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L’Ingénu Voltaire Livret pédagogique correspondant au livre élève n° 39 établi par Éric Le Grandic, professeur agrégé de Lettres modernes, docteur ès lettres

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L’Ingénu

Voltaire

L i v r e t p é d a g o g i q u e correspondant au livre élève n° 39

établi par Éric Le Grandic,

professeur agrégé de Lettres modernes, docteur ès lettres

Sommaire – 2

S O M M A I R E

A V A N T - P R O P O S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3

T A B L E D E S C O R P U S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 4

RÉ P O N S E S A U X Q U E S T I O N S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

Bilan de première lecture (p. 156) ..................................................................................................................................................................5

Chapitre premier (pp. 9 à 17)..........................................................................................................................................................................5 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 18 à 20) ..............................................................................................................................5 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 21 à 27) .................................................................................................................7

Chapitre troisième (pp. 33 à 36) ...................................................................................................................................................................10 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 37 à 39) ............................................................................................................................10 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 40 à 46) ...............................................................................................................12

Chapitre huitième (pp. 63 à 66)....................................................................................................................................................................16 ◆ Lecture analytique du chapitre (pp. 67 à 69) ...........................................................................................................................16 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 70 à 76) ...............................................................................................................18

Chapitre quatorzième (pp. 100 à 102)..........................................................................................................................................................23 ◆ Lecture analytique du chapitre (pp. 103 à 105).......................................................................................................................23 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 106 à 114) ...........................................................................................................25

Chapitre vingtième (pp. 137 à 144)..............................................................................................................................................................29 ◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 145 à 147)........................................................................................................................29 ◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 26 à 35) ...............................................................................................................31

C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37

B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41

Tous droits de traduction, de représentation et d’adaptation réservés pour tous pays. © Hachette Livre, 2006. 43, quai de Grenelle, 75905 Paris Cedex 15. www.hachette-education.com

L’Ingénu – 3

A V A N T - P R O P O S

Les programmes de français au lycée sont ambitieux. Pour les mettre en œuvre, il est demandé à la fois de conduire des lectures qui éclairent les différents objets d’étude au programme et, par ces lectures, de préparer les élèves aux techniques de l’épreuve écrite (lecture efficace d’un corpus de textes, analyse d’une ou deux questions préliminaires, techniques du commentaire, de la dissertation, de l’argumentation contextualisée, de l’imitation…). Ainsi, l’étude d’une même œuvre peut répondre à plusieurs objectifs. Un conte comme L’Ingénu permettra d’établir comment la fiction est mise au service du combat philosophique en faveur des libertés d’opinion et d’expression. En outre, L’Ingénu offre l’occasion d’analyser la représentation que la littérature donne de l’Étranger. Dans ce contexte, il nous a semblé opportun de concevoir une nouvelle collection d’œuvres classiques, Bibliolycée, qui puisse à la fois : – motiver les élèves en leur offrant une nouvelle présentation du texte, moderne et aérée, qui facilite la lecture de l’œuvre grâce à des notes claires et quelques repères fondamentaux ; – vous aider à mettre en œuvre les programmes et à préparer les élèves aux travaux d’écriture. Cette double perspective a présidé aux choix suivants : • Le texte de l’œuvre est annoté très précisément, en bas de page, afin d’en favoriser la pleine compréhension. • Il est accompagné de documents iconographiques visant à rendre la lecture attrayante et enrichissante, la plupart des reproductions pouvant donner lieu à une exploitation en classe, notamment au travers des lectures d’images proposées dans les questionnaires des corpus. • En fin d’ouvrage, le « dossier Bibliolycée » propose des études synthétiques et des tableaux qui donnent à l’élève les repères indispensables : biographie de l’auteur, contexte historique, liens de l’œuvre avec son époque, genres et registres du texte… • Enfin, chaque Bibliolycée offre un appareil pédagogique destiné à faciliter l’analyse de l’œuvre intégrale en classe. Présenté sur des pages de couleur bleue afin de ne pas nuire à la cohérence du texte (sur fond blanc), il comprend : – Un bilan de première lecture qui peut être proposé à la classe après un parcours cursif de l’œuvre. Il se compose de questions courtes qui permettent de s’assurer que les élèves ont bien saisi le sens général de l’œuvre. – Des questionnaires raisonnés en accompagnement des extraits les plus représentatifs de l’œuvre : l’élève est invité à observer et à analyser le passage. On pourra procéder en classe à une correction du questionnaire ou interroger les élèves pour construire avec eux l’analyse du texte. – Des corpus de textes (accompagnés le plus souvent d’un document iconographique) pour éclairer chacun des extraits ayant fait l’objet d’un questionnaire ; ces corpus sont suivis d’un questionnaire d’analyse des textes (et éventuellement de lecture d’image) et de travaux d’écriture pouvant constituer un entraînement à l’épreuve écrite du bac. Ils peuvent aussi figurer, pour la classe de Première, sur le « descriptif des lectures et activités » à titre de groupement de textes en rapport avec un objet d’étude ou de documents complémentaires. Nous espérons ainsi que la collection Bibliolycée sera, pour vous et vos élèves, un outil de travail efficace, favorisant le plaisir de la lecture et la réflexion.

Table des corpus – 4

T A B L E D E S C O R P U S

Corpus Composition du corpus Objet(s) d’étude et niveau

Compléments aux travaux d’écriture destinés aux séries technologiques

La présentation des personnages (p. 21)

Texte A : Extrait du chapitre premier de L’Ingénu de Voltaire (p. 9, l. 1, à p. 12, l. 72). Texte B : Extrait de Jeannot et Colin de Voltaire (p. 22). Texte C : Extrait du Père Goriot d’Honoré de Balzac (pp. 22-24). Texte D : Extrait de Bel-Ami de Guy de Maupassant (pp. 24-25). Texte E : Extrait d’Aurélien d’Aragon (pp. 25-26).

Le récit : le roman, la nouvelle (Seconde)

Question préliminaire Quelles informations sont données sur le caractère des personnages dans chaque texte ? Commentaire Vous montrerez comment le récit informe le lecteur sur la place du personnage dans la société.

L’étranger et la confrontation des cultures (p. 40)

Texte A : Extrait du chapitre troisième de L’Ingénu de Voltaire (p. 33, l. 1, à p. 36, l. 67). Texte B : Extrait de la lettre LXXIV des Lettres persanes de Montesquieu (pp. 41-42). Texte C : Extrait du Supplément au Voyage de Bougainville de Denis Diderot (pp. 42-43). Texte D : Extrait de Désert de J.-M. G. Le Clézio (pp. 43-44). Document : « Cortés rencontre les Indiens de la région de Tlaxcala » (p. 44).

Argumenter, persuader et convaincre : l’Autre (Seconde) Persuader et délibérer (Première)

Question préliminaire Quels sont le genre littéraire précis et le registre dominant de chaque extrait ? Commentaire Vous vous intéresserez à l’habileté de l’argumentation d’Orou ainsi qu’à l’image de la société tahitienne.

Fiction romanesque et dénonciation des injustices (p. 70)

Texte A : Chapitre huitième de L’Ingénu de Voltaire (pp. 63-66). Texte B : Extrait de La Religieuse de Denis Diderot (pp. 71-72). Texte C : Extrait des Misérables de Victor Hugo (pp. 72-73). Texte D : Extrait de L’Assommoir d’Émile Zola (pp. 73-74). Texte E : Extrait de La Condition humaine d’André Malraux (pp. 74-75).

Le récit : le roman, la nouvelle (Seconde) Persuader et délibérer (Première)

Question préliminaire Comparez l’attitude des victimes de l’injustice dans les différents extraits du corpus. Commentaire Vous caractériserez l’atmosphère suggérée par ce passage en étudiant le rôle de la lumière et des bruits.

L’éducation en accusation (p. 106)

Texte A : Chapitre quatorzième de L’Ingénu de Voltaire (pp. 100-102). Texte B : Extrait de Gargantua de François Rabelais (pp. 107-108). Texte C : Extrait de l’essai 26 du livre I des Essais de Michel de Montaigne (pp. 108-109). Texte D : « L’Écolier, le Pédant, et le Maître d’un jardin », extrait des Fables de Jean de La Fontaine (pp. 109-110). Texte E : Extrait de L’Enfant de Jules Vallès (pp. 110-112). Texte F : Extrait de L’Année de l’éveil de Charles Juliet (pp. 112-113).

Persuader et délibérer (Première) Un mouvement littéraire : les Lumières (Première)

Question préliminaire Comparez les critiques qui sont adressées aux enseignants et à l’institution scolaire dans les six extraits. Commentaire Vous vous intéresserez au caractère du jeune narrateur et au regard qu’il porte sur son professeur.

L’agonie de l’héroïne (p. 148)

Texte A : Extrait du chapitre vingtième de L’Ingénu de Voltaire (p. 139, l. 54, à p. 142, l. 135). Texte B : Extrait des Lettres persanes de Montesquieu (pp. 148-150). Texte C : Extrait de Julie ou la Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau (pp. 150-151). Texte D : Extrait d’Atala de François-René de Chateaubriand (pp. 151-152). Texte E : Extrait de La Cousine Bette d’Honoré de Balzac (pp. 152-153). Document : Anne Louis Girodet-Trioson, Atala au tombeau (p. 154).

Le récit : le roman, la nouvelle (Seconde)

Question préliminaire Étudiez dans chaque texte le système d’énonciation. Commentaire Vous montrerez que l’extrait présente une scène émouvante en même temps qu’un exposé précis des idées défendues par l’héroïne mourante.

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R É P O N S E S A U X Q U E S T I O N S

B i l a n d e p r e m i è r e l e c t u r e ( p . 1 5 6 )

u Il est probable que l’Ingénu est né au Canada, précisément en Huronie. Le prieur déclare : « Mon frère et ma belle-sœur ne parurent plus après l’expédition contre les Hurons, en 1669 ; mon neveu devait alors être à la mamelle » (chap. II). v Ses parents sont le frère et la belle-sœur du prieur de Kerkabon. w Il a été élevé en Huronie après la mort de ses parents, puis il a été capturé par les Anglais qui l’ont emmené en Angleterre. x L’histoire se passe en Bretagne (chap. I à VII), puis le héros se rend à Versailles en faisant une étape à Saumur (chap. VIII et IX). Il est emprisonné à la Bastille, à Paris (chap. IX à XII et XIV). Mlle de Saint-Yves se rend à Versailles pour faire libérer son amant (chap. XIII). Tous les deux et leurs amis se retrouvent à Paris (chap. XVIII à XX). y Il repousse vaillamment une expédition anglaise venue piller l’abbaye de la Montagne (chap. VII). U L’Ingénu prend Hercule pour nom de baptême (chap. IV : « On avait donné le nom d’Hercule au baptisé »). V Il se rend à Versailles pour obtenir du roi la récompense méritée après avoir repoussé les Anglais et l’autorisation d’épouser sa marraine, Mlle de Saint-Yves. W Il est emprisonné pour avoir manifesté de la sympathie à des protestants proscrits et parce que le bailli l’a dénoncé aux jésuites comme étant un agitateur dangereux (chap. IX, l. 59-65). X Gordon est en prison parce qu’il est janséniste. at Soit elle libère l’Ingénu en cédant aux avances de Saint-Pouange, soit elle repousse ses avances et ne revoit plus son amant. ak Le père Tout-à-tous est un jésuite qui démontre à Mlle de Saint-Yves qu’il n’y a point de péché à accepter la proposition de Saint-Pouange. al Saint-Pouange, cousin du ministre Louvois, est un homme puissant. Mlle de Saint-Yves lui demande de libérer l’Ingénu et lui, en contrepartie, exerce sur elle un chantage auquel elle finit par céder. am Elle meurt de honte et de désespoir parce qu’elle a en quelque sorte été infidèle à l’Ingénu en le faisant libérer. an Le bailli et son fils, l’abbé de Saint-Yves et le jésuite espion à Saumur nuisent au héros. Saint-Pouange a un rôle ambivalent : il obtient la libération de l’Ingénu mais il a offensé la belle Saint-Yves. ao Il va devenir « un guerrier et un philosophe intrépide ». ap L’Ingénu retrouve la liberté mais il perd celle qu’il aime. Le dénouement est donc malheureux, même si le héros a la vie sauve et tire un enseignement de ses expériences.

C h a p i t r e p r e m i e r ( p p . 9 à 1 7 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 18 à 20) u Le 1er paragraphe s’ouvre sur l’indication temporelle la plus vague possible (« Un jour »), tandis que le 3e paragraphe commence par la mention d’une date très précise : « En l’année 1689, le 15 juillet au soir »… On trouve d’autres indices temporels : – la subordonnée de temps « Quand il fut à bord » au 1er paragraphe s’inscrit dans la légende de Saint-Dunstan ; – l’adverbe « encore » au 2e paragraphe établit la continuité entre le passé légendaire et le moment de l’action ; – enfin, au 3e paragraphe, l’adverbe « déjà » (« déjà un peu sur l’âge ») concerne le portrait de l’abbé de Kerkabon.

Réponses aux questions – 6

La présence d’une date précise au 3e paragraphe crée indiscutablement un effet de réalité : nous entrons dans une époque historique – ce qui contraste avec le temps indéfini de la légende, exprimé par « Un jour ». Le lecteur apprend que l’action commence sous le règne de Louis XIV. À cette réalité historique s’ajoute une indication horaire et saisonnière : les deux personnages se promènent sur la grève par une belle soirée d’été. On peut d’ores et déjà relier la date de 1689 à celle de 1669, date de la disparition des parents des Kerkabon au Canada. v Était-il absolument nécessaire que Voltaire nous expliquât l’origine du toponyme « prieuré de la Montagne » ? Cette explication paraît bien superflue. Voltaire reproduit de manière parodique une légende, voulant railler les superstitions dont les saints font l’objet. w Les premières paroles prononcées par l’abbé de Kerkabon nous apportent une information précieuse sur leur famille. Le frère et la belle-sœur de ce dernier sont partis au Canada, probablement pour servir le roi de France, et y ont été tués. Les deux personnages déplorent la perte de leurs parents, et la demoiselle incrimine les Iroquois qu’elle pense anthropophages. Le lecteur peut alors supposer que le récit, conforme aux artifices du romanesque, va apporter un démenti à cette disparition, en faisant réapparaître les parents supposés morts au Canada. On sait que les retrouvailles les plus étonnantes, les plus invraisemblables, se produisent dans les dénouements de romans ou de pièces de théâtre. x Au 8e paragraphe, les paroles rapportées des trois personnages sont au style indirect : « lui demandant qui il était et où il allait », « Le jeune homme leur répondit qu’il n’en savait rien ». Au paragraphe suivant, la réplique brève de l’Ingénu contraste par le style direct : « Je suis Huron ». Toutes les réponses du jeune homme ne laissent pas de surprendre. Voici un personnage qui ignore son identité et sa destination. Est-il vraiment sain d’esprit ? La suite de sa réponse dissipe un peu cette crainte : l’inconnu manifeste un esprit curieux, désireux de s’instruire. Sa dernière réponse au style direct forme un contraste. Elle a quelque chose de théâtral. Le jeune homme ignore peut-être qui il est socialement ou de qui il descend, il peut tout de même fournir une origine géographique. y On peut s’étonner qu’un ecclésiastique s’amuse en lisant Rabelais. Les romans truculents et grivois de celui-ci, faisant à la fois l’éloge de la gourmandise et des plaisirs de la chair et la satire des moines, sont condamnés par l’Église. Ils ne sont pas une lecture convenable pour un prêtre. C’est donc que cet abbé de Kerkabon n’est pas exactement conforme aux prêtres ordinaires et qu’il se soucie modérément d’obéir à l’autorité supérieure. U De sa sœur, Voltaire écrit qu’elle « aimait le plaisir et était dévote ». En général, une dévote se fait un devoir de condamner les plaisirs de la chair, notamment ceux de l’amour. Du moins elle affecte de les condamner, et les recherche parfois hypocritement. V L’abbé et sa sœur ne correspondent pas au type social qu’ils pourraient représenter : l’un pratique des lectures condamnables et mises à l’index, l’autre ne cache pas qu’elle aime le plaisir tout en se montrant très pratiquante. W Le portrait de l’abbé s’achève sur ces mots : « aussi tout le monde disait du bien de lui ». On peut noter le connecteur logique « aussi ». C’est bien parce qu’il ne boit pas avec excès et qu’il a des lectures variées et surprenantes, qu’il s’attire la sympathie de toute la contrée. On suppose qu’il n’a pas un caractère austère et ne passe pas son temps à condamner ses semblables pour leurs mœurs ou leurs opinions. X La sympathie du narrateur est bien sûr semblable à celle de l’entourage de l’abbé. Qu’apprécie-t-il ? Son ouverture d’esprit, sa tenue décente en société, et peut-être aussi sa fréquentation de saint Augustin qui l’éloigne des jésuites, ennemis privilégiés de Voltaire. at Le jeune homme se montre poli avec Mlle de Kerkabon, alors que les négociants anglais ne font pas attention à elle. Comme dans la présentation des deux premiers protagonistes, Voltaire souligne nettement ce qui différencie le nouveau personnage du groupe auquel il appartient. ak Le jeune homme salue d’une manière différente d’un Européen. Sa tenue vestimentaire n’est pas celle d’un marchand anglais, pas plus que sa coiffure. Sa sociabilité sort de l’ordinaire : il offre sa boisson à ces deux étrangers rencontrés sur la plage. On a tout lieu de s’étonner de l’entendre parler le français, alors que son apparence le désigne comme un homme venu d’Amérique. Enfin, ses premières réponses ne font que renforcer l’étonnement. Ce Huron ne ressemble en rien à ce que Mlle de Kerkabon a entendu dire au sujet des Iroquois. Il est certes d’une tribu différente, mais cette rencontre apporte surtout un démenti aux préjugés de la demoiselle sur les Indiens d’Amérique du Nord.

