L'Homme qui fuyait · Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a deux...
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FRANÇOIS LAVALLÉE
L’homme qui fuyait
Annamarie Beckel : Les voix de l’île
Christine Benoit : L’histoire de Léa : Une vie en miettes
Andrée Casgrain, Claudette Frenette, Dominic Garneau, Claudine Paquet :
Fragile équilibre, nouvelles
Alessandro Cassa : Le chant des fées, tome 1 : La diva
Le chant des fées, tome 2 : Un dernier opéra
Normand Cliche : Le diable par la crinière, conte villageois
L’ange tourmenté, conte villageois La Belle et l’orphelin, conte villageois
Luc Desilets : Les quatre saisons : Maëva
Les quatre saisons : Laurent Les quatre saisons : Didier
Les quatre saisons : Rafaëlle
Sergine Desjardins : Marie Major
Roger Gariépy : La ville oubliée
François Godue : Ras le bol
Nadia Gosselin : La gueule du Loup
Danielle Goyette : Caramel mou
Georges Lafontaine : Des cendres sur la glace
Des cendres et du feu L’Orpheline
François Lavallée : Dieu, c’est par où ?, nouvelles
Michel Legault : Amour.com
Hochelaga, mon amour
Marais Miller : Je le jure, nouvelles
Marc-André Moutquin : No code
Sophie-Julie Painchaud : Racines de faubourg, tome 1 : L’envol
Racines de faubourg, tome 2 : Le désordre Racines de faubourg, tome 3 : Le retour
Claudine Paquet : Le temps d’après
Éclats de voix, nouvelles Une toute petite vague, nouvelles
Entends-tu ce que je tais ?, nouvelles
Éloi Paré : Sonate en fou mineur
Geneviève Porter : Les sens dessus dessous, nouvelles
Carmen Robertson : La Fugueuse
Anne Tremblay : Le château à Noé, tome 1 : La colère du lac
Le château à Noé, tome 2 : La chapelle du Diable
Le château à Noé, tome 3 : Les porteuses d’espoir
Le château à Noé, tome 4 : Au pied de l’oubli
Louise Tremblay-D’Essiambre : Les années du silence, tome 1 : La Tourmente Les années du silence, tome 2 : La Délivrance
Les années du silence, tome 3 : La Sérénité Les années du silence, tome 4 : La Destinée
Les années du silence, tome 5 : Les Bourrasques
Les années du silence, tome 6 : L’Oasis Entre l’eau douce et la mer
La fille de Joseph L’infiltrateur « Queen Size » Boomerang
Au-delà des mots De l’autre côté du mur
Les demoiselles du quartier, nouvelles Les sœurs Deblois, tome 1 : Charlotte
Les sœurs Deblois, tome 2 : Émilie Les sœurs Deblois, tome 3 : Anne
Les sœurs Deblois, tome 4 : Le demi-frère La dernière saison, tome 1 : Jeanne
La dernière saison, tome 2 : Thomas La dernière saison, tome 3 :
Les enfants de Jeanne Mémoires d’un quartier, tome 1 : Laura
Mémoires d’un quartier, tome 2 : Antoine Mémoires d’un quartier, tome 3 : Évangéline Mémoires d’un quartier, tome 4 : Bernadette
Mémoires d’un quartier, tome 5 : Adrien Mémoires d’un quartier, tome 6 : Francine Mémoires d’un quartier, tome 7 : Marcel
Mémoires d’un quartier, tome 8 : Laura, la suite
Mémoires d’un quartier, tome 9 : Antoine, la suite
Mémoires d’un quartier, tome 10 : Évangéline, la suite
Mémoires d’un quartier, tome 11 : Bernadette, la suite
Mémoires d’un quartier, tome 12 : Adrien, la suite
Les héritiers du fleuve, tome 1 : 1887–1893
CHEZ LE MÊME ÉDITEUR :
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FRANÇOIS LAVALLÉE
L’homme qui fuyait
Guy Saint-Jean Éditeur3440, boul. IndustrielLaval (Québec) Canada H7L 4R9450 [email protected]
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Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives Canada
Lavallée, François, 1963-L’homme qui fuyaitISBN 978-2-89455-666-5I. Titre.PS8573.A791H65 2013 C843’.6 C2013-941488-6PS9573.A791H65 2013
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Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada (FLC) ainsi que celle de la SODEC pour nos activités d’édition. Nous remercions le Conseil des Arts du Canada de l’aide accordée à notre programme de publication.
