L'incasable et le psychopathe

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L’INCASABLE ET LE PSYCHOPATHE Jean-Pierre Chartier Érès | « Cliniques » 2015/1 N° 9 | pages 132 à 149 ISSN 2115-8177 ISBN 9782749246857 DOI 10.3917/clini.009.0132 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-cliniques-2015-1-page-132.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Érès. © Érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Érès | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Érès | Téléchargé le 21/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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L’INCASABLE ET LE PSYCHOPATHE

Jean-Pierre Chartier

Érès | « Cliniques »

2015/1 N° 9 | pages 132 à 149 ISSN 2115-8177ISBN 9782749246857DOI 10.3917/clini.009.0132

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-cliniques-2015-1-page-132.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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© Evariste-Vital Luminais, La fuite du roi Gradlon.

« La fréquence et la diversité des passages à l’acte à l’adolescence ne peuvent que laisser le praticien désarçonné,

en particulier quand ils mettent en péril la vie du sujet ou celle d’autres. »Jean-Pierre Chartier

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L’incasable et le psychopatheThe multiproblem adolescent and the psychopath

Jean-Pierre Chartier

« L’action mauvaise intervient toujours pour préserver lecriminel d’une souffrance qu’il veut éviter à tout prix etcontre laquelle il n’a pas su au préalable s’armer d’unefaçon raisonnable et compatible avec la vie sociale. »

Julie Giovacchini, Épicure, Les Belles Lettres, 2008.

L’ACTE, CRISE OU CHRySALIDE ?

La fréquence et la variété des passages à l’acte à l’adolescencene cessent d’interpeller, voire d’inquiéter, le clinicien. La para-doxalité de cette époque engendre inévitablement despassages à l’acte : l’adolescent se retrouvant coincé entre unemotion régressive à la sécurité de l’enfant qu’il n’est plus, et unmouvement parfois vertigineux vers un à-venir adulteinconnu et peu symbolisable.Au-delà de la clinique de ces transgressions et de ces accidentsordinaires liés à l’évolution psychologique normale, nous trai-terons des passages à l’acte gravissimes d’adolescents et dejeunes adultes particulièrement difficiles, parfois dénomméspsychopathes.

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Jean-PierreChartier,psychologueclinicien,psychanalyste(75).

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faut-il rappeler que ces sujets impossibles mettent parfois enpéril la vie des institutions et des soignants qui les accueillent ?À l’inverse des conceptions classiques, nous avançons que lepassage à l’acte n’a pas de signification symbolique – et qu’ilest de ce fait non interprétable. Seuls les actes manqués quil’accompagnent, le lieu et le moment de l’agir peuvent donnermatière à interprétation.Aussi, après avoir distingué les caractéristiques du passage àl’acte (insensé) et de l’acting-out (porteur de signification),nous proposons quelques pistes théoriques pour tenter decomprendre l’ « incompréhensible ». Enfin, nous tenteronsd’illustrer par des récits cliniques comment nos interventionsthérapeutiques peuvent être l’occasion d’« accidents » parfoismortifères. À moins que la prise en compte des idiosyncrasiespsychiques de ces sujets, pour qui l’agir tient lieu de langage,ne permette de passer de l’agir à l’élaboration psychique.

À PROPOS DU PASSAGE À L’ACTE

Le passage à l’acte a mauvaise presse. On peut même dire que,comme la nature a horreur du vide, les psychistes ont horreurdes actes. Pas seulement des leurs, comme le disait J. Lacan,mais surtout de ceux de leurs patients. Notons que cela n’a pastoujours été le cas. S. freud, à la suite de J. Breuer du temps desÉtudes sur l’hystérie (1895), considère que l’abréaction, c’est-à-direl’expression de l’affect refoulé au moment du trauma, est la voieroyale de la guérison du symptôme. Bien plus tard dans sontestament théorique (l’Abrégé en 1938), il considère qu’« il n’estnullement souhaitable que le patient « agiert » au lieu de seremémorer, l’idéal serait même que le patient se comporte aussinormalement que possible en dehors du traitement, mais aussique le transfert soit le lieu possible de la mise en acte Agieren(freud, 2004). Bref, c’est aussi grâce aux agirs dans le transfertque le patient peut guérir. Se précise ainsi l’amphibologie 1

originelle de la notion du passage à l’acte ; le passage à l’acte,crise ou chrysalide ?Crise au sens étymologique, c’est-à-dire le moment décisif oùse décide la vie ou la mort du sujet – le plus souvent la mort

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1. L’amphibologieest uneconstructiongrammaticale quipermet à unephrase d’avoirdeux sensdifférents(indécidabilité) et qui peutconduire à unraisonnementfallacieux.

