Les secrets d‘Emmanuel Carrère révélés · A première vue, quoi de plus normal, si ce nest...

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1 Les secrets d‘Emmanuel Carrère révélés par Nathalie Tresch Emmanuel Carrère est un auteur dont la renommée est en grande partie liée à deux romans brillamment adaptés au cinéma, La classe de neige, d‟une part et L’adversaire, de l‟autre 1 . La première des deux œuvres nous raconte l‟histoire de Nicolas, un petit garçon de huit ans qui part faire un séjour à la montagne avec sa classe. A première vue, quoi de plus normal, si ce n‟est que sur l‟enfant pèse un lourd secret, qu‟il ressent inconsciemment, et qui ne nous sera révélé qu‟au fur et à mesure de la lecture du roman. Ce secret concerne son père, dont Carrère nous fait un portrait particulièrement réussi, tout en nuances, puisqu‟il est le fait d‟un enfant tiraillé entre l‟amour filial, la crainte et l‟embarras. Dans L’adversaire l‟auteur nous relate le parcours tristement célèbre de Jean- Claude Romand, mythomane et assassin. Le livre est inspiré d‟un fait divers réel, qui en son temps a largement défrayé la chronique et dont le personnage principal est, aux yeux de tous, un médecin travaillant pour l‟Organisation Mondiale de la Santé. C‟est un membre respecté et apprécié de sa communauté jusqu‟au jour où le mystère de sa véritable identité va être révélé et sa vie basculer dans l‟horreur 2 . A l‟évidence on est en présence d‟un auteur attiré par la face sombre des êtres, les démons qui les habitent, les secrets qui les nourrissent. Lui-même s‟interroge sur cette propension et tente de l‟éclairer dans Un roman russe, 3 qui parait en 2007. Il s‟agit de l‟histoire d‟un homme parti tourner un documentaire en Russie en laissant derrière lui la femme qu‟il aime. Le récit est intime, fort et singulier et livre au lecteur les clés d‟une œuvre écrite sous le sceau de la névrose, la noirceur, la détestation de soi. Un roman russe, qui tient plus du récit autobiographique que du véritable roman, est bien le prolongement des œuvres précédentes. L‟auteur y approfondit une question centrale dans sa pensée, à savoir les rapports unissant les notions d‟identité et de 1 Emmanuel Carrère, La classe de neige, P.O.L., folio, 1995; L’adversaire, P.O.L., folio, 2000. Traductions islandaises de Sigurður Pálsson: Óvinurinn, JPV útgáfan, Reykjavík, 2002, Skíðaferðin, JPV útgáfan, Reykjavík, 2007. Au cinéma La classe de neige est un film réalisé par Claude Miller en 1998 et L’adversaire, par Nicole Garcia en 2002. 2 On peut encore citer La moustache, P.O.L., folio, 1986, roman dans lequel le héros craind d„être la victime d„une machination secrète; et Hors d’atteinte, P.O.L., folio, 1988 où l„héroine s„adonne au jeu en secret. 3 Emmanuel Carrère, Un roman russe, P.O.L., 2007.

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Les secrets d‘Emmanuel Carrère révélés

par Nathalie Tresch

Emmanuel Carrère est un auteur dont la renommée est en grande partie liée à deux

romans brillamment adaptés au cinéma, La classe de neige, d‟une part et

L’adversaire, de l‟autre1. La première des deux œuvres nous raconte l‟histoire de

Nicolas, un petit garçon de huit ans qui part faire un séjour à la montagne avec sa

classe. A première vue, quoi de plus normal, si ce n‟est que sur l‟enfant pèse un lourd

secret, qu‟il ressent inconsciemment, et qui ne nous sera révélé qu‟au fur et à mesure

de la lecture du roman. Ce secret concerne son père, dont Carrère nous fait un portrait

particulièrement réussi, tout en nuances, puisqu‟il est le fait d‟un enfant tiraillé entre

l‟amour filial, la crainte et l‟embarras.

Dans L’adversaire l‟auteur nous relate le parcours tristement célèbre de Jean-

Claude Romand, mythomane et assassin. Le livre est inspiré d‟un fait divers réel, qui

en son temps a largement défrayé la chronique et dont le personnage principal est, aux

yeux de tous, un médecin travaillant pour l‟Organisation Mondiale de la Santé. C‟est

un membre respecté et apprécié de sa communauté jusqu‟au jour où le mystère de sa

véritable identité va être révélé et sa vie basculer dans l‟horreur2.

A l‟évidence on est en présence d‟un auteur attiré par la face sombre des êtres, les

démons qui les habitent, les secrets qui les nourrissent. Lui-même s‟interroge sur cette

propension et tente de l‟éclairer dans Un roman russe,3 qui parait en 2007. Il s‟agit de

l‟histoire d‟un homme parti tourner un documentaire en Russie en laissant derrière lui

la femme qu‟il aime. Le récit est intime, fort et singulier et livre au lecteur les clés

d‟une œuvre écrite sous le sceau de la névrose, la noirceur, la détestation de soi. Un

roman russe, qui tient plus du récit autobiographique que du véritable roman, est bien

le prolongement des œuvres précédentes. L‟auteur y approfondit une question centrale

dans sa pensée, à savoir les rapports unissant les notions d‟identité et de

1 Emmanuel Carrère, La classe de neige, P.O.L., folio, 1995; L’adversaire, P.O.L., folio, 2000.

Traductions islandaises de Sigurður Pálsson: Óvinurinn, JPV útgáfan, Reykjavík, 2002, Skíðaferðin,

JPV útgáfan, Reykjavík, 2007. Au cinéma La classe de neige est un film réalisé par Claude Miller en

1998 et L’adversaire, par Nicole Garcia en 2002. 2 On peut encore citer La moustache, P.O.L., folio, 1986, roman dans lequel le héros craind d„être la

victime d„une machination secrète; et Hors d’atteinte, P.O.L., folio, 1988 où l„héroine s„adonne au jeu

en secret. 3 Emmanuel Carrère, Un roman russe, P.O.L., 2007.

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responsabilité. Il dépasse le paradoxe qui veut que les deux concepts ne s‟associent

guère naturellement. En effet, on peut considérer que la responsabilité découle en

général des actions ou omissions commises par une personne, alors que l‟identité

semble être à première vue un fait neutre et préexistant l‟action. On est responsable de

ce que l‟on fait, mais peut-on être responsable en raison de son identité, être

responsable non pas de ce que l‟on fait ou ne fait pas, mais de ce que l‟on est ? La

réponse apportée par l‟écrivain est intimement liée à son interrogation sur le secret, le

souvenir et la mémoire, qui est tout à la fois ce qui entrave l‟homme, que ce qui le

propulse vers l‟avenir.

Ce souvenir, ce passé n‟est pas uniquement celui des protagonistes romanesques, il

est aussi celui d‟un auteur qui s‟identifie souvent à ces personnages. Parlant du héros

du documentaire dans Un roman russe, cet homme, prisonnier en Sibérie parce qu‟il

est descendu d‟un train à un mauvais moment et qui se retrouve, oublié de tous, le

jouet de la cruauté de ses geôliers, Carrère écrit :

Moi aussi, d’une certaine façon, je suis là. J’ai été là toute ma vie. Pour me

représenter ma condition, j’ai toujours recouru à ce genre d’histoires. Je me les suis

racontées, enfant, puis je les ai racontées. Je les ai lues dans des livres, puis j’ai écrit

des livres. Longtemps, j’ai aimé cela. J’ai joui de souffrir d’une manière qui m’était

singulière et faisait de moi un écrivain. Aujourd’hui je n’en veux plus. Je ne supporte

plus d’être prisonnier de ce scénario morne et immuable, quel que soit le point de

départ de me retrouver à tisser une histoire de folie, de gel, d’enfermement, à

dessiner le plan du piège qui doit me broyer. 4

Justement, nous nous intéresserons à l‟évolution personnelle du romancier qui le

mène, au fur et à mesure de la progression de son roman, d‟un enfermement

psychique vers une certaine libération. A noter que nous ne jugeons pas pertinent de

distinguer l‟auteur Emmanuel Carrère du personnage principal d‟Un roman russe,

Emmanuel Carrère, puisque lui-même ne le fait pas et affirme que son « livre est

construit de façon romanesque, mais tout est vrai, à l‟exception de quelques

broutilles. »5

A l‟évidence, une telle étude ne saurait se faire sans une tentative de définition

progressive des termes. Ainsi, l‟identité est-elle simplement l‟ensemble des éléments

permettant d‟établir, sans confusion possible, qu‟un individu est bien celui qu‟il dit

4 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 15-16.

