Les règles du « JE - s65d659193e226942.jimcontent.com file3 Introduction Victime de violence dans...
Transcript of Les règles du « JE - s65d659193e226942.jimcontent.com file3 Introduction Victime de violence dans...
2
3
Introduction
Victime de violence dans mon enfance, puis dans
ma vie d’adulte, j’ai longtemps erré comme une
coquille vide en ayant comme seule modalité
d’expression : la violence et l’autodestruction. Aussi,
avant de devenir artiste dans LA vie, j’ai d’abord été
l’artiste de MA vie ou un peu à la manière d’un
alchimiste, j’ai transmuté mes épreuves en ressources
et mes blessures en dons et en talents…
La vérité, voila certainement le maitre mot qui a
animé la première partie de mon existence telle une
quête du Graal. Quête qui m’a amenée à comprendre
non seulement ma vie, mais l’histoire de la vie dans ce
qu’elle a de plus sombre et de plus lumineux. Peu à peu
je suis sortie des visions duelles et manichéennes pour
appréhender et développer deux pratiques que je pense
fondamentales : la conscience et le discernement.
Lorsqu’il s’agit de violence, nous avons vite fait
d’entrer dans des représentations extrêmes et erronées :
La violence est forcément physique ou sexuelle… Les
hommes sont plus violents que les femmes… Les filles
sont plus victimes que les garçons… Ou encore, la
4
violence ? Ça ne me concerne pas !! etc. Nous avons
également une croyance commune qui consiste à
penser que les plus grands prédateurs se trouvent à
l’extérieur de notre foyer. Un foyer est sensé être
cocon et protecteur. Pourtant, nous sommes bien
obligés de constater, que les plus grandes violences se
déroulent à l’intérieur de nos maisons. 80 % des actes
pédocriminels se déroulent au sein des familles, une
femme sur six est concernée par la violence conjugale.
Sans parler de la violence exercée sur les hommes, ni
des enfants qui battent leurs parents… Statistiquement,
nous avons plus à craindre de mourir violenté au sein
de notre foyer, que par accident, maladie ou tué dans
une guerre !
La violence dans ses formes les plus subtiles et les
plus insidieuses (violence affective, violence
psychologique…) a trouvé refuge, à notre insu, au
sein même de notre système éducatif et habite au
creux de nos chaumières et dans l’ensemble de notre
société. Ainsi, nous pouvons nous poser la question :
Qu’elles sont les valeurs qui ont pris les commandes
de nos vies ?
Nos valeurs sont l’expression de ce que nous
sommes, de notre rapport intime à la vie. Qu’elles
soient conscientes ou non, elles dirigent notre vie.
Quotidiennement, elles sous-tendent la qualité de nos
relations, nos décisions, nos comportements, nos
actions, nos choix de vie. Ce sont elles également qui
définissent nos principes éducatifs et les règles que
nous nous appliquons à nous-mêmes. Mais
paradoxalement, c’est bien souvent par leurs absences
qu’elles nous interpellent : Confiance, estime de
soi, courage, patience, vérité, solidarité, tolérance,
justice, bienveillance, joie, sens… Nos valeurs nous
5
manquent, nous faisant perdre par la même occasion
notre pouvoir personnel et notre sens commun ! Mais
Comment transmettre des repères et des valeurs à nos
enfants dans un monde « No LIMIT » qui nous invite
exactement à l’inverse ?
Cette question, je me la pose d’autant plus que je
suis mère de trois enfants et désormais grand-mère. Et
malgré mon état de conscience et mes prises de
positions dans ma vie, je reste bien souvent
impuissante face à une société dont les valeurs
obsolètes nourrissent la dualité, les jeux de pouvoir et
la souffrance humaine. La violence nous concerne
tous et le temps est venu de sortir de la culpabilité,
pour entrer dans la part de responsabilité qui nous
incombe et implique conscience et discernement.
Ce livre est la réédition revue et corrigée de la partie
théorique de mon premier livre « l’inceste, de l’autre
côté du miroir » paru en 2006, mais aujourd’hui
épuisé. A travers ce livre, mon intention est d’apporter
mon humble part au monde. Ma part de vérité, celle
que j’ai apprise à travers les méandres de ma vie et qui
ma permis d’éclairer mon chemin de guérison.
Je me réjouis d’avance s’il peut éclairer des
consciences et des chemins de vie en apportant des
repères et des clés de compréhension. En abordant les
coresponsabilités « culture/loi » et
« hommes/femmes » dans les systèmes d’emprises
familiales et l’émergence de la violence intra et extra
familiale, j’espère poser les bases d’une réflexion de
fond sur le sens des valeurs qui animent nos vies et
sur l’art de bien vivre ensemble.
J’ai voulu ce livre en deux parties. Puisque, avant
d’entrer dans une écriture théorique et conceptuelle,
6
j’ai d’abord réalisé une écriture autobiographique qui
m’a permis de produire le récit de mon histoire. Ce
récit est désormais publié dans un livre qui s’intitule
« Non, je ne suis pas à toi » aux éditions Eyrolles. Il
constitue le socle et le terreau de toute mon
élaboration intellectuelle. C’est pourquoi, je propose
en deuxième partie, les tenants et les aboutissants de
ma démarche. C’est-à-dire, les différents processus
que l’écriture m’a permis d’explorer en termes de
« guérison » et de « production de savoir ».
Puisse ce livre, nous aider à trouver les clés qui
nous permettrons d’œuvrer (individuellement et
collectivement) pour un monde plus humain
7
Des lois pour être humain !
A quoi servent les interdits fondamentaux ?
Et pourquoi sont-ils fondamentaux ? Voici un peu
d’histoire :
Au début de l’histoire de l’humanité, l’Homme vit
une identité primitive et archaïque où prédominent les
pulsions et l’instinct de survie. L’inceste n’est pas
interdit, bien au contraire. Il permet la survie de
l’espèce, permet de préserver les biens et les
territoires de chaque tribu. L’homme vit en hordes et
en clans et il doit combler des besoins vitaux de base,
qui sont des besoins physiologiques, alimentaires, de
sécurité et de reproduction. L’interdit du meurtre
assure la sécurité à l’intérieur du clan.
Et puis, l’humanité grandit et s’organise. Autres
que leurs besoins physiologiques de base, les hommes
cherchent alors à combler des besoins
d’appartenance, de lien et d’échange. C’est à l’ère
néolithique que l’interdit de l’inceste apparait et
permet alors divers échanges entre les tribus. En
s’ouvrant vers l’extérieur, en se reliant avec les
8
autres, cette règle de l’exogamie permet de sortir du
vase clos des clans.
Si beaucoup prônent une origine sociale, pour
d’autres, il reposerait sur l’instinct, la pulsion sexuelle.
Le fait de vivre ensemble en permanence diminuerait
l’attrait sexuel entre les membres de la famille, entre
frères et sœurs, entre parents et enfants. L’origine de
l’interdiction serait donc d’ordre naturel et instinctif,
comme chez bon nombre d’animaux. Pour d’autres
encore, il reposerait sur un danger biologique et la
nécessité d’assurer la pérennité des générations au cours
des siècles, en évitant les unions consanguines qui
aboutiraient à une dégénérescence de l’humanité. On
s’interdirait les reproductions entre consanguins pour la
bonne qualité de la race, pour des raisons eugéniques,
afin d’éviter les tares héréditaires et assurer sa
descendance, pour être plus forts que ses ennemis, etc.
L’inceste est aussi à l’origine de tous les dieux :
Toutes les cosmogonies commencent par l’inceste.
De façon logique, lorsque l’Unité primordiale se
divise en deux, elle doit s’autoféconder, pour passer à
trois et pouvoir se multiplier à l’infini. Au regard de
l’histoire de l’humanité et de ses mythes fondateurs
(ex. : Adam et Eve), force est de constater que
l’inceste est originel. Nous sommes tous nés d’un
inceste il y a quelques millions d’années.
L’inceste, dans sa dimension mythique et
symbolique, représente le chaos primitif dans lequel a
pris forme l’humanité et le processus de civilisation.
Son interdit, tout comme l’interdit du meurtre,
représente le cadre fondamental dans lequel nos
sociétés se sont construites et structurées. C’est le
passage de la nature à la culture, de la pulsion à la
raison… Le début du processus de civilisation.
9
Ainsi, les interdits fondamentaux (interdit du
meurtre et interdit de l’inceste) répondent à des
besoins vitaux de sécurité, de sens, d’appartenance.
