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Sud-Ouest Aquitaine P araître Autre, soit disparaître, afin… de ne pas disparaître. Marranes

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Sud-OuestAquita ine

Paraître Autre,soit disparaître,

afin…de ne pas disparaître.

Marranes

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Nous remercions toutes les personnes

qui ont participé à l’élaborationde ces livrets

et à l’organisation du premier dîner

du Crif Sud-Ouest Aquitaine.

Édité par le Crif Sud-Ouest Aquitaine,11, rue Poquelin-Molière33000 Bordeaux - FranceTél. 00 (33) 5 56 52 62 69

Direction éditoriale :

Hervé Rehby

Imprimé en mai 2005 sur les presses

de Fabrègue imprimeurSaint-Yrieix-la-Perche.

Graphisme et réalisation, intérieur : Bernard Lhoumeauwww.lhoumeau.com

SIRET 319 153 326 00040

La mémoire du portail, huile sur toile et matériaux, Alain Kleimann

Couverture : photos Richard Zéboulon - Zapa Bordeaux

SommaireLivret « Marranes »Gérard Nahon :À Bayonne et à Bordeaux : un refuge pour les “ Portugais ” p. 2

Balade marrane p. 3

Hervé Rehby :Aux sources du marranisme p. 8

Hervé Rehby :Flânerie juive dans Bordeaux p. 9

Édit d’expulsion des juifs d’Espagne 1492 p. 10

Moshé-Haï RiviahVidouy (confession marrane) p. 11

Hervé Rehby :De l’identité juive en général et du marranisme en particulier p. 13

Quelques ouvrages de référence sur les Marranes p. 15

Vocabulaire p. 16

Livret Crif 2005

Le Crif en France

Le Crif Sud-Ouest Aquitaine

Les actions du Crif Sud-Ouest Aquitaine

La marche des vivants 2005

La mémoire de la Shoah

Brèves

Au fil des mots

Vocabulaire

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Le 28 janvier 1698, l’Armorial deGuyenne emploie l’expression« communauté de la nation judaïqueou portugaise » pour désigner l’en-semble des Juifs de Bayonne. C’esten effet dans cette ville, ainsi qu’àBordeaux, que les nouveaux Chré-tiens - ainsi appelés après leurconversion forcée au catholicisme etpourchassés par les Inquisitionsespagnole et portugaise (après 1536)- ont trouvé refuge aux XVIe et XVIIe

siècles.

Dans ces deux cités, mais aussi àSaint-Jean-de-Luz, Bidache, Toulouse,Labastide-Clairence, Peyrehorade,Bayonne, ou encore à La Rochelle,Nantes, Rouen, Le Havre et jusqu’àParis, ceux qu’on appelle les « Portu-gais » ont trouvé un havre leur per-mettant de pratiquer en secret leurreligion ancestrale, de nouer desliens avec la diaspora, notammentd’Amsterdam et de Terre sainte.Amsterdam est la destination rêvéede ces « nouveaux Chrétiens » aspi-rant à revenir au judaïsme.

Pour les « nations juives » du Sud-Ouest, les XVIIe et XVIIIe sièclesreprésentent un âge d’or dans le roy-aume de France, dont ils ont étéchassés en 1394, sur ordre de Char-les VI. Mais le 21 février 1722, unarrêt du Conseil du roi découvre« qu’un nombre considérable de Juifsse sont installés en Guyenne et dansle Béarn, et y exercent même ouver-tement la religion judaïque ». Cetarrêt prévoit l’établissement d’uninventaire et une saisie de leursbiens. Les nations de Bayonne et deBordeaux exhibent alors les Lettresde naturalité et dispenses obtenuesd’Henri II en 1550, véritable charteles « autorisant à vivre dans le roy-aume avec familles, domestiques etmarchandises [...] ». En juin 1723, unnouveau texte est rédigé en leurfaveur : en échange du versement àla Couronne de 100 000 livres, plusdeux sols par livre, ces communautésobtiennent la révocation de l’arrêt de1722 et l’octroi de Lettres patentespour les « Juifs connus et établis sous

le titre de Portugais ». Ces commu-nautés ont maintenant les coudéesfranches.

Au voisinage immédiat de l’Espa-gne, en contact avec des parents,amis, et partenaires commerciaux,ces « Portugais » parlent... l’espagnol.Ils diffèrent en cela des commu-nautés sœurs d’Occident dont le...portugais demeure la langue verna-culaire.

Ces nations obéissent chacune àun « gouvernement » dont les déci-sions sont couchées sur un registredepuis le 11 mai 1710. On se conformeà des règlements réunis en corpus le21 décembre 1752 à Bayonne et le 14décembre 1760 à Bordeaux.

Dans le modèle bayonnais, l’es-sentiel du pouvoir appartient augabay (trésorier) et à trois parnassim(syndics) dont chacun exerce à tourde rôle la présidence, quatre moispar an. Parnassim et gabay, choisisparmi les membres fortunés de lacommunauté, sont élus chaqueannée le dimanche avant la Pâque,par un collège restreint appelé lesTreize Vocaux. Ces parnassim gouver-nent la nation, convoquent lesassemblées. Ils régentent les secoursaux pauvres, veillent à l’applicationdes règlements, assurent la policeintérieure, supervisent les synago-gues. Ils fixent l’assiette des impôts,taxes et redevances, dont une frac-tion est reversée au fisc royal et à des

Chassée d’Espagne, puis du Portugal, la communauté séfarade se replie en “Guyenne et Béarn”. Elle y prospère, entretient des relations avec Amsterdam, Londres et la Terre sainte. Elle y conquiert surtout une reconnaissance officielle, qui l’amène à jouer un rôle important pour son émancipation en 1789.

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À Bayonne et à Bordeaux : un

Chassés par l’Inquisition. À partir de 1478,

l’Inquisition espagnolepourchasse les Juifs convertis

qui s’exilent d’abord au Portugal avant d’en être

également expulsés. Ils trouvent refuge

dans le Sud-Ouest de la France.

Gérard Nahon, spécialiste du judaïsme médiéval et moderne, est l’auteur de nombre d’ouvrages

dont Les Nations juives portugaises du

Sud-Ouest de la France. 1684-1791(Fondation C. Gulbenkian, 1981),

Inscriptions hébraïques et juives de France médiévale

(Les Belles Lettres, 1986), et dernièrement

Juifs et judaïsme à Bordeaux (Mollat, 2003).

Il est lauréat du prix Jérusalem 1995.

repères

Itinéraire, huile sur toile et matériaux. Alain Kleimann

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protecteurs locaux, le plus clair étantaffecté aux charges communautaires.

Les Treize Vocaux se réunissentau moins une fois par mois. Ils assis-tent les parnassim et le gabay, votentles charités et contrôlent les comp-tes. Cette assemblée établit le rôle dela capitation (imposition créée en1695 par Louis XIV), procède à l’adju-dication des fermes, de la boucherierituelle, des pains azymes, de laposte, contrôle la gestion des confré-ries, administre la synagogue princi-pale, fulmine les excommunica-tions…

Une deuxième assemblée dite desVingt-Six, comprenant les TreizeVocaux en exercice et treize ancienssyndics, se réunit à intervalles irré-guliers et amende le cas échéant lesdélibérations et arrêts des Vocaux.Une troisième autorité, l’Assembléegénérale de la nation, se tient dansles grandes occasions. Y prennentpart les anciens syndics et la majeurepartie du peuple. À celle de janvier1703, assistent « les an-ciens du peuple et chefsde famille qui composentla majeure partie dulieu ». À celle du 19 avril1789, prennent part 97particuliers. Ainsi au fildu temps, la « nation juda-ïque » se façonne un sys-tème collégial - renforcéen 1741 par une réformeroyale. Elle se réclamed’un principe démocra-tique dans la mesure oùl’Assemblée générale - lanation en son entier -détient la source de l’au-torité.

Cette nation salarie des secrétai-res, valets communaux, sacrifica-teurs rituels, archivistes et un agentnational résidant à Paris, chargé dedéfendre ses intérêts. Dans la secon-de moitié du XVIIIe siècle, le titulairede cette fonction, le Bordelais JacobRodrigues-Pereire invente uneméthode d’éducation des sourds-muets - une première - qui lui vautune pension de Louis XV. Il utilise sesrelations personnelles et obtient, àtitre gratuit, de nouvelles Lettrespatentes en 1776. Le lieutenant depolice le reconnaît comme syndicdes Juifs portugais de Paris et confir-me en 1780 son acquisition à LaVillette (aujourd’hui, 44 avenue de

Flandre dans le 19e arrondisse-ment) d’un cimetière.

Le rabbin, rétribué par la nation,n’a pas de statut officiel, la monar-chie affectant jusqu’à la veille de laRévolution de considérer les Juifsportugais comme des nouveauxChrétiens. Tandis qu’en Alsace et enLorraine, le rabbin est nommé par leroi, à Bayonne et à Bordeaux, ildépend du bon vouloir des laïcs, quilui mènent la vie dure. Un article durèglement bayonnais de 1752 stipule : « Le rabbin ne prendra aucu-ne part aux affaires de la nation et secontentera de tout ce qui regarde sonministère ». Plusieurs de ces docteursde la Loi, dont Abraham Vaez, Yshakde Acosta, Isaac Abravanel de Souzaont reçu leur formation à Amster-dam ; Raphaël ben Eléazar Meldolavient d’Italie ; Joseph Falcon est ori-ginaire de Jérusalem.

Ces rabbins rendent leur élan cultu-rel et spirituel à ces communautés.Ceux de Bayonne composent, en

espagnol, des livres pourleurs fidèles, imprimésprobablement dans laclandestinité, à l’exempled’Historia Sacra Real d’Ys-hak de Acosta qui paraîten 1691. Le même rédigeencore Via de Salvación, àl’usage des malades etdes mourants, et songrand ouvrage Conjetu-ras Sagradas sobre los pri-meros profetas (Conjecturessacrées sur les premiersprophètes), un commen-taire biblique dans lagrande tradition ibérique.Son collègue Abraham

Vaez publie Arbol de Vidas (Arbre devies) en 1692, expliquant les précep-tes quotidiens et, en 1710, Discursospredicables y avisos spirituales, recueilde sermons. Raphaël Meldola compose en hébreudes ouvrages qui atteignent égalementune audience internationale. Il approuveaussi les travaux d’autres rabbins, publiésà Amsterdam ou à Venise.