5 Emmanuel Carrère cité par Baptiste Léger, Le petit-fils de l’empire éclaté, Lire, mars 2007.

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être ou qu‟on présume qu‟il est, les données figurant sur sa carte d‟identité en quelque

sorte, ou est-ce bien plus que cela ? Il faudra se demander ce qui compose l‟identité

d‟une personne, et en quoi le regard des autres, ainsi que le secret peuvent être

fondamentaux pour la construction de cette identité. S‟agissant de la responsabilité, il

s‟agit de savoir s‟il faut distinguer cette notion de celle de culpabilité et quels sont

alors ses rapports avec le concept d‟innocence.

Ce faisant nous montreront à quel point l‟identité d‟un personnage – ou d‟un

auteur -, lorsqu‟elle est structurée par le secret, se trouve entravée par un sentiment de

responsabilité dont il ne peut se défaire qu‟au prix de la révélation.

Savoir qui on est

L‟identité d‟un individu est une notion à double visage, l‟un, objectif et

juridiquement stable, l‟autre, subjectif et émotionnellement fragile, d‟autant plus qu‟il

dépend du regard des autres.

Par identité objective on entend l‟identité des personnages telle qu‟elle apparaît sur

les papiers officiels, l‟identité juridique, de surface pourrait-on dire.

Dans Un roman russe, à première vue, les héros sont les habitants d‟une ville

perdue au fin fond de la Russie, ville du nom de Kotelnitch, dans laquelle un cinéaste

est parti sur les traces d‟un Hongrois disparu pendant la guerre à l‟âge de dix-sept ans.

L‟homme s‟était rangé du côté des allemands et est resté enfermé, oublié, dans un

hôpital psychiatrique russe pendant cinquante-six ans, sans jamais réussir à se faire

comprendre. Quand on le retrouve, le gouvernement hongrois organise son

rapatriement et il est accueilli par sa famille. Mais les héros officiels de l‟histoire sont

vite éclipsés par le véritable héros, qui est l‟auteur du documentaire et du roman, à

savoir Emmanuel Carrère lui-même. Il se rend compte qu‟il s‟intéresse à cette histoire

parce que le Hongrois est revenu. « Il est revenu d‟un endroit qui s‟appelle Kotelnitch,

où je suis allé et où je devine qu‟il me faudra revenir. Car Kotelnitch, pour moi, c‟est

là où on séjourne quand on a disparu. »6 A l‟évidence ce récit trouve des échos dans

l‟histoire personnelle de l‟auteur.

6 Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 63.

4

L‟auteur, c‟est Emmanuel Carrère un écrivain, scénariste et réalisateur français né

le 9 décembre 1957, à Paris. Il est diplômé de l'Institut d'études politiques. Sa famille

n„est pas inconue du grand public en France puisqu„il est le fils de la soviétologue et

académicienne Hélène Carrère d'Encausse et le frère de l„animatrice de télévision

Marina Carrère d'Encausse. Il est le compagnon de la journaliste Hélène Devynck. 7

Une partie beaucoup plus obscure de son identité fait aussi de lui le petit-fils d‟un

émigré géorgien, disparu sans laisser de trace à la Libération.

Les personnages d‟Une roman russe ont une identité qui n‟a rien d‟extraordinaire

en soi. Elle est officielle, objective et ne sera guère mise en cause. Pourtant on verra

combien elle est de peu de poids par rapport à l‟identité profonde et si fragile de

chacun, une identité subjective, menacée de perte, susceptible d‟être rongée, voir niée.

Emmanuel Carrère ou le secret de famille

Il est fréquent dans les romans d‟Emmanuel Carrère, que le passé vienne influencer

le présent et parfois mettre en danger l‟avenir. A la lecture d‟Un roman russe on a

l‟impression que la vie de son auteur aurait été différente, sans un secret qu‟il sent

peser sur son existence. Ce secret, qu‟il révèle au grand jour dans son roman concerne

le rôle joué par son grand-père dans la collaboration entre l‟Etat français et

l‟administration allemande, pendant la Seconde guerre mondiale. Les faits étaient

connus dans la famille de l‟écrivain mais on évitait de parler de cet aïeul des plus

encombrants, instaurant ainsi une pratique du secret. En effet, « le secret, ce n‟est pas

seulement ce qui n‟est pas dit au sujet. C‟est éventuellement ce qui ne peut pas être dit

en dehors de la famille et qui a été dit au sujet. Il suffit que cela n‟ait pas été dit à un

moment pour que cela garde un statut de secret toute la vie d‟un sujet, alors qu‟il le

sait depuis longtemps. »8

Pour mettre ce secret en perspective, il faut savoir que la mère de l‟écrivain,

l‟auteur Hélène Carrère d‟Encausse, est une personne connue et respectée en France.

Elle est le Secrétaire Perpétuel de l‟Académie Française, l‟une des plus anciennes

institutions du pays, chargée de l‟élaboration d‟un dictionnaire qui fixe l‟usage de la

langue. Son profil, tel qu‟on peut le lire sur la page d‟accueil du site de L‟Académie

précise qu‟elle est « née à Paris dans une famille que l‟esprit cosmopolite et la

révolution russe ont de longue date dispersée à travers l‟Europe. Elle compte parmi

7 Quelques indications bibliographiques sur Emmanuel Carrère sur wikipedia.org/wiki/Emmanuel-

Carrère, consulté le 19 septembre 2009. 8 Catherine Bonnigue, Inconscient et secrets de famille, http://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-

2002-2-page-37, consulté le 5 septembre 2009.

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ses ancêtres de grands serviteurs de l‟Empire, des contestataires du même Empire, le

président de l‟Académie des sciences sous Catherine II et trois régicides. Cette

hérédité la prédisposait naturellement à l‟étude de l‟histoire et de la science politique

qu‟elle a enseignées à la Sorbonne avant de transférer sa chaire professorale - l‟esprit

nomade de la famille aidant - à l‟Institut d‟études politiques de Paris.»9 A l‟évidence

il n‟est fait nulle mention d‟un père au passé douteux, et d‟ailleurs elle a renoncé à

une carrière politique pour éviter d‟attirer l‟attention sur ses origines10

.

A ce secret s‟en rajoute un autre, plus insidieux et plus personnel, concernant la

personnalité de l‟aïeul, sa folie, son incapacité à s‟intégrer socialement. Il avait «ce

regard fuyant et traqué, ce regard terriblement noir d‟homme qui n‟aimait pas la vie et

que la vie n‟aimait pas, ce regard qu‟on lui voit sur toutes les photos sans exception,

ces photos que j‟ai montrées à Hélène, et elle aussi bien sûr ce regard l‟a frappée,

transpercée, effrayée, on ne peut pas le croiser sans avoir peur.»11

«Il y a en lui

quelque chose de malade, de pourri, ce qu‟il appelle “mon défaut constitutionnel” ou,

plus familièrement, “mon araignée au plafond”.»12

Le regard de cet homme et ce qu‟il

cache rend d‟autant plus éprouvante l‟évocation du disparu, que l‟auteur se sent

proche de lui, comme il le montre lorsqu‟il rapporte cette phrase de sa mère : « Plus

les années passent, me dit-elle, plus je lui ressemble. C‟est vrai. Mon visage s‟est

creusé comme le sien. Et j‟ai peur que mon destin ressemble au sien. »13

L‟écrivain

nous apparaît alors comme le maillon d‟une chaîne fragilisée par le silence et le refus

de la mémoire. Or, la mémoire est aussi ce par quoi le sujet lui-même se perçoit

durable et est appelé à connaître un avenir, fût-il problématique.