Loi d’organisation sociale et de structuration
psychique, l’interdit du meurtre tout comme l’interdit
de l’inceste structurent notre identité, nos
comportements sexuels, notre façon d’aimer et notre
style relationnel, notre ouverture au langage et
permettent ainsi la descendance et le lien social.
Une règle de la parenté
Cependant, si l’interdit du meurtre, sa définition et
ses représentations sont profondément intégrées et
corporalisées en chacun d’entre nous, l’interdit de
l’inceste, reste bien souvent une énigme. C’est
pourtant cet interdit qui vient plus spécifiquement
organiser les relations entre parents et enfants et entre
les membres d’une même famille. Nous en avons
donc tous l’expérience, à notre insu, à travers nos
valeurs et nos principes éducatifs. Mais ce sujet est
tellement tabou, que son interdit concerne même
l’interdit d’en parler, laissant ainsi l’imaginaire de
chacun libre de vaquer et de se forger ses propres
représentations au risque qu’elles soient extrêmes,
rudimentaires voire totalement erronées.
Une chose est néanmoins certaine et nous pouvons
le constater de façon universelle, quelles que soient les
définitions et les images que nous pouvons en avoir, le
simple mot d’inceste a le pouvoir de déclencher des
réactions de dégoût, d’horreur et de déni…
De façon très étonnante, on peut également
s’apercevoir que la définition de l’inceste est
extrêmement variable d’une culture à une autre, et ne
10
concerne pas toujours les mêmes circuits sexuels.
Dans toutes les sociétés il y a des règles qui
interdisent les unions incestueuses, aussi bien sous la
forme de relations sexuelles que sous la forme de
mariages officiels. Les deux interdits ne coïncident
pas nécessairement. Le degré de parenté lié à
l’interdit n’est pas reconnu de manière uniforme. Les
règles relatives à l’inceste doivent alors être étudiées
dans chaque société selon les règles généalogiques.
Par exemple, une tribu de Sibérie du Nord interdit
les mariages incestueux, mais accepte que les jeunes
filles perdent leur virginité avec leur père ou leur frère,
avant le mariage. Chez les indiens Kuki, seul l’inceste
mère / fils est interdit, au contraire des Kalang de Java
chez qui le mariage mère / fils porte bonheur et apporte
fertilité et abondance. En Afrique centrale, un soldat
peut avoir des relations sexuelles avec sa sœur à la
veille d’un combat, pour devenir invulnérable1.
En France les unions sont interdites entre
ascendants ou descendants ou alliés dans la même
ligne généalogique, avec son père ou sa mère, son
frère ou sa sœur, son grand-père ou sa grand-mère,
son fils ou sa fille, son petit-fils ou sa petite-fille, son
oncle ou sa tante… Certaines sociétés considèrent le
mariage entre cousins germains incestueux, alors
qu’il est admis ailleurs et notamment en France.
À la parenté généalogique, d’autres ont ajouté une
parenté spirituelle. Ainsi les Chrétiens interdisent le
mariage religieux avec le parrain ou la marraine, et
dans beaucoup d’autres sociétés le mariage est interdit
entre tous ceux et celles qui ont le même totem.
1 Exemples tirés de L’enfant victime d’inceste – Haesevoets
Yves Hiran – DE BOECK – 1997
11
Dans les sociétés chinoises, le tabou contre le
mariage de personnes portant le même nom de famille
est très fort (quelle que soit la distance dans la parenté).
On distingue également la notion de communauté
de vie et d’éducation. Avec l’explosion de la cellule
familiale traditionnelle et l’émergence de nouveaux
modèles, des interrogations peuvent ainsi se poser. Par
exemple, on ne peut pas épouser son enfant adopté. Or,
un père peut épouser la fille adoptive de son ancienne
femme. Au regard de la loi psychique de l’interdit de
l’inceste, cela peut être incestueux s’il l’a élevée, tout
en restant parfaitement légal au niveau du code civil.
Les enfants du premier mariage de la mère et du père
ne peuvent avoir aucune consanguinité et avoir été
élevés comme des frères et sœurs. Leur mariage est
incestueux, mais totalement légal au niveau de la loi…
Une loi contextuelle
Le concept d’inceste est donc neutre en lui même. Il
n’est ni bien ni mal, car en effet, sa définition et donc sa
valeur, découlent du contexte de la culture et des lois.
Ce qui est considéré comme un inceste dans une culture
ne le sera pas forcément dans une autre, l’interdit ne
concerne pas toujours les mêmes circuits sexuels.
Cependant c’est lui qui définit les règles de la parenté.
Nul ne peut descendre de ses enfants ! Il y a ceux
qui viennent avant nous et ceux qui viennent après
nous. L’enfant prend donc sa place de fils ou de fille
dans l’ordre descendant de sa généalogie, et les
parents prennent leur place dans l’ordre ascendant.
L’interdit de l’inceste introduit ainsi des repères
temporels, de l’ordre et du sens dans la généalogie…
Mais au delà du contexte de la culture et de la loi,
les frontières de l’inceste dépendent, également des
12
circonstances, car en effet, selon les circonstances, un
même fait peut prendre différentes significations.
Pour prendre un exemple : Faire la toilette intime
de son enfant.
• Si l’enfant a 3 mois, ce geste est considéré
comme un geste de soin qui vient satisfaire un besoin
vital d’hygiène.
• Si l’enfant a 10, 15 ou 20 ans cela a de fortes
chances d’être considéré comme un geste incestueux.
• Mais si l’enfant est handicapé, malade ou
impotent, alors ce geste est de nouveau considéré
comme un geste de soin bienveillant et cela quel que
soit l’âge de l’enfant, de 0 à 99 ans…
Les limites corporelles, affectives, psychologiques
et relationnelles doivent s’ajuster aux besoins de
l’enfant selon les âges de la vie, le contexte et les
circonstances. Ainsi, contrairement à l’interdit du
meurtre, qui représente une limite physique, claire,
nette et palpable, l’interdit de l’inceste représente une
limite beaucoup plus floue, mouvante et fluctuante
qui concerne tout autant la dimension affective et
psychologique que la dimension sexuelle.
L’interdit de l’inceste et l’interdit du meurtre fondent
le cadre de notre culture. C’est eux qui définissent nos
besoins sociaux, nos valeurs communes, nos lois, nos
règles et notre système éducatif…
Le non/nom de la loi
Le rôle des fonctions parentales (parents, familles,
éducateurs) est de satisfaire les besoins vitaux de
l’enfant et lui transmettre les valeurs nécessaires à son
élévation humaine.
13
Pour grandir l’enfant a besoin de limites qui d’une
part vont le contenir, le protéger, le sécuriser, mais
d’autre part vont lui permettre de se séparer, de
s’ouvrir au monde, de s’autonomiser, de
s’émanciper… Et ces limites correspondent à des
besoins vitaux qui s’articulent autour de 3 grands
axes :
• Les besoins corporels et physiologiques
• Les besoins affectifs et relationnels
• Les besoins relationnels et symboliques.
Très curieusement, un des tout premiers besoins à
être satisfait dès les premières heures de notre
naissance est un besoin symbolique ordonné par la loi
qui consiste à donner un nom à l’enfant : Il s’agit de
l’acte civil de reconnaissance.
Nous avons besoin d’un nom pour exister. Sans
nom, sans état civil, un enfant serait sans acte de
naissance, sans appartenance, sans lien social, sans
identité, sans papier. Il ne pourrait grandir que dans la
clandestinité et ne pourrait pas s’humaniser. Sans
nom, un individu ne peut pas exister dans notre
société. Il vivrait dans un sentiment de peur et
d’insécurité permanente à défaut de sombrer dans la
folie. Ainsi, véritable rituel d’intégration du petit
homme dans le monde des humains, l’acte civil de
reconnaissance possède une double fonction :
• La première fonction est une fonction
unificatrice, puisqu’en lui donnant son nom la loi
établit un lien de filiation qui assemble, relie l’enfant
à sa mère, à ses parents, sa famille, sa culture, sa
patrie. L’enfant se retrouve inscrit dans une
communauté, un groupe d’appartenance. C’est la
dimension du « nous », du collectif et du social…
14
• La deuxième fonction est une fonction
séparatrice, puisqu’en lui donnant son nom, la loi
reconnait l’enfant comme un individu a part entière et
le sépare, le différencie de sa mère, de ses parents, de
sa famille. L’enfant se retrouve inscrit dans une
identité propre. C’est la dimension du « moi je », de
l’individualité et de l’intime
Par cette fonction séparatrice, la loi exerce une
coupure créatrice et pose l’interdit d’une relation
fusionnelle et possessive avec l’enfant qui est de ce
fait accueilli et reconnu comme « enfant de la loi ».
