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L'INTERPRÉTATION CRÉATRICE

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DU MÊME AUTEUR

Esthétique et création musicale (Collection « Nouvelle encyclopédie philoso- phique »), P. U. F., Paris, 1947.

Le temps musical, tome I : La forme sonore et la forme rythmique, P. U. F., Paris, 1949.

Le temps musical, tome II : La forme musicale, P. U. F., Paris, 1949.

A PARAITRE :

L'interprétation créatrice, tome II : L'exécution et l'expression, P. U. F., Paris, 1951.

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Dirigée par GISÈLE BRELET

L'INTERPRÉTATION CRÉATRICE

ESSAI SUR L'EXÉCUTION MUSICALE

par

GISÈLE BRELET

TOME PREMIER

L'EXÉCUTION ET L'ŒUVRE

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1951

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DÉPOT LÉGAL 1 édition 2e trimestre 1951

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by Presses Universitaires de France, 1951

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A MONSIEUR LOUIS L A V E L L E

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INTRODUCTION

EXÉCUTION MUSICALE ET MUSIQUE

La forme musicale, seule entre les formes, veut n'être le fruit que d'une actuelle création.

Il est des arts — comme l'architecture et la peinture — où l'activité de l'artiste laisse derrière elle, et comme témoin d'elle-même, une œuvre visible et permanente, vivant d'une vie autonome et solitaire, hors de l'acte qui lui donna naissance ; mais il est d'autres arts, arts les plus purs et les plus nobles — la musique et la danse — où l'activité de l'artiste refuse de se survivre en quelque objet différent d'elle-même et s'offre à nous immédiatement en tout l'éclat de son actuelle présence : ici la réalité de l'objet ne fait qu'un avec l'activité qui l'engendre, et l'œuvre d'art jamais ne s'en peut isoler. Et parce que l'œuvre n'est plus que l'activité même de l'artiste, il nous est donné d'assister à sa création, de pénétrer le mystère de sa naissance, de sa croissance et de son achèvement. Dans la musique comme dans la danse, l'œuvre d'art se crée sous nos yeux, par l'actuelle et vivante action de l'artiste, et l'existence de l'œuvre se confond avec la présence de l'acte qui la crée.

Or c'est que dans la musique comme dans la danse, c'est-à-dire dans les arts du temps, l'activité ne cherche pas au dehors la collabo- ration d'une matière : dans le temps, que rencontre-t-elle en effet sinon elle-même, qu'y fera-t-elle sinon y éprouver sa suffisance, y jouir de sa liberté et de l'ampleur de ses pouvoirs ? L'objet ne saurait être que le miroir d'elle-même, le moyen même par lequel elle se contemple; et il ne peut vivre d'une vie indépendante : car son être dépend du sien et ne peut subsister sans lui. Et l'artiste, en chaque instant, possède le pouvoir de le produire et de l'anéantir. Dans les autres arts, qui supposent une action sur une matière qu'elle modifie, qui lui résiste et lui impose sa permanence de chose inerte, l'objet créé fait aisément oublier l'action créatrice. Mais dans la musique et dans la danse, et dans tous les arts temporels, nous portons l'œuvre en nous, et sa permanence n'est plus celle de l'objet, mais l'éternelle actualité de l'acte par lequel elle peut sans cesse être refaite.

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I N C O M P L É T U D E D E L ' Œ U V R E M U S I C A L E

L'œuvre musicale ne saurait être « donnée » comme les autres oeuvres d'art : son apparence extérieure et visible n'est qu'un symbole de son être intérieur et invisible, et, comme une Belle au Bois Dor- mant que son Prince doit éveiller, elle attend que l'interprète l'éveille de ce sommeil dont elle dort sur la partition. Tout le problème de l'exécution musicale tient en ce paradoxe que l'œuvre existe déjà, vivante et pourtant endormie, secrète et presque inaccessible, derrière cette partition qui à la fois la révèle et la dissimule. L'œuvre plastique est une réalité, l'œuvre musicale une virtualité.

Si l'œuvre plastique possède une existence objective et autonome, c'est que l'espace, lieu même du réalisé et du donné, conserve sous une forme immuable les déterminations qui lui ont été une fois imprimées. Le temps au contraire, par son caractère fugace et éphé- mère, paraît incapable de conserver les formes, et il semble même contradictoire de poser, comme le fait l'œuvre musicale, une forme temporelle à la fois donnée et réalisée, et effectivement temporelle. La nature fondamentale du temps, c'est une essentielle actualité. Or si nous supposons que le musicien traduit en son œuvre sa propre durée (1), il faut bien qu'alors elle dépouille son actualité pour s'in- sérer en une forme qui l'arrache au temps réel. Et l'on pourrait soutenir qu'il n'est de formes que spatiales, puisque l'espace seul peut recueillir leur permanence et que les arts du temps eux-mêmes sont contraints de lui faire appel. Pourtant les sons ne laissent enfermer d'eux-mêmes en l'espace que leur permanente possibilité d'être retrouvés, et ils ne veulent être réels qu'en la réalité de l'instant qui les actualise. Ainsi le temps vécu du musicien devient-il en l'œuvre musicale durée purement possible, temps intemporel que tissent des rapports pensés. Mais loin de soustraire l'art du temps à sa vivante actualité, ce refus de l'œuvre musicale d'enfermer le temps réel lui garantit avec la réalité du temps un contact toujours neuf ; et la musique n'acquerra la plénitude de son être qu'à cet instant exact où elle s'insérera dans le temps réel. L'œuvre musicale est une virtualité parce que la musique est liée au temps ; elle n'est incomplètement déterminée que parce qu'elle ne s'achève que dans l'exécution qui l'actualise. La nécessité d'un interprète traduit précisément la néces- sité pour l'œuvre d'une actualisation toujours nouvelle et d'une constante renaissance — où se trouvera comblé l'écart du temps pensé au temps vécu que mesure l'indétermination de sa forme.

(1) Cf. notre Temps musical, P. U. F., 1949, p. 52, p. 426-428 et infra chap. III, p. 153-158.

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L'œuvre musicale prépare en sa perfection formelle la plénitude du temps réel, mais elle n'en renferme pas l'actualité. Le temps ne saurait être antérieur à lui-même.

Les arts du temps se caractérisent par la dualité de l'œuvre conçue et de l'œuvre exécutée, l'œuvre réelle ne pouvant éclore qu'en cette réalité du temps que l'œuvre conçue ne peut capter.

L'on peut donner, il est vrai, au mot d' exécution le sens général de réalisation, et l'on peut considérer chacun des arts comme compor- tant une part d'exécution ou de réalisation. N'est-il pas vrai qu'en sculpture et en peinture, comme en musique, la conception et l'exé- cution sont parfois l'œuvre d'artistes différents ? Mais cette dualité n'est qu'un accident, car il n'est pas nécessaire à la pleine réalisation de l 'œuvre que soient distinctes, comme en musique, sa conception et sa réalisation. Il est même normal en ce cas que ce soit celui qui conçoit l'œuvre qui la réalise. En ce qui concerne l'architecture, Hegel qualifie l'exécution de « mécanique » par opposition à l'exécution musicale qui exige « une activité artistique et non simplement méca- nique » (1). C'est évidemment la différence essentielle. Mais le mot de « réalisation » peut revêtir un sens plus profond : on peut considérer qu'en tout artiste coexistent un exécutant et un créateur : l'artiste est le créateur d'une idée, et l' exécutant d'une œuvre, qui réalise cette idée. Il y a d'ailleurs une étroite parenté entre l'exécution musicale et la réalisation artistique. L'exécution musicale pose donc en ce sens le problème des rapports de l'idée à la réalisation, de l'essence à l'exis- tence, et nous marquerons chemin faisant la contribution qu'elle apporte à la solution de ce problème. De ce point de vue tout créateur est interprète de son idée, et le compositeur, semble-t-il, à l'égal des autres. Or précisément l'on peut considérer qu'en musique la varia- tion, ou le développement, est une interprétation du thème, que ce thème appartienne ou non à l'auteur. De même une transcription est une interprétation. Toute exécution est réalisation, incarnation ; et le compositeur qui transcrit remonte de la réalisation à l'idée ou à la forme, de même que l'interprétation dans les arts plastiques suppose une distinction possible entre une forme essentielle et des détermi- nations accidentelles. Semblablement l'instrumentiste qui entend exécuter pour la première fois une œuvre musicale qu'il ne connaît pas, s'efforcera de déterminer, parmi les contingences de l'exécution, cette forme essentielle qui définit l'œuvre, et qui est l'invariant où se rejoignent malgré leur diversité toutes les exécutions correctes. De toute manière nous notons la présence d'un rapport entre une essence ou un noyau formel et une multiplicité d'existences ou de réalisa-

(1) HEGEL, Esthétique, p. 187 (trad. BÉNARD, Germer-Baillière, Paris, 1840-3).

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tions possibles, rapport du thème à sa variation, qui pose le pro- blème même de l'interprétation musicale.

