LOne WOLf anD Cub : Le LOuP eT L’agneau - him … · sujets graves avec humour. Avec le gekiga...

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Le personnage du ronin – samouraï sans maître – solitaire s’incarne dans la culture populaire contemporaine sous les traits de Tsukue Ryûnosuke, personnage principal du roman Le Col du Grand Bodhisava (Dai Bosatsu Tôge) qui fut publié à partir de 1913 en feuil- leton et connut un immense succès. L’auteur, Nakazato Kaizan, proche des cercles progressistes réprimés après 1911 souhaitait mere en scène un antihéros à son image. Déçu à la fois par le passé, la tradition, et par les pro- messes d’une modernité qui n’apporte pas les changements espérés, Ryûno- suke plongeait dans un cynisme meur- trier et finissait aveugle. Ogami Io, antihéros du gekiga Lone Wolf and Cub (Kozure Ōkami, 1970- 1976) est certainement inspiré en droite ligne de ce personnage – dont les aventures avaient été de nouveau adaptées au cinéma en 1966. Samou- raï, exécuteur du shogun – l’action se déroule au XVII e siècle – Io se voit obligé, suite à des intrigues de cour, de fuir son foyer. Son départ est mis en image dans un combat saisissant dans lequel il est acculé dans son temple familial où il a placé les plaques funé- raires (ihai) des samouraïs qu’il a décapités, représentés par le blason (môn) de leur famille. Le combat voit ces objets sacrés jetés à terre (fig. 1). Pour déstabiliser un adversaire, Io utilise même l’ihai du shogun Toku- gawa qu’il finit par fendre en deux en même temps que son ennemi (fig. 2). Autant de symboles qui montrent que le samouraï, devenu un ronin et assas- sin, laisse derrière lui le Japon féodal et son honneur factice. LE MOYEN ÂGE EN B.D. Histoire et Images Médiévales 62 LONE WOLF AND CUB : LE LOUP ET L’AGNEAU Le dessin tout en rondeur d’Osamu Tezuka (voir p.58) permettait de traiter de sujets graves avec humour. Avec le gekiga Lone Wolf and Cub, bande dessinée culte des années 70, le dessin réaliste montre la condition de samouraï sous un jour encore plus sombre qui laisse néanmoins apparaître des moments de clair-obscur. Le mythe du samouraï Le samouraï nihiliste K. Koïke, G. Kojima, Lone Wolf and Cub, 1970-1976. Ogami Itto foule au pied les môn des grandes familles de samouraïs. © Droits réservés Fig. 1

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Le personnage du ronin – samouraï sans maître – solitaire s’incarne dans la culture populaire contemporaine sous les traits de Tsukue Ryûnosuke, personnage principal du roman Le Col du Grand Bodhisattva (Dai Bosatsu Tôge) qui fut publié à partir de 1913 en feuil-leton et connut un immense succès. L’auteur, Nakazato Kaizan, proche des cercles progressistes réprimés après 1911 souhaitait mettre en scène un antihéros à son image. Déçu à la fois par le passé, la tradition, et par les pro-messes d’une modernité qui n’apporte pas les changements espérés, Ryûno-suke plongeait dans un cynisme meur-trier et finissait aveugle.Ogami Itto, antihéros du gekiga Lone Wolf and Cub (Kozure Ōkami, 1970-1976) est certainement inspiré en droite ligne de ce personnage – dont

les aventures avaient été de nouveau adaptées au cinéma en 1966. Samou-raï, exécuteur du shogun – l’action se déroule au XVIIe siècle – Itto se voit obligé, suite à des intrigues de cour, de fuir son foyer. Son départ est mis en image dans un combat saisissant dans lequel il est acculé dans son temple familial où il a placé les plaques funé-raires (ihai) des samouraïs qu’il a décapités, représentés par le blason (môn) de leur famille. Le combat voit ces objets sacrés jetés à terre (fig. 1). Pour déstabiliser un adversaire, Itto utilise même l’ihai du shogun Toku-gawa qu’il finit par fendre en deux en même temps que son ennemi (fig. 2). Autant de symboles qui montrent que le samouraï, devenu un ronin et assas-sin, laisse derrière lui le Japon féodal et son honneur factice.

le Moyen âge en B.d.

Histoire et Images Médiévales62

LOne WOLf anD Cub : Le LOuP eT L’agneau

Le dessin tout en rondeur d’osamu tezuka (voir p.58) permettait de traiter de sujets graves avec humour. Avec le gekiga Lone Wolf and Cub, bande dessinée culte des années 70, le dessin réaliste montre la condition de samouraï sous un jour encore plus sombre qui laisse néanmoins apparaître des moments de clair-obscur.

