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Littérature française moderne et contemporaine : histoire, critique, théorie M. Antoine Compagnon, Professeur Cours : Écrire la vie II Écrire la vie II (5 janvier 2010) Le cours de cette année se présente comme la suite du cours de l’an dernier. Après avoir posé les prémisses d’une réflexion sur l’écriture de vie qui s’appuyait ponctuellement sur les auteurs cités – mais il a été davantage question de Stendhal et de Proust que de Montaigne –, il s’agit à présent de se frayer une voie à travers le texte des Essais, selon l’idée montaignienne que l’intérêt de la chasse est dans la quête, plutôt que dans la prise : « L’agitation et la chasse est proprement de nostre gisbier quotidien […] car nous sommes nais à quester la vérité […] » (II, 12) ; « Qui n’aime la chasse qu’en la prise, il ne lui appartient pas de se mesler à nostre escole » (III, 5). Montaigne est donc cette année au centre de notre « terrain de chasse », sous l’angle de la présence de la vie dans l’écriture des Essais. On s’est attardé l’an passé sur la théorie actuelle du moi narratif développée par les philosophes moraux analytiques, tels Charles Taylor et Alasdair MacIntyre, et introduite en France par Paul Ricœur. Cette doxa contemporaine liant identité et narrativité inverse en quelque sorte les présupposés sur lesquels reposaient la pensée critique des années soixante-dix, en s’opposant à la condamnation de l’écriture de vie, de son abus et de son aporie, portée au xx e siècle par Proust, Sartre, Barthes ou Foucault. Ce bref rappel du chemin parcouru l’année passée ne pouvait éviter de confronter la réflexion théorique menée dans le cadre de ce cours et la pratique même de l’écriture de vie qui l’a accompagnée, jusqu’à la publication, à l’automne 2009, du Cas Bernard Faÿ, sans qu’il y ait pourtant eu contamination consciente entre ces deux entreprises. Ce sont donc les raisons de cette ignorance réciproque entre d’une part, la main du théoricien préparant chaque semaine un cours sur l’écriture de la vie, et de l’autre, celle du biographe s’attelant à l’écriture de la vie d’un pair,

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M. Antoine Compagnon, Professeur

Cours : Écrire la vie II

ÉcrirelavieII(5 janvier 2010)

Le cours de cette année se présente comme la suite du cours de l’an dernier. Après avoir posé les prémisses d’une réflexion sur l’écriture de vie qui s’appuyait ponctuellement sur les auteurs cités – mais il a été davantage question de Stendhal et de Proust que de Montaigne –, il s’agit à présent de se frayer une voie à travers le texte des Essais, selon l’idée montaignienne que l’intérêt de la chasse est dans la quête, plutôt que dans la prise : « L’agitation et la chasse est proprement de nostre gisbier quotidien […] car nous sommes nais à quester la vérité […] » (II,  12) ; « Qui n’aime la chasse qu’en la prise, il ne lui appartient pas de se mesler à nostre escole » (III, 5). Montaigne est donc cette année au centre de notre « terrain de chasse », sous l’angle de la présence de la vie dans l’écriture des Essais.

On s’est attardé l’an passé sur la théorie actuelle du moi narratif développée par les philosophes moraux analytiques, tels Charles Taylor et Alasdair MacIntyre, et introduite en France par Paul Ricœur. Cette doxa contemporaine liant identité et narrativité inverse en quelque sorte les présupposés sur lesquels reposaient la pensée critique des années soixante-dix, en s’opposant à la condamnation de l’écriture de vie, de son abus et de son aporie, portée au xxe siècle par Proust, Sartre, Barthes ou Foucault.

Ce bref rappel du chemin parcouru l’année passée ne pouvait éviter de confronter la réflexion théorique menée dans le cadre de ce cours et la pratique même de l’écriture de vie qui l’a accompagnée, jusqu’à la publication, à l’automne 2009, du Cas Bernard Faÿ, sans qu’il y ait pourtant eu contamination consciente entre ces deux entreprises. Ce sont donc les raisons de cette ignorance réciproque entre d’une part, la main du théoricien préparant chaque semaine un cours sur l’écriture de la vie, et de l’autre, celle du biographe s’attelant à l’écriture de la vie d’un pair,

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lui aussi spécialiste de Proust, professeur aux États-Unis puis au Collège de France, qu’il a fallu tenter d’élucider, après coup. Ce n’est que dans le retour a posteriori sur cette entreprise contradictoire de déchiffrement d’une vie que s’est imposée sa dimension inquisitrice, sa parenté avec la démarche du détective qui force les secrets d’autrui, pénètre par effraction dans son existence, enfin cherche à donner une cohérence aux événements qui la constituent, en une chasse où la prise n’est pas toujours celle que l’on attendait…

L’œuvre de Montaigne offre aujourd’hui un point d’appui pour tenter de résister à ce lieu commun de la vie comme récit qui est au fondement de l’idéologie contemporaine : « ce ne sont pas mes actes que je descris, c’est moy, c’est mon essence » affirme-t-il au chapitre « De l’exercitation » (II, 6). Les Essais permettent en effet de saisir le moment historique du passage du genre classique des Vies exemplaires au genre moderne de la biographie individuelle et particulière, selon une perspective diachronique que les derniers cours de la session précédente avaient commencé d’esquisser à partir d’une rapide enquête sur le mot même de biographie.

À partir de l’analyse des moments de vie fugitifs, des épiphanies, des « vies minuscules », des parenthèses – comme cette allusion à la mort de ses enfants dans un ajout au premier chapitre des Essais  – qui émaillent çà et là le tissu du texte montaignien, on veut saisir les rapports entre l’écriture de la vie et l’écriture du moi, qui marque l’émergence de la subjectivité moderne. L’inflation du moi traduit chez Montaigne la substitution d’un discours de vérité sur un homme particulier et approximatif à un discours d’exemplarité prenant appui sur l’examen de la conduite des grands hommes. Ainsi se comprend la célèbre formule liminaire du chapitre « Du repentir » (III, 2) : « Les autres forment l’homme ; je le recite et en represente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu’il n’est ». Le verbe réciter renvoie ici moins au « récit de soi » comme relation de paroles, de faits et gestes, suivant une narration qui les relie, qu’à l’idée de liste, d’énumération d’événements discontinus, d’ébauches de récits de vie.

Montaigneetl’écrituredelaviedansl’Histoire(12 et 19 janvier 2010)

La présence de la vie dans les Essais se manifeste par une attention aux particularités de l’individu non seulement dans la peinture du moi qui définit l’entreprise de Montaigne, mais aussi dans sa lecture des historiens. Cette lecture procède d’un détournement du regard vers les idiosyncrasies, les tics, les détails qui se révèlent sous les Vies des hommes illustres telles que les rapportent les Anciens, notamment Plutarque, très présent dans les Essais, mais aussi Salluste, César, Tite-Live, Catulle, et Quinte-Curce, ainsi que les historiens contemporains, tels que Froissart, Commynes ou Guichardin. Les Vies livrées par ces auteurs sont abondamment lues et commentées par Montaigne, mais détournées de leur fonction d’exemplarité.

Dans la Vie d’Alexandre par Plutarque, il relève les contradictions d’un caractère à la fois doux et cruel, calme et colérique, il s’attache aux défauts, aux vices épinglés

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parmi les vertus, montrant l’individualité sous l’armure du héros. Le chapitre « Des senteurs » (I,  55) s’ouvre ainsi sur l’évocation de la sueur d’Alexandre qui « épandoit une odeur suave, par quelque rare et extraordinaire complexion dequoy Plutarque et autres recherchent la cause » : le topos de la bonne odeur d’Alexandre rejoint celui de la dignitas homini. Le détail physique, emprunté à Plutarque et épinglé sous la plume de Montaigne par le truchement de la paronomase qui lie le terme sueur à l’adjectif suave, dénote une sensibilité toute moderne aux odeurs.

Dans le chapitre « De la présomption » (II, 17), il s’applique à relever chez les historiens d’autres détails physiques, touchant au corps, aux gestes et aux mimiques des grands hommes : c’est Alexandre penchant la tête de côté, César se grattant la tête d’un doigt, Cicéron se grattant le nez, etc. Ces manifestations physiques incontrôlées, révélant par des détails intimes la « forme » et le « naturel » qui transparaissent sous l’apparence uniforme des hommes illustres, constituent un thème privilégié des Essais qui fournit de ce point de vue l’ébauche d’une histoire de l’intimité fondée sur une attention au langage du corps.