En lui donnant son nom, la loi donne à l’enfant une
sorte d’enveloppe symbolique, un vêtement social qui
lui permet d’exister dans le monde des humains.
L’enfant est reconnu comme sujet de la loi, soumis
aux lois. On peut dire alors que son NOM représente
également le NON de la loi, c’est à dire, le sceau,
l’empreinte symbolique des interdits fondamentaux.
Nous pouvons devenir parents en adoptant un
enfant et donc n’avoir aucun lien biologique avec lui.
De la même façon, nous pouvons avoir un enfant
biologique mais ne pas l’avoir reconnu et donc n’avoir
aucune filiation légale avec lui. Un enfant peut avoir
des géniteurs inconnus, il aura toujours des parents ou
plutôt des fonctions parentales : Parents adoptifs,
famille d’accueil, institutions… Lorsque l’enfant n’est
pas reconnu par ses géniteurs et qu’il se retrouve de ce
fait sans nom, c’est l’état (« la mère patrie ») qui le
nomme et le reconnaît. Par ses liens de sangs, l’enfant
est relié de fait à sa filiation biologique, celle de son
père et de sa mère biologique. Mais ce qui institue
l’enfant dans sa filiation sociale, sa généalogie et son
état civil, c’est le droit et non le biologique.
15
De langage et de chair
Notre nom (nom et prénom) est donc le premier
patrimoine qui nous est donné lors de notre naissance.
Tel un vêtement social, il est la forme audible (orale) et
visible (écrite) de notre identité. Il vient nous dire :
« Voilà qui je suis et voilà d’où je viens ! » Car notre
état civil, composé de mots, porte en lui un certain
nombre d’informations étymologiques (origine et
filiation du mot), sémantiques (sens), phoniques
(origine linguistique), identité sexuelle (fille ou
garçon)… Il est une véritable mémoire à lui tout seul !
Notre nom nous raconte l’histoire de nos origines,
celle de nos parents, de notre famille mais aussi celle de
notre culture et de la société dans laquelle nous vivons.
Le prénom est imprégné de l’histoire intime des parents,
de leurs rêves et de leurs projets sur l’enfant, il est
l’expression même de leur désir. Le choix du prénom
est porteur d’une histoire et le résultat de son choix est
déjà le début de l’histoire de l’enfant. D’où vient mon
prénom ? Qui l’a choisi ? Pourquoi ? De quelles
croyances, éventuellement de quel secret, de quelle
blessure, de quelle histoire est-il porteur (dans la famille
mais aussi dans la culture ?) Quelle est son origine
étymologique ? Son sens symbolique ? (De nombreux
livres sont écrits sur la symbolique des prénoms) De
quel son est-il porteur ? De quelle musique ? De quelle
longueur d’onde ? De quelle énergie ?
Notre patronyme est imprégné de notre histoire
collective. Il nous parle de notre appartenance
culturelle et sociale : un nom à particule viendra
immédiatement étiqueter un individu sur sa culture et
son origine sociale. Mais le nom indique aussi
l’origine géographique : patrie ou région. Nous
16
pouvons porter un nom à consonance étrangère, du
sud, du nord ou du centre de la France… Chaque
pays, chaque région a ses caractéristiques, son
histoire, sa culture, ses lois, ses codes, ses rites, ses
mythes, ses blessures collectives…
L’être humain a une forme et un sens qui
dépassent sa seule forme physique et restent parfois
bien mystérieux. Ordonné par la loi, il est mis en
« sens » et en forme dès sa naissance par la parole et
l’écriture. Né de chair et de sang, l’individu se voit
ainsi attribuer un nom (son état civil) qui l’inscrit
dans la dimension symbolique du langage, des lois, de
la mémoire collective…
Avant d’être conçu physiquement, l’enfant est
d’abord conçu mentalement par ses parents (avant et
pendant la grossesse). Parlés, désirés (ou non), rêvés,
imagés, son nom et prénom représentent une sorte de
« forme pensée » qui porte en elle l’histoire qui l’a
créée, celle de ses parents, de sa famille mais aussi
celle de sa culture et du monde dans lequel il évolue.
La mémoire de notre nom/prénom est à la
naissance totalement inconsciente. Elle est reliée à un
inconscient familial et collectif. La mémoire est
intimement liée aux émotions. Si aucune image ne
peut s’associer au souvenir, il ne reste que la chair, le
corps pour se souvenir émotionnellement. La
mémoire de notre nom/prénom est inscrite dans la
mémoire de nos cellules. En le nommant à sa
naissance, l’enfant est à son insu enfermé dans ses
déterminismes familiaux et sociaux.
Le nom/prénom constitue une sorte d’enveloppe
symbolique, constituée d’histoires, de croyances, de
mémoires émotionnelles, reliées à un imaginaire
17
collectif avec lequel l’enfant est totalement fusionné,
identifié au début de sa vie et qu’il lui faut apprendre
à intégrer, à corporaliser en lui-même. Peu à peu, il
acquiert des mots et des images pour nommer et
appréhender son histoire familiale et culturelle qui
prends ainsi sens et matérialité : l’inconscient devient
conscience, la mémoire devient connaissance, la
pensée prend corps à travers l’émergence de la parole
et du langage.
C’est bien souvent au prix d’un travail de quête et
de connaissance de soi que la personne pourra se
libérer, une fois adulte, de ses déterminismes
familiaux et sociaux. Chemin faisant, l’individu prend
sa propre forme et engendre sa propre histoire. C’est
ce que Jung appelle le processus d’individuation.
S’incarner dans le monde des humains, c’est
s’incarner dans un monde symbolique. Nous sommes
des individus appartenant à une société, mais la
société vit également en chacun de nous à travers son
langage, ses normes, ses lois, sa culture. Que nous en
soyons conscients ou non, nous sommes tous soumis,
agis et interagis par des codes, des règles, des
mythes… qui tissent notre identité humaine.
L’individu naît de chair et de sang, mais c’est son
nom (qui porte en lui l’empreinte symbolique des
interdits fondamentaux) qui l’ancre dans sa filiation
humaine et le monde du vivant. Ainsi l’être humain
est triple : Il est constitué de réel (la chair), de
symbolique (le langage) et d’imaginaire (les
représentations, les affects).
18
19
Les frontières de l’intime
La fusion originelle
La construction de l’identité est un processus en
mouvement qui prend sa source dans la fusion.
Fusion du désir entre un homme et une femme, fusion
d’un ovule et d’un spermatozoïde qui devient un œuf
puis un embryon, fusion symbiotique du fœtus dans le
ventre maternel, corps à corps charnel, affectif et
psychologique entre le bébé et sa mère ou la personne
qui tient cette fonction maternante… En tant
qu’individus, nous sommes tous issus de cette relation
symbiotique et fusionnelle à notre mère. Véritable
cocon protecteur, cette fusion est vitale et inévitable
au début de notre existence.
Après les neufs mois de grossesse, le corps
maternel, bien que séparé biologiquement, continue à
œuvrer pour combler tous les besoins de son bébé
afin qu’il ne manque de rien. Le bébé a besoin de
nourritures physiologiques et affectives. Il a besoin
d’être enveloppé de gestes et de mots qui le
contiennent, l’apaisent et le sécurisent. Lui et sa mère
procèdent de la même entité.
20
Paradoxalement, si cette relation est vitale et
protectrice au début de la vie, elle est aussi d’une
extrême violence. En effet le bébé, impuissant et
fragile, est dans la dépendance et la soumission totale à
sa mère. Elle le nourrit : Il vit. Elle ne le nourrit pas : il
meurt… Elle comble ses besoins physiologiques et
affectifs : c’est la béatitude. Elle ne comble pas ses
besoins physiologiques et affectifs : c’est l’horreur. Le
bébé est dans une unité duelle avec sa mère.
Ainsi, à notre naissance, le monde est duel. Il se
répartit en bons objets (ceux qui apportent la
satisfaction des besoins vitaux) et en mauvais objets
(ceux qui frustrent). Ces deux aspects coexistent
difficilement dans un même objet. Nourrisson, nous
voyageons tous entre ces états contradictoires, dans
cette violence archaïque (vie/mort), et ces expériences
contribuent à notre construction psychique.
