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    Des Historiens et des histoires, pour quoi faire? L'Histoire africaine entre l'tat et

    les communauts

    Mamadou Diouf

    Canadian Journal of African Studies / Revue Canadienne des tudes Africaines , Vol. 34, No. 2.(2000), pp. 337-374.

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    http://www.jstor.orgFri Sep 14 22:57:58 2007

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    Des Historiens et des histoires, pour quoi faire?L'Histoire africaine entre l'tat et lescommunautsMamadou Diouf

    Cette rflexion s'ouvre sur la prsentation de trois positions trsfortes de non-historiens qui s'arrogent le droit d'interpellervigoureusement les historiens. Le premier est un cinastesngalais reconnu, Ousmane Sembne, le second un psychologueindien, Ashis Nandy, et le troisime un anthropologue sud-africain, Archibald Mafeje. Leurs interrogations, leurs doutes etsurtout leur condamnation des productions historiques commedes manires d'exercer le mtier d'historien dans les pays du TiersMonde reprennent dans un contexte tout fait indit - lamondialisation et la crise du nationalisme et de ses paradigmes-les questions relatives l'criture de l'histoire au sein des socitspostcoloniales, aux conditions qui lui permettent d'exister et auchoix du pass dont elle rend compte. Choix d'un pass qui estaussi la slection des futurs envisags par des nations enconstruction (dans les annes 1960) et en dislocation ( partir desannes 1980)' du moins en situation africaine.

    Lorsque la premire gnration d'intellectuels etd'universitaires africains se posait la question, la fin des annes1950, de la possibilit d'une histoire de l'Afrique,' elle s'intressait une histoire qui devait d'abord restituer au continent un passdigne du prsent. Avec pour principaux lments la libration dujoug colonial et du savoir ethnologique qui lui tait associ,l'exhumation d'une mmoire qui se coule dans des formulationscommmoratives, des lieux de mmoire, un hymne, desdnominations indignes, des victoires et des dfaites, un drapeau,mais surtout des couleurs. Et les oublis: le rle des Africains dansla traite ngrire par exemple ou dans les conqutes europennesde l'Afrique, accompagns par une interprtation ritualise desfrontires dans les expressions de la mmoire nationale - un

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    338 CJAS / RCEA 34:2 2000territoire colonial qui se mue en tat-nation - ou panafricaine, la recherche d'une gographie plus autochtone. Dans cetteperspective, mme si cette histoire se proccupe de mettre enscne le pass au prsent, elle se revendique dans sa ralisationmme comme une entreprise scientifique et universitaire deconnaissance et d'lucidation du pass. La question fondamentale laquelle cette gnration a fait face tait la suivante: quel pass?De cette question a dcoul une srie d'autres interrogations quicontinue de hanter l'entreprise historienne en Afrique, savoir lesrgles et procdures de la narration, le statut et l'identit desproducteurs, le rgime de vrit qui fonde l'adhsion au rcit et,surtout, les relations entre l'histoire universitaire nationaleinstitutionnalise et les mmoires disparates des communauts etdes individus qui sont, aujourd'hui, la manifestation de l'existenced'une conscience plurielle de l'histoire.L'un des lieux de production de cette histoire que lesnationalistes africains s'approprient est bien entendu l'universitet la trajectoire occidentale de l'criture historique, y compris dansle choix, le traitement et l'introduction de matriaux qui ne sontpas - n'taient pas ncessairement - reconnus dans la pratiquehistorienne et l'criture de l'histoire. Elle est, en suivant la leonde Jacques Le Goff, une pense du temps partir d'un lieu pour luioctroyer des figures institutionnelles. Pou- illustrer son propos, LeGoff renvoie d'une part l'glise et son histoire sainte qui traduitune manire d'inscrire et de comprendre le temps, le pass (lachute), le prsent (la souffrance pour la Rdemption) et l'-venir ( lerachat et la rcompense), et d'autre part l'tat et son principe delacit qui rapatrie le devenir humain dans une aventureexclusivement terrestre, fournissant de la sorte les cadres d'uneinstitutionnalisation du temps dans l'histoire de l'Europe, produitetout la fois comme espace gographique et espace historique. ces temps cumulatifs et significatifs, l'historien oppose les tempsethniques qui ne sont disciplins ni par l'tat, ni par l'criture. Et,sur ce point du dficit scriptural, Jacques Le Goff faitexplicitement rfrence la "mmoire ethnique," d'abord enprenant ses distances par rapport au prhistorien Andr Leroi-Gourhan (1965)2et tablie ensuite une distinction entre culturesorales et cultures crites. Il considre donc que faire oeuvred'historien, c'est dans une certaine mesure identifier un temps dela "civilisation." Celui-ci procde de l'opration qui consiste

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    Diouf: Des H istoriens et des histoires, pour quoi faire! 3 39discipliner, au sens de Michel Foucault, les temporalits ethniquesen les dpliant et en les rorganisant, par l'identification d'undbut et d'une fin. C'est donc, dans la perspective de Le Goff, lamise en ordre minutieuse, l'talement des chevauchements, desrptitions et la mise en cohrence systmatique qui produisentun temps de l'histoire.La thse dfendue par l'historien franais trouve unevalidation prometteuse pour notre discussion dans le travailthorique d'un anthropologue franais qui a de fortesproccupations historiques et militantes, Maurice Godelier. Celui-ci estime que la distinction entre histoire et anthropologie ouethnologie s'est ralise en affectant l'histoire un domained'tude qui englobe "toutes les socits possdant une criture,donc des archives et des documents crits, sources premiresauxquelles pouvaient s'ajouter, selon les poques et la civilisation,des monuments historiques couverts d'inscriptions, des monnaiestitres" (1996, 83). l'oppos, l'ethnologie s'est constitue undouble territoire avec, d'une part, l'tude de diverses socits nonoccidentales qui, au cours des sicles (du XVIe en particulier), ontt "dcouvertes ... explores et soumises au commerce et/ou auxarmes europennes divers moments de leur expansion coloniale"et, d'autre part, "l'tude des socits paysannes locales et desgroupes ethniques prsents dans les territoires des nations-tats enformation" (Godelier 1996, 83). Ce rapprochement n'est pasinnocent car il fait apparatre l'Occident comme un modle, "lemiroir et la mesure du dveloppement de l'humanit" (Godelier1996, 84), et qui s'attribue le s tatut exclusif de producteur del'universalit.C'est prcisment ce temps plat des historiens, sans fureur etdsordre, d'o sont absentes les reprsentations, les images, lesincohrences et les mises en scne des acteurs, combines auxfluidits et instabilits des contextes et gographies, que rejette lecinaste sngalais dont la virulence et l'ironie corrosive l'endroit des historiens restent un trait constant, autant dans saproduction cinmatographique que dans son oeuvre romanesque.Sembne qualifie les historiens de "chronophages": ils mangent letemps en le disciplinant; ils rduisent la multiplicit des discourset le chevauchement multiple, bigarr et tout en zigzag desvnements. Par cet aplatissement, ils rendent, paradoxalement, letemps et l'vnement sans i m p ~ r t a n c e . ~n restituant au temps sa

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    340 CJAS / RCEA 34:2 2000pluralit et son absence de linarit, en mettant en vidence leprocessus par lequel il est produit par les acteurs sociaux, Sembnereplonge les socits africaines dans des tensions et des mises encontexte capables de restituer le prsent, ses enjeux et ses tensions,en quelque sorte ses contradictions. Il conteste les caractresdistinctifs de la narration historique qui, selon Paul Veynes'appuyant sur l'enseignement de Paul Ricoeur, "trie, simplifie etorganise" ( 1996, 14).

    Les proccupations de Sembne trouvent un certain cho dansle travail du psychologue indien Ashis Nandy. Celui-ci affirmed'emble que l'criture de l'histoire est insparable de ses originesimpriales car elle impose la mtropole et ses savoirs comme pointde rfrence ultime dans la double opration de production et demise en sens de l'autre. Nandy, dans un autre registre et un langagediffrent, exprime la mme suspicion vis--vis de l'histoireacadmique et des historiens. Dans son ouvrage devenu classique,The lntimate Enemy: Loss an d Recovery of the Self underColonialism, Nandy insiste sur le fait que la contestation littraireanticoloniale indienne, tout en tant "fortement enracine dans larinterprtation des textes sacrs est en ralit solidement assisesur des valeurs centrales (particulirement de I'hypermasculinit),empruntes la vision coloniale du monde d'abord, lgitimesensuite par des concepts puiss dans le sacr" (1983,22).Analysantminutieusement Gandhi et d'autres leaders nationalistes, ildmontre comment les ressources mobilises dans l'entreprisenationaliste ont eu pour vocation de mtamorphoser la logiquepropre la victimisation et de mettre en forme un modle desocit et du moi qui n'est "ni les hyperrationnel et hypermasculinoccidentaux (une idologie), ni les diverses figures de l'Indien,guerrier et mystique, invent par ltOccident" (Nandy 1983, 2).Contre la rationalit cartsienne et contre la critique socialemarxiste, Nandy propose l'criture de "mythographies" qui sontune revendication non pas pour la reconnaissance du pluralisme,mais pour faire admettre la nature libratrice du discours de lavictime, en particulier du colonis. la question - l'historienpeut-il participer la ralisation de ce programme?- sa rponse,identique celle de Sembne, est ngative. Prcisment parce queles historiens ont impos aux socits postcoloniales uneinscription dans "un pass emprunt" ("borrowed past"); leurutilisation de la mmoire n'a plus aucun intrt car elle se rduit

