Marie Morin - Mémoire CELSA - Comment l’analyse des conversations en ligne peut permettre de...

download Marie Morin - Mémoire CELSA - Comment l’analyse des conversations en ligne peut permettre de questionner à nouveau la notion d’opinion publique

of 118

description

Une analyse des enjeux des méthodes d'opinion mining et de sentiment analysis à travers la redéfinition de la notion d'opinion publique.Mémoire réalisé au sein du Master 2 Médias Informatisés et Stratégies de Communication (MISC). Soutenu le 1er octobre 2014.Résumé :Les instituts qui utilisent les méthodes de fouille d’opinion pour sonder l’opinion publique s’appuient aujourd’hui sur un double discours pour légitimer leur démarche. Aussi, les imaginaires de la démocratie numérique couplés à des discours promotionnels leurs permettent d’enfermer dans des boîtes noires les enjeux techniques, sémiotiques et linguistiques de la fouille d’opinion. Pourtant, pour dépasser les controverses qui agitent les débats autour de l’opinion mining, ces instituts devront accepter de rendre publiques leurs démarches méthodologiques et intégrer de nouveaux critères d’interprétation de façon à rationaliser et légitimer leurs méthodes. Ces nécessaires ajustements permettront alors de transformer la fouille d’opinion en enjeu de pouvoir en rendant possible la modélisation de la circulation des différentes forces politiques en présence sur le Web. Mots clés : Architexte, Algorithme, Fouille d’opinion, Imaginaire, Opinion mining, Opinion publique, Sentiment Analysis.

Transcript of Marie Morin - Mémoire CELSA - Comment l’analyse des conversations en ligne peut permettre de...

  • UNIVERSITE DE PARIS IV SORBONNE

    CELSA

    Ecole des hautes tudes en sciences de linformation et de la communication

    MASTER 2me anne

    Mention : Information et Communication Spcialit : Mdias et Communication

    Parcours : Mdias Informatiss et Stratgies de Communication

    Comment lanalyse des conversations en ligne peut permettre de

    questionner nouveau la notion dopinion publique ?

    Les enjeux de lopinion mining dans les tudes dopinion

    Prpar sous la direction du Professeur Vronique RICHARD

    Marie Morin Promotion : 2013-2014 Option : Mdias et Communication Soutenu le : 1er octobre 2014 Note du mmoire : 15,5/20

    Mention : Bien

  • Remerciements

    Je tiens remercier en premier lieu Alban Martin, mon rapporteur professionnel,

    pour son suivi et ses encouragements pendant la rdaction de ce mmoire. Je

    remercie galement Bertrand Horel, mon rapporteur universitaire, pour ses conseils

    et ses retours sur mon travail.

    Je remercie galement mes collgues de Bouygues Telecom, pour leur soutien et

    leurs encouragements pendant la rdaction de ce mmoire, et en particulier Adrien et

    Alexandre qui ont manifest un intrt particulier pour mon sujet.

    Enfin, je remercie toutes les personnes qui ont contribu de prs ou de loin

    llaboration de mon sujet ainsi qu la relecture de ce travail universitaire en

    particulier : Anne, Paulette, Alain, Lucie, Xavier, Odile et Michel.

  • 1

    Table des matires

    Introduction ......................................................................................................................... 3

    I. Imaginaires de la cyberdmocratie : le rseau, un espace plus dmocratique que

    lespace public traditionnel ? ............................................................................................14

    A. Dcloisonnement de lespace public : entre rallocation de lautorit et

    dsinformation du citoyen ..................................................................................... 17

    1. La fin du paternalisme mdiatique ........................................................... 17

    2. Lre de la dsinformation ........................................................................ 21

    B. Slection des informations en ligne : la part prescriptive de la technique 25

    1. Algorithmes, les nouveaux gate-keepers ? ........................................ 25

    2. Les hasards de lorganisation sociale de linformation ............................. 29

    C. Diffusion des informations sur Internet : la viralit nest pas un processus

    galitaire ............................................................................................................... 32

    1. Dconstruire la prsupposition dgalit ................................................... 32

    2. La mtaphore de la viralit en question .................................................... 36

    II. Discours promotionnels : un frein dpasser pour lgitimer la fouille dopinion 42

    A. Libration des subjectivits : comment reconnatre une opinion ? ........... 44

    1. Le nouveau partage du sensible .............................................................. 44

    2. Lopinion, un objet ncessairement impalpable ? ..................................... 50

    B. Des promesses opaques : les processus techniques dissimuls par des

    discours promotionnels ......................................................................................... 52

    1. La vise promotionnelle du discours de lgitimation ................................ 52

    2. Des processus techniques enferms dans des boites noires ................... 59

  • 2

    C. Dvoiler les ajustements techniques : un cheminement ncessaire pour

    mettre fin aux controverses ................................................................................... 62

    1. Forces et faiblesses du traitement automatique des langues ........................ 62

    2. La disparition des critres sociodmographiques .......................................... 64

    III. Analyse et reprsentation des donnes : transformer la fouille dopinion en enjeu

    de pouvoir par la rationalisation des mthodes ...............................................................68

    A. Interprtation des noncs : limportance des mdiations techniques et du

    contexte dnonciation .......................................................................................... 69

    1. Lnonciation ditoriale, un lment indissociable de ses mdiations

    techniques ......................................................................................................... 69

    2. La ncessaire laboration de nouveaux critres dinterprtation ............. 72

    B. Reprsentation des opinions : la recherche des ajustements qui

    permettront dillustrer les diffrentes forces en prsence ...................................... 76

    1. Lopinion publique, une simple addition des opinions individuelles ? ....... 76

    2. Lopinion, un objet sans cesse ajust au contexte social dans lequel elle

    sexprime ........................................................................................................... 79

    C. Mise en forme du Web : un nouvel enjeu de pouvoir ? ..................................... 81

    1. Cartographies du Web, des objets communicationnels crateurs de sens

    81

    2. Le Web, un nouveau laboratoire politique ? ............................................. 85

    Conclusion ..........................................................................................................................90

    Bibliographie ......................................................................................................................95

    Annexes ............................................................................................................................ 102

    Rsum ............................................................................................................................. 114

    Mots cls ........................................................................................................................... 115

  • 3

    Introduction

    En dcembre 2010, le mouvement contestataire que lon appellerait bientt le

    Printemps Arabe mergeait pour la premire fois en Tunisie, inaugurant la vague

    protestataire qui allait rapidement se propager dans une grande partie du monde

    arabe. Si le bilan de ces mobilisations est aujourdhui mitig, ces manifestations ont

    nanmoins permis de mettre en exergue le rle jou par Internet et en particulier par

    les rseaux sociaux, pour contourner la censure et la propagande qui dominaient

    dans les mdias traditionnels1 dans des pays o la dissidence ntait pas autorise.

    Bien quil convienne de ne pas se laisser emporter par un certain dterminisme

    technique qui consisterait attribuer une autonomie ces technologies de

    linformation et de la communication comme ont pu le suggrer les titres accrocheurs

    de certains journaux tels que rvolution Facebook , e-rvolution ou encore

    rvolution 2.02 , il est ncessaire de sinterroger propos du rle jou par Internet

    pendant ces mobilisations, notamment en ce qui concerne la diffusion et la circulation

    de linformation, ainsi que lexpression dopinions alternatives. En effet, si les usages

    dInternet ne peuvent tre considrs comme tant lorigine du soulvement du

    peuple tunisien n Sidi Bouzid suite limmolation dun jeune vendeur, Internet

    1 LECOMTE, Romain, Rvolution tunisienne et Internet : le rle des mdias sociaux , LAnne du

    Maghreb [disponible en ligne : http://anneemaghreb.revues.org/1288], publi le 01 septembre 2011, consult le 28 juin 2014. 2 Ibid. Lauteur rappelle que lorigine de la rvolution tunisienne de 2010-2011 vient des populations

    des rgions rurales de lintrieur du pays qui revendiquaient un droit au travail, la justice sociale, la dignit . Bien que les jeunes tunisiens connects aient t des acteurs essentiels de la rvolution tunisienne et que la Tunisie ait juste titre t remarque pour son dveloppement et ses avances en matire de NTIC relativement au reste du continent africain et mme du monde arabe , le pays est cependant marqu [d]importantes disparits rgionales en termes daccs et dutilisation dInternet . Il est donc ncessaire de rappeler que si Internet a [..] pu faciliter ou acclrer la propagation des rvoltes dans les zones les plus dfavorises du pays, le tlphone portable a probablement constitu une arme communicationnelle bien plus dterminante dans cette extension .

  • 4

    en tant quespace alternatif difficilement contrlable, a permis de nombreux

    Tunisiens connects de dcouvrir images lappui les vnements qui

    secouaient dautres zones du pays, partager les informations avec leurs contacts,

    mettre en commun un mcontentement grandissant3 .

    Ainsi, pendant le soulvement en Tunisie, le contrle des mdias traditionnels4 par

    le pouvoir, empchant la confrontation des ides et contribuant au verrouillage de

    lespace public a t contourn par des activistes qui ont utilis Internet et les

    rseaux sociaux comme canal de diffusion de linformation, ainsi que comme espace

    public alternatif pour exprimer une opinion contestataire. Lexemple tunisien, ainsi

    que celui des autres rvolutions arabes ayant eu lieu depuis ce premier

    soulvement, illustrent bien comment, dans le cas dun espace mdiatique musel

    par le pouvoir en place, Internet peut permettre de capter des mouvements dopinion

    alternatifs qui navaient pas pu trouver leur place dans un espace public cloisonn.

    Face ce constat, nous pouvons nous demander si en dmocratie, et en

    particulier en France o lespace mdiatique est a priori libre, il existe une

    fragmentation similaire entre la reprsentation de lopinion publique offerte par les

    mdias traditionnels et lopinion publique qui circule en ligne ?

    Ltude de lopinion publique ne peut se faire sans sinterroger propos de la

    notion despace public. Dfinissant les fondements du concept, Habermas

    caractrise lespace public bourgeois du XVII et XVIIIme sicle comme suit :

    [Il sagit de] la sphre intermdiaire qui sest constitue historiquement, au moment des lumires, entre la socit civile et ltat. Cest le lieu, accessible tous les citoyens, o un public sassemble pour formuler une opinion publique. Lchange discursif de positions raisonnables sur les problmes dintrts gnraux permet de dgager une opinion publique

    5.