C’est dans le contact corporel avec sa mère, dans
ce qu’il peut avoir de rassurant face à l’angoisse de
destruction, que le bébé, qui se sent contenu et
enveloppé, peut élaborer des repères sécurisants. Mais
ce contact fusionnel maintient également le bébé dans
l’idée que sa mère est toute puissante et qu’elle a pour
vocation de ne rien lui refuser. Cet état fusionnel,
Jung l’appelle l’identité archaïque en référence à
l’identité chez les hordes primitives. Aldo Naouri le
compare à un inceste sans passage à l’acte, c’est-à-
dire une relation fusionnelle, de dépendance et de
soumission où il ne manque rien2.
2 F.Héritier, B.Cyrulnik, A.Naouri – « De l’inceste » – Poche
Odile Jacob, Mai 2000
21
Cet état n’est ni bon, ni mauvais. Il est vital et
inévitable, mais il n’est pas fait pour durer. Peu à peu,
la fusion originelle par essence chaotique, devra faire
place à « la dé fusion ». Dé fusionner du « nous »
originel pour intégrer la dimension du « Je » et
cheminer vers la relation « Je – Nous » et « Je – Tu »,
c’est-à-dire la relation avec un autre que soi.
Autrement dit, l’enfant sort de la dualité originelle
pour évoluer et intégrer peu à peu sa trinité humaine
faite de chair, d’esprit et d’imaginaire.
Le rôle des fonctions parentales
Avec sa naissance et son inscription dans la loi
humaine, l’enfant se retrouve inscrit dans une
triangulation entre sa mère, qui représente
symboliquement la fonction unificatrice, la fonction
cocon et maternante. Et son père, qui représente
l’altérité, la loi, la fonction séparatrice et créatrice.
La fonction séparatrice est représentée
physiquement par le père, mais c’est une fonction
psychique et symbolique qui peut être incarnée par la
mère et n’importe quel autre être humain. De même
pour la fonction maternante, qui est représentée
physiquement par la mère, mais c’est une fonction
psychique et symbolique qui peut être exercé par le
père ou n’importe quel individu. En tant qu’adulte,
nous sommes tous porteurs de ces deux fonctions, elles
ne sont ni sexuées, ni réduites aux seuls pères et mères,
qui restent cependant les premières figures parentales.
La fonction séparatrice et la fonction maternante
représentent nos deux grandes fonctions parentales,
c’est-à-dire les fonctions cadres qui incarnent les
interdits fondamentaux. Car en tant qu’adultes nous
22
sommes sensés avoir intégré, corporalisé en nous-
mêmes ces interdits.
Les premiers mois de la vie, la fonction maternante
prend soin essentiellement des besoins physiologiques,
de sécurité de l’enfant. Cette étape de la vie, qui se
déroule dans un corps-à-corps fusionnel, est très
importante. Elle joue un rôle unificateur et permet à
l’enfant de conquérir son intégrité corporelle, le
sentiment d’être et la conscience de soi. La fonction
maternante est une fonction tournée vers l’intérieur.
La fonction séparatrice, en créant une faille, une
ouverture dans l’espace clos de la fusion originelle,
permet à l’enfant d’exister et de prendre corps en
dehors du corps maternant et d’accéder peu à peu à
son individualité. Cette fonction séparatrice est
primordiale pour la construction du « sujet », car elle
ouvre l’enfant à sa dimension relationnelle et
créatrice. C’est une fonction tournée vers l’extérieur.
C’est dans l’interaction entre ces deux fonctions
(maternante et séparatrice) que l’enfant construit son
identité et élabore ses frontières intimes. Aussi, le rôle
des fonctions parentales (parents, familles,
éducateurs) est de satisfaire les besoins vitaux de
l’enfant et lui transmettre les valeurs nécessaires à son
élévation humaine.
Le corps du bébé prend forme dans un tissage
entre ses sensations corporelles et ses élaborations
psychiques et émotionnelles. La représentation qu’il
s’en fait au fur et à mesure qu’il grandit dépend de la
façon dont il a été touché, parlé, agit par son milieu.
Ces différents langages, qu’ils soient verbaux ou
gestuels, sont codés et teintés par la culture et le
milieu environnant.
23
C’est en l’enveloppant de gestes (en le berçant, le
lavant, en le nourrissant, en lui apportant les soins
essentiels) et en lui parlant, en le baignant dans la
langue maternelle, en posant des mots sur ses
émotions, sur ses sensations, sur ses images, que la
mère, les parents, la famille, l’environnement,
permettent à l’enfant de sentir et d’incarner les limites
de son corps physiologique, psychologique, affectif et
symbolique.
« Le mot du parent sur le corps du bébé crée une
enveloppe et un lien. C’est comme si le parent fermait
un sac d’émotions avec le lien de la tendresse. Le
bébé se sent contenu, limité, sécurisé »3
Tout comme les gestes qui contiennent, les mots et
le langage sont des enveloppes qui définissent et
structurent l’image du corps, l’image de soi en reliant
le plan de la réalité avec celui de l’imaginaire
(représentations psychiques et émotionnelles). Les
fonctions parentales ont donc un rôle de contenant,
qui permet à l’enfant de tisser progressivement le sens
de sa valeur et de ses valeurs.
Comment aimer sans étouffer, toucher sans abuser,
protéger sans enchaîner, éduquer sans briser, autoriser
sans délaisser, permettre sans abandonner… ? La
question des limites et des frontières se pose tout au
long de l’éducation, voire même tout au long de la vie.
La difficulté c’est qu’elles bougent tout le temps !!…
Car en effet les limites doivent s’ajuster aux besoins de
l’enfant selon les âges de la vie. Un enfant n’a pas les
mêmes besoins et donc les mêmes limites s’il a 3 ans,
3 Suzanne B. Robert Ouvray – Enfant abusé, enfant médusé –
Desclée de Brower – 2001
24
10 ans ou 15 ans. Mais néanmoins, quel que soit son
âge, un enfant a besoin de sécurité, mais aussi de
permission et de liberté. Il a besoin de douceur, mais
aussi de rigueur et de fermeté. Il a besoin de chaleur et
de proximité, mais aussi d’intimité et de distance. Ce
n’est pas les uns ou les autres, mais les uns et les
autres. Ce sont des besoins opposés, qu’éprouvent
aussi ses parents et tous les êtres humains.
“La tendresse est une modalité relationnelle qui
satisfait les besoins psychologiques de respect et de
reconnaissance et les besoins physiologiques d’être
touchés par les mots ou par les gestes. C’est une
nourriture fondamentale qui ouvre l’appétit sur la
nécessité de s’appartenir et de se sentir libre d’exister
tel que l’on est.”4
Un des fondements de la tendresse est l’accueil et
la reconnaissance :
• Accueillir et reconnaître un enfant dans ses
sensations et ses émotions, lui permet de s’accueillir
et se reconnaître lui-même dans sa corporalité et lui
permet de faire progressivement l’apprentissage de
ses besoins vitaux, de gérer ses propres limites et
ressources.
Le rôle de nos sensations et nos émotions :
Nos sensations physiques ont un rôle primordial
dans la construction et l’intégration de nos limites
d’être humain. Elles sont, en quelque sorte, des
messagers qui nous avertissent d’un manque, d’un
besoin qui doit être satisfait. Lorsque le nourrisson
4 Suzanne Robert Ouvray. Op. cite
25
éprouve une sensation de faim, il émet des pleurs
pour que son besoin de nourriture soit assouvi. Si ce
besoin de nourriture n’est pas contenté, le nourrisson
risque la mort. Tous nos besoins physiologiques de
base doivent être comblés rapidement. Air, eau,
sécurité… Une sensation physiologique est donc là
pour nous alerter d’un manque et nous permettre de
poser l’action adéquate pour que ce manque soit
satisfait. Lorsque nous sommes enfant, ce sont nos
parents ou nos tuteurs qui sont chargés de le faire ;
une fois devenus adultes, c’est nous-mêmes.
Une sensation est éphémère. Elle apparaît pour
nous délivrer un message de manque et disparaît
normalement lorsque le manque est satisfait. Si le
besoin n’est pas satisfait ou satisfait que partiellement
(par exemple malnutrition, insuffisance d’eau ou eau
impropre à la consommation, air pollué, intégrité
corporelle non respectée…), alors la sensation
physiologique s’installe dans la durée jusqu’à ce que
le corps émette des symptômes, tombe malade et que
mort s’en suive si rien n’est fait. La qualité des
nutriments de base est donc essentielle mais c’est à
partir de la façon dont ces nutriments de base vont
être administrés que l’enfant développe une vie
émotionnelle, des représentations mentales, des
systèmes de croyances.
