Maitre Ekhart

254
UNIVERSITÉ LIBRE DE BRUXELLES, UNIVERSITÉ D'EUROPE DIGITHÈQUE Université libre de Bruxelles ___________________________ DIERKENS Alain, BEYER DE RYKE Benoît, « Maître Eckhart et Jan van Ruusbroec. Etudes sur la mystique « rhéno-flamande » (XIIIe- XIVe siècle) », in Problèmes d’histoire des religions, Volume 14, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2004. ___________________________ Cette œuvre littéraire est soumise à la législation belge en matière de droit d’auteur. Elle a été publiée par les Editions de l’Université de Bruxelles http://www.editions-universite-bruxelles.be/ Les règles d’utilisation de la présente copie numérique de cette œuvre sont visibles sur la dernière page de ce document. L'ensemble des documents numérisés mis à disposition par les Archives & Bibliothèques de l'ULB sont accessibles à partir du site http://digitheque.ulb.ac.be/ Accessible à : http://digistore.bib.ulb.ac.be/2012/i2800413476_000_f.pdf

description

mystique, chrétien

Transcript of Maitre Ekhart

  • U N I V E R S I T L I B R E D E B R U X E L L E S , U N I V E R S I T D ' E U R O P E

    DIGITHQUE Universit libre de Bruxelles

    ___________________________

    DIERKENS Alain, BEYER DE RYKE Benot, Matre Eckhart et Jan van Ruusbroec. Etudes sur la mystique rhno-flamande (XIIIe-XIVe sicle) , in Problmes dhistoire des religions, Volume 14, Bruxelles, Editions de lUniversit de Bruxelles, 2004.

    ___________________________

    Cette uvre littraire est soumise la lgislation belge en

    matire de droit dauteur.

    Elle a t publie par les Editions de lUniversit de Bruxelles

    http://www.editions-universite-bruxelles.be/

    Les rgles dutilisation de la prsente copie numrique de cette uvre sont visibles sur la dernire page de ce document.

    L'ensemble des documents numriss mis disposition par les Archives & Bibliothques de l'ULB sont accessibles partir du site

    http://digitheque.ulb.ac.be/

    Accessible : http://digistore.bib.ulb.ac.be/2012/i2800413476_000_f.pdf

  • Centre interdisciplinaire d'tude des religions et de la lacit (CIERL)

    Directeur : Jean-Philippe Schreiber Directeurs-adjoints : Anne Morelli et Jean-Luc Solre

    Illustration de couverture : d'aprs une peinture figurant au folio 68 verso de l'Eocemphxr de Henri Suso, Strasbourg, B.N.U.S., MS 2929.

  • Matre Eckhart et Jan van RuusbroecEtudes sur la mystique rhno-flamande (Xnie-XIVe sicle)

  • Dans la mme srie

    1. Religion et tabou sexuel, d. Jacques Marx, 1990

    2. Apparitions et miracles, d. Alain Dierkens, 1991

    3. Le libralisme religieux, d. Alain Dierkens, 1992

    4. Les courants antimaonniques hier et aujourdhui, d. Alain Dierkens, 1993

    5. Pluralisme religieux et lacits dans lUnion europenne, d. Alain Dierkens, 1994

    6. Eugne Goblet dAlviella, historien et franc-maon, d. Alain Dierkens, 1995

    7. Le penseur, la violence, la religion, d. Alain Dierkens, 1996

    8. Lantimachiavlisme, de la Renaissance aux Lumires, d. Alain Dierkens, 1997

    9. Lintelligentsia europenne en mutation 1850-1875. Darwin, le Syllabus et leurs consquences, d. Alain Dierkens, 1998

    10. Dimensions du sacr dans les littratures profanes, d. Alain Dierkens, 1999

    11. Le marquis de Gages (1739-1787). La franc-maonnerie dans les Pays-Bas autrichiens, d. Alain Dierkens, 2000

    13. La sacralisation du pouvoir. Images et mises en scne, d. Alain Dierkens et Jacques Marx, 2003

  • Matre Eckhart et Jan van RuusbroecEtudes sur la mystique rhno-flamande (Xme-XIVe sicle)

    EDI TE P A R A L A I N D I E R K E N S ET B E N O I T B E Y E R DE R Y K E

  • Publis avec le concours de la Direction gnrale de lenseignement suprieur et de la recherche scientifique de la Communaut Wallonie-Bruxelles

    ISBN 2-8004-1347-6 D/2004/0171/17 2004 by Editions de lUniversit de Bruxelles Avenue Paul Hger 26 - 1000 Bruxelles (Belgique) [email protected] www.editions-universite-bruxelles.be Imprim en Belgique

  • Note de lditeur de la collection

    A lain D ie rk e n s

    Depuis une quinzaine d annes, la trs grande majorit des volumes des Problmes d histoire du christianisme, auxquels ont succd en 1991 les Problmes d histoire des religions, regroupent les textes des communications prsentes lors des colloques annuels de lInstitut d tude des religions et de la lacit de lUniversit libre de Bruxelles. La toute rcente modification structurelle des organismes universitaires de recherche et d enseignement en Communaut franaise de Belgique (Communaut Wallonie-Bruxelles) concerne aussi le vnrable Institut d tude des religions et de la lacit fond en 1965 linitiative de Charles Delvoye et de Jean Praux.

    Recentr sur les activits de recherches, le nouveau CIERL (Centre interdisciplinaire d tude des religions et de la lacit ; www.ulb.ac.be/philo/cierl) a repris certaines entreprises de lInstitut et en a dvelopp d autres. Ainsi est organis un sminaire international d histoire religieuse compare, dont les premiers rsultats ont fait l objet du prcdent volume des Problmes d histoire des religions (La sacralisation du pouvoir. Images et mises en scne, coordonn par Jacques Marx). Les contributions relatives au thme actuel du Sminaire, la thologie de la guerre (sous la direction de Jean-Philippe Schreiber), devraient, elles aussi, tre regroupes et faire lobjet d un prochain volume des PHR.

    Le prsent livre, consacr Matre Eckhart et Jan van Ruusbroec. Etudes sur la mystique rhno-flamande (XIIIe-XIVe sicle) a t entirement conu par Benot Beyer de Ryke, qui en a tabli le sommaire, a pris contact avec les auteurs pressentis, assur le suivi ditorial et rdig lintroduction thmatique. Ce philosophe et historien mdiviste, assistant l ULB, achve une thse de doctorat sur les encyclopdies mdivales ; il est lui-mme spcialiste de Matre Eckhart, qui il a consacr un beau petit livre paru aux ditions Ousia en 2000 et un autre, qui vient de paratre aux ditions Entrelacs. Il tmoigne d un dynamisme incontestable dans le domaine scientifique et culturel, depuis les programmes de France Culture, le rseau Mnestrel (Mdivistes

  • 8 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    sur lInternet : sources, travaux, rfrences en ligne ; http://web.ccr.jussieu.fr/urfist/ mediev.htm) et le Rseau des mdivistes belges de langue franaise (www.ulb.ac.be/ philo/rmblf) jusquau secrtariat de lUnit de recherches en histoire mdivale de lULB (www.ulb.ac.be/philo/urhm).

    Ce volume, trs homogne, s inscrit dans un secteur particulirement vivant de la recherche, lintersection entre histoire, philosophie et religion la fin du Moyen Age. Il annonce le prochain colloque du CIERL, lui aussi conu par Benot Beyer de Ryke : Mystique : la passion de l Un, de l Antiquit nos jours (9-11 dcembre 2004), dont les Actes formeront le tome XV (2005) des Problmes d histoire des religions.

  • INTRODUCTION

    Entre Rhin et Escaut : la mystique rhno-flamande

    (XIIIe-XIVe sicle)

    B enot B e y e r d e R y k e

    Le courant spirituel des XIIIe et XIVe sicles que lon a coutume de dsigner par lexpression de mystique rhno-flamande 1 regroupe en ralit deux ensembles distincts, puisant aux mmes sources mais allant parfois dans des directions opposes : une tradition allemande , reprsente par la bguine Mechtilde de Magdebourg et surtout par les dominicains Matre Eckhart, Henri Suso et Jean Tauler ; et une tradition flamande , illustre par la bguine Hadewijch dAnvers, par lanonyme Hadewijch II, par la moniale cistercienne Batrice de Nazareth, et par les chanoines augustins Jan van Ruusbroec et Jan van Leeuwen. Les tudes sur ces auteurs tant en plein essor, en particulier sur les Rhnans (Eckhart, Suso, Tauler) et sur Ruusbroec, il nous a paru intressant de rassembler dans cet ouvrage plusieurs contributions portant sur quelques aspects majeurs de la recherche actuelle 2. Si, aprs quelques hsitations, nous avons finalement opt pour une publication commune regroupant des travaux sur certains des mystiques rhnans et flamands , nous n avons pas voulu passer sous silence les diffrences qui existent entre ces auteurs, diffrences que lexpression historiographique quelque peu impropre de mystique rhno-flamande risque prcisment de gommer. D o, vers la fin de louvrage, un article critique propos de la notion de mystique rhno-flamande , notion qui a cependant prsid au rassemblement de ces articles. Pour plus de clart, nous avons regroup les contributions sur les mystiques rhnans ou allemands dans la premire partie du livre, la plus volumineuse, rservant la seconde partie Ruusbroec, ainsi qu la remise en cause de la notion de mystique rhno-flamande et l instrumentalisation de Ruusbroec par la propagande allemande dans le courant du XXe sicle, fonde prcisment sur les rapports rels ou supposs entres les mystiques allemands et flamands . Dans la mesure du possible, nous nous sommes efforcs de suivre un plan chronologique et, l intrieur de celui-ci, thmatique. Deux ensembles donc, de

  • 1 0 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    tailles ingales puisque le premier est nettement plus important, qui refltent les deux composantes de la mystique rhno-flamande .

    Le prsent ouvrage est largement redevable lapport de lEquipe de recherche sur les mystiques rhnans (ERMR) que dirige Marie-Anne Vannier lUniversit de Metz (aprs lavoir dirige Strasbourg) et dont les liens avec lULB sont trs nourris. LEquipe de recherche sur les mystiques rhnans rassemble des universitaires uvrant au sein des Universits de Metz, Strasbourg, Bruxelles et Lyon. Son objectif est d approfondir la connaissance des mystiques rhnans : Matre Eckhart, Jean Tauler, Henri Suso et Rulman Merswin, en tirant profit des ressources disponibles Strasbourg (lun des principaux foyers de la mystique rhnane au XIVe sicle) et en suscitant des changes avec les autres centres de l axe Rhin. Que les membres de cette quipe, commencer par sa directrice, soient ici remercis de leur participation. Bien entendu, nous souhaitons remercier aussi les autres collaborateurs de ce volume qui n appartiennent pas cette quipe. Si ce dernier est russi, c est en bonne partie cette synergie entre des auteurs venus de diffrents horizons quil le doit. Par ailleurs, il faut galement remercier le professeur Alain Dierkens, qui a accept d accueillir ce volume dans la collection des Problmes d histoire des religions quil dirige, ainsi que Michle Mat, directrice des Editions de lUniversit de Bruxelles, et Betty Prvost, pour leur travail ditorial.

