Mariel Pierre - Europe païenne du XXe siècle

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Âgé de soixante-douze ans, dans la nuit du décembre 1947, Aleister Crowley mourut à Hastings, d’une crise cardiaque.Ses obsèques furent aussi insolites que l’avait été sa vie son cadavre fut revêtu d’une robe blanche, rouge et or, et ceint d’une écharpe où étaient brodés les signes du Zodiaque. Comme un roi, il fut déposé dans son cercueil, couronne en tête, glaive et sceptre aux poings.La chambre mortuaire fut transformée en « pastos » où signes et objets magiques remplaçaient les symboles chrétiens. Une seule suscription Perdurabo, le nomen mysticum qui avait été imposé au défunt en 1898.Le 5 décembre, la dépouille mortelle fut transportée à Brighton, afin d’y être incinérée. Les quelques disciples fidèles furent littéralement noyés dans une foule indiscrète de reporters, de photographes et de curieux.La municipalité de Brighton prévint les organisateurs qu’elle ne s’opposerait pas, — tout en les désapprouvant, — aux rites non-chrétiens qui pourraient être exécutés, à l’exception d’un seul : danser nu autour du cercueil.Les disciples protestèrent qu’ils n’en avaient jamais eu l’intention, qu’ils étaient les victimes de journalistes imaginatifs.La bière fut placée dans le choeur d’un oratoire attenant au four crématoire. Malgré l’hiver rigoureux, elle disparaissait sous des gerbes de roses rouges.Dans la nef, régnait une véritable cohue. Malgré les protestations des amis du défunt, les badauds ricanaient et s’interpellaient. Il était manifeste qu’une bagarre risquait d’éclater au moindre incident.Soudain, au moment où la tension nerveuse atteignait son paroxysme, un disciple se leva et, d’un geste autoritaire, exigea le silence. On lui obéit, car on reconnut le romancier Louis Marlow [1]. D’une voix profonde, bien timbrée, une voix de tragédien, Marlow récita le chef-d’oeuvre poétique du mort, cet Hymne à Pan [2], qui commence ainsi :« Frissonne sous la volupté joyeuse de la lumière,0 homme ! Homme à moi !Viens, surgissant de la nuit de Pan,Io Pan ! Io Pan !A travers les mers, viens de Sicile et d’Arcadie !Tel Bacchus, vagabondant avec ta garde de faunes,De panthères, de nymphes et de satyres,Sur un âne d’un blanc de lait.A travers les mers, viens à moi, à moi,Viens avec Apollon en robe nuptiale(Berger et sorcière)Viens avec Artémis, chaussée de soie,Et lave ta cuisse blanche, ô dieu splendide,A la lune des bois, sur le mont de marbre,Dans l’eau creuse et neuve de la source ambrée... »Un témoin, John Symonds, écrit :— Je crus voir dans un coin sombre, Crowley, cornu comme Pan, qui nous regardait en ricanant.

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Pierre Mariel

leurope paenne e du XX siclemagie noire en Angleterre tziganes, gitans et romanichels lA llemagne paenne

la palatine

du mme auteurRituels des socits secrtes carbonari, compagnonnage, franc-maonnerie, rose-croix, templiers, maonnerie fminine (La colombe, 1961). dition critique, avec introduction et notes de Axel, de Villiers de lisle-adam (La colombe, 1960). dition critique, avec introduction et notes de Le comte de Gabalis, de N. Montfaucon de Villars (La colombe, 1961) Le diable dans lhistoire (ditions Galic).

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als, m . le eug es s av hysiqu aux n e de p sag cients nsatio lu fi et d mpe ites autres une co ratu t r nt g ques, e doffri so gi ill ulus l enc , parap conse de L es st ises batair s, il e pr ra re ide Les nts, g es val its. a voy tous l nt-dro r ya Pou urs, a e aut

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Un serviteur inutile, parmi les autres.

Scan, ORC, mise en page Octobre 2008 LENCULUS Pour la Librairie Excommunie Numrique des CUrieux de Lire les USuels

MAGIE NOIRE EN ANGLETERRE

chapitre premierg de soixante-douze ans, dans la nuit du dcembre 1947, Aleister Crowley mourut Hastings, dune crise cardiaque. Ses obsques furent aussi insolites que lavait t sa vie son cadavre fut revtu dune robe blanche, rouge et or, et ceint dune charpe o taient brods les signes du Zodiaque. Comme un roi, il fut dpos dans son cercueil, couronne en tte, glaive et sceptre aux poings. La chambre mortuaire fut transforme en pastos o signes et objets magiques remplaaient les symboles chrtiens. Une seule suscription Perdurabo, le nomen mysticum qui avait t impos au dfunt en 1898. Le 5 dcembre, la dpouille mortelle fut transporte Brighton, afin dy tre incinre. Les quelques disciples fidles furent littralement noys dans une foule indiscrte de reporters, de photographes et de curieux. La municipalit de Brighton prvint les organisateurs quelle ne sopposerait pas, tout en les dsapprouvant, aux rites non-chrtiens qui pourraient tre excuts, lexception dun seul : danser nu autour du cercueil. Les disciples protestrent quils nen avaient jamais eu lintention, quils taient les victimes de journalistes imaginatifs. La bire fut place dans le chur dun oratoire attenant au four crmatoire. Malgr lhiver rigoureux, elle disparaissait sous des gerbes de roses rouges. Dans la nef, rgnait une vritable cohue. Malgr les protestations des amis du dfunt, les badauds ricanaient et sinterpellaient. Il tait manifeste quune bagarre risquait dclater au moindre incident. Soudain, au moment o la tension nerveuse atteignait son paroxysme, un disciple se leva et, dun geste autoritaire, exigea le silence. On lui obit, car on reconnut le romancier Louis Marlow [1]. Dune voix profonde, bien timbre, une voix de tragdien, Marlow rcita le chef-duvre potique du mort, cet Hymne Pan [2], qui commence ainsi : Frissonne sous la volupt joyeuse de la lumire, 0 homme ! Homme moi ! Viens, surgissant de la nuit de Pan, Io Pan ! Io Pan ! A travers les mers, viens de Sicile et dArcadie !1 De son vrai nom Louis Wilkinson. 2 Hymn to Pan ; The Argus Book Shop 1917. 11

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Tel Bacchus, vagabondant avec ta garde de faunes, De panthres, de nymphes et de satyres, Sur un ne dun blanc de lait. A travers les mers, viens moi, moi, Viens avec Apollon en robe nuptiale (Berger et sorcire) Viens avec Artmis, chausse de soie, Et lave ta cuisse blanche, dieu splendide, A la lune des bois, sur le mont de marbre, Dans leau creuse et neuve de la source ambre... Un tmoin, John Symonds, crit : Je crus voir dans un coin sombre, Crowley, cornu comme Pan, qui nous regardait en ricanant. Aprs un court silence, Marlow lut lode The Skip, dont voici le dbut : Je suis celui qui est la flamme Cache dans larche sainte. Je suis le nom qui na pas t prononc Dans ltincelle qui na pas t engendre. Je suis celui qui va toujours, tant moi-mme la Voie, la Voie Connue et que pourtant aucun mortel ne connat, Dsigne et que pourtant aucun mortel ne dsigne. Moi, lenfant de la nuit et du jour, Je suis Amour et je suis Vrit. Je suis le Verbe crateur, Je suis lauteur de lUnivers, Personne, si ce nest moi, Na jamais peru, dans lEmpyre. Lcho de la plectre du premier des pans ! Je suis lEternel Ail et immacul, le rameau en fleurs Dans la fontaine du Soleil, Vrai Dieu de vrai Dieu... Puis un autre disciple psalmodia quelques versets du Livre de la Loi [1]. Certains passages taient si obscnes que lassistance recommena de sagiter. Alors, sur un signe de lordonnateur, les undertakers firent leur office et la dpouille mortelle dAleister Crowley fut, selon sa propre volont livre au Feu. Cette crmonie paenne suscita, bien entendu, des commentaires passionns. Toute la presse britannique en rendit compte. Un journal de Brighton rsuma lopinion gnrale : Cette mascarade a profan un lieu sacr . Le conseiller J.C. Sherrott sindigna : Cest tout un crmonial de magie noire qui a t clbr. Et les regalia qui ont t d1 The Book of the Law ; Privately issued by the O.T.O. London-1938. 12

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poss dans le cercueil offensent la majest royale... Le Lord-Chief of Justice [1] pronona cette oraison funbre : Aleister Crowley tait le personnage le plus immonde et le plus pervers du Royaume-Uni. Mais cette opinion fut contredite maintes fois. ... Paul Gauguin et Aleister Crowley staient rencontrs Paris, aux environs de 1900. Do une rciproque estime. Dans sa correspondance, Gauguin parle avec admiration de son ami anglais, et Crowley a plac le nom du peintre dans la Collecte de sa messe gnostique par ce mandement :

Moi, Baphomet 666 en vertu de mon pouvoir et de mon autorit, ordonne linscription du nom de PAUL GAUGUIN parmi les saints mmorables cits la Messe Gnostique. Baphomet XIe O.T.O. I.I. et O.B. [2]Somerset Maugham avait t aussi le compagnon de Crowley Montparnasse. Il en a mme fait le hros de son roman Le Magicien. Il le dcrit avec curiosit et voit en lui Le Cagliostro de notre poque . Un autre ami des beaux soirs du Dme et de la Rotonde, W.S. Gilbert, attesta : Il tait le plus courageux des hommes qui vivaient alors en France. Je le dis bien haut ! Et le critique Hayer Preston, rendant hommage son talent potique, le compare Arthur Rimbaud : Crowley, comme Rimbaud, voulut obtenir des pouvoirs surnaturels grce la posie. Quand linspiration labandonna, il attendit les mmes rsultats de la magie crmonielle. Voyons maintenant quelle fut lopinion dun savant thologien : Dom Alos Mager, o.s.b., doyen de la facult de thologie de Salzbourg, rappelle que Crowley avait proclam : Avant que Hitler fut, Je suis ! et lminent bndictin, qui voit en Crowley le plus grand des satanistes contemporains, affirme : Avant de disparatre de ce monde, ce sorcier septuagnaire maudit son mdecin qui lui refusait, juste titre, de la morphine, parce quil la distribuait des jeunes gens. Puisque je dois mourir sans morphine cause de vous, vous mourrez aussitt aprs moi ! . Ce qui advint [3]. Robert Amadou est, incontestablement, la plus haute autorit de la Mtapsychie contemporaine. Or, il est formel :1 Prsident du tribunal du Banc du Roi. 2 Ecclesioe gnosticoe catholicoe canon missae, vel Liber XV. (s.l. ad.) 3 Satan, recueil dit par la revue des Etudes Carmlitaines. 13

