartagentunecertaineaffinité.
—«Attirésl’unparl’autre»?demandaTheodora.—Tudoisbienavoirremarquéqu’ilestattirépartoi,ditLawrence.Theodora rougit. Elle l’avait espéré, mais ne l’avait jamais envisagé comme une réalité. Et
pourtant,malgrécelienavecMimi,ilavaitrecherchésonamitiéetlaisséentendrequ’ilseraitpeut-êtreintéresséparquelquechosedeplus…Ill’avaitembrasséeunefois,ilyavaittellementlongtemps.Etlegarçonsouslemasque…Sepourrait-ilquecesoitlui?
—Maisilestlié,ditTheodora.Cen’estpaspossible.—Non.Pasparminossemblables.MaisAbbadonatoujoursétéainsi.Tun’espaslapremièreà
avoirmissafidélitéàl’épreuve,ditLawrence.Maiscelapassera.Dieumerci,tun’espasattiréeparlui.Sic’étaitlecas,ceseraitundésastrepourvousdeux.
Ellebaissalesyeuxversletapisensedemandantsisongrand-pèreétaitentraindelatesterous’ilsupposaitqueTheodorachoisiraitlabonnevoiesimplementparcequ’elleétaitsapetite-fille.
—Oui,dit-elle.Dieumerci.Soudain la tête lui tourna et sa vision se troubla, se brouilla ; ses genoux cédèrent,mais avant
qu’ellenesesoiteffondrée,Lawrenceselevad’unbondetlarattrapa.—Tunem’aspasobéi,dit-ild’unairsombre.Tun’aspasprisdefamilierhumain.Tut’affaiblis.Ellesecoualatête.—Cen’estpasàprendreàlalégère,Theodora.Situnechoisispasdefamilier,ilyaunrisque
trèsréelpourquetutombesdanslecomacommetamère.—Maisje…Lawrencel’interrompitparunordresec.— Tu dois te mettre en chasse, alors… utilise la séduction. L’Appel. C’est le seul moyen,
maintenant.La Caerimonia osculor était un rituel entre vampire et humain qui était habituellement le
développement d’une relation existante. C’est pourquoi les familiers humains étaienttraditionnellementdesamoureuxetdesamisdessang-bleu.MaisleCodeautorisaitaussilerecoursauxpouvoirsdelaséductionsilevampiren’avaitpasd’autresolution.Ilutilisaitalorsl’Appelpourattirerl’humainàlui,l’hypnotiseretsucersonsang.
—Jet’aienseignélesparolesenlanguesacréequileprovoquent,luiditLawrence.J’iraiauclubcesoir.Àmonretour,jeveuxquetuaiesfaitlenécessaire.
Songrand-pères’enallapeuaprès,laissantTheodoraenhautdanssachambre.Jeneveuxpas,se
dit-elle,entêtée.Jeneveuxpaslefaireavecuninconnu.Jeneveuxpaslefaireavecquelqu’unquejeneconnaispas.Jenesuispasàlarue,quandmême!Si?
Puis,commes’ilavaitétéattiréparl’Appel,quelqu’unfrappaàlaportedesachambre.—Qu’est-cequec’est,Hattie?Laportes’ouvrit.—C’estpasHattie,c’estmoi,ditOliverenpassantlaported’unpasnonchalant.—Jen’aipasentendulaported’entrée.Qu’est-cequetufaislà?luidemandaTheodora,surla
défensive.—Tongrand-pèrem’aditquetuvoulaisquejevienne,luiexpliqua-t-il.Ah.DoncLawrenceavaitlancéunappeldesoncru.Saufquecelui-lànefaisaitintervenirqu’un
simpletéléphone.Bienjoué,grand-père,seditTheodora.Oliverallas’asseoirsurlecoffreenfacedesonlit.Illaregardad’unairpensif.—Jemedisais…Situveuxtoujourslefaire,onpeut.—Tuveuxdire…—Ouais.—Ici?luidemandaTheodoraenregardantsachambre,sespostersd’Evanescence,laMaisonde
rêve Barbie toute rose, les affiches de comédiesmusicales –Rent, AvenueQ, The Boy fromOz –accrochées au mur depuis l’époque où Cordelia l’emmenait régulièrement voir des spectacles àBroadway.C’étaitencoreunechambredepetitefille,peinteenjaunefluo.Çaneressemblaitpasdutoutàl’antred’unvampire.
—C’estaussibien iciqu’ailleurs,ditOliverenhaussant lesépaules.Etpuisçam’économiseraunechambred’hôtel.