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    3 41iouf: Des H istoriens e t des histoires, pour qu oi faire!une traque systmatique qui se fixe comme objet la localisation"du capital de dissension et de dissidence" pour en rduire lesdissonances et les discipliner, oprant ainsi la mutation vers unecertaine normalit. L'histoire des historiens n'aurait donc qu'unefonction: rendre le pass des autres grable tout en leur faisantoublier. Selon Nandy (1995)) 'histoire des historiens s'est tropcompromise avec le "satanisme" pour ne pas exiger et uneintrospection de leur part et une tude des historiens eux-mmes.Si propos des historiens, la religion de Nandy est faite, lacharge de l'anthropologue sud-africain Mafeje (1997) se fixecomme principal objectif, aprs avoir dblay le terrain desdcombres de la recherche historique actuelle, de tracer unprogramme qui serait plutt l'ouverture de nouveaux chantiers, denouveaux protocoles, objets et territoires, qu'un requiem.4 Mafejesomme les historiens de reprendre la question de l'criture del'histoire partir d'une perspective africaine, avec essentiellementdeux proccupations: l'authenticit de la reprsentation desacteurs et la qualit de ceux qui prtendent dchiffrer cettehistoire. Sur le premier point, il avance deux considrations: d'unepart, l'histoire de l'Afrique difie par la colonisation est la foisune histoire des tribus et une histoire des btisseurs de l'Empire;d'autre part, les nationalistes, afin de dconstruire cette histoirecoloniale/impriale, se sont lancs avec frnsie dans laproduction historique, pour prsenter non seulement uneintelligibilit propre aux socits africaines accompagne del'imagination de nouvelles identits, mais aussi pour affirmer queson dvoilement ne peut se raliser que par une intelligenceindigne. Cette clbration de "nations non encore advenues"( "unborn na t ions" ) est l'oeuvre d'au moins trois coles historiquesidentifies aprs d'autres par Mafeje. Il s'agit des coles de Dakar,d'Ibadan et de Dar es Salaam, qui ont fait de la constructionnationale la principale force des recherches historiques menes(Mafeje 1997, 6). La premire est la recherche d'une civilisationpanafricaine et les deux dernires poursuivent des varianteslocales du mme universalisme, avec un point de dpart, lacritique radicale de la vision coloniale de l'Afrique des ethnies ettribus, et une rfrence, "une convergence imagine," l'tatcolonial, pour identifier des rseaux qui nouent les "nationsimagines aux tats" (Mafeje 1997, 7).L'chec du programme de construction des tats-nations,

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    342 CJAS / RCEA 34:2 2000l'inachvement, les crises et les figures contemporaines instablesde l'ethnicit et du tribalisme, tout comme l'historicit de leursmanifestations (Mamdani 1996)souvent violentes, tmoignent dudcalage entre les constructions identitaires portes par les rcitshistoriques nationalistes et l'histoire du prsent. Les historiens setrouvent ainsi coincs. "Ils ne savent plus ce qu'ils doivent crireni penser," fait remarquer Mafeje (1997, 7),parce qu'ils se trouventdans l'incapacit de rendre compte d'une ralit africaine ayantperdu de sa cohrence en vertu d'une logique de fragmentation quipousse les historiens se rfugier dans la lecture et ledchiffrement de romans et de fictions littraires: "s'ils n'ont pasrussi s'inscrire dans le temps, en revanche, ils se tournent versle pass comme pour confirmer les prdispositions de leurdiscipline" ( 1997, 17).Que faire dans cette situation?, se demande Mafeje, sinondpasser les catgories figes de "tribu," "ethnie/ethnicit," "tat-nationt' et "groupes raciaux," forges par l'histoire impriale pourinscrire ses rflexions dans les "processus d'intgration sociale desdiffrentes sous-rgions africaines; certaines bien avant lacolonisation racontent une histoire diffrente de celle suggre pardes catgories statiques et empreintes de prjugs" (1997, 7). Lestches principales qu'il assigne aux historiens sont, la"comprhension des volutions et transformations des formationssociales en lieu et place des fragments" (Mafeje 1997, 8) etl'exigence de "penser l'histoire sociale comme une entreprise decodage et de dcodage des textes ethnographiques du peuple dansle temps historique" (1997, 17).Ce qui est en cause dans ces trois lectures de la productionhistorique nationaliste, c'est bien le rejet des modes deconstruction des rcits historiques, de leurs idiomes et lacondamnation de leurs compromissions avec les modlesimprialistes, coloniaux et universalistes de l'histoire linaire,dont l'Occident est le noyau et la rfrence ultimes etindpassables. C'est en quelque sorte le refus de la domesticationde la mmoire. Une opration qui consiste trier des souvenirsmmorables et "commmorables," identifier les lieux demmoire et les signes de manifestation des identits collectives,au service de l'tat et de la nation, effaant du mme coupdissonances et dissidences. Sembne, Nandy et Mafeje se situentbien au-del des questions techniques - celles qu'affronte

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    343iouf: Des Historiens et des histoires, pour qu oi faire!quotidiennement l'historien dans l'exercice de son mtier-pours'intresser l'criture de l'histoire. Ce faisant, ils retournent laquestion essentielle, surtout dans l'histoire postcoloniale, de lagnalogie qui est "une mise en dlibr du pass," pour en assurerune conjugaison au prsent. La gnalogie, c'est la recherche desorigines et des anctres, la reconstitution de la filiation enarticulant vides et chanons attests, mlangeant faits etconjectures, empruntant mthodes et techniques aux sciencesnaturelles et aux thories de l'volution du XIXe sicle (Guery1998).Les interrogations convergentes de Sembne, Nandy et Mafejes'en prennent ainsi aux outils des historiens et questionnent lesespaces de validit de leurs constructions intellectuelles et lesusages qui en dcoulent. Usages qui sont aussi bien scientifiquesqu'idologiques.Les d ba ts h is tor iographiquesLe consensus sur le rle de l'criture historique telle qu'elle se meten place au sicle des lumires atteste une histoire linaireassociant raison, progrs et civilisation. Cette histoire qui s'estrpandue comme histoire universelle et s'est impose commemodalit principale de production des cadres d'intelligibilit dupass, de mise en ordre du prsent et de prparation du futur, surtous les continents se trouve en crise profonde et/ou en phase derecomposition continue. Si elle a accompagn et fortementsoutenu la construction des nations et de leurs formules juridiquestelles que l'tat (ou bien est-ce le contraire, quand l'tat devienthistorien), la remise en cause des paradigmes de la modernitoccidcntale, de l'tat postcolonial et ses promesses, mais aussi lesgrandes transformations pistmologiques et idologiques, lesnouveaux territoires et objets, mais encore les emprunts de ladiscipline historique aux autres sciences sociales (l'conomie, lasociologie, l'anthropologie et la linguistique) ainsi qu' lalittrature ont ouvert des directions et orientations indites.Comme en tmoigne Bernard Lepetit, l'histoire "n'appartient plusdepuis longtemps la classe des humanits mais celle dessciences sociales, l'histoire est une technique, [un mtier] fondsur la manipulation [d'archives, de sries, de contextes, d'chelles,et d'hypothses] et l'exprimentation" (1995, 13).De l'invitation la "provincialisation" de l'Europe

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    344 CJAS / RCEA 34:2 2000(Chalcrabarty 1992) comme seule condition de possibilit d'unecriture historique en situation postcoloniale, par la sortie de la"bibliothque coloniale" (Mudimbe 1988)' en passant par lescritiques nouvelles contre l'cole des Annales et le tournantlinguistique (linguistic turn) (Steadman Jones 1983; Dunn 1990;Thompson 1990) auquel rpond le "historic turn" (McDonald1996)des sciences sociales amricaines, les controverses se font deplus en plus dures dans le champ de l'histoire. Ces manifestationsillustrent les mutations de ces vingt trente dernires annes:comme le montrent la rflexion de Grard Noiricl sur la crise del'histoire franaise et l'orientation critique des Annales esquissepar Bernard Lepetit et son quipe, dans le champ franais, ou lestravaux du Groupe d'tude des Subalternes (Subaltern StudiesGroup) en Inde, de nombreux historiens se sont levs contre touteforme de rcit unilinaire (qu'il soit marxiste, fonctionnaliste oustructuraliste).Ainsi que le mentionne G. Stcdman Jones,

    ... au cours de ces vingt-cinq dernires annes les perceptionsacadmiques de l'importance de l'histoire ont t plus oumoins battues en brche par une srie de dfis qui vont dustructuralisme au postmodernisme. De mme il se pourraitque le prestige de l'histoire auprs du public ait souffert de laperte de cette foi optimiste, voire complaisante, en l'volutionqui, dans les annes 60, permettait encore de placer les paysd'Europe occidentale l'avant-garde d'une destine humaineriche de sens" (1998'39 1-92).Les mises en perspective historiographiqucs permettent de tirerplusieurs conclusions et de procder ensuite une interrogation unpeu plus prcise de la situation de l'historiographie africaine, partir de ses principales manifestations et des rponses qu'il estpossible d'identifier, dans un contexte mouvant.Ces quelques variations sur l'criture de l'histoire servent afficher les choix retenus par cette rflexion. Il ne s'agit pas d'untat des lieux qui lirait systmatiquement les productionshistorique^,^ mais d'un travail d'identification et d'interprtationdes positions pistmologiques et politiques orientant les troisgrandes oprations en cause dans "l'imagination d'unecommunaut": l'criture historique, les objets de l'histoire etl'invention d'archives. Des procdures qui, si l'on suit ArletteFarge, constituent "la dfinition de faire de l'histoire" (1992, 9-10)des courants historiographiqucs actuels. Trois entres ont t

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    345iouf: D e s H is to r ie ns e t de s h i s to i re s, pour q uo i f a ir e !retenues dans la rflexion qui suit. La premire ouvre sur uneinterrogation minutieuse de la notion d'Afrique telle qu'elle estutilise par les historiens africains; la seconde s'investit dans ledcryptage de la construction des antiquits africaines, en relationavec la production de l'histoire prcoloniale; la troisimequestionne le moment colonial tout en se proccupant decomprendre les problmes relatifs la recherche historique et l'criture de l'histoire. Ce choix s'explique prcisment parcequ'en Afrique, ds les premiers crits historiques raliss par desAfricains (en langues europennes), surgit une tension persistanteentre la production de connaissances historiques (attester unehistoire avcc ses continuits et ruptures) et une plaidoiric pour lacivilisation africaine. L'enjeu principal de cet cartlement est,d'une part, le rtablissement de l'Afrique et des socits africainesdans leurs droits et leurs trajectoires propres, en les replaant aucoeur de l'universel humain6 et, d'autre part, l'impossibilit dedisjoindre, dans la production historique africaine, le travailempirique de l'historien et "l'interprtation ritualise du pass"(l'criture de l'histoire) (Rousso 1998, 36). Les prfaces des thseset mmoires sont difiantes cet gard. Ainsi que le montre avecforce Romila Thapar, pour le cas indien, l'adoption d'une telleperspective imposait une confrontation avcc les thsesoccidentales qui soulignent l'absence d'un rcit systmatique -on serait en face de rcits de fondation et de mythes d'origine(Godelier 1996, 83)- et insistent sur le souci de la preuve, larecherche des causes et la mise en scne de la chronologie et dessquences narratives (Thapar 1996, 1998). l'oppos, les discourshistoriques indignes, compris comme non-occidentaux,prsentent leurs propres formes de constitution de la narration dupass avec des figures divergentes, une absence de soucid'exactitude historique, des perceptions multiples et variables dupass et une conjonction du prsent et du pass dans desconfigurations lgendaires ou mythiques (Thapar 199 8) .~