Le culte est célébré dans des ora-toires, dits « esnogas » (synagogues).On y récite la prière publique chaquejour, mais pas forcément à la mêmeheure. À Bayonne, elle est chantéetôt le matin dans la synagogue« connue sous le nom de Faro qui neservait guère qu’à quelques pauvres

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refuge pour les “Portugais” L’espace bordelais a gravé le judaïsme sur lesplaques de ses rues, de ses équipements, de sescommerces. Non content de prolonger la rue

Judaïque jusqu’à la barrière Judaïque, il a bâtides Halles Judaïques et une Piscine Judaïque.Encore fait-il mine d’oublier qu’au Moyen-Âge larue des Bahutiers s’appelait la rue du Puits desJuifs, que la rue de Cheverus remplace la rueJuive médiévale et qu’en 1753 on inaugura lanouvelle Porte-Dijeaux sur l’emplacementmême d’une Porta di Jeus, c'est-à-dire « Porte des

Juifs ». Celle-ci figure sur le plan reconstitué parLéo Drouyn dans son livre Bordeaux vers 1450,description topographique (Bordeaux, 1874).Modernes et contemporaines, personnalisées,d’autres rues et places préservent la mémoire dugrand rabbin Joseph Cohen, de René Cassin (néà Bayonne) père de la Déclaration universelledes droits de l’homme, d’Édouard Colonne,

d’Abraham Furtado,de David Gradis, d’É-mile Pereire, de JacobRodrigues-Pereire, deLouis-Francia de Beau-fleury, de David Ray-

nal, du docteur Sabatino Schinazi, de GéoDelvaille, d’Amélie Raba Léon, de Georges Man-del (né à Chatou), de Catulle Mendès.

Extrait de Juifs et judaïsme à Bordeaux,Gérard Nahon, éd. Mollat, 2003

Instant musical, huile sur toile et matériaux.

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Balade marranepar Gérard Nahon

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qui avaient besoin, pour ne pas per-dre le temps de leur travail, de faireleurs prières de meilleure heureque les gens aisés ».

En 1755, de passage à Bayonne,Hayyim-Joseph-David Azulay, ori-ginaire d’Hébron, prêche dans lestreize esnogas de la ville. La nationportugaise de Bordeaux dispose,elle, de six lieux de culte. Il fautcompter encore les synagogues dePeyrehorade et de Bidache, et cellede la rue des Boucheries à Paris.

Les particuliers qui les ont fon-dées, pourvoient à leur entretien etarrêtent des dispositions testa-mentaires en leur faveur. LeBayonnais Moïse Guèdes prévoitainsi dans son testament du 10 sep-tembre 1756, des legs pour le lumi-naire et pour les gages des hazanim(chantres) de sa congrega. De lamême façon, Isaac Mendès France,testant à Bordeaux le 13 septembre1785, déclare : « Je veux et entendsque mes dits héritiers ci-après nom-més payent et distribuent le jour demon décès la somme de cent livresaux pauvres de la nation portugaiseet autres cent livres un mois après,applicables à la petite synagogueque j’ai fondée située rue desAugustins. »

Mais la pratique religieuseconcerne surtout la charité et l’en-seignement. La communauté assu-re l’entretien des pauvres et prenden charge leur loyer. Elle tient àjour un rôle des personnes assis-tées, prévoit des distributions deviande, de pain azyme et debouillon aux nécessiteux. Elle rétri-bue le médecin qui les soigne etpaie à l’apothicaire les remèdesprescrits. Des confréries complè-tent ces actions charitables. ÀBayonne, la Jébera procède au der-nier devoir (la toilette des défuntset les funérailles) ; la Frairie des pau-vres malades nourrit les nécessi-teux ; le Malbish Arumim pourvoit àleur habillement ; la Frairie desorphelines dote les filles pauvres,condition sine qua non à leur maria-ge. Aux miséreux de la commu-nauté s’ajoutent ceux de passage.

L’enseignement incombe enprincipe à des maîtres privés. Auniveau élémentaire, la confrérie duTalmud Torah finance et réglementeson fonctionnement. Au niveau

supérieur, le rabbin enseigne le Tal-mud dans sa yeshiva (école). La qua-lité des études de Bayonne est siprisée à Bordeaux que David Lindomet son fils en pension chez son amibayonnais Jacob Pereyre Brandon.

Bayonne et Bordeaux font réci-ter des prières pour la guérison deLouis XV ou pour l’accouchementde Marie-Antoinette. Traduites enfrançais, ces prières sont communi-quées à la Cour. L’existence de lasynagogue de Paëz, rue Bouhaut àBordeaux, est officialisée le 30 juin1780 par la présence des princes deCondé et de Bourbon qui assistentau service. À Bayonne les fêtes àl’occasion de la naissance du Dau-phin le 12 décembre 1781, rassem-blent Juifs, Chrétiens et même lessoldats du roi.

Cette tolérance relative du pou-voir s’explique par l’utilité écono-mique des Juifs. À Bordeaux, plu-sieurs firmes pratiquent l’arme-ment maritime, le négoce colonial,la banque. David Gradis (1665-1751)étend ses opérations à l’Angleterre,au Canada, aux Antilles françaises.Son neveu Abraham Gradis (1699-1780) intensifie les activités de l’en-treprise au service de l'État. Il fondeen 1778 la Société du Canada etlance quatorze navires pendant laguerre contre l’Angleterre. Heureuxen affaires, certains investissentleurs bénéfices en hôtels en ville ouen biens de campagne. À Bayonnecomme à Bordeaux, on trouve desJuifs jouissant d’une honnête aisan-ce qui, après une carrière réussie,vivent des revenus de leurs terres.Ils peuvent acquérir terres et mai-sons, et les redevances féodales neles écrasent pas. On retrouve cetterelative liberté dans la classemoyenne des artisans.

Les échevins de Bayonne inter-disent pourtant aux Juifs le com-merce de détail. Les marchands engros font le négoce du tabac, ducacao, du textile, du sel, des cuirs,des peaux avec l’Espagne, les Pays-Bas, les colonies. On retrouve desJuifs banquiers, porte balles, cor-donniers, serruriers, perruquiers,barbiers, bouchers, chocolatiers,confiseurs, orfèvres, apothicaires,chirurgiens, teneurs de livres, chan-geurs, courtiers, médecins, musi-ciens, maîtres à danser, joueurs pro-fessionnels.

À côté de la classe aisée et desartisans, survit une classe pauvre.Pour leur venir en aide la nationsollicite régulièrement des réduc-tions d’impôts, afin de leur consac-rer une portion plus large de sesressources.

Dans le troisième tiers du XVIIIe

siècle le déclin économique, plussensible à Bayonne qu’à Bordeauxentraîne une émigration vers Pau,Paris et les colonies. Le nombre dessynagogues bayonnaises se réduitalors à quatre en 1776.

Autre différence entre Bordeauxet Bayonne : la nation juive borde-laise, forte d’un millier d’âmes toutau plus, ne constitue pas un problè-me tandis que celle de Bayonne,quelque 2 500 personnes confinéesau faubourg Saint-Esprit, représenteun cinquième de la population tota-le et les échevins de la ville lui liv-rent une guerre sans merci.

Ces nations juives du Sud-Ouestse rattachent à la diaspora séfaradepar des relations suivies avec lesautres communautés et d’abordcelle d’Amsterdam. Les échangesavec la cité hollandaise touchentdes problèmes privés, communau-taires et rabbiniques. Avec lesparents et amis, on échange lettreset marchandises. Des Juifs d’Ams-terdam s’installent à Bayonne ou àBordeaux ; d’autres font le voyageinverse. Abraham Lopés Colasoarrive d’Amsterdam à Peyrehoradeen 1722 alors que son frère Benja-min reste aux Pays-Bas. En 1720,François Roblès de Bayonne lègue300 livres à sa fille Judicq, épousede David Loppes de Pas, qui habiteAmsterdam.

Les rabbins consultent ceux

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À Bayonne et à Bordeaux : un

La petite sœur, huile sur toile et matériaux. Alain Kleimann

repères

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d’Amsterdam et ces derniers compo-sent des réponses détaillées. Le 21mai 1684, Jacob ben Aaron Sasportas,rabbin d’Amsterdam, adresse un longresponsum à son confrère Haïm deMercado à Bayonne, au sujet d’uneaffaire survenue à Bidache. Vers1690, le même Sasportas répond àIsaac de Acosta, ministre du culte àPeyrehorade sur l’observance desfêtes et du shabbat. Le 15 décembre1692, Yshac Aboab de Fonsecaapprouve les Discursos predicables(Discours de prédication) de sonhomologue bayonnais AbrahamVaez. Vers 1737, David-Israël Atias etIsaac-Haïm Abendana de Britoapprouvent le recueil, Maïm Rabbim,de Raphaël Meldola, rabbin deBayonne. Amsterdam contribue lar-gement au processus de rejudaïsationdes Marranes de France.

Les relations s’intensifient aussiavec Londres. Des Juifs de la capitaleanglaise prennent femme dans le

Sud-Ouest, d’autres viennent s’yinstaller. De la même façon, des capi-taux londoniens sont investis dans lenégoce à Bayonne : fin 1685, Louisd’Andrade finance partiellement uneexpédition de pêche à la baleine àTerre-Neuve.

Il existe aussi des relations avecles communautés portugaises descolonies françaises, hollandaises etanglaises d’outre-Atlantique, Saint-Domingue, Curaçao, la Jamaïque, leSurinam. Isaac Goutiéres, AbrahamDelvalle, Isaac Sossa, David Lopez,Salomon Lopés-Dias embarquent àBayonne en 1770 et 1771. Des Bayon-

nais se marient à Curaçao et, fortunefaite, rentrent au pays.

D’Afrique du Nord des famillesgagnent Bordeaux. Méir Cresquesben Nathanaël, rabbin à Alger, séjour-ne à Bayonne et à Bordeaux en 1739 ;Isaac Nahon, rabbin à Tétouan, siègeau beit din (tribunal) de Bordeaux le25 juin 1783. Fernandès de Medina« né à Bayonne, âgé de trente ans,ayant été choisi par la synagogued’Amsterdam pour être envoyé auLevant et y étudier la langue et leslivres des Hébreux » fait, lui, le che-min inverse et embarque à Marseilleen 1723.

Depuis la fin du XVIIe siècle, Bor-deaux et Bayonne reçoivent réguliè-rement la visite de rabbins de Terresainte, délégués par les yeshivot deJérusalem, d’Hébron, de Safed et deTibériade pour quêter en « Frankia »,c’est-à-dire en Occident. Ils lèventdes fonds dans les synagogues,recueillent donations et legs. Cesenvoyés prêchent dans les synago-gues, approuvent les ascamot (consti-tutions) locales, vérifient la cacherout(loi concernant l’alimentation) de laboucherie, interviennent dans lesconflits conjugaux.

La nation les consulte aussi dansdes circonstances graves. En 1773,Yom Tov Algazi et Jacob Lebet Hazanse trouvent à Bordeaux où grondeune émeute provoquée par la chertédu pain. Les Juifs participent auxpatrouilles bourgeoises de maintiende l’ordre. Mais peuvent-ils porter lesarmes durant le shabbat, une fois queles démarches pour obtenir unedispense des autorités municipalesauront échoué ? À titre exceptionnel,les rabbins de Terre sainte autorisentcette entorse au shabbat.

Bientôt, les communautés de Bor-deaux et Bayonne, aux prises avecdes difficultés financières, jugent cestournées trop coûteuses et demandeque l’on n’envoie un émissaire qu’u-ne fois tous les dix ans. Les rabbinsde Terre sainte n’en ont cure et conti-nuent ces missions permettant demaintenir un contact avec la diasporaet à réinsérer les familles marranesdans la communauté séfarade.