Sous couvert d’examiner les deux faces d’un même vice –  « s’estimer trop » et « n’estimer pas assez autrui »  –, Montaigne livre dans ce chapitre le premier autoportrait des Essais et avoue qu’il ne connaît « rien digne de grande admiration ». La fréquentation des « riches ames du temps passé » lui fait rabaisser ses contemporains et juger son siècle médiocre ; dans tout homme, dans toute vie, il trouve des détails décevants, contradictoires : « Je connoy des hommes assez, qui ont diverses parties belles […]. Mais de grand homme en général, et ayant tant de belles pieces ensemble […], ma fortune ne m’en a fait voir nul ». La Boétie est le seul de ses contemporains à lui apparaître comme un grand homme digne des Anciens par sa vertu, mais à qui la fortune a manqué pour produire de grandes actions. L’énumération des grands militaires, des souverains et poètes illustres qui ont brillé par quelques aspects de leur vie, sert à illustrer cette idée qu’aucun homme n’est complet, total, sans discordance.

Le chapitre « Des plus excellens hommes » (II, 36), dont le titre est la traduction du De Viris illustribus, dresse le Panthéon de Montaigne selon trois parallèles conçus à la manière de Plutarque, qui mettent en valeur le premier nom par rapport au second : Homère contre Virgile, Alexandre contre César, Épaminondas contre Scipion. Les trois héros ainsi « mis à l’essai » forcent une admiration qui trouve cependant toujours quelque contradiction contre laquelle elle résiste. Ainsi d’Alexandre, dont le portrait est corrigé à la lecture de Quinte-Curce selon le détail d’actions particulières qui noircissent le tableau uniforme de ses vertus tel que le brosse Plutarque. Même la liste des vertus d’Épaminondas, placé par Montaigne au-dessus de tous les autres, est entachée d’un détail compromettant : « Je ne connois nulle forme ny fortune d’homme que je regarde avec tant d’honneur et d’amour. Il est bien vray que son obstination à la pauvreté, je la trouve aucunement scrupuleuse ». Cette conduite, qui suscite l’admiration sans pouvoir cependant en faire désirer l’imitation, ne peut donc prétendre à l’exemplarité : la critique des grands hommes mène à un éloge de la vie moyenne, médiocre.

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Montaigne se réclame de Plutarque, qui affirmait à l’ouverture de la Vie d’Alexandre : « je n’ai pas appris à écrire des histoires mais à écrire des vies seulement ». Définissant la tâche du biographe par opposition à celle de l’historien, selon l’intérêt qu’il porte à l’intime, il revendiquait déjà le projet d’enregistrer les « légères choses », plus révélatrices de la « forme » d’un grand homme, de son vice ou de sa vertu, que la narration de ses « glorieux exploits ». La conception de l’histoire selon Montaigne repose donc sur une attention aux signes capables de révéler l’intériorité des grands hommes. Dans le chapitre « Des livres » (II, 10) consacré aux historiens, dont il affirme qu’ils sont sa « droitte balle » – le « vrai gisbier de mon estude » avait-il écrit d’abord –, Montaigne dit sa préférence pour ceux qui, comme Plutarque, s’intéressent plus « aux conseils qu’aux evenemens, plus à ce qui part du dedans qu’à ce qui arrive au dehors ». L’opposition marquée entre les historiens des grands faits et « ceux qui escrivent les vies » recoupe alors l’antinomie, récurrente dans les Essais, entre les termes conseils et evenemens.

Le mot de conseil, qui renvoie à l’idée de délibération, de parti pris, est au centre du chapitre « Divers evenemens de mesme conseil » (I,  24), qui fait pendant au premier chapitre des Essais « Par divers moyens on arrive à pareilles fins ». Voulant défendre l’idée que la confiance que l’on place en autrui l’engage en retour à accorder sa propre confiance, ces chapitres proposent l’exposé de deux stratégies contraires pour attirer la clémence de l’ennemi : d’un côté, la soumission et l’humilité ; de l’autre, la fierté. Le récit d’un moment de cruauté d’Alexandre allant à l’encontre de sa magnanimité légendaire, donné dans une addition de 1588 au premier chapitre, l’illustre à merveille : l’anecdote non seulement révèle l’incohérence du caractère du grand homme, mais encore fournit un contre-exemple à l’idée que la fierté face à l’ennemi puisse attirer sa commisération. Quant au chapitre « Divers evenemens de mesme conseil », il propose l’exemple, emprunté à Plutarque, de la clémence d’Auguste pour Cinna, auquel vient s’opposer celui de la magnanimité de François de Guise à l’égard de Poltrot de Méré qui l’assassine quelques mois plus tard.

Aucune vie exemplaire ne résiste à l’examen attentif de Montaigne, pas même celle de Socrate, critiqué au dernier chapitre des Essais. La conception de l’Histoire selon Montaigne rejette donc le modèle des Vies exemplaires pour emprunter la voie de l’étude de cas : le chapitre « De l’institution des enfants » (I, 26) exprime un intérêt éthique pour les Vies qui ne sont plus données comme des exemples à imiter, mais comme des cas à étudier pour se former le jugement.

« J’aime les historiens ou fort simples ou excellens » écrit Montaigne au chapitre « Des livres » (II, 10), selon une gradation menant des « simples » aux « sages » qui sera reprise par Pascal. Les historiens « simples », par la bonne foi dont leur simplicité est garante, se trouvent être les témoins les plus dignes de confiance : ainsi de Froissart qui livre la matière de l’histoire sans l’encombrer de ses jugements. Ils partagent cette fides, propre à l’« honnête homme », avec les grands historiens philosophes de l’Antiquité, attachés à décrire les mœurs et les conditions des hommes. Déjà, au chapitre « Des cannibales » (I, 31), l’« homme simple et grossier » représente le témoin parfait ; pourtant, faute de disposer d’un tel témoin, Montaigne s’appuie sur les récits des cosmographes André Thevet et Jean de Léry. L’autopsie, ou

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témoignage oculaire, sert de fondement à une Histoire qui se veut récit de la vie telle qu’elle a été : César pourrait incarner cette figure de témoin direct, en même temps que de grand homme ; mais, bien qu’il rapporte les pensées des autres avec fidélité, il a le tort de dissimuler les siennes propres.

Ce qui intéresse Montaigne historien, c’est la concordance entre la vie et le discours des grands hommes, la conformité de leur dire avec leur action : c’est « une belle harmonie quand le faire et le dire vont ensemble » (II, 31). Cherchant des exemples de cette « belle harmonie » du dire et du faire, il n’en trouve qu’une douzaine chez les Anciens, parmi lesquels Caton, auquel il adjoint Sénèque et Plutarque au chapitre suivant « De la défense de Sénèque et Plutarque » (II, 32). L’idée d’une harmonie des parties, qui définirait le « grand homme », a partie liée avec la notion d’« estre universel », comme il l’appelle dès 1580. On touche ici aux limites du mobilisme de Montaigne, qui souligne les contradictions et les incohérences des individus, mais au sein d’une exigence de conformité dans la reconnaissance de la « forme maîtresse », de la singularité de son « estre universel ».

Les«momentsdevie»danslesEssais(26 janvier et 2 février 2010)

Cette conception de l’Histoire comme casuistique informe la pratique de l’écriture de la vie dans les Essais, qui s’appuie sur le récit d’anecdotes, de choses vues, vécues, lues ou entendues formant autant de petits contes à valeur d’exemples venant nourrir la réflexion.

Le chapitre « Divers evenemens de mesme conseil » (I, 24) présente, suivant une structure en chiasme, deux cas opposés de magnanimité qui soutiennent la morale de la fides proposée par Montaigne. Introduits dans une addition de 1588, dans l’après-coup de la relecture, ces deux exemples développent le récit de deux expériences personnelles contradictoires venant illustrer une éthique de la main tendue : le premier en fournit le contre-exemple à partir d’une scène dont Montaigne fut jadis le témoin oculaire, tandis que le second, fondé sur une anecdote dont il fut le protagoniste, en montre la réussite.

Le premier « moment de vie » est introduit par l’énoncé de la morale qu’il est chargé d’illustrer : « C’est un excellen moyen de gagner le cœur et volonté d’autrui que d’aller sousmettre et fier, pourvu que ce soyt librement et sans contrainte d’aucune nécessité, et que ce soyt en condition qu’on y porte une fiance pure et nette, le front au moins deschargé de tout scrupule ». Le récit s’ouvre, sans transition, sur une formule de témoignage courante dans les Essais : « Je vis en mon enfance un gentihomme », qui introduit un épisode historique capital, celui de la mise à mort de Tristan de Moneins lors de la révolte populaire contre la gabelle qui eut lieu à Bordeaux en 1548. Le récit de l’événement en lui-même est expédié en une seule phrase, pour arriver plus vite au dénouement, qui seul importe en vue de la leçon que veut en tirer Montaigne. Ce modèle de récit bref, condensé en une phrase unique mais complexe, fondée sur l’accumulation d’infinitifs, de participes passés et présents, est récurrent dans les Essais : la succession rapide des faits révèle une syntaxe qui va à l’essentiel, sur le modèle du style de la magistrature.

