Manuel, l'enfant rêve - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782234043732.pdf · Il...

12

Transcript of Manuel, l'enfant rêve - excerpts.numilog.comexcerpts.numilog.com/books/9782234043732.pdf · Il...

A Bethsabée, à Victor,

à Jérémie.

M ) N lul E L � . 1 ; iïU W> -t t'i't

Il a été tiré de cet ouvrage, trois cents exemplaires de luxe: 250 exemplaires numérotés de 1 à 250 et

50 exemplaires hors commerces, numérotés de HC I à HC L, sur Job 200 g. Une sérigraphie sur métal, incrustée en première de couverture, et un encart 3 volets, sérigraphié, sur Arches 88, signé par les auteurs, ont été édités pour ce tirage.

© 1994, ÉDITIONS STOCK.

CONCEPTION GRAPHIQUE : KATELL POSTIC

PHOTOGRAVURE: INTEGRAL - PARIS

IMPRESSION: I M E , 25110 BAUME-LES-DAMES, FRANCE

N ° D'ÉDITION : 3 9 2 5

FAÇONNAGE : A G M

DÉPÔT LÉGAL : NOVEMBRE 1994

5 4 - 4 0 - 4 3 7 3 . 0 1 / 4

I S B N 2 . 2 3 4 . 0 4 3 7 3 . 5

REMERCIEMENTS

KATELL POSTIC, QUI A CRÉÉ LA MAQUETTE DE CE LIVRE,

JEAN-PIERRE LAGIEWSKI, PHOTOGRAPHE QUI A RÉALISÉ LES EKTAS DES ILLUSTRATIONS FINALES, NICOLAS CRESPY POUR UN PETIT DÉTAIL,

RICHARD DREESENS POUR SA RECHERCHE SUR LES DOCUMENTS PHOTOGRAPHIQUES CONCERNANT L'INDE, A P M POUR L'AUTORISATION

DU « DÉTOURNEMENT » DE LA PHOTO DE LA COURSE DE CHARS DE BEN-HUR (W. WYLER).

TOUTES LES PHOTOS DE CITÉS SONT DE PHILIPPE DRUILLET: BOBIGNY-LES COURTILLIÈRES, DRANCY, LA COURNEUVE, STAINS, SAINT-DENIS.

D'AUTRE PART, PHILIPPE DRUILLET S'EST INSPIRÉ - EN LES DÉTOURNANT GRAPHIQUEMENT - DES DOCUMENTS INDIENS FIGURANT DANS LES

DEUX LIVRES SUIVANTS : A JOURNEY THROUGH INDIA (ED. LUSTRE PRESS P V T L T D ) ; CALCUTTA, CITY OF LOVE, BOB TURNER/ HÉLÈNE ROGERS

(ED. TRIP EPSOM). LE POINT DE DÉPART DE L'IMAGE DES DAUPHINS EST UNE PHOTO ANGLAISE NON SIGNÉE.

MERCI À TOUS. > / 4,

M A N U E L l' e n f a n t - r ê v e

texte de Jacques Attali dessins de Philippe Druillet

Stock

MANUEL se réveille en sueur,

épuisé. Comme si une moitié de

son esprit brutalement arrachée au sommeil, l 'autre restait de

l'autre côté du rêve. Ce n'est pas

la première fois qu'il éprouve

cette sensation. Il s'inquiète.

Perdra-t-il ainsi chaque nuit un

peu de lui-même, jusqu'à n'être

plus rien? Sa montre indique cinq heures et demie. Se rendor-

mir ? Impossible. Attendre. Il aime

l'obscurité. Elle l 'enveloppe, le protège, le laisse libre de s'envoler à tous les vents, de combattre des

ennemis dociles. Tout à l 'heure,

quand sa mère ouvrira les rideaux, il fera jour. Il ne pourra plus ignorer le vieux papier peint parsemé de triangles beiges et de cercles noirs, la fenêtre minuscule, et, au-delà, les bâtiments

alignés comme des boîtes de conserve sur les étagères d'une grande surface. La lumière en- vahira l'univers ordinaire d'un petit garçon de banlieue.

Vite, il devra s'habiller, préparer un car- table trop lourd, dévaler l'escalier malodorant, traverser la cité de pierre et de néon pour en- trer, après dix minutes d'une marche de plomb, dans la cour d'un collège qui ne fut jamais neuf sans être tout à fait vieux.

Manuel écoute les bruits d'eau et de mé- tal des entrailles de l'immeuble. A côté de sa

chambre, ses parents dorment

encore. Bientôt, son père partira

s'arrimer à son emploi de comp-

table dans un grand immeuble de verre et de métal. Le soir, il dé-

rivera en un voyage solitaire,

scotché à la télévision jusqu'à tomber de sommeil. Manuel dé-

teste ceux de ses camarades qui, le matin, enthousiastes, racontent leurs conversations familiales

de la veille. D'une façon générale,

il fuit ceux qui ont quelque chose

à raconter. Lui, rien. A personne. Jamais. C'est sans doute cela,

être pauvre. Misérable aurait au

moins quelque chose d'exceptionnel. Non, il

est seulement pauvre, anonyme, sans histoire.

Il ne peut se rendormir, rallume la petite lampe au bord du lit et détaille sa chambre.