    Depuis un quart de sicle environ, les tudes eckhartiennes sont en plein essor 3. Les travaux bibliographiques de Niklaus Largier permettent d en prendre toute la mesure. Auteur en 1989 d une bibliographie sur Eckhart (Bibliographie zu Meister Eckhart, publie Fribourg, en Suisse) qui reprenait tout ce qui avait paru sur Matre Eckhart depuis 1800, Niklaus Largier n a cess depuis de suivre la production littraire sur le Thuringien. Il en a ainsi rendu compte dans trois articles ou bulletins bibliographiques : en 1995, dans la Zeitschrift fu r deutsche Philologie (pour la priode allant de 1980 1993), en 1998 dans les Recherches de thologie et philosophie mdivales (pour les annes 1990 1997) et, toujours en 1998, dans The Eckhart Review. Depuis lors, Niklaus Largier publie chaque anne un supplment bibliographique dans The Eckhart Review. Pour une cartographie de la recherche sur le matre rhnan, on se reportera donc aux publications de Largier. Notons en outre que les colloques et autres vnements scientifiques organiss sur Eckhart au cours de ces deux dernires dcennies ont t nombreux. Il ne saurait tre question den reprendre la liste ici. Nous voudrions cependant en rappeler deux. Il y a environ une quinzaine dannes, l initiative d un dominicain anglais, une commission rassemblant diffrents spcialistes s est runie. Le rsultat de leurs travaux a t publi en 1992 dans un gros volume, dit par Heinrich Stimimann et Ruedi Imbach sous le titre latin Eckardus Theutonicus, homo doctus et sanctus, soit en franais : Eckhart teutonique, homme docte et saint . Ce titre montre assez que pour eux, Eckhart devrait tre non seulement rhabilit mais galement canonis ! Enfin, il convient de signaler qua eu lieu en 2003 un grand colloque sur Eckhart Erfurt (Meister Eckhart in Erfurt), organis par Andreas Speer loccasion du 700e anniversaire de larrive d Eckhart dans cette ville en tant que premier prieur provincial de la province de Saxe en 1303 (Eckhart avait bien sr dj sjourn de longues annes Erfurt, d abord au cours de son noviciat, ensuite comme prieur du couvent des dominicains). Ce

  • INTRODUCTION 11

    colloque a soulign limportance dcisive du temps pass par Eckhart Erfurt, temps qui jusque-l avait t quelque peu nglig.

    La recherche eckhartienne dans lespace francophone a bnfici ces dernires annes des travaux mens au sein de lEquipe de recherche sur les mystiques rhnans. Depuis le numro spcial de la Revue des sciences religieuses sur Les mystiques rhnans (1996), dirig par Marie-Anne Vannier, les manifestations scientifiques organises par cette quipe se sont multiplies, avec notamment un grand colloque Strasbourg en 2001 pour le 700e anniversaire de la naissance de Jean Tauler et, en 2004, un colloque Metz sur la naissance de Dieu dans lme chez Eckhart et Nicolas de Cues. Ce dernier thme tant, selon Marie-Anne Vannier qui a rassembl les actes de ces colloques, le cur de l uvre d Eckhart . Or c est prcisment avec un article sur les nouvelles perspectives sur la naissance de Dieu dans lme chez Eckhart que Marie-Anne Vannier nous fait l honneur d ouvrir ce volume. Cette nouvelle lecture d Eckhart sappuie sur les Sermons 101 104, qui ont t reconnus comme authentiques par Georg Steer au terme d un long travail philologique et qui viennent dtre publis par lui en allemand dans ldition critique, chez Kohlhammer Stuttgart (2002-2003), et en traduction franaise par Grard Pfister avec la collaboration de Marie-Anne Vannier aux ditions Arfuyen (2004). Il s agit, Marie-Anne Vannier le souligne, d un vnement pour les tudes eckhartiennes. Dans ces quatre sermons, auxquels il faut joindre les Sermons 105 et 106, on trouve un petit trait de la naissance de Dieu dans lme . Dans ces sermons, Eckhart apparat comme un penseur authentiquement chrtien : le thme de la naissance de Dieu dans lme ayant le sens d une Incarnation continue 4, puisqu lvnement historique de l Incarnation rpond la naissance actuelle du Verbe dans lme du chrtien. Selon les mots d Irne ou dAthanase : Dieu sest fait homme pour que lhomme devienne Dieu . Ou pour reprendre lexpression de Maxime le Confesseur, souvent cite par Matre Eckhart : il faut devenir par grce ce que Dieu est par nature . C est l le sens de ces sermons, prchs dans le cadre de la priode de Nol, et c est l aussi l apport mme du christianisme. Eckhart termine ce cycle de quatre sermons sur la naissance de Dieu dans lme par une mditation trinitaire. En portant laccent sur ces sermons et sur leur contenu incamationiste et trinitaire, Marie-Anne Vannier entend rappeler la spcificit proprement chrtienne de Matre Eckhart, que risquent de faire oublier des versions New Age, bouddhiste ou exclusivement philosophique de sa pense. Mme si d autres approches sont possibles, la voie ouverte par Marie-Anne Vannier a le mrite de resituer Eckhart dans le contexte de la religion dont il est issu et laquelle il croyait.

    Dans la foule des travaux dAlain de Libera, mais selon une approche quelque peu diffrente, Sbastien Milazzo, membre de lERMR, se penche ensuite sur la gense de la mystique rhnane : savoir Albert le Grand, auquel il consacre par ailleurs lessentiel de ses recherches et travaux. C est dans le thme de la dification de lhomme ( devenir par grce ce que Dieu est par nature ) quil situe lapport principal d Albert la mystique rhnane. Si Albert le Grand fut mystique , c est avant tout parce quil a comment, l un des premiers en Occident, les uvres de Denys lAropagite, abordant la connaissance de Dieu de faon originale comme un experimentum de Dieu par lintellect . Et certes, ce thme de lintellect est trs

  • 1 2 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    prsent dans lalbertisme, comme le montre Sbastien Milazzo dans les pages quil consacre la deificatio chez Albert le Grand. Mais Albert est aussi un anctre de la mystique rhnane sur le plan de la gographie, ayant voyag et sjourn dans la valle du Rhin, de Cologne Strasbourg et Ble. Albert aura deux disciples, qui seront les relais doctrinaux de sa pense : Hugues Ripelin et Ulrich Engelbert. Toutefois, si Albert le Grand a effectivement pos les bases thologiques de la mystique rhnane comme le soutient Sbastien Milazzo, il faut cependant prciser que cest avec Matre Eckhart et ses disciples Henri Suso et Jean Tauler que cette thologie rhnane et devenue une mystique rhnane. C est de la rencontre entre des thologiens dominicains et des religieuses de leur ordre places sous leur direction ainsi que des bguines et de pieux lacs en qute de spiritualit quest ne la mystique rhnane, produit de la transposition en vernaculaire des subtiles rflexions thologiques et philosophiques labores en latin au sein du Studium dominicain de Cologne ou de lUniversit de Paris.

    Herv Pasqua aborde une notion centrale chez Eckhart, quoique peu fonde textuellement dans luvre du matre rhnan : celle de la Dit. Eckhart distingue en effet Dieu (Got) et la Dit (Gotheit). Notons que cette distinction est purement formelle car le second (Got) dpend de la premire (Gotheit). La Dit, c est l Un d o tout procde, lessence divine en soi inconnaissable que lon ne peut voquer que par ngation, en cartant toute multiplicit. C est en quelque sorte Dieu au-del de Dieu. Dieu, c est la Dit qui entre en rapport avec les cratures, c est le Dieu trinitaire manifest, rvl, et, ds lors, connaissable. Herv Pasqua propose une lecture fortement noplatonicienne de Matre Eckhart, envisageant la Dit comme Unit pure et nue . A linverse de la prsentation de Marie-Anne Vannier visant redonner Eckhart un sens authentiquement chrtien et orthodoxe, Herv Pasqua accentue pour sa part la dimension noplatonicienne de Matre Eckhart, montrant par l que le matre rhnan sest laiss entraner dans une pense htrodoxe, du point de vue de lEglise, qui suscite nombre de difficults au regard du dogme. Dans cet article prsentant Eckhart comme un noplatonicien (peu) chrtien pour qui Dieu est lUn sans ltre , Herv Pasqua nous prsente les premiers lments d un rquisitoire contre le Thuringien, dont on pourra lire la suite dans un important ouvrage paratre prochainement aux ditions du Cerf, intitul Matre Eckhart ou le procs de l Un. Dans celui-ci, aprs avoir dpeint Eckhart comme le penseur de lUn sans ltre , Herv Pasqua entend dnoncer les faiblesses de cette pense et faire le procs de lUn , qui est aussi par consquent un nouveau procs contre Matre Eckhart, mais plus philosophique que celui dont le matre rhnan fut victime son poque, ayant t comme on le sait condamn de manire posthume par lEglise en 1329.

    Grande spcialiste de Denys lAropagite sur lequel elle a fait (en plus dune thse en thologie la Grgorienne sur Irne de Lyon) sa thse de philosophie la Sorbonne et auquel elle a consacr de nombreux travaux 5, Ysabel de Andia nous livre ici une tude fine de la thologie ngative de Matre Eckhart, appuye sur une relecture attentive de la thse de Vladimir Lossky, prpare sous la direction dEtienne Gilson et publie de manire posthume en 1960 chez Vrin, sous le titre : Thologie ngative et connaissance de Dieu chez Matre Eckhart. Ysabel de Andia souligne dans cet article les ressemblances autant que les diffrences entre la thologie

  • INTRODUCTION 13

    ngative de Denys et celle de Matre Eckhart, qui est le fruit dinfluences croises, directes et indirectes : noplatonicienne, dionysienne, augustinienne et thomiste . En conclusion, elle retient deux points de divergence entre Matre Eckhart et Denys : la negatio negationis du matre rhnan n est pas identique la ngation transcendante (aphairesis hyperoch) de Denys, et le dtachement eckhartien n est pas lextase dionysienne. Si ces diffrences valent la peine dtre soulignes, elles ne sauraient cependant occulter l appartenance d Eckhart la famille dionysienne. Mais le mrite de cette contribution d Ysabel de Andia est de faire apercevoir les distinctions subtiles qui existent entre les multiples approches de la thologie ngative, distinctions quun point de vue de survol ne permet pas toujours de voir.

    Spcialiste d Eckhart, Wolfgang Wackemagel aborde ensuite un thme quil connat bien : l approche eckhartienne de limage. Wackemagel est en effet lauteur dune thse, remarque ajuste titre, sur le statut de limage chez Matre Eckhart, thse qui est parue en 1991 aux ditions Vrin : Ymagine denudari. Ethique de l image et mtaphysique de l abstraction chez Matre Eckhart. Depuis, Wolfgang Wackemagel a continu d explorer le sens de limage plutt de la dsymagination spirituelle chez le matre rhnan. Il s est aussi pench sur Eckhart et son double : savoir tout ce qui participe du phnomne eckhartien sans tre authentiquement d Eckhart, comme les lgendes et les aphorismes diffusant ou dformant sa pense. Selon Wackemagel, le pseudo-Eckhart ne saurait tre dissoci du phnomne authentiquement eckhartien. Par ailleurs, Wackemagel a retraduit rcemment aux ditions Payot et Rivages trois des quatre traits de Matre Eckhart, sous les titres suivants : Conseils spirituels, 24 discours du discernement (2003) et La Divine Consolation, suivi de L'homme noble (2004). Dans l article qui figure ici, Wolfgang Wackemagel met en rapport de faon fort intressante le concept eckhartien de limage avec la connaissance de soi. Il en ressort que limage est une tape dans lveil de la connaissance de soi, selon une perspective aussi loigne de liconoclasme que de la fascination de limage pour limage. Dans sa qute dune image au-del de l image, crit Wolfgang Wackemagel, Eckhart nous fait comprendre quil n est pas ncessaire de dtruire un tat d veil pour parvenir un autre . Dans la vie spirituelle, il convient, soutient encore Wackemagel, de ne pas mpriser les images extrieures des choses de ce monde : car celles-ci sont en mesure de rendre lintellect et les motions sensibles un au-del invisible des images sensibles .