« Parce que vivre, c‟est se sentir projeté vers l‟avenir, celui-ci, tel une impénétrable

paroi, nous fait rebondir, retomber dans le passé, nous y cramponner, nous y enfoncer

des talons, pour revenir avec lui, de lui vers l‟avenir et le réaliser. Le passé, c‟est le

seul arsenal qui nous fournisse les moyens de façonner notre avenir. »14

Donc, le vrai

sens de la mémoire serait finalement de fournir à l‟homme les repères nécessaires

9 Site de L‟Académie Française, http://www.academie-francaise.fr/immortels/index.html, consulté le 9

septembre 2009. 10

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 115. 11

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 349 12

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 83. 13

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 115. 14

José Ortega y Gasset, Le passé et l’avenir pour l’homme actuel, in, La connaissance de l’homme au

XXè siècle, Rencontres internationales de Genève, éditions de la Baconnière, 1952, p. 36.

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pour envisager l‟avenir sans trop de crainte. Mais pour cela, encore faut-il consentir à

regarder la vérité en face.

Les effets du secret sur l’identité

Le mot secret vient du latin secretum, soit une pensée ou un fait qui ne doit pas être

révélé, qui vient de secretus, qui est séparé, mis à part, rejeté. Il est remarquable que

cette définition englobe celui qui en est le dépositaire – celui qui sait – comme celui

qui en est la victime - celui à qui on ne dit pas - qui sera lui aussi, séparé, mis à part,

rejeté. Non seulement, plusieurs des personnages qui habitent les romans de Carrère

baignent dans une atmosphère de secret ou de mensonge, mais c‟est surtout et avant

tout le cas de l‟auteur lui-même.

Nietzsche, qui pourtant a fait l‟éloge du mensonge, qu‟il considère comme

l‟exercice d‟une liberté, reconnaît que « l‟homme exige la vérité et la réalise dans le

commerce moral avec les hommes ; c‟est là-dessus que repose toute vie en commun.

On anticipe les suites malignes de mensonges réciproques. C‟est de là que naît le

devoir de vérité. On permet le mensonge au narrateur épique parce qu‟ici aucun effet

pernicieux n‟est à craindre. »15

Pour comprendre les « effets pernicieux » dont parle le

philosophe, les mécanismes qui se mettent en marche lorsqu‟une personne est

confrontée à un secret, c‟est souvent vers la psychiatrie et la psychanalyse que l‟on se

tourne. A l‟évidence, un secret n‟est pas une mauvaise chose en soi, et il est important

de savoir en garder, cela témoigne d‟une distinction saine entre la sphère privée et la

sphère publique. Toutefois, les choses sont un peu différentes lorsqu‟il s‟agit d‟un

secret de famille. Ainsi, le célèbre psychiatre et psychanalyste Serge Tisseron affirme

que les secrets cessent d‟être structurants jusqu‟à devenir déstructurants « dès lors que

nous cessons de nous percevoir comme gardien du secret pour nous percevoir comme

victime d‟un secret que nous serions contraint de garder. Le secret ne s‟oppose pas à

la vérité, il s‟oppose à la communication. »16

Il semble que ce soit bien le cas pour

Emmanuel Carrère qui s‟est toujours senti écrasé par le poids d‟un secret qu‟il avait

l‟impression de ne pas pouvoir révéler, dans la mesure où d‟après lui, ce n‟était pas le

sien mais celui de sa mère. Un secret qu‟il recevrait un jour en héritage, un legs

empoisonné.

15

Friedrich. Nietzsche, Le livre du Philosophe, (1872), Aubier-Flammarion, 1969, p. 87. 16

Serge Tisseron, Les secrets de famille ne s’opposent pas à la vérité, ils s’opposent à la

communication, entretient publié dans la revue L’Impatient, juillet-Août 2001.

7

On remarque dans Un roman russe que le secret de famille a plusieurs

caractéristiques. Il apparaît comme un savoir commun mais que l‟on ne partage pas

avec les autres membres de la famille, ou avec certains seulement. Ainsi, Emmanuel

ne parle jamais, ou très rarement de son grand-père avec sa mère mais il en discute

longuement avec son oncle Nicolas, le frère de celle-ci. De plus, on peut dire que le

secret finit toujours par transpirer d‟une manière ou d‟une autre. Enfin, nul ne sait

jamais qui sait quoi exactement. Le secret crée donc une dynamique particulière au

sein du groupe et engendre de lourds conflits, familiaux et individuels, qui se

répercutent sur plusieurs générations. En effet, l‟auteur mentionne souvent les

difficultés qu‟il éprouve à communiquer avec sa mère17

. On peut penser que toutes les

familles abritent des secrets, certains sont petits et d‟autres grands, mais seuls ceux

qui sont honteux ont vraiment des conséquences. On tait ce dont on a honte et on a

l‟impression que les secrets heureux ne peuvent pas avoir d‟effets pathogènes.

Toutefois, ce n‟est pas la honte qui taraude l‟écrivain puisqu‟il évoque la vie de son

grand-père en privé, mais plutôt l‟interdiction de l‟assumer en public, alors que les

membres de sa famille sont justement des figures publiques, comme si leur

respectabilité devenait alors frauduleuse et insupportable. En fait, la gravité réside

tout à la fois dans l‟importance du secret, que dans l‟intensité des efforts mis en œuvre

pour le préserver. Quand la famille, ou un de ses membres impose le silence sur un

événement, communiquer devient finalement impossible et on sent bien que si Hélène

Carrère d‟Encausse avait elle–même raconté l‟histoire de son enfance, la vie de toute

la famille s‟en serait trouvée transformée.

S‟est installée dans l‟existence de l‟auteur une obsession du mensonge dont il

souffre énormément: « Je ne supporte pas d‟être ce type méfiant, cruel, qu‟assaillent

de telles bouffées de haine et de panique, qui devient fou parce que tu t‟éloignes un

instant. Je ne supporte pas d‟être cet enfant qui boude et qui attend qu‟on le console,

qui joue à haïr pour qu‟on l‟aime, à quitter pour qu‟on ne l‟abandonne pas. Je ne

supporte pas d‟être ça. »18

L‟idée du mensonge est tellement ancrée en lui qu‟elle pollue tous les instants de

son existence, même ceux qu‟il souhaiterait sincères et heureux. Ainsi, lorsqu‟il

emmène Sophie, sa compagne dans Un roman russe, à la première d‟une pièce

17

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 356. Pensant à sa mère, l‟auteur évoque “toutes ces

années où nous ne nous parlions pas.” 18

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 295.

8

adaptée de L’adversaire, il constate avec stupéfaction qu‟il lui a offert une bague

identique à celle que Jean-Claude Romand avait offert à sa maîtresse avant de tenter

de l‟assassiner. « Comment dire plus clairement qu‟en lui offrant cette bague : je te

demande de me croire, mais ne me crois pas, je te mens ? »19

On constate que le secret, à l‟instar d‟un fantôme venant hanter la vie des membres

d‟une famille, n‟a de cesse de se manifester. Toutefois, il ne le fait pas de la même

façon pour la première que pour la deuxième génération des victimes, qui ne laissera

pas le secret transpirer de la même manière. La première, porteuse du secret, est

partagée entre l‟envie de se taire et le besoin de parler. Hélène Carrère d‟Encausse

mentionne parfois le secret de manière indirecte en avouant à son fils qu‟elle relit

depuis peu les lettres de son père.20

Elle ne lui interdit d‟ailleurs pas d‟écrire l‟histoire

de sa famille mais elle lui demande d‟attendre qu‟elle ait disparu. La seconde

génération, celle d‟Emmanuel donne l‟impression de souffrir d‟une coupure

psychique. D‟une part il y a l‟envie de croire que le secret n‟est pas si terrible, de

l‟autre il y a la question de savoir pourquoi c‟est si important de le dissimuler.