Mais l'essentiel reste qu'en l'art musical, une autre exécution s'ajoute à celle que l'œuvre réalise, ce qui précisément manifeste que la réalisation écrite n'était ni ne pouvait être totale. Liszt a écrit qu'on ne saurait « fixer sur le papier ce qui fait la beauté de l'exécution ». En réalité, si l'on compare la réalisation du compositeur à celle des autres artistes, cette réalisation telle que nous la présente l'œuvre est beaucoup plus pauvre que la conception elle-même ; loin d'en être l'enrichissement, elle en est l'abstraite et infidèle image. Alors que l'artiste d'un autre art, et en particulier de l'art plastique, réalise sa conception en s'orientant vers son œuvre, le compositeur en s'orien- tant vers son œuvre dépouille son idée de toute sa richesse concrète, de toute sa plénitude formelle. L'œuvre écrite n'est pas une incarna- tion, c'est plutôt l'abstraction et le dépouillement formel d'une conception autrement vivante et riche. Aussi a-t-on souvent soutenu que l'interprétation musicale devait retrouver, par delà l'abstraction de l'œuvre, la réalité de la création. Sans doute toute œuvre artistique est-elle, par l'unicité même de sa réalité, en un certain sens appau- vrissement de la conception; mais cet appauvrissement n'a chassé tous les possibles que pour qu'ils laissent place à la plénitude de l'actuel. Cette plénitude formelle qui parle aux sens, cette beauté réalisée dans le sensible, voici ce qu'ignorent l'œuvre musicale et aussi toute œuvre qui ne vit que dans l'acte de l'exécution. L'œuvre musi- cale ne contient en elle-même aucune beauté immédiate, et l'arabesque tracée sur le papier ne nous révèle rien de son essence. Les notes ne sont que des symboles : l'actualité du son en est totalement absente ; l'étendue ne figure que grossièrement les subtils rapports entre les durées. Tout n'est ici que convention. Aussi faut-il dire qu'en l'art musical, ce qui correspond à l' œuvre, c'est l' exécution (1) de l'interprète, et le compositeur se borne à la conception — à la conception des possibles. Dans la mesure où celui-ci s'oriente vers l'œuvre, il quitte le temps réel pour le temps formel, et ce sera à l'interprète de retrouver le temps réel ou plutôt d'insérer en ce temps formel la réalité de sa durée intime. Nous revenons ainsi à notre idée initiale : le temps en son intimité ne saurait s'inscrire en l'œuvre, de sorte que le vrai réali- sateur de l'œuvre temporelle ne saurait être que l'interprète. Inver- sement, dans les arts de l'espace, existe une exacte correspondance entre l'œuvre et sa représentation, toute représentation étant spatiale

(1) C'est pourquoi, en ne considérant que le texte écrit, le musicologue, ainsi que le dit André SCHAEFFNER, « se réfère à une musique qui n'a jamais été entendue par personne » (Musique populaire et art musical, à paraître dans le Journal de Psychologie).

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par nature; et c'est ainsi que l'auteur est et doit être son propre interprète : en créant son œuvre il sait ce qu'il veut, et la forme immobile peut dès maintenant s'inscrire.

Ainsi, ce qui sépare la conception de la réalisation, c'est bien son caractère indéterminé et riche en possibles; elle est un schème fécond, un thème générateur. Mais dans les arts plastiques, elle s'abolit définitivement en l'œuvre, elle se réalise en une œuvre unique qui chasse à jamais les possibles. L'œuvre musicale ne dépasse pas le stade de la pensée pure ; et la multiplicité des exécutions possibles où elle se réalise témoigne assez de son inachèvement, et de toutes ces possibilités encore intactes en elle. De la nécessité d'une réalisation matérielle, elle ne retient que le minimum ; la partition, loin de vouloir symboliser l'acte intime du temps musical, a choisi délibé- rément de ne point l'évoquer et, mettant entre elle-même et la musique une relation de pure convention, elle en a préservé l'être caché et l'a confié en privilège à une mission sans analogue. C'est le caractère secret de l'œuvre musicale qui pose à l'interprète tous les problèmes. L'œuvre existe, et pourtant n'existera que par lui. Elle n'est rien sans la durée vivante qu'il va lui prêter, et pourtant elle le commande et il la sert, il porte la responsabilité de ses échecs et de ses succès. Qu'est-ce donc que l'œuvre musicale et comment définir cette parti- culière mission de l'interprète ?

L'INTERPRÉTATION CRÉATRICE

L'œuvre musicale n'a donc pas d'existence permanente ; elle est suspendue à l'acte de l'interprétation, et ne se survit qu'en une perpétuelle renaissance. Et c'est précisément parce qu'elle ne saurait atteindre l'objectivité complète. Si nous considérons la sculpture par contre, l'œuvre y possède une existence permanente parce que cet art de l'espace assure à ses œuvres une objectivité complète, l'achève- ment formel de déterminations une fois pour toutes inscrites dans le donné (1). « J'ai déjà fait observer que la réalité vivante d'une œuvre musicale avait besoin d'une reproduction incessante. Parmi les arts du dessin, la sculpture et la peinture ont, sous ce rapport, un avantage. Le statuaire, le peintre conçoit une œuvre et la réalise complètement. Toute la liberté artistique se concentre dans un seul et même individu : d'où résulte la correspondance intime de l'invention et de l'exé- cution. » (2). Le peintre et le sculpteur plaignent le musicien de ce

(1) Cf. HEGEL, Esthétique, p. 146 . (2) ID., ibid., p. 187.

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nécessaire abandon de son œuvre aux mains de l'interprète. Comment en effet la « correspondance intime » entre l'invention et l'exécution peut-elle être assurée ? C'est tout le problème de l'interprétation musicale. Mais ce qui fait la misère de l'œuvre musicale en fait aussi l'originale valeur, et l'art musical n'a voulu échapper au donné que parce que son essence même est un appel à l'acte, et sa vie une actualisa- tion toujours neuve. Or cet acte, où se réalise l'œuvre musicale, il ne peut être qu'il ne soit aussi l'acte personnel d'un interprète. L'œuvre, en se réalisant, renie ses virtualités, la richesse de ses possibles : l'acte présent abolit en sa suffisance les actes passés et futurs. L'oeuvre se plie à l'actuelle volonté de son exécutant. Alors il semble qu'elle subisse une limitation : l'exécution n'est qu'une participation à l'œuvre et ne saurait embrasser l'œuvre totale, de même qu'en tout art la réalisation abolit les richesses multiples et flottantes de la conception. Et comment comparer l'exécution à l'œuvre ? L'œuvre devient ce que l'exécution la fait être, elle n'est vraiment connue que par son acte, et la compréhension même de l'œuvre est une exécution qui s'ébauche. Comment donc parler de fidélité ? Il est souvent difficile de tracer une frontière exacte entre le contresens et l'inter- prétation originale. Soumise aux volontés de l'interprète, l'œuvre est le reflet de sa valeur. Et combien d'oeuvres dont le succès n'était que son succès, et l'échec, l'échec de lui seul ! L'œuvre musicale est captive de l'acte qui la réalise. L'interprétation ne s'applique pas à une œuvre préalable, car l'œuvre elle-même, loin de précéder son acte, en découle. Mais inversement l'acte de l'exécution ne saurait chasser définitivement les possibles de l'œuvre, ils renaissent de lui lorsqu'il a fini de s'exercer, offerts à une participation nouvelle. L'être de la musique est l'acte même de sa réalisation, l'incessant passage du possible à l'acte ; et c'est pourquoi, veillant à sa perpétuelle renaissance, l'acte ne laisse rien de lui-même, sinon la pure possibilité pour nous de le faire renaître. Ainsi, tandis que dans les autres arts, le réalisé abolit définitivement l'idée, en musique l'idée chaque fois renaît du réalisé avec l'infini de ses potentialités. L'art du temps s'offre en participation aux durées personnelles et vivantes, mais il faut que nulle d'entre elles n'ait le privilège d'enclore la définitive vérité de l'œuvre. Aussi l'exécution enregistrée sur le disque, si parfaite qu'elle soit, n'est-elle jamais considérée comme étant l'œuvre elle-même, mais seulement comme une interprétation de l'œuvre. Et c'est ainsi que le compositeur moderne continue de confier son œuvre au papier écrit, au lieu de l'enfermer, par le moyen du disque, en une réalisation unique, immuable et définitive qui la soustrairait pour toujours à la vie. Ce qui semblait être une infériorité de l'art musical en exprime donc la nature et l'essence ; et nous aurons à justifier cette

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dualité de l'exécution et de l'œuvre, dualité que le musicien sauve- garde et protège, alors même qu'il lui était possible de l'abolir.

L'œuvre musicale est création sans cesse nouvelle, intériorité d'un acte et non, comme l'œuvre d'art plastique, objet ou donnée qu'il suffirait de contempler. Elle ne se perpétue que par des actuali- sations toujours neuves et de constantes renaissances : l'art du temps a voulu ainsi échapper à l'objet et à l'espace pour ne consentir à vivre qu'en celui-là seul qui est digne de le recréer. Or, si l'œuvre musicale existait en son achèvement sur le texte écrit, elle serait pur spectacle; son inachèvement est lié à son essence même, car il est un appel à l'acte de l'exécutant qui la retrouve et l'achève. Ainsi nous ne pouvons entrer en l'œuvre musicale que par notre acte, et le texte écrit, en n'accordant à cette œuvre qu'une existence virtuelle et indéterminée, en sauvegarde l'essentielle subjectivité. L'être de la musique est l'acte même de sa réalisation.