    Larticle suivant est celui de Pierre Gire, membre de lERMR et doyen de la Facult de Philosophie de lUniversit catholique de Lyon, qui envisage lunion essentielle du Crateur et de la crature au travers d une analyse de la mtaphysique et mystique du Verbe chez Matre Eckhart. Pierre Gire, qui a traduit et prsent le Commentaire de l Exode d Eckhart paratre aux ditions du Cerf, sintresse particulirement la philosophie de la religion. On en trouve une belle illustration dans ce texte, qui, partant d une triple rflexion sur la thologie, la mtaphysique et la mystique, conclut que chez Matre Eckhart lexprience mystique se donne comme la rvlation, par l preuve mtaphysique de l'incarnation du Verbe, de la vrit ultime de la vie humaine .

    C est aussi le rle du Verbe chez Eckhart qu tudie Julien Bacq dans sa contribution, envisageant le statut mdiateur de celui-ci. Dans ce texte, issu d un brillant mmoire

  • 1 4 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    de philosophie fait l ULB sous la direction de Lambros Couloubaritsis et Jean-Luc Solre, Julien Bacq montre quil n y a pas chez Eckhart d union directe entre Dieu et l homme sans la mdiation du Verbe. Dans limion mystique, lunion immdiate n a pas lieu avec Dieu mais avec le Verbe mdiateur.

    Jean Devriendt, auteur d une thse en thologie sur Joachim de Flore et par ailleurs crateur et responsable du site Internet de lERMR [www.chez.com/eckhart], propose ici une traduction dun sermon latin de Matre Eckhart, portant sur un principe eckhartien peu soulign : Dieu comme amour. En effet, lamour est un thme peu tudi chez Eckhart, en qui l on voit davantage un penseur du dtachement intellectuel quun thoricien de l amour divin. Et de fait, comme Thomas dAquin avant lui, Eckhart place l union intellectuelle au-dessus de lunion par lamour. C tait d ailleurs lobjet de sa polmique, lors de son premier magistre parisien (1302-1303), avec le franciscain augustinien Gonzalve d Espagne. Contre ce dernier, Eckhart a soutenu la primaut, dans lapproche de Dieu, du connatre (intellectus) sur la volont (qui implique lamour). Cependant, ainsi que le montre Jean Devriendt dans cette traduction du Sermon VI et dans le commentaire quil en donne, l amour joue malgr tout un rle chez Eckhart. Bien plus, il est le thme central de plusieurs prdications latines du matre rhnan. Ceci doit nous amener nuancer le portrait que lon fait parfois de Matre Eckhart comme un froid mtaphysicien . Ainsi que le dit Jean Devriendt : Il convient dsormais d ajouter lamour, sous tous ses sens, aux rares noncs positifs quEckhart accepte pour Dieu .

    Dans son article, Maxime Maurige envisage la faon dont, partir d une base exgtique, Matre Eckhart interprte la gense de lhomme qui, cherchant la raison de sa venue au monde, fait l exprience de Dieu et de lui-mme jusqu comprendre la relation essentielle qui le lie son crateur en tant que celui-ci est au commencement et la fin de sa ralisation. Il sagit pour Maurige de montrer comment, en rinscrivant la divinisation au sein de la cration, Eckhart entend ramener Dieu la mesure de l homme et faire de celui-ci un homme-selon-Dieu que ce dernier considrera comme son fils.

    Aprs ces contributions qui clairent un aspect ou lautre de luvre dEckhart, viennent ensuite quatre articles portant sur la reprise (par Suso et Tauler notamment) ou la rception de cette uvre (aux XIXe et XXe sicles).

    Monique Gruber est membre de lERMR et prpare une thse sur le rapport entre texte et image chez Suso. Elle nous propose ici une trs belle tude de la Sagesse temelle chez Suso dans les textes et d aprs limage (elle commente cette occasion six illustrations extraites de certains manuscrits enlumins de Suso). Aprs avoir racont la rencontre entre Suso et la Sagesse temelle, telle que Suso en parle lui-mme, Monique Gruber montre que pour Suso c est finalement le Christ qui est cette Sagesse temelle.

    Egalement membre de lERMR, Fr. Rmy Valljo, O.R, nous convie, dans un article passionnant, un voyage dans le Strasbourg du XIVe sicle, devenu capitale de la mystique rhnane. Aprs une prsentation du contexte historique, envisageant aussi bien les aspects politiques que religieux, Rmy Valljo en vient au thme de la mystique chrtienne du dsert et sa reprise chez les dominicaines, les bguines et les lacs de Strasbourg, puis chez Matre Eckhart, Jean Tauler, et pour finir chez les Amis

  • INTRODUCTION 15

    de Dieu et Rulman Merswin ainsi que Ruusbroec avec lequel ces derniers ont t en contact. C est en somme un brillant tour d horizon du Strasbourg mystique du XIVe sicle qui nous est ici propos, ce sicle au cours duquel, selon Rmy Valljo, la ville de Strasbourg est devenue une solitude , comme au temps de saint Antoine le Grand le dsert de Sct devint une cit .

    Avec la contribution de Simon Knaebel, ancien doyen de lInstitut de Thologie catholique de lUniversit Marc Bloch de Strasbourg et membre de lERMR, nous franchissons les sicles, puisquil y est question de la rception de la mystique rhnane dans lidalisme allemand. A la suite du livre d Emst Benz sur Les sources mystiques de la philosophie romantique allemande, Simon Knaebel passe en revue les sources mystiques de certaines ides matresses de lidalisme allemand et en particulier de la dialectique hglienne. Lauteur montre les ressemblances mais souligne galement les divergences.

    Dans son article, Sbastien Laoureux, charg de recherches du FNRS lULg, sinterroge sur les concepts eckhartiens de pli et de causalit essentielle . A partir de l, il envisage la place de Matre Eckhart dans une histoire de limmanence, gale distance du panthisme et de la transcendance dun Dieu crateur. Auteur de plusieurs articles sur Matre Eckhart, Sbastien Laoureux poursuit ici son dialogue fcond avec la pense eckhartienne, en partant plus particulirement de deux philosophes contemporains, Michel Henry auquel il a consacr sa thse et Gilles Deleuze.

    Ici, nous quittons la mystique rhnane. Larticle de Luc Richir sur Marguerite Porete sert de transition. Brle Paris, en place de Grve le 1er juin 1310 avec son Miroir des simples mes ananties, Marguerite tait une bguine originaire de Valenciennes dans le Hainaut. Ceci nous loigne en apparence du mouvement rhno-flamand : Marguerite sy rattache cependant en quelque manire par son appartenance au mouvement bguinal. Psychanalyste, diplm de lULB et docteur en philosophie de 1 Universit Paris XII, Luc Richir est l auteur d un ouvrage sur Marguerite Porete, paru aux ditions Ousia. Il revient ici sur les raisons de son intrt pour cette grande mystique du Moyen Age.

    Les trois dernires contributions de ce volume portent, directement ou indirectement, sur Jan van Ruusbroec. C est la partie qui concerne la mystique flamande , aprs celle, nettement plus volumineuse, sur la mystique rhnane ou allemande .

    Tout dabord, on trouve larticle du P. Paul Verdeyen, S.J. Grand spcialiste de Guillaume de Saint-Thierry et de Ruusbroec auquel il a consacr un excellent ouvrage paru aux ditions du Cerf, Verdeyen jette ici un pav dans la mare de la mystique rhno-flamande , remettant nettement en cause cette notion historiographique, issue selon lui d une proximit gographique indment tendue au domaine spirituel. Par ailleurs, si l on peut en effet qualifier Eckhart, Suso et Tauler dauteurs rhnans, il ne lui semble pas lgitime de considrer Hadewijch et Ruusbroec comme des flamands, tant donn quils appartenaient au duch de Brabant et non au comt de Flandre. Or, on ne parle pas de mystique rhno-brabanonne , ce qui serait plus cohrent. Mais surtout, fondamentalement, Paul Verdeyen estime que les diffrences entre les Rhno-flamands sont plus importantes que ce qui les unit. Son jugement

  • 1 6 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    est sans appel : Disons-le franchement : ils s opposent plus les uns aux autres quils ne se ressemblent . La mystique de Ruusbroec est ime mystique amoureuse inspire par saint Bernard et par Hadewijch. Celle de Matre Eckhart est une mystique de la naissance du Verbe divin dans lme, inspire par Albert le Grand et Thomas d Aquin.

    Claude-Henri Rocquet est l auteur d une Petite vie de Ruysbroeck, parue chez Descle de Brouwer. Chez le mme diteur, il a traduit et prsent Les sept degrs de l chelle d amour spirituel de Ruusbroec. Un dialogue avec Michel Cazenave layant amen s interroger nouveaux frais sur la part du fminin dans luvre de Ruusbroec, il envisage ici la mystique nuptiale en relation avec la mystique maternelle chez le bon prieur de Groenendael.

    Le volume sachve avec la trs intressante contribution historiographique d Hubert Roland, chercheur qualifi du FNRS et charg de cours en littrature allemande lUCL, qui montre comment Ruusbroec (ou Ruysbroeck) et la mystique flamande ont t assimils par la propagande allemande, d abord dans le cadre de la Flamenpolitik de 1914-1918 puis dans le contexte de la drive national-socialiste. Au passage, Hubert Roland envisage galement la manire dont Ruusbroec a t rquisitionn au profit de lidentit belge, paralllement aux tentatives germaniques de rcupration. Ce type d instrumentalisation politique est, souligne Hubert Roland, le lot des personnalits dont le rayonnement intellectuel a acquis une diffusion au-del des frontires et, ajoute-t-il juste titre, dont la teneur se situe prcisment au-del de semblables considrations .

    Notes

    1 Sur la spiritualit rhno-flamande , voir S.G. A x t er s , La spiritualit des Pays-Bas : l'volution d une doctrine mystique avec une liste des traductions franaises des auteurs nerlandais, Louvain, Nauwelaerts, 1948 ( Bibliotheca Mechliniensis. 2e srie , 1) ; L. C o gnet, Introduction aux mystiques rhno-flamands, Paris, Descle, 1968 ( Spiritualit dhier et daujourdhui ).

    2 Tous les Rhno-flamands ne seront pas envisags dans cette publication, qui porte en priorit sur Eckhart et (de manire moindre) sur Ruusbroec.

    3 Pour un tat rcent de la question propos du matre rhnan, nous nous permettons de renvoyer notre ouvrage, voir B . B e y e r d e R y k e , Matre Eckhart, Paris, Entrelacs, 2004 ( Sagesses temelles ).

    4 Voir M.-A. V a n n ier , dans M a tr e E c k h a r t , Sur la naissance de Dieu dans l me, Sermons 101-104, traduit du moyen haut allemand par G. P f is t e r en collaboration avec M.-A. Vannier, prface de M.-A. Va n n ier , Orbey, Arfuyen, 2004, p . 8 ( Les Carnets Spirituels , 2 7 ) .

    5 Y. d e A n d ia , Henosis, L'Union Dieu chez Denys l Aropagite, Leiden-New York-Kln, E.J. Brill, 1996 ( Philosophia antiqua , 71) ; I d . (d.), Denys l Aropagite et sa postrit en Orient et en Occident, Actes du Colloque International Paris, 21-24 septembre 1994, Paris, Institut dEtudes Augustiniennes, 1997 ( Etudes Augustiniennes, Srie Antiquit , 151).