    C'est poiirquoi les enjeux de la discipline historique en Afriqueont eu une rsonance toute particulire. Si la discipline est, eneffet, "un discours qui est narration et savoir, rcit et rudition,connaissance du rel et critureIn8 'laboration, l'appropriation etla rception des productions historiques ne peuvent que souleverdes questions, autour des institutions et des procdures qui lesportent et vrifient les critres de certification, les formes de

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    346 CJAS / RCEA 34:Z Z O O 0transmission et les modles d'intelligibilit. Dans des socitspostcolonialcs prises entre des formules d'hybridation et desimaginaires soucieux d'authenticit, l'histoire est tout la fois unterrain de luttes pour la discipline ( la ralit historique) et pour laculture (les reprsentations di scur~ ives ) ,~rovoquant dessoubresauts perptuels cntrc le professionnalisme(l'institutionnalisation et ses procdures) et la responsabilitmorale, qui se dcline dans la formule suivante: "tudier l'histoireet rectifier celle qui a t crite sans nous et contre nous" (Ki-Zcrbo 1957, 67). Sont donc en cause autant l'activit historicnncque la reprsentation du pass, un processus admirablement dcritpar Hcathcr Sutherland. Celle-ci considre l'activit historiennecomme la production, partir de passs disparates, de formules etformulations qui leur assignent une signification sur laquelle peuts'adosser une existence individuelle ou collective (Sutherland1997, 84).Elle met l'accent sur la tension qui rythme la pratiquehistorienne, oscillant constamment cntrc le caractre artificield'un construit, le rcit historique, et le besoin (et le recourssouvent pour des besoins inavouables)d'un pass utilisable ( u sab l epas t ) qui souvent enracine, authentifie, lgitime et ainsi mobiliseune communaut dans des mouvements instables et rptsd'inclusion et d'exclusion. Corps est ainsi donn aux dbats etcontroverses qui agitent non seulement les historiens deprofession, les historiens communautaires ou traditionalistes,mais encore les journalistes et les politiciens, cntrc d'une part ledossier scientifique et les usages politiques, et d'autre part lapolarisation sur les racines, les gnalogies et les filiations quitissent des revendications et rigent des barrires brouillant lesfrontires entre les discours historiques et la mmoire du pass. Letravail de l'historien est alors rduit une fiction o l'invention, lareconstruction et les drives et remodelages deviennent des modesde production de faits historiques (Cohen 1994).

    Quelle gographie pour l'histoire africaine!La qucstion de la gographie de l'histoire africaine est l'pineusequestion de dpart dans toute discussion sur l'historiographieafricaine: sur quel espace et quelle population s'exerce l'activithistorienne lorsque l'Afrique est en cause, voil la qucstion quitraverse la contestation de l'criture de l'histoire exprime parSembene et Mafeje. Elle manifeste dans toute sa crudit la triple

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    347iouf: Des Historiens et de s his toires , pour qu oi faire!question, en premier lieu, de l'tat, comme produit des territoirescoloniaux et de leur prtention dans le moment postcolonial contenir une nation; en second lieu, de l'unit culturelle del'Afrique telle qu'elle est postule par la narration gypto-pharaonique et le panafricanisme afro-centriste; et, en dernier lieu,des frontires des tats, ethnies et tribus prcoloniaux. Elle noussomme de rediscuter la question dc l'invention de l'Afrique e t de sa"rvlation" par "la bibliothque coloniale" en prenant en compteque l'Afrique est une multiplicit de lieux qui se superposent,s'enchevtrent et s'excluent par la convocation de dynamiquescontradictoires et partielles qui, le plus souvent, ne se recouvrentpas.10L'espace africain se prksente massivement dans la gographieuniverselle. Il a fait l'objet et continue de faire l'objet d'unemultiplicit de trai tements typologiques partir de critres varis.Chaque traitement supporte une certaine historicit et deshistoires qui tendent plus ou moins affirmer des particularismessinon une spcificit radicale, rpertoris dans une "bibliothque"particulire - dont la coloniale n'est qu'une des composantesmme si elle est l'une des plus puissantes dans les oprations de(r)imagination de 1'~f rique." Est-elle plus importante, a-t-elleplus d'impact dans l'invention des socits africaines que la"bibliothque islamique" qui a une histoire plus longue et unecouverture dmographique et culturelle plus large? En tout casnotre ignorance de son contenu et de son fonctionnement incite lui donner moins d'importance. Pourtant, elle aligne sur sestagres une abondante littrature comprenant des commentairesphilosophiques et historiques, crits directement en arabe ou enlangues locales (transcrites avec des caractres arabes) et quis'attaquent, parfois frontalement, la littrature et aux prjugscoloniaux.La division la plus simple et la plus connue du continentafricain est la division NordJSud du dsert du Sahara, laquelle onpourrait adjoindre la gographie proprement sud-africaineNordJSud du Limpopo, qui constitue un domaine quatorial del'Afrique et l'Afrique du Sud. Remarquons que la classificationEst/Oucst, rivages atlantiques/rivages de l'ocan Indien n'est pasprise du tout, du moins jusqu' ces dernires annes ocommence se forger une identit islamique contradictoire [arabe,shirazi/persane, indo-pakistanaise et swahili) sur les marges

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    348 CJAS / RCEA 3412 2000orientales de l'Afrique de l'Est, face la menace (relle ouimaginaire) des sectes chrtiennes et l'expansion de certainesvariantes de l'islam (Haron 1993; Balda 1993; Sperling 1993).Cettegrande typologie de l'Afrique contient aussi un contraste racial[Afrique noirelAfrique blanchc). Mais on peut relever plusieursautres taxinomies: la religieuse avec, d'une part, les religionsrvles et les religions de terroirs et, de l'autre, l'islam et lechristianisme; l'cologique (savanes/forts/dserts, domainecontinental/domaine maritime). La plus meurtrire est laclassification ethnique et ses nombreuses variantes et variations,dont la dernire invente par le prsident de la Rpubliquedmocratique du Congo, l'Afrique nilotique contre l'Afriquebantoue, n'est qu'une reprise systmatise et largie des figuresh u t u l t z i t s i du Rwanda-Burundi l'chelle de l'Afrique centrale.Dans ces situations extrmes, il ne serait pas surprenant queressortent d'un des cartons de la "bibliothque coloniale" lesh a m i t e s civilisateurs et les grands leveurs aux origines non-africaines ( S o m a l i , M a s s a , Peul, Tutsi) qui ont conquis les Noirspaysans (Chrtien 1993, 313-413). Des rcits indits del'autochtonie soutiennent dsormais la (re)configuration demcanismes de l'inclusion et de l'exclusion qui s'inscrivent dansun temps long, non plus de l'invention coloniale mais des origines,court-circuitant ainsi le temps court de la colonisation et destats-nations. Peut-on identifier ces manifestations laconscience historique des nations prcolonialcsl~toujours rsenteet oprationnelle, toujours prte envahir la conscience nationalemoderne dont parle Thophile Obenga (1969,84)?La classificationcoloniale qui commence avec l'Afrique romaine (Benabou 1976;Mudimbe 199412)(peut-tre grecque dans le miroir d ' ~ r o d o t e ~ ~ )se prcise en tout cas avec la colonisation moderne qui produit lesqualifications des diffrentes Afriques, anglophone, francophone,portugaise, espagnole. Elle est tout la fois la plus classique et leterrain privilgi des batailles entre les partisans d'une hybridationcoloniale14 ou de la transformation rvolutionnairelQd'une part, etde la mise en subordination et localisation priphrique16 ducontinent, d'autre part. Ce moment est, selon certains, le momentfondateur de l'Afrique d'aujourd'hui alors que d'autres, aucontraire, le considre comme une digression ou une simpleparenthse (Ajayi 1968, 1969).Toutes ces figures gographiques sont des illustrations d'une

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    Diouf: Des Historiens et des histoires, pour quoi faire! 3 49vision qui accentue la disparit entre la massivit, les limitesindpassables du continent et un miettement qui rsulte dediffrentes interventions trangres combines aux dynamiquesinternes et externes. Elles sont aussi des interprtations demoments historiques fondateurs. Les querelles historiques sontgalement des querelles sur la validit de l'identit accole ce"quelque chose" dnomm l'Afrique. Une partie non nkgligeablede l'histoire acadmique s'est construite une identit enproduisant des histoires nationales coinces dans les limitestriques des territoires coloniaux mtamorphoss en nations. Ellea t rejete avec vhmence et ironie par Chcilzh Anta Diop et sesdisciples, qui considrent que ces monographies sontincomprhensibles hors d'un contexte d'ensemble dont la table delecture est la civilisation gyptienne (Diop 1959, 1981). Pourl'historien et philosophe sngalais, c'est dans la perspective delongue dure, de la prhistoire - le dbut de l'hominisation - l'affirmation de la premire civilisation humaine - la civilisationgyptienne ngro-pharaonique (Diop 1957'9)- que se dessine uneAfrique vraie dont l'miettement en units coloniales et poussired'ethnies est une fabrication coloniale, ayant pour vocation defonder et lgitimer la "mission civilisatrice et la falsificationhistorique" - cette dernire tant d'abord une falsificationgographique. Boubacar Barry (1985, 1988) reprend la mme ided'espaces historiques homognes (des rgions historiqueshomognes) pour rassembler les pices parses d'un puzzle,dcoup arbitrairement par les empires coloniaux afin de btir dessocits et des tats qui, tournant le dos la mer, retrouveraientl'historicit et l'initiative historique, les gages uniques dudveloppement, de la stabilit et de la scurit.