Laide à force d'être banale. Au lieu du

papier peint fané, il rêve d'un tissu bleu où ses

idoles s'agiteraient, en couleurs fluo : Magic

Johnson, Shaquille O'Neal, Michael Jordan.

Sur la porte de la salle de bains, il y aurait un

vrai panier, pour s'entraîner au basket. Dans le

renfoncement, au lieu de la petite table bancale,

une grande console d'ordinateur comme au

collège. Et sur le sol?... Une moquette toute blanche. Il la voit.

Sursaut. Le réveil sonne les sept heures.

Les rideaux sont ouverts. Il se lève, les yeux

encore mi-clos, et se précipite dans la salle de

bains. A cette heure, sa mère l'attend déjà à la

cuisine pour le petit déjeuner. Il prend sa douche, puis retourne vers sa chambre. Un

choc... Impossible. Vertige! Il découvre très exactement ce qu'il a imaginé juste avant l'aube : les basketteurs sur le mur, la console, la moquette, tout est là. Impossible...

Il ferme les yeux, les rouvre : la vision persiste. Après bien des hésitations, il ose toucher le

panier : il est bien réel. Il remarque à ses pieds un ballon qu'il peut saisir, lancer, faire rebon- dir. Rêve-t-il ? Non. Il est réveillé, c'est certain.

D'ailleurs, quand on rêve, on ne se dit jamais qu 'on rêve... Donc, il est réveillé. Malade?

Non plus. Il se sent peut-être plus flou, plus lent qu'à l'ordinaire.

Il hésite, figé entre la chambre et la salle

de bains. Puis, poussé par un désir irrépres- sible, il ferme les yeux et imagine : une grande baignoire ronde, deux lavabos de marbre rose, un peignoir immaculé, des savons odorants, des fioles de parfum, des sels, tout ce dont

rêve sa mère depuis toujours. Il se moque de lui-même : idiot ! Absurde... Mais pourquoi

pas ? S'il a pu bouleverser sa chambre, pour-

quoi pas la salle de bains?... Il n'ose rouvrir les

yeux, puis se décide. Rien. Haussement

d'épaules. Découragement. Et puis dernier

essai, cette fois les yeux ouverts. Un choc : tout

se met en place exactement au moment où il

l'imagine. Chaque idée traversant son esprit est comme un minuscule morceau de réalité

n'attendant que son bon vouloir pour se ma- térialiser, là, devant lui. Ahuri, il décide alors

de tout effacer, vite, pour ne pas avoir à y croire. Pour ne pas déclen- cher de cataclysme. La salle de bains remise en état, sans qu'il sache trop comment, il revient vers sa chambre

où la métamorphose persiste: le tissu, la moquette, la console, le pa- nier, le ballon sont toujours là. Seul son lit est intact. Le transformer, lui

aussi? Voyons: plus long, plus large... Non: moins long, plus haut, des pieds en forme de Cyborg, avec un couvre-lit jaune, non, bleu... Et des dessins de science-fiction par- tout... Là encore, tout apparaît au gré de son imagination.

Bien sûr, il y a une explication. Il la trou- vera. Il a juste besoin d'un peu de temps pour reprendre ses esprits.

- Manuel ! Mais qu'est-ce que c'est que tout ça ?...

Il sursaute : sa mère est derrière lui, pé- trifiée, promenant des yeux exorbités sur la chambre. Elle voit donc aussi ce qu'il voit ? Elle est entrée dans son rêve ? Mais alors, il peut transformer vraiment la réalité ? Pas seulement l'imaginer, comme le font tous les enfants, le soir dans leur lit, en se racontant des histoires, mais la bouleverser aussi aux

yeux des autres ?... Il doit y avoir une raison à cela. Il faudra la découvrir. Mais, pour l'ins- tant, personne ne doit savoir. Surtout pas sa mère !

Tout effacer. Le regard froncé, dans un extrême effort mental, il remet la chambre

en l'état. Approximativement : il a oublié la

console, il la supprime. Ne sait plus très bien

quoi mettre à la place. Panique ! Mais de quelle couleur était donc la table ?... Les meubles avec

lesquels il a vécu toute sa vie, il n'en connaît

plus rien; il n 'en a peut être même jamais rien

su. Il réussit enfin, dans une crispation qui semble lui lacérer le cerveau, à restaurer l'ordre ancien.

Dans le regard incrédule de sa mère, il lit

que tout cela n'a duré qu'une fraction de se-

conde. En tout cas, un temps assez bref pour

que, choquée par l'absurdité à peine entr'aper-

çue, elle refuse et gomme son propre souvenir.

Devant son désarroi, Manuel risque :

- Qu'est-ce que tu as, maman ? Pourquoi me regardes-tu comme ça ?

Long silence. La jeune femme - presque vieille ce matin - laisse errer un sourire vide

sur son fils et sur la pièce.

- Non, rien, j'ai mal dormi. Une affreuse

migraine depuis hier soir. C'est très doulou-

reux. Allez, dépêche-toi, tu vas encore être en retard !

Elle sort. Soulagement : son secret est

sauvegardé. A moins qu'il n'ait rêvé ? Qu'il

n'ait fait qu'échapper à son sommeil en même temps que sa mère ?

Tout est possible, même si rien n'est vraisemblable.