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al L’abbé de Kerkabon n’est pas un ivrogne, à la différence de la plupart des abbés de Basse-Bretagne. am S’il lit saint Augustin, c’est qu’il n’a aucune hostilité envers le jansénisme, dont la persécution par les jésuites et par Rome est rappelée dans la suite du récit. Il a au moins une certaine ouverture d’esprit. Il n’a aucune hostilité à l’égard de Rabelais, contrairement au clergé en général. Le prieur et sa sœur représentent donc une alternative. an Tous deux veulent mener une vie conforme aux préceptes essentiels de la religion, à savoir la charité, le pardon, l’amour du prochain, et qui ne soit pas contraire à la nature de l’homme, à la recherche modérée d’un certain plaisir. ao Leur façon d’agir condamne une religion dogmatique et intolérante qui bride la liberté d’écrire et de lire, qui s’oppose à tous les plaisirs du corps. ap Mlle de Kerkabon énonce deux préjugés au style direct. Elle est d’abord persuadée que les Iroquois sont des cannibales (« Croyez-vous […] que notre belle-sœur ait été mangée par les Iroquois, comme on nous l’a dit ? ») et se fie aux on-dit. Puis elle s’exclame : « qu’il a une belle peau pour un Huron ! » Pour elle, la peau d’un Huron n’est pas seulement différente, elle est laide. aq Le récit vient démentir les préjugés. C’est l’apparition de l’Ingénu – son surnom est révélé un peu plus bas – qui apporte cette contradiction.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 21 à 27)

Examen des textes u L’incipit de ce petit conte de Voltaire amorce déjà l’intrigue au 3e paragraphe, lorsque Jeannot se transforme soudainement. Son habit puis sa conduite se modifient, avant qu’il ne quitte la province pour Paris avec le titre de marquis. La présentation succincte des deux amis dans les deux premiers paragraphes, insistant sur leurs origines sociales différentes, est suivie par un élément perturbateur, bouleversant l’attitude de Jeannot et leur amitié. v Le portrait physique et moral de Vautrin suscite un faisceau d’hypothèses. On peut bien sûr se demander comment un tel physique athlétique a pu se développer, pourquoi son visage est prématurément ridé, quelles épreuves ont durci son expression. Ses multiples compétences soulèvent aussi des questions : pourquoi est-il si habile en serrurerie ? ne serait-il pas un ancien voleur ? On suppose aussi qu’il a mené une existence aventureuse, qu’il a eu affaire avec la justice. Le narrateur laisse clairement voir une force de caractère inquiétante, une absence de scrupule. Tout en insistant sur le mystère auréolant le personnage, il nous met sur la piste d’un passé criminel, d’une vie romanesque et agitée. w La présentation de Georges Duroy met l’accent sur son physique et sa démarche, elle n’explique pas son caractère qui se laisse malgré tout deviner. On perçoit sans mal de l’assurance à sa manière de regarder autour de lui. Une certaine arrogance s’explique par son ancien statut de militaire mais dénote aussi un amour-propre. Les calculs auxquels il se livre nous le montrent prudent et calculateur, soucieux néanmoins de se procurer du plaisir malgré ses maigres revenus. Sa façon de bousculer les passants sur son chemin peut laisser deviner, outre un manque d’éducation, une vague insatisfaction ou l’envie de ne pas rencontrer d’obstacle. x L’incipit d’Aurélien ne présente aucun dialogue. La voix du narrateur extérieur est prédominante. On distingue de rares fragments de discours indirect : « Aurélien n’aurait pas pu dire si elle était blonde ou brune », « Il se demanda même pourquoi », qui soulignent le souvenir vague que le personnage éponyme a conservé de Bérénice. Dans le 2e paragraphe, on perçoit la présence du discours indirect libre. La voix d’Aurélien vient relayer celle du narrateur. Toutes les remarques peuvent être imputables au personnage et transposées au discours direct ; par exemple : « Il y a un vers de Racine que ça me remet en tête […] qui m’a hanté pendant la guerre […] que je ne trouve même pas beau, ou enfin dont la beauté me semble douteuse […] mais qui m’a obsédé, qui m’obsède encore ». Sans que le récit se trouve interrompu, c’est le point de vue d’Aurélien qui s’impose, et avec lui sa mémoire, sa sensibilité. y L’incipit d’Aurélien n’offre aucune information sur l’apparence physique ni sur les conditions de vie du personnage éponyme. Seul renseignement sur son passé : il a combattu dans les tranchées pendant la Grande Guerre. La présence du discours rapporté permet toutefois de bâtir des hypothèses sur son

Réponses aux questions – 8

état d’esprit et sur ses goûts. Il semble attacher de l’importance aux vêtements féminins, au soin qu’une femme accorde à sa coiffure. Il possède une certaine culture littéraire, mais aucune passion pour la poésie versifiée (« En général, les vers, lui… »). Le personnage est capable d’introspection ; ainsi il s’étonne de l’impression persistante laissée par Bérénice, de l’effet produit par son prénom insolite. Les deux présentations ne manquent pas de précision, mais celle-ci ne concerne pas les mêmes composantes de l’être humain. Maupassant fait tout de suite comprendre les relations que son héros entretient avec la société et les traits de son caractère qui vont dicter sa conduite. Aragon nous fait entrer davantage dans la personnalité plus complexe de son personnage. Paradoxalement, nous disposons de peu d’informations factuelles et nous entrons de plain-pied dans son intimité. Aurélien a une mémoire, une sensibilité, des réactions mieux dépeintes que celles de Georges Duroy.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Remarque : on déconseillera aux élèves une simple étude juxtaposée des extraits. On demandera plutôt qu’ils répertorient les différences et les points communs entre les extraits. Éléments de réponse : 1. Points communs a) Tous les extraits veulent naturellement éveiller la curiosité, susciter les hypothèses et les questions du lecteur. Par exemple, on se demande ce qu’il est vraiment advenu des parents des Kerkabon dans l’incipit de L’Ingénu et on s’interroge sur le passé et la provenance de ce dernier ; de même, pour toutes les questions qu’on se pose au sujet de Vautrin. b) Tous entendent aussi faire éprouver un sentiment pour leurs personnages. Par exemple, la compassion envers Jeannot que son ami d’enfance Colin méprise soudainement ; la sympathie pour l’abbé de Kerkabon et pour sa sœur, qui auraient pu être d’austères dévots et qui finalement ne dédaignent pas les plaisirs de la vie. 2. Différences a) Le registre comique est seulement présent dans le début de L’Ingénu : satire discrète du clergé, regard ironique et amusé du narrateur sur la demoiselle de Kerkabon. b) Le réalisme, présent dans tous les extraits, ne concerne pas les mêmes aspects du monde et de l’homme. Réalisme social dans l’incipit de Bel-Ami : les clients fréquentant la « gargote à prix fixe » appartiennent au milieu populaire parisien des employés, d’autres à la petite bourgeoisie ; on connaît par ailleurs les revenus et les dépenses de Duroy. Réalisme psychologique dans Aurélien.

Commentaire

1. Un incipit réaliste Une première page de roman qui inscrit l’action dans une réalité dépeinte avec précision et riche de sens. A. Le décor et les milieux sociaux • Un restaurant parisien assez bon marché et d’une qualité médiocre (expression péjorative : « gargote à prix fixe ») fréquenté par des gens assez modestes ou de la petite bourgeoisie. Le personnage le plus pauvre paraissant être la « maîtresse de musique », à la tenue négligée. Il y a aussi deux couples de bourgeois. • On discerne aisément le milieu social de Georges Duroy. Il a bien peu de moyens, calcule au plus juste pour ses repas. « Beau soldat tombé dans le civil », il doit exercer une profession subalterne et mal payée. B. Les soucis matériels du personnage Il est beaucoup question d’argent dans cette première page. Georges Duroy songe à ce qu’il lui reste « pour finir le mois ». Ses calculs et ses choix nécessaires nous sont exposés. Le personnage peut juste s’en sortir en faisant des sacrifices et en limitant ses plaisirs à deux bocks sur le boulevard. C. Les relations du personnage avec la société • Le personnage a « un regard rapide et circulaire » sur la clientèle du restaurant qui traduit de l’assurance et le sentiment d’une supériorité. Comparaison du regard aux « coups d’épervier ». On peut dire qu’il est un peu comme un oiseau de proie.

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• À la fin du passage, on apprend qu’il « avait l’air de toujours défier quelqu’un ». Il y a quelque chose de supérieur et de conquérant dans son expression. On peut aussi observer sa démarche fière et arrogante dans la rue : « il avançait brutalement dans la rue pleine de monde ».

2. Les premiers indices d’un caractère Le réalisme va de pair avec la précision et l’efficacité du détail et incite le lecteur à émettre des hypothèses sur le personnage. A. Un séducteur présumé • Physique avantageux : « il portait beau », « regards de joli garçon », « chic de beau soldat tombé dans le civil ». Par ailleurs, les femmes lèvent la tête sur son passage, le remarquent. • La mention de « l’épervier » suggère l’homme avide de conquêtes amoureuses. • L’assurance se lit dans la façon de se tenir (« il cambra sa taille »). • On note aussi un souci de son apparence virile (« frisa sa moustache »). La condition de soldat a dû renforcer sa vanité. B. Un homme qui a les pieds sur terre Le personnage n’est pas un rêveur, ses préoccupations sont d’abord matérielles et concernent le présent. Il ne dépense pas plus qu’il ne gagne et adapte ses plaisirs à ses ressources. C’est pourquoi cette réalité doit lui peser, qu’il ne cherche pas à ignorer. C. L’insatisfaction probable • L’arrogance de la démarche et « l’air de toujours défier quelqu’un » laissent deviner une insatisfaction, une impatience. • Son regard sur les femmes trahit l’intérêt, le désir. • Sa façon de pousser les gens permet de supposer que Georges Duroy éprouve peut-être un mélange de mépris et de ressentiment envers ces civils qui ne lui offrent pas la situation qu’il espérait après ses années de service militaire.

Conclusion Un incipit qui dépeint de manière réaliste un décor et une société et qui dévoile rapidement le caractère d’un personnage. Il s’agit d’un séducteur dans la gêne, mécontent d’une position médiocre, mais lui-même très réaliste.

Dissertation Remarque préalable : il ne s’agit pas d’analyser en profondeur la citation de Robbe-Grillet, d’évoquer le contexte historique et idéologique qui l’incite à considérer comme révolu, au milieu du XXe siècle, « l’apogée de l’individu ». Une question précise est posée, accessible à des élèves de Première : le roman nous apprend-il quelque chose sur la psychologie, sur la complexité des sentiments et la variété des comportements ? Pour une seconde partie de discussion, deux voies sont possibles : – ou bien l’on montre que le personnage de roman manque de réalisme, qu’il est déformé, simplifié, et ne peut donc être instructif ; – ou bien l’on considère qu’un roman nous apporte autre chose que la connaissance de l’âme humaine, et il faut alors développer ce quelque chose avec des exemples.

1. Le roman révèle la psychologie d’un individu A. Le réalisme du sentiment amoureux Manon Lescaut de l’abbé Prévost : le récit du chevalier des Grieux fait découvrir les bouleversements que subit un jeune homme studieux lors d’une première rencontre amoureuse, le pouvoir attractif d’une jeune femme et le comportement ambigu de celle-ci où se mêlent le cynisme frivole et l’attachement réel, qu’il soit sensuel ou affectif. B. L’analyse de la jalousie Proust, « Un amour de Swann » (dans Du côté de chez Swann) : cette partie du premier volume de La Recherche du temps perdu dépeint subtilement le tourment d’un grand bourgeois cultivé, ami de la famille du narrateur, amoureux d’une demi-mondaine, Odette de Crécy. Fatalement soupçonneux, Swann tente de décrypter toute la conduite d’Odette et y trouve toujours des signes de son infidélité. Son amour s’entretient pourtant de cette jalousie.

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C. La peinture d’un état d’esprit collectif : psychologie et Histoire Musset, La Confession d’un enfant du siècle : témoignage de la génération romantique. Le personnage est représentatif de cette génération en décalage avec la réalité historique.

2. Le roman est avant tout une fiction qui révèle une réalité historique et sociale, les caractères sont secondaires A. Une psychologie simplifiée et orientée dans les romans réalistes du XIXe siècle Balzac, Le Père Goriot : chaque protagoniste important possède un trait de caractère dominant qui détermine sa conduite et sa situation dans l’intrigue. Ainsi le personnage éponyme est-il animé exclusivement par l’amour paternel, par l’esprit de sacrifice, tandis que ses deux filles n’ont qu’une passion, celle de briller en société, de tenir leur rang. Même chose pour Rastignac, dont le caractère est pourtant assez détaillé par Balzac. Ce qui domine et éclipse tout le reste dans son caractère, c’est l’ambition, le désir de s’intégrer à la meilleure société parisienne. Il s’agit moins de montrer la complexité humaine que d’expliquer comment les rapports sociaux sont déterminés par les passions. B. La fresque sociale est le centre d’intérêt pour le lecteur La lecture des Rougon-Macquart de Zola nous dépeint toute la société du Second Empire : les milieux dirigeants ayant pris part, de près ou de loin, au coup d’État du 2 décembre, la bourgeoisie d’affaires, les classes moyennes (commerçants et artisans), la paysannerie, la classe ouvrière parisienne, les mineurs du Nord, le milieu des artistes… La misère tragique des uns, la fantastique ascension des autres qui résulte d’un conflit de classes et d’intérêts, c’est tout cela que nous découvrons à travers des personnages comme Saccard (La Curée) ou Octave Mouret (Au Bonheur des dames). C. Le mystère ou l’action à rebondissements peuvent aussi intéresser davantage que la psychologie Dans un roman policier, on est souvent captivé par la quête de la vérité que poursuit l’enquêteur, par le mystère grandissant qui entoure des événements (enlèvements, meurtres, disparitions). On s’intéresse seulement à la psychologie d’un personnage pour comprendre les mobiles de son crime. Là encore un sentiment simple (la jalousie, par exemple) explique le mobile.

Conclusion Les raisons qui poussent à lire des romans sont multiples. Il est inévitable de s’intéresser aux sentiments des personnages principaux.

Écriture d’invention L’incipit doit associer la fonction informative et la fonction suggestive. Il doit en même temps faire connaître un personnage fictif et faire naître le mystère à son sujet. – Faire connaître, montrer : cela veut dire « placer le personnage dans un contexte réel, identifiable ». Il aura un nom, sera situé dans un contexte social et historique précis et sera décrit en train d’agir. – Créer le mystère : certaines informations doivent susciter le questionnement chez le lecteur. Le narrateur lui-même peut, à la manière de Balzac, poser clairement des questions sur le personnage ; par exemple : « Pourquoi X sortait-il tous les soirs vers neuf heures pour se diriger vers la gare ? »… La consigne est claire : c’est le personnage qui est mystérieux, et non tout le récit. Inutile de rédiger un incipit de roman de science-fiction. Enfin, mystérieux ne veut pas dire « fantastique ». L’élève peut choisir entre un mystère réaliste et de l’inexplicable relevant du fantastique.

C h a p i t r e t r o i s i è m e ( p p . 3 3 à 3 6 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 37 à 39) u L’Ingénu dispose d’une « mémoire excellente » qui fait de lui un élève particulièrement doué, retenant tout ce qu’il lit, capable d’accumuler les connaissances sans risque d’oubli ni de confusion. La mémoire s’accompagne de capacités de réflexion incontestables. Connaissant par cœur le Nouveau Testament, il pose des questions et même propose « des difficultés qui mettaient le prieur fort en peine ». Élève hors pair, l’Ingénu est en mesure de percer les contradictions et les incohérences qui existent dans le dogme et dans les rituels.

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v Au passage, le narrateur égratigne l’éducation donnée aux enfants et tous les professeurs et précepteurs qui déforment les jeunes cerveaux plutôt qu’ils ne les forment : « Sa conception était d’autant plus vive […] que son enfance n’[avait] point été chargée des inutilités et des sottises qui accablent la nôtre ». L’Ingénu a échappé aux méfaits de l’institution scolaire. w Cette critique de l’éducation tient du lieu commun dans la fiction romanesque. Les maîtres et autres régents de collège y sont dépeints comme des cuistres et des ignorants, quand ils ne sont pas de surcroît des bourreaux qui persécutent l’enfance à coups de châtiments et de règlements. On se souvient de l’humaniste Rabelais entreprenant la satire des « Sorbonagres » et des premiers précepteurs de Gargantua, qui font de lui un paresseux et un ignorant avant que le jeune géant ne soit sous la férule du sage Ponocrates. Au XVIIIe siècle, plusieurs romans libertins de Crébillon et de Duclos stigmatisent les précepteurs incapables qui laissent la bride sur le cou à leurs élèves et partagent même parfois leurs réjouissances. Dans Jeannot et Colin, Voltaire dépeint un « gouverneur, qui était un homme du bel air, et qui ne savait rien ». x L’Ingénu place naïvement les épisodes de l’Évangile dans la réalité qui lui est familière, celle de la « Basse-Bretagne », simplement parce qu’on ne lui a pas précisé à quelle époque ni dans quelle contrée ils s’étaient passés. C’est avec la même ingénuité qu’il pense que le seul moyen de devenir chrétien est d’être circoncis, parce que personne ne lui a expliqué la rupture entre les pratiques chrétiennes et le monde juif qu’il découvre en lisant les Écritures. Son ingénuité coexiste sans invraisemblance avec ses capacités intellectuelles. Elle a pour origine un manque d’information et se confond en réalité avec la logique. Il apparaît en effet logique que les chrétiens vivent en parfaite conformité avec le Christ et ses apôtres, qu’ils appliquent les prescriptions des Épîtres. Au fond, l’ingénuité apparente met au jour les anomalies et les contradictions de l’Église catholique. y La justification de l’Ingénu est contenue dans sa réplique au style direct du 4e paragraphe. Il entend se conformer à tous les personnages rencontrés dans le Nouveau Testament. Être chrétien signifie pour lui « vivre en parfaite concordance avec Jésus et ses apôtres ». Cette conviction manifeste une logique incontestable. U La réponse du prieur intervient dans une longue phrase utilisant le style indirect. On fera observer le contraste entre la réplique laconique de l’Ingénu et cette réponse accumulant les arguments dans une phrase complexe, qui révèle l’embarras du prieur. Le premier argument est faible et prête à sourire : « la circoncision n’était plus de mode ». Le terme de « mode » paraît bien déplacé quand il s’agit de pratiques religieuses. Le deuxième argument ne présente qu’un jugement de valeur, seul le dernier est d’ordre théologique. Il reprend l’opposition entre la loi de l’Ancien Testament, observée par les juifs, et la nouvelle loi, incarnée par le Christ et fondée non plus sur la rigueur mais sur la charité. Ce dernier argument présente une dimension parodique : Voltaire se moque des arguments de théologie morale. V L’Ingénu ne s’oppose pas longtemps à l’ecclésiastique. Son obéissance le distingue de tous les clercs qui aiment les « disputationes », c’est-à-dire ces exercices rhétoriques de défense et de réfutation pratiqués dans les collèges et à la Sorbonne. Il n’a pas leur entêtement, commandé par la vanité. Voltaire se montre très critique envers l’institution universitaire, réfractaire aux Lumières et continuant d’enseigner la théologie thomiste. La rhétorique enseignée dans les collèges et la Sorbonne lui paraît stérile. Elle n’apporte rien au débat réel des idées. De plus, il reproche aux querelles scolastiques sur des points du dogme d’avoir été à l’origine des schismes, des persécutions et des guerres. W Les réactions de l’Ingénu manifestent son intention, empreinte de bon sens, de se conformer à la vie de Jésus et de ses disciples. Il veut appliquer à la lettre ce qu’il a lu et qu’il reconnaît comme une référence. D’où des situations cocasses : il veut se faire sur-le-champ circoncire ou voir le moine se confesser à son tour. Nul doute que le conteur veuille amuser son lecteur avec les décisions brusques de l’Ingénu. Mais il entend surtout mettre en lumière, d’une part, les écarts entre l’Écriture sainte – ici, le Nouveau Testament – et les pratiques de l’Église catholique et, d’autre part, les divergences entre les religions, qui ne reposent sur rien de logique et sont sources de bien des maux de l’humanité. On retrouve un des leitmotive de la pensée de Voltaire. Pour lui, l’arbitraire traverse l’histoire des dogmes et des pratiques. Les querelles théologiques ont pour origine des détails dérisoires. X Le héros manifeste sans cesse de la spontanéité. Poussé par la compassion et l’indignation, il veut corriger sur-le-champ les persécuteurs de Jésus. Sa spontanéité dévoile à la fois sa sensibilité et son intelligence. Il apprend et raisonne vite au point de poser des questions embarrassantes, mais une fois que la grâce a opéré, il manifeste de la résolution et de la fermeté. C’est aussi par amitié et par

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gratitude qu’il veut se faire circoncire. Il veut ainsi faire partie de la petite communauté qui l’a accueilli. Ses gestes sont brusques avec le confesseur et dénotent une certaine autorité, mais aucune agressivité. at Le catéchumène venu d’Amérique sème autour de lui involontairement l’embarras et l’affolement. Son oncle ne sait pas toujours répondre seul aux questions de l’Ingénu. Le « frater » jette les hauts cris en entendant parler d’une circoncision. Le récollet est complètement effrayé par la requête de l’Ingénu : il « pousse des hurlements qui font retentir l’église ». L’incompréhension de l’entourage fait évidemment sourire. La conduite de l’Ingénu bouleverse les habitudes. ak Le bref épisode avec le récollet qui confesse l’Ingénu relève du comique de situation. D’abord les gestes brusques de ce dernier, dont on connaît la vigoureuse constitution, font rire. Voilà le moine presque terrassé, la poitrine oppressée par le genou du catéchumène ! Situation inconfortable, qui tient un peu de la caricature. L’Ingénu et le moine dans cette position, c’est un peu la version parodique de saint Georges terrassant le Dragon ! La frayeur spectaculaire du récollet accentue le comique : il pousse des hurlements. C’est l’autorité ecclésiastique qui se trouve ici réprimandée, « au nom de saint Jacques le Mineur ».