    ct de ces constructions spatiales, on retrouve lesapproches d'histoire conomique de Samir Amin avec la formationdes centres et priphries au cours de la phase ascendante del'accumulation capitaliste et de la construction de l'conomiemonde (Barry 1972) surtout la perspective novatrice de AbdoulayeLy, le premier historien universitaire sngalais dont le travails'inscrit dans une gographie centre sur le monde atlantique et laconnexion capitaliste des continents, contre le nationalismeculturaliste de Cheikh Anta Diop et l'ethnologisme de LopoldSdar Senghor. Ly suggrait que seules la comprhension de lapremire entreprise de mondialisation et la place que l'Afrique y

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    350 CJAS / KC E A 3412 2000occupe permettraient de transformer politiquement le continent.Son oeuvre historique, dont on trouve un certain cho dans letravail de l'cole de Dar es Salaam, trouve selon lui ses premiershritiers ou continuateurs avec l'cole de Dakar, Boubacar Barry,Abdoulaye Bathily et Mamadou Diouf notamment, comme endiffr. Les oeuvres, historique Cheikh Anta Diop et potique deLopold Sdar Senghor, ont clips cette oeuvre exigeante, engageet d'une rigueur universitaire arborant firement le classicisme dela discipline, refusant de mlanger recherche historique et criturede l'histoire (Ly 1993).La crise contemporaine des tats-nations africains a remis lesconfigurations gographiques l'ordre du jour en mme temps queles communauts (ethniques, religieuses ou culturelles) afin deporter les reprsentations et les rcits de l'autochtonie, rendantobsoltes et inaudibles les rcits nationalistes et panafricains, etd'essayer de construire des espaces alternatifs pertinents pour lareconstruction des socits africaines. En quelque sorte, deshistoires alternatives pour un futur diffrent des promesses del'tat-nation.Des a nt iqu it s africaines17Le premier ple constitu par le moment prcolonial est l'histoireemmure/ensevelie par l'arrogance coloniale qui, dans sonmouvement mme, la drobe aux socits africaines. Dvoilercette histoire pour la soustraire la parenthcse/prison coloniale,c'est aussi identifier les modalits de la manipulation laquelleprocdent les savoirs ethnologiques et historiques mis en jeu parl'entreprise coloniale et sa mission civilisatrice. Toute l'oeuvre deCheikh Anta Diop se dploie dans cette perspective. Il s'agit, eneffet, de retrouver des voix touffes, des corps dmembrs et destraditions mutiles et de les afficher dans une profondeurhistorique qui outrepasse l'Antiquit grco-latine - le momentfondateur de la civilisation occidentale-pour mieux exhumer lesconstructions politiques, sociales et architecturales sophistiquesainsi que les aventures scientifiques pionnieres de l'gypteancienne. Civilisation premire, initiatrice d'une Europe prisedans les convulsions de la sauvagerie tribale et qui ne sortira de labarbarie qu'en mimant la leon gyptienne par le plagiat (Diop1967, 1981). Le projet de l'historien et philosophe sngalais estprcis. Il ne souffre d'aucune ambigut et ne laisse aucun espace

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    351iouf: Des H istoriens et de s histo ires, pour qu oi faire!pour le compromis, opposant la "falsification historique"occidentale un discours panafricain. celui-ci est assign unobjectif prcis: substituer l'miettement territorial despossessions impriales (les colonies reconduites sous la forme destats-nations postcoloniaux) et la multiplication tribale infinie,une gographie continentale d'un espace produit par une seule etmme histoire. Une Afrique dont la cohsion, la cohrence et lasignification se rvlent dans une trajectoire singulire qui dbutepar le processus d'hominisation - l'Afrique est le berceau del'humanit - se continue dans les migrations, internes et externesau continent - la production africaine du monde au plangographique et humain - et atteint son point d'incandescenceavec l'invention de la premire civilisation, l'gyptienne, quiparraine la sortie de l'Europe de la barbarie et l'introduit dans lalongue marche vers la modernit que sa civilisation, grecqued'abord, latine ensuite, inaugure.Le travail forcment polmique de Cheikh Anta Diop n'a pourprincipale proccupation ni de retracer l'histoire de l'gypte- lescontroverses historiques et batailles anthropologiques sur lacouleur noirelafricaine ou blanchelmditerranenne-asiatiquedespharaons et de la civilisation gyptienne et la rhtoriquenationaliste l'ont rduit cela - ni de faire oeuvre d'historien,sinon d'enraciner solidement le projet politique de librationintellectuelle et scientifique d'une part, et de dveloppementconomique d'autre part, du continent africain. Cette fortedtermination organise et oriente la narration gypto-pharaoniquede Cheikh Anta Diop. Elle tablit l'existence et la primaut, dansle monde, d'une civilisation africaine. Une civilisation porte pardes "nations ngres" qui dvoilent une "cultures" (Diop 1955)dont la rgnration passe obligatoirement par la mise en place del'tat fdral africain [Diop 1960)' rconcili avec sa gographie etson histoire contre les manipulations coloniales et les gkographiesimpriales.En proposant d'enjamber le moment colonial - la fameuseparenthse coloniale laquelle est assigne une fonctionfabulatrice et manipulatrice originelle-Cheikh Anta Diop inviteles Africains renouer avec une continuit historique qui, ayantdj install l'Afrique et les socits africaines au commencementde la production de l'universel humain, s'est consolide par lacration de la culture reconnue comme la premire civilisation

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    352 CJAS / RCEA 3412 2000humaine. Procdant ainsi, Cheikh Anta Diop 11959) insiste surl'irrductible polarit entre l'Afrique (le domaine du matriarcat) etl'Europe [le domaine du ~ atr iarcat) ui produit deux histoiressingulires et diffrentes, ouvrant de la sorte un territoire danslequel il identifie non seulement les indices, les thmes et lesobjectifs de la falsification historique dont s'est renducoupable l'Occident, au stade imprialiste, mais rvle avecforce une autre source- la principale et la premire- d'autoritcivilisationnelle. En rinstallant l'gypte dans le continentafricain, la dlestant ainsi de la qualification asiatique/mditerranenne, Cheikh Anta Diop fonde l'antriorit de lacivilisation ngre et sa continuit, et ce faisant, tablit le dlit deplagiat et le crime de falsification. Est fortement remise en cause lagnalogie des notions de modernit et d'universel (Diop 1981).La vigoureuse offensive contre la prtention et l'arroganceeuropennes n'puise pas la philosophie historique et lareconstruction de l'histoire africaine de Cheikh Anta Diop. Elles selancent aussi l'assaut des histoires qui prtendentmtamorphoser en tats-nations des projections territorialesdessines des empires coloniaux. Des histoires fragmentes, sanscohrence aucune, illisibles prcisment parce qu'elles n'arriventpas s'adosser aux antiquits africaines produites par lacivilisation gyptienne pharaonique. En consquence, produire unsens et une direction pour l'Afrique contemporaine, c'est l'inscriresolidement dans le dessin gypto-pharaonique par un retour certaines valeurs tournant autour du territoire [l'Afrique), de laculture et de la race (les Ngres) et dont on peut suivre les vestigeset les traces sems partout le long des routes de la migration et deschemins de la dispersion des Africains dans l'immensit ducontinent.La position centrale attribue la race dans la rflexion deCheikh Anta Diop est illustre par son utilisation dtourne dumot "ngre." Une utilisation politique et revendicative qui est uneaffirmation offensive de la singularit africaine (Csaire 1956).Cheikh Anta Diop construit son Afrique partir de la race et de lacouleur en leur affectant une culture particulire. Une race et unecouleur qui produisent une communaut homogne [les Ngresafricains), sujet d'une histoire unique que la fragmentationethnologique et la gographique coloniale ont dlibrment tentd'obscurcir. Son approche dborde ainsi les frontires de l'tat-

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    3 5 3iouf: Des His tor iens e t de s h i s to ires , pour quo i fa ire!nation, en proposant des centres de cultures et des priphries quiassurent un maillage serr reliant les diffrentes figures d'uneAntiquit ngre unique.Pour autant Cheikh Anta Diop ne sort pas de la matrice de larationalit occidentale. Tout en la dtournant, il reconstruitl'universel humain en lui at tribuant une origine et une inspirationafricaines, redonnant au passage, mais seulement au passage, leslignes gnrales du texte africain qui donne sens tous les rcitsafricains, de quelque manire qu'ils sont gnrs, de quelque lieuqu'ils proviennent et de quclque culture qu'ils se rclament. Ilreste prisonnier des dterminations d'une histoire linaire tcllequ'elle est propose par la philosophie des Lumires. Cetteorientation dtermine de Cheikh Anta Diop est en dcalage avecl'historiographie indienne des Suba l t ern S tud ies [Groupe d'tudessur les Subalternes) qui, l'oppos, remettent en causc laconception de l'histoire hrite du XVIIIe sicle. Un conceptgnral qui dcvient la condition d'une exprience et d'une attcntedclines sous les formes du progrs, de la modernit et de laprtention occidentale pour laquelle seuls les concepts del'histoire sociale occidentale possdent des capacitsd'universalisation (Taylor 1990; Chatterjee 1990). Cetteconception gomme la pluralit des modes d'exposition,d'encodage, de mise en ordre des rcits historiques et d'exhibitionde rgime de vrit qui se prsentent comme des histoires encomptition (Skaria 1998; Cohen 1994)' refusant l'treinte del'histoire linaire en tant que figure dominante de la modernit.Cette critique radicale mene contre les grandes narrations duprogrs par les partisans des tudes postcoloniales est bien srcomprise comme une invitation au dsengagement politique.'Y

    cc stade, il est intressant de noter que le travail de CheikhAnta Diop, partir des annes 1950, est trangement comparableavec les travaux dc l'historiographie nationaliste indienne partirdes annes 1920 et 1930, lorsque lc nationalisme devientprogressivement un mouvement de masse et se dote d'historiensprofessionnels. La contestation de l'interprtation britannique del'histoire de 1'Indc que ccux-ci droulent a pour sitc principal l'Indeanciennc. Dans la version africaine, l'gypte ancienne occupe uneplace quivalente. Comme le mentionne Gyan Prakash,... si certains des premiers orientalistes ont dcel l'origine del'Europe dans l'Inde des textes, les nationalistes virent dans

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    354 CJAS / RCEA 34:2 2000cette mme Inde l'origine de la nation moderne; ainsi pour ceshistoriens, les observations sympathiques de l'ancienne coleorientaliste sur l'Inde des textes, tout comme les tudes deMax Mller, devinrent des affirmations objectives etautorises sur le grand pass de l'Inde (1990,388).