  • Nouvelles perspectives sur la naissance de Dieu dans lme

    chez Eckhart

    M arie-A nne V a n n ie r

    Lidentification et la publication par Georg Steer des Sermons 101 104 dEckhart son petit trait sur la naissance de Dieu dans lme, et leur traduction rcente en franais 2 sont un vnement pour les tudes eckhartiennes, comme la montr le rcent colloque de Metz 3. C est, en effet, le cur de luvre dEckhart qui nous est dsormais accessible.

    Sans doute disposait-on auparavant de ces Sermons dans ldition de Franz Pfeiffer 4, mais peu en avaient vu la porte, ils avaient t laisss pour compte. D autre part, il existe de nombreux autres passages 5 o Eckhart parle de la naissance de Dieu dans lme, ce qui a amen les commentateurs 6 expliquer quil sagit l dun thme central dans la pense du Thuringien, mais ces passages restent pars dans son uvre 1. Au contraire, avec les Sermons 101 104, c est la premire fois quEckhart propose un cycle complet sur la question et quil a lui-mme rdig, alors que les autres sermons sont des notes prises par ses auditeurs. On dispose dsormais de la problmatique quil a mise en uvre.

    De plus, dans ce cycle, le Sermon 101 est, en quelque sorte, le programme, dont les trois points vont tre repris et discuts dans les trois sermons suivants : le lieu de cette naissance (la noblesse de lme, qui reprsente galement le troisime point de son programme de prdication, tel quil l a prsent dans le Sermon 53 et qui constitue une rinterprtation de la cration de ltre humain l image de Dieu), l attitude adopter (laccueil, le silence, le ptir Dieu, qui est une autre expression du dtachement : le premier point de son programme de prdication) et le profit qui en rsulte (la filiation divine), autant dire que tout est bien construit et sinscrit dans les rgles mmes de la prdication mdivale 8. Ltude de ces Sermons va donc permettre de renouveler les tudes eckhartiennes, non seulement quant la chronologie 9 des uvres dEckhart, mais aussi quant leur contenu et l tude de leurs sources.

  • 18 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    En effet, le sens de ces Sermons, sil est li au temps de Nol, est galement plus vaste, il propose un Cur Deus homo. C est l lapport mme du christianisme, lexpression du m otif de lIncarnation, quIrne et Athanase avaient magistralement exprim avant Eckhart : Dieu s est fait homme pour que lhomme devienne Dieu . Eckhart n a peut-tre pas eu directement accs leurs textes, qui taient en grec, qui n avaient pas t traduits par Jean Scot Erigne et qui ne se trouvaient pas dans la Glose ordinaire, mais il en a lui-mme peru le sens en scrutant l Ecriture. Il emploie, maintes reprises, une formule analogue, la phrase de Maxime le Confesseur : devenir par grce ce que Dieu est par nature 10. En s attachant la naissance de Dieu dans lme, Eckhart reprend une perspective johannique. Il sinscrit dans la Tradition u, synthtise avant lui par saint Thomas. Il la suit dans ses grandes lignes, tout en lui donnant un tour personnel.

    1. Des trois naissances la naissance ternelleAu lieu dopter pour le schma classique des trois naissances auxquelles

    correspondent les trois messes de Nol, schma qui s est progressivement constitu lpoque patristique, avant d tre fix dans lcole cistercienne au XIIe sicle 12 et dtre thmatis par Grgoire II 13 et saint Thomas 14 en ces termes : Triple est la naissance : temelle au sein du Pre, dans le temps, du sein de la mre, spirituelle en nos curs , Eckhart ne retient que la naissance temelle. Au premier abord, cela peut surprendre, mais comme le disait Jean Tauler : Il parlait partir de ltemit et vous lavez compris partir du temps 15. En fait, Eckhart va lessentiel : il sintresse la gnration du Verbe dans la Trinit et notre adoption filiale par lintermdiaire du Verbe, notre gnration comme fils par et dans le Fils et l Esprit Saint. Sans doute Eckhart adopte-t-il des raccourcis qui peuvent tonner, mais, en ralit, il reprend la pense de saint Thomas et s appuie sur une solide thologie trinitaire quil avait labore dans son uvre latine, en particulier dans les Sermons II et IV.

    A la diffrence de Jean Tauler qui donne plus de place lexplication, qui est plus pdagogue et qui, justement, dans son Premier Sermon, dveloppe le schma des trois naissances pour rendre compte de la naissance de Dieu dans lme, Eckhart, lui, sarrte la naissance temelle. Est-ce dire quil se situe lintrieur de la Trinit ? Ce serait excessif, mais il s attache essentiellement comprendre la gnration du Verbe et notre adoption filiale. Il n omet pas pour autant les deux autres naissances et sy rfre de temps autre, mais elles interviennent comme le dploiement dun processus et n ont pas de rle principici. Au contraire, la naissance temelle est celle o le Fils nat en nous, lorsque nous sommes sans pourquoi, et nous renaissons dans le Fils. Origne crit une trs belle parole, et si c tait moi qui la prononais, elle paratrait incroyable : Nous ne sommes pas seulement ns dans le Fils, nous sommes ns et rens, et ns de nouveau immdiatement dans le Fils. Je le dis, et c est vrai, que dans chaque bonne pense ou intention ou action, nous renaissons dj en Dieu 16. C est ce passage des Homlies dOrigne sur Jrmie (9, 4) qui a apparemment amen Eckhart se concentrer sur la naissance temelle, qui relve la fois de la gnration temelle et de la cration continue. Comment concilier ces deux ralits ? Leur rapprochement est paradoxal, mais Eckhart use des paradoxes pour faire comprendre le mystre de ladoption filiale quOrigne a exprim de

  • NOUVELLES PERSPECTIVES 19

    manire remarquable : Si le Seigneur nat toujours du Pre, toi aussi, dans sa ressemblance, tu as un tel esprit d adoption que tu nais toujours de Dieu, dans chaque acte de comprhension, dans chaque uvre, de sorte que tu es fait fils de Dieu dans le Christ Jsus 11. En bon thologien, Eckhart sait que cration et gnration sont distinctes, mais s il les rapproche, c est pour montrer que nous sommes constamment crs et recrs dans le Fils, tout en proposant en filigrane une thologie de l image qui, comme il le dit, dans son Commentaire de la Gense (n. 115) n est pas tant fonde sur Gense 1, 26 que sur Colossiens 1,15, dans la mesure o nous sommes justement crs dans lImage quest le Fils.

    Il n est donc pas tonnant quEckhart sintresse surtout au lieu de la naissance, cette image de Dieu laquelle nous sommes crs. L encore il reprend Origne, cette fois, le dbut de L homlie 26 sur Josu, o Origne disait : Notre Seigneur Jsus-Christ nous demande un emplacement pour y construire et y habiter ; et nous devons si bien nous transformer dans la puret du cur, la sincrit de lme, la saintet du corps et de lesprit - que le Seigneur daigne recevoir une place dans notre me, y btir sa demeure et y habiter 18. On pourrait voir aussi ime influence de Grgoire de Nysse 19 et de Jean Cassien 20 qui invitent, la suite de lEcriture, faire de notre cur l arche d alliance ou encore saint Augustin qui propose une thologie du cur 21. Sans doute Eckhart se rfre-t-il un lieu sans lieu, au fond sans fond qui n est autre que limage de Dieu en chacun pour dire o se ralise la naissance temelle. Comme il le dit dans le Sermon 101, c est dans ce fond que se trouve une demeure pour cette naissance et cette opration par laquelle Dieu le Pre prononce sa Parole. Car, de par sa nature, ce fond ne peut rien recevoir d autre que la seule essence divine, sans aucun intermdiaire. Dieu entre ici dans lme en son entiret et non pas seulement en partie. Dieu pntre ici le fond de lme. Personne ne peut entrer dans le fond de lme que Dieu seul 22. Lexpression quEckhart donne est originale : il prend limage du Grund ohne Grund, du fond sans fond pour voquer le lieu de la naissance de Dieu dans lme 23.

    Sans doute son originalit n est-elle pas entire, car il sinspire la fois dOrigne et de saint Thomas pour essayer de faire comprendre le sens de limage de Dieu dans ltre humain.

    2. Une remarquable expression de limage de DieuEckhart, qui est un grand lecteur des Pres, n a pas manqu d tre marqu par

    leurs multiples commentaires de Gense 1, 26 24, dont il se fait l cho dans son Commentaire de la Gense (n. 115-120), mais parmi les Pres, c est d Origne 25 et d Augustin (quil a lus dans la Glose ordinaire) quil sinspire le plus pour cette question. Il emprunte, en particulier, Origne limage du puits pour rendre compte de limage de Dieu. Sans doute lAlexandrin n apporte-t-il pas une entire nouveaut, dans la mesure o il se fait essentiellement le commentateur du livre des Nombres, mais il donne penser et, en un raccourci tonnant, Eckhart reprend linterprtation d Origne pour donner tout son sens limage de Dieu en lhomme. Ainsi crit-il dans le Sermon de l homme noble : Limage de Dieu, le Fils de Dieu, est dans le fond de l me comme dans un puits d eau vive . C est l une autre manire de parler de la naissance temelle et il est l un des seuls proposer une formule aussi synthtique.

  • 2 0 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    Eckhart emprunte galement saint Thomas son ide que si lon doit trouver l image de la Trinit dans lme, il faut la prendre dans ce qui sapproche le plus, autant que la chose est possible, d une reprsentation spcifique des personnes divines. Or, les Personnes divines se distinguent selon la procession du Verbe partir de celui qui le profre et selon celle de lAmour qui unit l un et l autre 26. En se rfrant saint Thomas, Eckhart rend compte de la dimension trinitaire de limage dans son surgissement mme dans la vie trinitaire 27. C est, en fait, partir dune rflexion sur limage de Dieu en lhomme, taye sur les Pres et sur saint Thomas, quEckhart dveloppe une thologie morale fonde sur la thologie trinitaire et quil exprime par la naissance temelle. Sa rflexion sur limage de Dieu, il la reprend tout au long de son uvre 28 et en particulier dans sa cration verbale autour du terme de Bild, mais il lui donne son sens dans son tude de la naissance de Dieu dans lme, car cette image est le lieu mme de cette naissance.

    3. Une nouvelle thologie moraleOn sest souvent demand pourquoi Eckhart ne dveloppait pas de thologie

    morale, alors quen tant que provincial, il mettait en question, juste titre d ailleurs, un certain nombre de drives de la morale chrtienne et qu son poque, presque tous les grands thologiens ont propos une thologie morale. En fait, sa thologie morale existe et il la dploie partir de la naissance de Dieu dans lme, en particulier en fonction du second point quil envisage ce propos dans le Sermon 101 et auquel il consacre le Sermon 103 : l accueil de cette naissance.

    L encore, Eckhart est marqu par saint Thomas et plus prcisment par larticle 2 de la Question 112 de la Ia IIae de la Somme thologique, o ce dernier prcisait les diffrentes formes de prparation laccueil de la grce, avant de conclure qu aucune prparation n est requise pour que Dieu infuse la grce dans une me, si ce n est la prparation quil produit lui-mme . En d autres termes, tout est grce . C est dj le point de vue d Augustin, ce sera galement celui d Eckhart qui opte pour le silence et qui dit que si prparation il y a laccueil de la grce, elle n est autre que le ptir Dieu.