—Tuessûrquetuveuxlefaire?luidemandaTheodoraenluiprenantlamain.—Oui, soufflaOliver. Je sais ce qui t’arrivera si tu ne le fais pas, et de toi àmoi, j’aimerais
mieuxquetunedeviennespasunlégume.Jedétesteleslégumes,plaisanta-t-il.Surtoutlesbrocolis.Alors,commentest-cequ’on…Dois-jememettredebout?Oubien…
Ilselevaetregardaautourdelui.Ilétaitbienplusgrandqu’elle.—Non,rassies-toi,ditTheodoraenluiappuyantdoucementsurlesépaulespourlepoussersur
sonlit.Commeça,jepeuxmebaisser.Elleétaitdeboutentreses jambes. Il leva lesyeuxverselle.Elleseditqu’ilétaitplusbeauque
jamais,etplusvulnérableaussi.Oliverfermalesyeux.—Vas-ymollo.Theodora se pencha en avant, embrassa le creux à la base de son cou, puis, avec une douceur
infinie,sortitsescrocsetlesplanta.Oliversifflaentresesdents,commes’ilavaitmal.—Tuveuxquej’arrête?—Non…vas-y,dit-ilenagitantunemain.—Jenetefaispasmal,hein?—Non…C’estplutôt…agréable,enfait,murmura-t-il.Ilposaunemainsursatêteetlaguidadenouveauverssoncou.Theodora ferma les yeux et renfonça ses crocs dans la chair. Lorsqu’elle le fit, ses sens
s’aiguisèrentetl’espritd’Olivers’ouvritàelle.Lamémoiredusangéclatacommeunéclair.C’étaittoutàfaitcommeBlissl’avaitdit :elledévoraitsonâme,sonêtremême,et…qu’est-cequec’étaitque ça ? Son esprit était maintenant un livre ouvert pour elle, son sang se mêlait au sien, lerevitalisait…etellepouvaitlirechacunedespenséesqu’ilavaiteuesdanssavie…elleavaitaccèsàtoussessouvenirs.
Oliverl’aimait.Ill’avaittoujoursaimée.Depuisqu’ilss’étaientrencontrés.Depuisdesannéesetdesannéesetdes
années.Ellel’avaitlongtempssoupçonné,maisavaitécartécettepensée.Àprésent,c’étaitconfirmé.Elle
nepouvaitpluslenier.Oh,Ollie, jen’auraispasdûfaireça.Theodoraétaitaudésespoir.Lebaisersacréneferaitque
raffermirsonamour,bienloindeledissiper.Ilspartageaientmaintenantunliennouveauetpluscomplexe.C’étaitbienplusqu’ellen’enavaitdemandé.Leuramitiéétaitenpéril,ellelesavaitmaintenant.Ils
nepouvaientpasrevenirenarrière.Ilsnepourraientqu’allerdel’avant.Entantquevampireetsonfamilier.Liésparunantiquerituelsanguin.
Elletermina.Elleétaitrassasiée.Elleretirasescrocsetsentitl’énergiepourvoyeusedeviecoulerdanstoutsoncorps.C’étaitcommesiellevenaitd’ingérercentlitresdecaféàhautindiced’octane.Elleavaitlesjouesrougesetlesyeuxétincelants.
Oliverlaissaretombersatête.Ildormaitdéjà.Theodoral’allongeaavecdouceursursonlitetlebordasouslacouverture.
Qu’est-cequej’aifait?sedemanda-t-elle,mêmesiellesentaitsavisionseclarifieretsessenss’aiguiser.Parviendraient-ilsàgarder le secretvis-à-visduComité?Et siOliverétaitbanniparcequ’ils s’apercevaient qu’un Intermédiaire était devenu un familier humain ? Elle se rappela queCordelia lui avait racontéqu’Allegra avait épousé sonpère, son familierhumain, en contradictionavecleCodedesvampires.Samèreavaittroquéunliencontreunautre.
EtJack,danstoutça?Lorsqu’Oliverseréveilla,Theodora,assiseàsonbureau,leregardait.—Ehbien,dit-ilensegrattantlecouàl’endroitoùlesmarquesdemorsureétaientencoreàvif,
c’estcequis’appelleuneamitiéintéressée.Touslesdeuxpouffèrentderire.Theodoraluilançaunoreiller.Elleleraccompagnaàlaporteetleremerciaunefoisdeplus.Il
l’embrassasurleslèvresenpartant.Unbaiserrapide,maisnéanmoinsunbaisersurlabouche.Ellefermalaportederrièrelui,lecœuranxieuxettroublé.C’étaituneerreur.
QUARANTE-QUATRE
La chambre d’Allegra Van Alen se trouvait au dernier étage de l’hôpital presbytérien de
Columbia,dansuneaileprivéeoùlesgensrichesetcélèbrespassaientleurconvalescence.Elleétaitdécoréedansunstyledignedesplusgrandshôtelsdelaville,avecdesdrapsdelind’Italiedanslelit,des tapis somptueux et des vases en cristal garnis de fleurs fraîches. Chaque jour, une équipe desoignantsmassaitetmanipulaitsesmembrespourpréserversesmusclesdesdangersdel’immobilité.
Allegra n’en remarquait rien.Cette ancienne beauté la plus célèbre deNewYork était plongéedans le sommeil, inconsciente dumonde qui l’entourait : une femme dotée d’un passé glorieux ettragique,maissansavenir.Lemoniteurcardiaqueàcôtédu lit indiquaitunpoulsstable,etpendantlongtemps,iln’yeutpasd’autrebruitdanslapiècequele«bip»régulierdelamachine.
LawrenceVanAlenétaitassissurunechaiseenfacedulitd’Allegra.C’étaitlapremièrefoisqu’ilvenaitvoirsafilledepuissonretour.C’étaitunevisitequ’ilavaitsanscesserepoussée,écraséparlaperspectivedelavoirtellementdiminuée.