À la veille de la Révolution et dela disparition politique des nationsdu Sud-Ouest, quel est leur degré decohésion structurelle, religieuse et

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refuge pour les “Portugais”

23, rue Leyteire : on remarque une belle bâtisseclassique, dont l'une des fenêtres surmontées declefs de voûte est sculptée, en guise de mascaron,d'une Maguen David.

Certains l'appellent la Maison Carrée d'Arlac ;d'autres, le château de Peychotte ou Peixotte.

C'est en 1720 que la maison de Pey d'Arlac entredans le patrimoine des familles alliées Peixotto etMendès, négociants et banquiers. SamuelPeixotto fait d'abord construire une belle etgrande villa à Talence, devenue l'hôtel deville,. puis la Maison Carrée dont le style estproche de la Maison Blanche à Washington oudu château de Rastignac en Périgord.

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Transmissionhuile sur toile et matériaux, Alain Kleimann

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morale ? L’autorité des parnassim estmal ressentie à Bordeaux et à Bayon-ne. Le 24 juin 1764, 24 Juifs bordelaisformulent un réquisitoire violentcontre leur administration. Le 27décembre 1789, 12 Juifs bayonnaisprennent une délibération contreleur syndic. Le pouvoir de la nationse sait contesté et réagit. Bordeauxprésente en 1788 au ministre Guillau-me Lamoignon de Malesherbes unprojet de réforme du statut des Juifsdu royaume. La Nation réclame lemaintien, voire le renforcement dudispositif communautaire - non seu-lement l’état civil resterait sous soncontrôle mais celle-ci serait seule endroit d’accorder ou de refuser à desparticuliers le droit de résidence.

Sur le plan religieux et intellec-tuel, la situation se présente autre-ment. Les Lumières n’entament pasla piété. L’examen des testamentsrévèle un fort sentiment religieuxs’exprimant par des legs et des com-mandes de prières. Ce regain de piétés’accommode aussi de l’adhésion àla loge maçonnique bayonnaise, la« Zélée ». Et dans les cimetières deBidache, de Labastide-Clairence, dePeyrehorade, les épitaphes portentdes dates hébraïques et chrétiennes.Un processus d’acculturation s’amor-ce sans entamer l’identité religieuse.

La première phase de ce proces-sus se déroule au printemps 1788.Influencé par l’évolution des idéessur les Juifs, Louis XVI, après avoirrendu en 1787 un édit en faveur des

protestants, charge Malesherbes depréparer une réforme. Le ministre dela Maison du roi recueille les avis deLacretelle, Roederer, Target, de l’an-cien intendant de Guyenne et deNicolas Dupré de Saint-Maur. Il pres-sent des représentants des commu-nautés d’Alsace, de Lorraine et duSud-Ouest. Abraham Furtado, Salo-mon Lopés-Dubec, Louis Francia deBeaufleury pour Bordeaux, Fonsecapour Bayonne prennent une part pré-pondérante à ces travaux. En avril1788, ils se rendent à Paris et remet-tent au ministre un mémoire.

Pour la nation séfarade, il n’esttoutefois pas question de se diluerdans un ensemble où les ashkénazesseraient majoritaires. Dans cet esprit,les délégués bordelais écrivent àleurs mandants, relatant leurs ren-contres avec Cerf Berr, pour l’Alsace,et Berr Isaac Berr, pour la Lorraine, le19 avril 1789 : « Nous ne feronscependant pas cause commune aveceux pour ne pas nous écarter desprincipes de notre nation de se main-tenir s’il est possible dans cet état deséparation qui l’a distinguée jusqu’àprésent des autres Juifs. » Mais leschoses en restent là car le royaumeconnaît une crise financière abyssale.

La deuxième phase s’ouvre avecles élections aux états généraux duprintemps 1789, convoqués par LouisXVI. L’abbé Grégoire, ardent défen-seur des Juifs, écrit à Isaïe Bing deNancy : « À la veille des états géné-raux, ne devriez-vous pas vousconcerter avec d’autres membres devotre nation pour réclamer les droitset les avantages des citoyens ? » Maisles Juifs du royaume avancent enordre dispersé. Les Ashkénazes sontécartés des assemblées primaires quidoivent désigner les grands électeurs.Bordelais et Bayonnais, au contrairey participent. Il s’agit pour cesnations, à travers trois niveaux deconsultation (corporation, disctrict,sénéchaussée), d’élire leurs députésau tiers état.

Comme le font les Juifs de Bayon-ne le 19 avril 1789, ceux de Bordeauxrédigent leur cahier de doléances.Finalement, il ne manquera quequelques voix à David Gradis, pourêtre l’un des députés de Bordeaux.Les Juifs se retrouvent défendus autiers état par des députés catholiqueset protestants de Bordeaux, parmilesquels le docteur Paul Victor de

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À Bayonne et à Bordeaux : un Drame à Saint-Jean-de-Luz. Lacommunauté de Saint-Jean-de-Luz,deux cents âmes, bénéficie de laprotection du duc de Gramont, gou-verneur héréditaire de Bayonne etdu Labourd. Plaque tournante de l’é-migration néo-chrétienne, elle four-nit aux fugitifs une première haltesur la route d’Amsterdam. Mais unehorrible tragédie sonne le glas de cegroupement. Le 19 mars 1619, unprêtre distribuant l’eucharistie dansl’église s’aperçoit que Catherine deFernandès, une Portugaise de 60ans, cache l’hostie dans son mou-choir au lieu de l’avaler. Il la faitincarcérer comme sacrilège. Unefoule s’ameute sur la place, arrachela prisonnière, l’enfourne dans untonneau bourré de paille et de gou-dron, y met le feu : la malheureuseest brûlée vive. Terrifiés, les Portu-gais quittent la ville.

L’escalier, huile sur toile et matériaux. Alain Kleimann

repères

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Sèze. Mais le fait pour les Portugaisd’avoir pu participer au processusélectoral est déjà une reconnaissancede fait de leurs droits civiques et poli-tiques. En quelque sorte de leurcitoyenneté.

La troisième phase du processusse déroule entre le 14 août 1789 et le28 janvier 1790. Les Portugais enten-dent sauvegarder leurs nouveauxacquis. Ils repoussent ainsi l’idéed’un statut particulier : la Déclarationdes droits de l’homme en préparations’appliquera aux Juifs comme à tousles Français. « C’est par la liberté deleurs personnes et de leurs biens queles Juifs de toutes les provinces duRoyaume deviendront libres etutiles », écrivent-ils à l’abbé Grégoirele 14 août 1789. Ils souhaitent uneémancipation implicite, tandis queles Ashkénazes attendent un texteexplicite leur « décernant le titre etles droits de citoyens ». Mais à Paris,Séfarades et Ashkénazes envoient, le26 août 1789, une délégation commu-ne à l’Assemblée nationale pourréclamer dans les décrets « une men-tion particulière de la nation juive »qui permettrait de « consacrer [leurs]titres et [leurs] droits de citoyens ».

Reste à définir ces droits. Les Juifsde Bordeaux envoient dans la capita-le des représentants qui, entre le 4janvier et le 13 février 1790, seconcertent avec leurs homologuesd’Alsace et de Lorraine. S’apercevantque les Ashkénazes se contenteraientde simples droits civils, les Portugaisprésentent une adresse à l’Assembléenationale. Pour eux, il s’agit moins

d’acquérir que de ne pas perdre.À l’issue d’un long débat des 27 et 28janvier 1790, la représentation fran-çaise décrète que : « Tous les Juifsconnus en France sous le nom deJuifs portugais, espagnols, avignon-nais, continueront de jouir des droitsde citoyens actifs, dont ils avaientjoui jusqu’à présent. »

Officialisés dans leur statut decitoyens actifs, le terme désigne alorsles électeurs qui paient un impôt égalà trois puis dix journées de travail, lesSéfarades ont donc gagné et perdu labataille, car leur nation disparaît. LesBordelais en prennent acte le 18février 1790 : « Les Juifs de Bordeauxne pouvant plus être considéréscomme nation, l’Assemblée desanciens qui les représentait s’est aus-sitôt dissoute »

Les séfarades français sont les premiers Juifs au monde à s’être émancipés : le judaïsmed’Occident adoptera leur modèle.

L’émancipation générale des Juifsde France est décrétée par l’Assem-blée nationale le 2 septembre 1791, etconfirme la disparition de la Nation :elle concerne en effet « les individusjuifs qui prêteront le serment civiquequi sera regardé comme une renon-ciation à tous les privilèges et excep-tions introduits précédemment enleur faveur ».

En l’espace de trois siècles, lesdescendants des nouveaux Chrétiensont fait resurgir en France descommunautés traditionnelles. Ils ontparticipé à son essor économique,intellectuel, religieux. Ils dessinent,concrétisent et répandent un modèled’insertion du judaïsme dans la socié-té façonnée par les Lumières.

© Historia Thématique - 01/01/2004 - No 087 -Les Juifs en France

En complément : Histoire des Juifs de Bayonne, de Henry Léon (1893, réimpr. Laffitte Reprints, 1976).Métropoles et périphéries séfarades d’Occident. Kairouan, Amsterdam, Bayonne, Bordeaux, Jérusalem, de Gérard Nahon (éd. du Cerf, 1993).Le Registre des délibérations de la nation juive portugaise de Bordeaux (1710-1787), de Simon Schwarzfuchs, (Fondation Calouste Gulbenkian, Centre culturel portugais, 1981).

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refuge pour les “Portugais”

Inaugurée le 5 septembre 1882, la synagoguede Bordeaux venait remplacer celle de la rueCausserouge incendiée en 1873. Construite parAndré Burguet et Charles Durand dans un styleromano-byzantin orientalisé, c’est une des plusgrandes de France. Sur la façade, un hautpignon couronné par les tables de la Loi, sou-ligné par des séries d'arceaux, est enserré de

deux tours. La synagogue de Bordeaux multiplieles maguen David décoratives : sur le sol, lesvitraux, le tympan central et la façade. Profanéedurant l’Occupation, son mobilier fut dévasté, etelle servit même de prison aux déportés. Elle futrestaurée après la guerre. Elle a été classéeMonument Historique en 1998.

Le 15 janvier 1529, à Toulouse, le notaire Man-dinelli prépare, rédige et délivre un contrat demariage à Pierre Eyquem, seigneur de Montai-gne et Anthonie de Lopez. De cette union naîtra4 ans plus tard Michel Eyquem de Montaigne,futur maire de Bordeaux entre 1581 et 1585, etauteur des Essais.

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La bibliothèquehuile sur toile et matériaux, Alain Kleimann

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La survie des Juifs en diasporane fut jamais végétative. Ils ne res-tèrent jamais, à quelques raresexceptions près, figés dans leuridentité. Ils durent s’adapter auxexigences du moment et du lieupour se faire les plus discrets, lesmoins dérangeant, adoptant ici lesvêtements et les patronymes, làencore les langues, les coutumes etl’art culinaire. Mais conservent par-tout une manière juive de repenser.