Apparaissent alors des troubles de la personnalité, un sentiment de perte d‟identité, le

besoin de savoir non plus d‟où l‟on vient, mais qui on est : « Toute ma vie je me suis

considéré comme pas normal, exceptionnel, à la fois merveilleux et monstrueux. »21

Par bonheur l‟auteur transcende son mal-être et le transforme en littérature.

D‟autres n‟ont pas cette capacité. Certains préfèrent se donner la mort, comme le

cousin d‟Emmanuel et d‟autres deviennent fous. Le psychiatre Ronald Laing donne

un exemple de l‟intériorisation d‟une situation familiale impliquant plusieurs

générations et conduisant à un diagnostic de schizophrénie : « Le corps [du patient]

était une sorte de mausolée, de cimetière hanté où les fantômes de plusieurs

générations vivaient toujours alors que leur corps physique s‟était décomposé. Cette

famille avait enterré ses morts les uns dans les autres. »22

Il s‟agit là d‟un aspect de

l‟aliénation de la personne, qui peut être ébranlée lorsqu‟elle se perçoit comme trop

intimement liée à une généalogie qui finit par l‟envahir et en constituer toute la réalité

pathologique.

Parfois, Carrère lui-même n‟est pas loin du déséquilibre mental. Ainsi, pendant

longtemps il était persuadé d‟avoir causé la mort de Nana, sa nourrice russe, et même

19

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 344. 20

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 144. 21

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 94. 22

Ronald D. Laing, La politique de la famille, Stock, 1979, p. 68-74.

9

après s‟être convaincu de la fausseté de cette réminiscence son « souvenir reste précis,

vivace, il renvoie à quelque chose de réel, et le sentiment de culpabilité qu‟il éveille

[l‟a] accompagné toute [sa] vie. Je n‟ai peut-être pas tué Nana, [dit-il] mais alors qui

ai-je tué ? Quel crime ai-je commis ? »23

Une autre conséquence indirecte du secret semble être l‟incapacité dans laquelle

Emmanuel Carrère se trouve d‟apprendre le russe, comme si toute l‟ambiguïté de son

identité se cristallisait autour de cette langue. « C‟est bien d‟un blocage qu‟il s‟agit,

que quelque chose en [lui] ou quelqu‟un, redoute et refuse ce retour à la langue

maternelle. »24

C‟est un aspect particulièrement intéressant du trouble causé par le

secret, qui met en lumière l‟idée que « le langage est plus qu‟un fait physique qui se

prête à l‟observation, à la description, et à l‟enregistrement. » Il est bien plus qu‟un

ensemble de règles et de vocabulaire qu‟il suffirait d‟apprendre par cœur ; il est aussi

« structure immatérielle, communication de signifiés, […] il rend l‟expérience

intérieure d‟un sujet accessible à un autre par une expression articulée et

représentative. »25

Ne peut-on en déduire que si l‟auteur n‟arrive pas à apprendre la

langue maternelle c‟est justement parce qu‟il n‟arrive pas à parler avec sa mère ?

Ce sentiment d‟avoir une identité aux contours mal définis, rapproche Carrère de

son grand-père chez qui il constate qu‟« on devine […], même jeune homme, une

inquiétude et une défiance de soi [qu‟il reconnaît] bien : ce sont les [siennes]. »26

Cette sensation, il l‟a sublimée au travers de ses romans, ce qui ne l‟en pas guéri pour

autant.

Le secret et la littérature

Le secret de famille est un thème essentiel dans une œuvre littéraire marquée par

l‟inquiétude, l‟angoisse et la folie; la figure du fantôme qui n‟est ni présent ni absent,

ni vivant, ni tout à fait mort, est centrale aussi bien dans les livres que dans la vie de

l‟auteur.

« Les vivants sont toujours, et de plus en plus gouvernés nécessairement par les

morts : telle est la loi fondamentale de l‟ordre humain. […] il faut distinguer, chez

chaque serviteur de l‟Humanité, deux existences successives : l‟une, temporaire mais

directe, constitue la vie proprement dite ; l‟autre, indirecte mais permanente, ne

commence qu‟après la mort. La première étant toujours corporelle, elle peut être

23

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 135. 24

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 197. 25

Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1966, p. 27. 26

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 77.

10

qualifiée d‟objective ; surtout par contraste envers la seconde, qui, ne laissant

subsister chacun que dans le cœur et l‟esprit d‟autrui, mérite le nom de subjective. »27

Les fantômes qui mènent cette existence subjective dont parle Auguste Comte, ont

souvent intrigué nombre d‟auteurs et de chercheurs, en particulier dans le domaine de

la psychanalyse. Ainsi, les auteurs Nicolas Abraham et Maria Torok dans L’écorce et

le noyau28

, s‟intéressent à la communication transgénérationnelle, en particulier la

façon dont des traumatismes subis par les générations précédentes peuvent troubler la

vie de leurs descendants même si, et surtout si, ils n‟en connaissent pas la cause. Il est

vrai que l‟écrivain s‟est toujours demandé pourquoi sa mère était si réticente à parler

de son père. Ce que ces auteurs appellent fantôme est la présence de l‟ancêtre mort

dans l‟ego vivant, un fantôme qui œuvre pour continuer à protéger son secret. Dans ce

sens on peut dire que le fantôme est un menteur, il va induire le sujet hanté en erreur

pour préserver son secret. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, on s‟accroche à l‟idée

que malgré tout le grand-père, bien qu‟ayant collaboré avec l‟occupant allemand, au

moins n‟était pas antisémite29

et aurait été dénoncé parce qu‟il aurait refusé de livrer

un innocent.30

Les fantômes ne sont pas les esprits des morts mais « les lacunes

laissées en nous par les secrets des autres »31

. Les idées d‟Abraham et de Torok ont

renouvelé l‟approche thérapeutique de certains secrets de famille. D‟autres auteurs se

sont penchés sur le problème du secret et là aussi, l‟image du fantôme, ou du spectre

est considérée comme la plus parlante. Le philosophe Jacques Derrida dans Spectres

de Marx affirme que le spectre « c’est quelque chose qu‟on ne sait pas, justement, et

on ne sait pas si précisément cela est, si ça existe, si ça répond à un nom et correspond

à une essence. On ne le sait pas : non par ignorance, mais parce que ce non-objet, ce

présent non présent, cet être-là d‟un absent ou d‟un disparu ne relève pas du savoir.

Du moins plus de ce qu‟on croit savoir sous le nom de savoir. On ne sait pas si c‟est

vivant ou si c‟est mort. »32

Derrida nous conjure de parler et d‟écouter le spectre,

malgré les réticences que nous avons hérité de nos traditions intellectuelles et en

raison de la remise en question de ces mêmes traditions que cela permet. Mais il

conçoit la difficulté de la tache : « Or ce qui paraît presque impossible, c‟est toujours

de parler du spectre, de parler au spectre, de parler avec lui, donc surtout de faire ou

27

Auguste Comte, Catéchisme positiviste, (1852), Garnier-Flammarion, 1966, p. 78-80. 28

Nicolas Abraham, Maria Torok, L’écorce et le noyau, Flammarion, 1987. 29

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 88. 30

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 118. 31

Nicolas Abraham, Maria Torok, L’écorce et le noyau, préc., p. 427. 32

Jacques Dérrida, Spectres de Marx, Galilée, 1993, p. 25-26.