—Oh,Gabrielle,selamenta-t-ilenfin.Commentensommes-nousarrivéslà?—Ellenet’entendpas,ditCharlesForceenpénétrantdanslachambre.Il portait un nouveau vase de fleurs, qu’il posa sur l’étagère à côté du lit. Il n’avait pas l’air
surprisdevoirLawrence.—Elleachoisidenepasentendre,ditcedernier.Etc’esttoiquiasfaitça.—Jen’airienfait.C’estellequiatoutfait.—Peut-être,maisc’esttoutdemêmetafaute.Situn’avaispas…—Sijenel’avaispassauvée,tuveuxdire,àFlorence?Sij’avaislaissélemonstrelaprendre?
Elleneseraitpasdanslecoma?Maisqu’yavait-ild’autreàfaire?Lalaissermourir?Quedevais-jefaire?Dis-le-moi,père.
—Ceque tu as fait était contraire aux lois de l’Univers.Sonheure était venue,Michel. Il étaittemps.
—Neme parle pas de temps. Tu n’as aucune idée de ce qui s’est passé. Tu n’y étais pas, ditCharlesd’untonamer.
Ilposaunemainsurlajoued’Allegraetlacaressadoucement.—Unjourelleseréveillera.Elleseréveilleraparamourpourmoi.— C’est bien triste que tu ne comprennes toujours pas, Michel. Elle ne t’aimera plus jamais
commeavant.Elle-mêmen’apascomprislechoixquetuasfait.Tuauraisdûlalaissermourir.Ellenetepardonnerajamais.
LesépaulesdeCharlesForcesemirentàtrembler.—Pourquoimeparles-tucommesij’étaisencoreunenfant?Elleaquittéleparadisuniquement
paramourpourCordeliaettoi,quandvousavezétébannis.— Oui. Nous avions été condamnés, nous qui étions fidèles à Lucifer. Mais ta sœur nous a
redonnél’espoir.Elleachoisidedevenirundesnon-morts.—Toutcommej’aichoisidelasuivre.Lawrence ruminait leur ancienne histoire. Cela semblait si lointain à présent : l’ascension de
Luciferautrône,leprincedesCieuxdanstoutesasplendeur,aussibrillantquelesoleil,aussipuissantqueDieu,dumoins l’avaient-ilscru,pour leurperte.Commeilsavaientsouffert !Lecruelexilduparadis,etGabrielle, laVertueuse,quiavaitvolontairementrejoint lesrangsdeslaquaisdeLucifer
pour apporter espoir et salut à leur peuple. Elle avait renoncé au paradis par amour pour eux, etMichel l’avait suivie,quittant leparadisparcequ’ilnepouvait supporterd’être séparéd’elle.Tousdeux étaient appelés les Incorrompus, parce qu’ils ne portaient pas le péché du bannissement. Ilsétaientpartisdeleurproprechef.Paramouretpardevoir.
—Tuasdoncgagné,Lawrence.Auboutde toutescesannées, tuasenfineuceque tuvoulais.L’assemblée.
Le Vote blanc avait été exécuté le matin même, et Lawrence avait été élu Rex presque àl’unanimité. Charles s’était vu retirer son titre et ses fonctions sur-le-champ. Sa réputation étaitgravement souillée par la condamnation deMimi. Il avait présenté sa démission au Conclave dèsl’annoncedelanouvelle.
—Jen’aijamaisvoulutesupplanter,Charles.Toutcequejevoulais,c’étaitnotresécurité.—Notresécurité?Personnen’estensécurité.Toutcequetuvasfaire,c’estsemerlapeuretla
faiblesse.Tunousferasdenouveaubattreenretraite.Retournerdansl’ombre.Retournerdanslenoir,oùnousnouscacheronscommedesanimaux.
—Pasuneretraite,unexercicetactiquedanslequelnouspourronsnouspréparer.Caruneguerreviendra, et cette fois tu ne peux rien pour l’arrêter. Les sang-d’argent montent en puissance, etl’avenirdecemondevasedéciderunefoispourtoutes.
CharlesForcegardalesilence.Ils’approchadelafenêtreetregardalefleuveHudson.Unebargeletraversaitlentement,etunemouettepoussasoncrisolitaire.
— Mais je suis confiant. Il est dit que la fille d’Allegra vaincra les sang-d’argent. J’ai laconvictionqueTheodoranousapporteralesalutquenousrecherchons,ditLawrence.Elleestpresqueaussipuissantequesamère. (IlparlaàCharlesdescapacitésstupéfiantesdeTheodora.)Etun jour,elleauraencoreplusdepuissance.
—TheodoraVanAlen…Lasang-mêlé?demandaCharles,songeur.Es-tucertainquecesoitbienelle?
Lawrencehochalatête.—Parcequ’Allegraadeuxfilles,ditCharlesd’untonléger,presquebadin.Mêmetoi,tunel’as
sûrementpasoublié.
QUARANTE-CINQ
LacondamnationdeMimi,leprocessusofficieldesonexécution,coïncidaitaveclasemainede
ski de Duchesne, en mars, ce qui lui permit de faire croire que la famille partait simplement envacances à Venise. La simple perspective de ce qui se préparait – son sang brûlé, sa destructionimminente–paraissaitabsolumentgrotesque.