    Cette premire dfinition du concept assigne donc lespace public un rle de

    mdiateur entre la socit et lEtat. La notion de publicit revt galement une

    importance fondamentale dans le fonctionnement de cet espace. En effet, il sagit de

    3 Ibid.

    4 Par mdias traditionnels nous entendons la radio, la presse crite et la tlvision

    5 Dfinition de lespace public par HABERMAS, Jrgen selon WOLTON, Dominique, Espace

    public , Dominique Wolton [Disponible en ligne : http://www.wolton.cnrs.fr/spip.php?article67], consult le 10 juillet 2014.

  • 5

    lgitimer la sphre publique et les dbats qui sy droulent par lusage public de la

    raison qui permet de mettre en concurrence des arguments dans le but de trouver un

    consensus qui pourra reprsenter lintrt gnral de la socit6, et ainsi donner un

    moyen de pression aux citoyens pour contrer le pouvoir de lEtat. Dans cette

    conception de lespace public, tous les propos ne mritent cependant pas dtre

    ports la connaissance de tous car il faut que ceux-ci correspondent des

    critres spcifiques qui leur confrent un intrt gnral7 , ce qui dlimite ainsi le

    primtre de la publicit.

    Pour complter cette notion, Dominique Wolton caractrise lespace public dans

    une dmocratie de masse cest--dire un espace beaucoup plus large

    quautrefois, avec un nombre beaucoup plus grand de sujets dbattus, un nombre

    beaucoup plus grand dacteurs intervenant publiquement, une omniprsence de

    linformation, des sondages, du marketing et de la communication8 :

    Il sagit dun espace symbolique o sopposent et se rpondent les discours, la plupart contradictoires, tenus par les diffrents acteurs politiques, sociaux, religieux, culturels, intellectuels, composant une socit. Cest donc avant tout un espace symbolique, qui requiert du temps pour se former, un vocabulaire et des valeurs communes, une reconnaissance mutuelle des lgitimits ; une vision suffisamment proche des choses pour discuter, sopposer, dlibrer

    9.

    Ainsi dmatrialis, lespace public selon Dominique Wolton prend donc une

    dimension symbolique, celle de la dmocratie et du dbat dides en train de se faire.

    Cependant, pour pouvoir prendre la parole dans cet espace, il faut que la

    lgitimit des acteurs qui participent au dbat soit reconnue. Cet espace nest

    donc a priori pas ouvert tous.

    Alban Martin, complte cette notion en y intgrant le rle des mdias en tant que

    support la circulation et la formation dopinions :

    6 BENRAHHAL SERGHINI, Zineb et MATUSZAK, Cline, Lire ou relire Habermas : lectures croises

    du modle de lespace public habermassien , tudes de communication [Disponible en ligne : http://edc.revues.org/868], publi le 02 septembre 2009, consult le 10 juillet 2014. 7 CARDON, Dominique, La dmocratie internet, promesses et limites , op. cit., p.35

    8 WOLTON, Dominique, Espace public , op. cit.

    9 Ibid.

  • 6

    Lopinion publique circule dans la sphre intermdiaire entre la socit civile et lEtat : lespace public. Cest le lieu accessible thoriquement tous les citoyens, o lon trouve les publications (publicare) qui concernent tout le monde (publicus), et qui sont destines tre potentiellement discutes. Les mdias, au cur de lespace public, servent de support la formation dopinions et leur circulation. Leur rle dinformateur, de filtre et dagrgateur des diffrents courants dopinions y contribue beaucoup. A cette fin, ils crent et diffusent des sondages, offrent une tribune aux experts, aux lus, aux responsables dorganisation reprsentant un nombre plus ou moins grand de citoyens. Par ce biais, les hommes politiques, lus ou candidats, ont accs lespace public, et contribuent directement ou indirectement la formation de lopinion publique

    10

    Nous voyons bien ici, travers ces diffrentes conceptions de lespace public,

    comment celui-ci va tre amen jouer un rle sur la formation de lopinion publique.

    Lidal de lespace public est donc de permettre chacun, par confrontation

    darguments et dides, de se forger une opinion personnelle. Les mdias jouent

    aujourdhui un rle central dans la diffusion et la circulation des ides, offrant une

    tribune permettant la confrontation des arguments. La recherche de lintrt gnral

    doit alors permettre de dgager une opinion dite publique , cest--dire une

    opinion concerte capable dmerger aprs confrontation des opinions personnelles

    raisonnes de chacun des acteurs. Traditionnellement rvle par le biais de

    sondages dopinions qui permettent travers des critres de reprsentativit de

    rendre lopinion publique plus tangible, les reprsentants institutionnels vont chercher

    travers elle asseoir leur lgitimit.

    Cependant, nous avons vu avec lexemple de lespace public tunisien que lorsque

    la libert de la presse est inexistante, les mdias sont en incapacit de jouer ce rle

    de mdiateur qui permet de faire se confronter diffrents mouvements dopinions au

    sein de lespace public. Or, lespace public nest cependant pas inexistant, puisque

    lmergence dune opinion publique alternative reste possible par le biais des mdias

    informatiss.

    En effet, Internet a considrablement favoris llargissement de lespace public

    en permettant le dsenclavement de lespace dexpression. La parole publique,

    habituellement rserve par les mdias traditionnels aux journalistes, au personnel

    politique ou aux experts considrs comme lgitimes, se voit ainsi ouverte de

    nouveaux nonciateurs qui nhsitent pas sen servir. Rseaux sociaux, sites

    10 MARTIN, Alban, Egocratie et Dmocratie. La ncessit de nouvelles technologies politiques , France, FYP ditions, Coll. Prsence / Essai , 2010, p.22-23

  • 7

    Internet, blogs deviennent des espaces o les opinions se publient, schangent, se

    confrontent en permanence et sont accessibles tous sans aucune slection

    pralable. Une certaine porosit semble dailleurs stre installe entre ce qui est

    visible et ce qui est public , ce qui a permis de dmocratiser la prise de parole

    et la critique en ligne11, mais aussi laccessibilit des formes dexpression plus

    intimes et la mise en visibilit de soi. Sur le Web, des individus bavardent et ne

    se proccupent gure de savoir qui peut les entendre ou les voir en dehors de leur

    entourage numrique proche , comme nous lexplique Dominique Cardon :

    Les nouveaux internautes, plus jeunes, moins diplms, plus divers sociologiquement, se sont regroups dans des niches de proximit pour converser, se moquer, diffuser de linformation tout en valorisant leur identit. [..] Cet Internet de la conversation a jou un rle dcisif dans la dmocratisation des usages. Les nouveaux internautes ont profit du fait quInternet tait non seulement une agora trs publique , mais aussi un boudoir o leurs propos ne seraient pas soumis aux critres de slection traditionnels .

    Les internautes ont galement pris pour habitude de consulter de nombreux avis

    dposs par dautres personnes dans le but dtre aids par exemple prendre des

    dcisions dachat. Les avis, les opinons intressent donc les internautes et ont

    suscit des applications et services multiples, ce qui provoque un cercle vertueux

    dencouragement donner son avis et mme se faire reconnatre comme donnant

    des avis pertinents et suivis par les autres12 .

    Face lmergence de ces nouveaux territoires dexpression, des acteurs privs

    semparent du sujet et promettent de concevoir, en sappuyant sur les conversations

    des internautes, de nouveaux types dtudes dopinions qui reposent sur des

    mthodes appeles par les anglo-saxons opinion mining , ou sentiment

    analysis que lon peut traduire en franais par fouille dopinion . Lobjectif pour

    ces entreprises est dextraire, partir de la masse de donnes textuelles disponible

    sur Internet, des tendances, des avis ou des mouvements dopinions. Les marques

    sont galement trs sensibles ces nouvelles formes dexpression et cherchent

    11

    CARDON, Dominique, La dmocratie internet, promesses et limites , op. cit., p.36 12

    BOULLIER, Dominique et LOHARD, Audrey. Chapitre 1. Historique et tat du march In Opinion mining et Sentiment analysis : Mthodes et outils [Disponible en ligne : http://books.openedition.org/oep/204]. Marseille, OpenEdition Press, 2012. Publi en 2012, consult le 18 juin 2014

  • 8

    matriser leur identit numrique ainsi qu comprendre les attentes et les critiques

    disperses sur le Web en provenance de leurs clients.

    Inspir des concepts de data mining13 et de text mining14 , lopinion

    mining consiste identifier, extraire puis analyser de faon automatise des

    informations subjectives principalement prsentes sous forme de texte15 diffuses

    sur Internet. Les donnes rcoltes peuvent tre au format Web16, mais sont aussi

    rgulirement issues dautres applications ayant un format propre, comme Twitter ou

    Facebook. Lexpression opinion mining est rgulirement associe, comme

    prcis plus haut, au terme sentiment analysis qui peut se traduire en franais

    par analyse de sentiment ou analyse de tonalit . Cette seconde traduction

    semble dailleurs plus juste car elle permet de prciser ce qui diffrencie lopinion

    mining des autres mthodes de traitement du matriau linguistique, savoir lanalyse

    de jugements de valeurs qui sont aujourdhui traits de faon polarise pour en

    dfinir une tonalit positive ou ngative. Ainsi, lexpression analyse de tonalit

    permet de lever lambigut associe au terme de sentiment puisque ce ne sont

    pas des motions qui vont tre traites, mais bien des jugements explicites17.

    Le march de la fouille dopinion est actuellement, et depuis quelques annes, en

    pleine explosion. Bien que loffre ne soit pas encore tout fait mature (nous

    reviendrons sur ce point au cours de ce mmoire), de nombreux acteurs se sont

    positionns sur ce march et proposent des offres de service trs diversifies,

    13

    Le data mining, ou exploration de donnes en franais, peut tre dfini comme lapplication de la technologie et des techniques de banques de donnes (comme lanalyse statistique et la modlisation) dans le but de dcouvrir les structures caches et les relations subtiles entre donnes, et den infrer des rgles permettant la prdiction de rsultats futurs Dfinition extraite de ROUVROY, Antoinette et BERNS, Thomas, Le nouveau pouvoir statistique , Multitudes 1/ 2010 (n 40), p. 88-103 [Disponible en ligne : URL : www.cairn.info/revue-multitudes-2010-1-page-88.htm.] Consult le 3 juillet 2014. 14

    Le text mining ou fouille de textes en franais est une spcialisation de la fouille de donnes et fait partie du domaine de l'intelligence artificielle. C'est un ensemble de traitements informatiques consistant extraire des connaissances selon un critre de nouveaut ou de similarit dans des textes produits par des humains pour des humains. Dans la pratique, cela revient mettre en algorithmes un modle simplifi des thories linguistiques dans des systmes informatiques d'apprentissage et de statistiques. Dfinition extraite de larticle wikipdia Fouille de textes [Disponible en ligne : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fouille_de_textes] Consult le 3 juillet 2014. 15

    Il est galement possible de traiter des informations chiffres ou iconiques (par exemple le nombre dtoiles accompagnant un avis). Les technologies cherchent aujourdhui galement intgrer leur traitement dautres matriaux comme les images, le son ou les vidos en les convertissant en texte. Dans ce mmoire, nous nous intresserons cependant uniquement au matriau textuel original brut. 16

    Format HTML ou XML 17

    BOULLIER, Dominique et LOHARD, Audrey. Chapitre 1. Historique et tat du march In Opinion mining et Sentiment analysis : Mthodes et outils , op. cit.