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Un seul homme, notre sens, osa prsenter sous une forme conceptuelle et revendiquer lattitude magique fondamentale. Cet homme est le plus grand, le plus inquitant et, peut-tre, le seul magicien du XXe sicle occidental : Aleister Crowley [1]. * * * En revanche, des rapports du service britannique de contre-espionnage lavaient fich : Agent assez maladroit, toujours court dargent, dune moralit corrompue. A nutiliser quen prenant de trs grandes prcautions . Voil qui est plus trange encore : Crowley, en 1940, envoya Winston Churchill un talisman pour faire cesser le blitz . Il affirma en toute simplicit : Cest moi qui, en ralit, ai gagn la guerre. De mme quil proclamait : Il y a plus de gnie potique dans mon petit doigt quil ny en avait dans toute la personne de Shelley. Celui qui affirmait tre lincarnation de la Bte de lApocalypse, qui signait Perdurabo, ou The Great Beast, ou Mega Therion, ou 666 [2], ou Baphomet IXe [3], stait ainsi dfini : Je suis une toile dans lespace, unique et existant par elle-mme, une essence individuelle, incorruptible. Je suis aussi une me. Je suis identique avec tout et avec rien. Je suis en tout et tout est en moi... Je suis un Dieu, un vrai Dieu de Vrai Dieu. Je vais sur ma voie pour raliser ma volont. Je fais de la matire et du mouvement le miroir de ma conscience. ...Je suis omniscient, car rien nexiste pour moi. moins que je ne le connaisse. Je suis omnipotent, car rien nexiste l o je ne suis pas, moi qui modle lEspace comme une condition de la conscience de moi-mme, qui suis le centre de tout... Je suis le Tout, car tout ce qui existe pour moi est une expression ncessaire dans la pense de quelque tendance de ma nature, et toutes les penses sont seulement les lettres de mon Nom... Aprs sa mort, le nombre des disciples de The Great Beast ne fit que de crotre, comme en tmoigne cette dclaration de Sir Henry Price, secrtaire perptuel du Council for Psychical Investigation de Londres, date du 30 mars 1948 [4] Dans tous les quartiers de Londres, des centaines dhommes et de femmes, dexcellente formation intellectuelle, de conditions sociales leves, adorent le Diable et lui rendent un culte permanent. La magie noire, la sorcellerie, lvocation diabolique, ces trois formes de superstition mdivale sont pratiques aujourdhui Londres sur une chelle et avec une libert dallure inconcevables au Moyen-Age... [5].1 2 3 4 5 Le Crapouillot. numro spcial sur lAmour et la Magie. Apocalypse de Saint-Jean X11-18. Cf. Serge Marcotoune : La science secrte des initis. pages 130-137. Satan... cf. note 6. Cf. Figaro du 31 octobre 1959 et du 8 dcembre 1963. Londres, 30 octobre. Vingt-six sorcires clbreront secrtement dans la nuit de demain, veille de la Toussaint, le sabbat dans la lande de Keswick. (Cumberland) et dans celle de SaintAlbans. (Hertfordshire), a dclar le Rvrend mthodiste Brian Soper, exorciseur notoire qui, dit-il, a t invit lui-mme au sabbat de Keswick. 14

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Quelle conclusion faut-il tirer de ces jugements contradictoires et passionns Cache sous tant de masques, quelle fut, en vrit, la personnalit profonde de Crowley ? Que subsiste-t-il dauthentique, de sincre, quand on arrache les dfroques de The Great Beast et de Frater Perdurabo ? Cest ce que nous allons tenter de dcouvrir impartialement. Et dabord, en voquant son enfance. Si (selon la formule clbre) lEnfant est le pre de lAdulte, commenons donc par interroger le petit Alexandre, fils unique et lgitime dEdward Crowley et dEmily-Bertha Bishop [1]. Il naquit le 12 octobre 1875, Leamington, cit des environs de Manchester, dune LAngleterre renferme de nombreux magiciens et on y clbre la messe noire, a-t-il dit, mais il ny a plus que deux vritables communauts de sorcires, de treize membres chacune. Ce sont les dernires adeptes dun culte maudit, remontant lge du Fer. Les sorcires, a-t-il dclar, dansent lintrieur de cercles magiques. Elles ne pratiquent plus des rites antichrtiens et ne dterrent plus les cadavres, ajouta le Rvrend Saper, mais on a la preuve que les sorcires peuvent voler. Les communauts de sorcires anglaises prtendent avoir protg la Grande-Bretagne contre une invasion de Hitler, en 1940, au cours dun convent tenu une nuit sur les falaises de Douvres. Londres, 8 dcembre. La sorcellerie est de nouveau lordre du jour Outre-Manche. La police du Sussex est, en effet, occupe chasser quatre individus surpris en train dofficier une messe noire dans la vieille glise du village de Westham, qui date du 12e sicle. Le carillonneur, Mr. Burstead, se dirigeait hier soir vers lglise o il devait rencontrer quelques confrres des environs invits un de ces concours trs recherchs dans la campagne anglaise, lorsquil saperut quil y avait une lumire dans le beffroi et, sapprochant, il vit quatre individus psalmodiant des litanies paennes et invoquant le diable la lumire des cierges de lautel arrangs en forme de croix au milieu du plancher du sanctuaire. Il alerta immdiatement le vieux vicaire qui se trouvait lcole du village o se tenait une vente de charit pour Nol. Le Rvrend Colhurts, qui est g de soixante-dix-neuf ans, accompagn du capitaine Hayden et de Mr. Pourpre, ses marguilliers, et de plusieurs paroissiens, se rendit sur les lieux. Ainsi quil devait le raconter plus tard, la premire chose quil vit en entrant fut lun des profanateurs crachant sur la croix de lautel, pendant que les autres continuaient chanter dans un charabia incomprhensible. Lorsquil essaya de mettre fin la mascarade, le vicaire fut frapp et une bataille en rgle sengagea entre ses fidles et les hommes du diable qui russirent schapper. Le vicaire qui, en dehors du capitaine Hayden, fut le plus molest, dclara par la suite : Je suis certain quils appartiennent la mme bande que ceux qui ont profan des glises et des cimetires du Somerset, o certains mirent le feu aux glises et dautres allrent jusqu ouvrir une tombe. Les incidents du Somerset ont t dailleurs rcemment voqus la Commune o le dput de la circonscription avait demand au ministre de lIntrieur de mettre la Sorcellerie hors-la-loi. Mais le ministre se refusa rintroduire des lois auxquelles on avait renonc au cours du sicle dernier, arguant que ce serait faire un pas en arrire et que les lois en vigueur sont suffisantes pour le maintien de lordre. La sorcellerie continue tre pratique sur une large chelle dans les Iles britanniques. 1 Cest plus tard. ( Cambridge) quil traduisit son prnom en galique et se fit donc appeler Aleister. 15

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famille dvote riche et honore. Ce fut mme ce milieu familial qui dcida jamais de son destin... en le rendant trs malheureux, puis rvolt et haineux. Depuis plusieurs gnrations, les Crowley et les Bishop appartenaient la secte des Frres de Plymouth (Plymouth Brethern) quon nomme aussi, du patronyme de son fondateur, les Darbystes. De toutes les dnominations puritaines, celle-ci est certainement la plus austre. Cette communaut des saints tient en abomination non seulement lEglise romaine mais la High Church et la plupart des autres glises protestantes. Elle les englobe dans la dnomination de Synagogue de Satan [1]. Brasseur, Edward Crowley tait fort riche. Il consacrait une part de sa fortune des tournes dvanglisation et emmenait souvent son fils unique avec lui, afin de le prparer sa succession missionnaire. Lenfant entendait son pre qui tonnait contre le Sicle et qui vouait la plupart des chrtiens aux maldictions divines. A la maison, Alexandre ne trouvait ni caresses ni jouets. Sa mre tait encore plus austre que son mari ; elle tenait Nol pour une abomination paenne et la seule lecture quelle permt son enfant tait la Bible. Dailleurs, lors de la prire en commun qui runissait chaque soir les Crowley, leurs domestiques et leurs employs, on lisait haute voix quelques chapitres du Volume de la Loi Sacre. Dj secrtement rvolt, Alexandre retenait surtout les passages sanglants de lhistoire juive : le massacre des Sichmites [2], le crime rituel de Phineas [3], les combats meurtriers de Gdon [4], de Samson [5], de David [6], etc... Et il tait littralement fascin par la Vision de Saint Jean. Edward Crowley avait une prdilection marque pour lApocalypse. Dans sa vive imagination, Alexandre voyait apparatre la Grande Bte Sept Ttes et Dix Cornes, et il faisait des prires pour que tous les Darbystes disparussent sans attendre le Jugement, dans le lac de soufre. Il voquait dj le mystre du Nombre de la Bte : 666. Par sa mre, un sang irlandais circulait dans ses veines. Celte, il tait rveur, tendre, imaginatif, Plus quaucun autre enfant, il et souhait la chaleur du sein. Aussi prit-il en haine cette mre qui ne lavait jamais embrass et que, plus tard, il qualifia de brainless bigot . Pour chapper cette atmosphre touffante, Alexandre, ds lge de dix ans, crivait de courts pomes. Il avait douze ans quand son pre mourut (aprs de terribles souffrances) dun cancer la langue, cette langue qui navait jamais profr aucun blasphme et qui avait constamment proclam la Sainte Vrit. Les penses sacrilges de lorphelin en furent confirmes. Pour mater une nature quelle jugeait perverse, Mrs Crowley mit son fils en pension. Bien entendu, dans des tablissements dirigs par des Frres de Plymouth. De ces sjours aux internats de Malvern et de Tonbridge, Alexandre garda toute sa vie un souvenir horrifi. Ds quil sadonna la magie crmonielle, il malficia constamment un certain Champney qui stait dvotement acharn contre lenfant rvolt et pervers .1 2 3 4 5 6 Cf. Encyclopdie des sciences religieuses, de F. Lichtenberger Paris-1877-1882) Jug. IX-41. Nom. XXV-7, 11. Jug. VI. Jug. XIII-XIV-XV-XVI. I. Sam. -2-Sam. 16

chapitre iiMalgr leur intransigeance, les Darbystes nen taient pas moins de bons pdagogues. Quand, lautomne 1895, Alexandre prit ses inscriptions au Trinity College de Cambridge, il avait fait, comme on disait alors, de srieuses humanits. Mais, plus que de son bagage de latiniste et de mathmaticien, il tait fier de la rputation dalpiniste quil avait mrite aprs daudacieuses escalades des Monts Campbell, en Ecosse. Passer du sinistre pensionnat de Tonbridge aux frondaisons de Cambridge, ctait chapper lEnfer pour dcouvrir le Paradis. Lavenir souriait ladolescent athltique, haut de six pieds, dont les traits rguliers taient clairs par un regard profond. Il naurait tenu qu lui de tourner tous les curs aprs soi, mais une fcheuse exprience, courue pendant un court sjour Glascow, lloigna des filles dEve [1]. Sa mre venait de mourir. Alexandre tait la tte dun hritage considrable, au moins quarante-cinq mille guines, et la brasserie de Leamington lui versait de confortables dividendes. De quoi mener une existence de dandy et se constituer une petite cour dadmirateurs. Dlaissant les tudes rgulires, Alexandre devient Aleister pour signer son premier recueil de pomes, Aceldama [2], que quelques esthtes signalent avec loges. On le compara Swinburne et Baudelaire. Plus tard, on tablira un parallle entre ce recueil et la Saison en Enfer de Rimbaud. Aleister voyage beaucoup. Il visite la France, la Sude, la Russie. Ce sont les premires tapes dune vie errante quil continuera jusqu la vieillesse. En t 1898, il passe ses vacances dans le Valais. Le mme amour des cimes le rapproche dun de ses compatriotes, Julian C. Baker. Au hasard des escalades, on change des confidences. Voil le bachelor de Cambridge qui senflamme ! Depuis plusieurs annes, lOccultisme lattire ; il a mme t en correspondance avec le rosicrucien Waitte [3]. Il affirme quune nuit, Stockholm, il a eu un rve prmonitoire. Devant un tel prdestin, Julian Baker livre quelques secrets du Grand Art il dresse lhoroscope du nophyte et, dcouvrant Soleil, Mercure, Jupiter et Vnus groups en Maison IV, la Lune en Maison IX il proclame : Vous tes, incontestablement, un fils dHerms, un Amant de la Licorne. Vous tes appel aux plus hautes destines sotriques.1 I caught the clap from a whore of Glascow, crit A.C. dans une lettre. 2 Aceldama, a philosophical poem by a gentleman of the University of Cambridge Privately printed. (Lond. 1898) 3 The real history of the Rosicrucians, by Arthur-Edward Waitte. (Lond. 1882) 17