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car on sait combien le concept de crise a pris une significationpéjorative dans le langage contemporain. Le passage à l’acteen viendrait à représenter ce que R. Barthes, dans Fragmentsd’un discours amoureux (1977), appelle la « catastrophe » : l’ai-mant éprouvant la situation sentimentale comme une impasseabsolue qui n’a plus pour issue que la destruction de lui-même.Mais aussi chrysalide car, pour peu que l’on arrive à trans-former le passage à l’acte en acting out, l’agir en message, lesujet qui souffre à vif comme une plaie qu’on ne sait commentpanser/penser pourra alors passer de l’agir à l’élaborationpsychique, sortir de l’obscurité, prendre son essor et devenirenfin papillon.À la différence des actes manqués involontaires, un certainnombre d’agirs psychopathiques sont donc le fruit d’une voli-tion consciente, parfaitement délibérée.Mais si l’agir psychopathique ne saurait être ramené à un actemanqué, les actes manqués accompagnent le plus souvent cetagir, qu’il s’agisse du moment, du lieu ou des conditions mêmedu délit. Ainsi Rocky, tueur à gages dont je raconte la geste dansDélinquants et psychanalystes (Chartier, 1986), garda-t-il lemanteau de cuir noir de sa victime, ce qui permit ensuite soninculpation.À l’exception du délit parfaitement prémédité, les agirs secaractérisent par leur soudaineté, leur brutalité même, quifait dire à leurs auteurs : « C’est plus fort que moi. » Ils serapprocheraient ainsi, de par leur caractère compulsif etforcé, des actes-symptômes des obsessionnels, qui imposentà ces sujets d’exécuter leurs rituels de lavage ou diverses véri-fications épuisantes. Dans la religion privée, toute cette acti-vité dérisoire « n’a pas sa fin dans son objet comme l’actebanal de la vie quotidienne, mais elle semble l’avoir en elle-même, agir devient une fin en soi » (Assoun, 1985). On a lemême sentiment à l’écoute des psychopathes pour quitoujours plus de transgressions est vécu comme une néces-sité interne. Comme l’obsessionnel, il souffre d’angoissesinsupportables si par hasard l’acte ne peut être accompli. On

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sait comment S. freud a pu démontrer, à l’aide du déplace-ment, de la condensation, de l’isolation, etc., la nature« symbolique » des actes-symptômes névrotiques. Les rituelsaberrants ont pour fonction de préserver le sujet de la réalisa-tion de l’acte interdit dans le passé, tout en permettant unesatisfaction déguisée dans le présent. Comme le dit encore P.-L. Assoun, « c’est de ne pas faire cet acte impossible quipousse l’obsessionnel à répéter son acte dérisoire, mais c’estl’espoir de le faire un jour qui soutient sa répétition sans fin 2 ».Cette nécessité impérieuse de passer à l’acte rapproche l’agirpsychopathique de ce que l’on appelle communément acting-out dans le champ analytique.Il arrive, dans la cure du névrosé, que l’analysant veuille dansl’instant « mettre en acte ses passions sans tenir compte de lasituation réelle » (freud, 2013). Il le fera dans sa vie et aussiparfois chez l’analyste. Mais au-delà de la transgression de larègle fondamentale (tout dire et ne pas agir) qui préoccupe àjuste titre le praticien de l’analyse, J. Lacan trouve à ces actesimpulsifs une haute valeur signifiante. L’acting est essentielle-ment, selon lui, « quelque chose qui se montre d’une façonvoilée pour nous, mais qui n’est pas voilé en soi, visible aucontraire au maximum ». Bref, ça parle. En particulier, ça inter-pelle l’analyste sur son défaut d’interprétation de ce qui est entrain de se rejouer dans le transfert, à moins que l’acting-out nesoit une réponse à un excès de violence interprétative ou à unpassage à l’acte du thérapeute.Pour l’école anglaise (Winnicott, Balint, Masud Khan), l’intérêtthérapeutique des acting n’est plus à démontrer. L’acting-outserait une parole in statu nascendi, une parole en train de naîtresous les yeux de l’analyste. La maïeutique analytique ordinairepourrait alors, dans les cas heureux, jouer son rôle d’accou-cheur du sens qui s’y profile. Il en va autrement de l’agirpsychopathique.

QUELQUES REPèRES CLINIQUES

Comment repère-t-on l’incasable et le psychopathe avant touteélaboration théorique ?