Hegel remarque « la manière toute particulière dont l'œuvre musicale s'adresse à nous à l'opposé des autres arts. En effet, puisque les sons n'ont pas, comme un édifice, une statue, une permanence objective durable, qu'ils disparaissent et s'évanouissent après avoir résonné un moment à notre oreille, l'art musical a besoin d'abord, à cause de cette instantanéité, d'une reproduction sans cesse renouvelée. Mais cette reproduction a encore un autre sens plus profond. S'il est vrai, en effet, que la musique a pour but essentiel d'exprimer le senti- ment, non sous une forme extérieure et permanente, mais avec son caractère intime, cette manifestation sensible doit aussi prendre la forme d'une communication qui nous est faite par une personne vivante, laquelle met son âme tout entière dans l'œuvre qu'elle exécute... Ce nouveau caractère que prend l'œuvre musicale, sous le rapport de l'exécution, complète le sens profondément subjectif de la musique. Mais, par ce côté, la tendance personnelle peut se déve- lopper d'une manière exclusive, et être poussée jusqu'au point où la virtuosité de l'exécution devient l'intérêt principal et le fond de la jouissance. » (1).

La musique est l'art de la durée, c'est-à-dire de la subjectivité. Tandis que les arts spatiaux nous offrent une œuvre par elle-même achevée, l'inachevé de l'œuvre musicale est un appel à la subjectivité et à la personnalité de celui qui veut la comprendre. Sans doute la contemplation revêt-elle en chacun des arts un caractère nécessai- rement personnel, mais la différence essentielle entre la musique et les autres arts est qu'en elle la contemplation est créatrice et collabore à l'œuvre. La contemplation personnelle d'une œuvre

(1) HEGEL, Esthétique, p. 151.

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spatiale reste strictement personnelle, sans s'intégrer à l'œuvre qu'elle laisse inchangée ; la contemplation musicale est un acte dont l'action créatrice prolonge l'œuvre et en achève la forme. Et cette contem- plation active qu'est l'exécution s'impose à la contemplation de l'auditeur, parce qu'elle a su rejoindre l'œuvre et en faire son œuvre.

Dans l'art musical l'interprétation est la contemplation véritable. Le contemplateur, devant l'œuvre d'art qui est objet, conserve une parfaite liberté, un parfait détachement, liberté et détachement que ne saurait admettre la contemplation musicale, car ils se fondent sur la dualité du spectateur et du spectacle, du sujet et de l'objet, et cette dualité, dans la musique, s'abolit. Bien qu'il y ait ici encore une néces- saire distinction entre l'œuvre et le contemplateur, l'au-delà de l'œuvre dans la contemplation actuelle n'est pas l'au-delà de l'objet, mais implique une fusion toujours possible. Le son est actualité, il n'est pas perçu comme distinct de nous, mais comme le résultat de notre acte même. Et tandis que le geste du peintre se fixe et s'immo- bilise sur la toile, offrant au contemplateur un ordre spatial où la durée n'est plus que symbolique (1), la sonorité n'est comprise que par le chant intime qu'elle suscite et qui en recrée l'âme temporelle; et la compréhension du son, même silencieuse, est un acte vocal qui s'ébauche. La sonorité dépend de nous, elle nous offre la contem- plation de notre acte même ; et, bien qu'elle semble le manifester et l'objectiver, elle ne lui donne nullement pourtant une objectivité comparable à celle des objets de la vision. Dans le son l'activité se manifeste sans perdre son intériorité; le son est contemporain de l'acte qui l'engendre, et ne saurait lui survivre; et l'on peut dire qu'il témoigne de son actualité en une image sensible où l'acte se reconnaît, car l'un et l'autre suscitent le temps et vivent en l'intensité du présent, n'existent que par une création continuée et ne durent que par une perpétuelle renaissance. Ainsi le contemplateur de l'œuvre musicale ne peut la comprendre qu'il ne participe en quelque mesure au processus intime par lequel elle s'engendre. L'œuvre musicale, qui n'est qu'en puissance, réside dans la possibilité permanente de l'acte qui la fait être ; elle n'a donc pas l'immobile et inerte perma- nence de l'objet, et son contemplateur ne peut plus se poser devant elle, en faire un pur spectacle, mais il lui faut se confondre avec elle, pénétrer en son intimité, lui prêter son âme et sa durée, et faire de la forme musicale la forme même de sa vie intérieure. Et l'on comprend que l'œuvre musicale ne puisse trouver son achèvement que dans

(1) A propos du temps dans les arts de l'espace voir notre Temps musical, t. 1, p. 3-10.

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l'interprétation, qui réalise ce caractère essentiel de la contemplation musicale d'être une active participation à l'œuvre et non l'immobile vision d'un objet.

LE GESTE VIVANT

Dans l'architecture et la peinture, arts de l'espace, le geste de l'artiste ne laisse de lui-même qu'un résultat inerte; et son acte n'est que suggéré par les traces de ce qu'il fut; danse et musique, arts du temps, nous livrent ce geste même, en son actualité vivante et émou- vante. Car le geste de l'exécutant est action réelle, accomplie devant nous, et non plus, comme en l'œuvre d'art déjà réalisée, le signe visible d'une action maintenant morte. L'œuvre d'art qui se crée sous nos yeux — ce ne peut être que l'œuvre d'art temporelle, celle qui a besoin du temps pour y construire ses formes ; et inversement toute forme temporelle ne passe à l'acte que par la vertu d'un geste actuel qui l'établit en la plénitude de la durée réelle.

Il y a une étroite liaison entre le geste et le temps, car le geste est l'expression du vouloir, l'immédiate manifestation de l'activité dont il répand la durée intime dans le temps de l'univers. La musique, la danse et le théâtre, arts du temps, sont aussi des arts du geste. Mais il faut noter immédiatement la différence irréductible qui sépare le temps théâtral d'une part, du temps de la musique et de la danse d'autre part. Le temps du théâtre n'est qu'un temps représenté auquel se mêle, assez paradoxalement, la durée vécue des interprètes. La durée dramatique ne donne du temps réel qu'une image, un raccourci qui est pure construction. Ainsi le geste de l'acteur, geste réel et vécu, s'écoule en la durée construite du drame, en un temps imaginaire et fictif, et la réalité de sa durée se trouve mise au service d'un temps idéal auquel elle se subordonne et dans lequel elle s'ordonne — et dont elle contribue à nous faire croire qu'il est pourtant réel (1).

Mais la durée de la musique comme celle de la danse n'a plus rien de fictif : délaissant les événements matériels et humains qui peuplent le temps représenté, elles sont l'une et l'autre avant tout formes pures, expression à la fois de la vérité formelle du temps et de sa réalité la plus immédiate. Et c'est ainsi que la durée vécue de l'inter- prète peut si aisément, soif rejoindre la durée de l'œuvre musicale, soit, comme dans la danse, former à elle seule la substance même de l'œuvre d'art.

Le geste comporte deux aspects opposés entre lesquels il établit

(1) Il faudrait voir selon nous dans la règle des trois unités un essai pour accom- moder le temps théâtral aux exigences du temps réel et pour réaliser entre eux une approximative coïncidence, rendant l'action plus vraisemblable.

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une liaison : un aspect temporel et un aspect spatial. Dans la danse, le geste s'objective et prend place dans le monde visible, alors qu'en musique, et par la médiation de la sonorité, il se manifeste sans se départir de son originelle intériorité. Mais si le geste de la danse est mouvement dans l'espace, il témoigne encore, en cet espace dyna- mique, image des élans de l'âme, de son essentielle subjectivité et temporalité. La danse réside dans le mouvement, qui est synthèse de temps et d'espace. Car la trace spatiale que le mouvement dessine ne suffirait pas à le définir si elle n'était parcourue de la durée qui l'oriente et soulève tour à tour ses différents points hors de la simultanéité statique de l'espace. Et semblablement l'espace serait en lui-même étranger au temps si l'activité n'apportait ce temps avec elle dans l'acte même par lequel elle réalise ou pense le mouvement. Le geste, symbole de l'acte, donne à l'espace tout entier un caractère dynamique et temporel. Or c'est en cette temporalisation — en cette humani- sation — de l'espace que consiste la puissance expressive de la danse. Et nous verrons que la danse pure, comme la musique pure, se tra- duit en des formes avant tout temporelles — comme si le mouvement dans l'espace aspirait à s'anéantir au profit de la durée intérieure qu'il symbolise et qu'il nous transmet.

La danseuse se meut dans l'espace visible ; mais ses mouvements ne seraient pas réels pour nous, ni doués de vertu expressive, si, bien loin d'effectuer de l'extérieur la synthèse de leurs différents moments, nous ne nous placions d'emblée en leur centre pour les refaire — ou du moins les ébaucher intérieurement. La danseuse ne s'offre pas seulement à notre regard, autrement son mouvement ne serait que relatif et phénoménal : il ne serait que celui d'un mobile, non d'un être vivant qui se meut volontairement et dont la conscience est centre absolu de référence. Mais s'il est vrai que la danse soit étrangère à l'espace visuel et statique pour celui qui danse — et ne connaît que cet espace dynamique que forge son geste, — ne faut-il pas dire pourtant que seul le contemplateur jouit de la danse elle-mêmè, de la vision d'ensemble du ballet, de la simultanéité des arabesques que celui-ci ordonne en un spectacle, — c'est-à-dire du dessin et de l' architecture de la danse ? En réalité, par une sorte de paradoxe, il semble qu'il soit à la fois hors de la danse et dans la danse, extérieur et supérieur aux danseuses, et pourtant virtuellement présent en chacune d'elles. Et l'ordonnance du ballet ne serait pas si merveilleuse si n'habitait en chacune des danseuses un élan personnel et libre avec lequel le contemplateur sympathise, — si le ballet n'assemblait que des choses mues, non des vivants qui se meuvent en harmonisant volontaire- ment leurs mouvements.