11

de laisser parler un esprit. »33

Les efforts déployés par Emmanuel Carrère le montrent

bien. Au travers de la plupart de ses œuvres, il a tenté de cerner le spectre, il a parlé de

manière détournée de ce grand-père qui hante sa vie depuis toujours, il s‟est imaginé

dans la peau de personnages torturés, dont l‟identité est menacée par un secret, une

faille. Ce n‟est que dans Un roman russe qu‟enfin le spectre est mis à jour. On voit

bien que le fait de converser avec un spectre n‟est pas entrepris dans le but

d‟apprendre un secret, honteux ou pas – l‟auteur connaissait le passé de son grand-

père, simplement personne n‟en parlait – non, converser avec un spectre nous ouvre

les portes de l‟expérience du secret en tant que telle, à savoir le mystère sur lequel

sont batties nos certitudes. Pour Abraham et Torok, le secret du fantôme peut et doit

être révélé pour gagner « une petite victoire de l‟Amour sur la Mort. »34

Mais pour

Derrida au contraire, le secret du spectre est une ouverture productive plutôt qu‟un

secret à découvrir. C‟est cette ouverture productive que l‟on voit à l‟œuvre chez

Carrère puisque la plupart de ces romans pourraient s‟analyser en une conversation

avec le spectre, c‟est du spectre que se nourrit son écriture, c‟est auprès de lui qu‟il

cherche un sens non seulement à son œuvre, mais à sa vie.

On peut par ailleurs se demander si le cas d‟Emmanuel Carrère est spécifique en

raison de son histoire familiale, ou si toute littérature est le fruit du secret, si derrière

toute œuvre se cache un spectre. Les avis des théoriciens sont partagés. Ainsi, alors

que Esther Rashkin dans Family Secrets and the Psychoanalysis of Narrative affirme

que tous les textes n‟ont pas de fantômes35

, Jodey Castricano dans Cryptomimesis:

The Gothic and Jacques Derrida, Ghost Writing affirme quant à lui que chaque texte,

même une critique littéraire a des fantômes et qu‟il ne faut pas faire de différence

entre les textes qui révèlent un secret – comme Un roman russe – de ceux qui

apparemment n‟en révèlent pas.36

En fait, toutes les formes de narration sont

spectrales dans une certaine mesure mais certaines le sont indéniablement plus que

d‟autres. Le fait de raconter une histoire s‟accompagne toujours d‟un appel à des

33

Jacques Derrida, Spectres de Marx, préc., p. 32. 34

Nicolas Abraham, Maria Torok, L’écorce et le noyau, préc., p. 452. 35

Esther Rashkin, Family Secrets and the Psychoanalysis of Narrative, Princeton University Press,

1992, p. 12. 36

Jodey Castricano, Cryptomimesis: The Gothic and Jacques Derrida, Ghost Writing, Queen‟s

University Press, 2001, p. 142.

12

fantômes, raconter c‟est ouvrir un espace par lequel quelque chose d‟inconnu peu

s‟échapper, donc toutes les histoires sont plus ou moins des histoires de fantômes.37

Il convient toutefois de rappeler la différence fondamentale entre les deux écoles

de pensée celle de Abraham et Torok d‟une part, celle de Derrida de l‟autre. Pour les

premiers, les secrets que cachent les fantômes sont indicibles car ils sont honteux. Ce

n‟est pas qu‟ils ne peuvent pas être dits, au contraire, ils peuvent et doivent être mis

en mots pour que le fantôme cesse d‟avoir des effets nocifs sur les personnes vivantes.

Pour Derrida, le spectre ne doit pas livrer ses secrets, et d‟ailleurs ses secrets n‟en sont

pas vraiment. Le secret n‟est pas tu parce qu‟il est tabou mais parce qu‟il ne peut pas

être formulé, à un moment donné dans le langage tel que nous le pratiquons. Nous

n‟avons pas trouvé les mots pour le dire. Dans ce sens, le fantôme repousse les

frontières du langage et de la pensée.

Il est particulièrement fascinant de constater que ces deux axes de pensée se

rejoignent dans l‟œuvre d‟Emmanuel Carrère. En effet, on peut voir le secret comme

le moteur qui a donné naissance à des romans comme La moustache, La classe de

neige, ou L’adversaire, car ces livres sont tous hantés par la question de l‟identité,

question centrale qui entretient avec celle du secret des rapports de cause à effet. Il

faut toutefois souligner que l‟auteur constate avec désolation que ce moteur qui le fait

écrire est source de souffrance : « Je suis adulte, j‟ai quarante-trois ans et pourtant je

vis encore comme si je n‟étais pas sorti du ventre de ma mère. Je me pelotonne, me

recroqueville, me réfugie dans le sommeil, la prostration, la chaleur, l‟immobilité.

Bienheureux et épouvanté. C‟est cela ma vie. Et tout à coup, je ne peux plus la

supporter. »38

La révélation du secret se fait dans Un roman russe, ou l‟auteur regarde le spectre

de son grand-père droit dans les yeux et où le secret perd son pouvoir. A l‟évidence, le

lecteur ne peut que se réjouir que l‟auteur n‟ait pas écrit ce roman avant les autres, qui

sans cela n‟auraient peut-être jamais vu le jour.

L’identité et le regard des autres

Dans la mesure où personne ne vit dans un isolement complet, le regard que les

autres portent sur une personne ou que cette personne s‟imagine provoquer chez eux,

acquiert une importance fondamentale. D‟ailleurs, certains philosophes comme Sartre

37

En ce sens, cf. Julian Wolfrey, Victorian Hauntings : Spectrality, Gothic, The Uncanny and

Littérature, Basinkstoke, Palgrave, 2002, p. 1-3. 38

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 96.

13

ont montré à quel point «être regardé, c‟est se saisir comme objet inconnu

d‟appréciations inconnaissables, en particulier, d‟appréciation de valeur. »39

Chez

Sartre le regard d‟autrui est vécu comme une menace pour la liberté. Bien qu‟il nous

appelle à transcender cette peur, il constate que si nos rapports avec les autres sont

viciés, alors nous nous voyons et nous jugeons comme nous croyions que les autres

nous voient et nous jugent, et nous sommes malheureux.

Certains tentent d‟apparaître au monde différents de ce qu‟ils sont en réalité,

d‟autres ont besoin du regard des autres pour exister, certains encore font tout pour

échapper à ce qu‟ils considèrent comme un enfermement, d‟autres enfin voient leur

identité la plus profonde menacée par ce regard.

Dans Un roman russe, Emmanuel Carrère, en tant que personnage principal, d‟un

livre intimement autobiographique, nous apparaît lui aussi, comme soumis au regard

des autres. Ainsi, il est très amoureux de sa compagne Sophie et pourtant il semble

tout mettre en oeuvre pour que la relation ne dure pas. Dans des passages d‟une

grande sincérité, dans lesquels il ne craint pas de se montrer sous un jour

particulièrement désagréable, il avoue combien le regard que les autres portent sur sa

compagne lui est essentiel. En fait, il lui tient rigueur de ne pas être aussi cultivée, ni

aussi éduquée que les gens qu‟il fréquente habituellement. Son identité lui fait honte.

Il n‟a pas cette « liberté d‟indifférence » dont parle Gusdorf dans son Traité de

l’existence morale, à l‟occasion duquel il montre l‟influence du milieu sur la manière

dont on regarde le monde. 40

Certains pourtant arrivent à conquérir une part de liberté et à passer outre leurs

préjugés innés. Ce n‟est pas le cas d‟Emmanuel Carrère, qui reconnaît d‟ailleurs

volontiers l‟injustice de son ressenti et remarque les efforts que la jeune femme

déploie pour donner le change dans les soirées mondaines. Mais rien n‟y fait, il

n‟arrive pas à oublier son malaise et on sent très tôt que cette relation est vouée à

l‟échec. Il est reconnu et respecté en tant qu‟écrivain et on ne peut qu‟être étonné de

voir à quel point son bonheur dépend du jugement que les autres portent, non pas sur

son œuvre, mais sur sa vie privée. On a l‟impression qu‟il voudrait que Sophie soit

autre tout en restant elle-même. Or, « aller proposer à quelqu‟un qu‟il soit autre, qu‟il

39

Jean-Paul Sartre, L’Etre et le Néant, Gallimard, 1943, p. 321-326 40

Georges Gusdorf, Traité de l’existence morale, Armand Colin, 1949, p. 108.

14

se fasse autre, c‟est comme d‟aller lui proposer de cesser d‟être lui-même»,41

ce qui

relève d‟une impossibilité absolue.