Ces phénomènes adaptatifs fontapparaître une marranisation cultu-relle inverse de celle habituelle-ment décrite pour les individuseux-mêmes. L’extériorité des pra-tiques culturelles est encore repé-rée comme spécifiquement juive,comme le vêtement des Juifs ortho-doxes, la musique klezmer, le cous-cous-boulette ; mais comme chacunfeint de l’ignorer, tout cela n’estqu’emprunt au monde non-juif.Outre la pratique du texte de laTorah et du Talmud, le peuple juifdans sa diasporisation n’a stricte-ment rien emporté. Il a tout oupresque réinventé en cours deroute, de si longue route.

Il en va tout autrement pour lesindividus. La marranisation desJuifs espagnols et portugais, cor-respondit à l’adoption en public dela foi et des rites chrétiens ou musul-mans, souvent sous la contrainte,alors même que dans l’intimité desmaisons et des juderías, ils retrou-vaient les gestes et les mots de leursancêtres. L’intérieur du marrane,son cœur et sa psyché restaientfidèles au judaïsme, quand tout, àl’extérieur, en surface et dans le for-mel, jurait la conversion sincère.

Cette volonté de se cacher poursurvivre semble très ancienne dansla tradition littéraire juive.

Repus du fruit de la connaissan-ce du Bien et du Mal, Adam et Évedécouvrent leur nudité, et se confec-tionnent des ceintures-pagnes enfeuilles de figuier ; puis ils secachent pour échapper, réflexe déri-soire, à la voix de Dieu. La questionde Dieu est tout aussi directe etsignificative : « Ayéka ? », un seulmot en guise de question juive,c’est-à-dire de question humaineultime et radicale : « où (en) es-tu ? ».Là est la question des Marranes jus-qu’à nos jours, avec des formula-

tions variables qu’on imagine aisé-ment.

Le « où est ton frère Abel ? » estencore dans cette veine, mais icic’est l’altérité qui échoue brutale-ment. Caïn n’a pas laissé à Abel lachance de se marraniser, de se tra-vestir en caïnite ; il l’a tué tout sim-plement. Caïn sera condamné àl’errance mais portera un signe deprotection contre ceux qui vou-draient le tuer. Le Juif a été mani-festement une figure caïniquedurant longtemps en Diaspora,errant et porteur de signes, rouelleou étoile jaune, toutefois plus infa-mants que protecteurs.

Menacé de famine, Abram déci-de de descendre en Égypte. Ildemande alors à sa femme de direqu’elle est sa sœur, de taire le rap-port d’union conjugale entre eux.Cette logique marranique (avant lalettre) d’Abram a dû marquer lesesprits juifs durant les longues heu-res de méditation quotidiennes destextes sacrés.

Moïse lui-même dissimule uneidentité juive incertaine disant auxfilles de Jethro qu’il est égyptien. Ilvenait de fuir l'Égypte précisémentpour avoir tué un chef de corvéeoccupé à frapper un esclave hébreu.Le Midrash Rabba explique que l’ex-tériorité de Moïse était égyptienne,mais qu’en lui-même il était héb-reu. Que rajouter à cette présenta-tion marranique ! Le peuple juif,héritier de la Torah de Moïse, ne

pouvait qu’intégrer cette dissimula-tion, vraisemblablement incons-ciemment, comme recours ultimeau péril de la disparition.

L’expérience de la dissimulation,de l’enfouissement identitaire vatrouver sa pleine expression dans leLivre d’Esther, racontant commentles Juifs de Perse échappèrent à lapremière tentative de génocide pro-grammé par un prototype antisémi-te nommé Haman. Tout ici estmasqué, ou à peine discernable.Esther (qui cache sa judéité au roiAssuérus) et Mardochée, héros juifspar excellence, portent les noms dedeux divinités assyriennes, Ishtar etMarduk. Dieu lui-même se cache,joue à celui qu’il est depuis la sortied'Égypte : l’absent formel de l’His-toire de l’homme. Tout ce récit d’Es-ther a nourri et continue de nourrirdes générations de Juifs dispersés,et leur propose en filigrane la solu-tion marranique comme issue tem-poraire à leur difficulté d’être. Sefondre dans la culture commune,s’assimiler en d’autres termes, touten gardant l’essentiel juif du quantà soi, et ce pour échapper à l’effortconstant de devoir être soi, dedevoir justifier d’être. Cette assimi-lation est très différente de sonhomonyme moderne, en ce qu’elle sefait sans reniement intime de l’iden-tité juive ; elle n’est qu’un écran deprotection.

La destruction du Temple en 70apr. J-C par les armées romaines deTitus va tout changer. Le christia-nisme naissant n’était à l’originequ’un messianisme juif accompliparmi d’autres. Le destin du mondeallait basculer avec la conversion deConstantin et l’accès du catholicis-

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Aux sources

Livreshuile sur toile et matériaux, Alain Kleimann

Peintre chinoishuile sur toile et matériaux, Alain Kleimann

repères

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Flânerie juive dans Bordeaux

Né le 20 mai 1849, Georges de Porto-Riche s’a-donne d’abord à la poésie, puis au théâtre. Il estélu à l’Académie française en 1923.

Les fontaines Wallace. Un mécène juif Osiris(Daniel Iffla) a offert à la fin du XIXe siècle sixfontaines Wallace à la ville de Bordeaux, donassorti d'une condition essentielle, que l'une d'el-les soit installée dans son quartier de naissance,place du Général-Sarrail, près de la Victoire.

Château La Tour Blanche à Bommes. Cons-truit au XVIIIe siècle, c’est au début du XXe quel’histoire de ce prestigieux domaine prend touteson originalité. Son dernier propriétaire, DanielIffla, surnommé «Osiris », décide de léguer cettepropriété à l’État, à condition qu’une école de viti-culture et de vinification soit créée sur les terres.

Ainsi en 1909, le ministère del’Agriculture accepte la dona-tion, et deux ans plus tard, ilfait construire l’École deViticulture et d’ŒnologieLa Tour Blanche.

me au rang de religion triomphante,expression de la vérité enfin incar-née. L’ascension du catholicisme aufirmament de la puissance mondialeallait malheureusement se compli-quer d’antisémitisme de plus en plusmarqué avec le temps et l’inattenduerésistance des Juifs. Quelle outrecui-dance après tout ! Ils donnaient aumonde un messie tout à fait accepta-ble pour aussitôt le refuser pour eux-mêmes.

Le judaïsme espagnol puis portu-gais paiera le prix fort de ce bras defer avec le Vatican et son bras armé,la Sainte Inquisition. Sur fond deReconquista et donc de guerre avecles musulmans almohades, le juda-ïsme espagnol va devoir se décider :se maintenir juif et mourir, fuir ettout perdre, se convertir et en finirapparemment avec la persécution.Le marranisme officiel se profilait àl’horizon. Une partie importante dece judaïsme converti continua ensecret à pratiquer rites et prières, àtransmettre vaille que vaille des lam-beaux de mémoire.

Quelqu’un sur qui se fonder

Il fallait pourtant une cautionmorale, un aval officiel justifiant cetteposition intenable, quasi schizoïde.Nous pensons que Maïmonide, leRambam de Cordoue, servit de pivotà cette métamorphose du judaïsmehispano-portugais. Il écrivit en 1162une lettre dite « Épître sur la persécu-tion ou sur la contrainte (Igeret Hash-mad) ». Dans ce texte d’une rareforce, aux accents vibrants, Maïmoni-de s’oppose farouchement aux rab-bins de son époque qui interdisaientcatégoriquement la posture marra-nique, la considérant comme idolâ-trie et apostasie pures. Certes, de sontemps, la contrainte venait desMusulmans et pas encore des Chré-tiens ; mais le propos de Maïmonideest suffisamment explicite et inclusifpour que le message soit entendu : « il(un rabbin) ne fait pas de différenceentre l'idolâtrie commise volontaire-ment, et le même acte idolâtre com-mis par nécessité et par peur de lamort ».

Paraître Autre, soit disparaître, afin… de ne pas disparaître.

Au fil des heures, du temps qui passeAu gré du vent, du souffle qui animeAu long des cours qui s’entrecroisent

Marche sur les traces de l’espoirSur les pas des antiques pariasPromène ton regard et lisLis et interprète le sens des chosesCachées depuis l’orient du passé

Ils sontVenus du fond des âgesDes abîmes de l’Histoire

AvecL’envie de continuer encore un peuEt déambuler dans les jardins du tempsQui efface tous les outrages

Plus de judería ! Ni ghetto, ni mellah !Ici la judaïque se pare de respectabilitéLa porte Dijeaux est celle des Juifs Comme si on disait celle de SionDans la Jérusalem assise, désolée, à l’écart

Ils ne sont plusEux, les fiers conversosRevenus ici de leur hébétude Pour vivre là, dans le miroirDe leur mémoire meurtrie,Cachée, souillée à jamaisIciPersonne ne songea à vérifier leur pureté de sangTout redevenait alors possible…

Ils ne sont plus, presque plusUn reste, un reliquatPas plus ici que partoutOu même ailleurs

La trace, elle, La leur, est partoutElle crypte la pierre qui tombeLa porte qui s’entrouvreEn épitaphe, en médaillonElle s’insinue encore en noms gravés Celui des acteurs qui firent un peu de la gloireDe BordeauxCelle du bord des eaux, des deux rivesQui se font face pour se faire placeMieuxToujours

M agie de l’accueil, de la toléranceA rche des diversités humainesR ichesse des échanges culturelsR êves de répit, de pause provisoireA ppel des Lumières naissantesN asci(mé)mento d’une nouvelle vieE spagnols, portugais puis Juifs bordelaiS

Hervé Rehby

du marranisme

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par Hervé Rehby

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AU PRINCE DON JUAN, NOTRE TRÈS CHER & TRÈS AIMÉ fiLS,& aux infants, prélats, marquis,

comtes, maîtres des Ordres, etc., etc., salut & grâce !

SACHEZ QUE NOUS AVONS ÉTÉ INFORMÉS

QU’IL EXISTE & QU’IL EXISTAIT dans notreroyaume de très mauvais chrétiens qui judaïsaient denotre sa inte fo is cathol ique, & certes t rèspré judic iab le pour les chrét iens que cettecommunication avec les juifs. Déjà dans les Cortèsque nous avons tenus l’année dernière à Tolède, nousavions ordonné d’accorder aux juifs des juiveries danstoutes les villes où ils pussent vivre dans leur péché.En outre, nous avions ordonné d’établir dans nosroyaumes & seigneuries d’Inquisition, laquelle existe,comme vous le savez, depuis douze ans, durantlesquels elle a trouvé beaucoup de coupables, ainsi quenous en avons été informés par les inquisiteurs & pard’autres personnes religieuses, qui par leurs relations,leurs entretiens & leur communication avec les juifs,se sont laissés entraîner par ces derniers.