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Ce que le pote dcadent ne demande qu croire. Son destin sen trouve engag jamais. On rentre en Angleterre. Julian prsente Aleister George Cecil Jones [1]. Tous deux ressentent une mutuelle et profonde sympathie. Le 18 novembre 1898, Crowley est initi aux secrets et mystres de The Order of the Golden Dawn of the Outer (lOrdre de lAube dOr lExtrieur), (la G.D. pour les initis) dont lImperator est S.L. Mathers [2], lui-mme haut dignitaire du trs mystrieux et trs puissant O.T.O. (Ordo Templi Orientis). Le nouvel initi reoit le nomen mysticum de Perdurabo et les instructions secrtes du premier grade de la G.D. : Oo O. Lhoroscope navait pas menti : Brother Perdurabo se rvla merveilleusement dou. En quelques mois, il gravit les degrs de lchelle initiatique il fut promu Adeptus minor, ds lhiver 1899. * * * Quels taient les objectifs de The Golden Dawn ? Selon un manifeste qui tait remis aux personnes susceptibles dtre admises dans lOrdre : La Golden Dawn est une socit doccultisme tudiant la plus haute magie pratique... les femmes y sont admises au mme titre que les hommes. Mais chacun sengage, sous serment, garder secret lenseignement communiqu. Un autre document spcifie : Cette socit tudie la Tradition occidentale. Des connaissances pratiques sont le privilge des plus hauts initis qui les tiennent secrtes. Il semble bien que la Golden Dawn fut, en quelque sorte, le cercle intrieur de la Societas Rosicruciana in Anglia (S.R.I.A.) qui avait t cre au XVIIe sicle par Elias Ashmole [3], un des fondateurs de la Royal Society, analogue notre Acadmie des Sciences. La Societas Rosicruciana avait compt, au dbut du XIXe sicle, parmi ses Imperatores, lcrivain Bulwer Lytton qui en condensa lenseignement dans son roman clef Zanoni [4]. Une union troite semble avoir exist cette poque entre les Rose-croix anglais et les Rosecroix allemands. Vers 1890, trois des dirigeants de la S.R.I.A. fondrent lordre hermtique de la Golden Dawn in Outer : William Woodmann, Samuel Liddell Mathers et Wyhn Westcott. Par une voie mystrieuse, ils reurent communication de manuscrits crits en caractres hnochiens , sorte de stnographie mystique que des esprits auraient enseigne John Dee [5], lastrologue de la Grande Elizabeth. Ces documents magiques leur permirent dentrer en communication avec une Berlinoise, Frau Anna Sprengel, qui se rvla tre une Adepte. Une correspondance suivie tablit la chane dunion avec une branche allemande de la Rose-croix dOr. Les trois initis britanniques reurent alors une charte leur1 2 3 4 5 In ordinem. (O.T.O.) Brother Volo Noscere. Samuel Liddell Mathers, alias Mac Gregor. Cf. Histoire des Rose-Croix, par Paul Arnold. (Paris-1955), p. 240 et suivantes... Zanoni, par Edward Bulwer Lytton, traduit par Alexander Labzine. (Paris-1963) Cf. LAnge la fentre dOccident, par Gustav Meyrinck. traduit par Saint-Helme. (Paris-1963) 18

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accordant pouvoir ddifier le temple mystique Urania III (17 Fitzroy street, Londres). Comme Woodman, Mathers et Westcott taient connus des milieux occultistes anglais, la Golden Dawn prit rapidement une grande extension et ses affilis se recrutrent surtout parmi les intellectuels. Alors que tant doccultistes franais sont de doux farfelus, leurs confrres britanniques tiennent la Haute Science en profonde vnration. Ils y consacrent leur vie, leur fortune, et nhsitent pas dfendre leurs mystres par tous les moyens, mme les plus radicaux. Comme presque toutes les socits secrtes, la Golden Dawn est tablie selon une hirarchie prcise. Voici les divers grades que laffili doit franchir avant darriver lAdeptat suprme [1] : Premier Temple : Neophytus, Zelator, Theoricus, Praticus, Philosophus. Deuxime Temple : (Le Portail) Adeptus minor, Adeptus major, Adeptus exemptus. Troisime Temple : Magister Templi, Magus, Ipsissimus. Peut-tre existe-t-il un ultime grade rigoureusement secret, dont le rituel, au lieu dtre crit, nest transmis que de bouche oreille ? On pratique deux sortes de crmonies initiatiques : celles qui se droulent collectivement dans des temples consacrs cet effet et celles que chaque affili doit clbrer chez lui, dans un oratoire, en son particulier. De nombreux temples ont disparu. Dautres nont jamais t connus des profanes. Signalons donc seulement ceux de Bristol, Bradford, Zimbourg on en signale deux Londres. Le premier, comme nous venons de le dire, Fitzroy Street, lautre Great Queen Street. La Golden Dawn ne tarda pas franchir la Manche. Il y eut, au moins un temple Paris : 87, avenue Mozart. Il tait plac sous la haute autorit de lpouse de lImperator et se nommait Athanor. Lambiance de la Golden Dawn ne pouvait que plaire un intellectuel davant-garde comme le pote Crowley. Tout de suite il se sentit attir par un frre, un pote, de renomme mondiale, William Butler Yeats [2], fondateur de lcole galique, futur prix Nobel. Puis les deux crivains se brouillrent, tant aussi orgueilleux lun que lautre. Plus durable fut lamiti dAleister Crowley avec Allan Bennett, curieux personnage, dont le no-men mysticum tait Iehi Aour. Cet cossais, dune prodigieuse rudition, vivait misrablement dans un slum. Crowley, qui habitait alors un luxueux appartement Londres, le dcida vivre avec lui. Il lhbergea dans une belle chambre, le chargea de constituer sa bibliothque et partagea avec lui son oratoire particulier. En 1900, Bennett partit pour Ceylan, puis pour la Birmanie. Converti au bouddhisme, il devint le bikkhou Ananda Metteya. Quelques annes plus tard il revint en Occident pour fonder une mission bouddhiste Londres [3]. Lhte de Crowley tait dune sant fragile. Il tait sujet des crises dasthme que le climat de Londres aggravait. Sous prtexte de calmer ses malaises, il usait de stupfiants.1 La Tour Saint-Jacques, op. cit. 2 Cf. Littrature anglaise, par Adrien Maisonneuve : Le XXe sicle . Histoire des littratures , La Pliade. Tome II. 3 Looking back on thirty years of buddhism in England, by Christmas Humphreys. (Sagon-1959) 19

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En ralit, il demandait lopium de laider russir certaines expriences psychiques. Comme il avait une grande influence sur son hte, celui-ci ne tarda pas limiter ; do une toxicomanie chronique et polymorphe : opium, morphine, hrone, cocane. A mesure que les annes passrent, Crowley fut contraint daugmenter les doses... ce qui ne lempcha pas datteindre un ge avanc ! Au cours dun voyage en Extrme-Orient, The Great Beast rencontra de nouveau le moine bouddhiste. Ils conversrent longuement, mais rien ne transpira de ces entretiens... hlas ! Parmi dautres adhrents la Golden Dawn, citons lactrice Florence Farr, lamie de Bernard Shaw. Aussi un savant universellement connu Sir Gerard Kelly, prsident de la Royal Academy. Bram Stoker, lauteur de Dracula, Et Sam Rohmer, dont les romans policiers sont teints de mystre. Un des initis les plus singuliers fut Arthur Machen. Arthur Machen est un crivain de gnie auquel, tardivement, on commence seulement rendre hommage. Son chefduvre, Le Grand Dieu Pan [1] fut traduit par Paul-Jean Toulet et inspira manifestement Crowley pour son Hymne Pan. Parmi les adeptes de la Golden Dawn, il faut rserver une place particulire lImperator, Samuel Liddell Mathers. Personnage nigmatique. On ne sait mme pas son nom vritable. Il se fit appeler aussi Mac Gregor et comte de Glenstrae, et se disait du sang des Stuarts. Ctait un homme pesant, autoritaire, dun vaste savoir, et dou de pouvoirs magntiques. Il avait pous Mona Bergson, la sur du grand philosophe, et Ren Gunon voit une certaine ressemblance entre LImagination cratrice et la cosmologie de la Golden Dawn. Mathers eut pour amie, puis pour irrconciliable ennemie, une fille naturelle de Lola Monts et du roi Louis Ier de Bavire. Elle stait marie quatre fois et avait t trois fois veuve : lpoux survivant se nommait Dutton Jackson. Son nomen mysticum tait Horus. En 1901, elle fut condamne pour dtournement de mineure. LImperator partageait son temps entre Londres et Paris. L, il tudiait les manuscrits hermtiques que recle la Bibliothque de lArsenal. On lui doit une remarquable traduction commente dune somme magique : Le livre dAbramelin le Sage, dont voici le titre exact : La Magie Sacre que Dieu donna Mose, Aaron, David, Salomon et dautres saints patriarches et prophtes et qui enseigne la vraie Sapience Divine laisse par Abraham, fils de Simon, son fils Lamech ; traduite de lhbreu, Venise, en 1458 [2]. Ce copieux ouvrage contient, dans un apparent dsordre, des formules de thurgie, des recettes de magie pratique et un manuel trs prcis de magie crmonielle. Dans son Dogme et rituel de haute magie Eliphas Levi sen est copieusement inspir [3]. La Monade Hiroglyphique [4], de John Dee [5], le Livre dAbramelin sont les deux sour1 2 3 4 5 Rdition Emile Paul 1963, avec une prface dHenri Martineau. Cf. notre bibliographie. Dogme et rituel de haute magie, par Eliphas Lvi. (Paris-1856) Esotrisme de Shakespeare, par Paul Arnold. (Paris-1959) La monade hiroglyphique de John Dee, traduit du latin par Grillot de Givry. (Paris-1925) 20

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ces essentielles des rituels de la Golden Dawn. Mac Gregor faisait peser sur lOrdre une autorit ttillonne. Il ne tolrait ni discussion ni ngligence. A la moindre dsobissance, il rpondait par une exclusion. Lui seul rglait lavancement initiatique des affilis. Sur cette terre, moi seul dispose des Clefs... Mais il reconnaissait que, au del de cette terre , il existait des Suprieurs Inconnus, des Frres Ans, dont il ne parlait quavec crainte et tremblement. Ctait ( len croire) Eux qui prsidaient aux destines de lOrdre et il ntait que leur obissant mandataire. Il crivit Aleister Crowley : ...Je ne sais mme pas leurs noms terrestres et je les connais seulement par quelques devises secrtes et je ne les ai vus que trs rarement dans un corps physique, et dans ces rares cas, le rendez-vous fut pris dans lAstral par eux... Mes rapports avec eux mont prouv combien il tait difficile un tre humain, si avanc soit-il en occultisme, de supporter leur prsence... ...Je me sentais en contact avec une force si terrible que je ne puis que la comparer leffet ressenti par quelquun se trouvant prs dun clair durant un violent orage... Hallucination ? Auto-suggestion ? Mensonge ?... ou ralit ?... Je crois quune seule de ces hypothses est carter. Comme Aleister Crowley, comme tous les autres initis, lImperator tait, est resta toujours, imperturbablement sincre. Ainsi, un savant dune renomme mondiale comme Sir Gerald Kelly (mme aprs stre spar avec clat de la Golden Dawn comme dun autre groupe dirig par Crowley) ne mit jamais en doute la ralit des phnomnes quil avait vus ou subis.