Elle croyait dur comme fer que son père trouverait unmoyen de l’arracher à son sort, et ellepassa le vol depuisNewYork à feuilleter desmagazines demode,marquant les vêtements qu’ellecomptaitacheteràsonretour.Maisaumomentdel’arrivéeàVenise,sonattitudebravachesecraquelaquelquepeu.SurtoutlorsquedesmembresduConclavelesescortèrentjusqu’àleurhôtel.Ilss’étaientégalementrendusàl’ancienneprison,pourassisterauxritesfinaux.
C’étaitdurdecroireàlamortetaubûcherdanssaconfortablechambred’hôtel,oùellepouvaitencore regarderMy Super Sweet 16 etTiaraGirls surMTV.Mais lorsqu’elle mit le pied sur lestrottoirsdétrempésdeVenise,lepassérevintàlavieetsatêtefutenvahiedesouvenirslancinantsdelapoursuite:lamiseàmortdesadversairessang-bleu,lesrobesdecondamnationnoiresportéesparlestraîtrescorrompus,leshurlementsdescoupables.
Mimifrissonna.La tradition voulait que l’accusé se rendît spontanément au geôlier, et le soir de leur arrivée,
Mimisortitdel’hôtelpoureffectuerlatraverséehistoriquedupontdesSoupirs,quedesmilliersdeprisonnierssang-bleuavaientempruntéavantelle.
Le pont était ainsi nommé parce que c’était le dernier point d’où les condamnés pouvaientembrasserlavilleduregard.Elleleparcourutd’unpasléger.Jackétaitàsescôtés,muetetsombre.Àquelquespasderrière eux, desAînés et desSentinellesduConclave suivaient enprocession.Mimientendaitlepaslourddesbottesdeshommesetleclaquementplusdouxdestalonsdesfemmes.
—Nefaispasça,dit-elleàsonfrère.—Quoi?Netecomportepascommesij’étaisdéjàmorte.Etd’abord,jenebaissepaslesbras.Ellerelevalementon,rebelleetinsoumise.—Jenesuispasinquiète!Ilsverrontbienqu’onm’atenduunpiège.—Tunetelaissesjamaisabattre,hein?luidemandaJackavecunsourirefantomatique.Ilétaitamuséde retrouversasœurplusmalélevéeetplussûred’elleque jamais.Soncourage
étaitadmirable.—Jerisaunezdelamort.Maisremarque,laMort,c’estmoi!Ilss’arrêtèrentaumilieudupont,tousdeuxseremémorantuneautremarche,enunautretemps,
dansleurpassécommun.Unsouvenirplusheureux.Mimieutuneidée.Ellesetournaverssonfrère.Ilssefaisaientface,frontcontrefront,commeilsl’avaientfaittant
desièclesplustôt.—Jemedonneàtoi,murmura-t-elleenentrelaçantsesdoigtsauxsiens.C’étaient là lesparoles sacréesquiouvraient lacérémonie.C’était toutceque requérait le lien.
Toutcequ’ilavaitàfaire,c’étaitlesluirépéter,etl’unionseraitscelléedansunenouvellevie.Danscettevie-ci.
Jack tenait ses mains délicates dans les siennes. Il les porta à ses lèvres et les embrassa
passionnément, profondément. Il ferma les yeux et tint ses doigts tremblants, sentant dans sa têtel’amour,ledésir,toutel’âmedeMimi,quiattendaitsaréponseaubordd’unprécipice.
—Non.Pasencore, soupira-t-il engardant leursmains fermement liéeset enouvrant lesyeuxpourlaregarderaufonddessiens.
—Quand,alors?demanda-t-elled’unevoixoùleslarmesmenaçaient.Elle l’aimait tant. Il était àelle.Elleétait à lui.C’était l’usagede leur race.C’était leurhistoire
immortelle.—Letempspressepeut-êtrepourmoi.Pournous.—Non,promitJack.Jamaisjenelaisseraiarriverunechosepareille.Ildétournaleregardetlibérasesmains.Mimicroisalesbras,furieuse,etregardacequiavaitpuledistraire.Theodoramarchait avec son grand-père à quelques pas derrière eux.Nonmais, franchement !
Cettemauditefillenepouvait-ellepaslalaissertranquille?Elleavaitgagné,non?—Attends,ditJack.Cen’estpascequetucrois.IlfautquejeparleàTheodora.Mimileregardas’approcherdesarivale.Lesoirdesacondamnation,ellenepouvaitpasavoirla
paix?Theodora sursauta lorsque Jack Force apparut à côté d’elle. Elle était venue à Venise avec
Lawrenceàlademandedecedernier.L’idéed’assisteràlamortdeMimiForcenel’enchantaitpas,loindelà,mêmesi,commeMimi,ellen’arrivaitpasàcroirequecesoitréellemententraind’arriver.
—Tuesaucourantpourl’épreuvedusang,luiditJack.Elleacquiesça.—Oui.Mongrand-pèrem’a dit que c’était le seulmoyende prouver ce qui s’était réellement
passécesoir-là.LeseulmoyendecasserunjugementdutribunalduConclave.Ce que Theodora ne dit pas, c’est que Lawrence lui avait expliqué autre chose à propos de
l’épreuvedusang.Aucoursdesesleçonsdevampirisme,songrand-pèreluiavaitracontél’histoiredesamèreetluiavaitconfiéqueGabrielleétaitleseulvampirecapabledelefaire:entantquel’undesplushautsVenator,ellesavaitreconnaîtrelesvraissouvenirsdusang.