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Montaigne simplifie les événements jusqu’à les rendre abstraits, pour mettre en cause l’attitude passive et soumise du « gentilhomme » qui, selon lui, aurait eu pour effet d’exciter la foule contre lui. Il s’agit là encore d’examiner la relation entre le conseil et l’événement, de pénétrer les « secrets » de l’attitude – du conseil – adoptée par Tristan de Moneins qui conduisit à l’événement, sa mise à mort.

Sans rien dire de la répression sanglante qui suivit, il enchaîne sur le récit de la seconde expérience qui, venant en fournir le contre-exemple, illustre la même leçon. Ce second conte montre Montaigne, alors maire de Bordeaux, dans une situation comparable à celle dont il fut le témoin dans son enfance : dans le contexte d’une revue des troupes dans un climat de tension entre la ligue catholique et la Ville, en 1585, il a pu se remémorer la scène de son enfance et redouter de connaître le même sort que Tristan de Moneins. Après un récit tout aussi économique que le premier, il commente son propre exemple à la manière de l’Histoire antique : l’issue de l’événement est déterminée par le parti que prend Montaigne, contre l’avis majoritaire, avec une « secrete fiance » qui avait manqué jadis à Tristan de Moneins. L’épisode serait à la source du Discours de la servitude volontaire de La Boétie, comme exemple de la subordination des hommes aux puissances qui les gouvernent.

Les dénouements opposés de ces deux anecdotes sont livrés sans aucune explication : au lecteur de restituer la logique du propos, en relation avec la morale énoncée. L’événement personnel, qui trouve sa place dans la continuité du chapitre au moment de la réécriture, fournit un exemple très concret de la relation complexe qu’entretiennent les livres (lus ou écrits) et la vie. On peut supposer en effet qu’au moment des faits, Montaigne avait à l’esprit son chapitre et les exemples tirés de l’Histoire sur lesquels il avait médité ; en retour, il y ajoute en 1588 un événement antérieur à la première rédaction (le souvenir d’enfance) et un événement postérieur (celui de 1585), l’écriture rétrospective jouant ainsi sur la superposition des temporalités et des événements, dont il fut le témoin ou le protagoniste.

Comme c’est souvent le cas dans les Essais, l’expérience personnelle intervient donc après coup, à titre de confirmation ou de constatation de la leçon originale, ici comme argument d’abord a contrario, puis a fortiori, au point que l’on peut se demander si la leçon ultime ne tient pas dans le choix du parallèle comme modèle de construction du récit de vie : pour que le moment de vie puisse trouver sa place dans le texte des Essais, l’anecdote doit être replacée dans une construction narrative ou argumentative fondée sur le rapprochement ou l’opposition.

Le chapitre « De la consience » (II, 5) fait de nouveau allusion à l’événement de 1585, au sein du récit d’un souvenir personnel, très concis et abstrait dans la version de 1580, qui se nourrit, par le truchement de l’addition de 1588, d’une allusion précise au frère cadet, Pierre. Le récit personnel, venu illustrer l’idée que notre propre conscience nous trahit mieux que tout témoin étranger, se double d’une anecdote tirée de Plutarque et réécrite par Montaigne dans le sens de la brièveté, autour d’un parricide ayant avoué lui-même, mais involontairement, le crime qui travaillait sa conscience. Le chapitre se clôt sur une autre anecdote, réécrite à partir des chroniques de Froissart, qui montre, par l’absurde et dans

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la continuité de l’argumentation précédente, l’inutilité de la torture ; elle met en scène la cruauté d’un général ayant fait ouvrir le ventre d’un soldat accusé d’avoir volé à une femme la bouillie de ses enfants pour trouver les preuves du larcin : « Condemnation instructive » commente Montaigne, en une conclusion aussi ramassée qu’ambiguë.

Force est de constater que les moments de vie relatés dans les Essais sont souvent objets d’additions : il ne s’agit pourtant pas d’anecdotes pittoresques, convoquées pour créer un quelconque « effet de réel », mais bien d’épisodes essentiels, en ce qu’ils touchent à des questions de vie ou de mort.

L’écrituredelaviedanslesEssais,entreHistoireettémoignage(9 et 16 février 2010)

Les « moments de vie » insérés dans les Essais sont tirés soit des livres qu’a lus Montaigne, soit de son expérience personnelle, selon une alternative qui reconduit les deux extrémités de la gradation menant du témoin simple au « sage », tous deux également et exclusivement dignes de foi.

Dans une longue addition de 1588 à la fin du chapitre « De la force de l’imagination » (I, 21), Montaigne se justifie de l’invraisemblance de certaines de ses anecdotes en déclinant toute responsabilité : « Car les histoires que j’emprunte, je les renvoie à la conscience de ceux à qui je les prens ». « Aussi, ajoute-t-il, les tesmoignages fabuleux, pourvu qu’ils soyent possibles, y servent comme les vrays » ; il avoue même choisir volontiers la lectio difficilior d’une histoire, comme étant la version « la plus rare et memorable ». Montaigne se montre donc assez peu historien dans cette démarche, qui consiste à chercher « ce qui peut advenir » plutôt que ce qui est advenu, ou pour le dire autrement, le conseil plutôt que l’événement, l’intention plutôt que la fortune.

Pourtant, Montaigne s’affirme plus scrupuleux que les historiens mêmes dans la fidélité historique aux plus légères et accessoires circonstances des événements auxquels tient selon lui la vie : il fait preuve, à l’égard du témoignage, du doute scrupuleux du magistrat. Ainsi, il lui apparaît moins hasardeux de commenter les historiens de l’Antiquité que d’écrire l’histoire présente, dont le récit s’appuie nécessairement sur la « foy populaire ». Lecteur avide des historiens, il se refuse à écrire lui-même les Mémoires de son temps – ce qui reviendrait à se faire écrivain plutôt qu’historien  – par conscience de la faiblesse du témoignage. De ce refus découle l’adoption d’un style qui tient à la fois de la nouvelle et du rapport de magistrat.

On ne trouve donc dans les Essais, en guise de récits, que des « contes » relatant des traits, des incidents, avec un sens du détail auquel convient le style coupé du magistrat. L’écriture de la vie y prend la forme du procès-verbal, de l’enregistrement, en concordance avec la qualification des Essais comme registre ou comme rôle. Montaigne y procède en effet à l’enregistrement de ce qui est digne d’être noté –  d’où l’importance de l’adjectif notable  – à la manière des historiens les plus simples ou les plus sages : « Enfin, toute cette fricassée que je barbouille n’est qu’un

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registre des essais de ma vie qui est, pour l’interne santé, exemplaire assez à prendre l’instruction à contre-poil » (III,  13). Voilà donc définis les Essais comme Vie « contre exemplaire », registre de contresens et de contre-exemples, et le terme essai comme « échec » et « inaboutissement ». Par cette comparaison avec le registre du magistrat, se trouve encore réaffirmé le rapport crucial qui lie l’écriture à la vie : les Essais dévoilent leur parenté avec la main-courante et le livre de comptes, chargés de « tenir registre », de consigner et de recueillir la vie, selon l’étymologie même du terme registre, qui renvoie au verbe latin regerere « transcrire, reporter » et à l’expression res gestae « choses faites » –  les « affaires courantes » en quelque sorte, par opposition aux « hauts faits ».

Cette définition des Essais comme registre est à mettre en relation avec la première définition que donne Montaigne de son livre, au début du chapitre « De l’amitié » (I,  28) : « Que sont-ce icy aussi, à la vérité, que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sous certaines figures, n’ayants ordre, suite ny proportion que fortuite ? » La citation rappelle la destination première des Essais, conçus pour servir de cadre au Traité de la servitude volontaire de son ami La Boétie. Le bref chapitre « De l’oisiveté » (I, 8) introduit la métaphore du livre comme registre de fantasques : il s’ouvre sur une double comparaison, l’une, empruntée à Tacite, assimilant l’esprit à des « terres oisives » qu’il faut ensemencer pour contenir les herbes folles, et la seconde, inspirée de Plutarque, filant un parallèle avec les femmes. Une citation de l’Art poétique d’Horace, comparant la poésie sans art poétique à des « songes de malade », vient appuyer l’idée que « l’ame qui n’a point de but établi […] se perd : car, comme on dit, c’est n’estre en aucun lieu que d’estre partout ».