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© Guy Saint-Jean Éditeur inc. 2013
Correction d’épreuves : Jacinthe LesageConception graphique : Christiane SéguinPhoto de la page couverture : Giorgio Fochesato/E+/Getty Images
Dépôt légal — Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Bibliothèque et Archives Canada, 2013
ISBN : 978-2-89455-666-5ISBN ePub : 978-2-89455-667-2ISBN PDF : 978-2-89455-668-9
Distribution et diffusionAmérique : PrologueFrance : Dilisco S.A./Distribution du Nouveau Monde (pour la littérature)Belgique : La Caravelle S.A.Suisse : Transat S.A.
Tous droits de traduction et d’adaptation réservés. Toute reproduction d’un extrait de ce livre, par quelque procédé que ce soit, est strictement interdite sans l’autorisation écrite de l’éditeur.
Imprimé et relié au Canada1re impression, août 2013
Guy Saint-Jean Éditeur est membre de l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL).
Merci à tous ceux qui, tout au long de la rédaction de ce roman, se
sont enquis avec bienveillance de son avancement.
Merci à Patrick, qui a su, sans même s’en douter, me remettre sur
les rails de l’écriture et m’insuffler ce qu’il fallait pour le mener à
terme.
Merci aux grands auteurs amoureux des mots, et notamment
Maurice Bedel, dont la richesse du vocabulaire, l’humanisme et la
simplicité m’ont rappelé le sens de tout ceci sur mes derniers milles.
Merci à Alexandre pour tout le temps qu’il a consacré à me distiller
ses commentaires judicieux et détaillés, ainsi qu’à Stéphanie pour
son intérêt réconfortant, ses encouragements sincères et son œil
français. Merci à Laurent, dont les commentaires m’ont fait sentir
qu’on était sur la même longueur d’ondes à un moment où j’en
avais besoin.
Merci enfin à Sylvie. Même l’homme qui fuit a besoin d’un havre…
Où se forme le plaisir de Roméo
sinon dans l’illusion qu’il se fait de Juliette ?
– Maurice Bedel, Traité du plaisir
PREMièRE PARTiE
David
i Trois fillesii Marie-Neigeiii La neige rougeiV Le couteauV Octave Octeau Courriel d’Octave Octeau IVi ProzacVii un appartement qui ne coûte vraiment pas cherViii La pratique de pianoiX Quelques mots au hasard Courriel d’Octave Octeau IIX Des lâchesXi La loi de la jungleXii une place à prendre Courriel d’Octave Octeau IIIXiii Qui dit vrai ?XiV Le marin qui voulait souffler dans sa voile
DEuXièME PARTiE
Rachel
XV un autographeXVi un artiste incomprisXVii Rachel reduxXViii La beautéXiX MontréalXX Le clochard qui devisaitXXi Bach to the Future
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XXii Bach to RealityXXiii Rachel redux redux Courriel d’Octave Octeau IVXXiV Le regard posé sur le petit nègreXXV un moment de silenceXXVi Le ru qui cherchait une existenceXXVii Le premier ostrogoth venuXXViii Les flammèches vertesXXiX Quand la fuite arriveXXX À deux heures de MontréalXXXi … et Octave créa la femmeXXXii Le festin renversé Courriel d’Octave Octeau VXXXiii L’impatience déguisée du mondeXXXiV Divin silenceXXXV Nulle partXXXVi Le Dieu de la famille
TROiSièME PARTiE
Octave
Courriel d’Octave Octeau VIXXXVii Des choses qu’on ne met pas dans un romanXXXViii il fallait vraiment être sourdeXXXiX L’astiqueur de manche d’ébèneXL Quand mon démon s’en mêleXLi Remède idoine contre le démonXLii un compagnon d’infortuneXLiii une histoire de fleursXLiV O FortunaXLV Derrière les étoiles
int_L'homme qui fuyait_EP4.indd 9 13-07-26 12:11
XLVI Sexy comptable
XLVII Entre Al Capone et Casanova
XLVIII Veritas liberabit vos
XLIX Un ciel partiellement étoilé
L Dans les gènes
Journal I
Journal II
Journal III
Citations
Première partie
David
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ITrois filles
J’ai l’habitude de coter les films et les livres. Une note sur dix
pour les films, sur cinq pour les livres. Parfois, j’ai l’impression
que cette manie de coter les œuvres m’empêche de goûter ce
qu’elles ont d’essentiel et d’unique.
C’est sans doute pour cela que je ne cote pas les filles.