—En tantque filled’Allegra, tuaspeut-êtrehéritédecettecapacité, luiavaitditLawrence.Tupourraispeut-êtreinnocenterMimiForce.
—Grand-père,avait-elleplaidé,jenesuispas…jenepeuxpas…— Écoute-moi bien, l’épreuve du sang signifie que tu devras boire le sang de Mimi pour
découvrirlavéritésurcequis’estpassécesoir-là.Michelnesauraitêtrejugeetpartie,orseulslesIncorrompusontlepouvoirdedistinguerlesvraissouvenirsdesfauxdanslamémoiredusang.Maisc’esttrèsrisqué:boirelesangd’unautrevampiresignifiequeturisquesdecéderàlatentationquiaffligelessang-d’argent,detuerMimietdetedamnerendevenantl’Abominationtoi-même.C’estunrisquequetoiseulepeuxdéciderdeprendre.
—Etsijechoisisdenepaslefaire?—Alorsellesubiralechâtiment.L’idée qu’elle tenait la vie deMimi entre sesmains oppressait Theodora. Risquer sa vie pour
sauver celle de son ennemie !Commentpouvait-elle seporter volontaire pourune tellemission ?Elleétaitalléevoirsamèreàl’hôpitalpourluidemanderconseil.
Allegradormaitpaisiblementdanssonlit.—Jenesaispasquoifaire.Sijenelefaispas,Mimimourra.Maissijelefais,alorsjerisquede
metransformerenmonstre…Dis-moicequejedoisfaire,maman.Aide-moi.
Mais,commed’habitude,aucunsignen’étaitvenud’Allegra.Etmaintenant,JackobservaitTheodoraavecattention.Qu’avait-ilvouludireenabordantlesujet
maintenant?N’aurait-ilpasdûresterauxcôtésdeMimipourl’aideràaccepterl’inévitable?Jack regardaversLawrence,quiposait sur euxdeuxun regardaffectueux.Puis il se tournade
nouveauversTheodora.—Tueslafilledetamère.Tueslaseuleàpouvoiraccomplirl’épreuvedusang.Ellereculad’unpas.Lawrenceseraclalagorge,maistintsalangue.— Lawrence, vous l’avez dit vous-même, Theodora a des pouvoirs qu’aucun d’entre nous ne
possède.Theodora,jet’enprie.Jet’ensupplie,ditJack,leslarmesauxyeux.Tuessaseulechance.Ilsvontparveniràladétruire.
Soudain, Theodora comprit vraiment les enjeux. Ce n’était pas un jeu auquel s’amusait leConclave.Cen’étaitpasunspectacleniunepiècejouéepourlesdivertir.Ilsavaientmenéuneenquêteetprononcéunjugement.LechâtimentavaitétéconsignédansleLivredes lois. Ilsavaient traversél’océanjusqu’àVenise,jusqu’àl’ancienneprison,pourexécuterlasentence.
Mimiallaitêtrebrûléevive.TheodoraregardaJackdetravers.Tasœuraessayédemedétruire!Ellevoulaitmamort…Me
voiremportéeparunsang-d’argent!Commentpourrais-je…Mais elle savait ce qu’elle avait à faire. C’était le signe qu’elle cherchait depuis le début. Elle
regardaaufonddesyeuxvertsetpleinsd’angoissedeJack.—D’accord,dit-elleenrespirantungrandcoup.Jevaislefaire.
QUARANTE-SIX
Lacondamnationavait lieudans l’unedesanciennessallesdes tréfondsdupalaisdesDoges,et
s’ouvritparlalectureofficielledelasentence.MimiForcefutamenéeàl’avantdelapiècelesfersauxpieds.Unerobenoireavaitétépasséesursesépaules,etsescheveuxblondsétaientcouvertsparlecapuchon.
Le Conclave des Aînés était déployé en demi-cercle autour d’elle. La Sentinelle en chef avaitterminédedécrirelechâtimentlorsqueLawrenceinterrompitlaséance.
— En tant que Rex, j’ai autorité pour demander une épreuve du sang afin de réfuter ou deconfirmerlesconclusionsdutribunalduConclave.
—L’épreuvedusang?demandaEdmundOelrich,laSentinelleenchef.Maisc’estcertainementimpossible.Allegraesttoujoursendormie,n’est-cepas?
CharlesForce,quiétaitassisdevantàcôtédesonfils,selevad’unbond.—J’approuvelamotionenfaveurdel’épreuvedusang.—Lawrence,est-ceunesagedécision?Dequoiparlez-vous?luidemandaNanCutler.—Lafilled’Allegra,TheodoraVanAlen,s’estportéevolontairepourexécuterlerituel.LawrencedemandaàTheodorades’avancer.— La sang-mêlé ? s’exclama Forsyth Llewellyn. Je m’y oppose ! Comment savoir si elle est
valable?—Lafilled’Allegra?demandaunautreAîné.—Elleestdotéedepouvoirsquidépassentdeloinlanorme,etjesuiscertainqu’elleestdetaille
às’acquitterdecettetâche.Le Conclave murmura, et l’exécution fut ajournée pendant qu’on se consultait dans une autre
pièce sur ce nouveau développement. Quelques heures plus tard, le Conclave revint. Enfin, laSentinelleenchefs’exprima.