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2. Le terme actingout a étéintroduit parMoreno,l’inventeurdu psychodrame,en 1932, qui sedifférencie dece qui se passe enséance, acting in.

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Par une faculté prodigieusement développée chez eux à créerde la zizanie entre tous les intervenants et dans toutes lesinstitutions qui veulent ou sont obligées de s’occuper de lui.L’incasable est d’abord pour les juges, les éducateurs et lespsys, un « semeur de discorde » permanente, un empêcheur detourner en rond qui fait « battre les montagnes ». Son aptitudeà dénoncer les failles des personnes et des codes institutionnelstient du génie. Ainsi fera-t-il imploser ou exploser les struc-tures censées le contenir et/ou le rééduquer.Sa vie s’organise autour d’un triptyque existentiel que nousavons appelé les 3D : déni-défi-délit.– Le déni est cette incapacité structurale chez lui à se situer entant que responsable de ses actions. L’autre sera toujours jugéde bonne foi, comme l’auteur des tribulations qui l’accablent.Ainsi cet adolescent renvoyé pour la sixième fois d’un établis-sement scolaire nous dit l’avoir été « parce que le directeur l’agiflé ». Un pénible travail de reconstitution de la scène mettraen évidence que ce garçon avait commencé par lui envoyer uncoup de pied. Il n’empêche, le déni a ancré en lui la convictionqu’il était une victime et qu’il avait à se venger !De la même manière, le déni des conséquences de leurs actesamène les incasables à de folles extrémités comportementalessusceptibles de mettre en péril leur existence et celle d’autrui :en particulier les activités « ordaliques » à prise de risquemaximal en moto et/ou en voiture ; sans parler des braquagesà main armée.– Le défi est au cœur de leurs conduites. Défi du droit et del’autorité sous toutes ses formes (enseignants, policiers, etc.)mais aussi défi de l’autre et défi de soi-même, censés démon-trer leur omnipotence. Ainsi va le « Chevalier de Thanatos »,arpentant les trottoirs des hauts lieux de la marge afin de semesurer à plus fort que lui. L’agir sera le moyen obligé qui luipermet de se rassurer sur sa toute-puissance narcissique.Puisque la clinique de l’incasable est dominée par le passageà l’acte, préciser l’essence de ce que nous appelons agir en nousinspirant du terme utilisé par S. freud Agieren s’impose, nonseulement pour son intérêt théorique mais aussi parce que

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cette compréhension conditionne en grande partie le choix desattitudes thérapeutiques à adopter.– Les délits, à la différence des actes manqués 3 involontaires,un certain nombre d’agirs psychopathiques sont le fruit d’unevolition délibérée ou se caractérisent par la violence et lasoudaineté. Si les délits psychopathiques ressemblent auxagirs de l’obsédé par leur nature compulsionnelle, ils sont enréalité de nature radicalement différente. Le fonctionnementmental de l’obsédé est donc aux antipodes de celui du psycho-pathe : pour lui, il ne s’agit en aucun cas de différer l’accom-plissement de l’acte interdit ; il faut procéder à son exécutionimmédiate. Dans une cure, l’acte transgressif a néanmoins valeur demessage adressé à l’autre (l’analyste), ce qui n’est pas le cas desagirs psychopathiques dont nous pensons qu’ils sont :– d’une tout autre nature que les actes manqués, les actes-symptômes et les acting-out, dont nous avons précisé la valeurde message adressé à l’autre ;– des moments de bascule, dans la théorie lacanienne, « horsdu symbolique vers le réel » ;– la marque d’un processus d’impuissance à métaboliser lestensions par la voie psychique, qu’elle utilise le symptômenévrotique ou qu’elle emprunte l’hallucination et le délirepsychotique ;– les signes d’une homéostasie mentale archaïque tributaire dufonctionnement persistant du mécanisme de décharge de latension interne par l’activité motrice.

CES AGIRS SONT-ILS PRÉVISIBLES ?

Notre expérience clinique, conduite parallèlement à celle deJ. Sélosse, nous permet d’affirmer que l’agir demande, pourse déclencher, la mise en place d’un certain nombre de condi-tions et de déclencheurs émotionnels et corporels. Desprodromes peuvent ainsi être repérés. Malheureusement, ilsne semblent pas généralisables. Ainsi, tel de ces incasablesparticulièrement violents vous expliquera que dans les

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3. Dansl’acception deS. freud dansPsychopathologiede la viequotidienne(2004).