    Eckhart peut en venir cette affirmation, parce que sa thologie morale est tout entire ancre dans la thologie trinitaire. En effet, laccueil de la naissance de Dieu dans lme n est autre que laccueil du Verbe que le Pre envoie et cet accueil est rendu possible par la grce. De nouveau, Eckhart est dpendant des Pres, en particulier des Pres grecs, pour lesquels la morale n existe que fonde ontologiquement 29. Elle a une dimension constitutive de ltre humain et le situe dans la vie trinitaire, elle le met en relation avec une personne, avec le Verbe qui nat continuellement dans lme.

    En prcisant l attitude adopter par rapport la naissance de Dieu dans lme, Eckhart explicite le sens de la vie chrtienne et lui donne son orientation thique 30, dans la mesure o il n envisage pas seulement la vie nouvelle, la filiation divine, donne au baptme, mais aussi ses prolongements par laccueil de la grce baptismale.

    Par le fait mme, la thologie morale d Eckhart sinscrit dans une vision ecclsiale et comporte une dimension trinitaire quon a parfois oublie.

  • NOUVELLES PERSPECTIVES 2 1

    4. Devenir par grce ce que Dieu est par nature Non seulement, Eckhart propose une thologie de la grce 31, mais c est l cho

    de sa thologie trinitaire. L encore, il part de lacquis de ses prdcesseurs : Maxime le Confesseur, Denys PAropagite, saint Thomas, mais il les rinterprte galement de manire originale pour parler, au XIVe sicle, de la divinisation et dvelopper une thologie mystique de lEglise d Occident.

    Il s en explique en ces termes au dbut du Sermon 104 : cette naissance temelle, qui vient de se produire dans le temps, chaque jour encore se produit dans le plus intime et le fond de lme, sans aucune interruption 32. C est, en quelque sorte, d une divinisation continue 33 quil est question, comme lexprimait d ailleurs le Prologue de lEvangile de Jean. Entre ce Prologue et Eckhart, il existe un certain nombre dintermdiaires : non seulement Origne et Augustin qui ont longuement comment lEvangile de Jean, mais aussi Guerric dIgny, quEckhart a d connatre, et qui disait dans son Deuxime sermon pour la Nativit : La naissance du Fils aurait t inutile sil n avait pas aussi t donn ; et c est en vain quil serait devenu fils de lhomme, sil n avait pas t reu par les fils des hommes auxquels il devait donner aussi le pouvoir de devenir fils de Dieu 34. C est la filiation divine, l introduction la vie trinitaire qui est le don mme de Dieu, par laquelle Eckhart ouvre d ailleurs son cycle des sermons, en disant : Que cette naissance se produise toujours, dit saint Augustin, quoi cela me sert-il si elle ne se produit pas en moi ? Quelle se produise en moi, c est cela qui m importe 35.

    Pour en rendre compte, Eckhart sappuie sur Maxime le Confesseur, en particulier sur sa XXIIe Question Thalassios, o il expliquait que c est le propre de la seule grce divine d accorder aux tres, analogiquement, la dification en illuminant la nature par la lumire surnaturelle en la hissant, au-dessus de ses propres limites, la splendeur de la gloire ( . . . ) : devenir Dieu par grce (...). Celui qui laccorde ses lus, tant par essence infini, a une puissance infinie pour le faire au-del mme de toute infinit, qui ne sarrte jamais avec ceux qui naissent d elle. Toujours plutt retient-elle elle ceux qui d elle reoivent ltre et ne peuvent tre sans elle. De l aussi quil parle de la richesse de sa bont en tant quelle n arrte jamais sa disposition divine et radieuse de bont pour notre transformation difiante 36. La dification est luvre mme de la grce. Dieu y communique quelque chose de sa nature divine. Ainsi l tre humain devient-il par grce ce que Dieu est par nature .

    Sil emprunte cette ide Maxime le Confesseur, Eckhart peut galement la fonder davantage, en se rfrant saint Thomas, en particulier la Question 23, art. 1 de la IIIa Pars de la Somme thologique, o il est dit que de mme que par lacte crateur, la bont divine est communique toutes les cratures, de mme, par lacte dadoption, une ressemblance de la filiation naturelle est communique aux hommes, selon l Eptre aux Romains : Ceux quil a distingus d avance pour tre conformes limage de son Fils (8, 29) . On comprend donc que c est partir d un solide ancrage dans la Tradition quEckhart parle de la naissance de Dieu dans lme lors de son sjour Erfurt.

  • 2 2 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    *

    * *

    C est, en fait, une magistrale synthse sur la question de la naissance de Dieu dans lme quEckhart prsente dans les Sermons 101 104. Il dit quil sadresse un public choisi, certainement celui de ses frres dominicains et des habitus du couvent dErfurt qui il n a pas besoin de prciser toutes les auctoritates sur lesquelles il sappuie et quils connaissent ou quils peuvent retrouver dans la Glose ordinaire. De plus, son public est de plain-pied avec la ralit quil voque, celle de la filiation divine et il la laisse advenir en lui. Sil nous faut retrouver Parrire-fond culturel d Eckhart et prciser quelles uvres des Pres et des mdivaux Eckhart se rfre, en revanche, l invitation la filiation divine, laisser advenir en nous la naissance de Dieu, nous est galement adresse, autant dire que le message d Eckhart traverse les sicles. C est vritablement une parole jaillie du cur de Dieu, sa Parole mme quest le Fils et qui nous exhorte devenir fils dans le Fils, ce qui est le message mme du christianisme et quEckhart reprend en une remarquable synthse dans la prire qui clt ce cycle de sermons et o il dit : Afin que nous observions ici ce repos et ce silence tourn vers le dedans, de sorte que la Parole temelle soit en nous prononce et comprise, et que nous devenions un avec Elle, que le Pre nous vienne en aide et la Parole elle-mme et l Esprit 37.

    Notes

    1 M e is t e r E c k h a r t , Die deutschen und die lateinischen Werke. Die deutschen Werke, Band IV, 1, Stuttgart, Kohlhammer, 2003.

    2 Sur la naissance de Dieu dans l me, Orbey, Arfuyen, 2004.3 Rflexions sur la naissance de Dieu dans l me, Paris, Cerf, sous presse (coll.

    Patrimoines).4 Deutsche Mystiker des vierzehnten Jahrhunderts, t. II, Leipzig, 1857. Les sermons

    103 et 104 taient inverss, comme dans la traduction quen avait donne P. P e t it dans Sermons-Traits, Paris, Gallimard, 1942, p. 36-67.

  • NOUVELLES PERSPECTIVES 2 3

    5 G eorg Steer les a relevs dans les Serm ons allem ands , dans G. Steer et L. Sturlese (d.), Lectura Eckhardi. Predigten Meister Eckharts von Fachgelehrten gelesen und gedeutet, 1.1, Stuttgart, K ohlham m er, 1998, p. 279, n. 1.

    6 N . Largier, Bibliographie zu Meister Eckhart, Fribourg, Ed. U niversitaires, 1989 (coll. Dokimion).

    7 G eorg Steer en a relev les occurrences dans les Serm ons allem ands (voir supra, n. 1).

    8 H. M artin, Le mtier de prdicateur la fin du Moyen Age, Paris, Cerf, 1988.9 C om m e l a m ontr G. Steer, D e l authenticit et de la datation des Sermons 101

    106 [ paratre]. A lors q u on avait tendance ju sq u ici situer l apport d Eckhart sur la question de la naissance de D ieu dans l m e l poque de Strasbourg, force est dsorm ais de le situer plus tt, ds le tem ps d Erfurt.

    10 Question 22 Thalassios.11 H. R ahner, G ottesgeburt , dans Zeitschrift fur katholische Theologie, 1935,

    p. 333-418 ; P. M iquel, La naissance de D ieu dans l me , dans Revue des sciences religieuses, 35, 1961, p. 378-406.

    12 En particulier p ar Isaac de l Etoile, qui expliquait dans le Sermon 42 sur l Ascension (PL 194, col. 1831c-1832ab) que la prem ire gnration, tem elle, s est faite sans m re, la deuxim e, tem porelle, s est faite sans pre, quant la troisim e, elle se fait selon la substance sans pre ni m re, m ais, selon le sacrem ent de D ieu le Pre par l Esprit Saint, e t de l Eglise, vierge e t m re .

    13 Epistula 2 l em pereur Lon de Byzance.14 Sermon 2 pour Nol, Paris, V ivs, t. XX IX, p. 287.15 Sermon 15.16 Sermon 41, trad. J. Ancelet-H ustache, t. II, p. 72.17 Homlies sur Jrmie 9, 4 : Si semper ex Patre nascitur Dominus, etiam tu in

    similitudinem ejus tantum adoptionis spiritum habens, semper generaris a Deo per singulos intellectus, per singula opera, et effeceris filius Dei in Christo Jesu . C est par la Glose ordinaire sur Jrm ie 11 ,9 qu Eckhart a d connatre ce texte.

    18 Ed. Sources Chrtiennes, 71, p. 491.19 Vie de Mose 174-188.20 Confrence XIV, 10.21 H . Rahner, G ottesgeburt , p. 335-339, p. 388-390 ; I. B ochet, Le cur selon saint

    Augustin, Paray-le-M onial, 2000.22 Sermon 101, Orbey, A rfuyen, 2004, p. 41-42.23 H. F ischer, Fond de l m e , dans Dictionnaire de spiritualit, 5, col. 650-661 ;

    B. M cG inn, The Spiritual H eritage o f O rigen in the West. Aspects o f the H istory o f O rigens Influence in the M iddle A ges , dans Origene maestro di vita spirituale. M ilan, 2001, p. 283.

    24 Pour un aperu, voir Biblia patristica, CADP, Strasbourg.25 Homlie XII sur les Nombres; H. Rahner, G o ttesg eb u rt , p. 334, 351 -3 5 9 ;

    H. F ischer, Fond de l me, op. cit., col. 651-653 ; D. M ieth, G otteschau und Gottesgeburt. Zwei Typen christlicher G otteserfahrung in der Tradition , dans Freiburger Zeitschrift fur Philosophie und Theologie, 27, 1980, p. 215-217 ; B. M cG inn, The Spiritual Heritage, op. cit., p. 282-289.

    26 Somme thologique I, qu. 93, art. 7.27 J.-P. Torrell, Saint Thomas d Aquin, matre spirituel, Paris-Fribourg, Cerf-Ed.

    Universitaires, 1996, p. 75-82, 118-119 et 232-237.28 W. Wackernagel, Ymagine denudari. Ethique de l image et mtaphysique de

    l abstraction chez Matre Eckhart, Paris, Vrin, 1991 (Etudes de philosophie mdivale, 68).

  • 2 4 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    Voir plus loin dans ce volume larticle de W . W a c k e r n a g e l , Image et connaissance de soi chez Matre Eckhart .

    29 D. M ie t h , Gotteschau, p. 216-217.30 Ibid., p. 218-219.31 E.-H. W eber , La thologie de la grce chez Eckhart , dans Revue des sciences

    religieuses, 70, 1996, p. 48-72.32 E ckhart, Sermon 104, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 119.33 Ide frquente chez les Pres grecs et chez Jean Scot Erigne, en particulier, De la

    division de la nature II, 33.34 G u e r r ic d Ig n y , Sermons, 1.1 (d. S.C. 166), p. 177.35 E c k h a r t , Sermon 10 1 , Orbey, Arfuyen, p . 3536 M a x im e l e C o n fesseu r , Questions Thalassios, Suresnes, LAncre, 1992, p. 112-113.37 Sermon 104, Orbey, Arfuyen, 2004, p. 151.