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chapitre iiiNous avons vu que chaque initi la Golden Dawn devait fonder et consacrer chez lui un oratoire particulier pour y clbrer certains rites quotidiens. Voici, selon une Instruction de Crowley lui-mme, les directives relatives ce templum [1] : Liniti doit disposer dune demeure o il ne sera ni observ ni gn. Dans cette demeure, il rservera une place pour le templum. Celui-ci aura au Nord une fentre donnant sur une terrasse, lextrmit de laquelle on difiera une loge, analogue celle du grade de Matre des francs-ma- ons [2]. Lofficiant disposera dune robe de lin blanc, dune couronne, dune baguette, dun autel, de lencens, de lhuile sacramentelle et dun pectoral dargent natif. Tous ces objets ayant t consacrs selon les instructions du Livre dAbramelin. La terrasse sera recouverte de sable fin, spcialement consacr. LOprateur sastreint une chastet complte, lisolement et au silence, durant quatre mois. Il rduit sa nourriture, et sa boisson, au strict minimum. Il consacre aux rites et aux crmonies prescrites par son instructeur le plus clair de son temps. Il se tient en communication avec les influx astraux. Il passe les deux premiers mois dans une extase ininterrompue, vitant tout contact avec les profanes. A la fin de ces deux mois, il accomplit la Grande Conjuration ; alors son Ange Gardien lui apparat dans sa gloire. Un signe apparatra sur le pectoral. Pralablement, le Magiste aura trac, selon lArt Royal, un cercle magique o il senfermera pour supporter, sans tre embras, la prsence radiante de lEntit. Il obtiendra de son Ange pouvoir pour soumettre sa puissance les Quatre Archontes des points cardinaux... Afin de raliser lOpus magorum, Aleister Crowley, en 1898, acquit un beau domaine en cosse, prs du Loch Ness : cet antique manoir, ayant appartenu au clan des Mac Gregor, se nommait Boleskine. Le nouveau propritaire le meubla richement et stant, dit-il, appropri lgrgore [3] des anciens propritaires, porta le tartan leurs couleurs, engagea un joueur de bag-pipe et prit le titre de Lord Boleskine.1 Ou pastos . 2 Cf. Symbolique maonnique, par Jules Boucher. (Paris-1951) 3 Cf. La science secrte des initis, par Serge Marcotoune. (Paris-s.d.) 23

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La prparation des objets sacrs, comme ltablissement du templum et de la lodge. lui demandrent beaucoup de temps. Dautre part, il reprenait got lalpinisme et faisait de longues excursions dans les Highlands. Il blouissait par ses dpenses somptuaires les cossais, volontiers parcimonieux. Les guines fondaient, le temps passait. Des phnomnes inexplicables clataient dans Boleskine apparitions, craquements de meubles, crises dmentielles des domestiques... Au lieu den tre pouvant, Perdurabo y voyait confirmation des ralits magiques et sancrait dans sa vocation tnbreuse. Il semble bien que la Grande Opration sacheva dans les premiers mois de 19oo. Aleister Crowley resta trs discret sur les rsultats obtenus. Entra-t-il en rapports astraux avec lAnge et les Archontes ? Nous nen saurons jamais rien. Un appel angoiss de lImperator larracha aux solitudes de Boleskine. LOrdre tait en pril ! Woodman et Westcott taient morts, et Mathers ne les avait pas remplacs. Il rgnait en despote. Dans cette ambiance dintoxiqus, dinvertis, dhyper-nerveux, la rvolte tait fatale. Elle clata linstigation de Butler Yeats. Se groupaient autour de lui tous ceux quinquitaient les tendances paennes, anti-chrtiennes de Perdurabo et de Samuel Mac Gregor. Les initis des grades infrieurs souponnaient les chefs de lOrdre de se livrer la magie noire, sexuelle... A Londres, Perdurabo reut de lImperator pleins pouvoirs inquisitoriaux. Incontinent, il agit. Pntrant subitement dans le temple Urania III, il interrompit une crmonie que dirigeait Yeats. Celui-ci protesta avec aigreur ; le ton monta trs vite... Bagarre ! Aprs cet incident, la Golden Dawn se scinda en deux groupes. Lun tendance galique et chrtienne suivit Yeats. Lautre resta fidle Mac Gregor et Aleister Crowley. Bientt, cependant, Perdurabo se spara de la Golden Dawn et fonda son propre ordre magique, rsolument paen et magicosexuel, lAstrum Argentinum, ou en abrviation, lA.A. Comme il arrive si souvent dans les conventicules initiatiques, la Golden Dawn continua de smietter. Elle donna naissance Inner Light, dirige par Dion Fortune (la romancire Violet Firth), Alpha Omga, dirig par Sub Spe (le romancier Brodie Innes) et, fait plus curieux, un ordre de gurisseurs chrtiens, celui de Saint-Raphal. qui entra bientt dans le sein de lEglise anglicane aprs avoir limin tous ses lments magiques [1]. De ces schismes, hrsies, apostasies, Aleister Crowley garda un enseignement : viter le plus possible tout contact personnel entre initis. Ceux-ci doivent connatre le GrandMatre, et lui seul. Si, parfois, il est absolument indispensable quils se rencontrent dans un templum, que ce soit masqus et sans savoir leurs noms profanes. * * * Ensuite, commena pour Aleister Crowley une vie errante o il cueillit, de continents en continents, des initiations et des matresses. A Mexico, un mage, Don jsus Medina, le fit participer ladoration du Serpent Plumes dans les ruines dun temple aztque. A1 Le Thosophisme, histoire dune pseudo-religion, par Ren Gunon. (Paris-1922) 24

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San-Francisco, il commena dcrire un grand pome, Orpheus [1], quil nacheva jamais. Une dception amoureuse inspira un recueil de sonnets, Alice, que daucuns tiennent pour sa meilleure uvre littraire. A Ceylan, il retrouva Allan Bennett qui le prsenta son Matre, Ramanathanan, qui tudiait les points de ressemblance entre le Christianisme et le Bouddhisme. Or, Perdurabo hassait autant Jsus que Cakya-Mouni. Il nempche que ce fut Ceylan quil apprit la technique secrte dun yoga qui le conduisit aux suprmes ralisations. Il atteignit cette extase supra-individuelle que les Indiens nomment Dhyana et les Zen du Japon Satori [2]. Pntrant dans la pninsule indienne, il fut admis au temple shivate de Madura o, jusqualors, aucun Occidental navait t autoris pntrer. Il y sjourna durant plusieurs mois. Sous la direction de deux gourous, Shri Agmaya Parahamsa et Brima Sen Pratab, il fut conduit dans la Voie de la Main Gauche, cest--dire de la magie rotique [3]. Voie redoutable qui peut conduire limprudent la folie, au suicide, la mort subite. Peradurabo en sortit vivant, mais non indemne. Sa nervosit prit, partir de ces expriences, un caractre nettement pathologique. Il souffrit dasthme, dinsomnies et de crises pileptiques que labus des stupfiants et toutes sortes de dsordres sexuels ne firent que daggraver. Il passa ensuite par la Birmanie o Allan Bennett lavait prcd. Celui-ci, sous le nom dAnanda Matteya, vivait en ermite dans le monastre de Sayadow Kyoung,. Bientt il acquit la rputation dtre un arhat, un saint thaumaturge. Cest Rangoon que Crowley retrouva, tout fait par hasard, un ancien compagnon de corde des Alpes suisses : le juif allemand Oscar Eckenstein qui prparait une expdition pour escalader une des plus hautes cimes de lHimalaya, le Chego-Ri ou K.2. Ce projet grandiose enthousiasma Crowley qui mit une somme importante la disposition des himalayistes . Malgr sa mauvaise sant, il se joignit lquipe compos, outre Eckenstein, de Guy Knowless, jeune britannique de vingt-deux ans, et de deux Autrichiens, H. Pfannel et W. Wessely. Le 28 avril 1902, lexpdition partit de Srinagard. Le caractre difficile de Crowley ne simplifiait pas les rapports humains. Pourtant, le 8 juin, les explorateurs (seconds par vingt sherpas) atteignaient le glacier de Baltoro, douze mille pieds daltitude. On y installa un camp de base. Puis, au prix des plus grandes difficults, on atteignit la cte de vingt mille pieds. Mais le temps menaait et il fallut renoncer atteindre le sommet de K.2. Lexpdition se soldait par un demi-chec. Il nempche que Crowley et ses compagnons battaient de deux cents pieds le record dune expdition mene quelques annes plus tt, dans le mme secteur himalayen, par le duc des Abruzzes. Anticipons sur la chronologie pour rappeler que, en t 1905, Crowley prit la direction dune nouvelle escalade himalayenne. Ayant runi sous ses ordres cinq alpinistes europens et une trentaine de sherpas, il voulut vaincre le mont Kancheniunga, haut de 28.150 pieds.1 Orpheus a lyrical legend, two volumes. (Inverness-1905) 2 Cf. Le tir larc, par Eugen Herrigel. (Lyon-s.d.) 3 Cf. Mtaphysique du Sexe, par Julius Evola, traduit par Yvonne Tortat. (Paris-1961) 25

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Lexpdition sacheva tragiquement. Les porteurs se rvoltrent ; les Europens tombrent malades. Fin aot, il fallut battre en retraite avant davoir atteint six mille pieds. Pendant la descente, trois sherpas furent engloutis dans une crevasse et un alpiniste suisse, Alexis Pache, prit dans des circonstances obscures. A Darjeeling, les survivants portrent plainte contre Aleister Crowley quils accusrent dimprvoyance et de meurtre par imprudence. Il tait seul avec Pache quand celuici mourut. Faute de tmoignages irrfutables, laffaire fut classe. Jamais plus Crowley ne se risqua dans pareilles aventures.

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chapitre ivAfin de prendre contact personnel avec Mathers-Mac Gregor, Aleister Crowley vint Paris, vers 1900. Gerard Kelly lui offrit lhospitalit dans son atelier de la rue Campagne-Premire. Tout de suite, Perdurabo y respira latmosphre qui lui convenait. Il prolongea son sjour. Quelle opposition entre le climat hypocrite, guind, de lAngleterre victorienne, et la libert, le bon garonnisme des bohmes montparnassiens ! Parmi les originaux et les nombreux fumistes , Aleister Crowley se tailla vite une clatante clbrit. Dabord, il roulait sur lor et commanditait largement les famliques. Ensuite, les modles, les petites amies taient dlicieusement terrorises par sa rputation de sorcier et sa superbe prestance. De nouvelles entrevues avec lImperator de la G.D. furent dcevantes. Crowley et Mathers saccusrent mutuellement de magie noire. Ils se sparrent, brouills mort et ne se rconcilirent jamais. Linit Grard Kelly tait lhabitu dun petit bistrot de la rue dOdessa, le Chat Blanc, qui disparut un peu avant 1939. Il introduisit Aleister Crowley dans ce cnacle o se retrouvaient des personnalits comme Rodin, Marcel Schwob, Marguerite Morno et un mdecin ayant quitt le stthoscope pour le stylo : Somerset Maugham. Rodin avait un pouvoir magntique certain. Dautre part, les sciences occultes lattiraient ; la Porte de lEnfer en tmoigne. Frater Perdurabo apprcia cette force cosmique. Il crivit lintention de son nouvel ami quelques pomes admirables, destins contrepuncter sept dessins du Matre : Rodin in Rime [1] fut traduit par Marcel Schwob ; le tirage en fut limit quelques exemplaires : cest la fois une raret et un chef-duvre typographique. Dans un de ses romans, The Magic, Somerset Maugham voque Aleister Crowley sous la figure dOliver Haddo. Voici un extrait caractristique de cette uvre curieuse, le seul portrait pris sur le vif de The Great Beast : ...Les Haddo habitaient un htel lgant. A lexception de quelques individus tars, ils connaissaient peu dAnglais et paraissaient prfrer la socit dtrangers. Susie [2] les vit souvent en compagnie de Sud-Amricaines endiamantes, de nobles dcavs, de grandes dames trop clbres, de gitons manirs et parfums. Lair lointain de Margaret [3] excitait1 Rodin in Rime, seven lithographs by Clot from the watercolours of August Rodin, with a chaplet of verse. (London-1907) 2 Lhroine du livre. 3 Mrs Crowley du moment. 27