Nos émotions sont également des repères internes.
Elles s’élaborent dans l’expérience que l’enfant fait
du réel et du monde. De ce fait, elles restent très
subjectives et propres à chaque individu. En effet à
partir d’une même expérience, chaque individu peut
ressentir des émotions et élaborer des systèmes de
croyances, très différents voire opposés. Les émotions
sont à notre corps affectif et psychologique, ce que les
26
sensations sont à notre corps
physiologique. Cependant, nos émotions nous
avertissent d’autres types de besoins à satisfaire : nos
besoins affectifs, psychologiques, relationnels et
symboliques.
Par exemple, la colère nous informe que notre
territoire intime est transgressé et que nous avons un
besoin de changement et d’affirmation de nos
frontières personnelles. La tristesse, nous informe d’un
besoin de reconnaissance et de réconfort. La peur, nous
parle d’un besoin de repère, de sécurité affective et
psychologique… Tout comme nos sensations, nos
émotions sont éphémères, car elles disparaissent dès
que les besoins sont satisfaits, et se transforment alors
en sentiments de plénitude, de sérénité, d’intégrité…
Savoir les repérer lorsqu’elles apparaissent, les
nommer, permet de poser l’acte cohérent pour assouvir
le besoin vital qui y est associé.
Les émotions ont donc un rôle capital dans
l’élaboration de nos limites humaines mais également
dans l’intégration de notre propre valeur. C’est parce
que l’enfant développe son intelligence émotionnelle,
qu’il peut discerner son état émotionnel de celui de
son parent et qu’il peut s’individualiser (se séparer
émotionnellement et affectivement de son parent).
C’est également grâce à cette intelligence
émotionnelle qu’il peut développer la confiance en
lui, développer ses capacités à s’affirmer et à entrer
en relation de façon sereine et créative.
• Accueillir et reconnaître un enfant dans sa
parole, ses pensées propres et son imaginaire lui
permet de développer sa confiance en lui, sa
créativité, sa capacité d’apprendre, son autonomie…
27
Comme tout être humain, l’enfant a besoin de se
dire et d’être entendu. Le confirmer dans ce qu’il dit
ou pense lui permet de se sentir exister dans ses
différences, et pris au sérieux dans ses propres mots,
sa propre parole. C’est par l’efficacité de sa parole
que l’enfant apprend sa valeur et la valeur des
échanges symboliques. C’est ainsi qu’il peut entrer en
toute confiance dans l’échange, le dialogue, la
communication et qu’il peut prendre le risque de
s’affirmer dans ce qu’il pense et dans sa propre
créativité.
C’est parce que l’enfant se sent accueilli et valorisé
dans ses pensées propres, dans ses ressentis, dans son
imaginaire qu’il peut élaborer des repères internes
stables, cohérents et sécurisants. Ces repères que
l’enfant tisse jour après jour, lui servent en quelque
sorte de tuteurs intérieurs, de bases sur lesquelles il
peut s’appuyer pour aller vers les autres et le monde
extérieur. S’il se sent encouragé, il développe ses
capacités d’apprentissage, sa créativité, ses capacités
à s’affirmer et à communiquer avec les autres. Il
élabore ainsi peu à peu de l’estime et de la confiance
en lui et développe son autonomie physique,
psychologique et affective… C’est dans ce
mouvement, ce va et vient incessant entre le dedans et
le dehors, que l’enfant se « tricote » avec son
environnement en articulant ses repères internes avec
la réalité et du monde extérieur.
C’est ainsi que le bébé, pour advenir dans la
conscience de lui-même, son autonomie et ses
différences, traverse une succession de séparations :
• Biologique d’abord, avec notre naissance nous
coupons avec la sphère biologique de notre mère.
28
• Physique ensuite, puisque la relation de corps à
corps qui existe les premiers mois de la vie s’estompe
progressivement. Vers neuf mois le bébé commence à
intégrer que lui et sa mère ne sont pas la même
personne. Vers trois ans il sait dire « je ». Vers cinq/six
ans l’enfant est capable d’autonomie physique et se
débrouille seul dans les actes courants de la vie
quotidienne. S’habiller, se laver, se brosser les dents,
ranger sa chambre, faire son petit déjeuner… À cet âge-
là, parfois avant, une pudeur naturelle vient s’installer.
L’enfant a besoin de se voiler physiquement. Même s’il
a toujours besoin de câlins, une distance physique
s’instaure. Il commence à avoir des petits secrets.
• Psychologique et affective, avec la crise
d’adolescence qui vient marquer cette grande rupture.
Mais ce n’est pas fini. Les séparations psychiques et
affectives accompagnent notre processus
d’individuation, et elles peuvent être présentes à
travers différentes situations ou cycles de vie, et selon
les individus : la majorité, le premier amour, le premier
travail, le premier enfant, une maladie grave…
• Symbolique enfin, quand l’être humain quitte ses
déterminismes familiaux et sociaux pour aller vers son
autoréalisation et le sens de sa propre vie. À ce niveau
de différenciation l’être a atteint son unicité autonome et
indivisible qui lui donne l’ouverture à l’autre, distinct de
soi, le recentrage et la juste relation au monde. L’être
naît alors à son humanité pleine et entière, dans une
relation unifiée et unifiante au monde.
La première partie de son existence, l’être humain
subit les limites et les valeurs de son environnement.
Celles de ses parents, de sa famille, de sa culture. Il n’a
pas le choix et c’est normal. En ce sens, nous sommes
tous soumis et « victimes » de notre éducation
29
L’objectif de l’éducation n’est-il pas, justement, de
permettre à l’enfant, puis à l’adulte qu’il deviendra, de
sortir de cet état de dépendance et de soumission pour
naître à son humanité pleine et entière, dans une
relation unifiée et unifiante au monde. C’est bien
souvent au prix d’un travail de quête et de
connaissance de soi que la personne pourra se libérer,
une fois adulte, de ses déterminismes familiaux et
sociaux et engendrer sa propre histoire.
« Je ne suis pas responsable de ce que mes parents
ont fait de moi, mais je suis responsable de ce que je
fais de ce que mes parents ont fait de moi », disait
Sartre. Le processus d’individuation arrive à son
terme lorsque l’individu accepte d’intégrer ses
propres limites et valeurs en se libérant de celles qui
lui ont été inculquées.
À ce niveau de différenciation, l’individu quitte ses
déterminismes familiaux et sociaux pour aller vers son
autoréalisation et le sens de sa propre vie. Ce faisant, il
incorpore sa fonction maternante et sa fonction
séparatrice pour devenir son propre contenant, c’est-
à-dire un père et une mère pour lui-même.
L’élaboration de l’intimité
L’enfant, comme tout être humain a besoin
d’espaces intimes. Espace physique, affectif,
psychique et temporel où il n’a de compte à rendre à
personne. Nous avons besoin d’avoir des jardins
secrets, un territoire intime et privé… Ces espaces
s’élaborent de manière très différentes selon le milieu
familial, le contexte socio-économique, socioculturel
et socio-historique et en fonction de la façon dont
30
chacun des parents aura intégré et démarqué son
propre territoire intime et notamment les frontières
entre couple conjugal et couple parental.
Le couple conjugal est du domaine de l’intime. La
relation affective et amoureuse entre les parents ou
entre le parent et son nouveau compagnon ne concerne
pas l’enfant. Si la mère, par exemple, ne différencie
pas son rôle et sa relation de mère avec son enfant
d’avec son rôle et sa relation de femme avec son mari
ou son homme, alors les espaces physiques,
psychiques et émotionnels ne seront pas différenciés
non plus. C’est ainsi que l’enfant peut se retrouver
emmêlé dans les histoires intimes du couple conjugal,
voire utilisé et manipulé lorsque le couple va mal.
C’est parce que le père est aussi l’homme de la
mère qu’il exerce, en s’affirmant dans son besoin de
vie affective et sexuelle vis-à-vis de sa femme, une
coupure créatrice dans la relation fusionnelle
mère/enfant. C’est ainsi que le père agit en tiers
séparateur et, ce faisant, pose l’interdit de l’inceste et
les frontières entre couple conjugal et couple parental.