J’ai déjà essayé. Cela a commencé, comme il se doit, à l’ado-
lescence. Assis au pied d’un orme sur les plaines d’Abraham
avec un ami, voyant défiler, au loin comme à deux pas de nous,
dans un manège incessant, jupes, chandails moulants et che-
veux longs, je lui avais proposé le jeu. « On donne une note aux
filles, sur dix. » Juste pour voir si nous aurions les mêmes goûts,
les mêmes perceptions. Aussi un peu, je crois, pour jouir davan-
tage de leur beauté.
Mais rapidement, j’avais déchanté. Coter une fille, c’est trop
complexe.
Et puis j’ai compris qu’au fond, ce n’est pas compliqué, il y a
deux sortes de belles filles : celles qui ont travaillé pour, et celles
qui ont une lumière venant de l’intérieur.
Les premières le savent. Elles voient depuis leur puberté les
garçons puis les hommes se tourner vers elles, les fixer du regard,
effrontément, subrepticement ou amoureusement, et elles
savent qu’il leur suffit d’un maquillage efficace, d’une coiffure
étudiée, d’une mimique magique pour se faire dire : « Comme tu
veux. » Qu’elles usent de ce pouvoir par calcul ou instinctivement,
peu importe. Le soleil ne craint pas la vanité de savoir que tout
tourne autour de lui : il n’a jamais connu le monde autrement.
Quant aux secondes, on en voit une, une fois, et on a honte
d’avoir appelé « beauté » ce qui n’était que mystification chez les
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premières. On dit que les plus belles filles sont celles qui
s’ignorent. Certes, mais une fille ne peut ignorer longtemps la
lumière qu’elle allume dans tous les yeux masculins. Sauf que
celles-ci n’en perdent pas, en quelque sorte, leur virginité. C’est
un mystère. Un don reçu à la naissance, aussi arbitraire et
injuste que la protubérance du bossu, qui fait que la beauté
semble avoir élu domicile chez elles et coller à chacun de leurs
gestes et de leurs états, qu’elles soient souriantes, pensives,
enjouées ou même fâchées.
C’était une fille comme ça qu’il y avait, à deux tables de moi,
sur ma droite, le jour où commence mon récit, dans un coin du
Temps perdu, sur la rue Myrand. En fait, il y avait trois filles à la
table. J’entendais ce qu’elles disaient par bribes seulement. La
fille dont je parle, c’était la blonde aux cheveux lisses. Cependant,
c’était sa voisine de gauche que j’entendais le mieux, à cause de
l’angle où elle se trouvait. Une fille bien bâtie aux cheveux châ-
tains courts.
Après quelques minutes d’écoute aussi clandestine que
constante, j’ai fini par comprendre qu’elle s’appelait Rachel. La
blonde. Déjà, ce nom me plaisait. Rachel. Comme je me voyais
finir la soirée avec elle ! Aller n’importe où, avec elle. Avoir ses
yeux juste pour moi. J’aurais aimé avoir le courage de me lever,
de la dévisager sans l’effaroucher, de lui proposer de partir avec
moi, puis la voir quitter ses amies, sa table, son monde entier
pour m’accompagner.
Je me mis à penser à Virginie. Ma voisine de quelques mai-
sons. J’étais tombé amoureux d’elle à six ans. Je l’ai perdue de
vue à dix. Elle aussi était blonde. Pendant ces quatre années, j’ai
dû penser à elle tous les jours. Or, jamais elle n’aura su qu’un
cœur masculin a battu pour elle pendant si longtemps, si jeune.
Ou si elle l’a su, c’est par cette intuition qu’on prête aux
femmes, et que j’aurais bien voulu voir remplacer, durant cette
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drôle de vie amoureuse, par un peu plus d’initiative.
Car de l’initiative, moi, je n’en ai pas. C’est le contraire. En
fait, j’ai l’initiative du retrait.
Mes trois filles semblaient justement parler d’amour, ou plutôt
de liaisons amoureuses. Des garçons qu’elles avaient connus,
probablement, voire de ceux qu’elles fréquentaient encore, ou
de ceux dont elles rêvaient.
La troisième semblait un peu plus âgée que les deux autres,
ce qui lui donnait presque la trentaine. En fait, ce n’était pas tant
par ses traits physiques que par son attitude que je pouvais per-
cevoir la différence d’âge. Un peu moins de candeur, peut-être,
remplacée non pas encore par un désabusement, mais par un
début de mûrissement. C’était fin et attirant.
Mais Rachel avait indéniablement le plus beau sourire, et des
yeux pétillants qui m’hypnotisaient. Et un petit haut juste assez
moulant, sans être vulgaire, qui mettait en valeur son petit pen-
dentif et qui faisait triompher la soie de ses épaules.