  • Albert le Grand ou la gense de la mystique rhnane

    Sbastien M ila z z o

    1. ProlgomnesA. La deificatio .* une identit constitutive de la mystique rhnane

    Sil est un thme rcurrent autour duquel a pu se forger lidentit de ce quon allait appeler la mystique rhnane, cest bien celui de la dification de lhomme. Cette thmatique est l empreinte de cette cole laquelle on rattache les noms dun Eckhart, d un Tauler et d un Suso. La citation de Maxime le Confesseur, devenir par grce ce que Dieu est par nature devient chez ces derniers un adage, un leitmotiv, une regula sous leurs plumes de thologiens comme dans leurs bouches de Prcheurs. Outre linfluence des auctoritates patristiques (Maxime le Confesseur, Augustin, Denys), cette thorie de la dification a galement t consolide par un important appareillage conceptuel philosophico-thologique (Aristote, Avicenne). Ainsi, le noplatonisme grco-arabe ne fut pas sans influences : Y auctoritas des Pres, il fallait adjoindre ime armature philosophique dont largumentaire complterait la validit, logique et mtaphysique, d une telle thorie par la ratio. C est sur ces fondations patristiques dune part, et par cette armature philosophique dautre part, qua pu ainsi sriger, telle une cathdrale, l uvre monumentale de la mystique rhnane. Mais loriginalit de la mystique rhnane ne se rduit pas cette jointure entre Y auctoritas des Pres et la ratio des philosophes : cette originalit d ordre spculatif et doctrinal vient sajouter une dimension exprimentale existentielle dirions-nous aujourdhui- dans sa relation au transcendant, autrement dit une mystique. Si le XIIe sicle a t celui d une pistm spirituelle (lectio divina) de la thologie (sacra scriptura) et le XIIIe celui d une pistm scientifique (scientia) de la thologie (doctrina sacra), le XIVe sicle rhnan sera les deux la fois. C est lune des richesses de la mystique rhnane que d avoir concili la thologie institutionnellement universitaire avec la thologie essentiellement mystique : deux versants dune mme pice qui ont

  • 2 6 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    manqu de divorcer, notamment lors de la crise dite de 1 averrosme latin dans les annes 1270. Le discours thologique, dans ses tenants les plus techniques, se fait l cho et l analyse de lexprience spirituelle de Dieu et de lInhabitation de son Verbe dans lhomme. La thologie, si elle est technique, universitaire, et dogmatique dans sa forme, n en demeure pas moins minemment mystique dans son fond. De fait, la theologia comme scientia trouve ses racines dans la mystique, et la mystique trouve son achvement discursif dans la theologia. Nul ne saurait donc sparer chez les mystiques rhnans la thologie de la mystique, le Lesemeister du Lebemeister. La thologie est le lieu discursif de lindicible mystique. Lindicible mystique est le lieu dexprimentation du discours thologique. A l image de cette architectonique - dans laquelle les commentaires sur les uvres de Denys jourent un rle important - le thme de la dification se trouve aux confins des spculations les plus techniquement labores et des expriences mystiques et pratiques de Dieu. Quest-ce dire sinon que le thme de la deificatio est le vivant trait d union entre deux pistmologies, l une thologique en tant que scientia, l autre mystique en tant quexperimentum, qui ne se distinguent en ralit que par leur mthode, et non par leur principe et leur finalit : c est le mme intellect qui parle de Dieu, avec Dieu, et considre les effets de la grce divine sur la nature humaine dans son processus de dification. On comprend en ce sens en quoi un Albert le Grand dfinira la thologie comme pieuse science pratique '.

    B. Albert le Grand : prmisses gographiques et doctrinauxde la mystique rhnaneMystique, Albert le Grand le fut bien des gards comme peut en tmoigner

    limportance de ses commentaires sur Y opus dionysiacum. Rhnan, il le fut galement par ses priples dans la valle du Rhin, de Cologne Ble, en passant et sjournant plusieurs reprises en Alsace. Pour autant est-il judicieux de qualifier Albert le Grand de mystique rhnan ? Ce serait se prcipiter sans se soucier des diffrences conjoncturelles, historiques, sociales et thologiques entre le sicle dAlbert le Grand et celui de Matre Eckhart. Ce serait galement se confronter la dlicate question de lidentit d une mystique rhnane. Sil est peu prudent de qualifier Albert de mystique rhnan, on peut nanmoins le qualifier sans aucun abus de prdcesseur des mystiques rhnans, gographiquement et doctrinalement. Nous nous attacherons dans un premier temps analyser historiquement les priples rhnans d Albert le Grand, notamment dans la plaine dAlsace. Il serait opportun - dans la mesure du possible - d oprer une tentative de datation des deux sjours strasbourgeois d Albert. Pour cela nous nous appuierons sur les chroniques ou lgendes - essentiellement Jean Meyer Les rudits contemporains situent les premiers lectorats d Albert dans diffrentes villes rhnanes (Hildesheim, Fribourg, Ratisbonne, Strasbourg) entre 1233 et 1245, date o lon retrouve Albert Magister Paris. Il s agit d une priode de la vie dAlbert peu connue, et nanmoins relativement longue. Les sources sont rares. Les Chronica brevis 2 de Jean Meyer donnent cependant quelques lments quil conviendrait d exploiter, malgr leur brivet sur ce point : nous ne traiterons pas de ce premier sjour strasbourgeois dAlbert le Grand afin de garder une taille convenable au prsent article. Le second sjour strasbourgeois offre, quant lui, des sources plus explicites :

  • ALBERT LE GRAND 2 7

    aux Chronica brevis qui rendent compte des activits dAlbert Strasbourg, on peut ajouter des lettres d Albert lui-mme datant de ce sjour. Le second lectorat d Albert Strasbourg se situe la pleine maturit de sa vie (1267-1269/70) ; Albert tait g : lessentiel de son uvre tait derrire lui, except sa Somme thologique qui demeurera inacheve. Que retenir de ce second sjour Strasbourg ? Ne s agirait-il pas l d une priptie sans importance de lexercice d un vieux matre arrivant la fin de sa carrire, n esprant quune seule chose : que son Matre gnral le nomme lector emeritus au studium generale de Cologne, studium quAlbert avait fond et dirig auparavant ? Car de Strasbourg, que pouvait-il sortir de bon ? Nous verrons que si Cologne a t incontestablement le berceau de YAlbertschule, Strasbourg ne se rduisait pas une simple antichambre de Cologne : Strasbourg, avec Cologne a t le berceau non seulement de Y Albertschule mais aussi de la progniture de cette dernire quil convient d appeler mystique rhnane. Quelles ont t les activits dAlbert dans cette rgion de YAlsatia qui allait tre le grenier spirituel o mrira une vritable cole de pense et de spiritualit ? Quel tait le statut du studium dominicain de Strasbourg dans lequel le matre colonais a enseign ? Ces questions se rduisent la question suivante : quelles ont t les prmisses conjoncturelles - gographiques, historiques et sociales - de la mystique rhnane chez Albert le Grand lors de ses lectorats Strasbourg ? La question d une gense de la mystique rhnane ne saurait cependant se rduire ime conjoncture exclusivement historique, ou plutt historiographique. A cette conjoncture historique se joint une conjoncture thologique comme peuvent en tmoigner les deux disciples et contemporains dAlbert le Grand : Hugues Ripelin et Ulrich de Strasbourg. Ces deux disciples seront les propagateurs de la pense d Albert le Grand : ils dvelopperont notamment un thme qui sera cher la postrit rhnane, celui de la dification de lhomme.

    2. Le second sjour strasbourgeois dAlbert le GrandA. Les raisons du second sjour strasbourgeois d Albert le Grand :

    une conjoncture loquenteSi lon doit procder par hypothses quant au premier sjour strasbourgeois,

    sa date ainsi quaux fonctions et activits dAlbert le Grand Strasbourg, et que lon manque cruellement de documents sources ce sujet, lhistorien sestimera davantage heureux quant au second sjour strasbourgeois dAlbert et pour cause : Albert ayant accept dtre vque de Ratisbonne (1260), puis ayant dmissionn (1262), les voyages dun tel vque qui plus est magister de Paris, n allaient pas passer inaperus. On peut dater le second sjour strasbourgeois dAlbert entre 1268, au plus tt lautomne 1267 selon H.-C. Scheeben, et 1270, date laquelle il fut envoy nouveau Cologne accompagn de Gottfried de Duisbourg - un frre de Strasbourg, ejus socius et minister 3 - comme lector emeritus par le Matre gnral de lOrdre Jean de Verceil. Nous ne reviendrons pas sur la nature de lenseignement du studium lors du second lectorat strasbourgeois dAlbert le Grand : les exemples dHugues Ripelin et d Ulrich Engelbert, respectivement prdcesseur et successeur la tte du studium de Strasbourg, nous ont permis de penser que le studium tait un studium solemne dans les annes 1260-1270, qui prparait probablement ses meilleurs lments au studium generale de Cologne. On peut signaler trois raisons qui ont fait revenir

  • 2 8 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    Albert pour une seconde fois Strasbourg : la premire est certaine et est dordre diplomatique ; la deuxime est probable et interne lOrdre et au fonctionnement du studium de Strasbourg ; enfin la troisime est d ordre personnel et nous renseigne sur ce quauraient pu tre les activits d Albert Strasbourg comme lecteur.

    La premire raison de la venue d Albert Strasbourg est d ordre diplomatique : un conflit clata entre lvque de Strasbourg et les bourgeois de la ville, le pape Clment IV envoya Albert pour trouver une issue la crise, mais peut-tre aussi pour protger le couvent de ce conflit. Le couvent avait en effet dj eu souffrir de lvque et des bourgeois de la ville, notamment lors de son dpart, du quartier Finkwiller, quartier extra-muros, pour le centre-ville, prs de la cathdrale 4 : il tait normal que, pour sa protection, le couvent ait eu besoin d un frre-vque, comme quelques annes auparavant (1251) il avait fait appel au frre-cardinal Hugues de Saint-Cher, le mme qui insista auprs dAlexandre IV pour la nomination piscopale dAlbert.

    La deuxime raison est peut-tre due la mort d Hugues Ripelin (un peu avant 1268). Etudiant Strasbourg o il dut suivre sa formation, prieur du couvent de Zurich dabord de 1232 1242 puis de 1252-1259 sous le provincialat d Albert (1254-1257), il ne fait aucun doute quHugues connaissait Albert. De retour Strasbourg en 1260, Hugues Ripelin devient prieur du couvent en 1261 o son autorit thologique fut sans doute mise au service du studium du mme couvent. En fut-il le lecteur ? Rien ne nous permet de le soutenir avec certitude mais c est fort probable. On peut nanmoins penser que Hugues, par son autorit thologique, faisait sans doute parti du personnel enseignant du studium. Toujours est-il que, lorsquil meurt avant 1268, une autorit thologique de son envergure tait ncessaire au fonctionnement et la rputation du studium de Strasbourg : Albert le Grand, dont Hugues avait tant emprunt la thologie, aurait pu venir au secours du studium orphelin d un tel auctor comme lecteur.