    La clbration de l'oeuvre des gyptologues de la priode d'avantl'imprialisme occupe de fait une place de choix dans les travauxde Cheikh Anta Diop qui s'appuie toujours sur leur autorit et leurobjectivit, notamment Constantin-Franois Chassebeuf Volney[ [ I7871 1959, 1791). Aussi partage-t-il avec les historiensnationalistes indiens le rejet des fabrications essentialistes et desaffirmations autoritaires sur les socits africaines et indiennes,produites par le savoir colonial si fortement lie au pouvoirimprial. Un savoir assignant une Inde et une Afrique rebellesaux transformations historiques une passivit qui les soustraitradicalement toute possibilit de changement. Pour paraphraserMudimbc, elles deviennent des reprsentations dans le savoiroccidental qui les "inventc" dans des oprations qui les rduisenten objets inertes de connais~ance'~ar l'Europen rationnel etmatrialiste, oppos l'Africain (motionnel) et l'Indien( ~ p i r i t u e l ) . ~ ~proccupation commune et contradictoire aCheilzh Anta Diop et aux historiens nationalistes indiens qui neremettent pas en cause les paramtres du savoir colonial pourraitse rsumer ainsi: accepter en la retravaillant l'ide essentialiste quise dgage des orientalistes et gyptologues tout en dtournantl'objet passif de connaissance en sujet historique actif dou deraison. Comme les historiens nationalistes indiens, Cheikh AntaDiop s'est dbattu aussi dans des controverses et des discussions- propos des sources et des histoires rgionales dans leur relationau grand rcit africain et au statut de civilisation unique de laGrce.

    L'oeuvre de Cheikh Anta Diop s'inscrit en effet globalementdans le paradigme bauch par les mthodes des sciencesnaturelles et les thories de l'volution de la fin du XIXe sicle. Elleadopte la dmarche gnalogique et la recherche des origines et, cequi est remarquable, c'est la constance de ses disciples dans cettedmarche. Cheikh Anta Diop n'a jamais remis en cause lachronologie de l'histoire universelle, partir du modle occidental.Il a seulement reli l'Afrique aux racines originelles de lacivilisation europenne, en indignisant le pass de l'Afrique

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    Diouf: Des H istoriens et d es his toires , pour qu oi faire! 3 5 5contre les thories des migrations et invasions civilisatrices et la"mditerranisation" de la civilisation gyptienne ancienne. Si larfrence centrale de Cheikh Anta Diop est la langue ct la culturedes wolof du Sngal, ses disciples n'ont fait que vrifier, partir deses mthodes et de ses intuitions, la prsence des lments de lacivilisation no-pharaonique dans les autres ethnies africaines, enparticulier Thophilc Obenga chez les b a n t o u et AboubaeryMoussa Lam chez les peul. Mme si les indices se sont accumuls,quarante ans aprs les premiers travaux de l'gyptologuesngalais, l'criture de l'histoire gyptienne des Africainsdemeure une accumulation de discours sur des discours etreprsentations plutt qu'une recherche historique e~ ig ean te .~ '

    Or, le dbat sur le caractre ngre ou non de la civilisationgyptienne ancienne a eu pour consquence de voiler la vritablenature du questionnement l'oeuvre dans les travaux de CheikhAnta Diop: la restauration de la civilisation africaine sa vritableplace, la premire, dans l'histoire universelle, pour dnoncer lafalsification de l'histoire et le caractre manipulateur de la missioncivilisatrice. Dans cette dmarche, l'pisode colonial se rduit unaccident, une digression ou une parenthse, sans aucun intrtprcisment parce qu'il n'a pas un impact aussi important sur lessocits africaines. Kwame Nkrumah (1962, 12)n'affirmait-il pasque, malgr l'intrusion europenne, les systmes sociaux africains,adapts l'histoire et aux traditions africaines, se sont maintenus?

    L'insistance sur la continuit de l'histoire africaine a eu deuxconsquences contradictoires: elle n'a accord que peud'importance la priode prcoloniale sauf pour les grands empiressoudanais (Ghana, Mali, Songhay), le Zimbabwe et le royaume duKongo dans une certaine mesure. Et dans ce cadre, il s'est plutt agid'utiliser les traditions orales et les rcits des voyageurs arabes ouportugais pour dcrire la grandeur de ces empires et royaumes, lecaractre achev de leurs insti tutions politiques, la force de leursarmes, la munificence de leur cour. Ces travaux ont continu illustrer la grandeur des civilisations africaines, la force d'empireset royaumes qui pouvaient rivaliser avec les entits politiques etcivilisationnelles europennes - la rfrence exemplaire tantl'empire carolingien de Charlemagne.L'extraordinaire travail abattu par les historiens de cette priode,tant du point de vue factuel que de celui des exprimentationsmthodologiques - recueil et traitement des traditions orales,

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    356 CJAS / RCEA 34:2 2000collecte des objets de la civilisation matrielle, de la nature- a entout cas t la hauteur du dfi lanc par l'historiographieeuropenne pour obtenir la certification de matriaux et demthodes indites et faire admettre que "les peuples sans histoiresont des peuples dont on ignore l'histoire" (Veyne 1996, 22). Maisleurs conqutes ne se sont pas traduites de manire effective auplan de l'criture de l'histoire. S'ils se sont proccups desrelations diplomatiques et conomiques entre les deux rivages duSahara (Dramani-Issoufou 1982) ou entre les rivages africaines etles les et rives de l'ocan Indien, les historiens de la priodeprcoloniale la dlimitent en y incluant ou non la priode de latraite atlantique des esclaves, qui se prsente comme le moment partir duquel les socits africaines perdent l'initiative historique,en s'arrimant (de gr ou de force) "l'conomie monde" enconstruction (Delpelchin 1992, 71 -77).

    L'historiographie de la traite ngrire est reste domine par lapassion idologique et la frnsie quantitative. l'exception destravaux de J.E. Inikori (1994) qui a particip la plus grandepolmique entre chercheurs africains (nigrians en particulier, deAmadu Bello University), amricains et canadiens, notammentPhilip Curtin et Paul Lovejoy (1989)' sur la dmographie de latraite atlantique, les chercheurs africains soit ont privilgi lesquestions morales relatives au commerce des hommes et desfemmes, soit se sont intresss aux consquences sociales etculturelles de la traite. Les relations complexes entre celle-ci et lesrvolutions musulmanes en Sngambie ou entre le commerce desesclaves et le sous-dveloppement de l'Afrique (Rodney 1972)' parexemple, ont fait l'objet de polmiques qui ont mis aux prisesPhilip Curtin et des historiens sngalais comme Boubacar Barry(1988) et Abdoulaye Bathily (1976). De la mme manire, lapropagande autour de la compensation/rparation lance par feuMoshood Abiola, soutenue par une lecture historique de la priodede la traite qui est tributaire des attentes du prsent, solliciteautant le registre de la justice et de la mmoire que le mtierd'historien compris comme entreprise de connaissance etd'lucidation du pass.22 ces controverses, on pourrait ajoutercelle qui a oppos A.G. Hopkins (1968, 1972) d'une part, et J.F.A.Ajayi et R.A. Austen (1972)d'autre part. Mais les combats autourde l'interprtation de la squence coloniale et de son impact sur ledevenir des socits africaines ont une intensit encore plus grande

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    357iouf: Des H istoriens e t de s his toires , pour qu oi faire!comparativcmcnt ceux dc la priode dc la traite ngricrcatlantique.De la "digression coloniale"Si la discussion sur le futur est toujours un objet de polmiqueautour du pass, on comprend aisment pourquoi la priodecoloniale joue un rle aussi central dans la construction del'identit nationale. La recherche historique tout comme l'criturede l'histoire font partie du bagage intellectuel des nationalistes.Mafeje ne mentionne-t-il pas que l'histoire nationaliste avait pourprincipale vocation de dconstruire l'histoire impriale et, dans lemme mouvement, de proposer une histoire authentique, aveccomme principaux ingrdients les spcificits culturelles, lespriorits nationales et une slection et une interprtationalternatives des principaux vnements de la rencontre avecl'Occident.Sur le fondement le plus sr de cette appropriation nouvelle dupass et sur le moment le plus pertinent pour recouvrer lescultures et l'histoire propres aux socits africaines, les avisdivergent. Alors que Mudimbe insiste sur l'importance del'hybridation de la conversion aux modes coloniaux et de leurinscription dans l'imaginaire de la socit africainecontemporaine, des historiens de la priode prcoloniale commeJan Vansina ou J.F.A.Ajayi affirment avec force la faible altrationdes cultures et des socits par l'pisode colonial. Ce qui estdoublement en cause dans cette controverse, c'est l'autonomie del'histoire des socits colonises et la capacit de l'litenationaliste fabriquer une contre-culture pour la promotion del'tat national indpendant. Le conflit autour de l'histoire seconstitue ainsi comme un lment essentiel de la luttenationaliste et l'histoire politique comme son champ d'expression.Selon Heather Sutherland (1997)' l'insistance contemporaine surl'histoire politique et les archives reflte cette articulation entrel'tat et la discipline. C'est probablement cette orientation quiexplique pourquoi, mme si au cours des annes 1970 l'histoireconomique et la querelle sur les modes de production23 dominentle terrain historique africaniste, les Africains sont trs peu actifsdans ce dbat - sauf dans l'intrt qu'ils ont manifest pourl'tude des rsistances aux cultures colonialcs, au travail forc etpour le rle de l'conomie africaine dans l'accumulation coloniale.