En conclusion on peut affirmer que la notion d‟identité personnelle est une notion

complexe et diverse qui est influencée par le regard des autres mais que l‟on peut

ramener à deux aspects principaux : « la permanence de notre caractère et

l‟enchaînement de nos souvenirs. […] Nos souvenirs forment […] une chaîne

continue : nous voyons notre état actuel naître d‟un précédent, celui-ci d‟un état

antérieur, et ainsi de suite ; la conscience s‟étend ainsi de proche en proche dans le

passé, et se l‟approprie à mesure qu‟elle le rattache au présent. […] Notre identité

personnelle n‟est donc pas, comme on l‟a cru, une donnée primitive et originale de

notre conscience : elle n‟est que l‟écho, direct ou indirect, continu ou intermittent, de

nos perceptions passées dans nos perceptions présentes.»42

C‟est cette chaîne de souvenirs qu‟il estime interrompue, qu‟Emmanuel Carrère

tente de reconstituer à travers ses romans, ce qui ne peut se faire sans que chacun

assume sa part de culpabilité et peut-être de responsabilité.

Juger ce que l’on a fait

Certains penseurs, tels le Marquis de Sade rejettent l‟idée même de culpabilité et

voient l‟homme uniquement comme une part de la nature, qui elle-même n‟est pas

bonne.43

Une telle conception est aux antipodes de celle développée dans l‟œuvre

littéraire d‟Emmanuel Carrère, hantée par l‟idée de crime et de châtiment. Les deux

visions opposées ont cependant en commun le pessimisme fondamental de leur

approche du monde.

Avant de nous pencher sur la manière dont Carrère envisage les notions de

culpabilité et de responsabilité, il faut distinguer les deux concepts. La culpabilité est

la moins ambiguë des notions, c‟est l‟état d‟une personne qui a commis une faute. La

41

Miguel de Unamuno, Le sentiment tragique de la vie, Gallimard, 1912, p. 49. 42

Jules Lachelier, Psychologie et Métaphysique, (1885), P.U.F., 1948, p. 14-16. 43

« Pourquoi punir un homme de ce qu‟il a rendu un peu plus tôt aux éléments une portion de matière

qui doit toujours leur revenir, et que ces mêmes éléments emploient, dès l‟instant qu‟elle leur rentre, à

des conditions différentes ? » D.-A.-F. de Sade, Histoire de Juliette ou les prospérités du vice, 1797,

Œuvres complètes, Cercle du Livre précieux, Tome IX, p. 182-183.

15

responsabilité quant à elle concerne plutôt l‟obligation qu‟a un individu de répondre

de ses actes. A première vue on aurait tendance à dire que quiconque est coupable doit

assumer la responsabilité de son action ou de son omission et dans ce cas, les deux

notions se recoupent. Nous verrons toutefois qu‟il faut nuancer cette appréciation et

distinguer la situation du grand-père, de celle de la mère avant d‟envisager celle de

l‟auteur.

Le grand-père maternel d‟Emmanuel Carrère « Georges Zourabichvili, était un

émigré géorgien, arrivé en France au début des années vingt après des études en

Allemagne. Il y a mené une vie difficile, aggravée par un caractère difficile aussi.

C‟était un homme brillant, mais sombre et amer. Marié à une jeune aristocrate russe

aussi pauvre que lui, il a exercé divers petits métiers, sans jamais parvenir à s‟intégrer

nulle part. Les deux dernières années de l‟Occupation, à Bordeaux, il a travaillé

comme interprète pour les Allemands. A la Libération, des inconnus sont venus

l‟arrêter chez lui et l‟ont emmené. [La mère de l‟auteur] avait quinze ans, [son] oncle

huit. Ils ne l‟ont jamais revu. On n‟a jamais retrouvé son corps. Il n‟a jamais été

déclaré mort. Aucune tombe ne porte son nom. »44

La maîtrise des langues étrangères

qu‟avait Georges Zourabichvili, ainsi que son admiration pour Hitler et Mussolini lui

ont permis de servir d‟interprète à l‟occupant. Il a ainsi contribué au succès de

l‟entreprise d‟occupation dont l‟une des fins était la déportation et l‟extermination des

juifs et tziganes de France. Il s‟agit d‟une période particulièrement noire de l‟histoire

du pays, dont on ne parle souvent qu‟avec réticence. Dans une certaine mesure, c‟est

un peu comme si ce secret de famille s‟était lové à l‟intérieur d‟un autre secret,

partagé par toute une nation, un secret concernant un passé honteux dont il vaut mieux

éviter de parler et lorsqu‟on le fait, on a le sentiment d‟ouvrir la boîte de Pandore45

.

En effet, le pouvoir a longtemps considéré qu‟il fallait tourner pudiquement cette page

noire de notre histoire, pour ne pas compromettre l‟avenir, fidèle en cela à la pensée

nietzschéenne qui affirme que « le savoir historique, quand il règne sans frein, et qu‟il

pousse à bout ses conséquences, déracine l‟avenir, parce qu‟il détruit les illusions et

prive les choses présentes de l‟atmosphère indispensable à leur vie. La justice de

44

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62

45 Tsilla Hershco, The Jewish Resistance in France during World War II: The Gap between History

and Memory, http://www.jcpa.org/JCPA/Templates/ShowPage.asp?, consulté le 10 septembre 2009.

16

l‟histoire, même réelle et bien intentionnée, est une vertu redoutable, parce qu‟elle

mine la vie et la détruit. Son jugement est toujours destructif. »46

Ce n‟est que le 16

juillet 1995, peu après son élection à la présidence de la République, que le Président

Jacques Chirac reconnaît pour la première fois la responsabilité de l‟Etat français dans

la déportation et en conséquence la légalité du régime de Vichy, et "la dette

imprescriptible" de l'Etat à l'égard des victimes et de leurs ayants droits. Ce discours a

eu un retentissement énorme, dénoncé par certains, approuvé par d‟autres, il n‟a laissé

personne indifférent.47

S‟il n‟est pas rare pour les personnages de Carrère d‟illustrer le mal du point de

vue de la culpabilité individuelle, le grand-père de l‟auteur représente quant à lui le

mal du point de vue de la culpabilité collective, même s‟il ne s‟agit pas de nier la

culpabilité et la responsabilité individuelles de cet homme. Rien d‟étonnant donc à ce

que son passé soit considéré comme honteux, dans la mesure où le crime auquel il a

contribué, fût-ce de manière très indirecte, est sans conteste d‟une extrême gravité. Il

s‟est rendu coupable de fait de collaboration, cela est indéniable. Cependant sa

responsabilité nous apparaît comme atténuée sous la plume de Carrère, qui mentionne

à plusieurs reprises la folie, la damnation qu‟il lit dans le regard de son grand-père.

S‟agissant de la mère de l‟écrivain, se pose à nouveau la question de la culpabilité.

On peut en effet se demander s‟il était légitime de la part d‟Hélène Carrère

d‟Encausse de vouloir conserver le secret à tout prix et d‟imposer le silence à toute sa

famille, un silence ressenti comme une chape de plomb. Cette question est au cœur du

Roman russe et au cœur de la vie de l‟auteur ainsi que de celle de sa mère.

La mère est-elle coupable, et si oui de quoi ? Lorsque Hélène Carrère d‟Encausse

se présente comme la descendante de princes russes et « oublie » de mentionner le

misérable émigré géorgien qui était son père. On peut se demander si elle ment, au

moins par omission, ou dans quelle mesure elle exprime sa vérité à elle. Mais pour

Emmanuel, son grand-père est vraiment un collaborateur et peut-être un déséquilibré,

c‟est sa vérité à lui. Lui ne semble pas être le descendant de princes russes et elle ne

semble pas être la descendante de l‟émigré géorgien collaborateur et névrosé, et

pourtant ces deux faits sont objectivement avérés. Il existe parfois une inadéquation

46

Friedrich Nietzsche, Considérations intempestives, (1863), Aubier, 1964, p. 305. 47

Peter Carrier, Vichy and the Holocaust,

http://www.port.ac.uk/special/france1815to2003/chapter8/interviews/filetodownload,31502,en.pdf,

consulté le 10 septembre 2009.