  • 9

    entretenant une certaine confusion quant aux services vritablement disponibles

    dans un secteur o le vocabulaire nest pas encore stabilis. Ainsi, les frontires sont

    floues entre les diffrentes offres appeles coute de la conversation des

    internautes , social mdia monitoring , analyse de sentiment ou encore

    management de le-rputation . Mais dans tous les cas, lobjectif est de dtecter

    et danalyser les opinions prsentes sur les rseaux sociaux et le Web, en utilisant

    des techniques dextraction dinformation et en essayant de fournir aux clients des

    indicateurs de leur prsence, de leur image, de celle de leurs concurrents18 .

    On dnombre aujourdhui trois types dacteurs principaux19 positionns sur ce

    march :

    Historiquement, les diteurs de logiciels ont t les premiers se positionner sur

    le march du traitement automatique des donnes textuelles issues du Web20. Leurs

    solutions sont capables de traiter un volume trs important de donnes et de

    proposer diffrents services comme la catgorisation automatique, la volumtrie,

    lanalyse de tonalit, etc.21

    Les deuximes types dacteurs principaux sont les prestataires de services. Ces

    prestataires sont majoritairement des agences de communication spcialises en

    veille et e-rputation , social mdia monitoring ou des instituts dtude

    qualitatifs. Ceux-ci ne disposent pas la plupart du temps de leurs propres

    technologies mais proposent des services dalerte, de suivi en temps rel des

    conversations ou danalyse partir des outils dvelopps par les diteurs de

    logiciels. Ils proposent galement danalyser limpact de certaines campagnes de

    marketing, les conversations gnres autour de celles-ci leur servant dindicateur.

    18

    Ibid. 19

    Il existe galement des services internes aux entreprises qui se positionnent sur ce type dactivit. Cependant, ces services internes sont souvent raliss de faon manuelle, le traitement des donnes ntant pas automatis. Certains laboratoires de recherche sintressent galement lextraction dopinions et travaillent mi-chemin entre lingnierie informatique et les sciences du langage dans le but damliorer les outils logiciels existants. Cependant, ces laboratoires travaillent majoritairement sur des corpus ferms et non sur des flux, comme cest le cas pour lanalyse des opinions sur le Web. Source : BOULLIER, Dominique et LOHARD, Audrey. Chapitre 1. Historique et tat du march In Opinion mining et Sentiment analysis : Mthodes et outils , op. cit. 20 ACHACHE, Gilles, Opinion mining : ces algorithmes qui dcryptent nos conversations [S3E5] , Social Mdia Club France, [Disponible en ligne : http://socialmediaclub.fr/2014/03/smc-talks-opinion-mining-ces-algorithmes-qui-decryptent-nos-conversations-s3e5/] Publi le 28 mars 2014, consult le 24 juillet 2014. 21

    BOULLIER, Dominique et LOHARD, Audrey. Chapitre 1. Historique et tat du march In Opinion mining et Sentiment analysis : Mthodes et outils , op. cit.

  • 10

    Enfin, les instituts dtudes dopinions, encore peu nombreux, utilisent les

    technologies de traitement automatique des langues pour suivre les mouvements

    dopinions22 que lon peut capter partir des conversations des internautes, dans le

    but de produire des tudes dopinion dun nouveau genre. Cest ce troisime type

    dacteurs que nous allons nous intresser au sein de ce mmoire.

    En effet, si lanalyse des conversations en ligne a dj dmontr son utilit dans

    les domaines du marketing et de la communication, la production dtudes dopinions

    partir de matriaux linguistiques rcolts sur le Web pose aujourdhui de

    nombreuses questions et anime les dbats quant la lgitimit de telles tudes. Les

    diffrentes offres commerciales se confrontent ainsi aux travaux universitaires qui en

    avancent les limites.

    En effet, quid des catgories socio-dmographiques traditionnellement utilises

    par les sondages pour assurer la reprsentativit des individus ? Est-il possible de

    considrer le Web comme plus mme de faire circuler et se confronter tous types

    dopinions que les mdias traditionnels ? Les opinions peuvent-elles tre

    considres comme plus vraies lorsquelles sexpriment spontanment sur une

    plateforme sans mdiation pralable ? Comment est-il possible de produire du sens

    partir dune telle prolifration de conversations enchevtres ? Le Web peut-il tre

    considr comme un laboratoire o il serait possible dobserver des opinions

    mergentes, ou lobsession de la quantification nest-elle quun moyen de se rassurer

    face limmensit dun flux dinformations que lon ne peut pas saisir du regard ?

    Autant de questions que nous devrons traiter dans le prsent mmoire.

    Positionnement thorique :

    Pour dvelopper notre rflexion, nous nous appuierons largement sur les travaux

    de Dominique Cardon propos des transformations de lespace public contemporain

    en lien avec le dveloppement des technologies numriques, ce qui nous permettra

    de comprendre comment se construit lespace public numrique en lien avec

    lespace mdiatique traditionnel. Les rflexions menes par Dominique Cardon nous

    22

    ACHACHE, Gilles, Opinion mining : ces algorithmes qui dcryptent nos conversations [S3E5] , op. cit.

  • 11

    conduiront galement analyser les diffrentes formes dexpressions individuelles

    qui circulent en ligne, ainsi que les nouveaux processus qui gouvernent la diffusion

    des informations sur Internet. Les travaux de Dominique Boullier et dAudrey Lohard

    sur ltat de lart de lopinion mining nous serviront galement de point dancrage

    pour comprendre comment fonctionnent ces nouvelles mthodes danalyse ainsi que

    les enjeux techniques quelles sous-tendent. La combinaison de ces deux approches

    nous permettra ainsi de comprendre comment les instituts qui utilisent les mthodes

    de fouille dopinion pour sonder lopinion publique parviennent lgitimer leur

    dmarche, quelles en sont les limites et comment celles-ci pourraient parvenir se

    rationnaliser pour transformer ces outils en objets politiques.

    Problmatique :

    Notre rflexion sarticulera autour de la question suivante :

    Alors que les mthodes dites dopinion mining sappuient sur des discours

    idologiques et promotionnels pour lgitimer leurs analyses, comment la mise en

    visibilit des choix techniques utiliss a priori pour collecter, traiter et analyser les

    donnes rcoltes pourrait-elle permettre lensemble de ces procds de dpasser

    les controverses pour se rationnaliser, et se transformer en nouvel enjeu de

    pouvoir ?

    Trois hypothses viennent soutenir le dveloppement de cette rflexion :

    Nous supposons dans un premier temps que, si Internet a permis un

    dcloisonnement de la parole publique, lide convoque par les acteurs de la fouille

    dopinion selon laquelle le rseau serait plus dmocratique que lespace public

    traditionnel reste utopique et fait appel aux imaginaires de lInternet militant. Certains

    filtres prdominent en effet la diffusion massive dune opinion qui demande de

    surcroit une comprhension des codes de communication du rseau.

    De plus, nous prsumons que, sous couvert dune dmarche communicationnelle,

    les acteurs de lopinion mining enferment les enjeux smiotiques de la fouille

    dopinion dans des boites noires. Si cette dmarche leur permet de se soustraire

    tout processus de vrification des analyses proposes et de prserver leurs

  • 12

    mthodologies des concurrents, elle jette galement un certain discrdit sur ces

    mthodes qui ne peuvent alors pas tre normalises et valides. Lopinion qui rsulte

    de ces processus opaques ne peut alors pas tre crdibilise.

    Enfin, nous supposons que llaboration par les acteurs de la fouille dopinion de

    normes communes et de nouveaux critres dinterprtation prenant en compte les

    mdiations techniques ainsi que le contexte nonciatif des messages, et assurant la

    mise en visibilit des processus dapproximation utiliss, permettrait de crdibiliser

    ces mthodes qui pourraient alors se transformer, terme, en enjeux de pouvoir.

    Prsentation du corpus et dmarche mthodologique :

    La fouille dopinion tant une discipline encore rcente, notamment en ce qui

    concerne les tudes dopinion, nous avons d nous contenter pour notre recherche

    dun corpus relativement restreint.

    Afin de comprendre les enjeux en cours autour de cette thmatique, nous avons

    choisi de nous appuyer sur les discours prsents sur les sites internet des instituts

    dtudes qui proposent ce type danalyses. Pour cela, nous avons retenu trois dentre

    eux, qui prsentent lintrt de justifier leurs dmarches et leurs mthodologies au

    sein de plusieurs pages web, ce qui nous a permis de disposer pour notre analyse

    dune quantit et dune qualit de matriaux textuels relles.

    Pour dvelopper notre recherche, nous nous sommes donc appuys sur une

    analyse de discours compare tablie partir des sites Internet des trois instituts

    dtude suivants : Scan-Research23, Linkfluence24 et Netscope25. Ainsi, nous avons

    cherch comprendre comment ces acteurs, grce leurs discours, parvenaient

    lgitimer leurs pratiques et justifiaient leur expertise sur le sujet de lanalyse des

    conversations en ligne. Pour cela, nous avons tudi les modes dargumentation, les

    modles nonciatifs, ainsi que les champs smantiques utiliss sur leurs sites

    Internet. De plus, nous avons coupl cette recherche lanalyse smiologique dune

    infographie prsentant la technologie utilise par lagence Linkfluence pour traiter les

    23

    SCAN RESEARCH [Disponible en ligne : www.scan-research.com] Consult le 5 juillet 2014 24

    LINKFLUENCE [Disponible en ligne : http://linkfluence.com/fr/] Consult le 5 juillet 2014 25

    NETSCOPE [Disponible en ligne : http://www.netscope.fr/institut] Consult le 5 juillet 2014

  • 13

    opinions mises sur le Web. Cette tude nous a ainsi permis de comprendre quels

    taient les imaginaires convoqus par ces instituts pour lanalyse des opinions sur

    Internet et la manire dont ceux-ci parvenaient justifier de leur mthodologie.