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la curiosit. Susie entendit rpter linsinuation surprise par hasard : des orgies avaient lieu dans un salon de lhtel. Oliver avait la passion du dguisement et il donna un bal costum dont on fit des rcits fabuleux. Il cherchait aussi reproduire certaines crmonies mystiques. On parlait de rites horribles, accomplis au clair de lune dans un jardin. Haddo passait pour possder un pouvoir extraordinaire, et ses propos sur la magie fouettaient limagination fatigue de tous ces viveurs. On allait mme jusqu assurer que des messes noires avaient t clbres chez un prince polonais. Sa vanit amusait ou choquait, mais les gens ne pouvaient sempcher de parler de lui. On dcouvrit bientt son influence sur les animaux et leur terreur inexplicable en sa prsence. Rien de ce quon racontait sur lui ne paraissait trop fort. Des bruits fcheux circulaient aussi. A Vienne, il aurait t chass dun cercle pour avoir trich. Ici, comme Oxford, il passait pour dnuer de scrupules. On lui attribuait aussi des vices odieux, des compromissions scandaleuses... Mais Crowley tait incapable de se fixer en nimporte quel endroit, mme Montparnasse. En t 1903, nous le retrouvons Boleskine. Il commenait de sy ennuyer quand Grard Kelly (retourn lui aussi au Royaume-Uni) linvita dans son domaine de Strathpeffer. Crowley accourt. Kelly vit avec sa mre et sa sur Rose, une veuve joyeuse que son frre veut remarier pour mettre fin une srie de scandales. Aleister et Rose se rencontrent. Coup de foudre, enlvement, mariage immdiat, comme lautorisait alors la coutume cossaise. Fureur de Grard Kelly et de sa mre. Pour chapper lorage, Mr. et Mrs Aleister Crowley senfuient prcipitamment dcosse et gagnent lEgypte, puis Ceylan. A mesure que scoulent les phases de la lune de miel, le coup de tte se transmue en une mutuelle, intense et orageuse passion amoureuse. En lhonneur de Rose, Aleister compose Rosa Mundi [1], admirable pithalame. A la fin de lan 1903, les jeunes maris quittent Colombo et reviennent au Caire. Instruite par Perdurabo, Rose est devenue une excellente mdium. Elle se promne constamment, sans sgarer, dans le Monde Intermdiaire , dans lAstral. Aprs un plerinage aux Pyramides, le dieu Horus lui apparat et lui dicte un mystrieux message qui annonce larrive prochaine de Quelquun . Le couple loue une villa isole dans la banlieue du Caire et le Mage sy livre une vocation crmonielle, selon les rites de la Golden Dawn. Lopration magique russit parfaitement... mais ce nest pas le fils dOsiris qui apparat : se manifeste une entit assyrienne qui dclare se nommer Afass ! Si lon en croit Aleister et Rose, Afass tait parfaitement matrialis . Il avait les apparences dun personnage corporifi et sexprimait mme en anglais avec la vox college . Pourtant il dfendait, sous les plus svres imprcations, quon le toucht. Voici lessentiel de son premier message qui sera suivi de beaucoup dautres : Je me nomme Afass et jai vcu en Chalde sous le rgne dAnour-Abi. Je suis le Suprieur Inconnu de lpoque actuelle. Jai mission de te guider dans lorganisation dun ordre initiatique qui supplantera la Golden Dawn et dont tu seras le chef visible, mais que je dirigerai de lAstral. Tu nauras, dsormais, qu concentrer ta volont pour que je tapparaisse, sans le secours dun crmonial magique. Quand je le jugerai ncessaire, je rpondrai tes questions, pourvu quelles se rapportent au monde occulte.1 Rosa mundi, a poem by H. D. Carr. (London-s.d.). 28

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Afass svanouit comme il tait venu, laissant Aleister frapp de la foudre. Jamais une apparition navait t aussi prcise, un message aussi clair ! De fait (si lon en croit le Mage), Afass ne cessa de hanter lexistence mortelle de son disciple. Un autre prodige eut lieu quelques jours plus tard : par hasard , au cours de recherches effectues au Muse du Caire, Crowley fit la connaissance dun musulman, Soleiman ben Affah, qui lui dit : Tu es celui que jattendais. Et, incontinent, il complta les enseignements secrets dj esquisss par deux Hindous. Il communiqua Crowley les suprmes arcanes de la Voie de la Main Gauche, de la magie sexuelle. Cest depuis ces deux singulires rencontres que le fils du Plymouth Brother sidentifia avec The Great Beast, ou 666 de lApocalypse de Saint Jean. Ainsi fut-il authentiquement, rsolument, un adepte de la Magie Noire. De son ct, Rose devint la Femme Ecarlate, la Babylone du XVIIe chapitre de la Rvlation johannique... et de nombreuses autres Femmes Ecarlates lui succdrent. A lsotrisme de lOrdre du Temple, Aleister Crowley emprunta aussi le titre de Baphomet [1]. Les 8, 9 et 10 avril 1904, Afass (nomm aussi Ayouass) apparut de nouveau. Rose tant entre en transes, il lui dicta The Book of the Law, le Livre de la Loi , qui devint la base de lenseignement occulte de Crowley. Cet trange document fut dit en 1926. Voici sa fiche bibliographique au British Museum AL Liber Legis, The book of Me Law, sub figura XXXI, as delivered by Afass (in Hebrew and Greek) to the Priest of the Princes who is 666. Now issued privately after 22 years of preparation to eleven persons from Lair of the Lion, 1926 pp. 7 of print and 65 photographs of the original MS. Il serait malsant de reproduire certains enseignements inclus dans ce manuel de magie. Le Livre de la Loi marqua indlbilement la personne et la pense de 666. Sa vie navait jamais t citer en modle, mais, dsormais, elle se dissoudra dans la toxicomanie, lerrance, la dbauche, les maladies. Comme sil se fuyait lui-mme, il voyagera en Chine, retournera dans lInde et en Afrique du Sud, il ne trouvera le repos. Il est, littralement, hant. La premire victime de cette possession, -au sens thologique du mot, fut Rose. Elle eut un enfant qui mourut jeune. Alors elle devint dypsomane ; si lon en croit son mari, elle absorba cent cinquante bouteilles de whisky en cinq mois En 1909, divorce. A lautomne 1911, Rose est interne pour dmence alcoolique. La malheureuse meurt quelques annes plus tard dans un asile. La seconde victime fut un disciple mle, le juif allemand Victor B. Neuberg (Brother Omnia Vincam), jeune pote dcadent, oisif et trs riche, qui senticha de Crowley aprs avoir lu certains de ses pomes sotriques. Littralement fascin par The Great Beast, Neuberg devint son souffre-douleur, ou pis encore. Je lai chang en chameau , se plut rpter son matre.1 Les origines templires de la franc-maonnerie, par Paul Naudon. (Paris-1961) 29

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Cest en compagnie de Neuberg-Chameau que Baphomet, en 1908, entreprit une vaste exploration du Sud algrien, dans le dessein avou dy dcouvrir dauthentiques initis la confrrie musulmane secrte des Assaouyias. Il aurait voulu participer leurs rites curants : manger des scorpions, du verre pil et danser sur des charbons ardents. Malgr leurs efforts, Crowley et le Chameau ne parvinrent pas entrer en relations avec ces fanatiques (ou ces simulateurs). Mais, errant derg en erg et doasis en oasis, grugs par leurs guides, ils faillirent prir de soif et de fatigue. Cest en piteux tat quils furent enfin rapatris jusqu Alger par les autorits franaises. Nos Services des Affaires Indignes, les officiers aux burnous bleus , navaient pas t sans sinquiter de ces singuliers voyageurs, un Anglais et un Allemand qui harcelaient les indignes de questions. Une enqute discrte permit dtablir que ce ntait pas la seule recherche de la Vrit occulte qui les guidait. On acquit bientt la certitude quAleister Crowley travaillait pour le compte de lIntelligence Service. Ce qui expliquerait aussi ses perptuels dplacements et ltrange indulgence dont ses pratiques obscnes bnficirent au cur mme de lAngleterre victorienne.

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Chapitre VRevenu en Angleterre, Aleister Crowley lana ses rets sur une jeune et jolie violoniste virtuose, Edith Y... En mme temps, il subjugua une disciple dIsadora Duncan, Mary dEste Sturges, qui appartenait une des plus illustres familles dItalie. Fort de ce double appui, il ralisa enfin le projet qui lui tenait cur depuis sa rupture avec la Golden Dawn : crer et diriger son propre ordre initiatique. Bien que ses finances fussent srieusement obres, il lana la luxueuse revue Equinox, puis installa un templum Londres : Victoria Street. Une vingtaine de disciples fanatiss, surtout des dames dge mr, contriburent la fondation dA... A..., cest--dire de lAstrum Argentinum (ainsi que se qualifiait lordre nouveau) qui tait en liaison avec lOrdre Maonnique de Memphis [1]. Aleister Crowley reut mme du Grand Hiropliante, Thodor Reuss, un diplme de Patriarche Grand Administrateur Gnral (33, 90, 96) de cet Ordre auquel appartenait dj la fondatrice de la Socit Thosophique, Hanna-Pavlovna-Blavatsky [2]. Comme Baphomet se disait aussi prtre des prtres et vque gnostique , il clbra, Victoria Street, des messes gnostiques au titre de Patriarche Universel. A en croire certains assistants, ces crmonies ressemblaient singulirement aux messes noires dites par les suppts de la Voisin et de la Brinvilliers... Mais ce nest peut-tre que pure calomnie ! Le nouvel Imperator avait un sens trs aigu de ce quon nommera plus tard public relations . Il organisa des tenues blanches de lA... A... o Edith joua (avec talent) du violon et o des disciples rcitrent des pomes occultes. Le public se recrutait parmi les habitus de Soho et les membres de la gentry. Le snobisme y ayant une large part, les nophytes afflurent sur les parvis. Mais une tragdie mondiale coupa court, subitement, cet essor : la Guerre ! Lassassinat de larchiduc Franois-Ferdinand trouva Crowley en Suisse. Instruit par lastrologie, ou bien ayant lintuition des ralits diplomatiques, lImperator revint rapidement Londres et se mit la disposition de sa patrie. Officiellement, on refusa ses services : il tait trop marqu de magie noire. Il nempche que, le 24 octobre 1914, Aleis1 Pour tout ce qui concerne les ordres maonniques dits gyptiens , consulter les ouvrages de Marconis de Ngre, des frres Bdarride et plus rcemment de Johanny Bricaud. 2 Consulter sur H.P.B., Le Thosophisme, histoire dune pseudo-religion, par Ren Gunon. (Paris-1922) et aussi Rituels des socits secrtes de Pierre Mariel. (La Colombe-1962) 31

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ter Crowley dbarquait New-York, du Lusitania. Il tait compltement ruin, nayant que cinq guines en poche. Edith laccompagnait. Ils logrent 40 West 36 th Street. La Presse avait t avise de larrive aux U.S.A. du Magicien Noir, de The Great Beast. Crowley se laissa complaisamment interviewer ; de nombreux articles sensation lui furent consacrs. Des curieux, des excits, des dsaxs vinrent le supplier de leur communiquer la Lumire Noire. Il cra donc un templum New-York, qui eut un certain succs. Les autorits de lEtat de New-York le surveillrent de prs mais neurent pas intervenir. Sans doute lmigr avait-il eu la prudence ddulcorer certains rites... Si lon en croit The Great Beast, cest tout fait par hasard quil retrouva, dans un autobus new-yorkais, un de ses anciens camarades duniversit, le pote germano-amricain George Sylvester Vireck quil avait perdu de vue en 1911. Ils eurent de nombreux et discrets entretiens. Par une curieuse concidence, la situation pcuniaire de Crowley se rtablit soudain. George Sylvester Vireck tait un agent secret allemand. Au printemps 1915, Aleister Crowley qui, jusque-l, avait affirm son ascendance cossaise, se dcouvrit de sang irlandais. Dans une revue, The Fatherland, il crivit de furieux articles contre limprialisme britannique et en faveur de lindpendance irlandaise. Il appela aux armes, contre les Allis, tous les enfants de la Verte Erin. Le 3 juillet 1915, il se livra mme une manifestation spectaculaire : accompagn de quelques irrdentistes irlandais, il prit place dans un bateau moteur qui les conduisit dans le port de New-York, au pied mme de la statue de la Libert. Il avait pris soin davertir les journalistes. Il pronona un furieux discours anglophobe, dchira thtralement son passeport britannique et fit ce serment : Je jure de lutter jusqu la dernire goutte de mon sang pour dfendre les liberts de ma patrie lIrlande. Edith accompagna au violon les protestataires qui hurlrent plein gorge lair national dEire : Erin go Bragh. Bien entendu, cet exploit eut dnormes rpercussions. La presse neutraliste lui fit cho. Les journaux partisans de lAngleterre et de la France rpliqurent. Ils dcrivirent la personnalit dAleister Crowley sous un jour des moins flatteurs, le qualifiant dinverti, de sorcier, de toxicomane et pis encore. Comment les catholiques irlandais pouvaientils saccommoder dun pareil dfenseur ? Ntait-ce pas la preuve quils sont des gens inconsquents, quon ne peut pas prendre au srieux ? Exalt par de telles attaques, le nouveau chevalier dIrlande publia dautres articles dans The Fatherland, que certains qualifirent de dlirants . Sil avait t agent provocateur, Crowley naurait pas agi autrement... Son biographe, John Symonds, parle dune mthode de propagande par reductio ad absurdum . Certaines rticences exprimes dans les Mmoires de lamiral Guy Grant, ancien chef du Naval Intelligence aux U.S.A., laissent planer un doute... significatif. En octobre 1915, 666 quitte New-York afin de donner des confrences et de recruter des disciples dans les Etats du Sud. Il est accompagn dune nouvelle Femme Ecarlate dont le nomen mysticum est Alestral. On les signale Vancouver, Nouvelle-Orlans, San Diego. Mais Crowley parle devant des salles vides. Aucun disciple ne se prsente ; ils retournent New-York. 32