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combats qu’il provoque il se laisse volontairement frapper, caril a besoin de sentir les larmes couler sur son visage pourentrer dans une sorte de fureur meurtrière qui lui permetd’agir la destruction de l’autre. Aussi, avons-nous pris l’habi-tude d’interroger ces sujets sur leurs vécus émotionnel etcorporel qui précèdent l’agir. Souvent nous sont rapportéesdes sensations de tension qui monte progressivement de l’es-tomac à la gorge. Interrompu d’une manière ou d’une autre,ce processus permettra alors le plus souvent d’enrayer l’agirqui se situe toujours dans une situation a-temporelle et déspa-tialisée. Le rapport au temps et à l’espace de ces sujets leur estaussi spécifique. Leur perception de la temporalité n’est pasla nôtre ou, si l’on préfère, notre temps n’est pas le leur et leurtemps n’est pas le nôtre. Nous avancions (Chartier, 1995) qu’ils conjuguent le tempssuivant trois modalités qui sont le « passé pas simple », le« présent immédiat » et le « futur inexistant ».– Le passé pas simple signifie que les aléas (abandon, carences,rejets, etc.) vécus par ces sujets pendant leur petite enfance, neleur ont pas permis de se construire une histoire personnelle ;ils ne sont pas situés dans la chronologie. Pour eux, le passé seréduit à une suite événementielle dans le désordre. L’absenced’une temporalité structurée à sens unique, de la naissance àla mort, a pour conséquence immédiate l’impossibilité de tirerprofit de l’expérience vécue. Ainsi, la croyance que nouspouvons nourrir de leur capacité de tirer des leçons de l’expé-rience est vouée à l’échec.– Le présent immédiat les amène à vivre sur le mode du « touttout de suite » ou « rien jamais ». Pour l’incasable, différer,retarder, temporiser, signifient le refus de prendre en comptesa demande. Comment s’étonner alors des crises clastiques quifont suite à une réponse éducative qui lui demande simple-ment de patienter ?– Ajoutons à tout cela que pour ces sujets, le futur n’existe pas,tout au plus l’avenir s’arrête t-il au week-end, et les injonctionsdu style « tu prépares – ou tu travailles – pour ton avenir »n’ont évidemment aucune signification pour le sujet qui

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conjugue la temporalité aux trois modes que nous venons derésumer brièvement.Au regard de ces repères cliniques, nous serions tentés derapprocher le fonctionnement logique de l’incasable de celuid’un ordinateur : tous deux utilisent une logique purementbinaire. Pour l’ordinateur, c’est 1 ou 0 ; pour l’incasable, c’estmaintenant ou jamais, tout ou rien, lui ou l’autre.Mais comment ce sujet a-t-il pu se structurer sans espace tran-sitionnel et sans place offerte à la médiation et à la négociationpulsionnelle ? Peut-on dégager des occurrences historiques quipermettraient d’éclairer le fonctionnement psychique de celuiqui semble tragiquement fixé à un niveau prélangagier ?

QUELQUES REPèRES DANS L’HISTOIRE DE CES PATIENTS

L’incasable a souvent connu une viciation précoce au lien àl’autre et plus précisément les effets conjoints de la carence etde la surstimulation œdipienne.

La carence

Pour le nourrisson, l’expérience de satisfaction passe par lamédiation obligée de l’autre. C’est à ce moment de rencontreque S. freud situe l’origine de la moralité et de la compréhen-sion mutuelle avec autrui. « L’impuissance originelle de l’êtrehumain devient ainsi la source première de tous les motifsmoraux » et de l’entente avec le prochain. Nous avançons donc qu’avec le futur incasable, quelque chosea été tragiquement raté lors de ces rencontres inauguralesavec l’autre. L’anamnèse des incasables, bâtie à partir d’entre-tiens approfondis avec leurs mères, nous a confirmé cette fail-lite catastrophique de l’établissement du lien à l’autre. Soit quela mère ait été, de par sa dépression au moment de la naissancede l’enfant, une véritable « morte-vivante » véhiculant desmessages de l’anti-vie, soit que l’abandon, en privant réelle-ment l’enfant « de la nourriture affective à laquelle il avaitdroit » (Spitz) ne détruise à la racine les fondements del’éthique (Chartier, 2011, p. 58).