CEUX-CI USENT DE PLUSIEURS MOYENS &MANIÈRES POUR SOUSTRAIRE les fidèles à

notre sainte foi catholique & les instruire dans leurdangereuse croyance & les cérémonies de leur foi (loijuive), les invitant à des réunions où ils leur expliquentles fêtes juives qu’il est d’usage d’observer, essayantde les circoncire eux & leur enfants, leur donnant deslivres de prières, les avertissant des jeûnes importants,leur enseignant à transcrire des copies de la foi, leurannonçant les Pâques avant qu’elles arrivent, leurexpliquant la façon de les célébrer & de les faire, leurdonnant & leur portant de leurs pains azymes & deleurs viandes égorgées suivant leurs rites, les mettanten garde contre les choses prohibées par leur foi, lespersuadant de la supériorité de la Loi de Moïse, leurexpliquant qu’il n’y a point d’autre loi, ni d’autre véritéque celle-là ; ce qui porte préjudice, détriment &opprobre à notre sainte foi catholique.

Pour obvier & remédier à cet état de chose,pour faire cesser cet opprobre & cette offense à lareligion catholique, nous avons convoqué en conseilles prélats, les grands & les chevaliers de nosroyaumes & autres personnes de sciences &conscience.

Après mûre délibération, nous ordonnons derenvoyer de nos royaumes tous les juifs, & que jamaisils n’y reviennent.

C’EST POURQUOI, PAR LE PRÉSENT ÉDIT,nous ordonnons à tous les juifs & juives, quel que soitleur âge, qui vivent, demeurent & sont dans lesroyaumes & seigneuries susmentionnés d’en sortir auplus tard jusqu’à la fin de juillet prochain annéecourante, eux, leurs fils & leur filles, serviteurs,servantes & familiers juifs, petits & grands, quel quesoit leur âge. Il ne leur sera pas permis de revenir dans

nos états soit délibérément, soit de passage, soit den’importe quelle manière. En cas de contravention auprésent édit, si l’on trouve des juifs dans nos royaumes,au cas où ils y reviendraient d’une manière quelconque,ils encourront la peine de mort & la confiscation detous leurs biens pour notre chambre de fisc.

NO U S M A N D O N S & O R D O N N O N S

QU’AUCUN, NI PERSONNE DANS NOS

ROYAUMES susmentionnés, quelles que soient sacondition & sa dignité, n’ait l’audace de recevoir, niaccueille, ni défende publiquement ni secrètement juif& juive, passé la date de fin de juillet & au-delà, àjamais, à perpétuité dans ses terres ni dans sesmaisons, ni sur aucun de ses points des susditsroyaumes & seigneuries.

Toute contravention à cet ordre entraînerapour le coupable la perte de tous ses biens, vaisseaux,forteresses & autres héritages.

ET QUE POUR LESDITS JUIFS PUISSENT

PRENDRE LEURS MESURES DURANT CE DÉLAI

qui leur est accordé jusqu’à la fin juillet, nous leuraccordons dès à présent notre protection royale à eux& à leurs biens pour que, durant cet intervalle &jusqu’au jour fixé, ils puissent vaquer à leur affaires entoute sécurité, vendre, échanger & se défaire de tousleurs biens, meubles & immeubles & en disposer àleur volonté. Nous permettons donc & accordonspleine faculté audits juifs & juives pour qu’ils fassentsortir desdits royaumes & seigneuries leurs biens &trésors par la mer & par la terre, à l’exception de l’or,de l’argent & de toute espèce de monnaie monnayée,& de toutes les choses défendues par les lois de nosroyaumes ; sauf aussi les denrées dont l’exportationest prohibée. Nous faisons savoir à tous les conseils,tribunaux, régidors & chevaliers ainsi qu’aux hommesbons de nos dits royaumes & seigneuries & à nosvassaux de mettre en exécution notre mandement &son contenu & d’y prêter aide & assistance en cas debesoin. Tout contrevenant encourra la peine deconfiscation de ses biens par notre fisc. & pour quenos ordres parviennent à la connaissance de tout lemonde & pour que personne ne prétende les ignorer,nous mandons que la présente lettre soit annoncéepubliquement dans les places, marchés & autresendroits par le crieur public & par-devant l’écrivainpublic.

ENfiN, NOUS ORDONNONS À TOUS CEUX

DONT ON AURA REQUIS SERVICES DE LE FAIRE, souspeine d’être traduits devant notre cour dans les quinzepremiers jours & d’encourir la peine susmentionnée.Tout écrivain public invité à témoigner en cas decontravention à nos ordre le fera sous seing privé, de lasorte nous saurons comment nos ordres sont exécutés.

FAIT DANS LA VILLE DE GRENADE, LE TRENTE &UNIÈME JOUR DU MOIS DE MARS, L’AN MIL QUATRE

CENT QUATRE-VINGT DOUZE DE N.-S. JÉSUS-CHRIST.

ÉDIT D’EXPULSION DES JUIFS D’ESPAGNE 1492

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Hôtel Gradis, cours Victor-Hugo à Bordeaux.David Gradis (1665-1751) pratique l’armementmaritime, le négoce colonial et la banque. Ilétend ses opérations à l’Angleterre, au Canada etaux Antilles françaises et devient un « bourgeois »de Bordeaux.

Hôtel Peixotto - Bordeaux.

Pour un nouveau-chrétien portugais au XVIe siè-cle, émigrer revient à fuir un royaume où sévitdepuis 1536 l'Inquisition afin de rejoindre un ter-ritoire extérieur à sa juridiction. La Franceayant expulsé les juifs depuis le 17 septembre1394, s'y réfugier à visage découvert reste horsde question. Les fugitifs se disent donc mar-chands portugais ou nouveaux chrétiens encoreque très vite l'opinion publique les regarde indis-tinctement comme des juifs. Leur présence ennombre s'accentue vers la fin du XVIe siècle et aucommencement du XVIIe. Ils s'installent, soitsous forme de groupements de quelques famillesdans des localités moyennes voisines des frontiè-res de l'Espagne, Saint-Jean-de-Luz, Biarritz,Vieux Boucau, soit sous forme de communautésà Bayonne, à Labastide-Clairence, à Peyre-horade, à Bordeaux. Des « colonies » portugaisesremontent le littoral atlantique vers des cités por-tuaires comme La Rochelle, Nantes et Rouen.On trouve aussi des familles portugaises à Mar-seille et à Paris. Cette immigration « sauvage »s'effectue, pour les plus démunis par les colspyrénéens, pour les nantis par la voie maritime.

Tiré de " D'un singulier désir à la Loi du Dieud'Israël : les Nouveaux-chrétiens portugais

en France - XVIe-XVIIe s." de Gérard Nahon

Hôtel Francia. Louis Francia de Beaufleury,(1743-1817) auteur en 1800 d’une Histoire del’établissement des Juifs à Bordeaux et àBayonne depuis 1550. Avec ce livre, et pour lapremière fois en France, une communauté juivese penche sur sa propre histoire.

Vidouy (confession marrane)

Je m’appelle Miguel Martinez, néMikhaël Ben Mordekhaï dans unefamille de Judíos de Catalogne le 7sivan 5228 (15 mai 1466) et j’habitepour quelques heures encore la villede Girona au bord du fleuve Ebro,que les Chrétiens appellent le fleuvedes Judíos, des Hébreux.

Il est deux heures de l’après midiet le soleil de ce 31 juillet plombecomme jamais, écrasant les êtres etles choses, les Judíos et les Chrétiens,pour une fois unis dans une commu-nauté de destin.

Pourtant, c’est officiellement fini :les Judíos et les Chrétiens séparentleurs chemins ; le décret du roi Ferdi-nand prend effet aujourd’hui, avant-veille du 9 av, date anniversaire de ladestruction du temple de Jérusalem.Les Judíos restés fidèles ouvertementou secrètement au judaïsme sontexpulsés du royaume d’Espagne.

Je sors à l’instant de cette grandeet sinistre bâtisse, où j’ai enduré unmois de torture, de souffrance phy-sique et morale. Mes bourreaux vien-nent de me jeter dehors à coup depied et de martinet. Pourtant je suiscomme eux désormais. Ils me l’ontsuffisamment répété. « Renie tonjudaïsme et tu vivras ». Qui se sou-vient encore, dans cette promessed’avenir radieux, de l’écho à peineintelligible de la femme de Job :« Maudis le Seigneur et meurs ». Ici, leJudío est pris dans ce piège sans issue,entre la vie et la mort, la vie d’un mortvivant ou la mort tout court.

Je sais. D’autres ont encore choisila fuite. Mon ami Yehouda-Léon a fui ;mais il est mort assassiné par des bri-gands, avec beaucoup d’autres Juifssur une embarcation miteuse quin’arriva jamais en Italie. Mon amiSalomon, parti pour Constantinople,dit-on, et dont je n’ai pas de nouvel-les. Faut-il accepter ce destin deconnaître ses frères pour mourir avecle souvenir de leur existence fugitive,irrémédiablement ? Oui, le Diabledoit y être pour quelque chose danscette affaire. Et Dieu dans tout cela ?Que m’importe après tout ! Je ne saisplus son nom d’antan. L’ineffableinconnu était plus mon voisin que cedénommé Père qui m’est d’autantplus étranger qu’il a pris le visage denos grands-pères. Que le dieu d’Abra-ham et de Jésus me pardonne ces

paroles de rébellion.J’ai pourtant fait tous les efforts

possibles pour être un bon Chrétien,pour oublier que j’étais judío, oublierjusqu’à mon nom et celui de monpère. Qu’il me le pardonne dans satombe. Mais voilà ! Rien à faire. Je nepeux cesser d’être ce que je suis enpasse d’être, un Judío en devenir. Jesuis certain aujourd’hui que les apôt-res, que Jésus lui-même, me com-prennent. Être chrétien est devenupour moi la fin du chemin. Mais cemessie, je ne l’ai pas élu ! Je me suisjuste rendu à lui, ou plutôt à ses ado-rateurs par peur de la mort, parlâcheté, par facilité aussi, peut-être.Je l’ai fait aussi pour Gracia, majeune épouse, que je continue d’ap-peler dans l’intimité de notre maisonpar son nom, le vrai, le juif, Sarah -princesse en hébreu - ma princesse,souveraine dérisoire d’un royaumeimaginaire, qui fut jadis la splendeurde son temps, et qui gît désormaisanéantie, à jamais perdu.

J’ai choisi d’être converso et d’es-sayer sincèrement d’adopter cette reli-gion qui procède de la mienne. Si leMessie d’Israël venait demain, il res-semblerait à s’y méprendre à Jésus,venu peut-être trop tôt au goût desJudíos. Un maître d’Andalousie ne di-sait-il pas « le Messie vient toujourstrop tôt ». Ne procéderait-il pas auxmêmes réformes que Paul a mises enplace pour que s’accomplisse l’Histoi-re d’Israël. Le porc ne deviendrait-ilpas licite à la consommation ?

Un prêtre, Don Pedro, s’est occu-pé de moi, après ma conversion. Ilvenait souvent me voir à la maison,pour vérifier que je ne judaïsais pasen secret. Avec mon jeune frère Yo-shua-José et ma femme, nous nouscachions le vendredi soir, derrièrenos volets clos pour allumer lesmèches à huile du Shabat. Ma mèreles avait naguère disposées dans unepetite armoire encastrée dans le mur.Ce souvenir me dit aujourd’hui queles Judíos sont comme ces lampes àhuile enfermées dans un réduit, clossur un autre espace clos, entourésd’une menace environnante sourdeet aveugle.