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    3 58 CJAS / RCEA 34:2 2000L'enjeu principal de l'interprtation de l'pisode colonial rside

    dans le fait de savoir et de prciser si l'Afrique et les socitsafricaines sont ou non le produit de la culture savante europenne(selon Mudimbe) et de son action coloniale. Brivement, on peutaffirmer, sans risque de se tromper, que l'histoire impriale a misl'accent sur l'extraordinaire motricit de l'intervention coloniale,qui prcipite les socits africaines dans le temps du monde etprocde leur "capture" pour les introduire dans la modernit. Lacolonisation serait non seulement la perte de l'initiative historiqueet de l'autonomie, mais elle enclencherait un processusd'assimilation ou d'indignisation (l'adaptation impriale) et deconversion ( ~ u d i m b e ) . ~ ~ette orientation fonde les perspectiveshistoriques qui se sont affirmes dans l'tude des rsistancesactives (militaires ou meutires) ou passives (culturelles etreligieuses).Ces questions traversent autant l'histoire politique quel'histoire conomique du continent au cours de la squencecoloniale. Les partisans de la thse du dterminisme par les forcesexternes pour expliquer la mise en subordination et localisationpriphrique de l'~fri que~%r oisent e fer avec leurs adversairesqui insistent sur une trajectoire plus autochtone que coloniale.Il est certain que la premire lecture de l'histoire coloniale del'Afrique ne pouvait gagner les faveurs de la majorit des historiensafricains qui l'ont attribue aux africanistes. Pour combattre cesderniers, ils laborent une posture "nationaliste de dconstructionde l'histoire impriale et nocoloniale." La remarque de Nkrumahque nous avons dj cite a t prise en compte par les historiensprofessionnels. L'insistance sur la continuit de l'histoire africaine,malgr la mise en colonisation, ouvrait sur la possibilit et lancessit de fermer la parenthse coloniale pour renouer et avec legnie et avec les valeurs de culture et de socit de l'Afrique. Cettedmarche montrait aussi, comme la recherche sur les antiquits,l'incroyable falsification de l'histoire africaine. Joseph Ki-Zerbo(1993)propose une mtaphore, reprise d'un proverbe du BurkinaFaso, pour illustrer cette situation: "Dormir sur la natte des autres,c'est le plus sr moyen de se retrouver terre." Les deuxmeilleures illustrations de cette orientation pistmologique sontJ.F.A.Ajayi et T.O. Ranger. Le premier est l'auteur du titre de cettepartie, la "digression coloniale." Il insiste particulirement sur lefait que les socits africaines ont pu prserver leur enracinement

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    Diouf: Des His tor iens e t des h i s to i res , pour quo i fai re ! 3 59dans le pass et maintenir la continuit de leur civilisation et deleur conscience historique (Ajayi 1968, 1969; Dike 1956). Lacolonisation ne serait donc qu'un pisode, peu significatif dansl'exercice autrement continu de l'action politique autonome desAfricains. la suite dlAjayi, l'cole d'Ibadan a mis l'accent surl'intgrit des socits africaines prcoloniales, une exceptionnotable: K.O. Dike (1956) le premier historien nigrianprofessionnel. L'intrt de son ouvrage se situe dans le parti prisprofessionnel de l'auteur: il crit dans une perspective africaine ens'imposant de rompre avec l'histoire impriale. Pour ce faire, il seproccupe non seulement de rendre compte des convergences etdivergences entre Africains et Europens, mais il utilisesimultanment et de manire scrupuleuse les sourcesconventionnelles d'archives et les sources orales pour asseoir sesinterprtations des sources historiques. Et, la diffrence de lagnration d'historiens qui le suit, Dike ne se rsout pas utiliserles sources orales comme preuve. Il partage ainsi avec AbdoulayeLy (1958) une posture professionnelle qui les loignent desmanifestations nationalistes de l'criture de l'histoire.Le second, un des animateurs de 1'Ecole de Dar es Salaam, dansl'ouvrage que l'on pourrait considrer comme le programme derecherche historique le plus pertinent, lance un cri de ralliementautour des principes suivants: "les activits africaines, lesadaptations africaines, les choix africains, l'initiative africaine"(Ranger 1968, xxi; Ranger 1969; Ogot 1978).Dans le combat engagcontre la tyrannie du l'universel, 1'Ecole de Dar es Salaam s'estinvestie dans le dvoilement des expriences locales africainespour dgager l'initiative africaine de la rfrence europenne. Laquestion politique et les communauts locales taient au centre dela dmarche retenue et l'utilisation des traditions oralesparticulirement intensive (Deenon and Cooper 1970; Kimambo1993; Kimambo and Temu 1969).La premikre gnration d'historiens s'est vertue tenir cecap, dans une furie cratrice, mettant en place revues etassociations, organisant sminaires et publiant des monographieset des livres, recueillant des traditions orales et dcouvrant denouveaux documents d'archives, prsentant des missions laradio et crivant dans les journaux pour vulgariser l'histoire etrecrer un cadre vritable pour la reconstruction de l'imaginaire etde la conscience historique africaine. Fourbissant des armes

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    360 CJAS / RCEA 3412 2000scientifiques contre leur invention par la production savanteeuropenne, elle s'est donne une "histoire-monument"26 pourclbrer sa prsence au monde.

    Mme si le cadre de travail (l'universit), la mthodologie, ycompris dans la collecte, le traitement et la mise en rcit destraditions orales sont rests imprgns par la pratiquehistoriographique emprunte l'Occident d'une part et par lancessit d'autre part d'unifier les lments pars et disparatesd'une histoire miette par les politiques et les savoirs impriaux,l'vidence de la prsence africaine au monde passait par cetteredcouverte historique de l'Afrique, qui ne pouvait se raliser quedans l'laboration de ce nouveau savoir. Un savoir pour laconstruction des nations africaines et/ou de l'unit africaine. Cettehistoire-l s'est difie sur la recherche du principe unitaire (unitculturelle), le refus du pluralisme et de l'miettement conuscomme diviseurs et surtout la fabrication de gnalogies pourlgitimer le pouvoir des nouveaux leaders postcoloniaux. Lacritique de l'histoire coloniale devient ainsi une charte devalidation du pouvoir postcolonial ou de la prtention l'exercicedu pouvoir, par la recherche d'un lien avec le pouvoir d'avant lacolonisation: F. Houphout-Boigny de Cte-d'Ivoire, la reinePokou et la migration Akan-Baoul, Modibo Keita et SundiataKeita, Skou Tour et Samory, Mohamed Bello et le califat deSokoto, K. NKrumah et la titulature ashanti. La critique de Mafejeporte prcisment sur cette histoire-l - alors que son caractrestatique est prcisment ce qui irrite Ousmane Sembne.

    Les choix historiographiques oprs par les chercheurs de cettegnration ne pouvaient pas accorder un grand intrt l'histoirede la mise en place des conomies et administrations coloniales,des socits urbanises et assimiles comme les originaires desquatre communes de la colonie du Sngal, au XIXe sicle. Cesregistres ne sont pris en considration que pour crire le rcit de "laterreur coloniale." Un paradoxe mrite d'tre signal: l'colehistorique ivoirienne qui s'est dveloppe dans les annes 1970,principalement sous la houlette de Catherine Coquery-Vidrovitch, l'exception notable de Henriette Diabat qui a travaill surl'histoire Agni partir des traditions orales, contient le groupe quis'est investi dans l'histoire coloniale proprement dite, sur lesvilles, les chemins de fer, le dveloppement de la presse et desstructures administratives coloniales, les travaux publics. Elle n'a

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    Diouf: Des His tor iens e t d es h is to ires , pour qu oi fa ire ! 361clbr l'histoire de la lutte nationaliste que lors ducinquantenaire de la naissance du Rassemblement DmocratiqueAfricain (le parti fdral dirig par Flix ~ o u ~ h o u t - ~ o i g n ~ ~ ~ ) ,lafin de la vie de ce dernier tmoin de l'histoire. Il n'y avait pluspersonne pour lui contester sa vrit historique et Alpha Blondypouvait s'en emparer et, en la dtournant, la mettre en musique. Lecaractre autoritaire du rgime au cours des trois premiresdcennies explique certainement la timidit de l'historiographieivoirienne, du moins le choix dlibr d'viter certaines thmes.L'criture de l'histoire de la priode coloniale a fait l'objet demultiples rorganisations, les thmatiques ont beaucoup volu,les lectures sont devenues plus complexes avec l'intrusion dupostmodernisme et l'accent mis sur les discours et lesreprsentations. De nouveaux objets comme la prison, la sant etles maladies, l'habillement, l'alcoolisme, le travail, la sexualit, leshybridations, la nuit, la sorcellerie, la prostitution et la mort ontt slectionns par une nouvelle gnration d'historiens qui agrandi l'ombre d'tats-nations en crise, de la fin de la promessenationaliste et de l'unit africaine, des guerres civiles, de lacorruption et de l'autoritarisme genraliss. Si, au cours des annessoixante-dix, l'viction de certains segments nationalistes du sigedu pouvoir a consacr l'unit autour du chef et de son groupe,achevant simultanment l'explosion des coalitions nationalisteset l'imposition d'une seule nation et d'un seul rcit historique, lacrise conomique, sociale et politique des annes 1980 et la misesous ajustement des conomies africaines, le dbut demanifestations irrdentistes armes dans la totalit des rgions ducontinent et la mondialisation rintroduisent dc nouveaux rcits(des jeunes et des femmes) et exhument d'anciens textes quiavaient t rprims, rduits en folklore ou marginaliss par laperspective unitaire et rpressive postcoloniale. L'ouverture denouveaux espaces a t accompagne par l'mergence d'unecriture historique qui essaie de se frayer un chemin entrel'histoire nationaliste et les histoires locales ou rgionales, enrevendiquant de nouveaux objets ct un certain professionnalisme.C'est dans ce nouveau contexte que l'criture de l'histoireaussi bien que la recherche historique se prsentent sous denouveaux signes. L'historien et le politique qui ont cheminensemble et regard dans la mme direction, mme s'ils ontentretenu des relations mouvementes et parfois violentes, ne sont