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Dautre part, la guerre a ruin le Mage. Il connat bientt une situation alarmante qui deviendrait mme dramatique si un ancien copain de Montparnasse ne venait au secours du couple insolite qui senlise dans la misre de Brooklyn. Ce bon Samaritain est William Seabrook. Il offre Perdurabo et Alestral une plantureuse hospitalit dans son domaine de Decatur, en Atlanta [1]. Ce fut l o ils apprirent la fin de la guerre. * * * En janvier 1919, Aleister Crowley se risqua revenir dans son pays natal. Ds quil eut dbarqu, on linterrogea longuement sur ses activits anti-allies aux Etat-Unis. Ses rponses durent tre satisfaisantes puisquil ne fut pas poursuivi. Ayant ramass tant bien que mal quelques dbris de sa fortune, il secoua la poussire de ses souliers sur son ingrate patrie et revint en France. Il sinstalla dans une confortable villa de Fontainebleau : 4 bis, rue de Neuville. La paisible demeure ( lpouvante de la bourgeoisie bellifontaine) fut convertie en templum, en harem et en nursery. En effet, The Great Beast sentoura de jeunes femmes ayant dj des enfants, auxquels il accorda gnreusement des petits frres et des petites surs. Retenons parmi celles-ci Annah Leah, fille btarde dAlestral, cette infortune Poupe, le seul tre que Crowley aimt vraiment. Cest, croit-on, Fontainebleau que Crowley fit la connaissance de Katherine Mansfield quil initia aux tnbreuses joies de la mescaline, alcalode hallucinogne tir dun cactus mexicain : le peyotl [2].

1 Lle magique, de Seabrook est, sans doute, imprgn des enseignements dAleister Crowley. 2 Sur le Peyotl, lire Les portes de la perception, dAldous Huxley et aussi luvre dHenry Michaux. 33

chapitre viEn Sicile, Cefalu est un hameau de pcheurs, une lieue du port de Sainte-Barbara, prs de Palerme. Baphomet y acquit une ferme en ruines quil dnomma Thlme... en souvenir de labbaye dcrite par Rabelais en son Quart Livre. Dans les deux Thlmes, une seule rgle de vie : Fay ce que vouldras. En effet, Aleister Crowley tait grand admirateur de Matre Alcofibras ; il avait pntr le sens interne, la substantifique molle, de son uvre, frayant en cela la route des rudits comme Probst-Biraben [1] et Ren Gilles [2]. Crowley et ses disciples, matresses et btards, sinstallrent donc tant bien que mal dans des btiments vastes mais dlabrs et sans aucun confort. Aleister simprovisa matre-duvre et maon. Il rafistola cinq chambres autour dun hall central, celui-ci tant consacr Sanctus Sanctorum. Il apporta un soin particulier dcorer de fresques une Chambre des Cauchemars . Sur tous les murs, son imagination lubrique se donna libre cours. 666 attira Thlme quelques transfuges de la Golden Dawn et plusieurs aspirantes au titre de Femme Ecarlate. Mais le groupe des Thlmites ne compta jamais plus dune quinzaine de disciples assidus. Comme au manoir de Boleskine, mais avec une exprience mrie par les annes, The Great Beast explora les extrmes confins de la magie crmonielle [3]. On peut lui imputer1 Lsotrisme de Rabelais, par le Dr H. Probst-Biraben. (Nice1950) 2 Lsotrisme de Rabelais, par Ren Gilles. (Paris-1958) 3 Voici un extrait, sans doute indit, dun rituel de Thlme : Les corps des serpents bondissant vers lau-del ! Toi dans la Lumire et dans la Nuit, Sois Un, suprieur leur puissance mouvante. Il fouette les fesses, incise une croix sur le cur, attache la chane autour du front, en disant : Eau Lustrale ! Que ton flot se dverse travers moi, Lymphe, moelle et sang ! Le Fouet, le Poignard et la Chane Nettoient le corps, le cur et le cerveau. Il oint les blessures en disant : Feu instructeur ! Que lHuile Equilibre, assainisse, absolve... Ainsi est construite la Grande Pyramide. Je ne sais pas qui je suis, 35

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tous les vices et un nombre considrable de dfauts. Il est au moins une vertu quon ne peut lui contester : une absolue, intransigeante sincrit. Il tait persuad de sa mission,Je ne sais pas do je viens, Je ne sais pas o je vais, Je cherche, mais quoi, je ne le sais pas. Je suis aveugle et enchan, mais Jai entendu un appel Rsonner travers lEternit. Lve-toi et suis-moi Asar Un-neter. Jinvoque La quadruple horreur de la Fume. Fermez labme ! Par le mot terrifiant Que Seth Typhon a entendu

construction de la pyramideLe Mage avec la Baguette. Sur lAutel sont placs lEncens, le Feu, le Pain, le Vin, la Chane, le Fouet, le Poignard et lHuile. Il prend la cloche de la main gauche. Deux coups sur la cloche. Salut ! Asi ! Salut, Hoor-Apep ! Que naisse la Parole Muette. Danses dexorcisme en spirale sur la gauche. Les Mots contre le Fils de la Nuit Tahuti les pronona la Lumire. Savoir et Pouvoir, deux guerriers jumeaux, secouent LInvisible ; ils cartent Les Tnbres ; la matire brille, un serpent Sebek est frapp par le tonnerre. La lumire surgit des profondeurs. Il va lOuest, au centre de la base du triangle de Thoth. Asi et Hoor. O Toi, lApex du Plan A Tte dIbis, Baguette de Phnix Et Ailes de Nuit ! Toi vers qui se tendent Un silence La Crainte de lObscurit et de la Mort, La Crainte de lEau et du Feu, La Crainte du Gouffre et de la Chaine, La Crainte de lEnfer et du Souffle Mortel, La Crainte de Lui, laffreux dmon Qui, sur le seuil du Nant, Se tient avec son dragon pour massacrer Le plerin de la Voie. Mais avec de lnergie et de la prudence, je passe devant eux Javance avec courage et intelligence Dans le droit Sentier ; sil en tait autrement, leur ruse Serait srement infinie... Il chancelle et tombe terre Asar ! Qui sagrippe ma gorge ? Qui me cloue terre ? Qui me poignarde au cur ? Je suis incapable de franchir ? Cette entre du temple de Maat... etc, etc... 36

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et se croyait appel propager une doctrine ancienne mais oublie, ou corrompue , par le christianisme : The Magick [1]. Avec cette orthographe archaque, The Magick nest traduisible en franais quapproximativement. Cest beaucoup plus que la Magie, comme Crowley le prcisa lui-mme Je me suis constamment vou au Grand uvre, cest--dire luvre de devenir un tre spirituel, libre de toute contrainte, des servitudes du hasard et des dceptions de lexistence matrielle. Tous les termes habituels sont impuissants dnommer mon message : ce nest ni Occultisme, ni Spiritisme, ni Sorcellerie, ni Thosophisme. Je vais beaucoup plus loin que ces diverses coles... Je me suis arrt au terme de Magick comme tant, par essence, le plus sublime et, lheure actuelle, le plus discrdit des termes... Jai jur de rhabiliter la Magie et damener lhumanit respecter, croire et pratiquer ce qui est actuellement mpris, ha et craint... ...Dans cette transe semblable la mort, lesprit devient libre de vagabonder et sunit au dieu invoqu. Dans la mort, cette union est permanente et va accrotre le corps du dieu sur la plante. Nous devrions donc, quand nous le pouvons, nous assurer un endroit ferm et inviolable et y sacrifier quotidiennement des victimes. En mme temps, quun des frres, au moins, soit rduit lpuisement par le vin, par des blessures et par la crmonie elle-mme. Et sil prononce des rvlations, quelles ne soient pas consciemment donnes (cest--dire quelles doivent venir des profondeurs). Si le vrai Dieu est invoqu comme il convient, elles seront divines. Dans un de ses autres messages, Mega Therion employa cette formule mystrieuse mais riche de rsonances : Nous prenons des choses diffrentes et opposes et nous les unifions au point de les contraindre former une seule chose : cette union est octroye par une extase, en sorte que llment infrieur se dissout dans llment suprieur [2]. Notons que le grand-prtre et ses acolytes sexaltaient par des drogues hallucinognes, des exercices respiratoires et dautres procds indescriptibles. Leah Faesi (id est Alestral) rejoignit Thlme avec sa fillette, Poupe. Aleister, pour la premire fois de sa vie, se dcouvrit une me de pre. Deux autres concubines entouraient dj le Matre. Larrive dAlestral provoqua des scnes de jalousie hystrique. On menaait de tuer ou de se tuer. On partait, on revenait, on se rconciliait dans des embrassades qui finissaient en bagarre.1 ln Magick. theory and practice by the Master Therion. published for subscribers only. (London-1929) 2 Il est curieux de comparer ces citations cet extrait de la Mtaphysique du Sexe de Julius Evola. (cf. note n 41) Aprs avoir rappel le serment qui liait les Thlmites : Moi, X..., en prsence de la Bte 666. Je me consacre solennellement au Grand uvre qui est de dcouvrir ma volont et de la raliser. La Loi est Amour, lAmour assujetti la Volont , Evola commente ainsi ce serment : LAmour est ici essentiellement entendu au sens damour sexuel, le but de ladepte est de dcouvrir sa vraie nature travers des expriences rotiques varies. Crowley expose une religion de la joie et du plaisir dans laquelle doit pourtant entrer une preuve suprieure de la Mort, considre comme la suprme initiation. La mort la plus favorable est celle qui survient durant lorgasme et qui est appele Mort de Juste. Il est crit : Que je meure de la mort du Juste et que ma dernire minute soit comme la sienne . 37