    Prsentation du plan :

    Il conviendra tout dabord de nous intresser aux modes de tri, de classement et

    de mise en visibilit des informations sur le Web. Nous nous demanderons comment

    le dcloisonnement de lespace public, conforme aux imaginaires de lInternet

    militant, peut jouer sur la formation des opinions. Pour cela, nous devrons tudier les

    diffrents formats que peut prendre lopinion sur le Web, et tudier les conditions de

    sa circulation.

    Dans une deuxime partie, nous verrons que la libration des subjectivits ayant

    lieu sur le Web entrane des difficults quant la classification des opinions. Nous

    tudierons alors les discours et les promesses des acteurs de lopinion mining afin de

    dcrypter ce que cachent leurs discours promotionnels.

    Enfin, une dernire partie nous permettra de nous interroger propos des

    conditions de lgitimation de ces mthodes de fouille dopinion, et de comprendre

    comment celles-ci pourraient terme se transformer en enjeux de pouvoir.

  • 14

    I. Imaginaires de la cyberdmocratie : le

    rseau, un espace plus dmocratique que

    lespace public traditionnel ?

    Le mythe de la cyberdmocratie hante les imaginaires dInternet depuis que le

    rseau a t rendu accessible au grand public. En effet, selon Howard Rheingold,

    La force politique de linformatique communicante vien[drait] de sa capacit

    concurrencer le monopole de la hirarchie politique existante sur les puissants

    mdias de masse26 . Au-del de limaginaire dune possible dmocratie alternative,

    laccs ce dispositif de communication permettrait de favoriser le dbat

    dmocratique et la diffusion des ides. Lmergence des rseaux sociaux a dailleurs

    permis de ranimer les discussions autour de cette thmatique, puisque linternaute

    a dsormais la possibilit de sexprimer encore plus facilement quauparavant27.

    En effet, sur Internet, tout le monde peut prendre la parole de manire gale

    contrairement aux mdias traditionnels sur lesquels rgne une autorit du statut.

    Aucune distinction nest faite entre lmetteur et le rcepteur, cest pourquoi ce mdia

    parait particulirement adapt llaboration du dbat dmocratique ainsi qu

    lchange dopinions.

    26

    RHEINGOLD, Howard, The Virtual Community , cit par FLICHY, Patrice, 7. La fin du politique , In L'imaginaire d'Internet , La Dcouverte, 2001, p. 195-222 [Disponible en ligne : www.cairn.info/l-imaginaire-d-internet--9782707135377-page-195.htm.] Consult le 28 juin 2014 27

    FLICHY, Patrice, Internet et le dbat dmocratique , Rseaux 4/2008 (n 150), 2008, p. 159-185 [Disponible en ligne : www.cairn.info/revue-reseaux-2008-4-page-159.htm] Consult le 28 juin 2014

  • 15

    Ainsi, Internet pourrait tre peru comme une agora publique qui permettrait de

    revitaliser le systme dmocratique. Llargissement de lespace public permettrait

    une dmocratisation de la diffusion des ides, et par l mme un largissement des

    dbats conduisant llaboration de positions partages.

    Cest sur cet imaginaire dun espace public accessible tous dans lequel les ides

    et les opinions se formeraient, sexprimeraient et circuleraient de faon spontane et

    sans filtre que sappuient les promoteurs de lopinion mining, comme le montrent les

    discours publis sur leurs sites Internet28 :

    Ainsi, les mthodes de fouille dopinion permettraient [d]observer lopinion dans

    son mouvement spontan sur Internet29 . Cette spontanit semble dailleurs tre

    un argument promotionnel important pour les acteurs de cette discipline, la promesse

    tant donc de dcrypter lopinion qui se forme et sexprime spontanment sur le

    Web social30 . Ainsi, le consommateur est connect en permanence, [] interagit,

    peut sexprimer librement sans tre ncessairement sollicit31 .

    Les instituts se positionnant sur le crneau de lanalyse dopinion en ligne

    affirment galement, conformment lidal de lespace public en ligne, que le

    Web 2.0 apparait dsormais comme un espace quasi-illimit de production et de

    circulation des opinions 32 sur lequel il est possible de prendre en compte

    lnorme quantit de messages et davis mis en ligne chaque jour par les Internautes

    sur les rseaux sociaux, les forums consommateurs, les sites davis et de

    commentaire 33 . Ainsi, ce seraient des millions de points de vue qui

    sexprime[raient] tous les jours sur la toile 34 , permettant chacun de

    communiquer, de sexprimer grande chelle35 .

    28

    Les dtails de lanalyse de discours de ces Instituts peuvent tre consults dans lAnnexe 1 p 103. Une analyse plus approfondie est galement disponible dans la partie II.B.1 La vise promotionnelle du discours de lgitimation p.52. 29

    SCAN RESEARCH [Disponible en ligne : www.scan-research.com] Consult le 5 juillet 2014 30

    LINKFLUENCE [Disponible en ligne : http://linkfluence.com/fr/2009/10/19/observatoire-politique-Web-social/] Consult le 5 juillet 2014 31

    TNS SOFRES [Disponible en ligne : http://www.tns-sofres.com/notre-offre/nos-solutions/le-futur-des-etudes] Consult le 5 juillet 2014 32

    NETSCOPE [Disponible en ligne : http://www.netscope.fr/institut] Consult le 5 juillet 2014 33

    SCAN RESEARCH, op. cit. 34

    NETSCOPE, op. cit. 35 HO2S [Disponible en ligne : http://www.ho2s.com/fr/services-Web/surveillance-de-l-opinion/] Consult le 5 juillet 2014

  • 16

    Les mthodes de fouille dopinion permettraient donc de suivre lvolution

    constante et rapide de lopinion des consommateurs au rythme de leurs contributions

    quotidiennes aux rseaux sociaux36 , Internet tant devenu un lieu dexpression et

    de circulation majeur de lopinion37 . Cest donc grce cette multitude de points

    de vues et dopinions qui sexpriment et circulent sur la toile [et qui] reprsentent un

    formidable stock dinformations ltat virtuel 38 quil est possible de mieux

    connaitre les opinions, mesurer ce qui produit ladhsion ou, au contraire, ce qui

    suscite le rejet chez les citoyens internautes39 .

    Nous voyons bien ici que ces discours promotionnels sappuient largement sur les

    imaginaires dcrits par les pionniers du net dans lesquels Internet peut tre

    considr comme une nouvelle agora lectronique permettant chacun de faire

    circuler massivement ses opinions, en opposition aux mdias traditionnels qui

    slectionnent a priori les personnalits juges lgitimes pour sexprimer dans un

    espace public cloisonn.

    Face ces imaginaires, nous nous interrogerons dans cette premire partie

    propos des conditions de la circulation des opinions, afin de dterminer si le rseau

    des rseaux est bel et bien aussi dmocratique que ce que les discours sur lespace

    public numrique le laissent supposer.

    Ainsi, nous nous demanderons comment les opinions exprimes sur Internet

    cohabitent avec lopinion vhicule par les mdias traditionnels et nous interrogerons

    propos de ce qui les diffrencie. Le rseau peut-il vraiment tre considr comme

    un lieu de dbat et de construction dopinions accessible tous ?

    Nous nous interrogerons galement propos des logiques de traitement et de tri

    de linformation propres au Web. En effet, sil nexiste pas de slection pralable

    lexpression des opinions sur Internet, nexiste-t-il pas dautres formes de mdiations

    propres Internet qui pourraient freiner la diffusion de certains contenus et en

    favoriser dautres ?

    36

    SCAN RESEARCH, op. cit. 37

    ACHACHE, Gilles, Opinion mining : ces algorithmes qui dcryptent nos conversations [S3E5] , Social Mdia Club France, op. cit. 38

    NETSCOPE, op. cit. 39

    Ibid.

  • 17

    Enfin, nous nous demanderons si tous les internautes sont vraiment mme de

    faire circuler largement leurs opinions en permettant leurs ides de sexprimer haut

    et fort, ou sil existe des limites cette circulation. Pour cela, nous nous interrogerons

    propos de la notion de viralit .

    A. Dcloisonnement de lespace public : entre

    rallocation de lautorit et dsinformation du

    citoyen

    1. LA FIN DU PATERNALISME MEDIATIQUE

    Les mdias traditionnels ont depuis longtemps instaur les rgles de publicit

    permettant un contrle a priori des informations publies. Ainsi, les informations

    rendues visibles sur ces mdias sont par nature publiques et ont fait lobjet dune

    slection pralable fonde sur leur intrt gnral. Cette slection est effectue par

    ce que Dominique Cardon nomme les gate-keepers , dont le rle consiste

    rendre visible ce quils consid[rent] comme public40 . Les professionnels des

    mdias se sont donc depuis toujours rserv le droit de trier les informations qui

    devaient tre rendues publiques. Avec la loi du 29 juillet 1881 sur la libert de la

    presse, ils ont instaur dexigeantes rgles de publicit dfinissant un contrle a

    priori des informations avant leur mise en visibilit41 . Ainsi, lespace public pouvait

    tre qualifi de public parce que les informations rendues visibles tous avaient fait

    lobjet dune slection pralable par des professionnels soumis des normes

    dontologiques42.

    40

    CARDON, Dominique, La dmocratie internet, promesses et limites , op. cit., p.36 41

    Idem. 42

    Idem.

  • 18

    Sur le Web, les notions de visibilit et de publicit sont dsormais dcouples. De

    nombreux propos sont en effet visibles, sans pour autant avoir un caractre public. Il

    nexiste plus aucun filtre la publication des informations et la frontire entre public

    et priv devient poreuse. Il nexiste plus non plus de lgitimit du statut de journaliste,

    de reprsentant ou dexpert qui limiterait les prises de paroles un public circonscrit.