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 40 à 46)

Examen des textes u Le 3e paragraphe de la lettre comporte un portrait sévère d’un « grand seigneur » français, fait par Usbek, l’observateur étranger. Ce portrait occupe la première phrase à partir de « et je vis un petit homme ». Il s’agit d’un portrait-charge d’un grand seigneur arrogant, indigne de son rang et de sa caste. La structure consécutive avec l’accumulation des corrélatifs (« si », « tant de ») traduit la condamnation. Usbek est frappé d’étonnement par la morgue du noble. Montesquieu, par l’intermédiaire d’Usbek, exprime sa réprobation envers ceux qui déshonorent par leur conduite la noblesse dont il fait partie ; il exprime une critique de moraliste. Il vise sûrement le milieu des financiers, parfois anoblis, ainsi que la noblesse de Cour. Usbek rappelle ensuite comment lui, grand seigneur, se comportait dignement avec ses inférieurs. v Devant le refus indigné de l’aumônier, Orou entreprend de le faire changer d’avis, afin qu’il accepte le présent d’une de ses filles pour passer une nuit agréable. Pour cela, il use d’arguments nombreux qui s’adressent pour certains d’entre eux à sa raison, pour d’autres à ses sentiments. Dans la première phrase, la critique systématique de la religion, interdisant une relation amoureuse hors du mariage, s’adresse évidemment à l’entendement de l’aumônier. La réfutation de toutes les objections de l’aumônier – la religion, l’état, les mœurs – est parfaitement rationnelle et conteste le bien-fondé des interdits dictés par la religion chrétienne et par la morale occidentale. Mais à la fin de sa réplique, à partir de « Vois le souci que tu as répandu », Orou parle aux sentiments de son hôte et tente d’éveiller ses remords puis sa générosité : « Sois généreux. » w Usbek n’éprouve qu’indignation et mépris pour le grand seigneur qu’on lui a présenté. Il condamne sa sottise et sa vanité. Ce Français est à l’opposé de ses propres valeurs. Au-delà des différences de nation et de culture, un noble juge sévèrement un de ses pairs. Dans le passage de Désert, Lalla, la jeune immigrée, observe attentivement d’autres vies misérables. Ce sont des faibles, des humbles, comme elle, qu’elle regarde avec intérêt et compassion : « des vieux perdus, qui cherchent avec angoisse », « des femmes qui ont trop d’enfants et qui clopinent ». Puis son regard se porte sur « ceux que la pauvreté a conduits ici », d’autres immigrés venus du Sud de la Méditerranée. Dans les deux textes, les personnages observent des individus plus proches d’eux qu’il n’y paraît d’abord, des gens partageant leurs privilèges ou au contraire leur détresse. x La gare de Marseille représente le passage, le mouvement continu de ceux qui ont quitté leur pays et montent encore vers le Nord. Ce lieu est le reflet de sa propre histoire d’exilée. La jeune fille s’y trouve seule mais au milieu d’autres semblables. Elle s’y sent libre d’observer sans être vue. La foule et le désordre la protègent, personne ne la remarque. C’est dans cette grande gare, paradoxalement, qu’elle trouve une communauté d’anonymes et de semblables. y Les deux Indiens vont à la rencontre des cavaliers espagnols et leur portent des présents, peut-être des offrandes. Leur attitude est pacifique et accueillante. Il est clair qu’ils ne redoutent pas les étrangers, à moins qu’ils ne les considèrent comme des messagers divins et ne cherchent à gagner leurs bonnes

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grâces. On peut retrouver la même conduite hospitalière chez les Tahitiens qu’évoque le Supplément au Voyage de Bougainville de Diderot : souvenons-nous de l’offre faite par Orou à l’aumônier. Une constante se dégage : les sauvages, qu’ils vivent aux Amériques ou en Océanie, ont en général des mœurs pacifiques. Ils n’ont pas agressé les explorateurs européens quand ils les ont vus pour la première fois.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Les textes du corpus et le document iconographique évoquent tous l’Étranger qui s’étonne et parfois condamne la société occidentale. Mais celui-ci est-il radicalement autre ? Que partage-t-il avec l’Européen ? Peut-on dire qu’au-delà des différences culturelles se dégage une nature humaine universelle ? Assurément l’Ingénu diffère de son entourage en ce qu’il n’est pas encore chrétien et ignore, par exemple, le rituel du baptême et de la confession. Ce qui frappe davantage, c’est – nous l’avons vu – son apparente ingénuité. Il se distingue en fait par son raisonnement logique, sa perspicacité et aussi sa spontanéité. Mais l’Ingénu ne cherche qu’à plaire à ses proches, à s’intégrer à la société qui l’a accueilli. Différent certes – et c’est après tout ce qui fait de lui un héros – mais ne voulant pas faire de cette différence la cause d’une divergence, d’un conflit. Dans la suite de l’histoire, on verra qu’il est victime de sa franchise, de sa liberté de parole. La lettre LXXIV peut en témoigner : Usbek et son ami Rica appartiennent à la noblesse, tout comme le personnage antipathique qui a été présenté à Usbek. Leur nation est une monarchie avec une noblesse et d’autres classes inférieures ; elle est en cela assez proche de la France de Louis XIV. À quoi tient la différence entre les voyageurs persans et le Français qu’ils rencontrent ? Non pas à la culture, mais bien à la morale. Le grand seigneur français ignore ses devoirs de noble, manque probablement d’éducation. La différence de nationalité en révèle une autre, que Montesquieu veut souligner, entre une noblesse digne de son rang et une noblesse qui se déshonore. Le Persan Usbek incarne ici le modèle aristocratique tel que le voit Montesquieu. Le Tahitien est bien sûr en désaccord avec l’aumônier de l’expédition au sujet de la morale. Il semble ne pas comprendre les mots de celui-ci (« je ne sais ce que c’est que la chose que tu appelles religion »), il entreprend en fait une critique systématique de la religion, de la condition sociale invoquée par l’aumônier. Orou, le Tahitien, est le porte-parole d’une nouvelle morale, défendue par Diderot, qui déculpabilise les rapports sexuels et s’oppose aux interdits inhérents à l’État ecclésiastique. On est frappé par la rigueur et la densité de son argumentation, par le recours habile à la persuasion. Ce Tahitien-là parle comme un philosophe ! On comprend que l’altérité est là encore un artifice dans le combat des idées. L’héroïne de Désert découvre tout ce qui la rapproche des pauvres gens qui passent à la gare. C’est la proximité qui se fait jour, dans un lieu où règne pourtant l’anonymat. Le lecteur peut se demander si la différence de Lalla, sa condition d’immigrée seront un obstacle à une intégration dans la société française. Sur l’image jointe au corpus, c’est la différence entre les Indiens et les Espagnols, du moins le cavalier, qui s’impose immédiatement. Les deux Indiens sont à pied, ils portent des sortes de tuniques qui n’ont rien à voir avec le costume et la coiffure de l’Espagnol, leur peau n’a pas la même couleur. Le fantassin derrière le cavalier pose problème car il ne ressemble pas à un Espagnol. Au-delà des différences soulignées, tous les protagonistes adoptent une attitude ouverte et pacifique. Chacun paraît heureux de la rencontre. La différence de l’Étranger permet aux trois auteurs des Lumières, présents dans le corpus, de mener une critique de la société française, de ses valeurs, de ses mœurs et de la religion. Elle s’effacerait si étaient réalisées les réformes profondes qu’ils souhaitent apporter à leur société. Pour autant, ils n’entendent pas faire disparaître l’altérité des étrangers qu’ils dépeignent.

Commentaire

1. La fiction au service de la critique Diderot imagine une situation à la fois comique et érotique pour développer une critique des interdits imposés par la religion catholique. A. Une mise en scène plaisante • Les lignes qui précèdent l’extrait ont dépeint la situation : Orou a autour de lui sa femme et ses trois filles nues et les présente à l’aumônier. On mesure l’embarras et le trouble de ce dernier dans sa

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réponse au style indirect. L’accumulation des raisons d’un refus (il en donne quatre) montre qu’il est sur la défensive. Sa décence est peut-être heurtée, il combat peut-être son propre désir. • L’offre innocente d’Orou est aussi une tentation. Sa réplique s’achève par une supplication : « Sois généreux. » Le Tahitien supplie le prêtre… de pécher, de succomber à la tentation ! B. La feinte innocence du Tahitien • Le Tahitien ignore tout des mœurs occidentales, certains termes lui sont inconnus. D’où sa première phrase commençant par « Je ne sais » et la périphrase : « la chose que tu appelles religion », qui souligne la distance entre Orou et l’idée de religion. Les Tahitiens ne semblent pas en avoir. Il n’empêche que son raisonnement a tôt fait de formuler dans la même phrase une critique argumentée de la religion. • Le même procédé se retrouve dans la deuxième phrase. On y retrouve l’alliance de l’ignorance, de l’ingénuité (« Je ne sais ce que c’est que la chose ») et de l’esprit critique. « L’état » de l’aumônier, c’est-à-dire son sacerdoce, l’empêche de faire son devoir. • Tout comme l’Ingénu de Voltaire est rapidement capable de voir les contradictions entre l’Évangile et les pratiques religieuses, le Tahitien Orou, bien qu’ignorant le mot religion, comprend instantanément en quoi la religion s’oppose à la nature et à ses codes sociaux. C. La critique de la religion • La religion s’oppose à la loi naturelle lorsqu’elle interdit le plaisir sexuel. Dans la première phrase, Orou l’accuse de nuire à la fois au plaisir et au principe de procréation (« elle t’empêche […] de donner l’existence à un de tes semblables »), et même d’être contraire aux lois de l’hospitalité ! • Diderot semble ici prôner une liberté de mœurs conforme à la nature et à l’harmonie dans la vie en société.

2. L’éloquence du Tahitien A. La réfutation méthodique On est frappé par la construction de la réplique du Tahitien. Elle reprend méthodiquement tous les arguments de l’énumération de l’aumônier. Phrase 1 : objection à l’argument de la religion. Phrase 2 : objection à ce que l’aumônier appelle son « état ». Phrases 4 à 8 : objection concernant les « bonnes mœurs ». Il s’agit de comparer les mœurs de l’aumônier et celles des Tahitiens. Phrase 9 : concession au sujet de « l’honnêteté » invoquée par l’aumônier. Mais on s’aperçoit qu’Orou n’a pas la même conception de l’honnêteté que le prêtre. Celui-ci voulait parler de décence, de bienséance ; Orou pense, lui, que le refus de son hôte est dicté par l’envie de se reposer. Le malentendu est un habile moyen de montrer que l’argument de la pudeur n’est pas transposable. Le Tahitien est bien le porte-parole du philosophe, recourant au relativisme pour défendre la liberté des mœurs. B. La persuasion Orou raisonne habilement, il s’adresse aussi aux sentiments de son interlocuteur. Il use de la persuasion. Il cherche à éveiller les remords de l’aumônier qui devrait être sensible à la tristesse des femmes. La fin de la réplique se veut particulièrement persuasive. On notera la phrase commençant par l’impératif « Vois ». Le spectacle de la tristesse devrait faire céder l’aumônier qui a offensé les quatre femmes (« Elles craignent que tu n’aies remarqué en elles quelques défauts »). C. La raison du côté du Sauvage • Le Tahitien a presque le monopole de la parole et de l’argumentation. La réponse de l’aumônier (que l’extrait ne donne pas) est fort brève et répète sans explication les mêmes objections : « elles sont toutes également belles ; mais ma religion ! mais mon état ! » • Orou déploie des arguments variés, qui tiennent soit de la réflexion morale, soit de la question – très présente dans la pensée politique des Lumières – de l’accroissement de la population. • Enfin, il sait s’adresser à la raison et aux sentiments de son hôte, convaincre et persuader.

3. Le modèle tahitien Le passage révèle un modèle de vie à la fois exotique et utopique. A. Hospitalité, douceur et tolérance • Des Tahitiens pacifiques et hospitaliers, ignorant toutes les règles européennes de bienséance et de pudeur : on retrouve l’image du « bon Sauvage » qui sous-tend une critique des entreprises de conquête et de colonisation.

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• Les femmes sont soumises et sensuelles, ne s’opposent ni au projet d’Orou, ni à l’aumônier. • Orou ne condamne pas les convictions de son hôte, il est tolérant. B. Une forme de bonheur • Orou et sa famille vivent en paix et ne manquent de rien. Rien ne les contraint, ils satisfont leurs plaisirs librement. Si les Tahitiens proposent leurs femmes aussi volontiers aux étrangers, c’est qu’ils ignorent la jalousie et ses fâcheux effets. Aucune querelle, aucune rivalité au sujet des femmes. • On peut toutefois s’interroger sur le sort de celles-ci, puisque Orou en dispose à son gré. Les femmes sont offertes à d’autres hommes. Mais ont-elles leur mot à dire ? C. Une vie conforme à la nature L’idée-force des propos du Tahitien est qu’il convient de ne pas contrarier la nature. C’est ce que fait l’aumônier en refusant l’offre d’Orou : ainsi, il offense une famille hospitalière et réprime peut-être son propre désir. D’un côté donc, le Sauvage tahitien vivant heureux parce qu’il respecte la nature ; de l’autre, le prêtre catholique dont la religion impose des contraintes injustifiées.

Conclusion • Dialogue polémique où le Sauvage est le porte-parole d’une morale antireligieuse et le représentant d’un bonheur utopique. • Habileté rhétorique du personnage. • De même que dans L’Ingénu, c’est encore l’homme d’ailleurs qui a le privilège du bon sens, du raisonnement juste.

Dissertation Le célèbre anthropologue constate une méfiance quasi instinctive à l’égard des formes culturelles éloignées, de l’altérité la plus marquée. Qu’en est-il de la représentation de l’Autre, avec ses mœurs étrangères, dans la littérature ? Celle-ci prend-elle la défense de toutes les cultures ou bien reproduit-elle l’hostilité immémoriale, proche de la xénophobie ?

1. Une littérature généralement favorable à l’Autre, à l’Étranger A. L’Autre, instrument de la critique • Montaigne, dans ses Essais, faisait formuler à des « cannibales » transportés en Europe des critiques sur le pouvoir royal et sur les inégalités. On se souvient du regard des Persans sur la société française de la fin du Grand Siècle et de la Régence (Montesquieu, Lettres persanes). Même procédé – nous l’avons vu – dans L’Ingénu. • L’Autre est doté de suffisamment de distance et de raison pour percevoir les travers, les contradictions de notre société. Précisons que cet Autre, étranger, est le double ou le porte-parole de l’auteur, qu’il a beaucoup de choses en commun avec l’honnête homme ou l’esprit de l’homme des Lumières en Europe. B. La pensée relativiste Le relativisme est cette tournure de pensée qui consiste à souligner la variabilité des mœurs et de certaines valeurs morales, à inviter à la tolérance envers les différences. Voltaire, dans l’épisode de l’Eldorado de Candide, se montre relativiste : il invente une société où l’or, surabondant, n’a plus aucune valeur. Certes, il confronte des cultures réelles et une utopie. Mais il envisage qu’une chose désirée ici n’ait aucun intérêt ailleurs. La pensée relativiste invite en tout cas au respect de l’Autre. C. La dénonciation de l’oppression subie par les gens d’une autre culture La littérature peut aussi dénoncer le sort réservé aux étrangers, aux immigrés. Dans une certaine mesure, Désert de Le Clézio évoque la condition des immigrés à Marseille. Le roman relate aussi l’épopée des hommes Bleus contre les colonisateurs français au début du XXe siècle.

2. Les échos de la xénophobie dans la littérature A. Un antisémitisme traditionnel La littérature européenne se fait l’écho, à diverses époques, de l’hostilité envers les juifs. On peut penser au Marchand de Venise de Shakespeare. Les romans du XIXe siècle (Balzac, Maupassant, Goncourt) perpétuent quelques clichés peu favorables sur les mêmes juifs. Que dire de certains écrits de Céline au XXe siècle ?

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B. La supériorité de l’homme blanc Pendant la période coloniale, de nombreuses productions et illustrations ont complaisamment diffusé l’image de colonisés naïfs, puérils et paresseux, que l’Européen se donnait pour mission de civiliser. Une littérature, aujourd’hui oubliée, a dû reproduire de tels clichés. C. Les ambiguïtés du patriotisme • La littérature de circonstance, qui enflamme le patriotisme de l’opinion, présente l’ennemi dans toute sa noirceur. L’Autre est celui qui nous fait la guerre, qui menace tout dans notre vie. • Le patriotisme, présent parfois dans l’épopée, n’a aucune bienveillance pour l’étranger.

Conclusion On se plaît à constater que la littérature diffuse généralement l’intérêt pour les cultures d’ailleurs, invite à l’examen critique de notre société et prend souvent la défense des étrangers quand ils sont opprimés.

Écriture d’invention Le sujet invite clairement à la rédaction d’un dialogue au style direct, précédé d’une rapide introduction narrative qui relate les circonstances de la rencontre. Ce dialogue doit associer narration et argumentation. Les deux jeunes gens échangent des expériences et des jugements. Leur sujet de conversation : la France, pays d’accueil, observée par deux regards étrangers, deux sensibilités distinctes. On pourra fixer quelques étapes à ce dialogue : 1. Un pays déroutant, hostile, où chacun se sent perdu, mais pour des raisons différentes Chaque protagoniste exprime ce qui lui fait (ou lui a fait) peur en France, raconte une expérience pénible. La critique d’un aspect de la société peut être approfondie, comme le manque de chaleur humaine, la froideur et l’anonymat, la méfiance. 2. Un pays où chaque protagoniste tente, vaille que vaille, de trouver sa place Ils peuvent évoquer leur premier contact avec l’école ou la vie professionnelle, leur vie quotidienne et les rencontres qu’ils ont faites. Ce dialogue n’est pas une argumentation sans âme. Les personnages sont vivants, ils partagent une expérience, des émotions, une souffrance, des espoirs. La présence d’un ou de plusieurs registres s’impose. On peut ainsi associer les registres lyrique et humoristique.