—L’épreuvedusangauralieu.MimietTheodorafurentmenéesdansunepetitecellulequijouxtaitlasalledutribunal.Lawrence
donnaàTheodoraunetapedansledos.—Faisattention,etrappelle-toicequejet’aidit.Lorsqu’ellesfurentseules,MimiretiralacapuchedesatêteetregardaTheodoraavecdégoût.—Toi.—Moi.—Jen’aipasbesoindetoi.Jepréfèremourir.—Ahbon,vraiment?Parcequetuaslechoix,tusais,réponditsèchementTheodora.Mimirougit.—C’estmonfrèrequit’apousséeàfaireça,pasvrai?—Oui. C’est lui qu’il faudra remercier de t’avoir sauvé la vie, si vraiment ton innocence est
prouvée.Mimicroisalesbrasetexaminasesongles.Ellelevalesyeuxauciel.—Bon.Allons-y,qu’onenfinisse.Mimilevalementonetfermalesyeux.Theodorasedressasurlapointedespiedsetappliquala
bouchesursoncou.Elleyplongeasescrocs…etexactementcommeavecOliver,ellefuttransportée
danslepassé…ellevoyaitcequ’ilyavaitdanslessouvenirsdeMimi…elleétaittransportéejusqu’àlanuitdel’attaque.
Le sous-sol obscur du Sanctuaire. Mimi et Kingsley riant au-dessus du livre. Debout dans lepentagramme,labougievacillantetprojetantleursombressurlemurdepierre.
Mimis’entaillantlespoignets,faisantcoulerdusangsurlaflammeetprononçantlesparoles.Maislà…ilnesepassaitrien.Mimis’étaitévanouie,etlesortn’avaitpasfonctionné.Ellen’avaitpassuréunirtoutelahainenécessairepourrappelerlesang-d’argent.Cependant elle n’avait pas plongé dans l’inconscience, elle était juste désorientée. Elle avait
assistéàcequiavaitsuivi,maiscesouvenirdemeuraitenfouidanssonsubconscient,cequiexpliquaitpourquoiellen’avaitpaspuselerappelerpourprouversoninnocence.Àprésent,grâceàl’épreuvedusang,Theodoravoyaitcequ’ils’étaitvraimentpassé.
Kingsleyjuraitetramassaitlecouteau.Ilsecoupaitlepoignetetprononçaitlesincantationsd’unevoixforteetgrave.
Lesolsedéchirait:letremblementdeterre,laflammequisurgissait.L’airs’emplissaitdefumée,etsoudainunemassesombreetimposantefonçaitdroitsurBlissavantdetuerPriscillaDupont.
Danslaconfusionquis’ensuivait,KingsleyaidaitMimiàseremettredeboutetposaitunemainsursonépaule.
Theodorasentitunepressionfroidesursanuque,commeMimil’avaitressentie.PuisKingsleypoussaitMimihorsdel’alcôveetcouraitauSanctuairepourfairesemblantd’être
clouéausolparuneétagèredelivres.C’étaitKingsleyquiavaittoutfait.Theodoraaspirait lesangdeMimiengargouillant.Ellesavaitqu’elledevaits’arrêter,maisn’y
arrivaitpas.Ellevoulaitvoir,voulaitdévorertouslessouvenirsdeMimi.Ellevitautrechose:lesoirdubaldesQuatre-Cents.L’afteràlafondationAngel-Orensanz.JackForce,coiffantlemasquenoirportéparlegarçonquil’avaitembrasséecesoir-là.
Doncc’étaitbienJackquil’avaitembrassée,toutcomptefait.CetterévélationluifitperdreprisesurMimi,etellerecula,dégageantsescrocs.L’appeldusang
avaitétéfort:elleavaitététentéedeprendreMimijusqu’àconsomptioncomplète,dedevenirMimi,d’absorbertoussessouvenirsetsonêtre.MaislechocdevoirJacksouslemasquel’avaitempêchéedesetransformerenAbomination.
Theodorareculaentitubantcontrelemur,faibleetauborddudélire,tandisqueMimi,prisedevertige,selaissaittombersurlesiègeleplusproche.
Lorsqu’elleretrouvasesesprits,TheodoraretournaparlerauConclave.—Mimiestinnocente,dit-elle,et,commeLawrenceleluiavaitmontré,elletintleursespritsdans
lesienet leurmontracequ’elleavaitvudanslamémoiredusang,projetantà touteslespersonnesprésenteslavisiondeKingsleyMartinentrainderappelerlesang-d’argent.
QUARANTE-SEPT
Mimifut libéréeetrendueàsafamille,etTheodoraattenditpatiemmentavecsongrand-père,à
l’entréedupalaisdesDoges,queleurvedettearrive.—IlsvontarrêterlesMartin?luidemanda-t-elle.Lawrenceregardaleciel.— Oui, une équipe de Venator a déjà été envoyée chez eux à New York. Mais ils ne les y
trouverontpas.—Etpourquoi?—Parcequ’ilsaurontdéjàdisparu.Ceneserapasuneminceaffairedelesrattraper.—Tusavais?—Pasavantquetun’aieslulavéritédanslamémoiredusang.Jem’endoutais,maisjenesavais
pas.Cen’estpaslamêmechose.—Alors,pourquoin’as-turienfait?—«Rien»?demandaLawrenceavecunsourire.J’aisauvédelamortunejeunefilleinnocente.