    Les internautes sont donc dsormais matres des informations quils vont publier,

    mais galement de celles quils vont consulter. En effet, le Web a permis aux

    internautes de saffranchir du paternalisme des mdias traditionnels :

    Ce dplacement nous montre ce que lespace public traditionnel a de paternaliste. Au fond, il sest toujours mfi du public et a inlassablement cherch le protger contre les autres et surtout contre lui-mme. En le relguant dans un rle daudience, il lui te ses capacits daction. En le filtrant, il domestique ses prises de parole. En privatisant son intimit, il lui interdit de sengager corps et me. En faisant corriger ses connaissances par des experts agrs, il professionnalise le savoir. En le consultant travers des sondages, il le ventriloquise tout propos. Mais sils nont pas disparu, tous ces travers appartiennent dsormais au pass de la dmocratie. Car, sur Internet et grce Internet, ce public sous contrle sest mancip. Il prend la parole sans quon le lui demande. Il sexpose sans vergogne pour crer de nouveaux liens sociaux. Il produit des connaissances sans sen remettre dautres. Il dfinit lui-mme les sujets dont il veut dbattre. Il sorganise. [] Ce paternalisme est de moins en moins tolrable dans des socits qui sindividualisent en prescrivant la responsabilit, lautonomie et la diversit. Internet est un instrument de lutte contre linfantilisation des citoyens dans un rgime qui est cens leur confier le pouvoir. En ce sens, le Web incarne lavenir de la dmocratie

    43

    Ainsi, nous voyons bien ce que le Web, conformment aux imaginaires dInternet,

    a de dmocratique. En se dbarrassant du paternalisme des mdias traditionnels, les

    internautes sont dsormais libres de faire circuler tout type dopinions. Ces mdias

    perdent alors le monopole de la cration des informations puisque chacun est

    dsormais libre de se servir dInternet comme tribune pour vhiculer ses ides. Ils

    perdent galement le contrle de la mdiation des informations puisque chaque

    message peut dsormais circuler sans leur approbation sur des vecteurs qui leurs

    sont extrieurs. Les mondes de la production et de la rception des informations

    cohabitent dsormais dans un mme espace sans contrle a priori, entrainant une

    perte de pouvoir des mdias traditionnels.

    Dornavant, deux espaces publics cohabitent, se rpondent, sentremlent.

    Toutefois, on constate que les mdias traditionnels jouent toujours un rle sur leffet

    43

    Ibid, p99-100

  • 19

    dagenda, cest--dire les thmes qui vont tre discuts dans lespace public. En

    effet, si linfluence des mdias sur la formation des opinions peut tre dbattue, on

    ne peut cependant pas nier que ceux-ci jouent un rle dcisif pour dterminer les

    thmes autour desquels se cristallise[nt] les dbats dans la socit44 .

    Formalis en premier lieu par Maxwell McCombs et Donald Show le principe

    dagenda-setting 45 met lide selon laquelle les mdias traditionnels vont

    focaliser lattention de leur audience sur certains vnements tout en en ngligeant

    dautres alors jugs moins importants. En effet, devant la multitude des informations

    disponibles, il va tre ncessaire de choisir les informations qui vont tre diffuses,

    ce qui va avoir des consquences la fois sur le calendrier des vnements qui vont

    tre discuts, mais aussi sur leur hirarchisation. Ainsi, le rle des mdias

    traditionnels ne serait pas de dire aux citoyens ce quils doivent penser, mais ce

    quoi ils doivent penser. Les rseaux sociaux ont par exemple largement montr que

    laccord dattention ddi par les mdias traditionnels certains sujets joue un rle

    important quant aux sujets qui vont ensuite tre dbattus au sein de lespace public

    numrique.

    Mais linverse, le principe du buzz sur Internet est [galement] au cur de ce

    mcanisme et finit par exercer une pression sur les mdias classiques eux-mmes

    en focalisant lattention, par exemple, sur LA vido scandaleuse du moment46 .

    Ainsi, on constate que des sujets massivement diffuss sur le Web sont galement

    capables dinfluer sur ce qui va tre discut au sein des mdias traditionnels.

    Pour illustrer cela, il est par exemple possible de parler du mouvement nomm

    bring back our girls (ou rendez-nous nos filles en franais) qui sest droul

    sur les rseaux sociaux aprs que la secte islamiste Boko Haram ait enlev, le 14

    avril 2014, deux cent soixante-seize lycennes au Nigria, et dont la chronologie

    mdiatique peut interpeler.

    44

    ROSANVALLON, Pierre, La contre-dmocratie : La politique lge de la dfiance , Paris, Editions du Seuil, coll. Les livres du nouveau monde , 2006, p.45 45

    MCCOMBS, Maxwell et SHOW, Donald, The Agenda-Setting Function of Mass-Media , Public Opinion Quaterly n36, 1972, p.176-187 [Disponible en ligne : http://www.unc.edu/~fbaum/teaching/PLSC541_Fall06/McCombs%20and%20Shaw%20POQ%201972.pdf] Consult le 1er juillet 2014. 46

    BOULLIER, Dominique, Les industries de l'attention : fidlisation, alerte ou immersion , Paris, Rseaux, 2009/2 n 154, p. 239

  • 20

    Apparu sur les rseaux sociaux le 23 avril 2014 la suite dun tweet dIbrahim

    Abdullahi, avocat nigrian47, le hashtag48 #BringBackOurGirls a t largement

    diffus avant dtre repris le 7 mai 2014 par Michle Obama qui va alors donner une

    visibilit mondiale au mouvement. Le mot cl sera par la suite repris par de

    nombreuses personnalits publiques et politiques, mais galement par de nombreux

    anonymes, offrant alors une nouvelle visibilit au sujet.

    En effet, sil avait t possible dobserver un lger traitement mdiatique de ce

    sujet en France dans les mdias audiovisuels ds le 4 mai suite la publication

    dune vido de lAgence France Presse, cest bien aprs la diffusion massive du

    hashtag sur les rseaux sociaux que les mdias traditionnels vont rellement

    semparer du sujet qui ne fera la une du journal de 20 heures diffus sur France 2

    que le 10 mai 201449.

    Cet exemple nous permet de constater que, si les mdias traditionnels jouent un

    rle sur leffet dagenda, cest--dire les sujets qui vont capter lattention de lopinion

    et tre largement discuts dans la socit civile et sur le Web, les discussions se

    produisant sur les rseaux sociaux peuvent galement avoir une influence sur ce qui

    va tre discut au sein des mdias traditionnels.

    Ainsi, conformment aux attentes de lInternet militant, lespace public lre

    dInternet slargit, permettant de dsenclaver les espaces dexpression et

    contribuant la diversification des opinions exprimes et accessibles tous. Les

    citoyens sont alors capables de se mobiliser pour attirer lattention sur des sujets qui,

    selon eux, mritent dtre dbattus au sein de lespace public, faisant fi du

    paternalisme des mdias traditionnels et permettant de reprendre la main sur les

    thmes qui mritent dtre dbattus au sein de lespace public.

    47

    LE SECRET DES SOURCES, Les ambigits mdiatiques sur les lycennes enleves au Nigria , France Culture, [Disponible en ligne : http://www.franceculture.fr/emission-le-secret-des-sources-les-ambiguites-mediatiques-sur-les-lyceennes-enlevees-au-nigeria-2014]. Publi le 17 mai 2014, Consult le 11 septembre 2014 48

    Signals par le caractre # , les hashtags sont des mots cls balise qui permettent de rsumer lobjet dun tweet. 49

    LE SECRET DES SOURCES, Les ambigits mdiatiques sur les lycennes enleves au Nigria , op. cit.

  • 21

    2. LERE DE LA DESINFORMATION

    Si le dclin du paternalisme mdiatique a permis de dsenclaver les modalits de

    la prise de parole, il est cependant possible de constater que les dbats se droulant

    dans les diffrents espaces dexpression prsents sur le Web sont loin de voir

    saffronter, comme lespraient les pionniers dInternet, des changes dides

    prsentant des arguments rationnels conformes lidal de lespace public

    habermassien, comme lexplique Patrice Flichy :

    Les forums sont souvent le sige de ces guerres dinjures (flame wars) o les internautes dfendent violemment des opinions dont ils ne veulent plus dmordre. Pour Mark Poster, les dbats en ligne ne correspondent pas aux caractristiques de lespace public, savoir un dbat entre gaux o les arguments rationnels prvalent et o on cherche laborer une position commune. Internet ne rpond qu la premire caractristique. Les internautes peuvent effectivement changer sur un pied dgalit. Par contre, lchange argument est loin dtre toujours la rgle. Le dbat ne tend pas vers llaboration dune position commune, mais plutt vers une multiplication de points de vue contradictoires

    50.

    Ainsi, nous pouvons constater que si ce dsenclavement a bel et bien permis une

    rallocation de lautorit des citoyens quant aux sujets qui mritent dtre dbattus

    dans lespace public, en opposition au paternalisme des mdias traditionnels qui

    infantilisait les citoyens en imposant les sujets qui mriteraient leur attention, les

    nombreux dbats qui ont lieu sur Internet aboutissent rarement llaboration dune

    position commune prenant en compte les intrts de chacun et susceptible alors

    dtre qualifie dopinion publique. Cette premire constatation nous montre dj que

    le mythe dune dmocratie numrique en ligne est loin dtre sur le point de devenir

    ralit. Si les conditions de lmergence dun espace public informatis sont bien

    runies, lchange sur le Web darguments rationnels permettant de faire avancer le

    dbat public napparat pas, ce jour, dans les faits.

    De ce fait, si nous devons admettre que dsormais, deux espaces publics

    cohabitent et sinfluencent mutuellement, et quil nexiste plus de mdiation pralable

    la diffusion dune information ou lexpression personnelle, force est de constater

    50

    FLICHY, Patrice, Internet et le dbat dmocratique , Rseaux 4/ 2008 (n 150), p. 159-185 [Disponible en ligne : www.cairn.info/revue-reseaux-2008-4-page-159.htm] Consult le 18 juillet 2014.

  • 22

    que toutes les subjectivits qui sexpriment sur la toile ne sont pas bnfiques

    lespace public ni llaboration de ce qui pourrait tre qualifi dopinion publique.

    De nouvelles formes dnoncs circulent aujourdhui sur la toile et le tri de ces

    innombrables informations qui oscillent entre les frontires devenues floues du priv

    et du public devient difficile. Si la disparition des gate-keepers a permis de rendre

    lespace public plus dmocratique, elle a donc galement engendr une confusion

    face aux informations qui mritent lattention de tous.

    Dsormais, la slection et la hirarchisation des informations quil est possible de

    consulter nest plus effectue par les professionnels des mdias, mais par

    linternaute lui-mme qui choisit les informations quil souhaite examiner. Le

    traitement a priori des informations par les professionnels des mdias permettait

    cependant de ne faire circuler dans lespace public que des informations vrifies,

    permettant de construire des opinions sur des faits avrs.