    La troisime raison rside dans les motifs qui ont pouss Albert le Grand dmissionner du sige piscopal de Ratisbonne afin de rejoindre ses frres en religion. Le chroniqueur Jean Meyer nous apporte des lments non ngligeables sur ce point : il signale quAlbert dmissionna de sa charge d vque pour servir Dieu dans la vita contemplativa 5, et dans la doctrina sacra, prcher ad populum et enfin donner des monitions salutaires et des conseils utiles. Servir Dieu dans la vita contemplativa, c tait revenir une structure conventuelle lui permettant de vivre une vie spirituelle et mystique ; servir Dieu dans la doctrina sacra, c tait revenir sa fonction de thologien et de lecteur : ces deux tches semblant ici insparables et ayant la mme finalit, le service de Dieu in ordine predicatorum. Prcher ad populum, c tait prcher chez les gens de peu de science, c est--dire en langue vernaculaire. Enfin, donner des monitions salutaires-salu taria monitaet des conseils utiles - utilia consilia - , c tait sacquitter dune fonction de matre spirituel pour la cura animarum. Ce passage de la vie d Albert relat par Jean Meyer se situe immdiatement avant l pisode de ses prgrinations per Theutoniam jusqu son second sjour strasbourgeois comme lector. On peut se douter que ces activits tant dsires par Albert, et que son ministre piscopal empchait, furent effectives aprs sa dmission et son retour dans lOrdre, notamment comme lector Strasbourg. On prendra soin de noter en passant que ces

  • ALBERT LE GRAND 2 9

    activits dsires par Albert, vie contemplative, enseignement, prdication en langue vernaculaire ad populum et cura animarum seront les activits principales d un Eckhart, dun Tauler et dun Suso. En ce sens, Albert le Grand apparat comme un prdcesseur des mystiques rhnans non seulement par sa thologie mais aussi par sa vie et sa conjoncture.

    Aprs ce passage sur les raisons de la dmission d Albert, Jean Meyer semble retracer les activits dAlbert en partie Strasbourg : il mentionne quAlbert consacra des autels et des glises p er Theutoniam, non seulement chez des frres et surs de son Ordre, mais aussi chez des religieux et religieuses d autres ordres ainsi que chez le clerg sculier : Basilicas et altaria per Theutoniam in diversis locis consecrabat, non solum in monasteriis fratrum et sororum sui ordinis, verum etiam et in aliis religiosorum et secularium clericorum locis, et ordines in dyocesibus episcoporum Theutonie propter suam gratiositatem celebravit 6.

    De fait, comme peuvent en tmoigner ses lettres strasbourgeoises publies parH.-C. Scheeben, Albert consacra des glises et des autels Strasbourg, Slestat, Colmar (il consacra notamment le chur de lglise d Unterlinden en 1269), Mulhouse et Ble 1. Il dlivra entre autres des lettres d indulgence, lettres qui tmoignent donc d une activit pastorale intense dans la plaine de VAlsatia. On peut notamment signaler une lettre de protection et dindulgence d Albert adresse la prieure et aux surs du monastre Sainte- Catherine de Strasbourg : elle tmoignerait de ce quAlbert a eu assurer la cura monialium des surs Strasbourg.

    Ses activits sont aussi celles dun vque, ainsi Jean Meyer relate quAlbert aurait ordonn cent cinquante prtres et quatre cents autres personnes aux ordres mineurs dans lglise des dominicains : in choro fratrum ibidem consecravit CL sacerdotes et alios fere quadringentos 8.

    Lensemble des activits d Albert lors de son second lectorat strasbourgeois illustre les raisons de sa dmission du sige de Ratisbonne et laisserait penser quil eut non seulement une fonction intellectuelle et de type universitaire au studium, mais galement une fonction pastorale celle dun vque conjugue une fonction spirituelle qui avait t celle de son prdcesseur Walther de Strasbourg, accompagner les surs dominicaines de la ville. Il semble bien qutant lectorfratrum in Argentina, Albert et t non seulement un Lesemeister pour les tudiants, mais aussi un Lebemeister par sa cura monialium et sa prdication ad populum. Telle tait la conjoncture dans laquelle a vcu Albert le Grand lors de ses sjours strasbourgeois, telle tait galement la conjoncture quil allait lguer ses successeurs. Il semble bien que cette conjoncture ait assis les bases institutionnelles et thologiques de ce quallait devenir la mystique rhnane. Mais cette conjoncture ne fut pas exclusivement historique et institutionnelle, elle fut galement scolaire.

    B. Le studium de StrasbourgI. Codification des studia

    Il est certain que Strasbourg et Cologne taient les deux poumons de la province de Teutonie : lanciennet de lrection de ces couvents joua srement en ce sens, leur rayonnement intellectuel et spirituel en dcoula. On ne peut dterminer le statut exact du studium de Strasbourg, ni celui de Cologne dans les annes 1230-1240, en

  • 3 0 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    particulier lors du premier lectorat strasbourgeois d Albert le Grand : cela aurait t utile pour sinformer sur la nature de lenseignement du Doctor universalis, du moins lors de son premier sjour strasbourgeois. Ce n est quen mai 1259, au chapitre gnral de Valenciennes, quapparut une sorte de codification relativement approfondie - une sorte de ratio studiorum - sur les statuts des studia de lOrdre. Les thologiens renomms de lOrdre Thomas dAquin, Pierre Bonhomme, Florent de Hesdin, Pierre de Tarentaise et Albert le Grand - taient amens durant ce chapitre rflchir lorganisation des tudes dans l Ordre. Ainsi assistons-nous une classification des studia en fonction des cursus d tudes suivis par les tudiants. P. Glorieux 9 distribua les studia et leurs objets d tudes de la manire suivante : le studium artium constituait la formation initiale de ltudiant, le studium naturalium tait essentiellement consacr aux sciences naturelles, enfin, le studium solemne offrait une formation proprement thologique et particulirement biblique. Il est difficile de savoir quel tait le statut du studium de Strasbourg mais coup sr, il ne fut pas un studium generale mais probablement lun de ces studia d initiation. C est en 1248 que le chapitre gnral opta pour lrection de studia dj existants en studia generalia (Paris, Bologne, Oxford, Cologne) : Albert sera envoy de Paris pour ltablissement et lorganisation du studium generale de Cologne. Un studium generale avait un statut particulier dans lOrdre : celui d accueillir des tudiants d autres provinces, pour les former en vue dtre lecteurs dans d autres studia, avec pour Paris en particulier, le soin de former des bacheliers et des matres en thologie. Il sagissait d une sorte d cole suprieure de thologie rayonnement international. Les tudiants envoys dans un studium generale taient dj passs dans un studium solemne, studium qui limitait son recrutement aux frres de la province dans laquelle il tait implant : il sen suivait un rayonnement intellectuel davantage local, mais avec possibilit pour les tudiants de se faire connatre du studium generale et d y tre, le cas chant et moyennant performances intellectuelles, envoys. Le studium solemne tait une sorte de prparation au studium generale. Selon P. Glorieux 10, il y avait deux studium solemne stables par province : vu lanciennet du couvent de Strasbourg, il ne serait pas tonnant que son studium ft un studium solemne, du moins lorsque le studium de Cologne devint studium generale en 1248. Ce qui est fort probable lorsque lon considre les uvres de deux disciples d Albert le Grand passs par Strasbourg : Hugues Ripelin et Ulrich Engelbert.

    2. Deux disciples d Albert le Grand : Hugues Ripelin et Ulrich Engelbert

    Les changes taient frquents entre le studium de Strasbourg et celui de Cologne. Deux disciples dAlbert le Grand, ont bnfici des formations de ces deux studia : Hugues Ripelin de Strasbourg et Ulrich Engelbert de Strasbourg. Hugues Ripelin (mort avant 1268) entra dans lOrdre peu aprs la fondation du couvent de Strasbourg (avant 1232 o on le retrouve prieur du couvent de Zurich) et en reut donc vraisemblablement la formation initiale, peut-tre avant de la complter Cologne 11.Il est l auteur d un Compendium theologicae veritatis qui est une synthse de thmes thologiques emprunts notamment Albert le Grand (notique augustino-avicennienne dAlbert, thorie du fluxus entis auxquels on peut ajouter le thme de lme comme image de la Trinit, thme qui sera notamment repris dans le Sermon 53 de Tauler l2).

  • ALBERT LE GRAND 3 1

    Prieur du couvent de Strasbourg en 1261, Hugues Ripelin fut probablement lecteur du mme couvent avant sa mort aux alentours de 1268 : il ne serait donc pas impossible que son Compendium, qui fut par la suite utilis comme un manuel de thologie dans la province et traduit en moyen haut-allemand, laisse transparatre la nature des enseignements dispenss au studium strasbourgeois dans les annes 1260, soit juste avant le second lectorat strasbourgeois dAlbert le Grand. On aurait tort de considrer le Compendium d Hugues Ripelin exclusivement comme luvre dun compilator se limitant une collection d autorits thologiques. Loriginalit et 1 'auctoritas du Compendium se trouvent en ralit non pas tant dans le contenu thologique de luvre que dans sa structure et son plan l3, qui en disent long sur le projet thologique dHugues. Les structures littraires et d ordonnancement des arguments diffrent effectivement des structures des diffrentes Sommes du XIIIe sicle, notamment celle de Thomas dAquin, et trouvent l une marque qui sera certes une marque typiquement albertinienne mais aussi une marque de ce quallait devenir la mystique rhnane. En ce sens A. de Libera a eu raison de souligner ce point : Lensemble du Compendium constitue un systme qui, partant de la thologie du Dieu un et trine, descend progressivement vers le mal travers une thorie de la cration, puis, sur le fondement dune christologie, remonte travers la thorie de la grce et celle des sacrements vers la rnovation des temps et la sanctification. Lhumanit du Christ est ainsi le point qui signe le terme de lmanation divine et de sa descente dans le cr en mme temps que le principe de la remonte de la crature vers lunion bienheureuse, anticipe et fortifie par la frquentation des sacrements. C est donc tout le dynamisme du cycle noplatonicien qui reoit ici une traduction chrtienne, dans un lan thologique qui rappelle la fois celui de Denys, celui d Augustin et celui d Albert 14. La notique dHugues Ripelin se fond dans la notique albertinienne et pose ainsi les jalons de ce qui allait devenir un thme clef chez les mystiques rhnans, celui de la dification de lhomme : Yintellectus adeptus est l intellect qui s unit formellement la lumire dgage par lespce intelligible ; Y intellectus adeptus, ou intellect acquis, est lintellect en voie d acquisition d intelligible. La sanctification, cest--dire la dification de lhomme, si elle utilise videmment la notique grco-arabe d Albert o lintellect devient semblable lintelligible quil intellige, se fonde galement sur une thologie trinitaire (lme comme image de la Trinit) et sur une thologie noplatonisante de la Cration (les processions divines manant leur Bont dans lhomme en vue de sa sanctification), toutes deux se joignant en une thologie de la grce qui simultanment prpare la dification, l opre et lachve. La conjoncture historique dAlbert quil lgua ses successeurs est donc galement thologique comme peut en tmoigner le Compendium d Hugues Ripelin, dont la structure est fortement teinte par la thologie d Albert le Grand, tant dans sa forme que dans son fond : la dification de lhomme est justifie dans son argumentaire par une notique grco-arabe, notique dcline sous les grands thmes de ce que pourrait tre une thologie pistmologiquement structure par lconomie du Salut, de la Trinit en passant par la Cration, l Incarnation et la grce ; cest dans larticulation entre ces deux pistms, distinctes, que se situe loriginalit du disciple et compagnon dAlbert le Grand, originalit certes reprise son matre.