Jen’appelleraispasça«rien».—Maistuauraispuenvoyerquelqu’unchezKingsley…—Passanspreuve.—Maistuasattendu…etilssontpartis.Lawrencehochalatête.—Oui,ilssontpartis.Maisaumoins,noussavonsquenoussommessurlabonnepiste.Ilsonttué
PriscillaDupontnonseulementpourmontrerqueleurpuissanceaugmentait,maisparcequ’elleétaitprès de découvrir qui recelait le sang-d’argent au Conclave. En fait, elle était sur le point deconfondrelecriminellorsquel’explosionaeulieu.
—ElleallaitnommerlesMartin?—Jelecrois.—Etalors,qu’est-cequeçaprouve?—CelaprouvequeCordeliaetmoiavionsraisondepuisledébut.—MaissilesMartinsontpartis…—LesMartinn’étaientpaslesseulssuspects,ditLawrence.Cen’étaientquedesexécutants,des
pionsobéissantà leursmaîtres.Sicequ’ellem’adit estvrai, ilyauneautre famille, encoredansl’ombre,quicachelesang-d’argentetquiajouéunrôlecapitaldansleretourdeLucifer.
—Qui?—Ça,Theodora,c’estcequenousallonsdevoirdécouvrir.Theodora digéra cette information. LesMartin s’étaient découverts, mais il y avait encore un
marionnettiste en coulisse qui tirait les ficelles. Elle pensa aux dossiers que PriscillaDupont avaitconstituésavantdemourir.
—Grand-père,qu’est-ilarrivéàMaggieStanford?Est-cequequelqu’unlesait?Lawrencesecoualatête.—Non.LesForce–Charles,JacketMimi–sortirentensembledutribunal.Lesoulagementétaitévident
surleursvisagesàtous.Jacks’approchadeTheodora.
—Merci,dit-ilsimplement.Tum’asembrassée, songeaTheodora.Elleserappelacequ’ilavaitditcesoir-là…«Comment
sais-tuqu’iln’estpasintéressé?Tun’espasàl’abrid’unesurprise.»Savait-ilqu’ellesavait?Elleavaitenviedeluitoucherlajoue,d’embrasserencoresapeaudouce,maisellevitMimise
renfrogner.MêmesiMimiForce luidevait lavie, celanevoulait pasdirequ’elle était prèsd’êtregentilleavecelle.
—Derien,dit-elleàJack.Charlessejoignitàeux.—Quand nous arriverons àNewYork, je demanderai àmon chauffeur de passer prendre tes
affaires.Nousavonsdéjàaménagélachambred’amispourtoi.Jecroisqu’elleteplaira.—Dequoiparlez-vous?luidemandaTheodora.—Ouais,papa,qu’est-cequeturacontes?l’interrompitMimi.—Tongrand-pèreaomisde t’enparler, à ceque jevois,ditCharles avecun sourire sinistre.
Lawrence, tu as peut-être gagné la présidence de l’assemblée, mais j’ai gagné la bataille del’adoption.Theodora,lestribunauxsang-rougeontdécidé,dansleurinfiniesagesse,deteplacersousmatutelle.
—Grand-père…—C’estvrai.Lesappelsontétérejetés,ditLawrenceenbaissant la tête.Charles, jen’avaispas
réaliséquetuinsisteraislà-dessus.Jesuisnavré,Theodora.Jecontinueraidemebattrecontre,maispour lemoment tu vas devoir aller vivre avec les Force. Charles, pas besoin d’envoyer chercherTheodora.Jeladéposeraimoi-même.
MimilançaunregardnoiràTheodora,quantàJackilavaitsimplementl’airabasourdi.Vivreaveceux?Ilsétaientfous?Theodoraregardalesjumeauxl’unaprèsl’autre,etréalisaqu’ellen’avaitsurvécuàl’épreuvedu
sangquepourseretrouverfaceàunnouveaudéfi,encorepluscompliqué.
QUARANTE-HUIT
Leretourau«domainedesRêves»desabelle-mèrefutunpeudécevantaprèsunesemaineaux
petitssoinsdanslacliniqueduDrPat.Blissavaitfinalementétéautoriséeàsortiraprèsqu’onl’eutgardéeplusieurssemainesenobservationpours’assurerqu’elleétaitstabiliséeetnemontraitaucunsignedecorruption.Ellesedemandaitceàquoiilss’étaientattendusqu’ellefasse:lesattaquer?Setaillader les poignets ? Les infirmières de la clinique s’étaient comportées comme si elles avaientpeurdel’approcherdetropprès,decraintequ’ilarrivequelquechose.
C’étaitlepremierjourdelasemainedeski,etentempsnormallafamilleauraitétédansunavionpourGstaad à l’heure qu’il était, mais les affaires du Conclave avaient appelé son père à Venise.BobiAnneétaitalléeavecluienItalie,maisuniquementpourpouvoirdévaliserlesboutiquesdelaviaCondottiàRome.Jordanavaitégalementaccompagnésesparents,puisqu’ilavaitétédécidéqu’elleétaittropjeunepourresteràlamaison.Pourlafindesaconvalescence,Blissfutdoncabandonnéeauxbonssoinsdupersonneldemaison.ElleétaitchezellependantleprocèsetlacondamnationdeMimi, mais elle était certaine qu’il ne lui serait fait aucun mal. C’était trop facile d’imaginer unmonde sans la tyrannie de Mimi, et il était impossible que l’Univers soit assez bon pour ladébarrasserd’elle.