Le mythe du samouraï

Le samouraï nihiliste

K. Koïke, G. Kojima, Lone Wolf and Cub, 1970-1976. Ogami Itto foule au pied les môn des grandes familles de samouraïs.

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Fig. 1

William Blanc

Le samouraï sang pour sangLoin de l’image idéale du samou-raï, Koïke veut montrer les bushis pour ce qu’ils sont : des assassins, de simples salariés stipendiés pour tuer. Ce constat est fait par un autre ronin que croise Itto sur son chemin dans le seizième épisode de Lone Wolf and Cub, Shino Sakon, aussi jovial et corpulent que lui est triste et maigre, montrant ses talents de guerrier aux passants contre quelques pièces. Pour lui, le bushido « n’est qu’un art de tuer. Je me suis longtemps échiné à lui cher-cher un autre usage. Mais en vain... samouraï ou paysan, nous sommes tous des hommes. Nous mangeons le même riz, rejetons les mêmes excré-ments. (...) Peu à peu, ma condition de samouraï m’a paru vide de sens. J’ai trouvé un seul autre moyen d’ex-ploiter mes talents. Depuis, je me débrouille pas mal.» À la différence du samouraï-bateleur, Itto, lui, assume pleinement sa condition de machine à tuer et il supprimera d’ailleurs Sakon qui tentera de l’arrêter. Le sang qu’il déverse au fil des pages, les corps décapités dans des gerbes d’hémo-globines souvent très exagérées, sont autant de moyens pour Koïke et son dessinateur Gôseki Kojima de montrer la réalité des samouraïs. C’est Kuro-sawa le premier, dans Sanjuro (1962) – suite de Yojimbo – qui va filmer lors du combat final une grande gerbe de sang sortant du corps du vaincu. Les man-

gaka lui emboîteront le pas. Absent des premières oeuvres de Tezuka, le sang apparaît dans Les Shinsen-gumi (1962) et sera présent dans quasi-ment tous ses mangas historiques. Il s’agit pour ces auteurs de prendre à contre-pied l’image romantique des bushis et de monter l’horreur de la guerre et du système féodal(1).Ce n’est sans doute pas cette seule raison qui explique la violence gra-phique dans Lone Wolf and Cub. Esthétique au point d’être magni-fique – ce qui n’est pas le cas chez Tezuka –, elle est aussi là pour accen-tuer le caractère épique et tragique de la vie d’Itto qui, à l’inverse d’un homme moderne, ne craint ni sa mort, ni celle des autres. Les auteurs de Lone Wolf and Cub entretiennent ainsi avec la figure du samouraï, comme nombre d’auteurs japonais, un rapport ambi-valent d’attraction et de répulsion(2).

L’enfant ou La renaissance du samouraïItto, homme de violence, mourra par la violence. Mais, si sa femme a été massacrée par ses ennemis, il a néan-moins réussi à sauver son fils Daigoro encore bébé qu’il emmène avec lui soit sur son dos, soit dans un landau. La survie de son fils devient le but de sa vie. Alors qu’un personnage comme le Sanjuro de Kurosawa reste sans enfant, Itto, lui, à un but qui compense la perte de l’idéal samouraï et son

nihilisme par la présence de son fils. Comme l’explique Koïke : « Dans mes histoires, les parents sont capables de mourir pour leurs enfants et les enfants pour leurs parents. Ça c’est l’esprit des Samouraïs. En fait, je suis issu d’une famille de Samouraïs. C’est pour cela que je tiens à cet esprit et pourquoi je déteste le monde actuel, où l’on voit des enfants assassiner, leurs propres parents.»(3). Au début des années 70, dans un contexte très critique vis-à-vis de la figure du samouraï, l’éthique du bushi, pour Koïke, loin d’être carac-térisée par la loyauté envers l’empe-reur ou pour un seigneur, est surtout synonyme d’éthique individualiste, d’amour paternel et d’abnégation. Dai-goro est, pour ainsi dire, la rédemp-tion du samouraï, le seul élément qui justifie encore son existence (fig. 3). n

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(1) Un phénomène similaire s’observe dans les genres polar ou western un peu plus tardivement, à la fin des années 60, avec l’émergence du Nouvel Hollywood.

(2) Koïke l’exprime parfaitement dans une récente interview où il dénonce le bushido comme trop pesant tout en admirant ceux qui arrivait à suivre cette voie « Le bushido est quelque chose de pesant. On doit prendre la responsabilité de tous ses actes. Aujourd’hui, si on fait une faute, on démissionne, on quitte simplement sa société. Mais pour un samouraï, «démissionner », cela signifiait mourir. C’est trop pour moi. Mais je me demande souvent si je serais capable de faire hara-kiri pour assumer mes responsabilités. Je crois que les étrangers pensent que le suicide rituel japonais est barbare. C’est une manière d’assumer ses responsabilités. Quand je pense à cette éventualité, sincèrement, je ne sais pas si je serais capable de le faire. C’est pour ça que je ne suis pas samouraï [rire]. Le bushido est trop pesant.» K. Koïke, interview dans L’intégral Baby cart, Wild Side, 2005.

(3) Interview de Kazuo Koïke, actuabd.com, 11 juillet 2008.

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K. Koïke, G. Kojima, Lone Wolf and Cub, 1970-1976. La dernière case du premier épisode de Lone Wolf and Cub annonce le ton de la série. Ogami Itto part vers le couchant – l’image renvoie évidemment au western – et s’éloigne du lecteur en lui tournant le dos. Il représente le héros samouraï dans ce qu’il a d’inaccessible et d’inhumain. Daigoro, son fils, fait face au lecteur, constitue un lien avec lui et représente la seule motivation du samouraï pour rester en vie.

K. Koïke, G. Kojima, Lone Wolf and Cub, 1970-1976. Ogami fend en deux le môn du shogun et son adversaire, rompant ses liens avec le Japon féodal et son maître.

Fig. 2

Fig. 3