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Le pacte incestueux

Par ailleurs, l’arrogance et la certitude sans faille que toutleur est dû sont communes aux incasables, comme s’ils étaientassurés que la Loi ne les concerne pas et qu’ils auront toujoursle loisir de subordonner le principe de réalité au principe deplaisir. Pour eux, l’interdit (de l’inceste et du meurtre) restelettre morte. Bien plus, sa transgression constitue la représen-tation archétypale du plaisir, ce qui n’est pas sans expliquercertains meurtres gratuits. Comme les pervers, ils dénient auréel et à autrui le droit d’être la limite de leur soif de jouissancesans borne. Auraient-ils vécu quelque expérience infantile, évidemmentpostérieure à leur rencontre décevante avec l’autre, qui leuraurait prouvé que le rêve pouvait devenir réalité ? Notre fréquentation de ces sujets nous a permis de mettreconstamment en évidence dans leur histoire l’existence d’unesurstimulation œdipienne, c’est-à-dire que, durant un tempsplus ou moins long, ils ont partagé de façon physique l’intimitéde l’un de leurs parents, le plus souvent la mère, et ont pu àbon droit se croire le seul objet de son désir. Ultérieurement,à défaut de pouvoir continuer de posséder la mère, ils pour-ront la violenter ou se venger métaphoriquement sur la société.La réparation qu’opère une relation fusionnelle, aprèsl’éprouvé carentiel, fonde le sentiment mégalomaniaque etrisque de laisser l’enfant démuni devant toute nouvelle frus-tration affective. La désillusion précipitera le sujet hors duparadis retrouvé en attisant son avidité et son désir devengeance.

L’échec de la métaphore paternelle

Enfin, la bibliographie de Jacques Mesrine rejoint notreclinique quotidienne : le pacte incestueux fonctionne d’au-tant mieux pour le futur incasable que le père n’a pu jouer safonction symbolique. Nous ne reviendrons pas sur ce facteurdepuis longtemps repéré pour origine des troubles graves du

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comportement chez le garçon ou la fille. Tout au plus faut-ildistinguer ce qu’il en est du père réel, du père imaginaire et dupère symbolique qui, dans ces situations, a fait défaut. Deuxcas de figure peuvent se présenter : le père est absent, c’est-à-dire non investi par la mère comme élément tiers entre elle etson enfant ; le père, « trop pesant », est disqualifié par sesexcès et en particulier par sa violence qui sera vécue commepotentiellement meurtrière.

QUELQUES HISTOIRES CLINIQUES

L’agir psychopathique : Perceval 4

La secrétaire m’avertit que Perceval avait repris rendez-vous 5.Il y avait des mois que je le savais suivi par une psychiatre enville. Sans doute avait-elle su le décider à reprendre la thérapieavec moi ? Ses premiers mots semblèrent me donner raison :« Cette fois j’ai pris une grande décision. » Mais après un longsilence, il reprend : « J’ai décidé de me débarrasser physique-ment de ma femme. J’ai pu me procurer une arme par un de mesanciens amis du gang des Marseillais. Je ne vous en avais jamaisparlé, mais j’ai vécu des années dans le grand banditisme. Mescompagnons d’alors sont tous, sauf exception, morts ou incar-cérés. Vous savez que mon ex-femme m’empêche depuis six ansde revoir mon fils, elle change sans cesse de domicile, et commeelle vit en communauté, il m’a été impossible de faire-valoirmon droit de visite. C’est pourquoi je suis maintenant déterminéà la supprimer. Je tenais à vous en prévenir. » Je lui dis : « Votre femme sera morte et vous retournerez enprison. Votre fils sera alors placé à la DASS. C’est ce que voussouhaitez pour lui ? – Ah non, surtout pas, j’en ai suffisammentsouffert enfant. »Je fus fort soulagé de le voir revenir à la séance suivante.Après avoir enlevé son baladeur et soigneusement plié sonécharpe rouge sang, il prit la parole : « J’ai suivi votre conseil.J’ai jeté le 7,65 dans la Seine, sous le pont Mirabeau, au

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4. Perceval est unpatient d’unequarantained’années reçuau CMP.5. J’avais connuPerceval àl’hôpitalpsychiatriqueoù il avait étéinterné à 27 ansaprès unedéfenestrationlors de sondivorce.