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◆ Lecture analytique du chapitre (pp. 67 à 69) u « Le petit homme en noir » qui informe l’Ingénu souligne l’erreur politique de Louis XIV, « un si grand roi ». En contraignant les protestants à l’exil, le monarque mal conseillé se prive « de tant de bras qui l’auraient servi » et ôte à la France une population industrieuse, habile dans bien des domaines, comme l’artisanat, le commerce, les sciences. Les effets néfastes de la Révocation sont donc d’ordre économique et culturel, mais aussi stratégique : les protestants exilés grossissent les troupes étrangères, qui peuvent menacer le royaume. v L’Ingénu s’étonne qu’un « si grand roi » commette une telle erreur – ce qui montre déjà que Voltaire s’apprête à trouver au souverain, qui lui apparaît sur d’autres points exemplaire, des circonstances atténuantes. Par la bouche du pasteur, il reporte la responsabilité de la Révocation sur l’entourage du roi et sur les jésuites : « C’est qu’on l’a trompé comme les autres grands rois », écrit-il. Soucieux d’atténuer la responsabilité de Louis XIV, Voltaire fait répéter cet argument au pasteur : « Il paraît donc évident qu’on a trompé ce grand roi ». Dans ses Mémoires, le duc de Saint-Simon dépeint un roi mal conseillé et mal informé, à qui l’on fait croire que de nombreux huguenots se convertissent spontanément. Les deux auteurs s’accordent pour accuser l’entourage du roi, mais Saint-Simon instruit de cette manière le procès de l’absolutisme auquel il préfère un gouvernement aristocratique, tandis que Voltaire voit dans le Roi-Soleil le modèle du « despote éclairé ». Le mal ne vient pas du roi mais bien des jésuites qui se mêlent de politique. w Les relations entre Louis XIV et le pape sont nettement conflictuelles. On comprend aisément que le monarque absolu ne puisse tolérer des interventions du pape dans la conduite des affaires, fussent-elles

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religieuses. Après tout, le roi n’est-il pas de droit divin et, à ce titre, en mesure de régler ces affaires ? En 1689, l’affaire de la régale, c’est-à-dire du droit pour le roi de percevoir les revenus des évêchés vacants, oppose Louis XIV et le pape. Avec ce conflit se font jour deux tendances au sein du clergé et de l’opinion : le gallicanisme, qui défend les prérogatives du roi de France, et l’ultramontanisme, qui donne la primauté au pape. x Le 4e paragraphe relève une contradiction dans la politique française. Comment Louis XIV peut-il, d’une part, persécuter les protestants et, d’autre part, affronter le chef de l’Église catholique ? Voltaire souligne ainsi encore mieux l’incongruité de la Révocation, faute politique majeure. y Les jésuites, qui ont gangrené l’entourage du roi et ont inspiré la révocation, sont mentionnés seulement au 5e paragraphe. Il a d’abord fallu dégager la responsabilité du roi, logiquement mis en cause par la question de l’Ingénu au 2e paragraphe. En bonne logique – et il n’en manque pas –, le Huron demande qui sont les responsables. Le « on » cède alors la place aux « Jésuites ». Il y a bien eu un effet d’attente et de mise en relief. C’est que Voltaire ne fait pas le procès du pouvoir séculier d’un roi de France, mais bien de l’ingérence du pouvoir religieux dans les affaires civiles. U Les réponses du pasteur augmentent l’étonnement de l’Ingénu, son esprit vif ne cesse de s’interroger. Il est ensuite « attendri de plus en plus » (5e paragraphe) par le sort des protestants et par celui du roi abusé dans sa magnanimité. L’attendrissement et la compassion laissent encore une place à la colère. Il ne peut plus « se contenir » (6e paragraphe), son indignation le pousse à agir au plus vite, à réparer l’injustice de la Révocation. On voit chez le héros l’alliance de l’esprit critique, apte à comprendre rapidement les maux d’une société et d’un système, et de la sensibilité, immédiatement émue par le malheur et l’injustice. V Les questions de l’Ingénu aux huguenots ne manquent pas de pertinence. On peut bien sûr sourire de le voir ramener leur situation à la sienne : « Vous n’avez donc pas de marraines que vous vouliez épouser ? » Il ne voit pas immédiatement le lien entre la condition de ces drapiers et fabricants et la politique des rois, simplement parce qu’il ignore les persécutions organisées (les dragonnades) suite à la révocation de l’édit de Nantes. W L’Ingénu ne comprend pas pourquoi les protestants ne reconnaissent pas le pape. Il a cette question naïve, montrant qu’il tente de comprendre en ramenant le sort des protestants à son propre cas : « vous n’avez donc pas de marraine que vous vouliez épouser ? » Cette première manifestation d’ingénuité n’exclut pas par la suite des questions pertinentes, qui s’enchaînent bien. Naïf, le héros l’est encore, évidemment, lorsqu’il pense que son intervention personnelle auprès du roi va tout arranger en un éclair : « Je verrai le roi, je lui ferai connaître la vérité. » X Dans sa naïveté, l’Ingénu conçoit un gouvernement qui sache récompenser le mérite : par exemple, le sien. Il ne lui fait pas de doute que les gouvernants sont bien informés et que l’on connaît à Versailles le courage dont il a fait preuve en repoussant les Anglais. Éclairé, le pouvoir est également accessible : « Je verrai le roi », assure l’Ingénu. Enfin, il est certain pour lui que ce même pouvoir fera preuve d’humanité quand il connaîtra la vérité : « il est impossible qu’on ne se rende pas à cette vérité quand on la sent. » La justice, la clairvoyance, l’écoute de tous les sujets, telles sont les qualités que l’Ingénu est sûr de trouver à Versailles. at Le « petit homme en noir » répond volontiers et sans crainte à l’Ingénu. Il n’a plus rien à perdre et il estime nécessaire de témoigner d’une injustice auprès d’un inconnu bien disposé. Ses compagnons croient que l’Ingénu est peut-être un homme puissant et influent, « un grand seigneur qui voyageait incognito par le coche ». D’autres voient en lui « le fou du roi », seul capable de voir le souverain facilement et de lui parler en toute liberté. ak Tout au long de l’épisode, l’Ingénu manifeste le plus vif étonnement : « il s’étonna de trouver la ville presque déserte ». La succession de ses nombreuses questions confirme la surprise de l’Ingénu. Les réponses de son interlocuteur appellent d’autres questions qui manifestent sa volonté de comprendre. Peu à peu l’émotion et l’indignation envahissent le personnage : « attendri de plus en plus », l’Ingénu ne peut « plus se contenir », sa colère devant une telle injustice le pousse à agir, avec la même impulsion qu’il a montrée face aux Anglais. L’étonnement de notre héros fait avancer le récit. Parce qu’il est plus que surpris, l’Ingénu sollicite les explications du pasteur protestant. C’est ainsi que sont exposées toutes les explications de cet événement majeur que fut la révocation de l’édit de Nantes. L’Ingénu s’instruit de la réalité française, en même temps que ses aventures progressent sans qu’il le sache : un espion jésuite l’entend et son arrestation prochaine se prépare. Sa curiosité et son émoi lui seront préjudiciables.

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al Dès leur apparition, les protestants condamnés à l’exil apparaissent pathétiques. Le narrateur souligne leurs fortes expressions : « les uns se plaignaient amèrement, d’autres frémissaient de colère, d’autres disaient en pleurant […]. » Dans ce début de phrase au rythme ternaire, les protestants manifestent légitimement leur plainte, leur colère et leur affliction. Les premières paroles du « petit homme noir » soulèvent aussi l’émotion. On notera la structure consécutive dans cette phrase du 2e paragraphe : « Il parla de la révocation […] avec tant d’énergie, il déplora d’une manière si pathétique […] que l’Ingénu à son tour versa des larmes. » L’éloquence du pasteur est au service de l’accusation lancée par les victimes de la Révocation. Il faut toutefois noter la parfaite clarté de l’exposé du pasteur à l’Ingénu. Les conséquences de la Révocation sont bien formulées au 3e paragraphe, les responsables de cette injustice, doublée d’une faute politique, sont nommés. Le porte-parole des protestants opprimés révèle aussi sa capacité de dénonciation. am L’échange entre l’Ingénu et les protestants est transcrit essentiellement au style direct. Le dialogue, fait de questions brèves et pertinentes et de réponses d’abord assez brèves, en est plus vivant et émouvant. On trouve cependant, dans une seule phrase, du discours narrativisé : « exposa très savamment les griefs de la compagnie », « il parla de la révocation ». Le discours narrativisé a l’avantage de présenter une synthèse efficace. Il s’agit, dans un premier temps, avant d’expliquer l’événement politique, de montrer quel effet eurent les propos du pasteur sur l’Ingénu. Le discours narrativisé a le mérite d’écourter le paragraphe qui s’achève sur une autre question de l’Ingénu. an Le dernier paragraphe relie l’épisode de la rencontre, riche en paroles rapportées, avec l’intrigue de tout le conte. La dernière phrase mentionne l’arrivée de l’Ingénu à Versailles, but de son voyage. Mais l’intrigue est enrichie par la lettre de délation écrite par l’espion jésuite et cela prépare l’arrestation du héros à la fin du chapitre suivant. Outre cette fonction de transition, qui intègre bien la scène avec les protestants au récit de formation qu’est L’Ingénu, la dernière phrase prolonge la critique politique contenue dans toute l’œuvre : la France de Louis XIV est peuplée d’espions et la liberté de parole et d’opinion y est fort compromise. ao Aucun épisode comique mettant en scène l’ingénuité du Huron, aucune remarque plaisante au sujet des Kerkabon… Ce chapitre est le premier qui ne fasse jamais rire ni même sourire. Plus court que les précédents, il est entièrement consacré au spectacle d’une injustice et d’un malheur. Les décisions naïves de l’Ingénu (« Je verrai le roi, je lui ferai connaître ») ne sont pas drôles, mais soulignent au contraire l’impuissance du malheureux héros à modifier la situation des protestants.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 70 à 76)

Examen des textes u Le chapitre VIII de L’Ingénu présente une narration canonique à la 3e personne. Les paroles des personnages sont rapportées le plus souvent au style direct. Le lecteur découvre l’entretien du héros avec les protestants. Le narrateur extérieur a recours, à la fin du 2e paragraphe, au discours narrativisé (voir la réponse à la question 13). Il intervient pour mettre en place les circonstances de la rencontre entre l’Ingénu et les protestants, pour nous informer des réactions émues de celui-ci, et reprend son récit à la fin du chapitre pour faire avancer l’intrigue. Dans La Religieuse, Diderot donne la parole à l’héroïne, Suzanne Simonin. C’est elle, personnage fictif, qui conte ses infortunes tout au long du roman à M. de Croismare, ami bien réel de Diderot. Aussi arrive-t-il qu’elle s’adresse directement à lui, qu’elle le prenne à témoin de ce qu’elle subit : « Oh ! monsieur, combien ces supérieures de couvent sont artificieuses ! Vous n’en avez point l’idée. » La narratrice rapporte au style direct les paroles du père Séraphin, confesseur de sa mère, qui tente de la persuader de « prendre l’habit », et de la supérieure du couvent où elle doit être enfermée. Mais son échange avec cette religieuse fait alterner discours direct et discours indirect (« Je lui expliquai plus clairement », « elle m’encouragea à ne point embrasser »). L’extrait retenu comprend deux scènes : l’une, très brève, entre l’héroïne et le père Séraphin, et l’autre entre l’héroïne et la supérieure. La narratrice a l’intention de montrer à M. de Croismare son énergique opposition à la décision familiale et en même temps l’habileté de la supérieure, tous les artifices de son discours destinés à adoucir et à tromper la jeune fille.

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L’énonciation est donc plus complexe dans l’extrait de Diderot. On peut parler d’un enchâssement de discours : celui de Suzanne adressé à M. de Croismare incluant le dialogue entre Suzanne et ses divers persécuteurs. v L’extrait des Misérables est un récit faisant alterner imparfait et passé simple. Cependant, au 3e paragraphe, le récit du vol d’un pain par Jean Valjean s’interrompt et laisse place à des considérations de Hugo sur les effets de la ville sur l’individu. Celles-ci requièrent naturellement le présent de vérité générale ou présent gnomique : « Il y a contre les braconniers », « côtoie », « il y a encore », « Le braconnier vit », « le contrebandier vit », « Les villes font », « La montagne, la mer, la forêt font », « Elles développent ». Il s’agit pour Hugo, en opposant ainsi la ville et la campagne, de montrer que son héros, « quelque peu braconnier », ne peut être tout à fait mauvais, parce que la ville et la société tout entière corrompent davantage l’être humain par les injustices qu’elles produisent sans cesse. La présence de réflexions au milieu du récit, fréquente dans tous les romans de Hugo, souligne la dénonciation que porte la fiction romanesque. Dans le dernier paragraphe, le présent de vérité générale apparaît dans des assertions catégoriques et accusatrices : « Il y a dans notre civilisation des heures redoutables ; ce sont les moments où la pénalité prononce un naufrage. Quelle minute funèbre que celle où la société s’éloigne et consomme l’irréparable abandon d’un être pensant ! » On notera que ces remarques sont enchâssées dans le paragraphe entre deux phrases narratives, très brèves : « Jean Valjean fut déclaré coupable » et « Jean Valjean fut condamné à cinq ans de galères ». w L’extrait de L’Assommoir fait la part belle à la parole de l’ouvrier Coupeau en convalescence, vivant comme une injustice l’accident dont il a été victime. Le style indirect libre est fortement présent dans les 1er et 3e paragraphes : « Ça n’était pas juste, son accident […]. À d’autres peut-être, il aurait compris » ou « C’était un métier de malheur […] et se fichant du pauvre monde », « Dame ! en bonne justice, on devait en venir là : si tu ne veux pas être mouillée, mets-toi à couvert », enfin : « Ça, c’était la faute du père Coupeau […] dans leur partie ». Tout le 2e paragraphe fait entendre le propos de Coupeau, transcrit ici au style direct. On trouve également, plus discrètement, le discours indirect : « il en arrivait à dire que », « il regrettait de ne pas avoir appris ». Coupeau éprouve un sentiment d’injustice : un tel accident ne devrait pas arriver à « un bon ouvrier » comme lui ; il ne peut être que le châtiment réservé aux ivrognes. Il se souvient alors du « papa Coupeau [qui] s’est cassé le cou, un jour de ribote ». Le ressentiment envers le travail et les bourgeois en sécurité le gagne peu à peu : « il garda une sourde rancune contre le travail », « Eux pas bêtes, les bourgeois ! »… Cette rancœur vise aussi son père qui ne lui a pas laissé apprendre un autre métier, plus noble et moins dangereux. Ce que Zola montre à travers les fréquents propos rapportés de cet extrait, c’est la conscience d’un ouvrier qui comprend confusément tout ce qui pèse sur son existence : les risques d’un métier qu’il n’a pas choisi ; une société faite pour protéger les uns, tandis que les autres s’exposent à la mort ; une famille enfin, un père inconséquent qui ne se sont pas souciés de son instruction. Mais tous ces ressentiments compréhensibles sont insidieux, ils disposent peu à peu Coupeau au refus du métier de couvreur, à l’oisiveté qui le précipitera dans la plus sombre misère. x Hugo et Zola dépeignent la misère qui accable le peuple au XIXe siècle et révèlent une nouvelle forme de condition tragique, liée à une société industrielle inhumaine. Jean Valjean ne peut élever une famille de sept enfants avec le salaire d’un journalier ou d’un bouvier. Comme tous ces ouvriers agricoles, il est victime du chômage causé par le changement de saison. La faim qui frappe ses enfants l’accule au vol et l’expose à une institution judiciaire implacable avec les pauvres coupables d’infimes délits. Ce qui guette Coupeau dans L’Assommoir, c’est le chômage, avec, à brève échéance, l’extrême pauvreté. L’un et l’autre sont exposés à des aléas aux conséquences dramatiques. Le premier, issu de la paysannerie la plus pauvre, perd son emploi durant un hiver « rude ». Le second, appartenant à la classe ouvrière parisienne, est soumis aux accidents du travail. Tous deux sont menacés par la précarité dans une société qui ne prévoit encore rien pour les plus modestes en cas de difficultés. C’est bien cette précarité, inhérente à une société injuste, que dénoncent ces deux grands romanciers. Précarité lointaine, dans des fictions romanesques anciennes ? L’aube du XXIe siècle lance une réponse négative à cette question. y Le court passage narratif extrait de La Condition humaine évoque d’abord le ciel nocturne de Shanghai, peuplé de « nuages très bas lourdement massés », puis quelques lueurs sur les toits de la ville. Les bruits interviennent aussi dans ce décor urbain et nocturne et font comprendre qu’une atmosphère tendue règne sur la ville. Mais c’est la lumière, dispensée par des « ampoules misérables au fond des impasses et des ruelles », qui joue un rôle essentiel en révélant la misère des quartiers ouvriers de Shanghai, « les murs en décomposition

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[sortant] de l’ombre ». Un premier élément du décor – le ciel et les nuages – crée une atmosphère dramatique, une menace semble peser sur la Terre. On mettra bien sûr en relation les « nuages très bas lourdement massés » et « la grande pluie de Chine, furieuse, précipitée, [qui] prit possession de la ville ». Ce décor naturel et changeant a une fonction symbolique. Il reflète le drame humain dont va se jouer bientôt le dernier acte. Le ciel obscur et tourmenté symbolise une société au bord de l’explosion et la grande pluie très certainement renvoie à l’insurrection que préparent des hommes comme Kyo et Katow. L’autre élément, placé entre ombre et lumière, est le cadre de vie sordide des ouvriers chinois, exploités par les grandes entreprises étrangères des concessions. Les murs lépreux cachent et montrent en même temps « un demi-million d’hommes : ceux des filatures, ceux qui travaillent seize heures par jour depuis l’enfance ». Le décor est pour ainsi dire un acteur du drame.

Travaux d’écriture

Question préliminaire Le corpus présente un extrait de La Religieuse de Diderot qui montre une jeune fille contrainte d’entrer au couvent, un extrait des Misérables où l’on voit un pauvre homme acculé au vol pour nourrir sa famille, un extrait de L’Assommoir de Zola évoquant un ouvrier victime d’un grave accident du travail et réduit au chômage, enfin un passage de La Condition humaine où deux hommes s’apprêtent à organiser le soulèvement d’ouvriers chinois vivant dans les pires conditions possibles. On pressent que l’injustice qui frappe tous ces personnages a des causes distinctes, liées à un contexte historique précis. Suzanne Simonin est la victime d’une complicité entre le système familial et le clergé séculier. Les familles de la noblesse et de la bourgeoisie ne peuvent ou ne veulent pas doter convenablement toutes leurs filles, et certaines sont sacrifiées en étant placées au couvent. Dans le meilleur des cas, on en choisira un dont les règles sont souples et qui leur ménagera un certain confort. Diderot, avec La Religieuse, mais aussi tout le mouvement des Lumières s’élèvent contre ces pratiques qui privent les filles de leur liberté, les condamnant à une vie recluse qui peut corrompre leur raison et les abêtir. Hugo n’a de cesse de dénoncer l’immense misère qui accable la paysannerie pauvre et le prolétariat durant les décennies de la révolution industrielle. Jean Valjean multiplie les petits emplois précaires de la campagne, il doit nourrir sept enfants avec sa sœur et n’a aucune économie. On peut parler pour lui, comme pour le couvreur Coupeau, d’une condition tragique. La précarité de Jean Valjean ouvre la voie à la misère, qui contraint au larcin que la justice punit lourdement. Le pauvre que la société a fabriqué devient un hors-la-loi, un forçat. L’insécurité dans le travail de Coupeau engendre l’invalidité, qui réduit au chômage, lequel fait poindre la misère, à laquelle l’alcool apporte une consolation trompeuse et fatale. Ce que Zola dépeint habilement dans ce passage, c’est l’état d’esprit de Coupeau. L’ouvrier sérieux, qui s’est jusqu’ici abstenu de boire, vit son accident comme une injustice et comme un mauvais coup des bourgeois qui envoient de pauvres bougres se tuer sur les toits. Il conçoit déjà un dégoût du travail : « il garda une sourde rancune contre le travail ». Le lecteur comprend ce dégoût mais devine qu’il va concourir à la déchéance de l’ouvrier. Celui-ci va bientôt préférer l’oisiveté et préparer la misère à venir. C’est toujours la condition ouvrière malheureuse qui est évoquée dans La Condition humaine, non plus en Europe mais dans le monde colonial, précisément les concessions occidentales en Chine. C’est là, à Shanghai, en 1927, qu’éclate une insurrection orchestrée par le Parti communiste. Il s’agit de la même injustice que celle évoquée par Zola dans Germinal ou dans L’Assommoir : les masses ouvrières condamnées à un esclavage moderne, ce « demi-million d’hommes : ceux des filatures, ceux qui travaillent seize heures par jour depuis l’enfance ». La littérature, dans tout ce corpus, s’est donné pour mission de défendre sa liberté, sa dignité, et de dénoncer les injustices d’une société.

Commentaire Remarques préliminaires : Ce passage est à la fois narratif et descriptif. On a bien l’impression que le décor est vu par les deux personnages. Il faut être attentif à la composition de ce décor : – phrase 1 : introduction narrative ; – phrases 2 et 3 : le ciel, les nuages ;

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– phrases 4 et 5 : le silence et les bruits (sirène, rumeur, sifflet) ; – phrase 5, à partir de « passa sur les ampoules » : les lumières, les quartiers misérables ; – phrase 6 : les ouvriers chinois « cachés par ces murs » ; – phrase 7 : la pluie « prit possession de la ville ».

1. Une atmosphère propice au drame A. Obscurité et lumière Rareté des sources de lumière. Les nuages laissent à peine paraître « les dernières étoiles ». Obscurité cependant « animée », « immenses ombres » dans le ciel. Ville dans la pénombre à cause de l’état de siège. Quartier pauvre et « ampoules misérables ». La pluie vient opacifier un peu plus le paysage urbain misérable. B. Ciel tourmenté Les nuages « très bas, lourdement massés » créent une sorte de pesanteur sur la ville. Ils augurent d’un bouleversement climatique (orage, tempête). Sorte d’agitation céleste. Caractère mystérieux et fantastique des « immenses ombres ». C. Des bruits révélant une tension dans la ville Précaution des deux hommes qui marchent silencieusement. Silence traversé par des bruits dénotant la tension sur toute la ville : la sirène, le sifflet des vedettes. Le vent est le messager de ces bruits qui traduisent l’inquiétude des concessions et des forces gouvernementales.