Bliss,quis’ennuyait touteseuledans l’appartement,décidaderangersonplacard, fauted’avoirmieux à faire. Elle pensait se livrer à ce rituel du grand nettoyage de printemps que conseillaienttoujourslesmagazinesféminins:jeterlesvêtementsnonportéspendantdeuxans,ouceuxquiétaienttropdéfraîchisounevousallaientplus,cegenredechoses.
Alorsqu’elletiraitsurunvieuxpullàtorsades,unlongécrinenvelourstombaparterreetlaissaéchapperuncollier.
C’étaitl’émeraude.Elleavaitoubliédelarendreàsonpèrepourqu’illaremetteaucoffreaprèsle bal desQuatre-Cents.Bliss la ramassa, encore échaudée par l’histoire de la pierre.LeFléau deLucifer, en effet. Lorsqu’elle la remit dans sa boîte, une photo s’échappa de sous le coussin develours.
Bliss la rattrapa et l’étudia attentivement.C’était unephotode sonpère, l’air jeune et svelte envestedechasseetbottes,avecàsoncôtéunefemmequeBlissavaittoujoursprisepoursamère.Unecopiefanéedelaphotonequittaitjamaisleportefeuilledesonpère.Celle-ciétaitmieuxconservée.Blissremarqualeslongscheveuxblondsetlesgrandsyeuxdebichedesamère.«LesyeuxdeBliss,disait toujourssonpère.Tuaslesyeuxdetamère.»Lesyeuxdesamèreétaientverts,commelessiens,aussivertsquel’émeraudequ’elletenaitdanssamain.
Blissretournalaphoto.
ForsythLlewellynetAllegraVanAlen,1982.AllegraVanAlen?N’était-cepaslamèredeTheodora?Cedevaitêtreuneerreur.Samères’appelaitCharlottePotter.Qu’est-cequec’étaitquecettehistoire?Bliss s’interrogeait encore sur l’étrange inscription lorsqu’il y eut un fracas à la fenêtre. Des
débrisdeverres’écrasèrentàsespiedsetellecourutvoircequis’étaitpassé.Legarçontremblaitdanslecoin,lespiedsensanglantésparleverrebrisé.Ilportaitlemêmetee-
shirt et lemême jeanque ladernière foisqu’elle l’avait vu.Sachevelure sombreétaitmouillée etemmêlée,maisillaregardaitaveclesmêmesyeuxtristesdechienbattu.
Dylan!C’étaitréellementlui.Ilétaitenvie.Illevalesyeux,sarespirationétaithaletanteetirrégulière.Ellecourutverslui,l’émeraudetoujoursenmain.DylanregardaBliss,puistressaillitàlavuedecequ’elletenait,presquecommesicelaluiavait
faitmal.—Tuesvivant!dit-ellejoyeusement.Maistuesblessé…Laisse-moit’aider.Dylansecoualatête.—Pasletempspourl’instant.Jesaisquiestlesang-d’argent.
ArchivesduNewYorkHerald
23novembre1872
L’HÉRITIÈREDISPARUERETROUVÉEMORTEDANSLEFLEUVE.
LapolicedeNewYorkdécouvrelecadavredeMaggieStanforddeuxansaprèssadisparition.Onsoupçonneunactecriminel.Lecorpsadenouveaudisparu.
Lecorpsd’unejoliejeunefemmeélégammenthabilléeaététrouvécematinflottant
surlefleuveHudson.L’agentdepoliceCharlesLangfordl’adécouvertàsixheurescematinetarapportél’incidentaucommissariatdu10edistrict.Lecadavreaétéretirédel’eauettransportéaupostedepolice.Latêteetlecorpsportaientdesmarqueslaissantsupposer qu’elle avait été maltraitée. Elle avait les cheveux roux, les yeux verts, etportaitunerobedebalensoieblancheàrubansroses.Enrecherchant l’identitéde lajeunefemme,lespoliciersonttrouvéunmouchoirdelinblancmonogrammé«M.S.»danslapochedelarobe.
LecorpsaalorsétéidentifiécommeétantceluideMaggieStanford,lafilledefeulebarondupétroleTiberiusStanfordetdeDorotheaStanford,décédéeilyadeuxmoisdedémenceconsécutiveàladisparitiondesafille.LesvêtementsqueMaggieStanfordauraitportéslesoirduBalpatricien,oùelleadisparu,correspondentàladescriptiondelarobedebaldontétaitvêtueladéfunte.Lecorps,étonnammentbienconservé,nemontrait presque aucun signe de décomposition. Il a été envoyé à l’hôpital pour unexamenpluscomplet,maisaétédéclarémanquantàlamorguelelendemain.
Cecasétrangecontinuedeprovoquerlaperplexitédelapolice.
[1]Sportd’équipesuitientduhockey,dufootballetdubasket-ball.(N.d.T.)
[2]VoirLesVampiresdeManhattan,Wiz,2007.