17

profonde entre nos paroles et les impressions personnelles qu‟elles veulent exprimer :

le langage rend compte alors d‟une situation globale qui est vécue comme telle mais

qui ne peut être analysée correctement du fait de l‟ignorance où nous nous trouvons

vis-à-vis de nous-même. Dans ce cas, l‟inadéquation du langage est-elle vraiment

synonyme de mensonge ? « Le moyen importe-t-il et devons nous être soumis à ce

supplice de choisir celui qui est le plus proche de la vérité sans néanmoins l‟atteindre,

puisqu‟il n‟en est aucun d‟absolument vrai pour personne, puisque la vérité nous

échappe, bien que nous ne cessions pas de la produire ? »48

Pour se rapprocher de la

vérité complète, il faudrait rassembler les vérités éparses, mais il ne semble pas que

l‟on puisse dire que quelqu‟un ment. En effet, l‟auteur rapporte que sa mère affirme

ne pas se souvenir de telle ou telle chose concernant son père, amnésie qu‟il semble

mettre en doute sans penser que peut-être ne peut-elle pas se souvenir, tant le

refoulement qu‟elle a accompli est efficace. « Le refoulement n‟est pas une opération

simple. Nous oublions quelque chose et nous oublions que nous l‟avons oubliée. Par

la suite c‟est comme si nous n‟avions rien oublié. […] Le refoulement est non

seulement une exclusion hors la mémoire mais aussi une exclusion de la mémoire

d‟une partie de l‟expérience, en même temps que l‟annihilation de la conscience de

l‟opération. C‟est donc le produit d‟au moins trois opérations. »49

On doit à Freud une conception active de l‟oubli en tant qu‟activité dépendant de

l‟inconscient. Tout oubli a selon lui un sens, et témoigne du dynamisme de

l‟inconscient, parce qu‟il correspond à une défense de l‟individu contre un souvenir

désagréable et parce qu‟il est capable de se déplacer d‟un souvenir sur un autre. Ainsi,

Hélène, si elle concède le passé de collaborateur, n‟arrive pas à se souvenir de la folie

de son père. Elle préfère se souvenir d‟une petite fille que son père emmenait canoter

au Bois de Boulogne et qui était persuadée qu‟elle vivait en Russie.50

« Même chez les personnes bien portantes, exemptes de toute névrose, on constate

l‟existence d‟une résistance qui s‟oppose au souvenir d‟impressions pénibles, à la

représentation d‟idées pénibles. »51

Comme souvent, Nietzsche avait à sa façon

préfigurée la théorie freudienne sur ce point, en comprenant l‟oubli comme une

faculté de l‟esprit, capable de le rendre à nouveau accueillant : « nul bonheur, nulle

48

Brice Parain, Recherches sur la nature et les fonctions du langage, Gallimard, 1942, p. 223. 49

Ronald D. Laing, La politique de la famille, éd. Stock, 1979, p. 122-123. 50

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 86. 51

Sigmund Freud, Psychopathologie de la vie quotidienne, (1901), Petite bibliothèque Payot, 1967, p.

157.

18

sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l‟instant présent ne

pourraient exister sans faculté d‟oubli. »52

C‟est vraiment cela qui se dégage du comportement de la mère, cette volonté de

laisser le passé derrière elle et de regarder vers l‟avenir, pour elle et pour Emmanuel,

pour qu‟il soit un écrivain et un homme heureux.53

Ce dernier comprend l‟attitude de sa mère et l‟analyse en un rejet de la souffrance

mais considère qu‟elle a échoué dans son devoir de protection. Il dit à sa mère : « Tu

t‟es interdit de souffrir mais tu as interdit aussi qu‟on souffre autour de toi. Or ton

père a souffert, comme un damné qu‟il était, et le silence de cette souffrance, plus

encore que sur sa disparition, a fait de lui un fantôme qui hante nos vies à tous. […]

Tu ne nous a pas niés, non, tu nous a aimés, tu as fait tout ce que tu as pu pour nous

protéger, mais tu nous as dénié le droit de souffrir et notre souffrance t‟entoure au

point qu‟il fallait bien qu‟un jour quelqu‟un la prenne en charge et lui donne voix.

[…] J‟ai reçu en héritage l‟horreur, la folie, et l‟interdiction de les dire. Mais je les ai

dites. C‟est une victoire. »54

Sa victoire est aussi d‟avoir pu donner forme à « quelque

chose qui tienne lieu de pierre tombale à [son] grand-père pour qu‟atteignant l‟âge de

sa mort [il] sois délivré de son fantôme, [qu‟il] puisse vivre enfin. »55

En l‟occurrence on peut dire que la mère de l‟auteur est coupable mais pas

entièrement responsable de ne pas avoir su préserver sa famille de la souffrance, car la

parole aurait été plus efficace.

Cette réponse se dégage de la lecture du roman dans la mesure où une fois le secret

révélé, Emmanuel semble libéré et capable de construire une vie dans la stabilité en

regardant vers l‟avenir plutôt que vers le passé, comme le symbolise son mariage avec

une femme qui se prénomme Hélène ! et la naissance de sa fille56

.

Une fois de plus, on se doit de remarquer que la faute commise dans le passé est

bien moins toxique que le secret gardé dans le présent.

52

Nietzsche, La généalogie de la morale, (1887), Gallimard, coll. Idées, 1964, p. 76. 53

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p.355. 54

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 355. 55

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 308. 56

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 346.

19

S‟agissant enfin de la culpabilité et de la responsabilité d‟Emmanuel Carrère, il

faut distinguer deux aspects. Le premier concerne l‟auteur, le second le personnage

d‟Emmanuel dans Un roman russe.

Pour ce qui est d‟un auteur qui choisit de révéler un secret de famille on peut

s‟interroger sur la légitimité d‟une telle action car il met en mots un secret qui n‟est

pas vraiment le sien, mais celui de sa mère.57

« La jeune fille pauvre au nom imprononçable est devenue sous celui de son mari –

Hélène Carrère d‟Encausse – une universitaire, puis un auteur de best-sellers sur la

Russie communiste, postcommuniste et impériale. Elle a été élue à l‟Académie

française, elle en est aujourd‟hui le secrétaire perpétuel. Cette intégration

exceptionnelle à une société où son père a vécu et disparu en paria s‟est construite sur

le silence et, sinon le mensonge, le déni. Ce silence, ce déni sont littéralement vitaux

pour elle. Les rompre, c‟est la tuer, du moins en est-elle persuadée »58

. Si ce silence

est fondamental à ce point pour la mère de l‟auteur, on peut se demander s‟il n‟a pas

cédé de manière abusive à une revendication contemporaine de transparence qui

dissimule ce que Geng appelle la « dictature du social, [qui exige] que tout soit

patent, visible (donc contrôlable). Il faut réduire sans cesse la sphère du privé, il faut

conduire, pour qu‟elle s‟y éduque et s‟y socialise, la différence singulière dans le sûr

asile de la maison de verre. » Ce penseur craint en effet que « quand il n‟y aura plus

rien à cacher, ni crime, ni bonheur, il ne restera plus rien à vivre. Tout fonctionnera au

plein jour : et nous serons morts, infiniment visibles en cette maison de verre. »59

C‟est exactement le sentiment inverse qui anime Emmanuel Carrère pour qui la

dissimulation est mortifère, ce qui rend légitime de révéler un secret, fût-il l‟apanage

d‟un autre. Il est en effet persuadé qu‟il est pour sa mère, comme pour lui

indispensable de lever un silence qu‟ils portent comme un fardeau «avant sa mort à

elle, et avant d‟avoir, [lui], atteint l‟âge du disparu – faute de quoi [il] redoute qu‟il ne

faille comme lui disparaître. »60

L‟auteur veut avoir la liberté de réinventer son passé non pas au sens uchronique

du terme61

mais au sens où l‟entend Merleau-Ponty qui affirme qu‟en « assumant un

57

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62. 58

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62 59

J.-M. Geng, Eloge de la dissimulation, Le Monde, 21.02.1979. 60

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 62. 61 Carrère se présente parfois comme un spécialiste de l‟uchronie, qui est l‟histoire de ce qui aurait pu

se passer et ne s‟est pas passé, pseudo-science à laquelle il a consacré un traité, Le détroit de Behring,

Introduction à l’uchronie, P.O.L, 1986

20

présent, [on] ressaisit et transforme [son] passé, [on] en change le sens, [on s‟en]

libère, [on s‟en] dégage. »62

Dans cette optique on peut dire qu‟Emmanuel Carrère a

raison de vouloir assumer le passé familial au grand jour, puisque c‟est la condition de

son épanouissement futur.