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deuxième pilier. Je l’ai fait de nuit, car avec ma chance habi-tuelle j’aurais pu me faire arrêter pour port d’arme prohibée. »Pour cette fois, le transfert avait pu, selon le mot de S. freud(2004), « passer les rênes aux pulsions sauvages », ce qui n’estpas toujours le cas.Le thérapeute visera par le transfert à transformer l’agir enacting. Cette transformation, quand elle s’opère, indique lepassage du réel au symbolique.Par ailleurs, l’interprétation vicariante me semble s’imposer audébut de tout travail thérapeutique, avec des sujets dont lamauvaise inscription dans l’ordre symbolique est patente.L’acte du thérapeute remplira une fonction vicariante, c’est-à-dire en remplacement alors de l’interprétation qui ne sauraitêtre entendue à ce stade par l’abandonnique ou le sujet prison-nier des agirs. Il faut la différencier de l’acting contre-transfé-rentiel, dont nous reparlerons. Il s’agit d’un acte de parole oud’un geste signifiant, conscient et volontaire, qui s’inscrit dansune stratégie thérapeutique, qui inclut les coordonnées spéci-fiques du patient malgré lui.Une telle intervention nous semble se justifier dans la mesureoù elle n’exprime pas un désir propre de l’analyste. Elle serad’autant plus nécessaire que, comme l’écrivit M. Balint (2003),« dans la zone du défaut fondamental [où se trouvent cessujets], les paroles sont mal comprises et leurs effets souventinverses de ceux attendus de l’interprétation ». Un exempleclinique va illustrer concrètement notre propos.

Mme X.

Henri est un adolescent délinquant, suivi en hôpital de jour. Ilnous est confié par une juge d’enfants, inquiète des passagesà l’acte gravissimes de sa mère, Mme x. La sœur d’Henri estplacée en internat, mais il a, lui, toujours refusé la séparationd’avec sa mère, jusqu’à se défenestrer lors d’une interventionautoritaire des gendarmes.

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Mme x. est une métisse de 33 ans, qui a eu une enfance caren-tielle et chaotique. Elle fut victime de mauvais traitement,d’un sadisme inouï de la part de sa propre mère.Devenue adulte, elle se retrouve régulièrement hospitalisée enplacement d’office (six fois dans l’année qui précéda notreintervention) pour des actes impulsifs d’une grande dangero-sité. Ayant vécu avec un ami policier, elle lui avait dérobé sonarme et n’avait pas hésité à en menacer les gendarmes venuspour la récupérer. Plus récemment, elle tenta de s’immoler parle feu avec son fils. Bref, elle terrorisait les services sociaux,agressant physiquement ou brisant les objets, jusque dans lebureau du maire de sa ville. Le psychiatre qui la suivait m’aappris qu’à la dernière consultation il avait dû rester assis surelle pendant une heure (sic), le temps nécessaire à la venue ducar de police secours. Sa violence est de plus exacerbée par l’al-cool qu’elle ingère d’une manière dipsomaniaque.J’arrive en visite à domicile, pour la première fois, un matin vers9 h 30. Mme x. semble déjà passablement éméchée. M’ayant faitentrer, elle ouvre une nouvelle bouteille de bière et se remet àboire, en tenant un discours dépressif sévère, où elle se déclare« foutue, malade mentale et alcoolique », il ne lui reste plus qu’àse suicider et cette fois, les pompiers ne pourront pas l’en empê-cher. Les affects dépressifs s’accroissent au fur et à mesure queprogresse son discours. Elle commence sérieusement à s’agiter,sans prêter aucune attention à ma présence.Bref, j’assiste aux prodromes d’un nouvel agir éventuel.J’interviens alors : « Mme x., qu’attendez-vous pour me donnerun verre ? » Elle s’excuse de ne pas y avoir pensé, se lève entitubant, confuse, essuie péniblement un verre et me l’ap-porte. Elle m’avoue alors avoir déjà bu sept bières avant monarrivée, puis me parle de son père, expert en passages à l’acteagressifs : « Que voulez-vous, je lui ressemble, je fais commelui. » À ma prochaine visite, elle sera à jeun.Là où une interprétation (et quelle interprétation ?) s’avèreimpossible, une demande inhabituelle de la part d’un soignantvient faire effet de sens. En effet, en réclamant un verre, ne laconfrontai-je pas, sur un mode surmoïque, au fait que, pour

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moi, elle n’était ni malade mentale, ni alcoolique ? Que saconduite n’était pas si infamante et si bizarre qu’elle le croyait,puisque je pouvais la partager, mais qu’elle se comportait enmaîtresse de maison qui manquait à ses devoirs ? Bien entendu, en tant que moment d’une stratégie interpréta-tive, l’interprétation vicariante, comme la construction selonS. freud, ne sera qu’un travail préliminaire susceptible d’aiderà la mise en place d’un espace thérapeutique. Plus que touteautre forme d’intervention analytique, elle requiert d’inter-roger de très près le contre-transfert de l’analyste, et de veilleraux formes que peut prendre le transfert du patient.