  • 3 2 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    Ulrich Engelbert de Strasbourg (1220/25-1277) tait un parent loign d Hugues Ripelin. Il semble quil et suivre de prs les enseignements dAlbert. Entr vers 1240 au couvent de Strasbourg, il aurait donc connu Albert lors de son premier lectorat strasbourgeois. Il suit les cours d Albert Paris puis au nouveau studium generale de Cologne, o il a pour condisciple Thomas dAquin. Il reoit vraisemblablement sa licentia Strasbourg sous le second lectorat strasbourgeois d Albert (1268-1270) 15. Il dirige le studium de Strasbourg en 1272, succdant ainsi son matre lorsquil est nomm, malgr ses rticences, prieur provincial de Teutonie. Il se dmet de cette charge en 1277 pour aller Paris enfin obtenir ses grades universitaires en vue de la matrise, mais meurt avant davoir pu commencer enseigner. Il est l auteur dune Summa de summo bono o il se fait l cho d Albert le Grand : structure par un schma noplatonicien - exitus/reditus - , la Summa d Ulrich conjugue les grands thmes dionysiens (thologie ngative, thologie symbolique, thologie affirmative, thologie mystique) aux thmes du Liber de causis et la notique aristotlicienne. Le plan de la Summa de summo bono est, comme celui du Compendium d Hugues Ripelin, loquent quant au projet thologique de son auteur. A. de Libera le dcrit en ces termes : Telle quelle, la Somme dUlrich se prsente comme un ensemble systmatiquement ordonn qui descend du Bien suprme pris en lui-mme la Batitude, c est--dire au Bien particip, et en mme temps s lve de la connaissance des principes les plus gnraux du savoir thologique la formulation des conditions et des ralits de lunion bienheureuse. La trame tisse donc deux mouvements distincts qui se confondent ultimement : l exposition, le dploiement de l essence absolue (sortie), la monte progressive de la connaissance vers lexprience du Principe (retour). Le Bien suprme donne lire dans son articulation la circularit de lAbsolu : cette Somme du noplatonisme mdival est littralement une somme noplatonicienne 16. Certes, le plan de la Summa de summo bono est nettement noplatonicien dans son articulation, mais sa typologie noplatonicienne ne doit pas clipser pour autant son contenu : la Somme dUlrich ne se rduit pas son plan ; la forme ne doit pas clipser le fond mais lintroduire : les deux sont inluctablement lis et font systme. Ce mouvement noplatonicien de sortie et de retour s inscrit dans une thologie trinitaire o le Pre cre, le Fils sincarne, et l Esprit Saint donne la grce afin que lhomme se tourne vers sa fin ultime : la Batitude qui est participation au Bien suprme. En ce sens, la Somme d Ulrich est proche dans sa texture du Compendium d Hugues Ripelin 17. C est sur cette toile de fond quUlrich, comme Hugues et la suite d Albert le Grand, adopte la hirarchie des intellects qui va lui permettre de dvelopper le thme de la dification de lhomme : l intellect acquis, appel devenir intellect saint - c est--dire pur de toute matrialit , puis intellect assimil cest--dire assimilant la lumire des intelligibles - pour devenir intellect divin : C est l ce qui arrive quand nous recevons la lumire divine dans la lumire de lintelligence. En effet, par cette lumire de l intelligence nous connaissons davantage les ralits divines et, unis Dieu par la connaissance, nous sommes illumins par lui 18. Si la dification est justifie par la thse du contact notique - thse chre Albert - , elle est scelle par une doctrine augustinienne de lillumination : la notique d Albert - et celle de son disciple Ulrich - , si elle sinspire de la notique grco-arabe, trouve galement sa source chez Augustin.

  • ALBERT LE GRAND 3 3

    La Summa de summo bono - comme le Compendium d Hugues Ripelin - laisse transparatre quel point la pense d Albert le Grand faisait cole ; en outre, elle suggre lenseignement qui pouvait tre dispens au studium de Strasbourg en 1270 lorsquUlrich devint le successeur d Albert la tte de ce mme studium. La conjoncture est la fois historique et thologique : historique parce quAlbert le Grand connaissait Hugues Ripelin et Ulrich de Strasbourg ; thologique parce que ses deux disciples se font, dans leurs uvres, l cho de leur matre. Il sagit de la naissance d une vritable cole, naissance o le studium de Strasbourg eut sa part. On peut penser que si le studium de Cologne tait un studium generale, le studium de Strasbourg pouvait tre apparent un studium solemne. Comme le soulignait H.-C. Scheeben 19, l o le studium de Cologne jouait un rle prpondrant pour le Nord de la Germania et les pays de lEst, le studium de Strasbourg jouait ce mme rle pour le Sud de la Germania, en particulier VAlsatia (lAlsace) et VAlsatia in Suevia (la Suisse). On comprend davantage, de par cette conjoncture institutionnelle et scolaire, en quoi Cologne et Strasbourg furent des foyers vivants et vhiculaires de lalbertisme et, bientt, de la mystique rhnane, notamment par ses deux lves-relais, Hugues Ripelin de Strasbourg et Ulrich Engelbert de Strasbourg. Lapport des disciples dAlbert le Grand laisse transparatre ce quauraient pu tre les enseignements au studium strasbourgeois dans les annes 1260 et par consquent lors du second lectorat strasbourgeois du Doctor Universalis : dsormais la naissance de lcole dAlbert ne se limitait pas au studium de Cologne dont il prit la direction de 1248 1254, mais fermentait galement au studium de Strasbourg ds les annes 1260. A la conjoncture institutionnelle, historique et gographique s adjoint une conjoncture proprement doctrinale et thologique qui allait marquer de son sceau la postrit rhnane : celle dune thse soutenant la dification de lhomme au moyen de son intellect et de ce que Dieu lui imprime.

    3. La deificatio chez A lbert le G randEntre ces deux sjours strasbourgeois, Albert le Grand commente les uvres de

    Denys, la fin de son magistre parisien et durant la direction du studium generale de Cologne (1248-1254), approximativement la mme poque o il rdige son commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard. Il est l un des premiers commentateurs des uvres de Denys : ses commentaires marqueront un tournant dcisif pour le XIIIe sicle et la postrit en abordant la question de la connaissance de Dieu dune manire fort originale, celle d un experimentum de Dieu par lintellect, autrement dit une mystique. Au cur de cette thologie constitue comme mystique, la question de la dification va revtir un sens la fois traditionnel et novateur. Hrite de la tradition des Pres, le thme de la dification de l homme chez Albert le Grand revt diffrentes dimensions : elle est en ralit la clef de vote de ce que lon pourrait qualifier d une part de thologie du haut (thologie trinitaire dans ses processions ad intra) et d autre part de thologie du bas (thologie trinitaire dans son mouvement crateur ad extra, c est--dire une thologie de la cration). La dification revt donc diffrentes formes en fonction des problmatiques et des questions que traite Albert, mais soutient constamment le mme schma quon peut rsumer par ladage de Maxime le Confesseur, Devenir par grce ce que Dieu est

  • 3 4 MATRE ECKHART ET JAN VAN RUUSBROEC

    par nature : car c est bien au cur dune dialectique entre la grce et la nature que se dnoue la question de la dification de lhomme, notamment quant la question de la connaissance de Dieu par lhomme. C est cette question que se confrontera Albert dans ses commentaires de Denys : une connaissance de Dieu est-elle possible ? Si oui, quelle est la nature de cette connaissance ? Enfin, quel est le statut d un tel intellect qui prtendrait arriver la connaissance de Dieu ? Dieu est incomprhensible, si par comprhension (comprehensio) on entend ime connaissance totale, parfaite et finie d une ralit. Pour autant, Dieu serait-il totalement inconnaissable ? La question de la connaissance de Dieu - et a fortiori de la thologie - revt donc une importance particulire dans la question de la dification de lhomme. Plus encore : comment la dification de lhomme, qui est une union Dieu, ne pourrait-elle pas tomber dans ce qui fut l cueil de laverrosme latin, c est--dire une sorte de monopsychisme o il n y aurait aucune distinction ontologique entre lintellect et Dieu et o les intellects seraient numriquement identiques ? Le choix d Albert a t de confronter la tradition des Pres aux courants de pense qui lui taient contemporains, en particulier le courant grco-arabe (Aristote, Avicenne). En ce sens, l originalit d Albert le Grand n a pas t seulement d avoir t un relais de la tradition des Pres, mais aussi davoir consolid cette tradition par la ratio philosophorum l o il aurait pu les faire entrer en conflit l une lautre. Outre le thme de lhomme imago Dei, de sa ressemblance, et de lunion Dieu, Albert le Grand qualifie le terme de deificatio d assimilitio et d illuminatio : quoi correspondent ces qualificatifs chez le Colonais ?

    A. La deificatio comme assimilatioDans son Super Dionysium de ecclesiastica hierarchia (Col. XXXVI, 2) Albert

    le Grand qualifie la deificatio 'assimilatio : deificatio sacra idest assimilatio ad deum 20, deificatio, quae est assimilatio ad deum 21. Comment entendre ce terme 'assimilatio ? On ne peut traduire ici le mot assimilatio au sens dune assimilation fusionnelle de l intellect Dieu : la deificatio se trouverait tre dans ce cas de figure une sorte de monopsychisme annihilant l identit ontologique distincte de lintellect cr de lhomme dune part, et de lintellect incr de Dieu dautre part. Par ailleurs, il est impossible, chez Albert le Grand, quun intellect cr puisse tre une seule entit avec Dieu : ce serait rduire linfini divin la finitude de lintellect cr ; l intellect cr ne peut comprendre comprehendere Dieu, mais il peut le connatre en adhrant - attingere - Lui moyennant la vacance des facults naturelles. C est par la Rvlation et par la grce que lintellect peut tre difi, non par son propre travail. Il semble quen employant le terme d'assimilatio, Albert fait appel la notique grco-arabe : celle d Aristote revisite par Avicenne. Le sens du mot assimilatio semble dsigner ici la facult de lintellect lorsquil est en voie d acquisition dintelligibles : il sagit de 1 'intellectus adeptus d Avicenne que lon traduit par intellect acquis ou intellect en voie d assimilation ou d acquisition. Avicenne formule son concept d 'intellectus adeptus partir du De anima d Aristote : il y a d une part, l intellect capable de devenir toutes choses, d autre part lintellect capable de les produire toutes 22. Lintellectus adeptus correspond au premier type d intellect cit ici. De plus, cet intellect est identique aux intelligibles 23. En intelligeant les intelligibles, l intellect devient semblable ces intelligibles, de mme

  • ALBERT LE GRAND 3 5

    en intelligeant lintelligible Dieu, Vintellectus adeptus assimile l intelligible Dieu,il devient semblable (similitudo) Lui : la diffrence que dans le cas de Dieu, c est plus Dieu qui se donne intelliger sous mode de Rvlation que lhomme lui-mme qui, par ses propres moyens, cherche intelliger Dieu ; Dieu reste le principe de la deificatio. Enfin le mouvement dynamique de Y intellectus adeptus, celui d une acquisition de lintelligible Dieu qui se rvle, est celui d un mouvement dadhsion Dieu, non dune comprehensio de Dieu. Quel est le principe de dification ? Dieu ou lintellect ? Dans son Super Dionysium de theologia mystica, il prend lexemple de la thophanie dont a t tmoin Mose : ce n est pas tant Mose qui sest appropri Dieu par ladhsion de son intellect , que Dieu qui sest appropri Mose par sa Rvlation 24. Dans son commentaire de Y Epistula secunda de Denys, Albert reprend limage du fer ign chez Hugues de Saint-Victor - image chre aux Pres , pour faire comprendre quel est le type dacquisition (assimilatio) de lintellect lorsquil y a dification (deificatio) : dicuntur aliqua deificari per maximam assimilationem ad deum, sicut ferrum ignitur, secundum quod recipit qualits ignis . Lanalogie entre le feu (Dieu) et le fer ign (lhomme) est forte : Le matre Hugues, en avanant la comparaison du fer ign qui n est semblable au feu par rien d autre que le feu, dit que pareillement ceux qui sont difis sont constitus semblable Dieu par ce qui n est nullement autre que Dieu lui-mme. Or