2. Une description dynamique Un paysage vivant, animé. Mouvement des deux hommes, du vent, de la lumière. A. Le rôle du vent Vent messager ; c’est aussi par lui que progresse la description : « le vent […] passa sur les ampoules misérables ». C’est également lui qui anime les nuages. B. Le rôle de la lumière La lumière dans le ciel est quasiment absente, comme opprimée par les nuages. C’est en suivant le souffle du vent qu’on découvre « les ampoules misérables » (comme tout le quartier) qui révèlent les murs « en décomposition ». C. Une progression signifiante Toute cette description rapproche Kyo et Katow, et en même temps les lecteurs, de l’humanité opprimée et malheureuse. Elle est animée par un mouvement ascendant, du ciel vers la Terre, et d’un mouvement horizontal, qui va du port vers les habitations des ouvriers chinois. C’est comme si des projecteurs se rapprochaient de murs lépreux qui eux-mêmes dénoncent la misère de ceux qu’ils cachent.

3. Le symbolisme de la description A. Le symbolisme des nuages et de la pluie Progression atmosphérique dans cet extrait : les nuages pesants donnent bientôt une pluie « furieuse », typique (« la grande pluie de Chine »). Étant donné la tension sociale suggérée ici par les bateaux de guerre et l’état de siège, cette pluie « furieuse » (comme personnifiée) peut très bien symboliser l’insurrection qui éclate. L’expression « prit possession de la ville » pourrait s’appliquer à la masse des insurgés. On voit aussi le rapport logique implicite entre l’avant-dernière et la dernière phrase. La description s’achève sur « le peuple de l’ulcère, de la scoliose, de la famine ». Une telle détresse, pour le narrateur et les deux personnages, justifie le soulèvement prochain, symbolisé par cette pluie d’orage. B. Le sens d’une présence cachée Autre symbole : le fait que le « demi-million d’hommes » soit caché et seulement révélé par l’habitat sordide. Ces prolétaires, dont le narrateur énumère les activités et les conditions de vie, ne sont pas encore entrés sur la scène politique. Ils sont toujours sous l’oppression et l’aliénation. En même temps, on peut aussi supposer que, mobilisés par la propagande communiste, ils attendent leur heure et le signal du soulèvement.

Conclusion Description concise et riche de sens, dotée d’un dynamisme original. Tout est réuni : le cosmos et l’humanité. Symbolisme atmosphérique. L’univers entier est impliqué dans une tragédie historique et humaine : l’échec de l’insurrection ouvrière de 1927 et sa répression, sujet de La Condition humaine.

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Dissertation

1. Une littérature édifiante et éclairante A. Le conte voltairien À l’époque des Lumières, Voltaire pointe du doigt, dans des fictions satiriques et ironiques, toutes les injustices les plus scandaleuses de son époque. Candide ou l’Optimisme s’indigne des crimes commis par l’Inquisition, de l’esclavage pratiqué aux colonies. L’Ingénu met en scène un faux Huron, plein de franchise et de générosité, qui découvre les persécutions réservées aux protestants, les intrigues de la cour de Versailles et les arrestations arbitraires. B. Le roman naturaliste L’école naturaliste et son chef Émile Zola donnent au roman la mission de montrer l’influence du milieu et de l’hérédité sur les conduites humaines et les destinées individuelles. Dès lors, les romans de Zola, en particulier ceux qui forment Les Rougon-Macquart, dénoncent le sort réservé aux ouvriers et aux mineurs par la bourgeoisie industrielle. C. La mission de l’écrivain engagé Sartre, dans Situations (III), assigne clairement à l’écrivain, et à l’artiste en général, la mission de porter témoignage des problèmes de son époque. Partant du principe qu’il est forcément impliqué dans son époque, il considère qu’il doit mettre son art au service d’un combat contre les injustices. Avant lui, Hugo avait évoqué un poète missionnaire et visionnaire, sorte de guide éclairé.

2. Liberté absolue de l’écrivain A. Le devoir d’engagement est une contrainte pour la création Assigner à l’écrivain un devoir d’engagement politique, c’est du même coup lui imposer certains sujets, contrôler son œuvre. L’engagement volontaire du poète, du romancier a souvent quelque chose de noble, parfois d’héroïque. Mais on sait aussi que les régimes totalitaires, quand ils ne les condamnent pas au silence, tentent d’embrigader les auteurs, d’en faire les défenseurs zélés de leur idéologie et de leur politique. B. Les dérives d’un art au service d’une politique Ceux qui militent pour un engagement forcé de l’écrivain sont prêts à lui imposer aussi une esthétique. On peut évoquer le réalisme socialiste ordonné aux artistes dans l’Union soviétique de Staline. C. L’écrivain peut privilégier « l’art pour l’art » Au discours de l’engagement s’oppose, avec virulence et en réaction contre les enthousiasmes politiques du romantisme, la théorie de « l’art pour l’art » défendue par Théophile Gautier. L’art, et notamment la littérature, n’a plus qu’un seul but : créer la beauté, tendre vers un idéal purement esthétique.

3. La mission de faire réfléchir sur la condition humaine A. « Les Phares » de Baudelaire Baudelaire, qui, dans Les Fleurs du Mal, nous a présenté le poète comme un être incompris, inadapté au monde réel (voir « L’Albatros »), développe aussi dans le même recueil l’idée que l’artiste est investi par Dieu du rôle héroïque et tragique d’exprimer ce que l’être humain a de sublime et de divin. Dans son poème « Les Phares », après avoir évoqué poétiquement une série de grands peintres et sculpteurs (Watteau, Michel-Ange, Puget, Delacroix, parmi d’autres), il célèbre le témoignage que contient l’œuvre d’art. Voici la dernière strophe du poème : « Car c’est vraiment seigneur le meilleur témoignage Que nous puissions donner de notre dignité, Que cet ardent sanglot qui coule d’âge en âge, Et vient mourir au bord de votre éternité. » B. Liberté et condition tragique • Pascal, dans cette apologie de la religion chrétienne que sont les Pensées, propose une conception de la condition de l’homme, composée de misère et de grandeur. • La tragédie racinienne, influencée par la pensée janséniste, présente une humanité dominée par les passions et condamnée au péché. C. Dans la condition humaine, il y a aussi la misère, l’injustice sociale Il y a place aussi pour la dénonciation de l’oppression dans une littérature dépeignant la condition humaine. Le meilleur exemple en est La Condition humaine de Malraux. Le roman, qui obtint le Prix

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Goncourt en 1933, n’est pas seulement la dénonciation des conditions réservées au prolétariat chinois dans les années 1920. Les principaux personnages (Tchen, Kyo, son père Gisors, Clappique) illustrent des conduites caractéristiques, des manières d’accomplir son destin.

Conclusion On ne peut que respecter les justes dénonciations, les critiques éclairantes que contiennent les œuvres littéraires, tout en veillant à la totale liberté des créateurs et en signalant les dérives de l’engagement politique imposé.

Écriture d’invention Les consignes sont nombreuses et précises. La première exclut le témoignage qui pourrait être autobiographique. Le narrateur est extérieur à l’histoire, il n’est pas un témoin direct. Il faut de plus se limiter à la représentation de deux personnages, présentés avec réalisme (identité connue, contexte social et historique, etc.). Il faut enfin une situation initiale claire, des péripéties et un dénouement. Soit l’injustice est finalement atténuée (sa victime obtient gain de cause ou une compensation), soit le dénouement confirme l’accomplissement de l’injustice et ses conséquences. Il est recommandé de choisir un dénouement clair et par là même instructif, et, par ailleurs, de faire intervenir le dialogue au style direct. Le sujet suppose de l’élève une ouverture suffisante sur le monde actuel, pour qu’il soit capable d’illustrer avec réalisme une injustice. Les exemples ne manquent pas sous toutes les latitudes.

C h a p i t r e q u a t o r z i è m e ( p p . 1 0 0 à 1 0 2 )

◆ Lecture analytique du chapitre (pp. 103 à 105) u Il est frappant de voir que, dans tout le chapitre, l’Ingénu parle bien plus que le vieux janséniste (cinq répliques contre deux, et généralement plus longues). Gordon prend la parole d’abord pour constater les querelles des hommes au sujet des « vérités obscures » ; l’Ingénu corrige immédiatement en parlant de « faussetés obscures ». La seconde réplique du vieillard est plus importante, il y exprime avec amertume et lucidité ses doutes et se demande s’il n’a pas sacrifié sa propre liberté à des questions vaines. Dans tout ce chapitre, c’est l’Ingénu qui apporte le raisonnement le plus juste. On voit s’opérer le renversement : le jeune homme instruit le vieillard qui s’est égaré toute sa vie. v Un prodige est un événement extraordinaire, à peine croyable. Ici, un « Huron » est en mesure d’éclairer « un janséniste ». On sait que le héros n’est pas un vrai Huron, mais il a en tout cas assez d’intelligence et d’expérience pour « convertir », c’est-à-dire ici ramener à la raison, un janséniste, dont Voltaire souligne implicitement l’entêtement. Le philosophe n’avait guère de sympathie pour les adversaires des jésuites, qui sont pour lui des fanatiques. Après l’expulsion des jésuites, il écrit : « Nous nous sommes défaits des renards, et nous tomberons dans la main des loups [les jansénistes]. » Certes, Gordon est un personnage sympathique parce que persécuté, mais il a tort face à l’Ingénu, plus convaincant. w Le dialogue entre les deux personnages montre la prise de conscience tardive et douloureuse de Gordon. Celui-ci parle de « chimères » pour désigner les positions philosophiques qu’il a défendues tout au long de sa vie. C’est le doute qui s’imprime durablement en son esprit. À ce doute s’associe l’amertume : « J’ai consumé mes jours à raisonner sur la liberté de Dieu […], mais j’ai perdu la mienne ». La perte de ses convictions, le sentiment d’avoir vainement sacrifié sa liberté, tout cela rend le janséniste malheureux. Il exprime ce nouvel état d’esprit avec une touchante sincérité. x Le janséniste, au contact de l’Ingénu, modifie sa vision de l’amour humain. La narration oppose « auparavant » et « il apprit à le connaître ». Le rigorisme janséniste voit en l’amour humain « un péché », qui implique l’égarement des sens. Grâce à l’exemple de l’Ingénu, Gordon est entraîné dans l’exaltation du sentiment que connaît la seconde moitié du XVIIIe siècle. L’amour peut être « un sentiment aussi noble que tendre, qui peut élever l’âme autant que l’amollir ». Le narrateur n’en ignore pas les dangers mais souligne l’héroïsme qui peut en découler – ce que tend à illustrer le dénouement du conte. La mort désespérée de la belle Saint-Yves témoigne de son âme noble.

Réponses aux questions – 24

y Aucune ambiguïté dans le premier paragraphe. L’éducation scolaire est tout simplement déplorable, elle déforme complètement la réalité : « les idées qu’on nous donne dans l’enfance nous les font voir toute notre vie comme elles ne sont point. » C’est un leitmotiv : Voltaire reste persuadé que la philosophie et la métaphysique, enseignées dans les facultés et les collèges, aliènent la raison des élèves, les rendent incapables de bien juger du monde tel qu’il est. U La force de l’Ingénu vient justement de ce que son esprit n’a pas été « courbé par l’erreur ». En cela il diffère de Candide, plongé dans l’erreur par les soins de Pangloss, précepteur aveuglé par son propre système. Son « éducation sauvage » ignore bien entendu les considérations abstraites qui nourrissent les querelles philosophico-religieuses. À cela s’ajoute « la trempe de son âme », c’est-à-dire une vigueur innée. V À l’origine des mots subversion et subvertir, on trouve le verbe latin vertere qui veut dire « tourner » et la préposition sub qui signifie « en dessous ». Subvertir, c’est donc tourner et mettre en dessous, renverser ce qui était au-dessus. La subversion désigne un renversement complet des idées ou d’un système moral ou politique. Dire d’un écrit qu’il est subversif, c’est lui prêter l’intention de bouleverser un ordre établi. Que voit-on dans ce chapitre ? Un jeune personnage, qui n’est en France que depuis quelques mois, après avoir passé son enfance dans un monde lointain, donne une leçon à un vieillard fort instruit et rompu à la réflexion philosophique, et suscite chez celui-ci une prise de conscience. C’est le monde à l’envers. Toutes les années de méditations de Gordon, toutes ses lectures, enfin tout son combat sont anéantis par les remarques d’un jeune homme venu d’ailleurs qui a compris en peu de temps ce que lui n’a pas vu durant de longues années. Le maître n’est plus celui qu’on croit. L’Ingénu avance des propos audacieux qui condamnent la philosophie traditionnelle et la théologie, que le vieil homme ne contredit point. C’est que « le jeune ignorant » fait « une impression profonde » sur Gordon. La subversion voltairienne est pleinement à l’œuvre ici. Tout le savoir de l’école et toutes les querelles entre théologiens sont dénigrés par un étranger « instruit par la nature ». W L’Ingénu a certes fait la triste expérience de l’injustice, de l’ingratitude et de l’arbitraire mais il a eu aussi l’occasion d’enrichir ses connaissances par la lecture d’ouvrages d’histoire et de pièces de théâtre. De plus, il n’a rien perdu de sa nature : « sa philosophie naissante ne pouvait dompter la nature outragée », précise le narrateur. L’ingénu a conservé une indignation aussi impulsive que juste, une sincérité qu’il manifeste dans ses propos critiques à Gordon, une sensibilité qui lui rend son emprisonnement et l’absence de Mlle de Saint-Yves insupportables. X Le narrateur est explicite sur ce sujet. C’est « son éducation sauvage » qui lui a permis de comprendre rapidement les maux de la société française du Grand Siècle, c’est-à-dire une éducation qui a développé certainement son sens de l’observation et sa logique, et naturellement ne lui a rien appris de tout ce qui encombre l’esprit des collégiens et des étudiants, à savoir les dogmes religieux et les doctrines métaphysiques. at On peut immédiatement ajouter à la différence d’âge entre Gordon et l’Ingénu une opposition entre l’érudition et l’ignorance, qui se double elle-même de celle entre la clairvoyance et l’aveuglement. Mais c’est le vieillard érudit qui prend conscience qu’il s’est aveuglé. Bien sûr, on relève l’opposition entre la société française, ses mœurs, son histoire et la prétendue barbarie de l’homme qui a « vécu Huron vingt ans ». La barbarie et la cruauté passent bel et bien du côté de la France de Louis XIV – l’Ingénu le montre clairement : les Hurons ne persécutent pas leurs amis comme les Français font avec lui. Dans le même paragraphe, il faut noter l’opposition entre la France et l’Angleterre. Outre-Manche, point d’arrestation sans interrogatoire. L’opposition entre nature et culture est présente dans tout le chapitre : d’abord lorsque le narrateur montre la supériorité du jugement de l’Ingénu qui a été préservé des méfaits de l’éducation scolaire, ensuite quand le héros constate que les romans qui parlent d’amour sont incapables de refléter « la situation de son âme ». C’est donc qu’il existe une nature sensible qui échappe à la littérature. ak Le jeune homme a compris que Gordon s’est exposé à des persécutions pour défendre les thèses jansénistes sur la grâce, pour s’opposer en de « vaines disputes » aux jésuites. Sa grande âme ne peut que plaindre le vieux janséniste, mais sa raison lui fait dire que celui-ci a manqué de sagesse en s’obstinant dans des querelles inutiles.

L’Ingénu – 25

al Les sciences exactes ignorent les sectes, toutes destinées à s’entredéchirer, parce que, comme le constate Gordon, « tous les hommes sont d’accord sur la vérité quand elle est démontrée ». L’Ingénu oppose donc la géométrie à la théologie et corrige Gordon qui parle de « vérités obscures ». Pour l’Ingénu et Voltaire, la théologie et la métaphysique n’ont jamais eu la moindre validité et seraient complètement négligeables si elles n’étaient la cause de querelles, de guerres et de persécutions. am Tous les différends entre les religions ont pour cause des divergences sur des points du dogme sans grande importance et pour conséquence les crimes monstrueux des uns et le malheur des autres. an L’Ingénu distingue ceux qui défendent âprement une thèse ou un dogme au point de subir des persécutions et ceux qui persécutent au nom d’une vérité différente. Les premiers manquent, selon lui, de sagesse, ils font preuve d’obstination, d’aveuglement et de vanité. Les seconds sont tout simplement « des monstres », que la certitude d’avoir raison et le fanatisme conduisent à la cruauté. Mais, pour lui, martyrs et bourreaux ont en commun l’intolérance et le fanatisme. Entre les uns et les autres, il n’y a qu’une différence de degré. On relira à ce sujet le précieux article « Fanatisme » du Dictionnaire philosophique de Voltaire. ao La France a fait preuve de la plus scandaleuse ingratitude à l’égard de l’Ingénu ; au lieu de le récompenser, elle le jette en prison sans lui donner la moindre explication. « On condamne les hommes sans les entendre », s’exclame-t-il. C’est la justice qui est ici montrée du doigt. Voltaire condamne la pratique des lettres de cachet qui furent la honte de l’Ancien Régime. ap Les Lettres philosophiques (1734) fournissent un excellent document sur l’Angleterre et sa monarchie parlementaire. Voltaire y voit un contre-modèle de l’absolutisme français. Les institutions protègent les libertés individuelles les plus fondamentales. Les croyances diverses y sont respectées et s’y côtoient pacifiquement. L’appareil judiciaire respecte la liberté : nul n’est incarcéré avant d’avoir été jugé, alors qu’en France tant de malheureux sont jetés en prison sans en comprendre la raison et sans pouvoir être entendus. aq « Presque tous ces auteurs-là n’ont que de l’esprit et de l’art », déclare l’Ingénu. Les romans qui parlent d’amants malheureux ne reflètent pas la douleur qu’il éprouve. Ils manquent de sincérité et de force dans l’expression des sentiments. Les termes d’« esprit » et d’« art » sont ici péjoratifs. L’art (ou l’artifice) est mensonge et s’oppose à la nature qui, elle, ne ment pas. L’esprit est l’ennemi du cœur, la finesse de la peinture psychologique supplante la vérité simple du sentiment. On s’étonne de voir Voltaire prendre l’esprit en mauvaise part, lui qui l’a sans cesse cultivé, mais, dans L’Ingénu, il se met lui aussi à faire l’éloge du sentiment.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 106 à 114)

Examen des textes u Les premiers précepteurs du jeune géant encouragent d’abord sa paresse en l’autorisant à se lever tard, à rester au lit. Ils ne corrigent pas son penchant naturel au laisser-aller, au manque d’hygiène. Celle-ci est étrangère à leur enseignement ; ainsi Gargantua se peigne-t-il « du peigne de Almain ». Ils le laissent vivre grossièrement ; Gargantua ne montre aucun savoir-vivre. Sa gourmandise naturelle n’est pas non plus contrôlée. Il mange et boit autant qu’il veut. Si le corps jouit d’une liberté illusoire et dangereuse, l’esprit est lui aussi négligé : Gargantua marmonne des kyrielles de prières sans les comprendre. La foi du géant, contrairement à la religion des humanistes, s’accommode de l’ignorance. v Le récit fait apparaître successivement tous ceux qui vont causer le saccage du beau jardin. Entre en scène d’abord un écolier « doublement sot et doublement fripon », voleur, sûrement gourmand, et s’acharnant à abîmer les fleurs et les arbres. Scène deux : le « maître de la classe » arrive, appelé par « le maître d’un jardin ». Ses discours vains sont cause de l’aggravation du mal : les élèves n’apprennent aucune morale, ils ne sont pas écoutés et, pendant que le pédant parle, ils achèvent de détériorer le jardin. À l’effronterie d’un garnement succède la pédanterie du maître. w L’expression « severe douceur », à la 1re ligne de l’extrait de Montaigne, constitue un oxymore, parfaitement justifié par la thèse de l’auteur. Celui-ci condamne les châtiments excessifs pratiqués dans les collèges dont il évoque la violence sur un ton pathétique : « Arrivez-y sur le poinct de leur office vous n’oyes que cris et d’enfans suppliciez et de maistres enyvrez en leur cholere. » C’est donc bien la douceur qu’il