Tous les couples connaissent ce moment difficile
après la naissance de leur enfant, où la femme
accaparée par sa progéniture et le deuil parfois
difficile de son ventre vide, oublie ou refuse l’intimité
avec son compagnon. Il y a un temps nécessaire de
réajustement et d’ouverture à ce nouveau couple qui
naît avec l’enfant, le couple parental. Il y a un
équilibre à trouver entre couple conjugal et couple
parental, afin d’élaborer de nouveaux espaces
physiques, affectifs et psychiques. À défaut le couple
s’emmêle, la famille s’emmêle…
31
Combien d’hommes qui, se sentant rejetés par leur
femme (mère de leur enfant) ou n’ayant pas intégré
leur propre fonction séparatrice démissionnent de
cette fonction paternelle ? Combien de femmes qui,
ne se sentant plus désirées ou désirables par leur
homme ou n’ayant pas intégré leur propre fonction
séparatrice, s’investissent trop dans leur rôle de mère
au détriment de leur vie affective de femme ?
Le rôle de la fonction séparatrice (fonction père et
mère qui demande rigueur et fermeté) est de venir
mettre une limite à la fonction maternante (fonction
papa et maman qui demande douceur et générosité) et
ainsi de séparer les espaces physiques,
psychologiques et affectifs. C’est dans l’interaction
entre ces deux fonctions parentales que l’enfant
élabore progressivement la notion d’intimité. Entre
parents et enfants, il y a donc des savoirs interdits, des
amours interdits, des territoires interdits… Tous les
désirs ne sont pas réalisables et cela est valable aussi
bien pour l’enfant que pour le parent !
Mais qu’est-ce qu’un désir ? Quelle est la
différence entre un désir et un besoin ? Il existe
aujourd’hui dans notre culture une immense
confusion entre la notion de besoin et celle de désir.
Pourtant ce discernement est fondamental pour qui
veut comprendre et intégrer la loi de l’interdit de
l’inceste et la limite de la fonction parentale. Quelle
est donc la différence ?
• Un besoin est vital. Il est commun à l’ensemble
des êtres humains et il doit être satisfait.
• Un désir, lui, est insatiable. À peine satisfait, sa
consommation fait ressurgir le désir intact. Il
appartient à l’intime de la personne et ne demande
pas nécessairement à être satisfait.
32
Nous sommes des êtres de besoin, mais nous
sommes également des êtres de désir.
• Nos besoins sont reliés à nos limites (qui sont nos
contraintes pour exister).
• Nos désirs, eux, sont reliés à nos ressources et à
notre puissance créatrice (dont fait partie l’énergie
sexuelle).
Nos besoins vitaux :
Abraham Maslow a classé les besoins de l’être
humain dans un ordre hiérarchique correspondant au
caractère vital de chaque niveau, ceci sous forme
d’une « pyramide des besoins » :
En bas de la pyramide, les besoins les plus vitaux
sont les besoins physiologiques (air, eau, lumière,
nourriture, toucher…), qui sont nos contraintes
biologiques. Ensuite les besoins de protection, de
sécurité affective et matérielle, puis les besoins
d’appartenance et de reconnaissance (communication,
liens, échange, intimité…) Enfin le besoin de sens et
d’autoréalisation qui correspond à notre dimension
symbolique et spirituelle.
33
Même si leurs délais de satisfaction peuvent se
permettre d’être un peu plus longs que nos besoins
physiologiques de base, leur non-satisfaction entraîne
des symptômes plus ou moins graves (selon les âges
de la vie où elles surviennent) : carences affectives
graves, blessures narcissiques, trouble de la
personnalité, clivage, maladies, dépression, pour aller
parfois vers une mort psychique, la folie, le suicide.
Si nous n’avons pas d’air pour respirer, nous
n’aurons pas le temps de nous poser la question de la
reconnaissance. Si nous n’avons pas de nourriture
pour subsister et d’habitat pour nous protéger, nous
ne nous soucierons peut-être pas de notre besoin de
sens. Mais si nous ne nous sentons pas aimé, reconnu,
et si notre vie n’a plus de sens, nous n’aurons peut-
être plus envie de nous nourrir ou de respirer.
Les parents ont la responsabilité de satisfaire
les besoins vitaux de leurs enfants (besoin
corporels, affectifs, psychologiques, relationnels,
symboliques), mais ils n’ont pas à satisfaire leurs
désirs (qui appartiennent à l’intimité de l’enfant).
Cependant, l’enfant a besoin de se sentir accueilli,
encouragé et responsabilisé au niveau de ses propres
désirs. C’est cette règle fondamentale, qui, lorsqu’elle
est appliquée au sein de l’éducation, permet à l’enfant
de s’autonomiser sur le plan de ses désirs et donc de
son intimité, de son individualité et lui permet de
développer de l’estime et de la confiance en soi…
C’est extrêmement valorisant de satisfaire un désir à
la sueur de son front. L’enfant fait ainsi l’expérience
de ses propres ressources, de sa puissance créatrice et
c’est ainsi qu’il se détache peu à peu de ses parents…
34
Pour donner un exemple, je me souviens du jour
ou ma fille de 11 ans m’a demandé s’il elle pouvait
inviter des amies pour fêter Halloween. Bien sûr ! lui
ai-je répondu. Cependant, elle exigeait que j’achète
une série de gadgets et guirlandes hors de prix pour
décorer la maison, ce à quoi j’ai répondu non. J’ai eu
droit à une véritable crise avec à la clé du chantage :
« j’annule tout et c’est de ta faute ! ». Mais je n’ai pas
cédé, tout en lui donnant des pistes pour décorer la
maison avec les moyens du bord. Alors finalement,
après s’être calmée, elle est partie fouiller dans ses
fonds de placard et en a sortit du papier de toute sorte
avec lequel, elle a fabriqué les guirlandes et dessiné
les décors qu’elle souhaitait. Non seulement elle avait
su trouver les ressorts qui lui ont permis de réaliser
son désir, mais en plus elle avait renforcé son estime
d’elle-même. Elle était radieuse et a passé une
excellente soirée d’Halloween avec en prime les
compliments de ses amies !
Ce n’est pas toujours facile ou évident pour le
parent de dire « non » à son enfant, et cela pour
différentes raisons liées à son histoire passée et
présente. Cependant, il s’agit aussi de repérer ce à
quoi nous disons « oui » et les valeurs fondatrices que
nous transmettons ainsi.
Les enfants n’ont pas à satisfaire ni les besoins,
ni les désirs de leurs parents !… Ainsi, la limite
entre besoin et désir vient clairement définir les
limites de l’intimité entre le parent et son enfant,
entre soi et l’autre…
La limite entre le sacré et le profane, entre l’intime
et le social, entre soi et l’autre vont donc se construire
en fonction des besoins et des valeurs qui auront été
35
nourris. C’est-à-dire en fonction des repères, des
règles, des limites que nous aurons posés nos
fonctions parentales (parents, famille, éducateur…),
Mais si les repères n’existent pas, si les règles sont
floues, incohérentes, si les limites sont impossibles,
c’est-à-dire trop rigides au point d’être étouffantes ou
cassantes, alors l’enfant ne peut pas se séparer, il ne
peut pas se différencier et accéder à son
individualité… L’enfant reste comme « collé »,
englué au désir de ses parents, à leurs besoins, à leurs
rêves, à leurs projets sur lui…
Le processus qui se met à l’œuvre est extrêmement
subtil et insidieux, et je propose d’en repérer trois
étapes :
• L’inceste affectif
• L’inceste psychologique
• Les passages à l’acte
L’inceste affectif ou emprise affective
L’inceste affectif est un système d’éducation qui
consiste à faire croire à l’enfant que pour être aimé, il
doit satisfaire les exigences, les besoins, les désirs, les
rêves de ses parents ou de ses tuteurs. L’enfant est
contraint à un chantage affectif permanent dans lequel
il serait « aimé » non pas pour ce qu’il est, mais pour
ce qu’il fait. C’est l’amour conditionnel. Pour donner
quelques exemples :
• « Ce n’est pas bien d’être en colère, tu es un
vilain garçon, arrête tout de suite sinon maman ne
t’aime plus !
36
• Si tu prêtes ton jouet, tu es un amour, sinon tu es
une méchante fille et une égoïste… maman ne t’aime
plus !
• Plus tard, tu seras instituteur, comme moi, sinon
tu n’es plus mon fils !
• Arrête de pleurer, mauviette, c’est nul,
t’arriveras jamais à rien dans la vie et papa a
horreur des mauviettes !