L’incasable existe-t-il ? Le cas Gabriel

Tous ceux qui l’ont rencontré ne peuvent que répondre affir-mativement.Ainsi, Gabriel s’est fait exclure à 8 ans de l’école primairepour violences envers ses camarades et les enseignants. Admisl’année suivante dans une école « expérimentale », il mettra unan à expérimenter les limites de la tolérance de cette structurese voulant novatrice. Il sera orienté par les services sociaux,faute de solution scolaire et du fait de la gravité de ses troublesdu comportement, dans un internat pour enfants dits « carac-tériels ». Mais Gabriel refuse le placement et il fugue itérative-ment pour retrouver sa mère. Comme celle-ci et son frèreaîné, CRS, lui ont appris à conduire, il se met à voler desvoitures. C’est à bord d’un de ces véhicules « empruntés »qu’il tentera d’écraser deux gendarmes qui voulaient l’empê-cher de passer ! L’émotion est à son comble et l’on craint dansl’institution pour la vie de Gabriel. Afin d’obtenir une permis-sion de sortie, Gabriel monte sur le toit de l’institut médico-pédagogique et menace de sauter en cas de refus. Le directeursait qu’il en est capable ; n’a-t-il pas pour passe-temps detraverser la voie ferrée au moment du passage du TGV lancé àpleine vitesse ? Le directeur cède mais refusera de garder pluslongtemps un tel desperado de la route.Ainsi, à 10 ans, Gabriel dispose déjà d’un palmarès impres-sionnant. Aucune institution avec hébergement ne peut le

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contenir. Un essai en placement familial spécialisé se solde parun nouvel échec. Il ne reste plus au magistrat désarmé qu’à leconfier, malgré l’ampleur des « agir-on 6 », à un service ambu-latoire. Mais nouer un lien qui tienne avec ces sujets et quipermette d’amener une modification substantielle de leur atti-tude comportementale demande du temps. Malgré « l’accro-chage » positif du garçon et de sa famille avec l’éducatrice etles psys, Gabriel commet en deux mois un nombre impression-nant de passages à l’acte d’intensité croissante. Pour ne citerque les plus importants, il s’est emparé d’un tracteur sur unhéliport pour tenter de monter à bord d’un hélicoptère ; il afugué en avion à Casablanca le soir de la Saint-Sylvestre ; etsurtout, il a commis une agression à la bombe lacrymogène surune petite fille de l’école maternelle dont il a jadis été exclu.Plainte de l’institutrice et des parents de l’enfant agressée,réquisition du procureur de la République suivie un peu plustard d’une demande expresse du maire d’hospitalisationpsychiatrique en milieu fermé. Or, tout placement en urgence s’est avéré impossible, carGabriel habite un « secteur découvert » (c’est-à-dire sans lit depédopsychiatrie) et tous les services, tant parisiens que de lagrande couronne, l’ont refusé. Les seules solutions que pouvaitadopter le magistrat étaient : le placement d’office en serviceadulte ; l’incarcération ; ou le maintien en famille. Les foyersde l’enfance n’accepteraient pas non plus de l’accueillir et lasolution d’internat spécialisé n’était pas réalisable immédiate-ment. Gabriel, comme Jacques Mesrine, aurait été en droit dedire : « Je suis sans limite. » Il rentra donc chez lui et le jugechargea le service public (PJJ) de lui trouver un placement qui,faute de moyens, fut également différé.

Maximilien

Maximilien eut plus de chance et put échapper à la délin-quance grâce à l’intervention d’un service spécialisé, maisavouons qu’il s’en fallut de peu. Maximilien était un enfantnaturel, le couple parental s’était séparé deux ans après sa

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6. Cf. le termeintroduit parJacques Selosse.