Si on n‟adhère pas à la thèse de la culpabilité dans cette première hypothèse, il en

va autrement dans celle concernant la relation d‟Emmanuel avec Sophie.

Emmanuel affirme à plusieurs reprises dans le livre son amour pour Sophie et la

fierté qu‟il éprouve à exhiber la beauté de la jeune femme devant ses amis. Pourtant

on a vu qu‟il n‟arrive pas à surmonter le malaise qu‟il ressent en raison de la

différence de milieu social et intellectuel entre lui et sa compagne. Alors que cette

différence est de peu d‟importance dans un premier temps, elle devient un gouffre qui

les sépare de manière inéluctable. En l‟occurrence on peut dire qu‟Emmanuel est

coupable envers Sophie, mais aussi envers lui-même d‟avoir laissé dépérir son amour.

S‟agissant de la responsabilité, on peut peut-être dire qu‟il la partage avec d‟autres.

En effet, on a vu que d‟après l‟analyse freudienne, les schémas de pensée acquis

pendant l‟enfance ont une importance fondamentale dans la façon dont on appréhende

le monde durant toute sa vie. « Les souvenirs semblent adhérer à notre moi, constituer

sa nature : ils ne nous apparaissent pas comme des états distincts de nous, ayant une

date en notre vie, ils se confondent avec nous-mêmes. »63

Or, toute la vie de l‟auteur a

été marquée par le mensonge et la lutte que menait sa mère pour préserver les

apparences. Dans la relation avec Sophie, c‟est encore de préserver les apparences

qu‟il s‟agit. Le fait qu‟elle soit belle, attentionnée, intelligente ne suffit pas à faire

oublier qu‟elle n‟est qu‟employée dans une maison d‟édition de livres scolaires.

« Vient le moment, à table, où quelqu‟un demande à Sophie ce qu‟elle fait dans la vie

et où elle doit répondre qu‟elle travaille dans une maison d‟édition qui fait des

manuels scolaires, enfin, parascolaires. Je pense que c‟est dur pour elle de dire ça, et

moi aussi j‟aimerais mieux qu‟elle puisse dire : je suis photographe, ou luthière, ou

architecte ; pas forcément un métier chic ou prestigieux, mais un métier choisi, un

métier qu‟on fait parce qu‟on aime ça. Dire qu‟on fait des manuel parascolaires ou

qu‟on est au guichet de la Sécurité sociale, c‟est dire : je n‟ai pas choisi, je travaille

pour gagner ma vie, je suis soumise à la loi de la nécessité. Cela vaut pour l‟écrasante

majorité des gens, mais autour de la table tous y échappent et plus la conversation

62

Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 519-520. 63

Ferdinand Alquié, Le désir d’éternité, P.U.F., 1943, p. 30.

21

continue, plus elle se sent exclue. Elle devient agressive. Et pour moi qui dépend si

cruellement du regard des autres, c‟est comme si elle se dévaluait à vue d‟œil. »64

Elle ne remplit pas les conditions d‟entrée dans le cercle des intellectuels parisiens,

gangrené par le snobisme. Pour cette raison, Emmanuel s‟imagine qu‟elle est jugée

par les autres et que lui aussi s‟en trouve diminué. Il laisse le regard des autres

gouverner sa vie et en paye le prix fort. Par moments il veut croire et faire croire à

Sophie, que tout cela n‟a pas d‟importance à ses yeux et que c‟est elle qui ne

surmonte pas son complexe et que d‟ailleurs elle est libre de changer. Mais il doit vite

se rendre à l‟évidence : « Là où je lui mens et me mens, c‟est d‟abord qu‟au fond de

moi je n‟y crois pas, à la liberté. Je me sens aussi déterminé par le malheur psychique

qu‟elle l‟est par le malheur social, et on peut toujours venir me dire que ce malheur

est purement imaginaire, il n‟en pèse pas moins lourd sur ma vie. Et là où je mens

aussi, c‟est quand je dis qu‟elle est la seule à avoir honte. Bien sûr que non. »65

Peut-

être que la situation de Sophie n‟est pas si éloignée de celle de ce grand-père, qui était

très brillant mais qui : « dans la société française, n‟était personne. Personne.

Littéralement, il n‟existe pas. Un ticket de métro usagé, un crachat par terre, parmi les

éclats de mica. Il fait irrémédiablement partie de cette tourbe des gens qu‟on voit dans

le métro, pauvres et gris, les yeux éteints, les épaules courbées sous le poids d‟une vie

dont ils n‟ont rien choisi, des gens qui se savent insignifiants, quantité négligeable,

pauvre bétail humain attelé sous le joug… [et l‟auteur d‟avoir cette phrase terrible :]

Le plus triste, c‟est que malgré tout ces gens ont des enfants. »66

Le fait qu‟il ne désire

pas l‟enfant de Sophie n‟est-il pas un indice de plus du fait qu‟il classe la jeune

femme parmi ces gens à qui il conteste même le droit de se reproduire ?

Conclusion

« Nous savons bien qu‟une douleur physique peut nous occuper tout entier ; mais

au lieu de dire qu‟elle absorbe alors toutes les puissances de la conscience, il faudrait

dire plutôt qu‟elle les paralyse et qu‟elle en suspend le cours. Au contraire, le

64

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 70. 65

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 71. 66

Emmanuel Carrère, Un roman russe, préc., p. 90

22

caractère original de la douleur morale c‟est qu‟elle remplit vraiment toute la capacité

de notre âme, qu‟elle oblige toutes nos puissances à s‟exercer et qu‟elle leur donne

même un extraordinaire développement. »67

C‟est cette douleur de l‟âme qui est le moteur d‟une œuvre littéraire habitée par

l‟idée que l‟identité, à savoir ce qu‟une personne est, se trouve irrémédiablement liée

à la culpabilité et à la responsabilité. Une oeuvre qui germe et grandit sur le terreau de

la souffrance et de la hantise et qui montre que l‟on ne peut s‟épanouir en ayant une

identité de coupable et que l‟on ne peut aspirer à l‟innocence dans le mensonge et le

silence.

Une œuvre qui est aussi une création particulièrement nombriliste puisque presque

tous les livres de Carrère parlent, d‟une manière où d‟une autre du secret qui hante sa

vie privée, sa vie d‟homme. Aujourd‟hui, le secret est révélé, l‟écrivain semble en

paix, le regard tourné vers « d‟autres vies que la sienne »68

. Il illustre ainsi « un

merveilleux paradoxe » mis en lumière par Louis Lavelle : « C‟est si je cesse de me

regarder et si je regarde ceux qui m‟entourent que je me connais moi-même sans avoir

songé à le faire : c‟est quand je cesse de poursuivre mon propre bien et je cherche

celui d‟autrui que je trouve aussi le mien. »69

67

Louis Lavelle, Le Mal et la Souffrance, Plon, 1941, p. 86. 68

Cf. le dernier livre d‟Emmanuel Carrère, D’autres vies que la mienne, POL, 2009, où il relate deux

drames réels, la mort d‟une enfant pour ses parents et la mort d‟une jeune femme pour sa famille. Il y

célèbre des gens exemplaires, courageux devant l‟adversité, dignes dans la maladie et fidèles à leurs

idéaux. 69

Louis Lavelle, L’erreur de Narcisse, Grasset, 1939, p. 167.

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