Don Pedro vint un soir de Shabatà la maison et s’inquiéta des odeursde propre et de parfum sur nos corps,de ces chemises blanches sans tache,de ces plats disposés sur la table dres-sée « un soir de semaine ». S’il avait

Adapté du témoignage incertain d’une mémoire vacillante par Moshé-Haï Riviah

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Vidouy (confession marrane)vu ces lumières de Shabat ! La suspi-cion était permanente et justifiée,j’en atteste. Mais, après tout DonPedro savait de quoi nous souf-frions. N’était-il pas l’un d’entrenous, un renégat lui aussi, un apos-tat comme nous. Son zèle était à lamesure de sa peur d’être lui-mêmeaccusé de complaisance et de laxis-me par les sectateurs de la Foi, outout simplement à la merci d’unedénonciation malveillante de nosvoisins. Ce qui d’ailleurs ne tardapas. Il fut, dit-on, soumis à la ques-tion et écartelé par la Sainte Inqui-sition un peu plus tard.

Ce même vendredi soir, il s’invi-ta à dîner. Quel ne fut pas son éton-nement de voir sur la table unemagnifique volaille rôtie. Quoi ? Dela volaille chez des « bons Chré-tiens » un vendredi ?

« Cher don Pedro, lui dis-je. C’estun poisson que voilà ! Seulement ilressemble à une volaille. Nousavons fait, en bons Chrétiens,comme il est recommandé de faireen pareil cas par notre Sainte Mèrel’Église ! Comme vous l’avez faitpour convertir les Judíos. Nousavons pris une volaille, l’avonsaspergée d’eau bénite et voilà lerésultat. N’est-il pas magnifique cepoisson qui ressemble à une volaille?».J’eus droit à un sourire inquiet de lapart de celui qu’on appelait encoreRabbi Issh’aq, il y a peu.

Tel est notre drame ! Celui dedevoir paraître sous la contrainte ceque nous ne sommes pas, ne vou-lons pas être. Comment s’étonnerque nous en arrivions à vomir lesChrétiens et leur conception del’homme et de Dieu. Se pourrait-ilqu’ils aient agi de telle manièrepour en arriver à cette conséquen-ce. Je n’ai pas de réponse. Grâce àDieu, je reste ainsi Judío.

Nous n’avons pas encore d’en-fant avec Sarah, et n’en aurons pro-bablement jamais. La vie est ainsi.Je ne prendrai pas une autre épou-se pour autant. Ai-je tort? La questionn’a plus beaucoup d’importance. LaSainte Inquisition m’arrêta pourvérifier ma fidélité à l’Église. Qu’avais-je à me reprocher ? En apparencerien du tout, et je clamais toutemon innocence de toute la sincéri-té… feinte dont j’étais porteur aunom de la survie. Ils n’étaient pasdupes, mes bourreaux. Ils savaientbien que j’allais à l'église régulière-

ment, que je communiais, que jeme confessais même ! Ce qu’ils vou-laient me faire avouer, c’était lavérité nue dont j’étais secrètementle dépositaire : « un Judío fut-ilpécheur, et même apostat, restemalgré tout judío » Je n’avais pas oséleur dire que c’est précisément cequ’ils refusaient d’appliquer àJésus, le Messie, à Paul-Saül, à Pier-re-Simon, à Jean-Yohanan et la listeest encore longue. À leurs yeux, jen’étais ni un frère ni un êtrehumain. Tout juste « une bêteimmonde à forme humaine », bro-cardée de l’insultante appellationde marrano « porc », véritable cra-chat de dégoût pour un sale Judío.Combien de temps cultiverons-nouscette lâcheté, cette passivité quisemble nous constituer ? Qui sait oùelle nous mènera si un Goy plusavisé que les autres en la matière,ou peut-être un de ces Judíosconvertis avec zèle, décidait d’enfinir vraiment avec le reste de notremalheureux peuple ?

Je crois sincèrement que Dieu aabandonné son élu, renié sonalliance et détourné ses regards denos plaies suintantes. « Réponds-nous, au jour où nous t’appelons », àquoi servent encore nos prières ?Qui de nous croit encore dans lefond de son âme, qu’ « Il ne som-meille pas et ne s’assoupit pas, leGardien d’Israël ». La seule issuepour le salut des personnes résidedans notre conversion. Mais voilà !la Sainte Inquisition a inventédepuis 1449 la « limpieza de sangre »qui empêche les Judíos conversosmême sincères d’être des Chrétiensà part entière. L’Espagne est aujour-d’hui tachée, souillée par notre sangà jamais impur, même si ce sang estassez pur pour être bu comme celuid’un Christ judío rédempteur. J’aienfin compris que le sang du Judíon’est pur que lorsqu’il est enfinversé « pour la multitude », entraî-nant du même coup le rachat desnations. Faut-il que je meure pourêtre aimé, pour aider enfin les aut-res à se disculper de leurs fautes,collectives et personnelles ?

J’ai compris maintenant que leJudío attend, toujours et encore, netouche jamais au but, se tient tou-jours un peu en arrière de l’Histoire,du temps qui vient, et de Dieu lui-même. Toute dissimulation, toutsimulacre, tout effort d’évanouisse-

ment, de dissolution dans la massechrétienne ne servent plus à rien.Le Judío n’a d’avenir qu’incertain.

Alors à quoi bon faire desenfants à qui il faudra cacher enco-re autre chose, sur leurs origines,leurs ancêtres, leur nom et leur lan-gue. Ils seront toujours des impurs,le mélange des sangs ne faisant querenforcer la surenchère du mythede la pureté originelle. Qui de nouspeut attester de quoi que ce soitquant à ses origines les plus obscu-res, les plus immémoriales ? Quiétait Moïse ? Et qui était Jésus ? Quiétait l’enfant de Dina ? De quellefange naîtra le Messie d’Israël ? Del’inceste, de l’adultère, de la convoi-tise et de la jalousie, et du mélangedes origines juives et non juives. LeMessie des Judíos est précisémentcelui qui revendique le mélange dessangs, et discrédite à jamais la pure-té du sang.

Le judaïsme n’est plus qu’unsouvenir. Autant qu’il soit respectédans sa disparition, adoré pour sonsacrifice, que honni dans son obsti-nation à perdurer.

Je suis fatigué, las de vivre. Mafemme Sarah, qui ne sait combienje l’ai aimée, pourra refaire sa vieavec un vrai Chrétien, et peut-êtrelui donner les enfants que le Sei-gneur m’a refusés.

« La vida es un gorro; unos se loponen, otros se lo quitan» (La vie est unbonnet de nuit ; les uns le mettent,les autres l’enlèvent) disaient nosanciens !

J’ai décidé de mettre fin à mesjours de marrano, de sale Judío. Quele Dieu qui m’imposa d’être celui quegrossièrement j’ai tenté d’être mepardonne cette folie pour l’éternité.

Shéma’ Israël, Adonay Élohénou,Adonay Ehad.

Mikhael ben Mordekhaï(Miguel Martinez de Girona)

7 av 5252 (31 juillet 1492)

Note du compilateur M.-H. Riviah : Sarah était encein-te d’un mois à la disparition de Mikhaël. Elle enfantad’un garçon qu’elle prénomma Victor-Nissim (vain-queur et miracles). Le judaïsme du marrane MiguelMartinez a survécu à Salonique et à Sofia. L’obstina-tion de ses descendants à rester des Judíos a conduitceux qui survécurent à la Shoah, en Israël du côtéd’Ashkelon.

14 mars 2005, Afridar, Israël

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Le premier Hébreu, IVRI, futAbraham, dit la Bible. Il est celui qui« passa, qui traversa » l’Euphrate pour« aller vers lui-même », à la quêted’une authenticité et d’une singulari-té ontologique que le monde babé-lien de Ur et de Sumer ne semblaitpas permettre. L’Hébreu est ainsi enrupture avec un monde mésopota-mien où l’idolâtrie est associée à latoute puissance de la prédestinationinscrite dans les astres. L’Hébreuaffirme déjà que le destin de l’hom-me est devant lui dans l’espaceouvert où ses pas le conduiront, entout cas dans « l’au-delà du fleuve ».Pourtant le traversant, le passantqu’il tend à être est aussi un trans-gressant, celui qui lie son sort et savie à celle de tous les transgressants,comme l’affirme la proclamationd’exergue de la prière de Yom Kipour :« nous nous permettons de prier avecles transgressants ». Aucune évoca-tion d’une quelconque pureté idéaledes hommes, de leurs actes ou deleurs intentions.

Installé en terre de Canaan, il enrepart pour l'Égypte avec Jacob deve-nu ISRAEL et devient un fils (ou unefille) d’Israël, BNE ISRAEL, ce nou-veau nom bouleverse son identité etsa domesticité. Il doit assumer, aprèsavoir débusqué dans l’Histoire le« DIEU UN », le rôle plus ingrat etdélicat de « celui qui a combattu avecDieu », et qui continue de combattreavec lui, quelquefois, mais le plussouvent de débattre avec et contrelui, pour la plus grande joie d’unDieu qui dit dans le Talmud : « Mesenfants m’ont (con)vaincu ». L’huma-nité n’est pas à la veille de pardonneraux enfants d’Israël une telle liberté,une telle audace.

Être un fils d’Israël signifie aussila capacité de sortir d'Égypte, c’est-à-dire s’arracher de l’aliénation, de l’ex-ploitation de l’homme par l’homme

et de l’esclavage pour aspirer à uneliberté dans la Loi, « brisant les Tablesde la Loi » pour en « tailler à sa mesu-re » des secondes « semblables auxpremières », semblables aux autres,où le semblable redéfinit l’autre dansson idéal à jamais perdu. Cette libé-ration est encore liée à une doubletraversée ; celle de la mer Rouge pourquitter l'Égypte et celle du Jourdainpour entrer en terre d’Israël, « paysoù coulent le lait et le miel », pays qui« dévore ses habitants » aussi.

Fédérées en nation, les tribus d’Is-raël vont connaître la judicature deJosué à Samuel, puis la royauté à par-tir de Saül et David. Un schisme seproduira à la mort de Salomon, avecdeux royaumes frères, Israël et Juda.La ruine du royaume d’Israël sous lescoups répétés de l’Assyrie laisseraJuda assumer seul le destin et l’iden-tité future du peuple hébreu parti deMésopotamie et sorti d'Égypte. Lemythe des dix tribus perdues d’Israëlcommence là. On cherche encore ettoujours la trace de leur dissolutionici en Inde ou en Ethiopie, là en paysKhazar ou même en Chine ! Force estde constater que l’identité juive estdéjà liée, dès le VIIIe s. av. J-C authème de la dissimulation, à l’éva-nouissement, à la disparition, dumoins en apparence. L’accusationviendra plus tard : « ils sont partout »,donc nulle part.