La seconde partie du chapitre développe la comparaison et en tire la leçon attendue : Montaigne y évoque sa retraite de 1571, consacrée, selon la devise inscrite dans la tour de sa librairie « libertas, tranquillitas et otium », à son projet d’entretien de soi avec soi, qui vit naître cette conception des Essais comme « mise en rolle » des « chimeres et monstres fantasques », afin de se donner à soi-même une règle de vie. L’idée que traduisent les termes latins otium et tranquillitas est celle d’oisiveté studieuse, de retraite, en une forme de vie contemplative qui permet la connaissance de soi-même, l’accès à la sagesse, à l’assiette –  le terme est cher à Montaigne, qu’il oppose à celui de branle (II, 12). La métaphore de l’assiette est tirée du champ lexical de l’équitation qui parcourt toute cette fin de chapitre avec les images du « cheval eschappé » et de la « carrière » (substitué au terme affaire dans l’édition posthume) : elle évoque la stabilité à cheval, l’équilibre interne et la concentration intérieure dans le contexte d’un environnement instable, en perpétuel mouvement. La fin du chapitre développe une sorte de psychomachie qui s’appuie sur la dissociation de l’esprit, de l’imagination et du moi, le je renvoyant à la volonté, à l’intention qui organise le combat entre ces deux instances saisies comme extérieures.

Cette discipline que le moi impose à l’esprit et à l’imagination fait donc figure d’ascèse contre la mélancolie qui nourrit la solitude de l’otium. L’écriture des Essais – activité essentielle de l’otium cum dignitate, selon la formule cicéronienne – joue

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le même rôle que, chez Cicéron et chez Sénèque, l’écriture des lettres dans la méditation solitaire, à cette différence près que ces auteurs visaient, au-delà de l’ascèse, la postérité. Mais, faute de destinataire après la mort de l’ami La Boétie, les Essais ne peuvent prendre la forme d’une correspondance.

Les nombreuses métaphores juridiques ou comptables du registre et du rolle inscrivent donc l’œuvre dans le champ de la liste plutôt que du récit ; elles témoignent de l’émergence du moi chez Montaigne comme instance de contrôle de l’esprit et de l’imagination. Force est de constater l’effet rétroactif du projet d’écriture ainsi défini sur la vie elle-même : « J’escoute à mes resveries par ce que j’ay à les enroller » (II, 18). L’instruction d’autrui apparaît comme une autre finalité de l’écriture de vie dans les Essais : elle s’exprime par le biais d’un troisième terme, concurrent de ceux de registre et de rolle, le controlle ou contrerolle, « registre tenu en double pour vérifier le rolle ». Le livre se donne comme écriture seconde, qui vise à rendre compte, à « contrôler » au sens d’« inscrire sur un contrerolle », l’inconstance de la vie, la diversité de la fortune : « Il faut accommoder mon histoire à l’heure […] C’est un contrerolle de divers et muables accidens et d’imaginations irresolues » (III, 2).

À côté de ce thème récurrent dans les Essais, se développe celui du « défaut de mémoire » qui exclut, de fait, l’œuvre du champ des Mémoires : « Encores en ces ravasseries icy crains-je la trahison de ma memoire, que par inadvertance elle m’aye faict enregistrer une chose deux fois » (III, 9). L’écriture comme notation vise ainsi à remédier à la mauvaise mémoire, elle est un « aide-mémoire » : « À faute de memoire naturelle, j’en forge de papier » (III, 13) écrit Montaigne, suivant peut-être le modèle de son père qui, tenant registre des négoces du ménage, écrivait jour après jour, « les memoires de l’histoire de sa maison » (I, 35).

L’inventiondumoi(2 mars 2010)

L’analyse de l’un des rares moments de vie dans les Essais a servi de transition de l’analyse du récit de vie vers une enquête sur l’invention du moi chez Montaigne : écrire la vie mène à inventer le moi. Le chapitre « De l’exercitation » (II, 6) donne le récit d’une chute de cheval qui fut pour Montaigne une expérience traumatique, touchant à la fois à la mort et au retour à la vie : l’anecdote personnelle conduit à une réflexion sur l’étude de soi, menée dans une très longue addition de 1588 et qui prend au fil du récit une ampleur disproportionnée par rapport à la nécessité de l’argumentation, jusqu’à gagner son autonomie.

Le chapitre s’ouvre sur une leçon de morale générale et impersonnelle sur la question de la préparation à la mort ; s’il est une expérience à laquelle on ne peut se préparer en effet, c’est celle de la mort : « on ne peut essayer la mort qu’une fois ». Pourtant, il existe des états voisins de la mort, comme le sommeil, qui peuvent nous en rapprocher, et pour lesquels Montaigne montre un intérêt moderne en tant qu’états intermédiaires de la conscience échappant au contrôle de l’intention. Partant des exemples tirés des philosophes de l’Antiquité qui ont analysé le passage de l’âme entre la vie et la mort, il pose la question du moi à

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partir de son absence : le cas de la « défaillance de cœur », de la perte de connaissance, permet, mieux que l’état d’endormissement, d’approcher la mort.

Le long récit de la chute de cheval occupe les deux tiers du chapitre, qui s’ouvre sur la mention d’une lacune de la mémoire : Montaigne ne peut dater l’accident, alors même qu’il en fournit un récit très détaillé, servi par un style anecdotique et ramassé caractéristique du récit de vie dans les Essais. La précision de la description – le cheval « abattu et couché tout estourdi », l’épée, la ceinture, etc. – est celle du récit de témoignage, bien qu’il dit avoir perdu connaissance au moment de sa chute, au point d’être resté comme « mort » et frappé d’amnésie. Il s’agit donc d’un récit de seconde main, rapporté après coup par des témoins dont il avoue ensuite qu’ils lui ont caché les véritables circonstances de l’accident.

Montaigne retrace toutes les étapes de son retour à la vie en une longue « recordation ». Dans le premier réveil de la conscience, il sent la proximité de la mort, qui se caractérise par une présence superficielle de l’esprit combinée à une insensibilité physique ; cette expérience est venue confirmer l’idée, soutenue par Montaigne contre l’avis de La Boétie, que le passage de la vie à la mort s’accompagne de « cette douceur que sentent ceux qui se laissent glisser au sommeil ». La suite du récit développe le rôle de l’imagination, des actions inconscientes et involontaires, dans cette sorte d’état de subjectivité intermédiaire qui caractérise le retour progressif à la conscience après l’évanouissement, dans le « béguayement » du sommeil qui nous fait sentir le monde extérieur comme « aux bords de l’ame ». Les pensées qui émergent en lui dans cet état de semi-conscience, notamment l’idée de commander un cheval pour sa femme, viennent d’une âme « comme léchée seulement et arrosée par la molle impression des sens ». À cet état de douceur et de langueur provoqué par la séparation de l’âme et des souffrances du corps, s’oppose celui des heures suivantes qui font renaître et le corps et la douleur.

Cette longue exploration des états de la conscience, qui prend donc corps à partir d’une « source vivante », par opposition aux sources livresques dont se nourrit dans les autres chapitres l’écriture de la vie, montre comment l’écriture de la vie passe par « l’essai » de la mort. Les occurrences du verbe essayer sont nombreuses dans ce chapitre, qui se révèle essentiel pour la définition des Essais, notamment par cet approfondissement de l’analyse qui déplace l’intérêt du récit de la chute mortelle vers l’enquête sur le moi : Montaigne est en quelque sorte revenu de la mort pour la décrire d’une voix bien différente de celle des philosophes qu’il évoquait à l’ouverture du chapitre.

La conclusion en est très brève, du moins dans la version de 1580 : « car à la vérité, pour s’apprivoiser à la mort, je trouve qu’il n’y a que de s’en avoisiner. […]. Ce n’est pas icy ma doctrine, c’est mon estude ; et ce n’est pas la leçon d’autruy, c’est la mienne ». Une longue addition de 1588 introduit une justification de l’écriture personnelle en insistant, plus encore qu’ailleurs dans les Essais, sur le moi : « C’est une espineuse entreprinse, et plus qu’il ne semble, de suyvre une allure si vagabonde que celle de nostre esprit ; de penetrer les profondeurs opaques de ses replis internes […] Il y a plusieurs années que je n’ay que moy pour visée à mes pensées, que je ne contrerolle et estudie que moy ; et, si j’estudie autre chose,

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c’est pour soudain le coucher sur moy, ou en moy, pour mieux dire ». « Profondeurs opaques », « replis internes » : voici ces « bords de l’âme », ces régions inconnues de la conscience que Montaigne est l’un des premiers à étudier.