Je regardai ailleurs. Rachel n’était pas pour moi. Pas plus que
Virginie, pas plus que toutes les autres qui, dans ma courte et
trop longue vie, avaient croisé mon chemin sans que je lève le
petit doigt. Elle était pour son petit copain, sans doute un mâle
qui n’avait pas peur de nommer et d’assumer son sexe, peut-
être écervelé, peut-être inconscient, peut-être sans manières,
mais qui avait l’avantage, devant une fille, d’avoir un corps
magnétique et de ne pas se poser de questions.
Lorsque je ramenai mon regard vers la table des trois filles, je
vis que la troisième avait remarqué mes coups d’œil furtifs. Ce
fut à partir de ce moment une sorte de jeu de cache-cache.
J’étais seul à ma table et leur conversation m’intéressait, alors il
était difficile pour moi de faire comme si elles n’étaient pas là.
L’enjeu devint rapidement de savoir lequel des deux surpren-
drait le regard de l’autre. Instinctivement, je me mis à compter
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les points. Je regardais distraitement au fond de la salle pendant
une période étudiée, puis je lorgnais de son côté, espérant
qu’elle soit déjà en train de faire de même.
J’avais beau multiplier mes savants calculs, elle me battait à
plates coutures. Et de toute façon, elle, elle ne semblait pas avoir
peur que je remarque qu’elle me regardait.
Minuit approchait. Il était sans doute temps pour moi de
partir. Exeunt les fantasmes de rencontre, les yeux bleus et les
yeux verts, mon lit m’attendait dans une nuit faite pour les autres.
C’est à ce moment que la troisième fille, celle qui avait gagné
à cache-cache, me fit signe de venir.
Je regardai autour ; non, c’était bien à moi qu’elle s’adressait.
Je me composai un sourire béat qui se voulait détendu et je
m’approchai de la table. Celle qui m’avait fait venir prit la parole.
« Tu aimes ça, nous regarder ?
— Moi ? Je… non, je… »
Il faisait chaud.
« Moi, c’est Judith. »
Je ne savais pas trop si je devais lui serrer la main, l’embrasser
ou me sauver par la fenêtre. Il y eut un silence où je fus bien
obligé de répondre :
« Moi, c’est David. »
Elle reprit aussitôt :
« David. Parfait. Écoute, David, on a quelque chose à te
demander. »
J’aurais encore pu déguerpir, mais stupidement, je me disais
qu’il était trop tard, en vertu de je ne sais quel raisonnement
boiteux.
« On voudrait savoir : laquelle de nous trois t’attire le plus ? »
Je n’arrivais pas à deviner, ni dans son intonation ni dans son
expression du visage, dans quel but ou dans quel esprit elle me
posait cette question. Ce qui aurait pu être au mieux un simple
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jeu, au pire un conflit de coquettes, ne me paraissait ni amusant
ni méchant. Les filles semblaient à la fois en harmonie et légère-
ment tendues.
De mon côté, je n’avais envie ni de m’amuser, ni de jouer à
Pâris, à qui l’on avait enjoint de désigner celle à qui était des-
tinée la pomme dite, depuis lors, de discorde.
« Vous avez trop bu, les filles. Vous êtes belles toutes les trois.
Bonne fin de soirée ! »
Elles se mirent à deux pour me retenir. Je ne détestai pas ça.
Judith me jeta un regard si profond, avec ses yeux verts, que les
miens furent éblouis. Je ramollis.
Elle mit la main sur mon bras. Ses yeux d’émeraude et sa
crinière bouclée exerçaient un magnétisme dont elle savait mani-
festement se servir depuis quelques années déjà. La divine
blonde mit à son tour calmement sa main sur le bras de sa com-
parse, comme pour freiner son élan. Je ne comprenais rien.
Judith retira sa main fébrile sans me quitter des yeux, fit signe à
la troisième fille d’aller chercher ma McEwan’s restée sur ma
table et me fit asseoir à côté d’elle d’un geste aussi ferme que
doux.
« Allez, essaie un peu… On te demande juste de dire laquelle
de nous trois tu trouves la plus belle.
— Pourquoi ?
— Laquelle ? » insista-t-elle en me fixant. J’étais au bord du
décollement de rétine.
Je les regardai toutes les trois, Rachel plus furtivement que
les autres. Elles ne semblaient pas malintentionnées. Cela n’avait
pas l’air très catholique, mais cela ne ressemblait pas à un coup
monté non plus. Je me remis à penser à mes petits jeux de
notation de filles, à mes cotes de livres et de films, et pendant
un instant, je me dis qu’après tout, ce qu’elles me demandaient
là n’était pas si terrible.