Réponses aux questions – 26

faut réintroduire, en bannissant les châtiments corporels. En même temps, il convient d’apprendre la rigueur et l’endurance, dignes de jeunes gens de bonne naissance : « Endurcissez le à la sueur & au froid, au vent, au soleil & aux hazards qu’il luy faut mespriser ». Telle est bien la sévérité, héritée des principes stoïciens, qui doit s’associer à la « douceur ». x Le « je » dans tout cet extrait représente l’élève et nous révèle le secret de sa pensée. Vallès se replace ici dans sa conscience de collégien, percevant la médiocrité et la fatuité de son professeur. Ce « je », c’est l’écolier qui court la campagne, qui porte des godillots crottés… bref, qui est dans la vraie vie où l’on ne parle ni de « cothurnes » ni de « Thémistocle ». On notera l’opposition entre le « il » dont parle le professeur pour désigner l’élève qu’il croit doué et le « je » du narrateur qui avoue qu’il joue le rôle du bon élève. L’univers scolaire, évoqué à la 1re personne, nous montre un pédant de collège, cherchant à épater par quelques mots savants, mais se trompant sur les mérites réels de l’élève Vingtras et proposant des exercices scolaires à cent lieues des préoccupations des collégiens. y L’éloge du maître, éclaireur de consciences, révélateur de talents nouveaux, n’est pas au rendez-vous, il faut bien l’avouer ! Le maître est d’abord un insupportable pédant, imbu de sa rhétorique et de ses humanités. Pour La Fontaine, ces pédants n’ont que le privilège de « gâter la raison » de leurs élèves. Celui qui apparaît quelques vers plus loin, au lieu d’apprendre à sa classe le respect de la nature, en l’occurrence du beau jardin, les assomme d’un interminable discours truffé de citations latines, inadapté aux circonstances. Et le moraliste agacé, comme s’il avait vraiment sous les yeux le jardin dévasté, de conclure : « Et ne sais bête au monde pire / Que l’écolier, si ce n’est le pédant. » C’est encore la cuistrerie que dépeint le narrateur dans l’extrait de L’Enfant. Le jeune maître, sorti de l’École normale, tire gloire de sa connaissance du grec et se livre à des plaisanteries douteuses auprès de Mme Vingtras, dont il sait qu’elle ne comprend pas le grec. Le professeur est ridicule jusque dans son physique repoussant avec « une langue jaune, des lèvres crottées ». Montaigne, dans sa critique des collèges, vise plutôt la violence systématique des maîtres, qui abusent de leur autorité et donnent libre cours à leur colère. Une telle cruauté enlève toute envie d’apprendre et compromet l’éveil de l’esprit. U Le récit à la 1re personne nous montre le narrateur essayant d’apporter un réconfort moral à un malheureux élève de la pension, souffre-douleur des plus grands. Outre la démarche pleine de compassion obstinée du narrateur, le récit évoque avec précision les sévices subis par cet élève. L’autorité des professeurs, de l’administration n’est jamais mentionnée ; il n’est question que du médecin à qui le malheureux raconte un mensonge par peur des représailles et qui le croit ou feint de le croire. Ce que dénonce implicitement le récit, c’est l’indifférence lâche de l’institution scolaire qui laisse régner en son sein la loi du plus fort et le sadisme, qui se montre complice de la cruauté des aînés en fermant les yeux, du moment que l’ordre n’est pas menacé. S’il est aujourd’hui une violence inacceptable dans certains établissements, qui pour autant pourrait éprouver de la nostalgie pour ces internats d’un autre temps ?

Travaux d’écriture

Question préliminaire Tous les textes du corpus jettent un regard critique sur les maîtres et l’institution critique. Quelques registres s’imposent alors, comme le satirique, le polémique, le pathétique, le didactique. • Les registres satirique et polémique : – L’extrait de Gargantua se présente comme une violente satire de la première éducation reçue par le jeune géant. Le comportement excessivement malpropre et paresseux de celui-ci rejaillit sur ses maîtres. L’accumulation des verbes désignant tous les gestes malpropres de Gargantua est comique. – Satirique encore la fable de La Fontaine, notamment à partir du vers 19 avec l’arrivée « d’un cortège d’enfants ». Les vers 21 à 30 sont une description féroce du pédant sermonnant ses collégiens. Le moraliste laisse la satire pour la polémique dans le commentaire final (v. 31-36). C’est l’éloquence « hors de [sa] place » qu’il dénonce, sotte pratique qui se répand dans la société. Mais le personnel enseignant est aussi visé, avec son pédantisme. – La caricature du jeune professeur de grec dans l’extrait de L’Enfant tient aussi de la satire des enseignants et de l’institution (voir le corrigé du commentaire, 2e partie).

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• Les registres didactique et pathétique : – Montaigne les associe dans cet extrait des Essais. Son propos est clairement explicatif et didactique. La présence du verbe devoir dans la 1re phrase et de fréquents impératifs marquent bien cette intention de donner des recommandations au lecteur. Une antithèse comme « un beau garçon & dameret, mais un garçon vert & vigoureux » précise bien le projet d’éducation : il s’agit d’enseigner l’endurance et non d’encourager l’élégance et la mollesse. Mais Montaigne soulève l’émotion lorsqu’il évoque les mauvais traitements, les châtiments corporels, la violence des enseignants : « vous n’oyes que cris et d’enfans suppliciez et de maistres enyvrez en leur cholere ». Une telle remarque impose le registre pathétique. – Le récit autobiographique de Charles Juliet prend des accents pathétiques au 2e paragraphe, quand est présenté le jeune élève victime des anciens, « complètement nu, les genoux en sang, tenant dans ses bras ses vêtements roulés en désordre ». Les précisions descriptives, au paragraphe suivant, sur les marches de l’escalier font ressentir le calvaire de l’élève.

Commentaire Récit à la 1re personne, au présent de narration. À l’inverse de nombreux récits rétrospectifs à la 1re personne, il n’y a pas de dualité entre un narrateur plus âgé et mûr, capable de commenter et d’interpréter ce qu’a vécu le personnage. Ici, le récit semble bien celui de l’élève. Nous sommes dans sa conscience.

1. La voix de l’élève Ce récit est un portrait original et amusant d’un jeune collégien dont nous découvrons la malice, les goûts et les facilités. A. Un élève qui trompe bien son monde • Admiration du professeur pour son intelligence. Avis rapporté d’abord au style direct avec deux phrases exclamatives adressées à la mère, puis au style indirect (« que je suis intelligent, que j’ai des moyens »). L’utilisation de l’italique (ici, en romain) souligne le fait qu’il s’agit d’une expression du professeur. Le narrateur cite et prend ses distances. Il est d’un avis contraire. Contraste souligné par la typographie, le recours au caractère d’imprimerie. La phrase exclamative en caractères d’imprimerie est catégorique et veut faire autorité. • L’élève qu’est le narrateur fait illusion et s’en explique : « parce que je trousse bien le vers latin ». On notera l’usage familier, presque péjoratif, du verbe trousser ; l’élève fabrique le vers latin et réalise avec aisance un travail d’imitation qui ne révèle pas de grands mérites aux yeux du narrateur. Enfin, l’emploi de l’article défini (« le vers latin ») a une connotation irrévérencieuse. Le vers latin est ainsi chosifié : c’est un produit, un objet. B. L’adolescent et la culture scolaire • Cette culture transmise dans les collèges et lycées du XIXe siècle est constituée des humanités et des littératures grecque et latine. Elle inspire de l’ennui à l’adolescent car elle est très éloignée de ses centres d’intérêt. Tout le récit marque la distance entre cette culture et l’univers personnel du narrateur. L’histoire ancienne et ses grandes figures ne disent rien à ce dernier. • Opposition entre l’école, tournée vers un passé idéalisé, et le monde extérieur (ici, la nature, la campagne, la vie paysanne). C. Un autoportrait attachant • Le narrateur est un personnage malicieux, railleur, satirique : malicieux, parce qu’il parvient à faire illusion, à donner le change ; railleur et satirique, parce qu’il brosse un portrait féroce de son professeur. • Il possède une intelligence indéniable. Même si cela ne l’intéresse pas, il est un bon latiniste, sait confectionner des vers latins (la composition en vers latins était un des exercices traditionnels au XIXe siècle). • Son esprit critique (et même caustique) lui permet de percevoir les aspects ridicules de son professeur. • Enfin, il aime la vie au grand air, la nature. Peut-être aussi les chevaux (« je vais toujours rôder dans une écurie »).

2. Une caricature de l’enseignant et une satire de l’institution A. Portrait d’un pédant • Le professeur est affublé, dès la première phrase, du qualificatif familier et moqueur, mais qui n’a rien de méchant, de « serin » (signifiant « stupide »).

Réponses aux questions – 28

• Il est le type même du pédant, du cuistre. Son langage est truffé de mots grecs tout à fait incongrus. C’est un langage précieux recourant à d’inutiles périphrases (« vos extrémités digitales »), fait de mots inadaptés à la réalité (les « cothurnes » sont de gros souliers d’un garçon de la campagne). Il est fier de sa culture humaniste, de son statut social. Pédant, il veut à la fois épater la mère du narrateur et se moquer d’elle avec cette stupide déclinaison : « tantagnès ». La réaction de la mère est effectivement amusante. • Jeune encore, le professeur est un adolescent prolongé, qui a gardé l’esprit potache. • L’autosatisfaction est constante, il se félicite aussi du sujet de rédaction donné à sa classe. • La caricature ne vise pas seulement l’esprit, elle égratigne l’apparence. Ledit professeur n’a rien d’engageant avec « une langue jaune, des lèvres crottées », trahissant une santé et une hygiène négligées. B. Un professeur peu perspicace • Si le narrateur le trompe assez facilement, c’est que l’enseignant n’est pas un pédagogue très observateur. Il commet une erreur d’appréciation sur lui qui n’a justement pas tant d’imagination que cela. • Il est satisfait du sujet de rédaction mais n’en a pas apprécié la difficulté pour un élève de 14 ans. C. Satire de l’institution scolaire • Le professeur dépeint ici n’est sûrement pas un cas unique. Qu’on en juge par l’emploi du pronom « ils » dans « ils me disent toujours qu’il faut se mettre à la place ». Ce sont bien les professeurs de français avec leurs sujets de rédaction qu’il juge difficiles et inadaptés. • Le monde scolaire comprend mal les collégiens, il est fermé au monde réel, tourné exclusivement vers le passé.

Conclusion Amusante observation de l’esprit d’un adolescent, doublée d’une satire féroce du cuistre, du pédant. Fils de professeur, Vallès règle ses comptes avec son père, leurs relations ayant toujours été détestables.

Dissertation

Introduction La citation du moraliste du Grand Siècle, auteur de célèbres Maximes, oppose la connaissance dispensée par les livres et la connaissance que nous devons acquérir de nos semblables et de nous-mêmes. Elle laisse entendre que la connaissance livresque est bien imparfaite et qu’il faut lui préférer l’observation des hommes – ce que fait justement le moraliste.

1. Une connaissance empirique de la nature humaine A. Les expériences qui favorisent la socialisation • Dans l’enfance et l’adolescence, la vie en groupe (l’école, les loisirs, les sports) est formatrice. L’école apprend à vivre avec les autres. Le sport peut développer l’esprit d’équipe. • Dans l’éducation, il faut accorder une place majeure à la sociabilité et à l’esprit civique qui se développent certes par des conseils oraux ou écrits mais aussi dans la vie en commun. On connaît donc mieux les autres en vivant avec eux. B. La fréquentation exclusive des livres isole et fait ignorer la vie concrète des autres On a en tête l’image du rat de bibliothèque, de l’érudit vieillissant qui passe à côté de la vie, ignorant tout de l’amour à un âge avancé. C. On ne comprend l’enseignement de certains livres (romans ou essais) qu’après avoir soi-même suffisamment vécu • Il est indéniable que l’on ne peut comprendre certaines situations évoquées dans les romans que si l’on fait soi-même, par exemple, suffisamment de rencontres. Les ambiguïtés des libertins dans Les Liaisons dangereuses de Laclos sont-elles accessibles à un jeune public qui n’a pas eu l’occasion d’éprouver tout ce que mettent en jeu l’amour et la séduction ? • Dans Manon Lescaut, des Grieux, après une première séparation douloureuse avec l’héroïne, se consacre à l’étude et constate que cette première expérience amoureuse lui permet de mieux comprendre ce qu’il lit : « Les lumières que je devais à l’amour me firent trouver de la clarté dans quantité d’endroits d’Horace et de Virgile, qui m’avaient paru obscurs auparavant. »

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2. L’utilité des livres qui éclairent sur l’homme A. Les livres peuvent proposer des connaissances fondées sur des expériences plus nombreuses et plus variées que les nôtres Prenons l’exemple de moralistes comme La Bruyère ou La Rochefoucauld : leurs observations multiples et leur réflexion leur ont permis de tirer des conclusions générales sur l’être humain. Les portraits des Caractères sont des portraits types et n’en sont que plus instructifs. B. Les livres proposent une pensée, une vision de la condition humaine qui nous enrichit • Dans les ouvrages de moralistes et dans les essais plus modernes que l’on doit aux philosophes, aux sociologues et aux psychologues, on trouve des théories que l’on n’aurait pas soi-même bâties à partir de ses seuls constats personnels. Ces théories, ces généralisations invitent à la réflexion. • La vision des romanciers sur la nature humaine à travers leurs personnages est aussi passionnante que les expériences que nous faisons avec autrui dans la vie réelle. C’est parce qu’on a réfléchi au personnage de Mme Bovary qu’on peut mieux comprendre le comportement de certaines personnes que nous côtoyons. C. Dans tout livre, fût-il imparfait, il y a un homme Sans nous limiter à l’autobiographie ou à la biographie qui nous font connaître directement des existences individuelles souvent hors du commun, nous voyons bien qu’une œuvre littéraire, tant dans son contenu que par son style, nous révèle une sensibilité et une culture individuelles. Ainsi les Maximes de La Rochefoucauld parlent-elles aussi de leur auteur, de ce grand seigneur qui s’est éloigné de la Cour et du pouvoir, témoin désabusé du déclin de sa caste. Sa formule « Le style, c’est l’homme » renforce notre argument. Il est donc bien vrai qu’un livre fait connaître au moins un homme !

Conclusion Si l’on ne peut se dispenser de la fréquentation de nos contemporains et si leur présence à nos côtés nous apprend toujours quelque chose, il n’est pas nécessaire de se défier des livres et de continuer de penser qu’ils nous éloignent des hommes. On pourrait aussi proclamer pour démentir le propos de La Rochefoucauld : « Lire, c’est vivre ! »

Écriture d’invention Le sujet demande un dialogue contradictoire. Chaque élève défend un point de vue tranché qu’il faut faire rapidement connaître. Leurs arguments sont appuyés par des exemples qui sont des souvenirs racontés. C’est pourquoi narration et argumentation sont associées. • Le premier, élève malheureux dans son établissement, a dû encourir certaines injustices venant de professeurs mais aussi les brimades de ses condisciples. On donnera des exemples précis, faciles à trouver, parce qu’ils abondent dans les fictions évoquant le milieu scolaire : une punition injustement reçue (puni à la place d’un autre, qui ne s’est pas dénoncé), une classe s’acharnant sur un souffre-douleur, etc. À travers l’argumentation illustrée se dessine la personnalité de l’élève, timide, craintif, rêveur et solitaire, ayant de ces petites différences qui déplaisent au troupeau majoritaire. • Le second n’est pas l’exact contraire du premier. Il est prêt à reconnaître les souffrances de celui-ci. Ses objections se placent sur un autre terrain : il garde « le souvenir de quelques enseignants qui lui ont beaucoup apporté ». Son argumentation délaisse le groupe des élèves, la vie entre condisciples, et parle des professeurs et du contenu de leur enseignement. Il donne des exemples précis de cours particulièrement intéressants. On n’oubliera pas de faire une introduction et une conclusion narratives à ce dialogue.

C h a p i t r e v i n g t i è m e ( p p . 1 3 7 à 1 4 4 )

◆ Lecture analytique de l’extrait (pp. 145 à 147) u Le jésuite Vadbled, plus qu’un valet de chambre, est un « homme très important dans ce temps-là ». La succession des propositions relatives le confirme et précise l’influence du personnage qui exerce le pouvoir par procuration, à la place du père de La Chaise : Vadbled peut même « expédier des lettres de cachet ».

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v Les termes employés par Vadbled dans sa lettre minimisent l’injustice subie par l’Ingénu et suscitent l’indignation. Parler d’une « méprise » pour une arrestation arbitraire et de « petites disgrâces » pour une longue réclusion tient de l’hypocrisie et témoigne d’une complète indifférence au malheur d’autrui. De plus, au lieu de proposer une réparation, Vadbled annonce comme une faveur le fait pour l’Ingénu d’être reçu par La Chaise et par Louvois. Victime, l’Ingénu se voit proposer le rôle indigne de courtisan, d’homme en vue. w Lorsqu’il avait rencontré les huguenots de Saumur, l’Ingénu avait promis de parler au roi et de lui faire voir son erreur. En fait de monarque justicier, accessible à ses sujets, attentif à leur condition, notre héros découvre un roi lointain, prisonnier de sa Cour, mal informé de tout et peut-être indifférent à tout, qui aura vaguement entendu parler de l’Ingénu. x Le salut ou le simple regard du roi vont faire de l’Ingénu l’homme du jour, dont parle tout Versailles, voire le favori éphémère des dames de la Cour les plus libertines. Une faveur superficielle, quelques bonnes fortunes… tout cela ne ressemble pas à la justice que le héros est en droit d’attendre. y Le lecteur connaît assez la lucidité et l’esprit critique de l’Ingénu, sa haine des injustices et sa fierté, pour comprendre qu’il rejettera avec dédain les promesses de Vadbled. L’Ingénu est immédiatement « furieux » et déchire la lettre. Les propositions de celle-ci blessent son orgueil, elles lui révèlent tout un monde où l’être humain compte peu. U L’institution judiciaire est tout simplement inexistante. L’Ingénu a été arrêté et longuement détenu sans qu’il y ait eu procès, ni même instruction. Aucun tribunal, aucun juge, aucun jury, aucune sentence. La délation inspirée par des partisans des jésuites et les intrigues du bailli l’ont jeté en prison ; une autre intrigue, dont la malheureuse Saint-Yves est la victime, l’en a fait sortir. Voltaire dénonce les arrestations arbitraires et le fait que la liberté d’un homme soit considérée avec tant de désinvolture par les puissants, qu’une réclusion soit qualifiée de « petite disgrâce ». Que dire du roi ? Souverain lointain, ignorant tout des affaires judiciaires, inaccessible à ses sujets. Au fond, gouverné par une poignée d’intrigants et de fanatiques, au nombre desquels le jésuite de La Chaise et le ministre Louvois. Quant à la Cour, elle est ce microcosme, déjà condamné par les moralistes du Grand Siècle, attentif au moindre geste du roi, prêt à encenser n’importe qui pour être bien vu. V On ne s’étonne guère de la réaction indignée de l’Ingénu. Pouvait-il en aller autrement ? Son oncle réagit en homme qui craint l’autorité, en ecclésiastique peu influent et sans appui qui a conscience du pouvoir des jésuites : aussi « crut-il voir le tonnerre et vingt lettres de cachet tomber sur lui ». Sa position, son âge avancé, sa connaissance des rouages du pouvoir le rendent prudent, voire pusillanime – d’où sa lettre d’excuse à Vadbled. Mais le brave homme se trompe sur la réaction de son neveu, ou du moins le narrateur donne un avis différent du sien sur le héros. L’abbé voit dans le refus de l’Ingénu « l’emportement d’un jeune homme », tandis que le narrateur parle de « la saillie d’une grande âme ». Une fois encore, la conduite de l’Ingénu est présentée comme exemplaire, elle est celle du « philosophe intrépide » qu’il devient à la fin du conte. L’indignation et la colère ne sont plus les mouvements incontrôlés de la jeunesse, mais bien les seules réactions légitimes face à l’injustice. W Gordon partage l’indignation de son compagnon de cellule et fait cette remarque mordante : « C’est donc ainsi qu’on traite les hommes comme des singes ! On les bat et on les fait danser. » Le « On » désigne bien sûr le pouvoir, qui n’a cure de la dignité humaine. Les hommes sont traités comme des animaux de compagnie, tantôt battus, tantôt choyés lorsqu’ils peuvent divertir. L’Ingénu, tel un singe, est capturé, mis en cage, sans explications, puis exposé au regard amusé du roi et des courtisans. Le récit de ses infortunes, au lieu de susciter l’émotion, sera un motif éphémère de divertissement. Le singe est l’animal exotique et curieux – comme le Huron ! – qui imite les hommes. Or les courtisans ne font rien d’autre que de singer le souverain pour lui plaire. Souvenons-nous de cette remarque de La Fontaine, à leur sujet, dans « Les Obsèques de la Lionne » (Fables, VIII, 14) : « peuple caméléon, peuple singe du maître »… Le vieux janséniste rejoint l’Ingénu dans la condamnation de la Cour. X Les deux phrases de la jeune mourante expriment à la fois ses remords les plus vifs, cause de sa violente maladie, sa joie de voir son amant en liberté et son amour éternel. On notera ce paradoxe : « Je vous ai adoré en vous trahissant. » Il rappelle le sacrifice que la belle Saint-Yves fit de sa vertu. Le même verbe adorer, conjugué au passé composé puis au présent, souligne la fidélité de son cœur. at L’héroïne amoureuse et repentante que représente Mlle de Saint-Yves peut rappeler Manon Lescaut dans le roman de l’abbé Prévost, Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731). Après avoir entraîné son amant dans des aventures malheureuses, la frivole et cupide Manon est