L’écrituredelavieetl’essaidelamort(9 et 16 mars 2010)

L’épisode de la chute de cheval renvoie à la proximité entre l’écriture de vie et l’essai de la mort. Montaigne est toujours très attentif à la mort des hommes : « Qui apprendroit les hommes à mourir, leur apprendroit à vivre » écrit-il au chapitre « Que philosopher c’est apprendre à mourir » (I,  20). Cependant, cette prédilection pour le sujet de la mort n’est pas simple prétexte à l’écriture ; la mort est le critère permettant de décider ce qu’a été une vie, selon l’idée énoncée au chapitre « Qu’il ne faut juger de notre heur qu’après la mort » (I,  19) : « Au jugement de la vie d’autruy, je regarde tousjours comment s’en est porté le bout ». Montaigne se tient entre l’hypothèse stoïcienne, qui fait de la mort le but de la vie, et l’hypothèse épicurienne faisant de la vie un but en soi.

« Le but de nostre carriere, c’est la mort » ; d’où la nécessité de se préparer à la mort, d’apprendre à l’attendre sans peur : « La préméditation de la mort est préméditation de la liberté ». Le chapitre « Que philosopher c’est apprendre à mourir » avance deux hypothèses pour expliquer l’affinité de la philosophie et de la préparation à la mort : soit la philosophie nous prépare à la mort parce qu’elle lui ressemble, en ce qu’elle nous extrait de notre corps ; soit elle nous aide à surmonter la peur de la mort, car elle est une ascèse, une manière de meditatio mortis. Montaigne s’éloigne pourtant de l’idée que la philosophie doit nous apprendre à vaincre la crainte de la mort à partir de 1580. Arrivé à un tournant qui le mène à renier l’héroïsme du stoïcisme, il montre l’interpénétration de la mort et de la vie, en faisant valoir que la mort est déjà présente à tous les instants de la vie, comme l’exemplifie l’apologue de la chute d’une dent au chapitre « De l’expérience » (III,  13) : « cette partie de mon estre et plusieurs autres sont déjà mortes ». La meilleure préparation à la mort ne serait donc pas la méditation, mais la nature qui a mis d’elle-même de la mort au sein de la vie : chaque minute de notre vie est celle d’une perte ; la vraie mort a déjà eu lieu, c’est celle de la jeunesse.

Le chapitre s’achève sur une longue prosopopée de la nature, empruntée à Sénèque, en forme de leçon donnée à l’homme et conçue comme une succession de pointes, d’antithèses et de chiasmes, qui renoue avec la verve sophistique du Tiers Livre en incitant le lecteur à prendre ses distances avec l’argumentation proposée : « Le continuel ouvrage de vostre vie, c’est bastir la mort. Vous estes en la mort pendant que vous estes en vie. Car vous estes après la mort quand vous n’estes plus en vie ». Par ce biais rhétorique proche de l’échappatoire, qui fait écho à la prosopopée de l’esprit à l’imagination sur les bienfaits de la maladie dans la préparation à la mort au chapitre « De l’expérience », Montaigne feint de céder la parole à une instance étrangère susceptible de convaincre l’homme d’accepter la mort comme il accepte la vie. Le raisonnement, quasi sophistique, s’appuie sur l’idée d’une mort continue, progressive, du moi, et donc moins redoutable :

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« J’ai des portraits de ma forme de vingt et cinq, et de trente-cinq ans ; je les compare à celui d’asteure, combien de fois ce n’est plus moi ! ». Cette thèse, servie par un feu d’artifice rhétorique, laisse pourtant entière la question essentielle : quelle instance sera affectée par la mort ultime ?

Le chapitre « De la physionomie » (III, 12) fait pendant à la réflexion sur la mort menée au chapitre « Que philosopher c’est apprendre à mourir » à partir de la leçon des philosophes ; le paradigme en est le même qu’au chapitre « De l’exercitation » qui combine la leçon philosophique au récit d’expériences concrètes de la mort, dont Montaigne fut le protagoniste. Pourtant, le titre semble indiquer une réflexion sur les rapports entre l’aspect physique et le caractère d’une personne, selon le topos d’une concordance entre l’être et le paraître qui sous-tend la physiognomonie, science qui se propose de déchiffrer le caractère et le destin des individus à travers leur apparence physique. La réflexion prend pour point de départ l’exemple de Socrate comme modèle paradoxal de sagesse, par le biais duquel est introduit le motif jusque-là tenu secret dans les replis de longues digressions : le courage devant la mort, thème qui, à travers l’analogie déjà proposée entre hommes simples et hommes sages, débouche sur la question de la sérénité des gens simples devant la mort. Par cette argumentation, dont le déroulement est perturbé par l’intrusion répétée de « moments de vie », la leçon de la vie se substitue à celle des livres.

Ces « moments de vie » sont introduits à la faveur d’une méditation sur les troubles historiques des années 1585-1586, où se conjuguent les effets de la guerre civile, de la famine et d’une épidémie de peste qui décime la population du Périgord. Le constat de la simplicité de l’attitude des paysans résolus face à la mort incite Montaigne à reconsidérer la question de l’acceptation de la mort selon un renversement en faveur des simples contre les « demi-savants », éloignés de la nature et de la simplicité de la vie, autant que de la sagesse des philosophes : « Il est certain qu’à la plus part, la préparation à la mort a donné plus de tourment que n’a faict la souffrance. […] Mais il m’est advis que c’est bien le bout, non pourtant le but de la vie ; c’est sa fin, son extrémité, non pourtant son object ». Ce renversement dialectique en faveur de la vie repose sur une apologie de la « simplicité naturelle », selon l’exemple de Socrate ayant atteint devant ses juges « l’extrême degré de perfection et de difficulté » auquel « l’art [ne] peut joindre ».

Pourtant, Socrate, modèle de philosophie naturelle, constitue une aporie qui vient contredire toute l’argumentation : le philosophe disait de sa laideur « qu’elle en accusoit justement autant en son ame, s’il ne l’eust corrigée par institution ». Une addition exprime cependant les réserves de Montaigne, qui ne voit là qu’un exemple d’ironie socratique : « Mais en le disant je tiens qu’il se mocquoit suivant son usage, et jamais ame si excellente ne se fit elle-mesme ». À partir de l’exception de Socrate, en qui coexistent laideur physique et beauté morale, Montaigne défend la validité d’une position dialectique et modérée, qui distingue la physionomie du caractère. Contre l’autorité des Grecs et des chrétiens plaidant pour la conformité du beau et du bon, il introduit une distance critique, « à deux doits près », vis-à-vis de la théorie physiognomoniste, « car en une face qui ne sera pas trop bien

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composée, il peut loger quelque air de probité et de fiance, comme au rebours, j’ay leu par fois entre deux beaux yeux des menasses d’une nature maligne et dangereuse ». Cette théorie de l’incertitude repose sur le refus de s’en remettre à un quelconque principe, à une règle universelle qui permettrait de se fier toujours à la « mine » des gens.

À la faveur d’une dernière « digression », il introduit le récit de deux épisodes tirés de sa vie personnelle qui fournissent l’exemple des avantages que lui-même a pu tirer, grâce à son apparence physique favorable, de cette croyance en une concordance entre le beau et le bon. Il s’agit de deux récits d’embuscades, qui illustrent sa thèse en montrant comment sa physionomie l’a sauvé de la mort : l’exemple de Montaigne s’oppose donc à celui de Socrate. Ce chapitre aporétique consacré aux relations de l’âme et du corps se clôt sur la même leçon de confiance et de franchise que l’épisode de la revue des troupes relaté au chapitre « Divers evenemens de mesme conseil », sans pour autant que soit tranchée l’énigme de l’identité des hommes, qui n’obéit à aucune règle de conformité entre l’être et le paraître.

L’essentiel réside peut-être dans ces récits d’expériences de la mort, qui constituent une façon de résoudre le paradoxe selon lequel on ne saurait écrire sur la vie avant la mort, du moins sans l’avoir approchée de près. Ces récits montrent qu’en chacune de ces occasions, sa mort, si elle était advenue, aurait été en conformité avec sa vie : cette fidélité de la mort à la vie justifie l’écriture de la vie, en ce qu’elle montre la cohérence d’un caractère, d’une destinée. Nombre de remarques, toujours tardives – à la fin du livre III et dans des additions – vont dans le sens de cette proximité de la mort et de la vie : « Je me contente d’une mort recueillie en soy, quiete et solitaire, toute mienne, convenable à ma vie retirée et privée » (III, 9). Tout le discours des Essais se trouve ainsi autorisé du voisinage de Montaigne avec la mort.