• Ah, heureusement que tu es là, ma fille, mon
amour, sinon je mourrais !… »
Dans son histoire, Mary raconte combien le
chantage affectif était subtil et insidieux : « Après
avoir obtenu un droit de visite, ma mère est
réapparue au bout d’une année d’absence. Mais cela
venait tout compliquer. Mon père nous faisait “bien
payer” les week-ends passés avec elle. Certainement
voulait-il que nous prenions nous-mêmes la décision
de ne plus y aller ! Pour tempérer, nous passions
notre temps à faire croire à l’un que l’on détestait
l’autre. Pris en otages entre leurs règlements de
comptes, leur violence et leur chantage, notre
quotidien ressemblait à la guerre et la survivance.
Toujours livrés à nous-mêmes, c’est entre nous, frères
et sœurs, que l’on s’entretuait. Je m’évertuais à me
sacrifier, à aider mon père dans les tâches
quotidiennes, à combler ses absences, ses
mensonges… Son chantage subtil et pervers à la
DDASS… »
L’enfant, dont le besoin fondamental est d’être
reconnu, valorisé, accueilli et contenu par ses parents,
se retrouve alors dans une position où c’est lui qui
doit reconnaître, valoriser, contenir ses parents et :
• Combler leurs besoins affectifs et psychologiques ;
37
• Satisfaire leurs exigences, leurs désirs, leurs
rêves… ;
• Prendre en charge leurs émotions, leurs blessures,
leurs manques.
La seule réalité possible est ce que ressentent et
pensent les adultes qui l’entourent. Les besoins de
l’enfant sont niés au profit de ceux de ses parents.
Basé sur la séduction et la manipulation affective, ce
mode relationnel finit par créer une inversion des
rôles et des places. L’enfant n’est plus dans sa place
d’enfant et se voit attribuer, en quelque sorte, le rôle
de parent de ses parents et, il se sent responsable
voire coupable de leur état émotionnel, de leurs
ressentis, de leur malheur ou de leur bonheur.
L’inceste psychologique ou emprise psychologique
L’inceste psychologique est intimement lié à
l’inceste affectif. Il en est la suite logique. L’enfant ne
peut pas intégrer ni psychiquement, ni
émotionnellement ce qu’il vit, car les mots posés sur
le réel n’existent pas ou ne sont pas les bons.
L’histoire qui se raconte n’est pas en lien avec la
réalité de ce qui est vécu au niveau des images, des
sensations, des émotions.
• « Tu es vraiment nul » alors que c’est le père qui
est déçu ou en colère.
• « Tu es un vilain garçon, je ne t’aime plus ! »
alors que c’est la mère qui est en colère.
• « Tu n’es qu’une poule mouillée » alors que
l’enfant a peur et qu’il a besoin d’être sécurisé.
• « Tu es vraiment gentille » dit un père à sa fille
de 12 ans, en lui glissant de l’argent dans la poche
pour lui toucher les seins !
38
• « C’est de ta faute, si je te frappe, c’est toi qui me
fais sortir de mes gonds » !…
• Ou encore aucun mot alors qu’il subit ou qu’il est
témoin d’une scène de violence physique ou sexuelle.
Sarah raconte : « Lorsque je repense à mon
enfance, rien de visible à priori ne vient troubler
l’ordre familial. Impossible de faire des liens entre
mon état de malaise profond et cette enfance lisse et
sans histoire. Je n’ai jamais manqué de rien au
niveau matériel, mais j’étais brimée et humiliée. Je ne
recevais aucun amour. Sans histoire ou peut-être trop
d’histoire ? Enfermée dans le silence d’une famille où
l’on ne parlait pas, emmurée dans un secret que nul
ne pouvait trahir, j’ai le sentiment que mon existence
et celle de mes frères et sœurs n’avait qu’un seul
alibi : cacher la maladie mentale de mon père. Dans
le déni total de cette réalité, ma mère refusait toutes
relations avec l’extérieur. Mes parents n’avaient pas
d’amis. Les seules relations autorisées à entrer à
l’intérieur de la maison étaient familiales. J’ai vécu
toute mon enfance cloîtrée, ne pouvant pas être avec
les autres sans briser le pacte avec mes parents : Tu
nous as, tu n’as besoin de personne d’autre ! »
Mary raconte : « Lorsque ma mère est partie, mon
père était très triste, mais il ne le disait pas, il disait
plutôt : Vous être vraiment fatigants, insupportables,
allez dans votre chambre ! Et puis il nous disait que ma
mère nous avait abandonnés, mais en fait c’était lui
qu’elle avait quitté et pour se venger il l’empêchait de
nous voir et de nous parler. Alors puisque nous étions
fatigants et insupportables, on avait fini par croire que
notre mère était partie à cause de nous et que peut-être
lui aussi, un jour, il ne rentrerait pas à la maison ! Nous
39
vivions dans le mensonge, la peur et le chantage
permanent, mais on ne pouvait pas se plaindre, car… »
Le décalage entre la réalité des faits (ce qui est
vécu au niveau des émotions, des sensations, des
images) et les paroles, les mots posés sur cette réalité,
est tel qu’il se produit une sorte de « ligotement
psychologique » : L’enfant est maltraité, mais il ne
peut pas le savoir, il ne peut pas le penser, il ne peut
donc ni l’exprimer, ni en parler.
Ne faisant plus le lien avec le réel, les mots et le
langage deviennent incohérents et confusionnels et
empêchent l’enfant d’identifier ce qui lui arrive
vraiment. Enfermé dans une représentation
mensongère de lui-même et de la réalité qu’il vit,
l’enfant se construit dans une totale confusion
psychique et affective et se retrouve incapable de
discerner le mensonge et la vérité, le réel et
l’imaginaire, le bien et le mal…
L’enfant, puis l’adulte qu’il deviendra, sera
éventuellement capable de raconter des faits sans y
mettre une quelconque valeur ou une valeur qui n’est
pas la bonne. « C’est ma faute. Je suis responsable. Je
suis coupable. Je suis nul ! »… N’ayant même pas la
conscience qu’un enfant, par définition, ne peut pas
être responsable de son parent. Ou encore, il pourra
raconter des faits où de toute évidence il a été
maltraité, sans intégrer qu’il s’agit de maltraitance.
Ainsi, l’inceste affectif et psychologique et l’emprise
qu’il génère, structure l’enfant dans la confusion
mentale et la dépendance affective.
C’est parce que l’enfant développe son intelligence
émotionnelle, qu’il peut discerner son état émotionnel
de celui de son parent et qu’il peut s’individualiser,
40
s’autonomiser. Mais si la réalité interne de l’enfant
n’est pas prise en compte, si ses pensées ne sont pas
prises en considération, si ses émotions sont niées, mal
nommées, alors l’enfant ne pourra s’individualiser. Il
sera dans l’impossibilité de se fier à ses pensées
propres, à son ressenti, à son imaginaire. Il ne pourra
donc pas élaborer de l’estime et de la confiance en soi,
le sens de ses valeurs et de sa propre valeur… Il
devient alors comme une coquille vide.
Lorsque les besoins affectifs et psychologiques de
l’enfant sont niés au profit de ceux de ses tuteurs,
c’est comme si le monde fonctionnait à l’envers et
que l’enfant se construisait également à l’envers, dans
une sorte d’inversion psychologique où il se structure
dans le mensonge, la honte, la culpabilité, la peur et la
soumission :
• Honte parce qu’il se croit sans valeur.
• Coupable parce qu’il est à proprement dit coupé
de la réalité de son corps et de ses besoins vitaux.
• Peur, parce qu’il ne peut pas élaborer de repères
internes stables, cohérents et sécurisants.
• Et soumission, parce que sans repère internes, il
ne peut pas développer son discernement et son
autonomie affective
Les passages à l’acte
Puisque nous incarnons notre corps à travers tous
nos sens, la transgression de ses frontières intimes et
sacrées peut se faire par tous les sens et dans tous les
sens : la vue, le toucher, l’ouïe et la parole, la
bouche… Le viol de l’intime se fait en transgressant
le territoire de l’enfant, mais également en laissant ou
41
en obligeant l’enfant à entrer dans le territoire intime
et privé de l’adulte.
Les interactions physiques, sexuelles, verbales,
visuelles ou psychologiques sont parfois très difficiles à
reconnaître. Elles s’insinuent de façon tellement subtile
que la victime une fois devenue adulte se demande
toujours si elle en a été l’objet ou si elle n’a été que le
jouet de son imagination trop fertile. Ce sont les effets
pervers de l’emprise affective et psychologique.