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Judith avait un assez beau visage et des yeux qui avaient la
force d’un glacier, mais il lui manquait la candeur qui irradiait
de Rachel. Ses cheveux bouclés étaient tout ce qu’il y avait de
plus envoûtants, mais leur noir teint, si efficace fût-il, trahissait
un genre d’inquiétude qui, malgré la forte présence sensuelle de
son corps, la classait obligatoirement au deuxième rang. Elle
était manifestement la plus dynamique du groupe. Elle inter-
rompit ma réflexion par une question directe :
« Tu commences par moi ? Tiens, disons sur une échelle de un
à dix, combien tu me donnes ?
— Non, non, non ! Les échelles de un à dix, je n’embarque
plus… euh ! je n’embarque pas là-dedans. »
Je me mis à la regarder avec plus d’assurance. Elle se donnait
à mon regard, sans pudeur ni exhibitionnisme. Mais mon esprit
tout entier était occupé par Rachel, à la limite de mon champ de
vision. Pour sûr que la plus belle était Rachel. Elles le savaient
toutes, comment aurait-il pu en être autrement ? Tout le café le
savait. Allais-je trouver le courage de le dire, de me découvrir ?
Si oui, il fallait à tout le moins, pour ne pas blesser les autres,
faire preuve de délicatesse, que ça ne paraisse pas trop comme
une évidence. Que j’aie l’air d’hésiter. Il fallait que je me donne
du temps.
« Si vous commenciez par vous présenter ? Toi, c’est Judith… »
Je devais faire semblant de ne pas connaître le nom de celle
qui avait la plus belle voix de toutes. Quant à la dernière, elle
s’appelait Marie-Neige.
Judith reprit l’initiative.
« Procède par élimination, peut-être ? »
Cela m’allait. Cette méthode retardait en effet au maximum
le moment où j’allais devoir aboutir. Je devais commencer par
n’importe qui, sauf Rachel. Je regardai sa voisine de gauche.
Marie-Neige. Quel drôle de nom pour un visage si carré.
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Marie-Neige n’avait pas grand-chose de féminin. Elle était du
genre nageuse est-allemande de l’époque de la guerre froide. La
franchise peut-elle aller jusqu’à dire à une fille : « Tu es trop mas-
culine, il y a des gens qui aiment ça, mais pas moi ? »
Je me tournai vers Judith. Ses yeux verts me tenaient. Je ne
pouvais rien lui dire à elle non plus.
Et Rachel. Rachel, enlève-moi ! Sauve-moi ! Dis-moi que c’est
toi qui m’as remarqué, que c’est toi qui as lancé ce petit jeu pour
savoir si tu m’attires autant que je t’attire ! Laisse tomber ton
masque, fais cesser mes souffrances, dis à tes amies de s’en
aller, ou alors de rester ici et lève-toi, prends-moi par la main,
fais-moi ce beau sourire, fais chanter encore ta petite voix légè-
rement rocailleuse qui s’accroche un peu entre tes dents et tes
lèvres avant de se perdre dans l’air ambiant, pendant que mon
oreille cherche à ramasser tout ce qu’elle peut pour la savourer
à son gré, Rachel, viens au secours de celui qui ne te regarde
pas !
« Alors ? » C’était la voix froide de Judith me ramenant sur le
plancher des vaches.
« Écoutez, c’est pas compliqué, pas besoin d’aller par quatre
chemins, la plus belle, la plus belle de vous trois… c’est Marie-
Neige. »
Les deux autres filles eurent un mouvement de recul isolant
Marie-Neige, qui fit retentir un éclat de rire nerveux.
Marie-Neige se leva et me tendit la main.
« Viens…
— Mais… »
J’étais pris à mon propre jeu. Une fois de plus, mon incapacité
à dire m’avait empêtré dans je ne sais quelle histoire. L’attitude
de Marie-Neige n’admettait pas d’hésitation. Ni d’ailleurs son
gabarit.
Je ne jetai même pas un coup d’œil à Rachel, que mon cœur,
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resté sur la table entre ses deux poignets délicats, continuait de
fixer désespérément.
Du même auteur
Le tout est de ne pas le dire, recueil de nouvelles, Triptyque, 2001.
Le traducteur averti, guide de traduction, Linguatech, 2005.
Dieu, c’est par où ?, recueil de nouvelles, Guy Saint-Jean Éditeur, 2006.
Quand la fontaine coule dans la vallée, fables d’ici pour maintenant,
Linguatech, 2007.
Tweets et gazouillis pour des traductions qui chantent, avec Grant Hamilton,
Linguatech, 2012.