    Lexercice du mtier de journaliste est en effet, comme nous lavons vu, soumis

    certaines rgles dontologiques. La charte de Munich ou Dclaration des devoirs

    et des droits des journalistes signe en 1971 Munich a t adopte par la

    Fdration Europenne des journalistes puis la Fdration Internationale des

    Journalistes et lOrganisation Internationale des Journalistes. Lensemble des

    syndicats de journalistes franais, regroups au sein de lUnion Nationale des

    Syndicats de Journalistes la galement adopte. Cette charte est devenue une

    rfrence internationale en matire de dontologie journalistique et distingue dix

    devoirs et cinq droits des journalistes dont :

    1) respecter la vrit, quelles quen puissent tre les consquences pour lui-mme, et ce, en raison du droit que le public a de connatre ;

    []

    3) publier seulement les informations dont lorigine est connue ou les accompagner, si cest ncessaire, des rserves qui simposent ; ne pas supprimer les informations essentielles et ne pas altrer les textes et les documents ;

    []

  • 23

    8) sinterdire le plagiat, la calomnie, la diffamation, les accusations sans fondement ainsi que de recevoir un quelconque avantage en raison de la publication ou de la suppression dune information51

    Ainsi, selon les rgles dontologiques des journalistes, les informations diffuses

    dans lespace public traditionnel se doivent dtre vraies, vrifies et approuves par

    des sources valides et connues.

    Sur Internet, nous avons vu que le filtre journalistique avait dsormais disparu. Si

    cela a pu engendrer une dmocratisation de lespace dexpression, cela nest pas

    sans consquence quant la vracit des informations qui circulent sur Internet. En

    effet, sur le Web, de fausses informations peuvent facilement circuler, ce qui peut

    conduire une dsinformation voire une manipulation de lopinion.

    Pour illustrer cela, retenons lexemple rcent de la rumeur sur la thorie du

    genre lcole qui a entrain le retrait de lcole de centaines denfants les 24 et

    27 janvier 2014 suite un appel au boycott lanc sur Internet et par SMS par Farida

    Belghoul, militante dextrme droite proche de lessayiste Alain Soral. Cet appel

    affirmait, entre autres, quune ducation sexuelle tait prvue en maternelle la

    rentre 2014 avec dmonstration et apprentissage de la masturbation ds la crche

    ou la halte-garderie52 .

    Ici, Guillaume Brossard, cofondateur de HoaxBuster53 explique que les rseaux

    sociaux et autres canaux viraux ont servi blanchir [lorigine de la rumeur]54 . En

    effet, la forme crite et la possibilit de voir qui sont les destinataires et les metteurs

    des messages qui voquent la rumeur en question ont deux consquences. Tout

    dabord, le support crit est trs persuasif parce quil est assimil une note

    administrative, une circulaire officielle voire au procs-verbal dun vnement rel,

    51

    SYNDICAT NATIONAL DES JOURNALISTES, Dclarations des devoirs et des droits des journalistes , Munich, 1971, [Disponible en ligne : http://www.snj.fr/spip.php?article2016] Consult le 7 aout 2014. 52

    BATTAGLIA, Mattea et LE BARS, Stphanie, Thorie du genre : lappel au boycott qui alarme lcole , Le Monde, [Disponible en ligne : http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/01/29/l-appel-au-boycott-qui-alarme-l-ecole_4356195_3224.html] Publi le 28 janvier 2014, Consult le 7 aout 2014. 53 HOAXBUSTER [Disponible en ligne : www.hoaxbuster.com] Consult le 7 aout 2014. 54

    BROSSARD, Guillaume, Thorie du genre lcole : comment facebook et les SMS servent blanchir la rumeur , Le plus Nouvel Obs [Disponible en ligne : http://leplus.nouvelobs.com/contribution/1138487-theorie-du-genre-a-l-ecole-comment-les-reseaux-sociaux-servent-a-blanchir-la-rumeur.html] Publi le 30 janvier 2014, Consult le 7 aout 2014.

  • 24

    donc son impact auprs des destinataires est plus profond55 quune rumeur qui

    circulerait par exemple loral. De plus, si dans le cas dune rumeur orale on ignore

    le nombre dindividus qui ont eu connaissance, pour la rumeur lectronique, la

    prsence des noms des destinataires successifs, cest--dire le fait que la rumeur a

    dj touch du nombre, la fait basculer dans le domaine de l'irrfutable, car si l'on

    peut contredire un interlocuteur unique, il devient plus difficile de ne pas sincliner

    devant la profusion56 . Ainsi, cest le fait mme quun nombre important dindividus

    ait discut de cette rumeur sur les rseaux sociaux qui a suffi la crdibiliser, faisant

    seffacer lorigine de linformation au profit de la masse.

    Nous voyons donc ici que si Internet a autoris un dsenclavement de lespace

    dexpression qui a permis de redonner une certaine autorit aux citoyens quant aux

    sujets qui devaient tre dbattus, la perte du contrle des informations par les

    mdias traditionnels a pu galement entraner des effets nfastes pour la

    construction de lopinion publique. Tout dabord, lchange darguments rationnels

    assurant de conduire une position commune est souvent loin dtre prsent dans

    les dbats se droulant sur le Web. Ensuite, la perte du contrle a priori des

    informations peut mener une dsinformation de lopinion qui peut avoir de relles

    rpercussions politiques.

    Ainsi, de nouveaux enjeux se dessinent aujourdhui sur Internet, pour le traitement

    et lorganisation de ce dluge dinformations. Aussi, une sourde lutte sorganise

    aujourdhui pour le contrle des outils permettant de hirarchiser a posteriori les

    informations sur le Web57 .

    55 TAIEB, Emmanuel, Persistance de la rumeur , Rseaux 2/ 2001 p. 231-271 [Disponible en ligne : www.cairn.info/revue-reseaux-2001-2-page-231.htm.] Consult le 7 aout 2014. 56

    Idem. 57

    CARDON, Dominique, La dmocratie internet, promesses et limites , op. cit., p.100

  • 25

    B. Slection des informations en ligne : la part

    prescriptive de la technique

    1. ALGORITHMES, LES NOUVEAUX GATE-KEEPERS ?

    La hirarchisation des informations sur Internet est au cur des dbats autour de

    lespace public numrique. Le rseau a longtemps t peru comme le recours qui

    permettrait de smanciper du contrle des lites mdiatiques sur les informations et

    de ractiver les expressions individuelles des citoyens. Mais alors, il convient de se

    demander comment sont justement classes et rendues accessibles les informations

    publies sur lnternet.

    Dans son ouvrage La richesse des rseaux , Yochai Benkler avance lide que

    ce serait lensemble des internautes qui, en publiant et en se citant mutuellement,

    permettraient de faire ressortir les informations pertinentes. Ces liens permettraient

    en effet aux documents de qualit dtre reprs par des algorithmes58

    qui les

    ordonneraient par la suite dans les moteurs de recherche. La visibilit des

    informations serait donc le rsultat dune coproduction des internautes et des outils

    de traitement informatique59.

    Mais alors, comment distinguer la part du travail due la recommandation des

    internautes de celle effectue par traitement automatique ? Quels sont les autres

    soubassements techniques qui rgissent les modes de visibilit du Web ? Pour

    rpondre ces questions, nous nous appuierons majoritairement sur les travaux de

    Dominique Cardon.

    58

    Le terme dalgorithme a t popularis par la prsence de plus en massive du calcul informatique dans nos socits. Il a vu, en mme temps, sa signification stendre. Il dsigne une suite dinstructions et de processus requis pour raliser une tche. Initialement utilis par les mathmaticiens pour dcrire une srie de calculs, le terme sest gnralis pour dsigner les tches automatises de la programmation informatique. Dfinition par CARDON, Dominique, Prsentation , Rseaux 1/ 2013 (n 177), p. 9-21 [Disponible en ligne : www.cairn.info/revue-reseaux-2013-1-page-9.htm] Consult le 7 aout 2014. 59

    BENKLER, Yochai, La richesse des rseaux cit par CARDON, Dominique, Prsentation , Rseaux 1/ 2013 (n 177), p. 9-21 [Disponible en ligne : www.cairn.info/revue-reseaux-2013-1-page-9.htm] Consult le 7 aout 2014.

  • 26

    Si linternaute joue un rle dans le classement des informations, ce sont bien les

    moteurs de recherche qui, in fine, ont la main sur les procds techniques qui vont

    gouverner et hirarchiser les informations prsentes sur le Web en dcidant que

    certaines doivent tre rendues visibles et dautres non. Ainsi, en dcidant de ce qui

    doit tre vu, ils encouragent ou dcouragent la confrontation et la discussion,

    participent la construction de lagenda public et slectionnent les bons

    interlocuteurs60 .

    Ainsi, les algorithmes qui permettent de hirarchiser les informations enferment

    des principes de classement et de vision du monde61 qui vont structurer la manire

    dont les internautes vont pouvoir voir ces informations, ainsi que les itinraires

    numriques quils vont tre amens emprunter. Avec le dveloppement des usages

    et larrive de logiques marchandes, une vritable guerre la visibilit sest lance

    sur Internet. Selon les intrts des uns et des autres, plusieurs critres peuvent

    tre enferms dans les algorithmes : le mrite, laudience, la communaut et la

    vitesse62 .

    Afin de comprendre limportance de la part prescriptive de la technique dans les

    modes de reprsentation des utilisateurs, nous nous intresserons dans un premier

    temps au PageRank de Google, cet algorithme qui analyse les liens et mesure la

    popularit des pages Web dans le but de procder leur classement.

    Sur les pages qui prsentent son entreprise, linstar des propos de Yochai

    Benkler, la firme de Mountain View prsente le PageRank comme un processus

    dmocratique qui fonctionnerait comme un systme de vote et permettrait dlire les

    contenus jugs comme tant les plus pertinents sur Internet :

    La dmocratie fonctionne sur le Web :

    La recherche Google fonctionne, car sa technologie fait confiance aux millions dinternautes qui ajoutent des liens sur leur site Web pour dterminer la valeur du contenu dautres sites. Nous valuons limportance de chaque page Web partir de plus de 200 mesures et de

    60

    CARDON, Dominique, Prsentation , Rseaux 1/ 2013 (n 177), p. 9-21 [Disponible en ligne : www.cairn.info/revue-reseaux-2013-1-page-9.htm] Consult le 7 aout 2014 61

    CARDON, Dominique, La dmocratie internet, promesses et limites , op. cit., p.95 62

    Idem.

  • 27

    diverses techniques, dont notre algorithme brevet PageRank qui dtermine les sites "lus" comme les meilleures sources dinformation via dautres pages du Web

    63.