Le mouvement de la danseuse est pour le contemplateur même

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l'expression du geste intérieur qui s'y manifeste. Or s'il est lié à l'espace et au mouvement, le geste, en son principe vivant et spirituel, est temporel par essence. Et l'on comprend que seule la musique lui restitue son essence, sa consubstantialité avec la durée puisque au lieu de lier comme la danse ses deux aspects opposés — son aspect visible et matériel, son aspect invisible et spirituel — elle ne retient que le dernier, c'est-à-dire la pureté de ce principe intérieur qui l'anime et qui viendra aussi animer les sonorités afin de les actualiser.

Sonorité et geste, tous deux temporels, se rejoignent dans le temps, participent semblablement à ses vertus et à ses manques. La sonorité, comme le geste, est perpétuel passage du néant à l'être. Et la sonorité n'accède à l'existence et ne s'y maintient que par le pouvoir du geste qui perpétuellement la conquiert sur le néant. Enfin, comme la sonorité et le geste, l'œuvre musicale, elle aussi temporelle, est fragile et instable, toujours suspendue à la volonté de l'interprète qui en chaque instant l'arrache au néant; et, devenant parfois singulière- ment belle par la singulière vertu d'un interprète, elle ne peut pour- tant conserver tout ce qu'il lui prêta, car il lui faut sans cesse renaître, et accepter d'être tantôt inférieure, tantôt supérieure à elle-même afin de subsister.

Geste et sonorité sont créateurs de durée, aussi bien par leur déploiement d'où naît un devenir, que par leurs incessantes reprises où ce devenir s'affirme en se trouvant ponctué et informé. Mais aussi l'un et l'autre dominent, comme l'œuvre musicale, ce devenir où ils se déploient, dans un présent où règne leur indivisible présence et s'exerce ce principe actif qui les anime.

Si la musique et la danse vivent l'une et l'autre en la durée réelle, elles n'y vivent pas .pourtant de manière identique. La danse exté- riorise le geste dans l'espace visible : elle est vue en même temps que vécue. Et s'il nous faut, pour la comprendre, retrouver intérieurement les gestes des danseuses d'après les trajectoires qu'ils dessinent, l'espace en conserve les traces après qu'ils ont cessé, traces que le ballet ordonne. Sans doute la mûsique s'extériorise-t-elle d'une certaine façon dans les gestes visibles de l'instrumentiste; mais ces gestes visibles sont au service, comme nous verrons, d'un geste invisible, confondu avec le déploiement même de l'arabesque sonore. Le geste musical est avant tout un geste vocal, geste invisible et pres- que immatériel, et c'est ce qui le différencie du geste de la danse, qui est geste corporel, visible et matériel. Et alors que le geste corporel s'extériorise dans l'espace visible, le geste vocal, comme la sonorité, est un geste de l'âme, rebelle à l'objectivation — et qui ne peut se manifester qu'en la sonorité, qui nous le transmet sans le soustraire à son intériorité.

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Le geste musical est donc invisible : il n'est pas ce geste technique, matériel et visible par lequel l'instrumentiste ébranle l'instrument, mais un geste tout intérieur que la sonorité recueille et manifeste sans l'objectiver; car la sonorité, loin de le prolonger dans le monde visible, en reste elle-même toute proche et presque indiscernable, naissant et s'abolissant avec lui, et ne vivant que par lui, comme si elle n'était que son épanouissement. En elle donc il se réalise sans se quitter; et au lieu qu'en la danse il semble que le geste doive traverser le monde visible et nous ébranler de l'extérieur par une sorte de sympathie physique qui force notre volonté plutôt qu'elle ne la sollicite, la sonorité requiert, pour sa compréhension même, que nous la retrouvions en nous par l'acte secret de notre volonté.

L'originalité des arts musicaux est qu'ils nous livrent le geste vivant de l'artiste. En eux l'activité créatrice ne se manifeste qu'au moment seul où elle s'exerce, afin de ne jamais nous donner seulement la pure apparence d'elle-même, mais toute l'intensité et tout l'éclat de son actuelle réalité. Hegel avait noté à ce sujet, avec sa profondeur coutumière, que l'exécution musicale, loin d'être dans la musique un accident, sans importance et même fâcheux, était l'expression de son essence même et en constituait l'intime révélation. « Dans la sculpture et la peinture, nous avons sous les yeux l'œuvre d'art comme résultat présent et visible du travail de l'artiste ; nous n'assistons pas à ce travail de production réelle et vivante. C'est, au contraire, le propre de la composition musicale que, pour se rendre présente, elle doit montrer à l'œuvre l'artiste chargé de l'exécution, de même que, dans la composition dramatique, l'homme tout entier est mis en scène dans sa parfaite vitalité, et se fait lui-même œuvre d'art vivante. » (1).

Les arts plastiques ne nous font pas assister à la création de l'artiste, dont l'activité, au moment où elle atteint sa perfection, s'abolit en l'œuvre. Sans doute pourrons-nous, en contemplant celle- ci, imaginer l'activité qui l'a produite ; mais cette activité, déduite de l'œuvre, et irrémédiablement nôtre, ne sera qu'hypothèse et non réalité. L'œuvre musicale, par contre, a ce privilège d'être comme le fruit de la conscience qu'a prise d'elle-même et de ses propres lois une activité en l'acte même de son exercice. Elle en incarne immé- diatement le processus intime, nous en conte l'aventure temporelle, nous en communique les démarches mêmes. Et c'est pourquoi elle n'existe qu'au moment où, par la vertu de l'exécution, elle se résout en l'acte même qui la créa et dont elle dépend, et nous relate ainsi sa propre création.

Et surtout l'exécutant ne nous fait pas assister seulement à la

(1) HEGEL, Es thé t ique , p . 213.

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c r é a t i o n d e l ' œ u v r e m u s i c a l e , m a i s p l u s g é n é r a l e m e n t a u p r o c e s s u s

m ê m e d e t o u t e c r é a t i o n a r t i s t i q u e . « L e p a r f a i t e s t c e n s é n e s ' ê t r e p a s

f a i t », d i t N i e t z s c h e . O r n ' e s t - c e p a s l ' e s s e n c e e t l e p r i v i l è g e d e l ' e x é -

c u t i o n q u e d ' ê t r e l a p e r f e c t i o n e n t r a i n d e s e f a i r e — d e n o u s m o n t r e r

c o m m e n t s ' e n g e n d r e l ' œ u v r e d ' a r t , d e n o u s m e t t r e e n c o n t a c t d i r e c t

a v e c l ' a r t i s t e e t d e n o u s p e r m e t t r e d ' a s s i s t e r à l ' a c t i v i t é p a r l a q u e l l e

i l c r é e s o n œ u v r e ? E t l ' e x é c u t i o n n ' e x i g e - t - e l l e p a s q u e n o u s a c c o m p a -

g n i o n s l e c h e m i n e m e n t m ê m e d e s o n a c t e e t y c o l l a b o r i o n s p a r n o t r e

p r é s e n c e , d o n t e l l e a p r é c i s é m e n t b e s o i n p o u r s ' a c c o m p l i r ?

U N E C O N T E M P L A T I O N Q U I SE V É R I F I E

L ' e x é c u t i o n e s t u n e c r é a t i o n p a r f a i t e ; e l l e e s t a u s s i l a c o n t e m p l a -

t i o n p a r f a i t e . E n l ' e x é c u t i o n m u s i c a l e l a c o n t e m p l a t i o n m u s i c a l e s e

r é a l i s e e t s e v é r i f i e . L ' a c t i v i t é q u i p e n s e l e s o n d o i t p r e n d r e c o r p s e n

l ' a c t i v i t é q u i l e r é a l i s e e t l e p r o d u i t , l e s o n r é e l d o n n a n t s e u l c o n s -

c i e n c e d e l ' a c t i v i t é r é e l l e . E t c e s e r a , p o u r l a c o m p r é h e n s i o n m u s i -

c a l e , l ' o c c a s i o n d ' u n e v é r i f i c a t i o n d é c i s i v e q u ' e l l e p u i s s e , e n l a v a l e u r

d e s e s e f f e t s , m e s u r e r s a p r o p r e v a l e u r . O n a e u t o r t , n o u s s e m b l e - t - i l ,

d ' e n v i s a g e r t r o p e x c l u s i v e m e n t , p o u r l a s o l u t i o n d e s p r o b l è m e s d e

l ' e s t h é t i q u e m u s i c a l e , l a c o n t e m p l a t i o n a u d é t r i m e n t d e l ' e x é c u t i o n :

e t c ' e s t d e l a p r é v a l e n c e a c c o r d é e à l ' a u d i t i o n p u r e q u e d é r i v e n t l e s

e r r e u r s s e n t i m e n t a l i s t e s . L ' i n f i r m i t é d e l a c o n t e m p l a t i o n , c ' e s t d e n e

p a s a p p o r t e r a v e c s o i s e s p r e u v e s ; e t n o u s n e v o u l o n s n u l l e m e n t

a f f i r m e r p a r l à l ' e x i s t e n c e d ' u n e c o n t e m p l a t i o n a r c h é t y p e q u i s e r a i t

s e u l e à ê t r e v r a i e ; p o u r t a n t , s ' i l e s t b e a u c o u p d e c o n t e m p l a t i o n s

d i v e r s e s e t é g a l e m e n t v r a i e s d ' u n e m ê m e œ u v r e , c e r t a i n e s s o n t a s s u -

r é m e n t f a u s s e s : i l y a u n e v é r i t é d e l ' œ u v r e , q u e l a d i v e r s i t é d e s

p o i n t s d e v u e e n r i c h i t a u l i e u d e d é t r u i r e .