Devenu judéen, YEHOUDI, commecitoyen du royaume de Juda, il devraprendre à son compte l’héritage col-lectif des tribus naufragées d’Israël,et se redéfinir une identité qui émer-gera après la destruction du premiertemple de Jérusalem en 586 av. J-C,et la déportation des judéens enBabylonie par Nabuchodonosor. Déslors, les judéens seront décrits par lespremiers antisémites du Livre d’Es-ther comme « un peuple uni, disperséet infiltré parmi les nations, aux lois

De la condition de IVRI (hébreu ou passant) à celle de Yéhoudi (judéen ou juif) l’identité juive a beaucoup varié durant 3500 ans. Des rives de l’Euphrate aux quatre coins de la planète, le juif n’en fini pas d’être un errant en quête d’un inaccessible havre de paix et de stabilité. Les vicissitudes de son histoire et les anathèmes répétitifs de ses prédateurssuccessifs ont largement contribué à forger l’image durabled’un éternel nomade, colportant avec lui son cortège d’étrangetéet d’inquiétude et pour le monde sédentaire, institutionnel. La judéité a fini par y croire, tout comme elle a fini par adhérerà tous les clichés que l’Histoire a bien voulu faire d’elle.

Hôtel Raba, cours Victor Hugo.

Les Raba illustre une aventure familiale typique.Issus de nouveaux Chrétiens de Bragance aunord du Portugal, ils embarquent sur un bateauanglais et, après une escale à Londres, ils s’ins-tallent à Bordeaux. Ils bâtirent en 1775, à Talen-ce, le Château Raba. En 1793 ils achètentl’hôtel 29 rue du Mirail.

Bas-relief de la façade du Musée d’Aquitainecours Pasteur à Bordeaux, anciennement facultéde lettres, de sciences et de théologie.

par Hervé Rehby

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De l’identité juive en général et du marranisme en particulier

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différentes et qui ne respectent pasles lois des pays qui les accueillent ».Cette définition calomnieuse attri-buée à Haman, Premier ministre duroi perse Assuérus, a suscité tousles fantasmes, y compris les pluscriminels, et continue de « justifier »jusqu’à aujourd’hui les exactions lesplus folles contre les judéens, deve-nus juifs par déformation populaireet péjorative, en français commedans beaucoup d’autres langues,occidentales ou orientales. Cettethématique de la déloyauté desjudéens va se compléter, à l’émer-gence du christianisme au sein dujudaïsme, de l’accusation de fourbe-rie et de traîtrise et de trahison. Parmalchance, l’apôtre qui « livra »Jésus s’appelait Juda. Le Juifmoderne diasporique était né pourlongtemps traînant comme unboulet sa trahison, condamné àerrer irrémédiablement dans ununivers « justement et logique-ment » à lui hostile. Et pourtantJuda, YEHOUDA, et donc le judéen,YEHOUDI, (trans)porte dans sastructure sémantique le tétragram-me divin, un viatique témoignantqu’une porte est ouverte dans l’inef-fable, une brèche dans la compaci-té, un pont entre la terre et le ciel.

Déportés en masse par lesRomains sur le pourtour méditerra-néen les judéens devenus juifs vontconnaître des lieux de répit etmême de prospérité comme dansl’Andalousie médiévale. L’Espagneislamisée sera reconquise par lesChrétiens qui refouleront les Almo-hades au Maghreb, donneront auxJuifs le choix entre la conversion,l’exil ou la mort, et fonderont les tri-bunaux de la Sainte Inquisition. Untiers des Juifs d’Espagne mourrades persécutions et des procès del’Inquisition. Un tiers se convertiraau christianisme, mais très vite ilapparaîtra que ces conversos ne seconduisent pas toujours comme debons et sincères Chrétiens, loin s’enfaut. Ils sont appelés marranos ouMarranes, terme péjoratif et mépri-sant voulant probablement dire« porcs ». Ces Marranes se compor-tent en fait comme de parfaits Chré-tiens en surface et en public, allantà l’église, se confessant et commu-niant ; mais en secret, dans l’intimi-té de leur maison et de leur quartierils continuent de judaïser, et « res-pectent » les principales fêtes juiveset certains rites sabbatiques et ali-

mentaires, encouragés par leurs frè-res restés farouchement juifs. En1492, les Juifs sont expulsés d’Espa-gne par décret royal, puis quelquesannées plus tard également du Por-tugal. Un tiers des Juifs partira doncvers d’autres cieux, notammentvers l’Afrique du Nord et la Turquie.Beaucoup de ces Marranes fuirontaussi l’Espagne et le Portugal aucours du XVIe siècle. Une importan-te communauté marrane redeve-nue juive va s’implanter dans leSud-Ouest, principalement à Bayon-ne et Bordeaux. Elle s’y développe-ra de façon très importante avecune réussite remarquable, notam-ment dans le commerce maritime.Les rites liturgiques de la commu-nauté de Bordeaux restent jusqu’àprésent ceux de la communautéhispano-portugaise originairementmarranique.

L’identité juive s’est donc enri-chie et complexifiée de la figuremarranique, dont l’émergence, àbien des égards, était manifeste-ment prévisible depuis la périodeéxilique. Ce marranisme n’est passeulement un phénomène histo-rique qui marque l’histoire de telleou telle communauté. Il s’agit d’uneposture, d’une manière d’être aumonde lorsqu’on est juif et que l’ona conscience de la difficulté de l’af-firmer, à la face d’un monde hostile.Les mensonges par omission sur lareligion, les changements de nom,les renoncements à toute pratiqueextérieure, à toute référence expli-cite à la culture ou à l’héritage juifssont, entre autres, des formes d’ex-pression d’un marranisme dudeuxième type. Malheureusement,il est certain que ces formes decryptage ont fait le lit des accusa-tions de complot juif contre unmonde vivant dans la clarté et dansla vérité, comme le Protocole desSages de Sion, pamphlet antisémiteattribué, comble de perversion, àdes auteurs juifs, peut aisément ledémontrer. Il est vrai aussi que lepeuple juif a un contrat moral avecses ancêtres, celui de la survie et dela traversée de l’Histoire.

La Shoah a montré que les atti-tudes marraniques restaient depuissants ressorts de survie et derésistance à la barbarie. Mais laconsidération de l’ampleur de ladestruction industrielle de Juifs parles nazis a fait également prendre

conscience de l’extrême fragilité dece système de défense. En sortantdes camps, les Juifs ont levé la têteet tenté de regarder le monde enface, les yeux dans les yeux, pouren finir d’une certaine manièreavec le bandeau sur les yeux de lastatue personnifiant la Synagogue àla cathédrale de Strasbourg.

Le sionisme, dès la fin du XIXe-

siècle, et la création de l’état d’Israëlont également et largement contri-bué à modifier l’identité juive, dumoins à la décomplexer, à la décul-pabiliser, et somme toute à la« démarraniser ». Tout devait êtrefait pour que les Juifs prennentenfin leur destin en main, sanssubir le bon vouloir d’un prince,sans être obligé de quémander uneprotection souvent bien peu effica-ce. « On ne doit pas compter sur lemiracle » disait déjà le Talmud.Herzl, Pinsker et Ben Yéhouda rajou-teront en substance « le miracle naîtde la volonté des hommes ».

Pourtant cette nouvelle posturereste précaire, aléatoire, fragile. Quel-ques attentats antisémites en Franceou ailleurs, sur fond de conflit tra-gique apparemment sans issue auProche-Orient, ont très rapidementfait retrouver aux Juifs de Diasporaleurs vieux réflexes marraniques.Le plus étonnant et le plus inatten-du, c’est que ce réflexe se soit éga-lement fait jour en Israël, même defaçon plus discrète. Le marranismeest toujours fille, entre autres cau-ses, de la peur.

Il semble désormais que l’identi-té juive se doive d’emprunter unevoie médiane entre revendicationostentatoire et dissimulation marra-nique. Ce pourrait être la rejuda-ïsation culturelle, passant par laconnaissance et l’étude, par l’inter-prétation questionnante de l’héri-tage hébraïque, tant il est vrai quel’on n’accède à l’universel qu’en tra-versant le particulier et le singulier.

De l’identité juive en général et du marranisme en particulier

Les écrits restenthuiles sur toile et matériaux, Alain Kleimann

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Quelques ouvrages de référence sur les MarranesAYOUN, Richard, « Un médecinjuif à la Cour de France au débutdu XVIIe siècle : Elie de Montalto »,in Yod, Revue des études hébraïques et juives modernes et contemporaines, no 26, 1987

BAER, Yitzhak F., Galout. L’imagi-naire de l’exil dans le judaïsme,Paris, éd. Calmann-Lévy, 2000

BENARD-OUKHEMA-NOU, Anne, La communauté juive deBayonne au XIXe siècle, Anglet, éd Atlantica,2001

BENBASSA, Esther, dir., Mémoiresjuives d'Espagne et du Portugal,Paris, éd. Publisud, 1996

BENBASSA, Esther et RODRIGUE,Aron, Histoire des juifs sépharadesde Tolède, Paris, éd. Le Seuil, coll. Points Histoire, 2002

BLAMONT, Jacques, Le lion et le moucheron - Les marranes de Toulouse au XVIIe siècle, Paris, éd. Odile Jacob,2000

CARDAILLAC, Louis, dir., Tolède,XIIe-XIIIe siècles : Musulmans, Chrétiens et Juifs, le savoir et la tolé-rance, Paris, éd. Autrement, 1991

CAVIGNAC, Jean, Dictionnaire du judaïsme bordelais aux XVIIIe

et XIXe siècles, Bordeaux, Archives départementales, 1987

CORMAN, Claude, Sur la piste des marranes, De Sefarad à Seattle,Bègles, coll. Poches de résistance,éd. du Passant, 2000

GOETSCHEL, Roland, dir., 1492.L'expulsion des juifs d'Espagne, Paris,éd. Maisonneuve & Larose, 1996

KAPLAN, Yosef, Les Nouveaux-Juifsd'Amsterdam. Essais sur l’histoiresociale et intellectuelle du judaïsmeséfarade au XVIIe siècle, Paris, éd. Chandeigne, 1999

LEON, Henry, Histoire des Juifs de Bayonne, Paris, 1893, réimpr.Bayonne, éd. Segot, 1987

LEVY, Joseph et COHEN, Yolande,Itinéraires sépharades, Paris, éd. Jacques Grancher, 1992

LEVY, Lionel, La Nation Juive Portugaise, Livourne, Amsterdam,Tunis, 1591-1951, Paris, éd. L’Harmattan, 1999

MALINO, Francès, « Les Juifssépharades de Bordeaux : assimila-tion et émancipation dans la Fran-ce révolutionnaire et impériale »,trad. de Jean CAVIGNAC in Les Cahiers de l'Institut Aquitaind'Études Sociales, no 5, 1984

MALVEZIN, Théophile, Histoiredes Juifs à Bordeaux, Bordeaux, éd. Charles Lefebvre, 1875, réimpr.Pau, éd. Princi Neguer, 1997

MECHOULAN, Henry,dir., Les Juifsd'Espagne : histoired'une diaspora, 1492-1992, Paris, éd. LianaLevi, 1992

MECHOULAN,Henry, Les Juifs du silence au siècle d’or espagnol, Paris, éd. Albin Michel,2003