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    362 CJAS / RCEA 34:2 2000plus les seuls matres du rcit historique. Leur prtention proposer le mas t e r fiction est remise en cause. D'autres rcitshistoriques et d'autres acteurs leur contestent dsormais un espacepublic fragment: ils revendiquent la pluralit des lieux del'historicit et de la conscience historique africaines. Des histoiresqui s'crivent dans les journaux, se dessinent sur les murs desvilles et les pagnes des femmes, sur les T-shirts des adolescents sechantent en wolof, lingala, crole, manding, soto, soutenues pardes formulations musicales d'une grande diversit, des formes lesplus traditionnelles au rap. Enfin elles se cuisinent, prennentparfois le maquis, la radio et la tlvision - ou pire encore lamachette.Le retour d'une dmarche un peu plus professionnelle aprovoqu une orientation qui refuse l'existence d'une frontiretanche entre l'histoire impriale et une histoire africaineautonome. Par la multiplication des nouveaux objets historiqueson est parvenu analyser minutieusement les interactions entrel'tat colonial et l'tat rnktropolitain d'une part, entre les imageset reprsentations (par lcs socits comme par les lites) de laconstruction de la nation ct dc l'empire d'autre part. Aujourd'hui,on essaie de saisir dans le mme mouvement la colonie et l'empire,les luttes locales et les dynamiques globales, la nature particulirede l'tat colonial et le caractre dterminant ou instable desconomies coloniales. Comme le mentionnent avec force F.Cooper et Anne L. Stoler,... le monde d'aujourd'hui est prsent comme un mondeglobal structur autour de relations sociales fragmentes,implicitement ou explicitement dcrit comme radicalementdiffrent du monde colonial dcrit comme spatialement etculturellement confin. C'est probablement parce que nousavons pris la lettre les catgories des archives coloniales,organises autour de pouvoirs spcifiques, de leurs unitsterritoriales et de leurs gographies culturelles. Rsultat,l'historiographie coloniale n'a pas pris en compte lesdynamiques coloniales les plus importantes, y compris lesrseaux et la circulation des ides et des personnes, colons etcolonisateurs l'intrieur et entre les empires (1997'33-34).L'criture historique au pluriel: contre les historiensprofessionnels

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    363iouf: Des His tor iens e t d es h i s to ires , pour qu o i fa ire !L'extraordinaire complexit du champ historique et de l'criture del'histoire la fin du XXe sicle semble, dans une certaine mesure,provenir d'une double dynamique: interne avec la crise et l'rosionde la lgitimit du nationalisme et des tats-nations postcoloniauxet externe avec l'acclration du processus de mondialisation. Eneffet, la discussion sur l'histoire en Afrique et certainement dansd'autres contextes postcoloniaux ne se rduit plus uneinterrogation sur le pass, la nation, la culture, la politique. Elleprovoque aussi des controverses de plus en plus violentes et desmanifestations de plus en plus meurtrires - autant del'autochtonie que de l'accs et de l'utilisation des ressourcesauxquelles sont de plus en plus affects une identit, unecitoyennet, et un futur.Ces interrogations sont dtermines par le contexte politiqueet social. Les proccupations prsentes influencent, enconsquence, les formes, le contenu et l'criture de l'histoire. Cesfigures, nous avons essay de les suivre la trace en tudiantl'historiographie africaine. Si, comme nous avons essay d lemontrer, la production historique, en particulier celle desuniversitaires, s'est impose comme le noyau exclusif de l'histoirepublique et de l'criture de l'histoire des postcolonies africaines,elle y est arrive par une srie d'oprations, de subordination, demarginalisation ou de rpression de tous les autres rcitshistoriques. Cette histoire moderne s'improvisait en effet commel'histoire de la nation, au cours du combat nationaliste. Retrouverles voix authentiques, les hros et les rsistances, affirmer avecvhmence l'historicit et l'autonomie de notre consciencehistorique, exhiber avec fiert "les civilisations et les valeurs dumonde noir," tels taient le credo et le programme.Ce travail d'historien s'est ralis dans une tensionpermanente. Les historiens taient pris entre d'une part, lesexigences contradictoires d'un tat historien, des histoires etcultures communautaires et des pratiques institutionnelles d'unehistoriographie dominante d'origine occidentale de l'autre -chaque groupe exhibant ses idiomes, rcits, rgimes de vrit etordre du discours propres. Entre les exigences d'autoritarisme et decrdibilit des politiciens, la recherche des procdures,imaginaires et normes d'unification d'lments disparatesassembls par la colonisation et le buissonnement des culturespopulaires fond sur la fragmentation et les gographies de

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    364 CJAS / RCEA 34:2 2000l'autochtonie qui portent des demandes contradictoires et/ouautonomes, l'histoire et les historiens taient somms de mettrede l'ordre dans cette cacophonie et de proposer un rcit unitaireincontestable. C'est contre cette mise en ordre que se dressentSembne, Nandy et Mafcje car elle n'a servi, selon ces derniers,qu' valider les expressions d'une histoire nationale emprunte etdmobilisatrice, affiche dans des rituels et des commmorationspolitiques, des sries tlvises, des programmes scolaires et deradio. Ce choix qui est bien sr plus politique qu'pistmologiqueest soutenu par une vision uniciste autoritaire. Cependant lapromesse du dveloppement n'a pu, malgr l'attirail rpressif quil'accompagne, empcher la circulation de diffrentes versions dupass et les diverses manircs de les traiter, entre les historiensprofessionnels, les mdias, les communauts et groupes, l'tat etles politiciens. Ainsi ces rcits multiples, transmisclandestinement ou non au sein d'espaces clos ou ouvert, familialou professionnel, travaillent la socit dansun recyclage continueldu pass.Aujourd'hui la situation a chang. La crdibilit dunationalisme a t remise en cause. Les vnements, les moments,les acteurs et les actes partir desquels peuvent se construire desrcits historiques se sont considrablement diversifis - ce quiexprime sans doute la multiplicit des segments constitutifs dessocits africaines. Aussi assiste-t-on dans une certaine mesure une ractivation/ractualisation des mmoires des coalitionsanticoloniales. Dans le contexte des transitions dmocratiques (oudes libralisations politiques), les passs se (re)composent Boutieret Julia 1995). L'chec des projets de dveloppement, ledesserrement des contraintes politiques, la mise sous ajustementont ouvert des espaces d'improvisation et de dissidence pourl'closion de rcits historiques alternatifs: de nouvelles versionsou d'anciennes versions rnoves du pass (re)prennentdu service;les historiens professionnels sont ddaigns ou se rfugient dans leprofessionnalisme, qui ttant de manire subreptice l'espace public;les temporalits se tlescopent et l'histoire dlaisse le livre et lejournal spcialis devenus des denres rares pour s'panouir dansle dessin, la peinture, la chanson, le thtre, le cinma ou la vido.L'histoire dsormais fait l'cole buissonnire et ses professionnelssont contests par un nouveau discours et de nouveaux spcialistesqui n'ont cure de leurs savoirs, prtentions et lieux de magistre-

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    3/55iouf: Des Historiens et des histoires, pour quoi faire!le magistre est maintenant dans la rue, la famille, le groupe demusiciens ou de peintres, voire les communauts virtuelles crespar les migrations internationales et le recours de plus en plusimportant aux nouvelles technologies.En mme temps que s'rode la crdibilit du nationalisme, onassiste l'acclration de la mondialisation qui entrane unediversification et une ouverture plus grande au monde. Sescapacits disjoindre des espaces et des cultures ont pourconsquence en Afrique, cumulativement avec la crise des tats-nations, une raffirmation des identits locales, ethniques,rgionales et religieuses, ces fissures largies par la fragmentationdue la comptition conomique mondiale et aux tensions del'unification du march mondial conomique. Les ethnies, eneffet, n'ont pas seulement une histoire (Chrtien et Prunier 1997),elles ont surtout un prsent, tout comme la famille, le voisinage, legroupe, la secte, la confrrie. Face des tats qui ont perdu leurlgitimit et fonctionnent de plus en plus difficilement, l'histoireofficielle reflue tout comme l'information fournie par la radionationale. L'interprtation du pass se ralise dsormais enconformit avec les expriences vcues et les mmoiresindividuelles et collectives. Aprs avoir trouv des racines, leshistoires alternatives ont rencontr une audience, des supports etdes constructions narratives originaux (fresques murales, vidos,veilles). L'histoire se libre de l'criture universitaire. Elle peutdsormais se faire drle, motive, cruelle. C'est cette histoire-lque Sembne appelle de ses voeux, non pas une histoire-monument, mais une histoire qui reprsente, exclut, s'esclaffe etreflte le quotidien et l'imaginaire des acteurs. Mme si lesconstructions identitaires alternatives qui forcent la mmoirenationaliste au repli ne vont pas ncessairement dans le sens voulupar le cinaste sngalais, l'unit africaine et la promotion del'idologie panafricaniste.La discipline a donc beaucoup chang la fois en termes deterritoire, de mthodes et d'objets. Les tudes postmodernes et lescontroverses sur l'criture de l'histoire, tout comme les tudespostcoloniales, nous somment de nous interroger sur notrediscipline comme "un construit, un discours sur desreprsentations," mais aussi une reprsentation qui doit se dfinirpar rapport au modle historique mtropolitain. La critique decelui-ci, c'est--dire du grand rcit du progrs et de l'mancipation

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    366 CJAS / RCEA 34:2 2000nationale, en quelque sorte "la provincialisation de l'Europeu(Chakrabarty 1992),conditionne une criture de l'histoire et d'unerecherche historique susceptibles de rendre intelligible le pass dessocits africaines, dans leur complexit et la diversit de leursacteurs. La recherche historique africaine peut-elle s'inscrire dansces nouvelles dynamiques, pistmologiques et mthodologiques,dcrites comme le renoncement la dtermination sociale,l'abandon des explications structurales ou causales pour dplacerl'accent sur les actions en situation, associant ainsi lesexplications de l'ordonnancement des phnomnes leurs modesde manifestation? Une dmarche qui substitue la linguistiquesaussurienne la smantique des situations, aux dterminations parhabitus la pluralit des modes de l'action, la rationalitsubstantielle des acteurs conomiques les rponses auxconventions et ralits procdurales- combines la capacit desacteurs manipuler les normes- l'anthropologie structurale lestudes des modalits et des effets de la mise en oeuvre historicisedes cultures (Stedman Jones 1998, 386). En quelque sorte, il s'agit,selon Gareth Stedman Jones (1998, 387) de mettre l'accent sur lesacteurs conscients, avertis et ambivalents qui prservent leurlibert de manoeuvre chaque instant de leur participation la viesociale. En refusant le fonctionnalisme anhistorique, lestructuralisme exagrment dterministe, la trajectoireunilinaire de la thorie de la modernisation et en se focalisant surles ressources et les comptences des acteurs par rapport auxstructures.Au moment mme o la discipline est secoue par demultiples transformations et des variations de plus en plussophistiques, l 'Afrique elle aussi bouge. Aprs les engagements dela gnration des indpendances, englue dans l'affirmation d'uneexception culturelle africaine qui revendique, quoique de manireparadoxale, l'invention de la modernit - en particulier de lamodernit occidentale qui s'est accapar l'universel humain -effaant du coup sa propre prtention la singularit et l'exceptionnalit, se multiplient les expressions, non plus del'exception absolue de l'Histoire de l'Afrique, mais de plusieurshistoires, de plusieurs gographies et de plusieurs cultures, qui secomposent et se dcomposent en de multiples trajectoiresconvergeant et divergeant dans des ballets anims par des acteursaux sources et ressources varies. Une Afrique polymorphe et