L’écrituredel’intime(23 mars 2010)

À l’horizon de cette réflexion, se profile la question de l’identité et du moi, traitée par le biais d’une écriture du corps et de l’intime qui constitue, avec l’écriture de la mort, l’autre pan de l’écriture de la vie dans les Essais. C’est au chapitre intitulé « Sur des vers de Virgile » (III, 5) que Montaigne va le plus loin dans l’écriture de l’intimité, selon l’impératif d’une cohérence entre le dire et le faire qui le conduit à annoncer : « Je me suis ordonné d’oser dire tout ce que j’ose faire ». Ainsi se trouve justifiée, par cette revendication d’une liberté de parole étrangère à toute censure, la présence du corps et de ses fonctions dans les Essais, qui constituent un jalon essentiel dans l’histoire de la privatisation du corps et des besoins naturels depuis la Renaissance.

L’évocation des évacuations physiques trouve naturellement sa place dans les Essais : au chapitre « De la coutusme et de ne changer aisement une loi reçue » (I, 23), l’examen attentif de l’acte de se moucher selon les coutumes de différents peuples conduit Montaigne à mettre en doute la légitimité de l’usage du mouchoir au nom du relativisme culturel. Nombre de détails ayant trait au corps et à ses fonctions dans les Essais firent l’objet de censures au xviie siècle. C’est le cas, au chapitre « De la

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ressemblance des enfans aux pères » (II, 37), de l’évocation des flatulences, ou encore des observations physiques, certes introduites dans un contexte hygiénique et médical, mais qui témoignent d’un souci du corps jugé indécent, dans les chapitres « De l’expérience » (III, 13) et « De l’art de conférer » (III, 8).

Au chapitre « De l’imagination » (I, 21), l’exemple des flatulences vient contester l’idée d’un contrôle exercé par la volonté sur les fonctions du corps. Le thème joue un rôle crucial dans la définition du moi comme intentio, voluntas ; il rejoint celui de la vanité de l’homme, selon une série de jeux de mots récurrents associant « vent du haut » et « vent du bas » par la proximité phonétique des termes « vent », « ventre » et « vanité », encore renforcée par la référence aux étymons latins vanus et ventus : « Nous sommes partout vent » écrit-il au chapitre « De l’expérience », selon une image tirée de L’Ecclésiaste. Le chapitre « Des coches » (III, 6) introduit une troisième sorte de vent, l’éternuement, jugé plus « spirituel », plus noble, que les deux autres.

La métaphore de la défécation, très fréquente sous la plume de Montaigne, qu’il s’agisse de comparer les Essais aux « excremens d’un vieil esprit » (III,  9) ou, à l’inverse, d’associer l’écriture à la nourriture, renvoie à un topos cher à Rabelais opposant d’un côté la défécation et la littérature excrémentielle, et de l’autre la nutrition et la littérature bien assimilée. Chez Montaigne, ce type de métaphores relève moins de la veine carnavalesque que d’une franchise du propos qui répond à la volonté de ne rien laisser « à couvert ». Ainsi peut se comprendre l’anecdote relatée dans « L’apologie de Raimond Sebond » (II, 12) sur les attitudes opposées de l’école des philosophes péripatéticiens et de celle des Stoïciens au sujet de la satisfaction des besoins naturels en public, qu’il s’agisse de flatulences ou encore de sexualité, selon l’exemple controversé de Diogène Laërce dont Jean de Léry rapporta qu’il avait fait l’amour en public. L’anecdote est pour Montaigne l’occasion de montrer son désaccord avec saint Augustin au sujet de la thèse de la puissance de la volonté et du contrôle de l’esprit sur le corps, contre laquelle il s’inscrit en faux. En témoigne l’ultime leçon, toute épicurienne, des Essais, donnée à la clôture du livre III : « Esope, ce grand homme, vid son maistre qui pissoit en se promenant : “Quoy donq, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ?” ».

Le chapitre « Sur des vers de Virgile » entrelace les thèmes de la sexualité et de la textualité, comme l’a bien montré la critique des années soixante-dix – notamment Terence Cave dans Cornucopian Text (1979) et Jean Starobinski dans Montaigne en mouvement (1982) –, dans une méditation sur l’âge et le désir qui aboutit, après un long et complexe cheminement, à l’aveu le plus difficile à faire. Le point de départ en est un renversement, selon une dialectique opposant la légèreté à la pesanteur, la sagesse à la folie, la tempérance à la volupté : la recherche de la modération appelle dans l’âge mûr une discipline contraire à celle qu’elle exigeait dans la jeunesse : « Par quoy je me laisse asteure aller un peu à la desbauche par dessein » avoue Montaigne.

Ce qui permet de parler de soi avec la plus grande franchise, c’est, selon Montaigne, la proximité de la mort. Cette volonté de confession intime range les Essais aux côtés des livres de « cabinet », espace d’intimité par excellence, qui révèle

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la liaison paradoxale de l’intimité et du discours. L’identité réclamée entre le dire et le faire, énoncée comme une contrainte totalitaire, se heurte pourtant à une aporie constitutive de l’écriture de la vie ; la volonté de transparence se trouve contredite par la résistance même de l’écriture, comme en témoigne une addition de 1588 venue nuancer l’impératif de sincérité énoncé plus haut : « Qui s’obligeroit à tout dire, s’obligeroit à ne rien faire de ce qu’on est contraint de taire ».

Montaigne fait donc passer l’aveu par le biais de citations latines, dont l’accumulation justifie le titre du chapitre et témoigne que seule la poésie – notamment les vers de Virgile et de Lucrèce – parvient à parler de l’amour. Voilà posé le second renversement du chapitre : louant les vertus de la poésie dont l’énergie de la discrétion repose sur l’art de la litote et de l’ellipse, Montaigne vient ainsi inverser la morale de la sincérité professée jusque-là. Ce qu’il découvre alors, au moment même de l’aveu, c’est l’efficacité du secret et de la réticence, le pouvoir du détour d’augmenter la force de l’érotisme et la puissance de l’imagination. Cette apologie des préludes et des préambules tourne à l’éloge paradoxal de la « piperie », de la dissimulation. Ainsi se trouve révisée la morale générale des Essais. « Plus il y a de marches et degrez, plus il y a de hauteur et d’honneur au dernier siege » : l’école de Montaigne est une école de la lenteur, de la digression et de la suggestion au sein d’une morale du tout dire.

L’émergencedel’identitémoderne(30 mars et 6 avril 2010)

Les Essais témoignent de l’émergence d’une conception moderne de l’intime comme ce qui définit le sujet en propre, comme l’ont souligné Terence Cave dans « Fragments d’un moi futur de Pascal à Montaigne » et Charles Taylor dans Sources of the Self. Montaigne y fait un usage intensif du pronom moi, qui entre dans une série de jeux et d’échos avec le pronom sujet je ; on trouve pour la première fois sous sa plume l’emploi de « moi » comme pronom disjonctif sujet : « moi qui me vois et qui me recherche jusqu’aux entrailles ». Le moi apparaît en effet comme une métonymie du livre : « Tout le monde me reconnoist en mon livre et mon livre en moi » (III, 5). S’il n’apparaît jamais dans les Essais dans sa forme substantivée, son emploi récurrent dans des formules où il renvoie à cette substance qui définit le moi montre que Montaigne se tient à la limite de l’emploi moderne.

La quête du moi dans les Essais – à laquelle Pascal doit sa propre réflexion dans le fragment des Pensées intitulé « Qu’est-ce que le moi ? »  – passe par une réflexion sur ce que le moi n’est pas : le chapitre « De l’exercitation », on l’a vu, propose une tentative de définition du moi par ce qui lui échappe. La question du contrôle de la volonté sur les puissances physiques a donc son rôle à jouer dans cette définition, comme le montrent les passages consacrés à la sexualité dans « Sur des vers de Virgile », ainsi que le chapitre « De la force de l’imagination », qui témoigne de l’intérêt de Montaigne pour les moments passagers d’impuissance. Ainsi, la subjectivité ne se trouve plus décrite comme un petit théâtre d’instances en lutte, comme c’est le cas au chapitre « De l’expérience » où le moi est tiraillé entre l’esprit

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et l’imagination présentés comme des acteurs autonomes de la personnalité, mais comme un procès de la volonté devant l’instance supérieure que représente le moi, qu’elle trompe et qu’elle trahit.

La réflexion sur le nom, comme ce qui échappe à la définition de l’identité, constitue l’autre pan de la question du moi telle que l’envisage Montaigne : « le nom, ce n’est pas une partie de la chose ni de la substance, c’est une piece estangere jointe à la chose, et hors d’elle » (II,  16). Malgré la discontinuité de l’identité, exprimée par la formule « Moy asteure et moy tantost sommes bien deux » (III, 5), la permanence d’un noyau de continuité qui traverse la jeunesse et la vieillesse, d’une inertie qui ramène toujours l’individu à lui-même, contribue à définir l’essence du moi malgré le changement constant de son apparence. C’est cet « estre universel » que Montaigne se résout à désigner par le nom propre, à l’ouverture du chapitre « Du repentir » (III, 12) : « Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque particuliere et estangere ; moy, le premier, par mon estre universel, comme Michel de Montaigne ».