    Nous voyons bien ici comment, nouveau, Google convoque les imaginaires de la

    dmocratie numrique pour lgitimer ses choix techniques, allant mme jusqu

    comparer les modes de mise en visibilit du Web un processus lectoral.

    Pourtant, nous pouvons considrer qu travers ces processus de lgitimation,

    le PageRank est une machine morale [qui] enferme un systme de valeurs,

    donnant la prminence ceux qui ont t jugs mritants par les autres64 . Ainsi,

    en analysant les discours autour du procd algorithmique qui rgit le classement

    des pages indexes par Google, nous pouvons comprendre comment celui-ci a

    impos au Web un mode de visibilit qui lui est propre et qui ne repose en rien sur un

    processus dmocratique mais sur un jugement moral.

    Ainsi, le moteur de recherche impose sa vision dun monde ditorial objectif et

    neutre. Cette objectivit repose entirement sur un systme mcanique, mis en

    opposition au jugement humain qui tait celui des gate-keepers dans lespace public

    traditionnel jug comme irrmdiablement subjectif. Cette automatisation est donc

    centrale pour Google qui se refuse effectuer des modifications la main qui

    seraient juges comme partiales. Cest donc labsence de jugement possible de la

    part des algorithmes qui est prsente comme garante de la neutralit du dispositif65.

    Aux Webmasters qui interrogent le moteur de recherche pour savoir comment tre

    mieux rfrenc, Google rpond seulement quils doivent dvelopper un site de

    qualit66 afin doptimiser les critres qui permettront aux robots dindexation de lire

    facilement le contenu du site. Ainsi, le systme du PageRank impose sa vision dun

    contenu de qualit en domestiquant les techniques dcritures propres au Web.

    63

    GOOGLE, Dix repres cls [Disponible en ligne : http://www.google.com/about/company/philosophy/] Consult le 7 aout 2014. 64

    CARDON, Dominique, Dans l'esprit du PageRank : Une enqute sur l'algorithme de Google , Rseaux, 2013/1 n 177, p. 63-95. 65

    Ibid. 66

    GOOGLE, Informations supplmentaires concernant la cration dun site de qualit , [Disponible en ligne : https://sites.google.com/site/Webmasterhelpforum/informations-supplementaires-concernant-la-creation-de-sites-de-qualite] Consult le 7 aout 2014.

  • 28

    Lexpression des personnes souhaitant tre entendues par le moteur doit sadapter

    ce que les robots savent en lire67 :

    Ils ont appris la manire dont le robot parcourait les pages du Web : dabord, lURL, puis le titre et les sous-titres, limportance des caractres en gras et en italique, le fait que le PageRank ne garde que la premire ancre dun lien lorsquune mme page est cite plusieurs fois, limportance des tags dans les fichiers images, limpossibilit de crawler les fichiers pdf, etc. Cette intense familiarisation aux moindres procdures de lalgorithme est devenue un savoir-faire dclin en formations, en guides de conseil, et en outils de mesure de la Google-compatibilit des sites

    68 .

    Cependant, en formatant leurs contenus en fonction de lalgorithme, les

    utilisateurs agissent de faon rflexive sur la structure du Web qui se voit ainsi

    formate selon un systme de valeur impos. La neutralit revendique par Google

    se voit ainsi vince par la forme mme du processus mis en place pour la

    rechercher. Ainsi, les rsultats les mieux classs ne seront pas forcment les plus

    mritants, mais ceux qui auront t capables de sadapter aux prescriptions du

    moteur de recherche.

    Le classement des informations ncessite donc des comptences qui ne sont pas

    accessibles tous et qui se situent trs loin du processus dmocratique prn par

    lentreprise, comme en tmoigne le dveloppement du march du rfrencement qui

    a transform une partie du Web en une gigantesque comptition des acteurs

    publiants pour se faire voir des algorithmes69 .

    La mise en place de processus de rfrencement payant est galement un biais

    dans lgalit du classement des informations. Si la volont du moteur de recherche

    est de bien diffrencier visuellement les rsultats de ceux qui ont pay pour leur

    visibilit de ceux dont le rfrencement est considr comme naturel, les processus

    marchands captent tout de mme une part importante du trafic Web qui ne peut alors

    tre considr comme un processus galitaire et dmocratique.

    Le modle mritocratique de Google se voit de plus chahut par larrive sur

    Internet de gros et puissants acteurs comme les entreprises, les mdias traditionnels

    67 CARDON, Dominique, Dans l'esprit du PageRank : Une enqute sur l'algorithme de Google , op.

    cit. 68

    Ibid. 69

    Ibid.

  • 29

    ou les institutions. Connus de tous, ils sont trs vite cits par tous sur le Web et

    attirent eux suffisamment de liens pour prendre la tte des classements70 . La

    hirarchie des informations se voit ainsi domine par des mastodontes, et la visibilit

    donne aux propos de chacun ne prsente finalement que peu de diffrences avec

    celle qui avait lieu dans les mdias traditionnels, leurs critres de lgitimit stant

    ainsi exports dans le monde du Web.

    Ainsi, si sur le Web chacun se voit donner la possibilit de crer du contenu, aussi

    pertinent soit-il, les mthodes de tri et de classement de linformation sont rgies par

    des algorithmes qui, loin dtre aussi neutres que le discours de leurs concepteurs le

    laisse entendre, reproduisent les travers de lespace mdiatique traditionnel.

    2. LES HASARDS DE LORGANISATION SOCIALE DE

    LINFORMATION

    Cependant, lmergence de ce qui a t appel le Web 2.0 a permis de mettre

    en lumire de nouveaux systmes de mdiation de linformation sappuyant sur

    laspect communautaire dInternet. Cette navigation relationnelle permet chacun de

    circuler sur les plateformes numriques partir des sociabilits cres sur diffrents

    outils en ligne.

    A partir de ces traces laisses par leurs amis et les autres utilisateurs du

    rseau, les internautes peuvent circuler entre les informations sans avoir recours aux

    moteurs de recherche. Ainsi, ce sont les espaces relationnels des individus qui vont

    se charger dorganiser les informations, permettant certains contenus mal classs

    par les moteurs de recherche traditionnels et qui forment ce qui est appel la

    longue trane dInternet dtre consults71.

    70

    CARDON, Dominique, La dmocratie internet, promesses et limites , op. cit., p.95 71

    Ibid.

  • 30

    Ainsi, face aux recherches objectives par les moteurs de recherche, ces modes

    de navigation permettent de sappuyer sur les traces laisses par la navigation des

    autres. Ce type de navigation permet lusager de circuler de contenu en contenu

    sans prsupposer de ce quil va trouver, cest--dire sans effectuer de requte a

    priori. Cette dmarche est nomme srendipit. Ce sont donc les agrgats laisss

    par dautres personnes, comme par exemple les tags ou les playlists, qui vont

    permettre de se dplacer dans lespace numrique. Ces dispositifs permettent de

    tenir compte de lide que dans de nombreux cas, les utilisateurs nont pas formul

    dintention pralable leur recherche72. Cest par la proximit de leurs intrts que

    les internautes vont tre capables de se proposer rciproquement des informations

    susceptibles de les intresser :

    En invitant chacun rendre publiques informations et productions personnelles et en dveloppant des fonctionnalits de communication et de partage, ces plateformes offrent des opportunits la constitution de formes collectives sur un mode non-prescriptif et rsolument auto-organis. A leur manire, elles favorisent lmergence dune dynamique de bien commun partir de logiques dintrt personnel en articulant de faon originale individualisme et solidarit

    73 .

    Cependant, il est possible de se demander si ces phnomnes de

    recommandation sappuyant sur ces communauts virtuelles ne peuvent pas faire

    tomber le systme daccs linformation dans un autre travers tout aussi loign de

    tout systme dmocratique.

    En effet, malgr la quantit dinformations disponibles en ligne, les informations

    consultes par les internautes pourraient ne pas tre si diversifies. Si, comme nous

    lavons-vu, le phnomne de srendipit augmente les chances de tomber par

    hasard sur des contenus trs diversifis que lon naurait sans doute pas consult en

    effectuant une recherche sur un moteur ddi, le regroupement de communauts en

    rseaux augmente les chances de se contenter de linformation diffuse par ses

    pairs, entrainant une uniformisation de lopinion dans des entre-soi , participant

    72

    CARDON, Dominique, Le design de la visibilit , Rseaux 6/ 2008 (n 152), p. 93-137 [Disponible en ligne : www.cairn.info/revue-reseaux-2008-6-page-93.htm] Consult le 7 aout 2014. 73

    Ibid.

  • 31

    ainsi au phnomne de balkanisation des opinions sur Internet, phnomne surtout

    observable chez les internautes dont les positions sont juges extrmistes74.

    Ainsi, si la logique de diversit des informations et des opinions est au cur des

    principes qui rgissent le Web et ses imaginaires, nous avons observ ici que les

    mthodes de classement des informations ont tendance ractualiser le systme de

    hirarchisation qui existait dj dans lespace public traditionnel. Ce tri nest toutefois

    plus opr a priori, mais aprs publication. Les phnomnes de sociabilits qui

    investissent le Web permettent cependant de rendre visible les lments qui

    composent la longue trane des contenus faible audience, le phnomne le plus

    radicalement dmocratique de lInternet75 . Cependant, les logiques marchandes

    investissent elles-aussi de plus en plus les territoires de la sociabilit en devenant

    amies avec les internautes, qui adoptent eux-mmes des comportements de

    plus en plus stratgiques pour agir sur les mesures daudience et gagner en

    rputation76 .

    Les plateformes sociales modifient alors elles aussi leurs algorithmes et se

    laissent entraner dans des logiques marchandes qui nuisent la dcouverte de la

    diversit des contenus prsents sur le Web. De plus, les internautes, de plus en plus

    conscients du contre-pouvoir que peuvent leur offrir ces plateformes, se transforment

    en experts et laborent des stratgies pour se faire connatre et devenir influents.

    Aussi, il convient de se demander comment les internautes apprivoisent ces

    nouveaux outils afin de permettre leurs ides et opinions de circuler largement de

    faon se faire entendre dans un espace public qui a vu le volume de ses

    contributions augmenter de faon importante.

    74

    FLICHY, Patrice, Internet et le dbat dmocratique , op. cit. 75

    CARDON, Dominique, La dmocratie internet, promesses et limites , op. cit., p.98 76

    Ibid.