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Des difficults matrielles sajoutaient encore ces chienneries. Labbaye de Thlme ne disposait daucun confort... pas mme deau courante. Le ravitaillement tait lent et prcaire. Impossible dadmettre une servante : elle aurait t horrifie par les fresques et plus encore par les protagonistes de cette tragi-comdie perptuelle. Dans une telle ambiance, Poupe tomba gravement malade. Se refusant consulter lunique mdecin de Sainte-Barbara, Baphomet demanda lesprit Afass des conseils mdicaux. Celui-ci recommanda un rite de purification magique et du lait de chvre. Ni lun ni lautre ne savrrent efficaces. La pauvre Poupe tomba dans un tel tat de cachexie que sa mre saffola. On transporta Poupe lhpital de Palerme. Le 2 octobre 1920, elle sy teignit sans souffrances, lumineux petit ange au milieu de ces tnbres. * * * En 1924, Cefalu, un disciple britannique, Raoul Loveday [1] (Aud Raoul), prit dans des circonstances mystrieuses. La police italienne qui surveillait troitement Thlma prit prtexte de cette mort pour lancer contre Crowley un arrt dexpulsion immdiatement applicable. Abandonnant ses derniers disciples leur triste sort, le Mage connut alors une lamentable existence errante. On se lasserait le suivre en Tunisie, au Portugal, en Angleterre, en France. Les excs, tous les excs, avaient eu raison de sa constitution athltique. Dans un gros bonhomme flasque, lil glauque, il ne restait plus rien du bel tudiant dOxford. Les Femmes Ecarlates se succdaient mais devenaient de plus en plus dfrachies. The Great Beast inspirait plus de piti, ou de dgot, que de terreur. Misre matrielle.., misre morale... Aprs avoir pous une Hispano-Amricaine de quarante ans sa cadette, Crowley revient Paris en 1929. Mais, le 14 avril, il est lobjet dun arrt dexpulsion. Selon ParisMidi de ce jour-l, Crowley aurait t convaincu dtre agent secret au service de lAllemagne. Il choue au Portugal o il simule une tentative de suicide, prs de Lisbonne, dans les grottes nommes Bouches dEnfer. Cette fois, le scandale provoqu tombe dans lindiffrence. La Presse ny consacre que quelques lignes. Aleister Crowley nintresse plus personne... Cest un vieillard obse qui retourne en son pays natal. On a vu comment il y mourut et comment il fut incinr. Une pense de Maurice Barrs me vient en mmoire au moment de quitter ce dernier des magiciens dEurope : Je sais de quelles singulires faons les hommes peuvent sattacher se librer de leur Moi et sidentifier avec un principe ternel. Principe ternel ainsi voqu par John Symonds, lexcuteur testamentaire littraire de Crowley : Le Sexe tait , crit-il, devenu pour Crowley le moyen datteindre Dieu... Il accomplissait lacte sexuel non pour des joies motives ou des fins procratrices, mais pour1 Les vrais prnoms de Loveday taient Frederick-Charles. 38

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renouveler sa force (psychique). Il estimait rendre ainsi un culte au dieu Pan. Opus tait le mot quil employait cette occasion, avec rfrence la notion hermtique du Grand uvre. Parfois, il se trouvait face face avec les dieux... De documents confidentiels dune secte sotrique qui prsente des analogies avec la doctrine des Thlmites, nous extrayons cette rgle dor : ...Le besoin de linfini existe en lhomme ; quil sache apprendre en faire consciemment le sens de lexcs. Le sens de lexcs mne toute chose, au del du Mal, vers la mystique vritable qui est labngation la plus totale, le confondement. Si cela est difficile ou impossible en beaucoup de cas pour lhumain, il lui est tout de mme possible, en des choses que sa nature exige ou quune disposition rotique lui impose, de trouver l le point dappui qui lexaltera jusquau suprme. Ceci est le sens de lrotique sublim jusqu la mystique... * * * procul recedant somnia et noctium phantasmata hostemque nostrum comprime ne polluantur corpora [1].

1 Hymne Te lucis de Complies. Que les songes et les fantmes de la nuit senfuient loin de nous. Contenez notre ennemi afin que rien ne souille notre corps... 39

quelques jalons bibliographiques The Great Beast (The Life of Aleister Crowley) by John Symonds (LondonRicher) s.d. The Magick of Aleister Crowley by John Symonds (London Chapel) s.d. Oriflamme, revue ; Psychologie Gesellschaft (Zurich-1963-1964). Articles de Victor Pierre sur Crowley et la Golden Dawn dans les numros 2-3-8-11-12 de la Tour Saint-Jacques. Introduction Dracula de Bram Stoker, par Tony Faivre (Marabout-162). La mtaphysique du sexe de Julius Evola, traduction dYvonne Tortat (Payot-1961). La Magie sacre (ou le Livre dAbramelin le mage) transcrite, prsente et annote par Robert Ambelain (Niclaus-Paris-59). William Butler Yeats et lcole galique, thse de Marie-Stphanie Bronstein (Paris-1963-0 590). Le Magicien, roman de Somerset Maugham, texte franais de Mme R. Blanchet (Ed. de Paris-1938). Ouvrages de Aleister Crowley en dpt la Bibliothque Nationale. Moonchild (8 2 88352). The City of God (4 Yk, Pice 76). The Stratagem (160 Y2 19718). Consulter aussi : The three Impostors (tome II) by Arthur Machen (16 Z 4748). The Golden Dawn by Isral Regardie (London-I951).

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Tziganes, Gitans et Romanichels... Si jtais un Monsieur, avec un chapeau, une montre, un lorgnon, je pourrais tre vertueux. Ce doit tre beau, la vertu ! Mais je ne suis quun pauvre bougre... Woyzeck de Georg Bchner.

chapitre premierLa premire fois quun texte authentique signale lexistence des Tziganes, il les associe la Danse et la Musique. Dans le Shah-Nam (Livre des Rois) Firdouzi raconte que le roi Bahram accueillit sa cour dix mille Louris qui le charmrent par leurs danses, leurs churs, leur orchestre. Pour les rcompenser, il donna chacun un buf et un ne, car il voulait faire deux des agriculteurs ; il leur fit livrer par ses percepteurs mille charges dne de bl, car ils devaient cultiver la terre avec leurs bufs et leurs nes, employer le bl pour les semences et produire des rcoltes, faire de la musique pour les pauvres et leur rendre gratuitement ce service. Les Louris partirent, mangrent les bufs et le bl, puis ils se prsentrent au bout dun an, les joues jaunies. Le roi leur dit : Vous nauriez pas d dissiper les semences, le bl en herbe et la rcolte. Maintenant, vos nes vous restent, chargez-les de vos bagages, prparez vos instruments de musique et mettez-y des cordes de soie. Encore aujourdhui les Louris, suivant ces paroles justes du roi, errent dans le monde, cherchant leur vie, compagnons de gte des chiens et des loups, et toujours sur les chemins pour voler jour et nuit. La conclusion de cette anecdote prouve lidentit entre Louris et Roms. Mais le roi iranien eut dinnombrables continuateurs. On sait la place que les artistes tziganes tinrent dans les cours et chteaux de lEurope orientale. Ils rjouissent aussi, depuis des sicles, paysans et citadins. Aux Balkans, il nest point de fte sans Tziganes, danseurs, chanteurs et interprtes de la bonne aventure... La plupart appartiennent la tribu des Drindari, qui se disent musulmans mais dont les femmes, au visage dcouvert, ont une effronterie peu compatible avec les enseignements coraniques... Et le Tzigane qui enlve une princesse royale nest pas un mythe... Maintenant encore, les danseuses gitanes dAndalousie attirent, chaque anne, des touristes par milliers, et certaines dentre elles, comme la Chounga, Carmen Amaya, ont connu une audience mondiale. Aucun autre spectacle de danse ne dgage une telle fascination. Il est manifeste que la Gitane est littralement possde par quelque chose de surhumain et quelle accomplit moins une danse artistique quelle ne sabandonne une transe rythme. Transe dont la puissance incantatoire est tellement irrsistible quelle gagne rapidement les assistants. A Sville, lobservation des spectateurs gadgs est au moins aussi insolite que celle de la Gitane dansant comme une flamme.

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Fascination tellement indniable quelle tait mise profit par les... sergents recruteurs hongrois. Ceux-ci taient accompagns de Tziganes musiciennes, danseuses et chanteuses qui jouaient sur les places de village une sorte de pyrrhique qui plongeait dans lextase les jeunes paysans de la puszta. Profitant de leur demi-inconscience, les racoleurs sempressaient de les faire trinquer la sant du Roi, ce qui quivalait, comme on sait, la signature dun engagement militaire. Voici comment Haraszti dcrit cette danse, la verbunkos : Cette danse se composait de deux parties. Lune lente, dune fiert indomptable ; lautre imptueuse, dune bondissante gaiet. La mlodie tait soutenue par des claquements de talons et des cliquetis dperons [1]. Franz Liszt connut et admira un des musiciens virtuoses de verbunkos : Jean Bihari. Ces exemples le montrent : les danses tziganes ne sont pas comme les autres . Incontestablement, elles relvent moins de lart chorgraphique tel nous le concevons actuellement que dun rite dun extrme archasme, remontant sans doute aux premiers balbutiements de la civilisation. Expression du Nombre et du Rythme, la Danse sacre fut une des premires manifestations de lhomo sapiens. Les peintures rupestres du Taffilet comme de Cogul en Catalogne le prouvent. Le caractre sacr de la danse antique est indniable. Elle fut une sorte de technique dune efficacit certaine, entranant lhomme en dehors des contingences que lui impose une conscience trop simple de la ralit. Pour comprendre sa signification essentielle, il faut en tudier les manifestations dans la vie religieuse de lhumanit. Elle est une varit de yoga, cest--dire une voie dunion mystique entre lindividu et le Divin, le Cosmique. Analysant ce quon peut dduire des reprsentations pr ou proto-historiques de danses, E.O. James crit : Le danseur mimait sans doute une action sacre reproduisant ardemment ce quil dsirait ardemment voir accompli. La volont de vivre sexprimait en des rites o tait reprsente par anticipation laction telle quon la dsirait tre, quil sagit dune chasse heureuse ou de la prolifration des espces... On fournissait une expression un besoin vital, limpulsion dagir se trouvait transfre un symbole et le rituel tant un moyen de librer une motion latente [2]. Grce des danses collectives, un effort fut tent pour diriger les puissances naturelles ncessaires au bien commun de la tribu. En atteignant lInde, la danse sacre spura. Elle exprima la vitalit cosmique et la danseuse fut lincarnation de la Grande Desse, tour tour bonne et terrible, fcondante et dvastatrice, fascinante et repoussante... Au reste, en toutes ses hypostases, la Magna Mater indo-europenne sidentifia avec la Danse. La danse excute sur le plan terrestre tait aussi lhomologue de la danse cosmique excute par les dieux. Chez les Celtes, des tres surnaturels dont ils pressentaient par1 Histoire de la musique, par Haraszti. (1956) 2 Le culte de la Desse-Mre, par E-0. James. (Paris-1960) 46

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tout la prsence mystrieuse se livraient des danses auxquelles ils contraignaient les humains se mler [1]. Les esprits frustes qui assistent aux danses gitanes se plaisent signaler leur rotisme. En fait, la prtresse mime les reptations du serpent et invoque la desse fcondante. Ces mimiques licencieuses, prcise Philippe de Felice, ne sont jamais distraites, comme elles le sont chez les civiliss (les sdentaires), de leur but essentiel qui est la perptuation de lespce. On se tromperait donc si lon ne voulait y voir quun dvergondage profane. En fait, ce sont des pratiques magiques dont le ralisme garantit lefficacit et qui confrent aux excutants le privilge de participer au grand mystre de la propagation de la vie aussi bien parmi les humains que chez les animaux et les vgtaux. Ainsi sexprime linterdpendance de tous les phnomnes vitaux dans lunit cosmique [2]. Le caractre sacr de la chorgraphie gitane est encore attest par lactuel folklore balkanique. En Macdoine, un troupeau est-il frapp de strilit ? Le berger demande une Tzigane dodol de danser au milieu des ouailles. Ensuite, la terre qui a t foule par la magicienne gurit les verrues et les maux de gorge. Dans certaines rgions de Bulgarie, la scheresse compromet-elle les rcoltes ? On appelle des femmes tziganes qui dansent tandis quon les asperge grande eau. En Roumanie, on obtient lextase collective, suivie de scnes orgiaques, en faisant excuter par des adultes mles et des adolescentes tziganes le Kolo ou danse du bton. Les participants portent des vtements bruissants de grelots et excutent une pantomime complexe, mais minutieusement rgle, o des btons sentrechoquent selon un rythme obsdant. A la fin de la crmonie, les mres gadgs font toucher les btons par leurs enfants. Ceux-ci sen trouvent prservs des maladies. Jean-Paul Clbert, qui dcrit une Kolo, rappelle quil a assist, dans la cour du temple Birla, Delhi, une danse exactement semblable. Au Moyen-Age, Jumiges, lors de certaines solennits, la mystrieuse corporation des loups verts organisait des danses collectives aprs loffice divin. Les chroniqueurs ne nous disent rien de ces loups verts , sinon quils taient horsains, cest--dire trangers au pays normand. Il fallut de svres et renouveles interdictions ecclsiastiques pour que ces rondes collectives disparussent. Jean-Paul Clbert se demande sil nexisterait pas une identit entre les danses tziganes et le sabbat des sorciers. Si audacieuse que soit lhypothse, elle nen mrite pas moins une critique attentive. Procdons par tapes. Et dabord la supposition, toute simple, naturaliste , de Nicolas Bergier [3] : ce qui entretient la crdulit populaire, ce sont les rcits de quelques peureux qui, se trouvant gars dans les forts, ont pris pour le sabbat des feux allums par des bcherons ou des charbonniers, ou qui, stant endormis dans la peur, ont cru voir et entendre le sabbat dont ils avaient limagination frappe. Aprs avoir remplac bcherons par romanichels , allons un peu plus loin que cette explication... facile.1 Lenchantement des danses, par Philippe de Felice. (Paris-1957) 2 Ibid.. 3 Dictionnaire thologique, de Nicolas Bergier. (Paris-1778) 47