Ce mouvement de substantivation du moi que Montaigne initie, sans pour autant le concrétiser entièrement, s’engage à partir du topos antique de l’alter ego qu’il transforme en y introduisant une dimension d’introspection, d’intériorité. La première apparition du moi comme substantif remonte à la période qui sépare les deux premières éditions des Essais : on la trouve sous la plume du poète Desportes, dans la formule « cet autre moi pour qui j’aimais à vivre », périphrase qui désigne l’ami comme « autre moi », alter ego. Montaigne infléchit ce thème à la faveur de l’évocation de La Boétie, au chapitre « De l’amitié » (I, 28), où la vraie amitié est définie comme une confusion des âmes, par opposition à l’entretien qui caractérise l’amitié ordinaire, et selon le thème humaniste, néoplatonicien, d’une unification des volontés dans l’amitié : « C’est je ne sçay quelle quinte essence de tout ce meslange, qui, ayant saisi toute ma volonté, l’amena se plonger et se perdre dans la sienne ; qui, ayant saisi toute sa volonté, l’amena se plonger et se perdre en la mienne, d’une faim, d’une concurrence pareille ».

La saturation du pronom moi qui caractérise l’écriture des Essais culmine dans ce chapitre sur l’amitié : « Si on me presse de dire pourquoy je l’aymois, je sens que cela ne se peut exprimer <qu’en respondant : parce que c’estoit luy, parce que c’estoit moy> ». Voici énoncée la formule idéale et parfaitement symétrique de l’amitié indivisible, dont le caractère essentiel est l’unicité : « Celui qui n’est pas autre ; c’est moy ». Montaigne réactive ici le thème augustinien de la moitié de l’âme : « Nous étions à moitié de tout » affirme-t-il, ajoutant qu’après la perte de son ami, il ne lui semble « n’estre plus qu’à demy ». La formule rappelle celle de saint Augustin, elle-même tirée d’Horace, dans le chapitre des Confessions consacré à la mort de l’ami : « Dimidium animæ suae » ; ille alter, disait Cicéron.

Par ce lien tissé entre amitié et intimité, selon un déplacement vers l’introspection d’un topos de l’Antiquité et de l’humanisme, Montaigne touche au plus près à la substantivation du moi, qui ne renvoie ni à un corps, ni à un nom propre, mais plutôt à une intériorité, à un rapport de soi à soi. Il a partie liée avec l’intime, qui désigne à la fois l’ami le plus proche, le double, et le secret qui définit la personne

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– selon le sens étymologique de l’adjectif, superlatif de interior –, volontiers assimilé aux organes sexuels, aux entrailles : « Nos ames se sont descouvertes l’une l’autre jusqu’au fin fond des entrailles » écrit-il encore à propos de La Boétie. Dans « Sur des vers de Virgile », c’est le projet même des Essais qui est défini comme une recherche du moi « jusques aux entrailles ».

Michel Foucault a analysé, dans Le Souci de soi, l’apparition, dans l’Antiquité tardive, des pratiques d’ascèse qui, selon les mots de Jean-Pierre Vernant, « constituent la personne au-delà d’elle-même », comme « conscience de soi-même ». Pourtant, ces pratiques ne s’appuient pas encore sur les notions d’intériorité et d’unicité de soi que l’on trouve dans les Essais : le « souci de soi » relève dans l’Antiquité tardive d’une pratique sociale. Les premiers siècles du christianisme opèrent un tournant vers une pratique intérieure avec les personnages de l’anachorète, de l’ermite, du saint homme, qui marquent la naissance de l’individu moderne. On distingue ainsi trois stades dans la constitution de cette identité moderne : celui de la biographie, centrée sur la vie d’un personnage singulier ; celui de l’autobiographie où l’individu se raconte lui-même ; enfin, celui des confessions dont la personne intime forme la matière du récit. Si en Grèce, le moi est perçu comme un il, à mi-chemin du sujet de la biographie et de celui de l’autobiographie, chez Montaigne, il se tient dans l’entre-deux du sujet autobiographique et du moi des confessions.

Son intérêt pour le problème de l’usurpation d’identité, de l’erreur sur la personne, comme l’exemplifie le cas de « deux hommes qui se présentoient l’un pour l’autre » (III,  11), montre l’importance de la dimension juridique dans la définition du moi moderne. À la Renaissance, le moi est à peine autre chose encore qu’une place ou une condition individuelle, non plus seulement définie par la naissance, mais aussi par les faits et gestes, selon un déplacement de l’autorité de l’héritage vers une prise en compte croissante du mérite personnel. Affirmant qu’un « honneste homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son mestier » (III, 11), Montaigne affiche son refus de définir l’individu selon sa condition ou son rang, auxquels il oppose l’intimité du discours personnel.

Pour autant, la réflexion sur l’intériorité ne va pas nécessairement de soi : « la coustume a fait le parler de soy vicieux ». L’entreprise requiert donc une justification – c’est le rôle que joue le prologue « Au lecteur », ou encore cet ajout de l’exemplaire de Bordeaux au chapitre « De l’exercitation » (II, 6) : « Il y a plusieurs années que je n’ay que moy pour visée à mes pensées […]. Il n’est description pareille en difficulté à la description de soy mesmes, ny certes en utilité ». Montaigne souligne là la difficulté de justifier non seulement l’étude de soi, mais encore et surtout, l’écriture de soi. Il se réclame de Socrate et de sa devise « connais-toi toi-même », même si, comme le rappelle Jean-Pierre Vernant, l’âme grecque que Socrate cherche à faire connaître à ses disciples n’est pas attachée à une personne, elle ne traduit pas une psyché singulière.

Le propos de Montaigne vise en réalité à critiquer les préjugés communs contre le discours sur soi, y compris ceux de l’Église qui, par la pratique de la confession, impose à l’expression de l’intériorité un cadre hors duquel elle est frappée d’interdit. La sécularisation de cette pratique religieuse coïncide avec un mouvement de

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laïcisation de la figure du saint homme en honnête homme que retrace Montaigne au chapitre « Sur des vers de Virgile » : « Saint Augustin, Origene et Hippocrates ont publié les erreurs de leurs opinions ; moy, encore, de mes meurs. Je suis affamé de me faire connaître ». Une addition de l’exemplaire de Bordeaux, biffée puis réintroduite dans le chapitre « De la vanité », souligne le paradoxe de l’écriture de soi : « ce que je ne peux pas livrer à mes proches, le plus intime et le plus secret, je le livre au peuple ».

Le moi intime émerge donc dans les Essais à partir du moi chrétien de la confession, mais sous une forme sécularisée : un individu autonome, tourné vers sa vie intérieure et ses pensées. Cette définition de la personne par son intimité la plus essentielle se construit sur le refus de toute autre définition de l’individu, notamment par sa condition et son métier : « mon mestier et mon art, c’est vivre […] Je m’estalle entier : c’est un skeletos où, d’une veue, les veines, les muscles, les tendons paroissent, chaque piece en son siège. […] Ce ne sont mes gestes que j’escris, c’est moy, c’est mon essence » (II,  6). La représentation anatomique de l’écorché des livres de médecine –  le skeletos, « corps desséché »  – renoue avec l’image des « entrailles » comme lieu où se niche l’essence d’un individu : ni dans l’âme, ni dans le corps, mais dans l’entre-deux. Cet entre-deux désigne pour l’écriture de soi un juste milieu où se tenir, entre prudence et conscience, entre présomption et sottise, entre dire moins et dire plus.

La forme privilégiée de cette présence à soi est la méditation : « Le méditer est un puissant estude et plein, à qui sçait se taster et employer vigoureusement : j’aime mieux forger mon ame que la meubler » (III, 3). La substantivation du verbe méditer indique ici que l’objet de la méditation importe moins que sa pratique. C’est bien là la leçon des dernières pages des Essais, qui définissent l’entretien avec soi-même comme lieu même de l’être : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors […] à la douceur de cette solitude et à moy » (III, 13). Le lieu idéal de ce commerce avec soi-même est le cheval, dont le mouvement entretient celui de la pensée dans la solitude du voyage.

Il faut rappeler pour conclure que le moi moderne, dont nous avons constaté l’émergence dans les Essais, a tendance à être identifié à une identité narrative comme prémisse de vie morale ; or Montaigne brosse un autoportrait plutôt qu’il n’écrit son autobiographie. Pourtant, les termes renvoyant au récit, à la narration, y sont récurrents : « je récite », « je raconte » (« I repeat him » traduisit Floriot en anglais), « mes contes » (le terme renvoie à l’époque à la fois au vocabulaire du conte comme récit et du compte comme liste). Le récit chez Montaigne tient en effet plus de l’énumération, du registre, du « rolle », que de la mise en intrigue. Raconter, réciter, consiste d’abord en une répétition, une représentation des choses vues, vécues ou entendues, dans un mouvement de va-et-vient entre soi et les livres, entre « réciter les meurs » et « les assister de discours et d’exemples » (II, 12).