M a i s c o m m e n t p r o u v e r q u ' u n e c o n t e m p l a t i o n e s t f a u s s e , s i n o n

e n s e r é f é r a n t à u n e c o n t e m p l a t i o n a c h e v é e , m o d è l e d e t o u t e s l e s

c o n t e m p l a t i o n s p a r t i c u l i è r e s ? O r c e t t e c o n t e m p l a t i o n a c h e v é e e t

p a r f a i t e e x i s t e , c ' e s t l ' e x é c u t i o n , q u ' o n p o u r r a i t d é f i n i r : u n e c o n t e m -

p l a t i o n q u i s e v é r i f i e . S a n s d o u t e n o u s f e r a - t - o n o b s e r v e r q u e t o u t e

e x é c u t i o n , c o m m e t o u t e c o n t e m p l a t i o n , e s t n é c e s s a i r e m e n t p a r t i e l l e

e t p a r t i a l e . M a i s l ' i n a c h è v e m e n t e t l a f i n i t u d e d e t o u t e e x é c u t i o n s i

p a r f a i t e s o i t - e l l e , n ' e s t q u e l a l i m i t a t i o n d ' u n e p e r s p e c t i v e q u i p o u r -

t a n t e m b r a s s e l ' œ u v r e t o t a l e : l ' o r i g i n a l i t é d ' u n e e x é c u t i o n , c ' e s t

p r é c i s é m e n t d e r e t r o u v e r à s a m a n i è r e e t s e l o n s a p e r s p e c t i v e p r o p r e

l a t o t a l i t é d e l ' œ u v r e , c o m m e l a m o n a d e l e i b n i z i e n n e c o n t i e n t e n s a

f i n i t u d e l ' i n f i n i d e l ' u n i v e r s . D a n s u n e p o l y p h o n i e , l ' a u d i t e u r p e u t

s u i v r e à s o n g r é t e l l e o u t e l l e v o i x e t l a i s s e r d a n s l ' o m b r e l e s a u t r e s ;

m a i s c e t t e c o n t e m p l a t i o n i n e x a c t e , o u p l u t ô t c e t t e i n e x a c t i t u d e q u e

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l a c o n t e m p l a t i o n s e p e r m e t , l ' e x é c u t a n t e s t c o n t r a i n t d e s e l ' i n t e r d i r e ,

e t t o u j o u r s i l n o u s o f f r i r a l ' a c t u a l i s a t i o n t o t a l e d e s d i v e r s e s v o i x d e

l a p o l y p h o n i e . A i n s i l a l i m i t a t i o n d e t o u t e e x é c u t i o n p a r t i c u l i è r e n ' e s t

p a s u n e m u t i l a t i o n , m a i s l ' e x p r e s s i o n d ' u n p o i n t d e v u e q u i n u a n c e

l ' œ u v r e s e l o n s o n o r i g i n a l i t é p r o p r e e t t o u t e n t i è r e l a r e c o n s t r u i t

s e l o n l u i - m ê m e . D e s o r t e q u e l ' e x é c u t i o n e s t t o u j o u r s a u d e l à d e s

c o n t e m p l a t i o n s d e s d i v e r s a u d i t e u r s , q u ' e l l e d é p a s s e e t c o n c i l i e d a n s l ' œ u v r e t o t a l e .

C ' e s t q u e l ' e x é c u t i o n n ' e s t p l u s c e t t e c o n t e m p l a t i o n p u r e m e n t

s u b j e c t i v e o ù l ' i m a g i n a t i o n s u i t s a n s f i n l e j e u v a i n e t d é c e v a n t d e s

p o s s i b l e s : e l l e e s t u n e o p t i o n q u i s ' a c h è v e e n a c t e e t q u i p a r c e t a c t e

m ê m e e s t c o n t r a i n t e d e s ' é p r o u v e r ; e t l e t é m o i g n a g e d e s a v a l i d i t é

e s t d a n s l ' ê t r e e t c e d e g r é d ' ê t r e q u ' e l l e d o n n e à l ' œ u v r e , d o n t t o u t

l ' i n a c h e v é p a r e l l e s ' a c h è v e . T o u t e l a t h é o r i e d e l ' e x é c u t i o n m u s i c a l e

e s t u n e t h é o r i e d e s a v a l i d i t é . M a i s s ' i l n e p e u t ê t r e q u e s t i o n d e v é r i t é

a b s o l u e e n c e d o m a i n e , i l p e u t ê t r e q u e s t i o n d e v é r i t é r e l a t i v e e t

s u r t o u t d e f i d é l i t é à l a m u s i q u e e l l e - m ê m e . L a c o n t e m p l a t i o n é c h a p p e

à t o u t e v é r i f i c a t i o n ; e l l e e s t l i v r é e à s e s i n c e r t i t u d e s i n t é r i e u r e s

q u ' e l l e n e s a u r a i t p a r e l l e - m ê m e d é n o u e r , e t q u e t r o p s o u v e n t l e s

o u v r a g e s d ' e s t h é t i q u e s e b o r n e n t à n o u s r a p p o r t e r c o m p l a i s a m m e n t .

S i n o u s m e t t o n s e n r e g a r d d e l ' u n i c i t é d e l ' e x é c u t i o n ( 1 ) l a d i v e r s i t é

d e s c o n t e m p l a t i o n s q u i n o u s s o n t o f f e r t e s p a r l ' a u d i t i o n p u r e , n o u s

p o u v o n s n o u s d e m a n d e r s i c e t t e d i v e r s i t é n ' e s t p a s l ' e x p r e s s i o n d ' u n e

e s s e n t i e l l e i n a d é q u a t i o n . O r l a q u e s t i o n e s t d ' i m p o r t a n c e s i l ' o n

s o n g e q u e l a d i v e r s i t é d e c e s c o n t e m p l a t i o n s s e r e f l è t e e n l a v a r i é t é

d e s t h é o r i e s d ' e s t h é t i q u e m u s i c a l e , q u e l e s i n c e r t i t u d e s d e l ' a u d i t i o n

p u r e f o n t l ' i n c e r t i t u d e m ê m e d e l ' e s t h é t i q u e q u i n ' a s u p r e n d r e a p p u i

a i l l e u r s . C e s e r a i t d o n c u n b i e n f a i t p o u r c e t t e e s t h é t i q u e q u ' e l l e p u i s s e

i n t e r r o g e r l ' e x é c u t a n t e t s ' i n s p i r e r d e s o n t é m o i g n a g e . E t q u a n d n o u s

p a r l o n s d u t é m o i g n a g e d e l ' e x é c u t a n t , c ' e s t s o n e x é c u t i o n q u e n o u s

v o u l o n s d i r e , e t n o n l a t h é o r i e q u ' i l n o u s e n d o n n e . L ' o n n o u s

r é p o n d r a i l e s t v r a i q u e n o u s n ' i n v o q u o n s s e s a c t e s q u e p o u r l e u r f a i r e

p a r l e r l e l a n g a g e d e n o s p r o p r e s t h é o r i e s . M a i s n o u s m o n t r e r o n s

p r é c i s é m e n t q u e t o u t e x é c u t a n t — q u e l l e s q u e s o i e n t s e s t h é o r i e s ,

e t m ê m e q u e l l e q u e s o i t s o n e x é c u t i o n — e s t c o n t r a i n t p a r s o n

e x é c u t i o n m ê m e d e r e s p e c t e r l ' e s s e n c e d e l a m u s i q u e e t d e s ' i n c l i n e r

d e v a n t s e s e x i g e n c e s .

L ' e x é c u t i o n e s t u n e c o n t e m p l a t i o n s u p p o s é e a c h e v é e , u n e a c t u a -

l i s a t i o n t o t a l e . L a c o n t e m p l a t i o n d e l ' a u d i t e u r p u r e s t c a p r i c i e u s e e t

f a n t a i s i s t e , n o n s o u m i s e a u c o n t r ô l e d e c e t t e v é r i f i c a t i o n o b j e c t i v e

(1) C ' e s t - à - d i r e l ' e s s e n t i e l l e i d e n t i t é d e s e x é c u t i o n s d i v e r s e s ( p a r r a p p o r t à l a c o n t e m p l a t i o n p u r e ) .