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condamnée par la justice française à la déportation en Louisiane. Des Grieux la suit et l’épouse là-bas. Elle s’est convertie à la vertu mais de nouvelles intrigues les chassent hors de La Nouvelle-Orléans. Les deux amants se retrouvent dans le désert américain ; Manon meurt bientôt d’épuisement. Bien sûr, les deux destinées de ces héroïnes sont très différentes, l’unique point commun résidant dans leur mort, leur culpabilité et leur amour fidèle. ak La mort de Saint-Yves procure au héros une douleur immense : « L’Ingénu perdit l’usage de ses sens. Les âmes fortes ont des sentiments bien plus violents quand elles sont tendres. » Son désespoir ne lui ôte pas cependant la capacité de raisonner, d’envisager froidement le suicide, ni d’avoir cette remarque presque polémique : « Pensez-vous donc qu’il y ait quelqu’un sur la terre qui ait le droit et le pouvoir de m’empêcher de finir ma vie ? » Sujet pensant, l’Ingénu revendique la liberté de mettre fin à ses jours, en tout cas il ne reconnaît à personne le droit de l’en empêcher. Cette réflexion s’oppose aux interdits de l’Église qui blâme le suicide. Le héros du conte réunit la sensibilité et l’esprit critique. al À la mort de la belle Saint-Yves, le pathétique saisit toute l’assemblée : « Lorsque le moment fatal fut arrivé, tous les assistants jetèrent des larmes et des cris ». L’affection qu’inspirait à tous la jeune femme et la compassion pour son amant expliquent cette réaction de personnages qui se sont, tout au long de l’histoire, montrés sensibles et bons. Le même entourage craint pour la vie du héros, redoute un mouvement de désespoir. Cette réaction permet d’introduire une réflexion sur le suicide. am Dans ces deux paragraphes, le narrateur commente la conduite de la jeune femme à l’agonie, ses dernières paroles. Il a recours au registre polémique lorsqu’il met en avant une conduite qui lui semble simplement naturelle, dictée par le cœur et non par une philosophie qui va à l’encontre de la nature. On peut relever des termes dépréciatifs, au service de ce registre polémique, comme « une vaine fermeté », « cette misérable gloire » ou encore « les morts fastueuses ». an Voltaire condamne l’attitude stoïcienne face à la mort, c’est-à-dire la sérénité, la fermeté qui répriment toute plainte, toute larme. Cette philosophie dans laquelle il voit l’expression d’une « misérable gloire » lui paraît contraire à la nature, à la sensibilité humaine. Ce que Voltaire défend ici, peut-être pour se mettre au diapason du sentimentalisme à la mode, c’est l’expression du cœur, preuve de notre humanité. On se souvient que la mort du sage stoïcien, notamment celle du philosophe latin Sénèque, fascine toujours le Siècle des lumières. Si le pathétique est alors au goût du jour, les vertus romaines de courage, d’austérité et de fermeté le sont aussi. Il se peut que coexistent dans la même scène du héros mourant – ou de l’héroïne mourante – et la peine spectaculaire et la sérénité. Voltaire prend ici clairement parti et se démarque d’une philosophie stoïcienne que le christianisme s’est employé à perpétuer. Lui aussi sait pleurer devant les grandes tragédies humaines et s’indigner de l’indifférence des philosophes qui justifient tout. Son Poème sur le désastre de Lisbonne (1756) nous en donne la preuve. ao Voltaire ne condamne pas le suicide, puisqu’il qualifie de « lieux communs fastidieux » tous les arguments de ceux qui condamnent ce geste. Il rappelle ces arguments pour leur opposer dans la même phrase une forte objection : on ne peut invoquer Dieu pour interdire à un homme le choix de quitter ce monde, parce que le Dieu de Voltaire (« Être des êtres ») est absolument indifférent aux destinées individuelles. Le déisme induit une nouvelle morale, une remise en question des interdits dictés par les religions. ap L’expression naturelle du chagrin et du désespoir des deux personnages est ici pleinement défendue par les remarques du narrateur. Le sentiment a toute sa place ; bien plus, il est placé au centre d’une discussion sur la conduite à tenir face à la mort. Chez Voltaire, esprit critique et sentiment sont indissociables. La sensibilité au malheur et à l’injustice mobilise l’intelligence, la volonté de dénoncer donne de l’esprit.

◆ Lectures croisées et travaux d’écriture (pp. 26 à 35)

Examen des textes u Roxane, épouse préférée du Persan Usbek, n’a plus rien à perdre. Son infidélité a été découverte, son amant a été tué. Mourante, elle écrit cette ultime lettre à son époux qui fut aussi son despote. Elle lui apprend qu’elle l’a sans cesse trompé, sur ses sentiments, sur un amour feint, sur son obéissance et sur sa fidélité. Elle a abusé de la crédulité du maître et de celle des eunuques, ayant en secret transformé ses conditions de femme recluse : « j’ai su, de ton affreux sérail, faire un lieu de délices et de plaisirs. » Roxane est particulièrement blessante, lorsqu’elle avoue que sa retenue en amour cachait sa

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haine pour l’époux imposé : « Tu étais étonné de ne point trouver en moi les transports de l’amour. Si tu m’avais bien connue, tu y aurais trouvé toute la violence de la haine. » Dans cette lettre, c’est une conscience opprimée qui s’exprime et montre à l’oppresseur l’étendue de son aveuglement arrogant. Autre leçon à méditer pour Usbek, qui aime à réfléchir sur les formes du pouvoir politique : on n’impose pas la servitude à la conscience, on ne bride jamais les sentiments secrets. Roxane le dit clairement : « J’ai pu vivre dans la servitude, mais j’ai toujours été libre ». v Devant son entourage ému, Julie – ou Mme de Wolmar – expose méthodiquement toutes les raisons de sa vie heureuse. Elle évoque même un bonheur qui n’a cessé de croître. Cette évocation du bonheur est en même temps une action de grâces : « elle remercia le Ciel ». À l’origine de son bonheur, les dispositions naturelles : un penchant au bien et l’intelligence, qui ne peuvent que se renforcer, et « une figure prévenante », qui a pu lui attirer la bienveillance et l’intérêt. Son bonheur tient de sa naissance en Suisse, « pays de liberté », dans un milieu bourgeois, de l’éducation vertueuse reçue de ses parents, enfin de la religion « raisonnable et sainte » où elle a été élevée. Le propos de l’héroïne défend un certain nombre de valeurs morales et sociales. Il souligne l’importance de l’éducation morale dispensée par la famille mais aussi par la religion et la société. Rousseau exalte la bourgeoisie vertueuse, par opposition à l’aristocratie corrompue par « les grandeurs du monde » et aux classes pauvres que l’indigence « avilit ». Il oppose aussi le modèle politique républicain de la Suisse à toutes les monarchies, les sujets de ces dernières et les citoyens dont les libertés sont garanties. Enfin, il voit dans la religion réformée un respect de la raison et du libre arbitre qui sont, d’après lui, étrangers au catholicisme. Le bonheur de l’héroïne mourante est une apologie de la bourgeoisie, du modèle républicain helvétique et de la religion réformée, et une condamnation à peine voilée de cette société française que le philosophe de Genève déteste tant. w Les causes des deux morts sont très différentes. Celle de Julie est accidentelle, mais sereinement acceptée. La vie de Julie est accomplie, elle n’est marquée par aucun regret ni remords. La belle Saint-Yves n’a pas eu le temps de vivre, ni même d’être quelque temps auprès de celui qu’elle aime. Sa mort est la conséquence d’un abattement profond, d’une culpabilité et d’une humiliation infligée par Saint-Pouange. x Atala mourante et Chactas se trouvent dans la grotte du père Aubry, missionnaire et ermite. C’est la jeune agonisante qui d’abord réconforte son amant. On trouve souvent ce topos dans la scène de la mort de l’héroïne : le mourant apaise et rassure son entourage bouleversé. Le discours d’Atala est persuasif et édifiant : « elle m’exhortait à la patience, à la vertu. » La belle Indienne est imprégnée de morale chrétienne et trouve sa force consolatrice auprès du vieil ermite : « elle se tournait vers le missionnaire, cherchait auprès de lui le soulagement qu’elle m’avait fait éprouver, et tour à tour consolante et consolée, elle donnait et recevait la parole de vie sur la couche de la mort. » C’est bien cet homme qui apporte aux deux jeunes gens la consolation et l’espoir, qui fait circuler entre eux comme une énergie et une ferveur. Atala console Chactas, parce qu’elle est sans cesse consolée par le missionnaire et que celui-ci lui transmet la foi. La mort apaisée et radieuse d’Atala illustre le triomphe de la religion. y Toute la scène de l’agonie de Valérie Marneffe présente sans ambiguïté la pécheresse repentante. « Je n’ai que ce que je mérite », confie-t-elle à Lisbeth Fischer. Sa terrible maladie, dont elle ignore les causes exactes, lui apparaît comme le juste châtiment d’une vie libertine, partagée entre un mari et au moins trois amants. À cette certitude s’adjoint la volonté de réparer le mal commis – notamment envers la famille Hulot – et de sauver son âme. Valérie n’est pas dépourvue d’intelligence et a compris la présence du prêtre et de la religieuse à son chevet. Balzac compare les ravages effrayants de la maladie sur le corps de cette femme au progrès foudroyant du repentir sur son âme : « Le repentir avait entamé cette âme perverse en proportion des ravages que la dévorante maladie faisait à la beauté. » Si le mal physique détruit la beauté, le bien moral est en train de reconquérir l’âme. À la pourriture du corps (« je suis un tas de boue ») s’oppose le salut de l’âme en train de s’accomplir. U On peut tout de suite remarquer que le haut du corps d’Atala – son buste, son bras gauche et la partie droite de son visage – est baigné de lumière, tandis que le corps de son amant affligé reste dans l’ombre. La lumière se pose aussi sur le vêtement de l’ermite, sur sa capuche et sur la paroi de la grotte. Cette lumière a pour source la croix dominant les arbres, elle-même placée dans une sorte de triangle lumineux. La portée symbolique de cette composition et de cette disposition de la lumière s’impose : l’héroïne est illuminée et comme protégée par la foi. Son corps irréprochable n’est plus seulement un modèle esthétique – bien que ses formes rappellent les statues néoclassiques de Canova – mais bien un exemple spirituel. La lumière suggère aussi la grâce naturelle : Atala semble se reposer.

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Travaux d’écriture

Question préliminaire Il est conseillé de ne pas prendre simplement les textes les uns à la suite des autres, mais d’établir des rapprochements. Nous en proposons quelques-uns : – La femme coupable. On peut intégrer dans cette catégorie Roxane, l’épouse infidèle des Lettres persanes, et Valérie Marneffe, le personnage de La Cousine Bette. La première est coupable de désobéissance, d’infidélité et de trahison, la seconde d’une vie de débauche. Mais le rapprochement est éclipsé par des différences essentielles : les fautes de Roxane sont atténuées sinon justifiées par l’oppression dont elle est la victime ; celles de Valérie Marneffe, jouissant d’une évidente liberté, ne le sont pas. C’est pourquoi son repentir est quelque peu attendu. On le conçoit mal dans la dernière lettre de Roxane à Usbek. – L’innocente frappée par le destin. Une telle expression pourrait parfaitement désigner Mlle de Saint-Yves qui meurt de chagrin et de honte après avoir fait libérer l’Ingénu. Comme celle-ci, c’est en voulant porter secours à ses enfants que Julie (Mme de Wolmar) trouve la mort. Dans les deux histoires, un geste d’amour et de dévouement cause finalement la perte des deux femmes. Mais le sacrifice entraîne la culpabilité chez Mlle de Saint-Yves – ce qui n’est pas le cas de Julie. Aussi a-t-elle une mort plus sereine que l’héroïne de L’Ingénu. Quant à Atala, elle choisit de se donner la mort pour échapper au dilemme qui l’accable : aimer Chactas ou renoncer à lui pour respecter le vœu de chasteté imposé par sa mère. Elle aussi est frappée par le destin et accomplit un sacrifice. Si l’on veut maintenant établir des rapprochements quant à l’esprit de nos héroïnes, on peut voir une analogie entre : – le repentir tardif mais sincère de Valérie Marneffe et le remords de la belle Saint-Yves ; – la sérénité vertueuse et édifiante de Julie (Mme de Wolmar) et celle d’Atala, illuminée par « le flambeau de la religion ». L’état d’esprit de la fière Roxane est inédit et peut-être le plus beau : – aucun remords envers celui qui fut son tyran ; – et naturellement aucun repentir ; – le chagrin d’avoir perdu l’homme qu’elle aimait ; – et l’amère satisfaction d’avoir su préserver sa liberté de pensée et de sentiment.

Commentaire

1. La relation entre les personnages A. Le statut du narrateur Il s’agit de M. de Wolmar, l’époux de l’héroïne mourante. En même temps le témoin et le messager, c’est lui qui fait ce récit à Saint-Preux, ami de la famille et ancien amant de Julie avant qu’elle ne devienne Mme de Wolmar. Il est à la fois un témoin fidèle, rappelant avec précision les dernières paroles de Julie, et un époux discret, pudique, qui s’efface devant l’héroïne et évoque la douleur de Claire, mais ne parle pas de la sienne. Il n’évoque que le plaisir des dernières conversations avec son épouse. B. L’amitié des deux cousines C’est d’abord Julie qui en témoigne (§ 4). Elle souligne une amitié longue et durable, exemplaire pour tous. Les questions rhétoriques et la phrase exclamative expriment sa reconnaissance. Ces propos bouleversent Claire qui ne peut prononcer une parole. C. Une communauté faite d’amitié et de sensibilité • Le narrateur et les deux femmes forment une communauté unie et paisible. Claire et M. de Wolmar sont un auditoire attentif et attendri. Ils reçoivent, un peu comme des disciples, les dernières paroles édifiantes de Julie. • Partage d’une émotion, d’une amitié réciproques.

2. Une figure exemplaire A. Le rayonnement serein de Julie • Rayonnement de l’esprit d’abord (« qu’elle rendit le plus intéressant »). Son propos est remarquablement construit, maîtrisé. Aptitude à considérer toute sa vie. Sérénité et lucidité.

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• Rayonnement moral et spirituel. Julie n’éprouve aucun regret, aucun mécontentement, aucun ressentiment. • C’est elle qui a l’initiative de la parole et qui éveille l’émotion. Les deux autres ne parlent pas, n’en ont pas la force. B. La reconnaissance et l’affection • Les trois verbes (« elle remercia le ciel », « elle se félicita », « elle vanta ») sont les ouvertures respectives des trois phrases du 3e paragraphe. Ils dénotent la reconnaissance et la satisfaction. Son discours est à la fois une action de grâces et un éloge de sa famille et de son éducation. • C’est une reconnaissance, cette fois marquée par la tendresse, qu’elle exprime ensuite à sa cousine et amie Claire. C. Un exemple de vertu La mort de Julie rappelle la mort du sage stoïcien. Sereine, satisfaite, exempte d’inquiétude et de tourments. Au terme d’une vie heureuse, consacrée au bien. On peut s’appuyer sur la deuxième phrase du 2e paragraphe. Longue phrase argumentative qui récapitule toute son existence ayant connu le « comble du bonheur permis sur la terre ».

3. Le discours de Julie Son discours expose toutes les valeurs que défend Rousseau. A. La critique implicite • On peut s’appuyer sur les tournures négatives et les antithèses contenues dans les première et troisième phrases du 3e paragraphe : « et non parmi des esclaves, […] et non d’une race de malfaiteurs, […] et non dans les grandeurs du monde » (phrase 1) ; « ne favorisant ni l’impiété ni le fanatisme » (phrase 3). • Julie fait l’éloge indirect de la Suisse (« pays de liberté ») qu’elle oppose à toutes les monarchies d’Europe, notamment la France. • Elle loue l’honnêteté de sa famille et son milieu bourgeois (« honnête fortune ») qu’elle oppose à la noblesse et aux classes pauvres. • Elle vante enfin implicitement le protestantisme. B. L’éloge de la morale bourgeoise • Éloge de son milieu (phrase 1 du 3e paragraphe) : idée que la noblesse est forcément corrompue par « les grandeurs du monde » et que le peuple est « avili » par les conditions matérielles qui lui sont imposées. • Éloge conjoint de l’éducation donnée par ses parents (phrase 2), couples de termes laudatifs : « vertueux et bons », « de droiture et d’honneur ». Éducation réussie, puisque Julie n’a reçu que les qualités de son père et de sa mère ! C. L’apologie de la religion protestante On notera dans « une religion raisonnable et sainte » l’alliance de la raison et de la foi. Cette religion « n’abrutit » pas l’homme, c’est-à-dire qu’elle lui laisse exercer son raisonnement, notamment par la lecture de l’Écriture sainte. Elle encourage une conduite charitable. Contrairement au catholicisme (c’est implicite), elle ne fait pas de fanatiques.

Conclusion Habile mise en scène de la mort de Julie, inspirée par le modèle de la mort du sage. Julie peut ainsi être investie du rôle de porte-parole des idées du philosophe Rousseau : le modèle helvétique de démocratie ; les vertus dont seule la bourgeoisie est dépositaire ; l’hostilité envers la noblesse et le catholicisme.

Dissertation Remarque : bien que la question invite à l’expression d’une opinion, il s’agit bien de bâtir une argumentation. Le problème est le suivant : quel intérêt (moral, esthétique) présente un dénouement tragique ?

1. Intérêt du dénouement tragique A. Son émouvante beauté Pathétique d’une héroïne à la fois accablée et coupable : la mort de Phèdre, son ultime aveu à Thésée (Racine, Phèdre, V, 7).

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B. Un dénouement porteur d’une réflexion intéressante La mort de Manon Lescaut, dans Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut de l’abbé Prévost, amène le lecteur à réfléchir d’abord sur sa propre portée. S’agit-il d’un accident ? d’un juste châtiment ? d’une dernière épreuve imposée par le destin ? Il importe de comprendre que cette mort au milieu du désert est aussi l’occasion pour Prévost de souligner le repentir et la conversion de l’héroïne. C. L’optimisme a quelque chose d’agaçant et de stéréotypé Les « happy ends » sont souvent l’apanage d’œuvres médiocres (romans d’aventures, sentimentaux, westerns, etc.), qui reproduisent un modèle narratif et dispensent une morale plus ou moins discutable.