MOLINA, Antonio Muñoz, Séfarade, Paris, éd. Seuil, coll. Cadre Vert, 2001

NAHON, Gérard, « Inscriptions funéraires hébra-ïques et juives à Bidache, Labastide-Clairence et Peyre-horade », in Revue des études juives,CXXVII, 1968 ;« La paroisse bordelaise Sainte-Eulalie : un parfum marranique au XVIIIe siècle », in Diasporas, Histoire et Société, no3, 2003 ;Juifs et judaïsme à Bordeaux, Bordeaux, éd. Mollat, 2003

POLIAKOV, Léon, Histoire del’antisémitisme- De Mahomet aux marranes,tome 2, Paris, éd. du Seuil,1981

POLO, Anne-Lise, La nef marrane - Essai sur le retour duJudaïsme aux portesde l’Occident, Québec, PUQ, 2001

RÉVAH, I.-S., « Autobiographie d'un marrane »,in Revue des Études juives, CXIX, 1963 ;Des marranes à Spinoza, Paris, éd. Vrin, 1995

ROTEN, Hervé, Les Traditions musicales judéo-portugaises en France, Paris, éd. Maisonneuve & Larose, 2000

ROTH, Cecil,Histoire

des Marranes, Paris,

éd. Liana Levi, 1992

SCHOLEM, Gershom, « Marranisme et sabbatianisme »,in Cahiers Spinoza, no 3, Paris, éd. Réplique, 1979-80

TRIGANO, Shmuel, « Le Juif caché. Marranisme et modernité », in Revue Pardès, no 29, In Press Ed., 2000

WACHTEL, Nathan,La foi du souvenir,

Labyrinthes marranes, Paris,

éd. du Seuil, 2001

YERUSHALMI, YosefHayim, Sefardica.Essais sur l’histoiredes Juifs, desmarranes et desnouveaux-chrétiensd’origine hispano-portugaise, Paris, éd.Chandeigne, 1998

ZIMLER, Richard, Le dernier kabbaliste de Lisbonne, Paris, éd. Cherche-Midi, 2005

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ALYA : « montée ». Qualifiantl’immigration des Juifs deDiaspora vers Israël. Dérivéd’un emploi biblique, mêmesi les Juifs qui « montent enIsraël » ne sont porteurs d’au-cune aspiration religieuse.

ASHKÉNAZE : « Allemagne » enhébreu médiéval. Juif dontl’aire géographique diaspo-rique d’origine se situe enEurope de l’Est.

CASHER : rituellement pur, enparlant des aliments ; la cash-rout constitue l’ensemble deslois alimentaires juives.

DIASPORA : mot grec signifiant«dispersion», utilisé en réfé-rence à la déportation forcéedes Judéens par les Romainsaprès la destruction de Jéru-salem par Titus en 70 apr. J-C.Disséminés, les Juifs ont pré-servé leur particularisme iden-titaire, culturel et religieux.

DIX COMMANDEMENTS OU TABLESDE LA LOI : constituent la quin-tessence de la loi juive, équi-librés entre les devoirs enversDieu et envers le prochain ;ont valeur d’universaux,comme l’interdit de tuer, d’in-ceste, de faux témoignage oul’obligation d’un repos hebdo-madaire. Texte gravé sur pier-re remis à Moïse sur le montSinaï.

GHETTO : structure d’enfer-mement des communautésjuives apparues à la fin duMoyen Âge. Étymologie liéesemble-t-il à l’italien ghetto(fonderie qui jouxtait la quar-tier des Juifs à Venise), cou-ramment mis en relationavec l’hébreu Ghet « acte dedivorce », soulignant bien leproblème de la présence desJuifs en milieu chrétien. Lesplus célèbres ghettos sontceux de Venise et de Varsovie.

JÉRUSALEM : capitale unifiéede l’état d’Israël depuis 1980.Conquise par David sur lesJébuséens vers l’an 1000 av.J-C, la ville devient immédia-tement le centre de la royau-té et du futur sanctuaire. Lalittérature biblique chanteses louanges, sa gloire et saruine, lieu de presque toutesles expériences humaines,patrie des prophètes ettémoin de la Passion deJésus, lieu mythique dusacrifice d’Isaac et jardin eni-vrant du Cantique des Can-tiques. Aujourd’hui pommede discorde du règlement du

conflit israélo-palestinien.

JUDÉEN : dans la Bible, issu dela tribu de Juda, ou habitantde la Judée, ou citoyen duroyaume de Juda, après leschisme en 933 av. J-C.

JUDÉITÉ : tend à trouver saplace dans le vocabulairemoderne comme relatif aucontenu identitaire, culturelet symbolique de l’apparte-nance au judaïsme.

JUDÉO-ESPAGNOL (OU DJUDEZMO):langue, encore parlée par desdescendants de marranes, trèsproche du castillan du XVe s.,au vocabulaire influencé parl'hébreu, puis par les languesavec lesquels elle s'est trouvéeen contact après le départd'Espagne (turc, roumain,bulgare, serbe, grec).

KABALE: «tradition reçue» enhébreu. Ensemble des doctri-nes et des préceptes du mysti-cisme juif. Ce terme est sou-vent utilisé pour désigner lamagie ou la sorcellerie, inter-dits et abhorrés du judaïsme.

LADINO : langue qui rempla-ce, par leur traduction enespagnol, l'ordre des mots etla syntaxe des textes sacrésen hébreu pour l'enseigne-ment. Contrairement au JUDÉO-ESPAGNOL, le ladino n'est pasune langue parlée.

MARRANE : (marrano ouconverso) qualifie les Juifsespagnols et portugais conver-tis sous la contrainte, et prati-quant en secret le judaïsme.

MESSIANISME : doctrine juivede sortie de l’Histoire, postu-lant une durée du mondefixée par Dieu, et l’avène-ment d’une ère nouvelle defélicité et de concorde entreles hommes, fondée sur l’éga-lité, le pardon de toutes lesfautes passées, la disparitiondes conduites délictueuses, etsur la résurrection des Morts.

MESSIE : de l’hébreu Mashiah’,signifiant « oint », et quali-fiant le personnage régalien,de la lignée davidique, quiincarnera l’ère nouvelle du« monde qui vient ». Le juda-ïsme attend le Messie, « tou-jours pour demain » comme ledit E. Wiesel.

MONT DU TEMPLE : traductionde l’hébraïque antique HarBayt. Désigne le lieu de cons-truction du Temple unique

consacré par Israël au cultedu Dieu ineffable. Ce temple,construit par Salomon en 976av. J-C, a été détruit 2 fois : en586 av. J-C par Nabuchodono-sor et en 70 apr. J-C par Titus.Reste le mur d’enceinte exté-rieure ouest «Mur des Lamen-tations» devenu lieu de prièreset de pèlerinage. En surplombdu Mur, les Musulmans ontédifié, sur le lieu même duSaint des Saints du Templedes Juifs, deux mosquées.

PÂQUE-PESSAH : « passage ».Fête majeure du calendrierjuif, coïncidant avec le prin-temps, commémorant la Sor-tie d'Égypte et la libérationdes esclaves Juifs et non-juifs.

RABBIN, RABBI, REB, REBBE :maître de transmission dessavoirs en matière de Torahet de Talmud. Les rabbins,non consacrés, n’ont aucunefonction sacerdotale. Cer-tains courants du judaïsmeorthodoxe ou Hassidique ontélevé les figures rabbiniquesà des niveaux de vénération,d’intouchabilité parfaitementétrangers à la tradition juive.

SANHEDRIN : (du grec hébraïsé,« tribunal ») assemblée de 71membres siégeant au Templede Jérusalem, et ayant pou-voir de juger les affaires poli-tiques, religieuses, judiciaireset législatives. Cité dans leNouveau Testament commejuridiction ayant condamnéJésus pour blasphème. Lenom sera repris par Napo-léon qui convoquera en 1807un grand Sanhédrin pourœuvrer à la normalisation età l’intégration des Juifs.

SCHISME : scission du roy-aume unitaire des 12 tribusd’Israël, à la mort de Salo-mon en 933 av. J-C, en deuxroyaumes rivaux : le roy-aume de Juda (tribus deJuda, de Benjamin et des prê-tres - capitale Jérusalem) et leroyaume d’Israël (les 10 aut-res tribus - capitale Sichemaujourd’hui Naplouse).

SÉFARADE : « Espagnol » enhébreu. Juif des pays dupourtour méditerranéen.

SÉMITE : désigne le descen-dant de Sem (fils de Noé),c’est-à-dire aujourd’hui lesJuifs et les Arabes.

SÉMITIQUES : groupe de languesréunissant l’hébreu, l’arabe,l’amrilhe…

SHABAT : jour de repos hebdo-madaire chez les Juifs, où ilss’abstiennent de travailler etde faire du feu, entre autresinterdits ; 7e jour de la semai-ne. Ce mot est aussi employépéjorativement pour parlerd’une réunion de sorcières oud’une cérémonie de magie noire.

SION : nom poétique d’Israël,dans la Bible celui de Jérusa-lem, plein de l’espoir en unavenir meilleur et porteurd’aspirations messianiques.

SYNAGOGUE : lieu de prièrespour les Juifs réunis en quo-rum minimal de 10 person-nes, ouvert à tous, juifs etnon juifs. Le lieu n’est passacré, pouvant donc être uti-lisé à des « fins profanes ».

TALMUD : « étude ». Commen-taire exhaustif (plus de 50volumes in folio) de la Torah,appelé aussi Loi orale, compi-lé par écrit depuis l’ère chré-tienne. Constitué de la Mish-na, inventaire thématique del’univers juridique et rituel dela Torah et de la Guémara s’at-tachant à développer sousforme de dialogue critique, etcontradictoire la Mishna. Écriten partie en araméen, langueelliptique, le Talmud a long-temps été mécompris, voireraillé et méprisé par les Chré-tiens. À plusieurs reprises, ila été brûlé en place publiquecomme l’autodafé de Sala-manque en 1490, organisépar le grand Inquisiteur Tor-quemada ou à Berlin en 1933.

TORAH : « enseignement ». 1re

partie de la Bible juive(« Ancien Testament »), com-posée de 5 livres ou Penta-teuque, encore appelée Loiécrite. Donnée par Dieu àMoïse au mont Sinaï à la sor-tie d'Égypte (env. 1200 av. J-C),riche d’informations mytho-logiques, historiques et juri-diques, constituant un vérita-ble lieu de la mémoire struc-turelle du peuple juif. LaTorah, lue dans toutes lessynagogues, principalementle Shabat, est écrit sur un rou-leau de parchemin, le SeferTorah. Chaque Juif se doit d’é-tudier la Torah et le Talmud.

YOM KIPPOUR : fête majeureappelé aussi « Grand Pardon »,reprise en Islam sous le nomd’Achoura (dizaine en arabe),en correspondance avec ladate hébraïque de la fête,fixée au 10e jour du mois deTishri (septembre-octobre).

Vocabulaire« La perversion de la cité commence par la fraude des mots » Platon (Athènes, 427 - 347 av. J-C)

élaboré par Hervé Rehby

Page 19: Marranes - Lhoumeau · 2013. 11. 26. · portugais comme des nouveaux Chrétiens. Tandis qu’en Alsace et en Lorraine, le rabbin est nommé par le roi, à Bayonne et à Bordeaux,
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