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q u ' e s t l ' e x é c u t i o n . A u s s i p r é s e n t e - t - e l l e u n e v a r i é t é b i e n p l u s g r a n d e

q u e l ' e x é c u t i o n , q u i , e n l a d i v e r s i t é m ê m e d e s e x é c u t a n t s , n ' e s t p a s

e s s e n t i e l l e m e n t d i v e r s e . L ' a u d i t e u r p u r , e n s o n a t t i t u d e a b a n d o n n é e e t

p a s s i v e , e s t l a p r o i e d e t o u s s e s c a p r i c e s e t d e t o u s s e s r ê v e s : i l n e

p e u t q u e d i f f i c i l e m e n t d é f e n d r e l a m u s i q u e c o n t r e l u i - m ê m e , c o n t r e

s e s f a n t a i s i e s d u m o m e n t , p u i s q u ' i l e s t d é c i d é à s u b i r a u l i e u d ' a g i r

e t d e r e c r é e r . L e v o i c i d o n c t o u j o u r s e n c o n t r a d i c t i o n a v e c l u i - m ê m e

e t é l o i g n é d u c œ u r d e l a m u s i q u e o ù l ' o n n e p é n è t r e q u e p a r l ' a c t i o n

e t n o n e n s ' a b a n d o n n a n t à s e s r ê v e s . S i l ' e x é c u t i o n e x p r i m e e t d o i t

e x p r i m e r l a p e r s o n n a l i t é d e l ' e x é c u t a n t , e l l e l ' o b l i g e à r e s t e r à l ' i n t é -

r i e u r d e l a m u s i q u e m ê m e ; e t l ' o n p o u r r a i t d i r e q u ' e l l e é t a b l i t u n e

b a r r i è r e d é f i n i t i v e e n t r e c e q u i e s t m u s i q u e e t c e q u i n e l ' e s t p l u s , e n

s e r e f u s a n t d ' a d m e t t r e l e s r ê v e r i e s f a n t a i s i s t e s d e c e u x p o u r q u i l a

m u s i q u e n ' e s t j a m a i s q u e p r é t e x t e . P e u t - o n s ' a b a n d o n n e r à l a r ê v e r i e

l o r s q u ' i l s ' a g i t d ' e x é c u t e r u n e œ u v r e , d e l a c o m p r e n d r e e t d e l a f a i r e

c o m p r e n d r e e n l a r é i n v e n t a n t d a n s l e r e s p e c t d e c e q u ' e l l e e s t e t d e c e

q u ' e l l e v e u t ê t r e ? L ' e x é c u t i o n n ' e s t p l u s c o n t e m p l a t i o n s u b j e c t i v e ,

m a i s œ u v r e o b j e c t i v e ; l ' e x é c u t i o n d ' u n e œ u v r e m u s i c a l e e s t œ u v r e

m u s i c a l e , e t e l l e t r o u v e s a c o n f i r m a t i o n e n c e t t e c o h é r e n c e e t e n c e

d e g r é d ' e x i s t e n c e q u ' e l l e a s u l u i d o n n e r . A u s s i v o i t - o n l a c o n t e m -

p l a t i o n r e n i e r p e u à p e u s e s a c c i d e n t s e t s e s c o n t i n g e n c e s l o r s q u ' e l l e

p r e n d c o r p s e n l ' e x é c u t i o n , e t n e p l u s g a r d e r d ' e l l e - m ê m e q u e c e q u i

a s u r e j o i n d r e l a p u r e e s s e n c e d e l ' œ u v r e . S a n s d o u t e l e s d i v e r s e s

t h é o r i e s q u i s e p r é s e n t e n t a u c o n t e m p l a t e u r s e p r é s e n t e n t - e l l e s a u s s i

à l ' e x é c u t a n t , e t i l y a a i n s i , q u e n o u s l e v e r r o n s , u n s e n t i m e n t a l i s m e d e

l ' e x é c u t i o n c o m m e d e l a c o n t e m p l a t i o n . M a i s i l n o u s s e r a p r é c i s é m e n t

p o s s i b l e d e c o n s t a t e r q u e l e s t h é o r i e s q u i r e s t e n t i n c o n c i l i a b l e s t a n t

q u e l ' o n n e s e r é f è r e q u ' à l a c o n t e m p l a t i o n , v i e n n e n t n é c e s s a i r e m e n t

s e r e n c o n t r e r l o r s q u e l ' e x é c u t i o n l e s c o n t r a i n t à s e f o r m u l e r e n

p r é c e p t e s p o s i t i f s . C ' e s t a i n s i q u e f o r m a l i s m e e t s e n t i m e n t a l i s m e ,

e n l ' a c t e d u j e u , s e r e j o i g n e n t e n s e s u r m o n t a n t . . . .

C ' e s t l à l ' i n d é n i a b l e p r i v i l è g e d e l ' e x é c u t i o n m u s i c a l e q u ' e l l e e s t

a c t e , e t n o n p o i n t p a s s i v i t é e t a b a n d o n . L ' e x é c u t a n t p o s s è d e l ' œ u v r e

t o t a l e . M a i s l ' a u d i t e u r p u r p e u t t o u j o u r s e n e l l e c h o i s i r e t e x c l u r e à

s o n g r é , e t m ê m e c o n t r a i n d r e l a m u s i q u e à s e p l i e r à s o n r ê v e . I l y a

p l u s i e u r s a s p e c t s d e l a c o m p r é h e n s i o n e t p l u s i e u r s a s p e c t s d e l ' œ u v r e ,

d u p l u s e x t é r i e u r a u p l u s i n t é r i e u r . O r l ' e x é c u t a n t n é c e s s a i r e m e n t

l e s a c c o r d e t a n d i s q u ' e n l ' a u d i t e u r p u r s o u v e n t i l s s e c o m b a t t e n t e t

s ' e n t r e d é t r u i s e n t . C ' e s t e n l ' a u d i t i o n p u r e e n p a r t i c u l i e r q u e s u r g i t l e

c o n f l i t d e l ' e x p r e s s i o n e t d e l a f o r m e , q u i e s t l a t r a d u c t i o n m ê m e d e

s o n i n c e r t i t u d e i n t é r i e u r e e t d e l ' i m p o s s i b i l i t é o ù e l l e e s t d ' o r d o n n e r

l e s d i v e r s a s p e c t s d e l ' œ u v r e m u s i c a l e . E t c e u x - c i n e s ' o r d o n n e n t

q u ' e n c e l u i - l à s e u l q u i p é n è t r e e n l ' i n t i m i t é s e c r è t e d e l a m u s i q u e ,

Page 23: L'interprétation créatrice (1). Essai sur l'exécution ...de ce sommeil dont elle dort sur la partition. Tout le problème de l'exécution musicale tient en ce paradoxe que l'œuvre

p a r c e q u ' i l a s u f a i r e p r é v a l o i r e n l u i - m ê m e s e s a c t e s s u r s e s p a s s i o n s .

L ' a u d i t e u r p u r n e s a i t p a s e n t e n d r e l a m u s i q u e : s e u l l ' e n t e n d v r a i m e n t

l ' e x é c u t a n t q u i l a r e c r é e .

L ' e x é c u t i o n ( 1 ) e s t c o n t e m p l a t i o n q u i s e v é r i f i e : e n l ' e x é c u t i o n

n o u s e s t d o n n é d e v o i r q u e l l e c o n t e m p l a t i o n c o n f i r m e l ' œ u v r e

m u s i c a l e , c ' e s t - à - d i r e l ' a c t u a l i s e . C e r t a i n e s c o n t e m p l a t i o n s s e r é v è l e n t

i n c o m p a t i b l e s a v e c l a f o r m e s o n o r e , i n c a p a b l e s d e s u i v r e s o n p r o g r è s

e t d e s a i s i r s o n m o u v e m e n t : e t i l d e v i e n t é v i d e n t q u e l a r ê v e r i e

s e n t i m e n t a l e n e s a u r a i t s ' i n t é g r e r à l a m u s i q u e e t n e p e u t q u ' e n t r a î n e r

l o i n d ' e l l e , p u i s q u ' e l l e s u s p e n d e n l ' e x é c u t a n t l ' a c t e d ' e x é c u t e r e t d e

p e n s e r l ' œ u v r e .