L’anecdote retraçant au chapitre « Du repentir » la vie d’un voleur sans repentir offre, selon Terence Cave, l’exemple du récit de vie selon Montaigne, non téléologique, sans fin ni rédemption, suivant le modèle du parcours de vie comme voyage, comme chasse, ou encore comme promenade à cheval, selon une série de

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métaphores récurrentes dans les Essais : « Il faut que j’aille de la plume comme des pieds » (III, 9). Contre-modèle du récit péninentiel menant à une conversion de soi, le récit selon Montaigne est une déambulation aux multiples détours : « Je ne l’entreprens ny pour en revenir, ny pour le parfaire <Et me promeine pour me promener> ». L’itinéraire de ce « voyage de vie » est révisable quotidiennement, sa seule interruption possible étant la mort, que Montaigne avoue préférer « plutôt à cheval que dans un lict ».

Pourtant, il y a bien une vie morale dans les Essais, hors de tout récit de vie englobant : « Cette publique déclaration m’oblige de me tenir en ma route ». Le livre agit ainsi comme discipline, comme ascèse, par un effet rétroactif sur la vie : « Je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict, livre consubstantiel à son autheur » (II,  18). Les Essais donnent l’exemple d’un moi sans conversion, ni repentir : la vocation morale de l’écriture de soi s’y constitue hors du récit, par un retour sur soi qui permet le retour à autrui. « Mirer [s]a vie dans celle d’autruy » (III, 13), non pour faire un traité savant, mais pour guider l’honnête homme, se faire en quelque sorte conseiller du Prince : l’individu qui s’est défini hors du monde dans l’entretien de soi à soi revient comme honnête homme dans le monde ; l’écriture de la vie est un préalable à l’action.

Séminaire (en relation avec le cours)

Arlette Farge, CNRS-EHESS, « Prendre en compte la présence de la vie dans l’écriture historienne », 12 janvier 2010.

Alain Corbin, université Panthéon-Sorbonne, « Les limites sociales de la biographie (à propos du xixe siècle), 19 janvier 2010.

Vincent Debaene, Columbia University, New York/Institut d’Études avancées, Paris, « Ethnologie et littérature : entre le livre et la vie », 26 janvier 2010.

Jean-François Louette, Université Paris-Sorbonne « La main extime de Sartre », 2 février 2010.

Éric Marty, université Paris-Diderot, « Journal de deuil de Roland Barthes : “La littérature et le droit à la mort” », 9 février 2010.

Laurence Plazenet, université Paris-Sorbonne / Institut universitaire de France, « Écrire la vie : une fiction critique », 16 février 2010.

Philippe Forest, université de Nantes, « Vrai témoin de la vérité », 2 mars 2010.Pierre Jourde, université Grenoble III, « Le réel difficile », 9 mars 2010.Renaud Camus, « Graphobie (not Graphophobie) », 16 mars 2010.Jean-Louis Chrétien, université Paris-Sorbonne, « Dire le deuil : saint Augustin, saint

Ambroise et saint Bernard », 23 mars 2010.Dominique Fernandez, de l’Académie française, « Enquête sur le père », 30 mars 2010.

Journée d’étude : Édition, traduction : Montaigne, Shakespeare 

Séminaire de la Fondation Hugot du Collège de France : journée d’étude organisée par MM.  les professeurs Roger Chartier, Antoine Compagnon et Michel Zink, « Édition, traduction : Montaigne, Shakespeare », 17 mai 2010.

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Mission

Séance d’ouverture de la deuxième session annuelle du Collège Belgique à Namur, 27 janvier 2010.

Conférences

Leçon inaugurale du colloque « Culture, Politique et Politiques culturelles », cinquantième anniversaire du ministère de la Culture et de la Communication, 13 octobre 2009.

« La fonction sociale de l’éditeur », Fórum Atlántida, Barcelone, 2 novembre 2009.« Avenir de la culture française », Università di Roma III, 18, 29 avril, 5 mai 2010. « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute », journée d’études

« Écrire dans la langue de l’autre », Villa Lagarina, 14 mai 2010.« Après les antimodernes », colloque « Les antimodernes et la polémique », université de

Toulouse III, 27 mai 2010.« Vanité de Montaigne », colloque « Écritures et réécritures », Université de Lausanne,

10 juin 2010.

Publications

Ouvrage

Compagnon A., Le Cas Bernard Faÿ. Du Collège de France à l’indignité nationale, Paris, Gallimard, « La Suite des temps », 2009.

Édition

Bourget P., Le Disciple, Paris, Le Livre de poche, 2010.

Articles

Compagnon A., « Les malheurs de Saint-Loup », Études de langue et littérature françaises (Kyoto), no 40, 2009.

Compagnon A., « Leçons américaines », Le Débat, no 156, 2009.Compagnon A., « Examen de rattrapage », Le Débat, no 156, 2009.Compagnon  A., « Roman et mémoire », Métamorphoses du roman français, éd. José

Manuel Losada Goya, Louvain, Peeters, 2010.Compagnon  A., « Auteur », Dictionnaire d’histoire culturelle de la France contemporaine,

éd. Christian Delporte, Jean-Yves Mollier et Jean-François Sirinelli, Paris, PUF, 2010.Compagnon A., « Les ennemis de Zola », Zola au Panthéon. L’épilogue de l’affaire Dreyfus,

éd. Alain Pagès, Paris, Presses Sorbonne nouvelle, 2010.

Autres responsabilités

Membre du Haut Conseil de l’Éducation.Membre du Haut Conseil de la Science et de la Technologie.

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Membre du conseil scientifique de la Fondation des Treilles.Membre du conseil scientifique du Collegium de Lyon.Membre du conseil scientifique de l’Institut des Hautes Études pour la Science et la

Technologie (IHEST).Membre du Conseil pour le développement des humanités et sciences sociales.Président du conseil scientifique de l’École normale supérieure.Président de la commission « Littérature classique et critique littéraire » du Centre

national du livre (CNL).Directeur de l’UPS 3285 « République des Lettres » du CNRS.

Thèsessoutenuessousladirectionduprofesseur

Isabelle Serça, « Écrire le temps. Étude linguistique, génétique, littéraire et esthétique de la ponctuation dans la prose romanesque chez Proust et d’autres auteurs », Habilitation à diriger des recherches, Paris IV, novembre 2009.

Nathalie Mauriac Dyer, « Proust à l’œuvre. Le moment génétique », Habilitation à diriger des recherches, Paris IV, novembre 2009.

Charlotte Manzini, « Les premiers Salons de Baudelaire. Édition critique illustrée et commentée », Paris IV, novembre 2009.

Maya Lavault, « Des secrets à l’œuvre. Formes et enjeux romanesques du secret dans À la recherche du temps perdu », Paris IV, décembre 2009.

Karine Robinot-Serveau, « Les métamorphoses de l’écriture de la transcendance dans l’œuvre romanesque de Georges Bernanos », Paris IV, janvier 2010.

Activité de la chaire

Mme MayaLavault,ATER

Le poste d’ATER attaché à la chaire de Littérature française moderne et contemporaine a été occupé pour la seconde année consécutive par Mme Maya Lavault, agrégée de Lettres modernes. Elle a soutenu le 2 décembre 2009 sa thèse de doctorat dirigée par le professeur Antoine Compagnon et intitulée « Des secrets à l’œuvre : formes et enjeux romanesques du secret dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust » ; une publication de ce travail est prévue prochainement aux éditions Honoré Champion, dans la collection « Recherches proustiennes ». Les résultats de cette recherche, ses fondements méthodologiques ainsi que ses présupposés théoriques, ont été présentés lors de la matinée interdisciplinaire organisée le 30  mars 2010 par l’association des jeunes chercheurs et doctorants associés au Collège de France (ChADoc) sous le titre « Six jeunes chercheurs et leur objet d’étude ».

Dans le cadre des activités de la chaire, Mme Lavault a collaboré à la publication des actes du séminaire de l’année 2008, Morales de Proust, dans les Cahiers de Littérature française, ainsi qu’à l’organisation du séminaire de l’année et d’une journée d’étude organisée par MM.  les Professeurs Roger Chartier, Antoine Compagnon et Michel Zink, le 17 mai 2010 à la Fondation Hugot du Collège de France, et intitulée : « Édition, traduction : Montaigne, Shakespeare ».