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naissance. Son père, Guadeloupéen, était un délinquant et unproxénète, ce qui lui avait valu plusieurs années d’incarcéra-tion. Il n’avait pas reconnu Maximilien. Sa mère, immature etambivalente, s’était rapidement révélée maltraitante ; uneplainte de l’oncle maternel pour sévices à enfants la conduisitquelques mois en prison alors que Maximilien avait 6 ans.Depuis, il ne vécut jamais en milieu stable. Il ne resta quequelques mois chez l’oncle et la tante qui avaient dénoncé leursœur. À la rentrée scolaire suivante, la DDASS conserva sagarde et le plaça comme interne dans un collège privé enchargeant un service D’AEMO d’amorcer un rapprochementavec la mère. Mais dès qu’elle eut la responsabilité de son filsde 8 ans, elle s’empressa de le changer d’école, et dès lors lasituation ne fit que se dégrader.L’indiscipline, la démotivation scolaire furent à l’origine despremiers renvois, puis il s’agit d’actes de violence caracté-risés et d’agressions corporelles. La déscolarisation s’installapeu à peu avec son corollaire de vie marginale et délinquante.Au total, en quatre ans, Maximilien fréquenta six établisse-ments dont il se fit renvoyer et n’eut guère de cours plus dequatre mois au total. Après l’interruption définitive de sascolarité, huit semaines plus tard, Maximilien fugua pourtoujours, du foyer maternel.Il me dira ultérieurement : « J’avais trop de force, je sentais quej’allais frapper et peut-être la tuer… Je me suis tiré, et dans lemétro, je me suis mis à “dépouiller” comme un fou pour rien(je jetais ce que je volais), pour me venger. » En dépit d’une ambivalence parfois perceptible, les affects dehaine mère-fils sont de longues années restés à l’avant-scènedu tableau clinique. C’est dans ce contexte de rejet, de fugueet de délinquance grave (attaque à main armée), que le jugedes enfants nous a confié la prise en charge de Maximilien.À 14 ans, Maximilien guettait à la sortie des gares les étran-gères qui venaient de changer de l’argent. Sous la menaced’une arme imposante il les détroussait donc, n’hésitant pas àfaire preuve de violence physique si sa victime faisait mine derésister. Ainsi, à 15 ans, il avait accumulé suffisamment de

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délits pour mériter selon le Code pénal une dizaine d’annéesde prison.Nous pourrions aussi citer des jeunes filles, telle Gwendolinedont nous racontons l’histoire dans Délinquants et psychana-lystes (Chartier, 1986), et tant d’autres « ni vraiment fous, nisimplement délinquants », qui désespèrent les équipes éduca-tives les plus chevronnées et les praticiens les plus formés, etqui finissent par être rejetés de partout et par tous. Qui sont cessujets impossibles ?Disons qu’avec ces personnalités, il faut refuser les « grilles »diagnostiques qui enferment, tels le DSM et sa définition de lapersonnalité antisociale, et se risquer, non pas à leur proposerdes solutions ou des interprétations qui leur ont déjà été faites,mais à être présent et bienveillant sans faillir.

BIBLIOGRAPHIE

ASSOUN, P.-L. 1985. « De l’acte chez freud : l’équivoque métapsychologique »,Nouvelle revue de psychanalyste, n° 31.BALINT, M. 2003. Le défaut fondamental, Paris, Payot.BARTHE, R. 1977. Fragment d’un discours amoureux, Paris, Le Seuil. CHARTIER, J.-P. ; CHARTIER, L. 1986. Délinquants et psychanalystes, Paris, Éd.Hommes et Groupes.CHARTIER, J.-P. 1995. « La perception du temps chez l’adolescent délinquant »,dans Les projets des jeunes : une question d’identité, Paris, ASAPT.CHARTIER, J.-P. ; CHARTIER, L. 2006. Les parents martyrs, Paris, Payot.CHARTIER, J.-P. 2011. Les adolescents difficiles, Paris, Dunod.fREUD, S. 2004. Remémoration, répétition et perlaboration, Paris, In Press.fREUD, S. 2004. Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot.fREUD, S. 2013. « Dynamique du transfert », dans La technique psychanalytique,Paris, Puf.

RésuméLa fréquence et la diversité des passages à l’acte à l’adolescence ne peuventque laisser le praticien désarçonné, en particulier quand ils mettent en périlla vie du sujet ou celle d’autres. Les fugues à répétition des institutionsspécialisées seront également prises en compte ; leurs acteurs ont permisd’élaborer une série de critères comportementaux et historiques censésaider à comprendre ceux et celles que l’auteur a dénommés, en reprenantune formulation du professeur Duché, « les incasables ». Il faut refuser les

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grilles diagnostiques comme les DSM qui enferment, et tenter d’adapter nosoutils thérapeutiques aux singularités de ces patients « impossibles », ce quidemande un autre écrit.mots-clésAdolescence, acting-out, psychopathie, interprétation vicariante, délin-quance, « déni-délit-défi », personnalité antisociale.

abstractThe frequency and diversity of acting outs during adolescence can only leave the prac-titioner disarmed, especially when they endanger the patient, or others’ lives. Thismatter will be discussed through various clinical situations. Repetitive runawaysfrom specialized institutions will also be studied and the actors of such situationsenabled the authors to develop a certain number of behavioral and historical criteriawhich may help understand these multiproblem adolescents. It is necessary, for this,to give up on diagnostic tools such as the dsm which isolate, and rather adapt ourtherapeutical tools to the peculiarities of these “impossible” patients.KeywordsAdolescence, acting-out, psychopathy, vicarious interpretation, delinquency,«denial/offense/challenge», antisocial personality.

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