L ' e x é c u t i o n e s t c o n t e m p l a t i o n q u i s e r é a l i s e , e t c ' e s t c e t t e e x i g e n c e

d e r é a l i s a t i o n q u i e n c o n s t i t u e l ' é p r e u v e . E t c e t t e é p r e u v e n ' e s t p l u s

l a p u r e s a t i s f a c t i o n s u b j e c t i v e d u c o n t e m p l a t e u r , m a i s u n e œ u v r e

o b j e c t i v e q u i s ' o f f r e a u j u g e m e n t d e t o u s . L ' œ u v r e m u s i c a l e e n l ' e x é -

c u t i o n s ' a c h è v e ; m a i s c e t a c h è v e m e n t p r o l o n g e u n e c e r t a i n e c o h é -

r e n c e f o r m e l l e d é j à d o n n é e : i l f a u t r e t r o u v e r a v a n t d ' a c h e v e r , e t l a

c o m p r é h e n s i o n s e u l e e n g e n d r e c e t a c h è v e m e n t o ù l ' œ u v r e , d e v e n u e

p l u s i n t i m e m e n t c o h é r e n t e , t r o u v e s o n e s s e n c e c o n f i r m é e . M a i s

a u s s i c e t t e c o n f i r m a t i o n s e u l e t é m o i g n e d e l a c o m p r é h e n s i o n v é r i -

t a b l e , q u i e s t e f f i c a c e e t c r é a t r i c e p a r c e q u ' e l l e r e j o i n t , p a r d e l à l e

d o n n é d e l ' œ u v r e , t o u t e s l e s v a l e u r s v i r t u e l l e s q u i c o n s t i t u e n t s o n

ê t r e c a c h é e t q u e l ' e x é c u t i o n d e v r a a c t u a l i s e r . L ' e x é c u t i o n e x p r i m e

u n j u g e m e n t s u r l ' œ u v r e m u s i c a l e , m a i s c ' e s t u n j u g e m e n t q u i a p p o r t e

a v e c s o i s e s p r e u v e s , q u i s ' a f f i r m e o u s ' i n f i r m e d e s o i . E t c ' e s t l u i q u e

l ' e s t h é t i q u e m u s i c a l e d o i t i n t e r r o g e r .

N o u s d i s i o n s q u ' e n c e t t e r é a l i s a t i o n d ' e l l e - m ê m e q u ' e s t l ' e x é -

c u t i o n , l a c o n t e m p l a t i o n , r e j e t a n t s e s c o n t i n g e n c e s , d é c o u v r a i t s a

v é r i t é e t s o n h a r m o n i e u s e u n i o n a v e c l ' œ u v r e ; e t n o u s v o u d r i o n s

f a i r e o b s e r v e r d è s m a i n t e n a n t l e r ô l e é m i n e n t d e l a t e c h n i q u e i n s t r u -

m e n t a l e e n c e t t e v é r i f i c a t i o n d e l a c o n t e m p l a t i o n q u ' e s t s a r é a l i s a t i o n .

L e s m o y e n s t e c h n i q u e s e n e f f e t , l o i n d e f a i r e o b s t a c l e à l a c o n t e m p l a -

t i o n , l ' e n s e r r e n t d a n s l e s j u s t e s b o r n e s d e l a r a t i o n a l i t é , l a c o n t r a i g n e n t

à s e j u s t i f i e r e n l u i i m p o s a n t d ' ê t r e r é a l i s a b l e . A i n s i , l a v a l e u r d e l a

c o n t e m p l a t i o n s ' é p r o u v e d a n s l e s r é a l i t é s d e l a t e c h n i q u e , d e s o r t e q u e

t o u t e v a l e u r q u i n ' a p p a r t i e n d r a i t q u ' à l a c o n t e m p l a t i o n p u r e e t n e

s a u r a i t t e c h n i q u e m e n t s e r é a l i s e r d o i t ê t r e c o n s i d é r é e c o m m e f a u s s e .

L a t e c h n i q u e e s t l ' a g e n t r é a l i s a t e u r d e l ' a r t ; m a i s c ' e s t q u e l l e e s t ,

(1) Il s'agit (cf. p. 19-20, 207) d'une exécution avant tout spirituelle, ce qui explique qu'elle soit en une certaine mesure accessible à l'auditeur pur, ne jouant d' aucun instrument, et que nous puissions l'effectuer intérieurement en enten- dant une exécution orchestrale, que nous ne pourrions réaliser matériellement à nous seul.

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comme lui, de nature formelle; car elle s'engendre au moment où la forme virtuelle de l'œuvre future, que l'artiste porte en son esprit, se rencontre avec une matière, elle aussi soumise à la forme ; et de cette rencontre, où il ne doit plus être possible, si elle est parfaite, de dis- cerner ce qui vient de l'esprit ou de la matière, naît cette forme incarnée et vivante qu'est l'œuvre d'art.

L'incarnation de l'œuvre musicale en l'exécution fait surgir, grâce à la purification par la technique de toutes les contingences subjec- tives, une suffisance formelle qui est rencontre de la forme pure de l'œuvre et de la forme pure de la technique.

Le son est le produit du geste. Mais un geste qui reste virtuel ne saurait donner au son une entière actualité. L'imagination du contem- plateur qui ne fut jamais qu'auditeur pur, erre à l'aventure, et l'œuvre n'est bientôt plus qu'un prétexte à ses rêves; car les gestes virtuels que l'arabesque sonore suscite en lui sont trop imprécis pour chasser les puissances obscures du sentiment et dissiper ses rêveries. Et la durée musicale n'est plus saisie en sa pureté formelle, que seul le geste actuellement effectué lui redonne.

La durée musicale est vécue différemment par l'auditeur pur et par l'exécutant : elle devient facilement durée banale chez le premier, « berceuse de la continuité », où le temps est subi et non construit. Chez l'exécutant au contraire surgit nécessairement, qu'il le veuille ou non, cette durée musicale active que forgent son geste et son acte. L'on pourrait dire il est vrai que l'exécutant est privé de ce temps idéal et formel qui survole sans cesse la durée sonore, mais que l'auditeur seul, qui pense et n'agit point, a le loisir de construire. Mais en vérité si l'exécutant ne peut rêver à son gré sur le passé et sur l'avenir, il ne les pense que plus justement selon ce qu'ils sont et doivent être : souvenir et attente sont en lui l'occasion d'une réalisation et non d'une distraction. Et surtout en fait il faut que l'exécutant, plus encore que l'auditeur pur, embrasse le devenir total de l'œuvre, — et non pas pour s'évader de la durée sonore, mais pour lui donner cette cohérence qui lui permet à la fois de s'achever et de se transcender en rejoignant, en la perfection même de sa mobilité, l'immobilité et l'éternité de toute forme artistique parfaite.

Le geste de l'exécutant n'est plus la passive jouissance du contem- plateur : par son activité, la forme musicale s'actualise, et, conquérant sa suffisance, rejette toutes les suggestions subjectives dont elle offrait, malgré elle, l'occasion. Tout ce qui n'était que rêveries et pensées loin de l'œuvre s'efface devant l'union immédiate de la forme et du geste — toutes les obscurités de la contemplation pure s'éva- nouissent devant la netteté des actes. Et sans doute faut-il attribuer

G. B R E L E T — 1 2

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m ê m e à l ' i m p a r f a i t e t e c h n i q u e d e l ' e x é c u t a n t - a m a t e u r u n p o u v o i r

p r e s q u e é g a l à l a t e c h n i q u e p a r f a i t e d u v i r t u o s e — p o u v o i r s p i r i t u e l

d e c o m p r é h e n s i o n a c t i v e e t d e r e c r é a t i o n . P a r l a t e c h n i q u e , m ê m e l a

p l u s i m p a r f a i t e , l e c o n t e m p l a t e u r é p r o u v e u n c o n t a c t d i r e c t a v e c

l ' œ u v r e : e l l e c e s s e d ' ê t r e p o u r l u i l o i n t a i n e e t i n a c c e s s i b l e , e t l u i

d e v i e n t p r o c h e e t f a m i l i è r e ; v o i c i q u ' e l l e e s t à s a d i s p o s i t i o n , q u ' i l

p e u t l a r e f a i r e e t , l a r e f a i s a n t , q u ' i l p e u t p é n é t r e r e n s o n ê t r e e t e n s a

v a l e u r e t d i s c e r n e r l e s v r a i s m o t i f s d e s o n a d m i r a t i o n . E t s u r t o u t

l ' œ u v r e , c o n v e r t i e e n l a p u r e e s s e n c e d ' e l l e - m ê m e , m a n i f e s t e e n t o u t

s o n é c l a t s a s u f f i s a n c e f o r m e l l e .

C h e z l ' e x é c u t a n t - a m a t e u r , l a p a r t i c i p a t i o n à l a f o r m e m u s i c a l e e s t

s a n s d o u t e i m p a r f a i t e e t i n c o m p l è t e . P o u r t a n t s i l e r é s u l t a t d e s o n

e x é c u t i o n e s t d é f e c t u e u x , l ' o b l i g a t i o n o ù e l l e l e m e t d e r e c r é e r l a

f o r m e , e n r é t a b l i s s a n t l e p r i m a t d e l ' a c t i v i t é , r é t a b l i t l a v é r i t é d e l a

c o n t e m p l a t i o n . L ' a m a t e u r q u i j o u e m a l , p a r l e m o y e n d e c e t t e m a u v a i s e

e x é c u t i o n , c o m p r e n d b i e n , o u m i e u x t o u t a u m o i n s q u e l ' a u d i t e u r p u r .