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    367iouf: Des Historiens et des histoires, pour qu oi faire!polysmique prend le pas sur une Afrique o disparaissent lemonolithisme et l'homognit qui se dvoilaient dans la naturematriarcale de la totalit de ses socits - sous l'emprise dumatriarcat se composait le texte d'une unit culturelle del'Afrique, exprimant sa diffrence radicale d'avec l'Europepatriarcale (Diop 1959).De l'mergence de cette Afrique plurielletmoigne la violence des crises ethniques et identitaires et leslignes de feu et de sang qui tracent les frontires infranchissablesdes gographies de l'autochtonie. Les historiens et les spcialistesen sciences sociales participent ces discussions et combats quisouvent et de plus en plus provoquent dcs morts atroces d'hommeset de femmes, d'enfants et de vieillards. Sont cn cause nonseulement les mutations dans les reprsentations collcctives etleurs interprtations rudites ou populaires (la frontire entre lesdeux est devenue si difficile tablir), mais l'accs aux ressourcesrelles et symboliques, politiques e t conomiques, la qualit de lavie des individus et des groupes, la vigueur des capacitscitoyennes. travers l'instabilit des catgories dereprsentations, des modes de production et d'appropriation dupass, des formes scripturaires de son affichage, de la qualit desarchives disponibles et des enjeux politiques, sociaux,conomiques et culturels sur les politiques du prsent et du futur,s'prouvent de plus en plus des catgories historiographiques tellesque l'influence des empires coloniaux sur les textures sociales,culturelles, conomiques et politiques africaines, la rsistance dessocits africaines, l'assimilation, la collaboration. On doute deplus en plus autant de l'insertion quasi naturelle des socitsprcoloniales africaines dans l'conomie-monde capitalisteoccidentale que de la rsistance opinitre de l'Afrique qui seraitparvenue se mettre entre parenthses pour chapper l'assimilation coloniale- une mise en suspens qu'auraient leveles incipendances.Tout au long de cette trajectoire, les objets et les oprationshistoriques se sont transforms. L'Afrique s'est progressivementefface pour laisser la place aux territoires coloniaux quis'affichent avec violence et prtention comme des tats-nations.Or, ces derniers sont depuis une dcennie violemment secous pardes revendications irrdentistes rgionales et/ou ethniques, desdissidences religieuses et une fragmentation de plus en pluspousse. Ces transformations indiquent de nouvelles directions,

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    368 CJAS / RCEA 34:2 2000de nouveaux territoires e t de nouvea ux rseaux pour la recherche.Un e Afrique mul tipl e et d'une extraordinaire diversit apparat. Cequi est probablement m is e n cause dans l 'criture de l 'histoire desfragments, c'est u n e africanisation d e l'histoire de l'Afrique, avecl'internalisati on d e ses logiques, ma nife stat ions et trajectoires, etla production d'un espace africain autant dans sa singularit quedans sa prsence au monde. Cette nouvelle qutehistoriographique exige le renouvellement de la rflexionhistorique, c'est--dire le dvoilement des modes d'actualisationdu pass e t des engagements du prsent.Notesl Une histoire de l'Afrique est-elle possible! Entretiens radiodiffussanims par Michel Amengual, avec la participation de MM. HonoratAguessy, Amadou Hampat B, Jean Calvin Bahoken, Lionel Balout. Paris:Socit Nationale de Radiodiffusion Radio France, 1975.

    En effet, Leroi-Gourhan crit des pages blouissantes sur cette mmoireethnique comme un "code des motions qui assure au sujet ethnique leplus clair de l'insertion affective dans sa socit, dans le temps et dansl'espace" (1965,2: 82).

    Discussions personnelles avec le cinaste.Mafeje (1997)fait rfrence cette crmonie mortuaire prcisment

    parce qu'il considre que la discussion au cours de cette confrence sur lameilleure manire de "problmatiser l'histoire et d'analyser l'influencedterminante des acteurs" ("agency") s'est rduite ce rituel.

    Il y a quelques annes, pour les besoins de la clbration du quarantimeanniversaire de Prsence Africaine et de la Socit Africaine de Culture,Catherine Coquery-Vidrovitch (1992) avait tabli un recensementcomplet des articles et ouvrages d'histoire publis par la clbre maisond'dition africaine de Paris. Ce travail mriterait d'tre continu et largiaux autres revues historiques et de sciences sociales, notamment TheIournal of African History, Africa Zamani, The Iournal of SouthernAfrican Studies, et aux diffrent travaux (mmoires et thses) desdpartements d'histoire des universits africaines.6 On retrouvera une excellente restitution de la voix des anctres (TheVoices of the Ancestors) dans Hill-Lubin (1988).Les thses de Thapar sur l'Inde s'appliquent sans rserve l'Afrique. Pourvrification, on peut se reporter Ki-Zerbo (1957, 54).

    R. Chartier dialogue avec G. Noiriel, Le Monde des Livres, 13Mars 1998:vii.

    R. Chartier dialogue avec G. Noiriel, Le Monde des Livres, 13 Mars 1998:vi.

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    Diouf: Des H is tor iens e t d es h i s to i res , pour qu oi fa i re ! 369'O Dans le dbat politique ivoirien et la recherche de la dfinition del'autochtonie ivoirienne, "l ' ivoiri t," le chef de l'ancien parti au pouvoir,le ministre Laurent Dona Fologo, ne s'est-il pas cri que le Sahel est lafrontire historique de l'Islam (et la fort probablement le lieu deprdilection de l'animisme et plus srement du christianisme)?1 1 il se pourrait pourtant que les travaux de traductions et decommentaires historiques des "bib l io thques i s lamiqi ies" du Sahel et ducroissant musulman de l'Atlantique la Corne de l'Afrique, des rivagesswahili et en Afrique australe, mens par J. Hunwick (tats-unis],desquipes du CNRS (autourde Jean Schmitz et J.-L.Triaud, France), de SOAS(autour de Luis Brenner, Grande-Bretagne), de Dakar (autour desdpartements d'arabe avec Rawane MBaye et de philosophie avecSouleymane Bachir Diagne de l'universit C. Anta Diop de Dakar], deSaint-Louis (avec Ousmane Kane de l'un iversi t Gaston-Berger, Sngal),du Nordic Africa Institute (autour d'Eva Evers Rosanderj, dmontrent quela puissance attribue la bibliothque coloniale l'a t faute deconnaissances sur les bibliothques rivales.l 2 Notamment Chapter 11"Symbols and the Interprtation of the AfricanPast," Chapter 2 "Which idea of Africa," et Chapter 3 "The Power ofGreek Paradigm."l 3 Pour reprendre le titre du livre de Hartog (1991).Sur ce thme de laGrce et de l'Afrique, voir le pre Mveng (1972) t Bourgeois (1971).l 4 C'est le cas de V. Y. Mudimbe.l 5 cole de Dar es-Salaam.l h Voir ce sujet l'ensemble de l'oeuvre de Samir Amin.l 7 Cette section est largement reprise de mon introduction au premierouvrage de la collection "Histoires du Sud" que jedirige avec P. Geschiere chez l'diteur franais, Karthala.l n Gyanendra Pandey (1997, 5)affirme que trois critiques ont t mises l'endroit du Groupe d'tude des Subalternes, en tan t qu'anti-nationaliste,non-marxiste e t non-historique.l 9 C'est "la colonisation-chosification" dont parle Aim Csaire (1955).20 Sur les savoirs coloniaux, on se reportera Edward Said (1978)et pourl'Afrique Mudimbe (1988),et Abdoulaye Bathily (1976).2 1 Les gyptologues africains sont toujours accuss de n'avoir atteintqu'une matrise partielle des langues anciennes, y compris l'gyptienne,dc ne pas avoir pratiqu l'archologie et, quelquefois, ne n'tre jamais allsen gypte.22 Voir ce sujet toutes les polmiques autour du rle des historiens dansle procs de Maurice Papon et des fonctionnaires du rgime de Vichy, descontroverses trs bien restitues dans le livre d'entretien de Rousso (19981."Voir le numro spcial de la Revu e C anad ienne d 'tudes Afr icaines sur"Modes de production: The Challenge of Africa," volume 19, numro 1,

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    37O CJAS / RCEA 34:2 20001985, dans lequel ne figure aucun Africain.24 Voir ce sujet son autobiographie. Cet te orientation est beaucoup plusprsente dans l'historiographie francophone. La littrature francophone dela premire gnration d'crivains francophones tmoigne de ce mmeprocessus de dtribalisation sous la pression coloniale. Le titre du livre deChinua Achebe, Le Monde s'effondre (1975),en est une illustration.2%ur les recherches e t controverses concernant l'histoire conomique del'Afrique durant la priode coloniale, voir l'excellent article de FrederickCooper (1993).2h L. Shinnie et B. Jewsiewicki (1981) leur reprochent cette tournuredsute dans un article assez violent.27 Premier prsident de la rpublique ivoirienne, membre fondateur duRassemblement Dmocratique Africain (RDA], dput l'Assemblenationale franaise partir de 1946 et ministre dans diffrentsgouvernements franais, aprs la Seconde Guerre mondiale.BibliographieAchebe, Chinua. 1975. Le Monde s'effondre. Paris: Prsence Africaine.Ajayi, Ade. 1968. "The Continuity of African Institutions under

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