  • 32

    C. Diffusion des informations sur Internet : la viralit

    nest pas un processus galitaire

    1. DECONSTRUIRE LA PRESUPPOSITION DEGALITE

    Katz et Lazarsfeld ont trs tt minimis le rle des medias dans la formation des

    opinions en dveloppant la thorie de la communication double tage. Cette

    thorie avance que ladoption dune opinion ou dun comportement au sein de

    groupes sociaux homognes se ralise en deux temps. Tout dabord, les messages

    diffuss par les mdias sont reus par des leaders dopinion considrs comme

    des autorits influentes au sein de leur groupe. Dans un second temps, ces

    influenceurs vont devenir des prescripteurs auprs des individus qui composent leur

    groupe social dinfluence, permettant lopinion en question dtre adopte

    massivement77.

    La figure du leader dopinion dveloppe par Katz et Lazarsfeld dans leur modle

    de linfluence interpersonnelle se concentre donc autour dune zone sociale

    dinfluence dlimite appele groupe primaire . Ces groupes peuvent tre

    caractriss par leur petite taille, leur dure relative, leur style informel, leurs

    contacts en face face et leurs finalits plus ou moins spcialises78 . La figure du

    leader dopinion se voit ainsi accorder une lgitimit dans des domaines plus ou

    moins restreints dans lesquels une expertise particulire lui est reconnue.

    Cependant, ces processus dinfluences sont fonds sur une crdibilit acquise

    dans les interactions de la vie quotidienne79 .

    Dsormais, sur Internet, les schmas de diffusion de linformation ne fonctionnent

    plus uniquement selon le partage dinformations entre interlocuteurs connus. Cest

    pourquoi il est ncessaire de se rapproprier les schmas et les analyses de la

    77

    RAMPON, Jean-Michel, Elihu KATZ et Paul L. LAZARSFELD (1955/2008), Influence personnelle. Ce que les gens font des mdias , Communication Vol. 29/1, 2011 [Disponible en ligne : http://communication.revues.org/2550] Publi le 04 octobre 2011, consult le 08 aot 2014. 78

    PASQUIER, Dominique, Les jugements profanes en ligne sous le regard des sciences sociales , Rseaux 1/ 2014 (n 183), p. 9-25 [Disponible en ligne : www.cairn.info/revue-reseaux-2014-1-page-9.htm.] Consult le 8 aout 2014. 79

    Ibid.

  • 33

    circulation de linformation au prisme de lInternet et des rseaux sociaux pour

    comprendre comment peuvent sy propager les diffrents contenus.

    Ltude des mcanismes de diffusion des informations sur Internet sattache donc

    dgager comment certains individus sont capables de permettre leurs ides

    dtre diffuses massivement. Sil est difficile de mesurer concrtement lactivit

    gnre par un contact particulier dans la diffusion dune opinion, on peut tout de

    mme penser que sur Internet, ce qui peut caractriser un influenceur serait sa

    propension susciter la discussion80. Sur ce point, un parallle peut donc tre fait

    avec les mdias traditionnels et la notion dagenda setting que nous avons dj

    voque auparavant.

    Alban Martin nomme gocratie cette facult dinfluence, consistant faire

    entendre sa voix plus que celle du voisin81 quil dfinit comme une prise plus

    directe sur la production de la volont gnrale lors de la dlibration entre

    reprsentants, via lappropriation personnelle de la cration dune opinion

    publique82 . Ainsi, la diffusion dune ide sur le Web orchestre par une minorit

    pourra avoir une influence notable sur les termes du dbat qui concernent tous les

    citoyens.

    Si aujourdhui tout le monde peut sexprimer sur le rseau, on ne peut pas

    considrer que tous les citoyens ont la possibilit de faire rsonner leur voix de

    manire gale, et de se faire entendre du plus grand nombre. Ce qui caractrise les

    individus capables de se transformer en leaders dopinions et de faire circuler

    largement leurs ides, outre les personnalits publiques et politiques dj connues

    grce aux mdias traditionnels qui par leur popularit prcdemment acquise ont

    une influence sur ceux qui les suivent sur Internet, est la comprhension des codes

    de communication propres au rseau.

    Lexemple des pigeons , ces entrepreneurs en colre contre les rformes de la

    fiscalit induites par le Budget 2013, est ce titre une bonne illustration. Initi sur les

    rseaux sociaux, ce mouvement qui se revendiqu[ait] anonyme, non organis, sans

    80

    BOULLIER, Dominique et LOHARD, Audrey. Chapitre 3. Le sourcing In Opinion mining et Sentiment analysis : Mthodes et outils , op. cit. 81

    MARTIN, Alban, Egocratie et Dmocratie. La ncessit de nouvelles technologies politiques , op. cit. p.12 82

    Ibid, p.66

  • 34

    objectif ni financement et apolitique83 a rapidement pris de lampleur avant dtre

    relay par les mdias traditionnels. N dune conversation prive sur Facebook84 le

    28 septembre 2012, ce mouvement sest rapidement organis afin dorchestrer sa

    propagation. Trs vite, une page Facebook est cre, suivie dun compte Twitter et

    dun site Internet. Le hashtag #geonpi va par la suite tre largement diffus par de

    nombreux auto-entrepreurs85, jusqu ce que les mdias traditionnels semparent

    leur tour du sujet. En effectuant une recherche personnalise sur Google avec le mot

    cl pigeons , nous pouvons constater que de nombreux articles de mdias

    traditionnels en ligne ont t publis entre le 1er et le 4 octobre 2012, soit trois jours

    aprs la naissance de ce mouvement de protestation en ligne, comme par exemple

    sur le site du Monde86 le 1er octobre, ou encore sur le site de Libration87 le 2 octobre

    ou du Figaro88 le 4 octobre.

    Toutefois, le succs de ce mouvement n sur Internet ne semble pas tre le fruit

    du hasard. En effet, le site Internet defensepigeons.org a t enregistr par une

    agence de communication, Yopps89, dont le Web et les rseaux sociaux sont les

    domaines dexpertise. Les pages Facebook et Twitter ont t cres par Fabien

    Cohen et Carlos Dias, respectivement patron de Whoozer 90 et fondateur de

    BlueKiwi9192. Nous voyons bien ici que le buzz engendr par le mouvement des

    83

    RAYMOND, Gregory "Pigeons" : d'un change Facebook au recul du gouvernement, autopsie d'un buzz , Huffington Post [Disponible en ligne : http://www.huffingtonpost.fr/2012/10/04/pigeons-geonpi-entrepreneurs-buzz-moscovici_n_1939291.html] Publi le 4 octobre 2012, Consult le 18 juillet 2014 84

    SAMUEL, Laurent Pigeons, gense dune mobilisation efficace , Le Monde [Disponible en ligne : http://www.lemonde.fr/politique/article/2012/10/04/pigeons-genese-d-une-mobilisation-efficace_1770123_823448.html] Publi le 4 octobre 2012, Consult le 18 juillet 2014 85

    RAYMOND, Gregory "Pigeons" : d'un change Facebook au recul du gouvernement, autopsie d'un buzz , Huffington Post [Disponible en ligne : http://www.huffingtonpost.fr/2012/10/04/pigeons-geonpi-entrepreneurs-buzz-moscovici_n_1939291.html] Publi le 4 octobre 2012, Consult le 18 juillet 2014 86

    SAMUEL, Laurent, Pigeons, la grogne des entrepreneurs gagne la toile , Le Monde [Disponible en ligne : http://www.lemonde.fr/economie/article/2012/10/01/pigeons-la-grogne-des-entrepreneurs-gagne-la-toile_1768408_3234.html] Publi le 1er octobre 2012, Consult le 18 juillet 2014 87

    ALBERTINI, Dominique, Entrepreneurs, des pigeons pas si plums , Libration [Disponible en ligne : http://www.liberation.fr/economie/2012/10/02/entrepreneurs-des-pigeons-pas-si-plumes_850287] Publi le 2 octobre 2012, Consult le 18 juillet 2014 88

    LE GALES, Yann et CHAPERON, Isabelle, La rvolte fiscale des patrons des start-up se rpand , Le Figaro [Disponible en ligne : http://www.lefigaro.fr/entrepreneur/2012/10/03/09007-20121003ARTFIG00702-la-revolte-fiscale-des-entrepreneurs-est-allumee.php?cmtpage=0#comments-20121003ARTFIG00702] Publi le 4 octobre 2012, Consult le 18 juillet 2014 89

    YOPPS [Disponible en ligne : http://www.yopps.fr/] Consult le 18 juillet 2014 90

    Whoozer est une application mobile de rseau social de proximit 91

    BlueKiwi est un rseau social dentreprise

  • 35

    pigeons na pas t gnr par nimporte qui, mais a t cr par une minorit

    capable de sappuyer sur leur expertise et leur matrise des codes de communication

    du rseau pour diffuser largement leurs ides et peser sur le dbat public.

    Remarquons quau final, leurs revendications ont t prises en compte par le

    gouvernement qui a modifi son projet de loi.

    De la mme manire, la diffusion de la campagne Bring Back Our Girls cite

    prcdemment na rellement t massive qu partir du moment o celle-ci a

    commenc tre reprise par des personnalits publiques et politiques qui ont permis

    de diffuser largement le message pour en faire un sujet central de lagenda

    mdiatique, linstar de la premire dame des Etats-Unis.

    Cette aptitude de quelques-uns focaliser lattention du plus grand nombre sur

    leurs prises de parole fait donc tomber la prsupposition dgalit propre aux

    imaginaires dInternet. Toutes les prises de paroles ne sont pas galitaires sur le

    rseau, et tout le monde nest pas capable de se faire entendre de la mme manire.

    Pour se faire entendre il faut tre capable de matriser techniquement le rseau et

    connatre les modalits de la diffusion virale dune information. De plus, la

    valorisation excessive de la prise de parole en ligne fait oublier que sont exclus, de

    fait, tous ceux qui ne participent pas ou nont pas accs au rseau.

    Lide selon laquelle, la multiplication des opinions sur un mme sujet tend

    rduire la part de subjectivit individuelle et garantit une meilleure fiabilit du

    jugement93 est donc exclure car elle occulte certains effets lis au rseau quant

    la trs ingale participation des internautes :

    Les mondes de lvaluation nchappent pas la loi de puissance qui rgit la plupart des univers du Web 2.0. Il y a un fort dsquilibre dans lintensit de la pratique, avec un petit nombre dinternautes trs actifs opposs un grand nombre dautres qui ninterviennent que ponctuellement

    94 .

    92

    SAMUEL, Laurent Pigeons, gense dune mobilisation efficace , Le Monde [Disponible en ligne : http://www.lemonde.fr/politique/article/2012/10/04/pigeons-genese-d-une-mobilisation-efficace_1770123_823448.html] Publ