C a r l a c o n t e m p l a t i o n , c h e z c e l u i q u i j o u e , s e p u r i f i e d e s e s e r r e u r s e t

s e d é g a g e d e t o u t e c e t t e v é g é t a t i o n p a r a s i t e q u i e n v a h i t l e p l a i s i r

p a s s i f ; e t m i e u x v a u t l a p r é s e n c e d ' u n e a c t i v i t é i m p a r f a i t e q u e l ' a b -

s e n c e d e t o u t e a c t i v i t é . D ' a i l l e u r s l ' i m p e r f e c t i o n t e c h n i q u e d e l ' e x é -

c u t i o n n ' e s t p a s n é c e s s a i r e m e n t o b s t a c l e à s a p e r f e c t i o n s p i r i t u e l l e

l ' a c t i v i t é u n e f o i s é v e i l l é e d é p a s s e s p i r i t u e l l e m e n t s e s r é s u l t a t s m a t é -

r i e l s , e t l ' e x é c u t i o n i m p a r f a i t e s e p a r f a i t i d é a l e m e n t . A u d e l à d e l a

r é a l i s a t i o n m a t é r i e l l e m é d i o c r e p e u t a i n s i n a î t r e u n e c o n t e m p l a t i o n

s p i r i t u e l l e q u i s e d é l i v r e d e s e s m a n q u e s p o u r r e c u e i l l i r s e s v e r t u s

p o s i t i v e s . M a i s c e t t e r é a l i s a t i o n m a t é r i e l l e é t a i t n é c e s s a i r e p o u r q u e

n a i s s e c e t t e c o n t e m p l a t i o n v r a i e q u i e s t l a r é c o m p e n s e d ' u n a c t e q u e

n o u s a c c o m p l i s s o n s e t q u ' e l l e n o u s c o n t r a i g n i t d ' e x e r c e r .

L ' e x é c u t i o n e s t p u r i f i c a t i o n à l ' é g a r d d e t o u s l e s s e n t i m e n t s

v a g u e s e t i n a d é q u a t s d o n t s ' a c c o m p a g n e l ' a u d i t i o n p u r e e t q u i

e n v e l o p p e n t l a f o r m e m u s i c a l e c o m m e d ' u n v o i l e . E n c e t t e c o n t e m -

p l a t i o n a c t i v e q u ' e s t l ' e x é c u t i o n , l ' é m o t i o n m u s i c a l e , d é b a r r a s s é e d e

t o u t e é m o t i o n e x t r i n s è q u e , d é c o u v r e s a p u r e t é e t s a p l é n i t u d e . S i

s e n t i m e n t a l i s t e s o i t - i l , l ' e x é c u t a n t - a m a t e u r e s t n é c e s s a i r e m e n t a t t e n t i f,

l o r s q u ' i l j o u e , à l a m u s i q u e p u r e : c a r s o n g e s t e n ' e s t e f f i c a c e q u a c e

p r i x . L ' œ u v r e m u s i c a l e s ' i d e n t i f i e à l ' a c t e m ê m e p a r l e q u e l il l ' e n g e n -

d r e : e l l e s u s c i t e e n l u i u n p o u v o i r e t n o n p l u s u n é t a t . « M e s d o i g t s

f r a p p e n t s u r l e c l a v i e r q u e l q u e s a c c o r d s ; c h a c u n c o n s t i t u e p o u r m o i

c o m m e u n c h o c , u n é v é n e m e n t . O r l a l o i d e c e p e r c e p t , s a s o l i d i t é

s t r u c t u r a l e , c e n ' e s t p l u s . . . u n e n é c e s s i t é p l u s o u m o i n s c o n f u s é m e n t

s e n t i e d a n s l a c o n c a t é n a t i o n d e s d é t a i l s . J e f a i s m o i - m ê m e c e t t e

n é c e s s i t é e t j e l ' e x p é r i m e n t e d i r e c t e m e n t . . . C ' e s t u n e i m p r e s s i o n

p o s i t i v e q u e d e s e n t i r d i r e c t e m e n t s o u s l e t o u c h e r d e s d o i g t s l a

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q u a l i t é d u s o n . » ( 1 ) . E t s a i s i r l e s o n d a n s s o n r a p p o r t à l ' a c t i v i t é q u i

l ' e n g e n d r e , c ' e s t p é n é t r e r a u c œ u r d e l a m u s i q u e , o ù s ' a p a i s e l e c o n f l i t

d e l ' e x p r e s s i o n e t d e l a f o r m e , o ù l ' â m e e t l a m u s i q u e s e r é p o n d e n t

s a n s q u e l ' u n e o u l ' a u t r e n e s e r e n o n c e , e t o ù l ' é m o t i o n , c h a n g e a n t

d e s e n s , v i e n t s t i m u l e r l ' a c t i v i t é a u l i e u d e l u i f a i r e o b s t a c l e .

L ' E X É C U T I O N C O M M E E X P É R I E N C E M U S I C A L E

S i l ' a m a t e u r , q u i j o u e m a l , m a t é r i e l l e m e n t , c o m p r e n d e t v i t l a

m u s i q u e m i e u x q u e l ' a u d i t e u r p u r , c ' e s t q u e l ' e x é c u t i o n , a c t e s p i r i t u e l

p a r e s s e n c e , l ' i n t r o d u i t a u p r i n c i p e m ê m e d e l ' e x p é r i e n c e m u s i c a l e

— e n l ' a u d i t i o n v r a i e .

S a n s d o u t e n ' e s t - c e p a s l e f a i t d e j o u e r d ' u n i n s t r u m e n t q u i

é p r o u v e e t e n r i c h i t l ' e x p é r i e n c e m u s i c a l e : l ' h a b i l e t é n é c e s s a i r e à l a

m a î t r i s e d u m é c a n i s m e i n s t r u m e n t a l e s t e n s o i t o u t à f a i t é t r a n g è r e à

l a m u s i q u e — e t l a c o n s t r u c t i o n d e s i n s t r u m e n t s e t l a t e c h n i q u e

q u ' e x i g e l e u r m é c a n i s m e p o u r r a i e n t n o u s i n t é r e s s e r m ê m e s i l a m u s i -

q u e n e n o u s i n t é r e s s a i t p a s . M a i s à c ô t é e t a u - d e s s u s d e c e t t e t e c h n i q u e

e x t r a - m u s i c a l e , i l e s t c h e z l ' e x é c u t a n t u n e t e c h n i q u e p r o p r e m e n t

m u s i c a l e q u i e s t f a c u l t é d e r é a g i r i n t é r i e u r e m e n t e t a v e c s p o n t a n é i t é

à l a m u s i q u e p e n s é e , d ' e x t é r i o r i s e r e t d ' e x p r i m e r l ' œ u v r e m u s i c a l e

g r â c e à c e s m o u v e m e n t s s u b t i l s q u ' e l l e s u s c i t e e n q u i l a v i t , e t q u i

s e u l s l a r é a l i s e r o n t e n r e n c o n t r a n t l e c o n c r e t s o n o r e . E t l ' e x é c u t a n t

a u s e n s p l e i n e s t c e l u i q u i s a i t m i m e r e t d a n s e r l a p e n s é e m u s i c a l e ,

l a i s s a n t s ' é p a n o u i r e n s o n â m e l ' â m e d e l a m u s i q u e , a f i n q u e c e l l e - c i ,

à t r a v e r s l u i , s e c o n s t r u i s e u n c o r p s à s o n i m a g e .

T o u t e e x t é r i o r i s a t i o n e s t m o u v e m e n t , n é d e l ' i n t i m i t é d e l ' ê t r e .

C e l u i q u i j o u e d e m a n i è r e m é c a n i q u e e t t o u t e m a t é r i e l l e n e j o u e p a s

d a n s t o u t e l a f o r c e d u t e r m e : e x é c u t e r c ' e s t a d o p t e r l ' œ u v r e i n t é r i e u r e -

m e n t e t l a t r a d u i r e l e p l u s d i r e c t e m e n t t e l l e q u ' o n l a v i t ; c ' e s t s e

l ' a j o u t e r e t e n s u i t e l a r e d o n n e r t o u t e c h a r g é e d e s o i - m ê m e ; c ' e s t

r e s s e n t i r e t c o n f i r m e r c e s v i b r a t i o n s i n t e r n e s q u i n a i s s e n t d e l ' a u d i t i o n

m u s i c a l e i n t é r i e u r e e t d ' o ù j a i l l i t l a t e c h n i q u e v i v a n t e . I l f a u t , p o u r

b i e n j o u e r , a c c o m p l i r c e m o u v e m e n t j u s t e q u ' a n i m e l a d u r é e m u s i c a l e

d e l ' œ u v r e , p r o l o n g e r l a c o m p r é h e n s i o n m u s i c a l e e t s e s s e c r è t e s

r é s o n a n c e s e n u n e a c t i v i t é m o t r i c e q u i l u i c o r r e s p o n d e e t l ' é p r o u v e :

l ' e x é c u t i o n v é r i t a b l e e s t p a r t i c i p a t i o n d u c o r p s e t d e l ' â m e à l a

m u s i q u e , o ù s ' a t t e s t e q u e l ' e x é c u t a n t s ' e s t t o t a l e m e n t c o n f o n d u a v e c

e l l e . L ' e x t é r i o r i s a t i o n v i v a n t e e t a r t i s t i q u e d o i t s o u r d r e d e s p r o f o n -

d e u r s v é c u e s d e l ' ê t r e : e t c ' e s t e n e l l e s q u e l ' i n t e r p r è t e d o i t r e c e v o i r

( 1 ) E t i e n n e S O U R I A U , P e n s é e v i v a n t e e t p e r f e c t i o n f o r m e l l e , p . 1 0 9 - 1 1 0 ( H a c h e t t e , P a r i s , 1 9 2 5 ) .

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1951. Imprimerie des Presses Universitaires de France. — Vendôme (France) ÉDIT. N° 22.727 IMP. N° 12.482

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