2. Intérêt des dénouements ambigus A. Une fin peut en cacher une autre ! Relisons les derniers chapitres du roman de Stendhal Le Rouge et le Noir. Il comprend deux temps. D’abord, la condamnation de Julien Sorel. Aucune ambiguïté : le narrateur montre clairement qu’une bourgeoisie haineuse règle ses comptes avec un jeune ambitieux, sorti de rien, que la sentence finale est scandaleuse et disproportionnée. Fin malheureuse et révoltante, pensera-t-on. Puis l’on découvre les derniers moments de Julien en prison : en paix avec lui-même, il attend la mort stoïquement, reçoit les visites régulières de Mme de Rênal et tous deux passent des instants d’amour sincère. Fin apaisée, sublime, très éloignée des bassesses de la société. B. Tout dépend du point de vue ! Dans La Métamorphose de Kafka, le héros (et narrateur) Gregor Samsa, devenu insecte et condamné à la solitude, à la réclusion ainsi qu’à une douloureuse décomposition, finit par mourir. La mort est-elle le dénouement malheureux de cette étrange histoire ? Elle peut aussi apparaître comme une libération pour le personnage, désormais haï et rejeté par sa famille. En tout cas, elle en est bien une pour ses parents et pour sa sœur. Une fois l’insecte mort et balayé par la robuste femme de ménage, les Samsa respirent et entreprennent une promenade par un beau matin de printemps. Dénouement apaisé, rassurant pour eux, retour à une vie normale. Dénouement tragique pour Gregor, accablant comme le fut la métamorphose survenue au début du récit. C. Des œuvres sans dénouement Certaines fictions narratives ne présentent aucun dénouement explicite ; au lecteur d’en imaginer un. L’absence de dénouement l’invite aussi à rechercher ailleurs que dans la trame narrative ou l’intrigue l’intérêt de l’œuvre. Ainsi certaines pièces d’Eugène Ionesco comme La Cantatrice chauve ou La Leçon n’ont-elles pas de dénouement précis, parce qu’elles n’ont représenté aucune intrigue construite. C’est aussi le cas de certains romans de Nathalie Sarraute.

Conclusion La question initiale a reçu une réponse clairement positive dans la première partie. On a pu montrer ensuite que le dénouement pouvait aussi intéresser quand il présentait une complexité.

Écriture d’invention Il faut bien sûr que le développement respecte la forme épistolaire : que la lettre ait un destinataire précis et que celui-ci soit présent au sein même de la lettre. Usbek s’adresse à son ami en le tutoyant (ami proche). Il faut une clausule particulière à la lettre. Le sujet demande que l’on réfléchisse, à partir d’une lecture attentive de la lettre de Roxane, aux sentiments qu’elle suscite chez Usbek. Celui-ci peut en toute logique éprouver : une très amère déception, de la colère et du dépit, un vif chagrin de voir disparaître son épouse préférée. Il peut aussi ouvrir les yeux sur ses erreurs et soit éprouver du remords de ne pas avoir été plus respectueux des désirs et de la liberté de Roxane, soit regretter de ne pas l’avoir fait mieux surveiller. On peut aussi bien imaginer un Usbek despote irrité et humilié qu’un Usbek ayant mauvaise conscience. Il importe seulement de donner un portrait cohérent. Le sujet évoque à la fois les sentiments et les réflexions d’Usbek. La lettre à un ami ne sera pas seulement lyrique.

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Quelles réflexions Usbek peut-il émettre dans cette lettre ? Elles doivent concerner la liberté et la servitude. Usbek peut méditer sur la liberté de l’esprit, sur la duplicité dont use celui qui est opprimé, sur la résistance secrète de Roxane. On sait que le grand seigneur persan aimait à faire des réflexions dans ses lettres sur les formes de gouvernement et sur le despotisme. Il peut constater ici que se vérifie ce qu’il disait à propos du despotisme. C’est un système condamné à périr par la violence. Plan possible de la lettre d’Usbek : 1. Dans une rapide introduction, Usbek rapporte à son ami ce qui s’est passé : la révolte du sérail, la trahison de Roxane, son suicide et sa lettre. 2. On choisit un Usbek accablé par la tristesse et par le remords. Il exprime la douleur de la perte, puis il s’interroge sur sa conduite passée : comment a-t-il pu ne rien deviner ? comment n’a-t-il pas vu que Roxane, étant contrainte, ne pouvait exprimer d’amour sincère ? 3. Usbek revient sur le caractère surprenant de cette épouse. Il éprouve une sorte de fascination pour sa volonté et son intelligence. 4. Puis il se livre à quelques réflexions sur la liberté de l’esprit et sur celle du corps. Il entame même une critique sévère des mœurs persanes et de la condition des femmes dans son pays. 5. Avant de prendre congé de son ami, il peut lui conseiller d’être un époux vigilant et plus humain.

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C O M P L É M E N T S A U X L E C T U R E S D ’ I M A G E S

◆ Portrait de Voltaire (p. 4) L’auteur On laissera de côté le graveur Mollison pour s’intéresser au peintre Nicolas de Largillière (1656-1746), grand maître du portrait à la fin du règne de Louis XIV et au début de celui de Louis XV. Il laisse le grand portrait de Cour pour se tourner vers les portraits de grands bourgeois auxquels il apporte de la vivacité et de l’esprit.

L’œuvre On observe ici le portrait d’un Voltaire jeune, âgé d’une trentaine d’années. Le vêtement est celui d’un bourgeois raffiné. Si l’on veut s’amuser à déceler le caractère dans les traits du visage, on peut souligner le regard vif, dénotant aussi bien l’intelligence toujours en éveil que la passion. Les lèvres fines pourraient refléter l’esprit railleur et effronté. Elles annoncent le rictus du Voltaire âgé dont les représentations sont fort nombreuses. Le menton assez marqué traduirait la volonté, la combativité. Signalons aussi que le portrait ne montre aucune austérité ; on imagine davantage un Voltaire mondain, prompt à briller en société, déjà familier des élites européennes.

Travaux proposés – Justifiez le choix des éditeurs d’insérer des portraits de Voltaire et de Louis XIV (p. 66). – Recherchez d’autres portraits d’écrivains du XVIIIe siècle et commentez-les.

◆ Protestants quittant la France après l’édit de Fontainebleau (p. 5) L’œuvre La gravure montre un long cortège d’hommes, de femmes et d’enfants rejoignant un port, et le fond représente la mer avec de nombreux vaisseaux. L’ampleur de l’émigration est bien rendue par ce cortège qui serpente dans la campagne avant d’atteindre les portes de la ville à l’arrière-plan. Au premier plan, le regard est frappé par des enfants pauvres avec un chien (leurs parents sont hors cadre). Cette scène est évidemment pathétique et traduit la condamnation des conséquences humaines et politiques de l’édit de Fontainebleau. Au deuxième plan, à gauche, on aperçoit des porcs et des bœufs. Ils symbolisent les richesses dont le royaume se prive en contraignant les protestants à l’abjuration ou à l’exil. Ce cortège est bien sûr encadré par les soldats du roi : on en distingue deux avec des piques, au-dessus de la famille du premier plan. La mer occupe environ un tiers de l’espace sur lequel les vaisseaux, eux aussi, forment une sorte de cortège qui se dirige vers l’Angleterre ou les Pays-Bas.

Relations avec le texte et les autres œuvres présentées On peut rapprocher cette illustration du chapitre VIII de L’Ingénu et faire observer que les huguenots rencontrés à Saumur se dirigent probablement vers Nantes ou La Rochelle, qui pourraient justement être représentées sur cette gravure.

Travaux proposés – Travail de recherche sur la représentation de l’exode et de l’émigration : recherchez des photographies montrant des populations condamnées à l’exil. À partir de quelques photographies, étudiez les procédés de mise en valeur de la souffrance. – Comparez les moyens d’expression du pathétique dans la fiction romanesque et dans l’image (gravure, photographie…).

◆ Frédéric II de Prusse par Jean Léon Gérôme (p. 8) L’auteur Jean Léon Gérôme (1824-1904) est un peintre réaliste fort célèbre de son vivant, qui fut hostile au mouvement impressionniste. Son tableau Le Combat de coqs lui apporta la célébrité dès 1847. Gérôme eut toujours le souci du détail. On lui prête le réalisme et la virtuosité des peintres flamands du XVIIe siècle.

Compléments aux lectures d’images – 38

L’œuvre Le roi de Prusse, Frédéric II, dont on connaît les relations à la fois amicales et orageuses avec Voltaire, est ici représenté dans son existence privée. Ce n’est pas un portrait officiel et l’on sait que le roi détestait la pompe et recevait ses amis philosophes et savants dans la simplicité. Le peintre a représenté le souverain dans un décor contenant de nombreux attributs des arts et de la connaissance. Le roi se trouve dans une pièce circulaire au décor rococo, probablement à Potsdam. Il y règne un grand désordre. Les rayonnages de la bibliothèque sont mal rangés : des plans ou des cartes enroulés se trouvent à côté d’une grande mappemonde ; des coussins et des papiers gisent sur le parquet. Un chien dort allongé derrière le roi. Frédéric II est représenté jouant de la flûte, sous le buste de Voltaire. La partition est posée sur un secrétaire. Le roi porte encore un uniforme et des bottes, ainsi qu’une sorte de sacoche en bandoulière. Il semble que le peintre ait voulu associer deux images célèbres de Frédéric II : le roi artiste et homme de sciences, fervent partisan des Lumières, et le roi soldat, imposant par les armes la puissance de la Prusse au sein des grandes monarchies européennes. Le buste signale l’admiration du souverain pour le philosophe, au-delà des différends qu’ils connurent. On sait du reste que Voltaire et Frédéric II restèrent en correspondance après le retour mouvementé de l’écrivain. Ce tableau est animé d’un réalisme historique. Il entend représenter la singularité du souverain, tout ce qui le distingue des monarques représentés en majesté. Ici, les attributs de la royauté (le sceptre, l’épée, le globe, etc.) ont cédé la place aux symboles des sciences et des arts.

Relations avec le texte et les autres œuvres présentées On pourra comparer ce tableau avec celui de Charles Le Brun représentant Louis XIV (p. 66). On se trouve en présence de deux manières radicalement opposées de représenter un roi. Le portrait de Le Brun traduit la grandeur et l’autorité du Roi-Soleil – il s’agit d’une œuvre de commande –, tandis que celui de Gérôme exprime librement l’idée d’un Frédéric II monarque éclairé.

Travaux proposés – Recherchez d’autres tableaux représentant Frédéric II. Quelles constantes remarquez-vous ? – Le buste de Voltaire fait évidemment penser au sculpteur Jean Antoine Houdon. Renseignez-vous sur cet artiste du XVIIIe siècle et, après avoir comparé ses œuvres avec celles d’autres sculpteurs, comme Canova, dites si Houdon est un sculpteur de l’âge classique. – Comparez le buste dans ce tableau avec la gravure inspirée du portrait de Largillière.

◆ Illustration de L’Ingénu d’après Moreau-le-Jeune (p. 39) L’auteur Jean-Michel Moreau (1741-1814), dit « Moreau-le-Jeune », est le frère cadet de Louis Gabriel Moreau (1740-1806). Moreau-le-Jeune est dessinateur et graveur de fêtes, de scènes parisiennes, tandis que Moreau l’Aîné est avant tout paysagiste. Louis XVI nomma Moreau-le-Jeune dessinateur des « menus plaisirs ». Celui-ci représenta le sacre du roi en 1775 et le « couronnement » de Voltaire en 1778. Moreau illustra également les œuvres de son ami Jean-Jacques Rousseau.

L’œuvre La gravure fait allusion à un épisode précis de la fin du chapitre III, relaté aux lignes 88 à 95. Elle en est une illustration fidèle. La composition fait apparaître deux parties, séparées par un arbre au feuillage luxuriant, derrière lequel se cachent les deux femmes. À gauche de l’arbre, l’Ingénu complètement nu, les jambes immergées, est vu de dos, ses bras sont croisés sur la poitrine. Notre héros attend le baptême, comme il le précise au chapitre suivant. À droite de l’arbre, Mlle de Saint-Yves et, à sa droite, Mlle de Kerkabon se penchent vers l’étang et observent avec beaucoup de curiosité « de quoi il s’agissait ». La gravure traduit l’humour légèrement grivois de Voltaire. Le regard des deux femmes – on le comprend – se dirige clairement vers l’anatomie de l’Ingénu. En effet, à l’endroit où elles sont placées, elles ne peuvent voir que son profil ! On peut observer à l’arrière-plan, et relativement flou, un troisième personnage levant les mains vers le ciel : il s’agit de l’abbé de Kerkabon, qui ne voit peut-être pas les deux femmes cachées, mais seulement son neveu. Son geste traduit la surprise et peut-être l’indignation. La valeur esthétique de cette gravure tient à la représentation de la nature, à la variété de la végétation. L’importance du décor naturel peut être interprétée comme une allusion à l’état de nature qu’incarne l’Ingénu.

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Relations avec le texte et les autres œuvres présentées On l’a dit : la gravure, à la différence des autres illustrations retenues pour cette édition, est étroitement liée au récit. Encore les lignes 88 à 95 du chapitre III ne mentionnent-elles pas l’arrivée de l’abbé de Kerkabon, le troisième personnage aperçu sur la gravure.

Travaux proposés – On pourra proposer une comparaison avec la représentation de « Suzanne et les vieillards », épisode biblique montrant une jeune femme au bain, épiée et surprise par deux vieillards concupiscents. Il est possible de voir dans cette gravure – et peut-être dans le récit lui-même – une inversion parodique de cet épisode. – Effectuez une recherche sur les représentations graphiques du Sauvage au XVIIIe siècle. Peut-on y retrouver la trace de préjugés européens ?

◆ « Cortés rencontre les Indiens de la région de Tlaxcala » (p. 44) L’œuvre Se reporter aux réponses à la question 5 et à la question préliminaire (p. 13).

Travaux proposés – Recherchez d’autres représentations de Cortés. Sont-elles flatteuses ? Quelles intentions révèlent-elles ? – Étudiez quelques représentations photographiques de pionniers et de colons. Ont-elles une fonction documentaire ? didactique ?

◆ Louis XIV par Charles Le Brun (p. 66) L’auteur Le nom et l’œuvre de Charles Le Brun sont à jamais attachés à la splendeur de Versailles et du Roi-Soleil. Ce fils de sculpteur travailla dans l’atelier de Simon Vouet et effectua le traditionnel voyage à Rome pour découvrir la sculpture antique, Raphaël et les Carrache. Il dirigea la décoration de Vaux-le-Vicomte (1658-1661). À la chute du surintendant Fouquet en 1661, il passa au service du roi et devint le premier peintre de la Couronne. Il commença la peinture de la galerie d’Apollon au Louvre, puis orchestra la décoration du château de Versailles en choisissant les artistes et en leur imposant un style. Lui-même participa à la décoration de la galerie des Glaces avec ses salons de la Paix et de la Guerre.

L’œuvre Le portrait de Charles Le Brun nous montre un monarque encore jeune dont le visage exprime l’autorité et la volonté. Louis XIV porte une armure, il est représenté en chef des armées. On se souvient qu’il prit part aux campagnes militaires et mena avec succès une politique de conquêtes.

Relations avec le texte et les autres œuvres présentées – On pourra comparer ce portrait avec les propos du pasteur protestant, au chapitre VIII, évoquant un monarque mal conseillé. – Un rapprochement est également possible avec le célèbre tableau de Hyacinthe Rigaud représentant un Louis XIV plus âgé.

Travail proposé – On pourra étudier l’expression de l’éloge dans la littérature et dans les arts plastiques.

◆ Atala au tombeau par Anne Louis Girodet-Trioson (p. 154) L’auteur Second Prix de Rome en 1786 et Grand Prix en 1789, Anne Louis Girodet-Trioson (1767-1824) affirme son originalité dès son séjour et ses envois romains. Son art impose facilement son originalité parmi les œuvres néoclassiques et le situe déjà dans le romantisme. Girodet est passionné par les recherches sur les effets lumineux. On retiendra Le Sommeil d’Endymion (1793), les Ombres des héros français reçus par Ossian dans le paradis d’Odin (1801), tableau de commande d’une facture déconcertante, et Les Funérailles d’Atala ou Atala au tombeau (1808).

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L’œuvre Se reporter à la réponse à la question 6 (p. 33).

Travail proposé – Travail de recherche sur la peinture romantique : Girodet-Trioson, Füssli, Friedrich. Comparez l’importance de la lumière dans des tableaux de ces trois peintres et expliquez ce qu’elle met en valeur.

◆ Destruction des jésuites de France par les arrêts des parlements en 1762 (p. 173) L’œuvre La composition de la gravure est parlante. Au fond, sont assis, sereins, les membres des parlements. Ils sont les spectateurs satisfaits de la disgrâce des jésuites. Ceux-ci, au premier plan, se penchent vers la droite avec des figures affligées, tels les réprouvés dans les représentations du Jugement dernier. Au premier plan à gauche, le roi, sur un trône, frappe d’indignité les jésuites. Il est paré de tous les insignes de son autorité (couronne, manteau de sacre, sceptre). Il se dresse et de son sceptre ordonne aux jésuites de quitter le royaume. Son geste a un effet immédiat : les jésuites se courbent et certains prennent la fuite. D’autres personnages, comme terrassés au pied du trône, sont plus difficilement reconnaissables car ils ne portent pas de soutane. Le regard est attiré par une créature couchée au premier plan, portant un couteau dans la main et une sorte de masque de théâtre. Cette figure, allégorique, exprime l’hypocrisie et l’esprit comploteur. L’œuvre souligne l’entente entre les parlements et le roi. En outre, au fond du décor, on aperçoit une sorte de polyptyque avec le Christ en croix entouré de saints. Il est clair que la religion et la justice du roi, les pouvoirs spirituels et temporels sont unis pour bannir les jésuites.

Relations avec le texte et les autres œuvres présentées – Tout le conte dénonce la politique néfaste des jésuites, leur emprise sur la politique de Louis XIV. L’illustration est donc en parfaite concordance avec le combat de Voltaire. – On peut aussi établir un parallèle avec le départ des protestants et demander aux élèves de justifier ce parallèle.

Travail proposé – Recherchez dans des manuels d’histoire des caricatures du clergé et replacez-les dans leur contexte historique. On pourra s’orienter sur la période révolutionnaire (1789-1799) et sur la période de la IIIe République (1870-1914).

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B I B L I O G R A P H I E C O M P L É M E N T A I R E

◆ Romans d’apprentissage XVIIIe siècle – Voltaire, Candide, 1759 (coll. « Bibliolycée », Hachette Livre, 2002). – Voltaire, « Histoire des voyages de Scarmentado », 1756 (in Romans et Contes, GF-Flammarion, 1966).

XIXe siècle – Balzac, Le Père Goriot, 1835 (coll. « Le Livre de Poche Classique », L.G.F., 1995). – Flaubert, L’Éducation sentimentale, 1869 (coll. « Folio », Gallimard, 1972).

◆ Fictions du XVIIIe siècle mettant en scène l’Étranger ou le Sauvage – Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville, 1772, publié en 1796 (GF-Flammarion, 2004). – Mme de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, 1747 (GF-Flammarion, 1983). – Montesquieu, Lettres persanes, 1721 (coll. « Folio », Gallimard, 2003). – Prévost, Histoire d’une Grecque moderne, 1740 (GF-Flammarion, 1990). – Sade, Aline et Valcour, 1795 (« Le Livre de Poche Classique », L.G.F., 1994).

◆ Le Siècle des lumières vu par les romans contemporains – Italo Calvino, Le Baron perché, Le Seuil, 1960. – Alejo Carpentier, Le Siècle des lumières, Gallimard, 1962. – Jean-François Parot, L’Homme au ventre de plomb, Jean-Claude Lattès, 2000. – Jean-François Parot, Le Fantôme de la rue Royale, Jean-Claude Lattès, 2001.

◆ Ouvrages sur Voltaire – Yvan Belaval, « L’Esprit de Voltaire », in Studies on Voltaire, vol. LII, 1968. – Jean Goulemot, André Magnan, Didier Masseau (édition sous la direction de), Inventaire Voltaire, coll. « Quarto », Gallimard, 1995. – René Pomeau, La Religion de Voltaire, Nizet, 1974. – Jean Starobinski, « Le Fusil à deux coups de Voltaire », in Revue de métaphysique et de morale, 1966.