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Plus riche de sens est la constatation de Pierre de Lancre, conseiller au Parlement de Bordeaux sous le rgne dHenri IV et clbre dmonologue Les sorciers assistent au sabbat avec violons, trompettes et tambourins... lesdites assembles y ont extrme plaisir et rjouissance [1]. Et, voquant les grandes pidmies dmoniaques du Labourd en Navarre, FunckBrentano crit On y faisait des danses mauresques, vives ou languissantes, amoureuses ou obscnes, o des filles simulaient les choses les plus provocantes... Rien ntablit, certes, que ces jolies sorcires fussent tziganes, mais, dans son Dictionnaire Infernal, Collin de Plancy apporte une bien significative prcision : Au sabbat, il y a trois branles (danses collectives) ; le premier se nomme branle la bohmienne... [2]. Il ajoute que la ronde est entrane par un orchestre de tambourins et autres instruments percussion. Le mme Collin de Plancy crit ceci, qui donne peut-tre la clef de lnigme Leur initiation (aux Tziganes du Limbourg) a lieu dans un carrefour solitaire prs dune masure appele la chapelle aux Boucs. Celui quon recevait tait enivr, puis mis califourchon sur un bouc de bois quon agitait laide dun pivot. Daprs Jean-Paul Clbert, un rite analogue se perptuerait, de nos jours, parmi des Gypsies dIrlande [3]. Or, tous les inquisiteurs et dmonologues sont daccord sur ce point : un bouc prsidait au Sabbat. Mais quest-ce donc que le Sabbat ? [4]. Quand on consulte les minutes des innombrables procs de sorcellerie qui se succdrent par toute lEurope aux xve et xvie sicles, on est frapp de la similitude des aveux. Chaque sorcire (les sorciers sont peu nombreux) raconte ses accointances avec le Diable selon un scnario identique. Le Sabbat est dcrit avec un grand luxe de dtails prcis et concordants. Car cette trange crmonie, loin dtre purement imaginaire, se droulait rellement : elle tait le vestige dune religion trs ancienne, antrieure au Christianisme et que la perscution avait rendue secrte. Telle est du moins lopinion dune rudite cossaise, Miss Margaret Murray [5]. Cette historienne a tabli, dune faon indiscutable, que le Sabbat ntait pas une crmonie blasphmatoire, anti-chrtienne, mais la survivance dun culte de la fcondit et de la puissance sexuelle remontant lAge des Cavernes. Par une dmonstration rigoureuse, Miss Margaret Murray prouve que le Diable, velu, cornu, obscne, de la sorcellerie mdivale, nest pas la figure de Satan ou de Lucifer, mais la survivance dun dieu cornu et dansant dont on trouve de nombreuses reprsentations rupestres (principalement dans la caverne des Trois Frres, en Arige) et qui remontent des millnaires avant notre re.1 2 3 4 5 Trait de limposture des dmons..., par Pierre de Lancre. (Paris1612) Dictionnaire infernal, de Collin de Plancy. (rdition en 1963) Les Tziganes, J.-P. Clebert. Le Diable dans lHistoire, de Pierre Mariel. (Paris-1961) Le dieu des Sorcires, de Margaret Murray. (Paris-1957) 48

Tziganes, Gitans et Romanichels

Plus tard, ce mme dieu fut vnr par les Celtes sous le nom de Cernunos. Il tait le pardre dune desse nue et nocturne, assimile par le syncrtisme romain Diane ou Hcate. Sa corne aurait t un symbole de force, cette corne que la Bible signale sur le front de Mose. Voici dailleurs un passage essentiel du livre de Miss Murray : La sorcellerie rituelle embrasse les croyances rituelles et religieuses des gens connus la fin de lpoque mdivale sous le nom de sorciers. Les tmoignages qui ont t laisss prouvent que, sous-jacent la religion chrtienne, il y avait un culte pratiqu par les classes nombreuses de la population, mais principalement par les plus ignorantes, ou les gens des parties du pays o la population est la moins dense. On en retrouve des traces lpoque pr-chrtienne et il semble que ce soit lancienne religion de lEurope occidentale. Ces orgies nocturnes, accompagnes de cots collectifs, avaient eu dabord une signification agraire. Nos lointains aeux croyant que tout tant dans tout la fcondation humaine se transmettait aux fcondations vgtales de ses champs et animale de ses troupeaux. Comme si, en quelque sorte, le couple humain donnait le bon exemple aux forces obscures de la Nature. Parmi les crimes reprochs aux sectateurs du culte sabbatique, un des plus frquemment expos est celui de se transmuer en bte. Or, nous verrons que la sacralisation du Fer, du Cheval, du Serpent (comme leurs danses) sont chez les Tziganes les vestiges dun culte prchrtien, peut-tre mme praryen, provenant de la protohistoire indo-europenne. Ces ternels errants gardent, en dpt, un fonds traditionnel datant des premiers ges de la Civilisation, fonds quils altrent dautant moins quils le comprennent moins, sans doute. On songe lne charg de reliques de La Fontaine... Sabbat et rites tziganes auraient, au moins, une origine commune. Et les quelques prcisions qui vont suivre ne feront que daccentuer la valeur de cette hypothse. Un tmoignage prcis semble dmontrer que, volontairement, les Inquisiteurs (qui savaient quoi sen tenir) dformrent une vrit vidente... Les Btes de Satan taient tout simplement des humains dguiss. Voici dailleurs ce qucrit Collin de Plancy Charles II, duc de Lorraine, voyageant incognito dans ses Etats, arriva un soir dans une ferme o il se dcida passer la nuit. Il fut surpris de voir quaprs son souper, on prparait un second repas, plus dlicat que le sien. Il demanda au fermier sil attendait de la compagnie. Non, Monsieur , rpondit le paysan, mais cest aujourdhui jeudi et toutes les semaines pareille heure les dmons se rassemblent dans la fort voisine avec les sorciers des environs pour y faire le sabbat. Aprs quon a dans le branle du diable, ils se divisent en quatre bandes. La premire vient souper ici ; les autres se rendent dans des fermes peu loignes. Et paient-ils ce quils prennent ? demanda Charles. Loin de payer , rpondit le fermier, ils emportent encore ce qui leur convient, et sils ne se trouvent pas bien reus, nous en passons de dures. Mais que voulez-vous quon fasse contre des dmons ? Le prince, tonn, voulut approfondir ce mystre. Il dit quelques mots loreille dun

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de ses cuyers et celui-ci partit au grand galop pour la ville de Toul qui ntait qu trois lieues. Vers deux heures du matin, une trentaine de sorciers et de sorcires entrrent ; les uns ressemblaient des ours, les autres avaient des cornes et des griffes. A peine taientils table que lcuyer de Charles II reparut, suivi dune troupe de gens darmes. Le prince, escort, entra dans la salle manger : Des diables ne mangent pas , dit-il. Ainsi vous voudrez bien permettre que mes gens darmes se mettent table votre place. Les sorciers voulurent rpliquer et les dmons profrrent des menaces. Vous ntes point des dmons ! Leur cria Charles. Les habitants de lEnfer agissent plus quils ne parlent et si vous en sortiez, nous serions dj tous fascins par vos prestiges. Voyant ensuite que la troupe infernale ne svanouissait pas, il ordonna ses gens de faire mainbasse sur les sorciers et leur patron. On arrta pareillement les autres membres du sabbat et, le matin, Charles II se vit matre de plus de cent-vingt personnes. Est-on en prsence dune farce norme, et productive, monte par des Roms envers des Gadgs nigauds ? Nous en avons limpression. Dailleurs Margaret Murray, par de nombreuses citations, montre que ces travestissements taient de rgle et que les sorciers (surtout celui incarnant Cernunos) portaient, au Sabbat, des dguisements rituels, de mme que les marques indlbiles recherches sur les corps des sorciers ntaient autres que des cicatrices laisses par des preuves physiques reues lors des rites dinitiation. Robert Amadou a donn du Sabbat une description saisissante qui sharmonise singulirement avec le caractre anarchique du peuple errant Le Sabbat, cest aussi dans la licence complte, la fte de la fcondit et du sexe, principe de la vie quil faut renouveler priodiquement. Le Sabbat, cest, rebours, luniverselle communion damour sous sa forme fcondante la plus primitive, ramene par del les interprtations sublimantes, par del les endiguements de lesprit et de la socit, au culte ncessaire de la Nature. Ainsi sexplique que le tableau du sabbat des Sorcires rassemble tant de traits varis et les fond en une harmonie instinctive, do toute logique est exclue, en une fte que nulle rgle norganise, que les impulsions tyranniques, enfin libres des forces obscures, longtemps retenues. Les images sexuelles, dune singulire puissance, se combinent avec les suggestions de la dmonologie ambiante, de lobsession contemporaine du diable et de son pouvoir omnipotent. Le souvenir des rites paens, des dieux et des desses qui nont point cd devant linvasion des saints et des anges appels les remplacer dans limagination populaire et dans ses coutumes immmoriales se mle la dformation systmatique des sacrements chrtiens.

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chapitre iiA, danse sacre, musique sacre. Lorigine tzigane de la musique hongroise est vidente. Elle a t confirme par Franz Liszt [1], mieux plac que quiconque pour en juger. Une de ses caractristiques se retrouve dans le pays originel : lInde. Le soliste tzigane dissimule une mlodie dfinie sous les fioritures, les ruptures de mode et de rythme. Le Tzigane vague et divague durant une improvisation sempiternelle . Or telle est la technique indienne. Lexcutant monte, descend les degrs dune chelle musicale choisie selon linspiration du moment et en agrmente les grandes lignes par des adages personnels. La gamme tzigane, dans la clef dut, sexprime do, r, mi bmol, fa dize, sol, la bmol, si, do. Cest lexacte reproduction dun des modes caractristiques de la musique indienne : le bhairava [2]. Or, la musique indienne a un caractre sacr. La science du concert est considre comme un Vda subsidiaire, le Gandharva, et est dorigine divine (Marga) [3]. Le caractre hiratique de la musique tzigane est attest par les instruments de lorchestre, et dabord le luth, dont, selon Firdouzi, les Louris jouaient excellemment. Dans les Balkans, les Roms jouent aussi dun des plus vieux instruments du monde, la flte de Pan, ou naou. Le tympanon tait aussi un instrument remontant une haute antiquit. Les Bohmiens dEurope orientale lutilisent sous le nom de Tsimbal. Mais la musique tzigane doit une part essentielle de son originalit aux instruments percussion. instruments qui gardent dans lInde un caractre sacr et sont les accompagnateurs obligs des rites brahmaniques [4]. On a signal lemploi de grelots et dperons dans les Vesbunkos. Quant au tambourin une face, il est absolument identique celui des sorciers de Sibrie et de la rgion des steppes. La guitare gitane est connue, en Iran, sous le nom de sitar et il y a, pour un profane comme moi, de troublantes analogies entre la musique persane et certains airs bohmiens repris par, Liszt et par Brahms. Certes, le violon est relativement rcent ; tous les Roms en jouent. Il est lami du1 Des Bohmiens et de leur musique en Hongrie, par Franz Liszt. (Paris-1859) 2 Les Tziganes, de J. Bl