Le toucher :
• Toucher (pour ne pas dire caresser) ou obliger
l’enfant à toucher des zones intimes ou sexuelles…
• Les sévices et châtiments corporels, dont font
partie les claques et les fessées communément
admises dans l’éducation, sont des actes de violences
qui font exploser les limites corporelles de l’enfant.
Ils s’accompagnent d’une emprise affective et
psychologique telle que je la décris, avec tous les
symptômes qui l’accompagnent.
La vue :
• Être témoin de scènes de violences (physique ou
psychologique) en direct, par films ou revues
interposés. Voir un frère, une sœur se faire frapper ou
maltraiter quotidiennement, voir ses parents se battre…
• Être témoin de scènes sexuelles,
pornographiques, érotiques en direct, par films ou
revues interposées…
• Être regardé de façon érotique ou désirable
sexuellement. Combien de femmes gardent le souvenir
de ce regard pervers sur leur corps de petite fille, qui
leur colle à la peau bien souvent jusqu’à la fin de leur
42
vie, sans bien savoir si cela était le fruit de leur
imagination ou la projection de leur propre fantasme !
L’ouïe et la parole :
• Etre parlé et défini comme un être sexualisé :
parents et adultes qui sexualisent les comportements
affectifs de l’enfant : « Regardez-moi cette petite
aguicheuse ! » Alors que la fillette n’a que 6 ans… Ou
encore être habillé de façon érotique, sensuelle ou
sexuelle, c’est-à-dire avec des vêtements non adaptés à
l’âge de l’enfant (string, décolleté, chaussures à talons,
voire parfois maquillage, ou teinture de cheveux alors
que l’enfant n’a que 9 ou 10 ans, par exemple…)
• Être le témoin ou le confident de l’intimité
parentale, de leurs amours, de leur sexualité… Parents
et enfants sont « copains », la barrière des générations
n’existe pas et le parent devient le confident de l’enfant
et vice versa. Un père qui prend sa fille comme
confidente enchaîne son cœur et l’entraîne dans une
emprise affective, même si la jeune fille peut se croire
honorée et fière de la confiance que son père lui fait.
De même une mère qui parle de son fils comme de
« son homme » ou de « son petit mari ».
• Le couple conjugal est du domaine de l’intime.
La relation affective et amoureuse entre les parents ou
entre le parent et son compagnon ne concerne pas
l’enfant. Si la mère, par exemple, ne différencie pas
son rôle et sa relation de mère avec son enfant d’avec
son rôle et sa relation de femme avec son mari ou son
homme, alors les espaces physiques, psychiques et
émotionnels ne seront pas différenciés. Ainsi l’enfant
se retrouve emmêlé dans les histoires intimes du
couple conjugal, voire utilisé et manipulé lorsque le
couple va mal. Comme c’est le cas par exemple dans
43
une situation de divorce ou de séparation où l’un des
parents dresse son enfant contre l’autre parent.
(Syndrome d’aliénation parentale.)
La bouche :
• La bouche est un orifice intime qui sert à
embrasser sur une autre bouche (on embrasse son
amoureux(se) sur la bouche, pas les membres de sa
famille) ou d’autre zone intime ou sexuelle. C’est
aussi un orifice qui peut se faire pénétrer.
Le sexe :
• La forme sexuelle et génitale, la pénétration
anale, buccale ou vaginale, par le sexe, les doigts, la
langue ou des objets est la forme ultime de l’inceste.
À la manière d’une araignée qui tisse une toile
affective et psychologique, le processus incestueux
amène l’enfant à subir les divers passages à l’acte sans
avoir à se débattre et parfois même avec son
consentement. Anesthésié émotionnellement, ligoté
psychologiquement, il est une proie facile. Englué dans
la confusion, il a très peu de moyen de dire non. Dire
non consisterait déjà à repérer que ce qu’il vit n’est pas
normal. En admettant qu’il puisse le faire, cela le
mettrait encore en péril. Dans son lien affectif de « toute
dépendance », s’opposer à son agresseur serait le mettre
en danger lui-même dans sa propre survie. Car dans
l’esprit de l’enfant c’est cela qui est en jeu : sa survie.
L’inceste concerne tous les milieux sociaux. Les
filles comme les garçons, les hommes comme les
femmes. Vivre la forme ultime et sexuelle de
l’inceste, implique d’en vivre la forme affective et
psychologique. Mais un enfant peut vivre un inceste
44
affectif et psychologique sans passage à l’acte
clairement apparent. C’est-à-dire vivre un inceste,
sans jamais le savoir !
Les différents types de traumas
Si nous ne pouvons pas réduire l’inceste à une
agression génitale, cela implique d’envisager l’inceste
comme un processus dans lequel nous pouvons
distinguer deux types de trauma.
• Un trauma subtil et insidieux, lié au système
d’éducation et à l’emprise mis en œuvre, qui reflète la
forme « invisible » de l’inceste.
• Un trauma choc qui lui est lié au passage à l’acte
et donc à la forme visible de l’inceste.
Le processus incestueux est un trauma insidieux
qui développe d’abord et avant tout un sentiment
paradoxal d’impuissance et de toute puissance. Le
sentiment d’impuissance est lié aux vécus de peur,
d’insécurité, de dévalorisation de soi… Le sentiment
de toute puissante est lié aux vécus de culpabilité et
de responsabilité de la situation et des faits : « Je suis
responsable et coupable de ce que l’autre pense,
ressent, dit, fait… » Plus généralement on retrouve les
symptômes de bases suivants :
• Trouble de l’estime et de la confiance en soi.
• Confusion mentale
• Dévalorisation des émotions, sentiments et
pensées propres. Manque de confiance en soi.
• Soumission, dépendance affective et addictions
diverses
• Dissociation émotion/pensée.
• Honte, culpabilité…
45
• Insécurité, peur : peur de l’agression, de la
trahison, peur du jugement, de ne pas être aimé, peur
du rejet… peur de l’autre
• Cloisonnement, repli sur soi ou, au contraire,
exubérance, errance…
• Déni de la réalité et de l’agression
• Inversion psychologique
• Identification à l’agresseur : dans une impossible
séparation, la victime est ligotée à son agresseur. Lui
et elle sont devenus la même « chose ».
Le trauma choc lié au passage à l’acte, à sa
forme, au degré d’agression, à sa fréquence, sa durée,
va accentuer les premiers symptômes, honte,
culpabilité, peur, dissociation émotion/pensée et en
développer d’autres, clivage (coupure de la
personnalité), occultation, sentiment d’irréalité pour
aller parfois vers la psychose et le suicide…
Les somatisations corporelles ou le langage du
corps : Plus le degré d’agression est violent (en
amplitude, durée et répétition dans le temps) plus
l’enfant risque d’entrer dans des processus
d’occultation et de dissociation. Plus l’enfant est
jeune, moins il peut intégrer psychiquement ce qui lui
arrive physiquement. Par exemple, il intègre
profondément dans la mémoire de son corps :
ressentir égal mourir, plaisir égal douleur et honte,
être touché égal danger, exister égal souffrir… Le
corps, seul repère de la vie biologique, devient alors
le lieu de confrontation avec le réel, en ouvrant sur le
langage des maux. Il ne reste que la chair pour savoir,
parler et se souvenir… Lorsque le langage des mots
n’existe pas, est insensé ou incohérent, alors le corps
se met à parler avec son langage, ses maux de sang,
ses symptômes, ses maladies (mal à dire).
46
« Qu’est-ce qu’un homme ? C’est un être qui se
souvient » écrit Mary Balmary. La littérature n’est
faite que de mémoire, véritable ressort de création.
Rester vivant, c’est se souvenir, témoigner encore et
encore par le langage du corps. Paradoxe ultime, les
maux du corps restent le seul lien avec le réel et la
seule stratégie que le corps trouve pour résister,
témoigner et ne pas sombrer dans la folie ou la mort.
Ils disent inlassablement ce qu’il est interdit de dire,
ils sont le signe que le sujet reste vivant et qu’il fait
toujours parti du monde des humains. Car c’est cela
qui est en jeu : son humanisation.
La promesse des mères
La relation éducative n’est pas seulement une
histoire d’amour. L’amour n’est pas tout puissant,
l’amour ne donne pas tous les droits ! Je dirais même
que plus il est mis en avant, plus il cache du sable
mouvant.
L’enfant peut être désaimé et maltraité ou au
contraire aimé, adulé et complètement étouffé, le
processus incestueux existe dans les deux cas. Sous
valorisé ou sur valorisé, les effets se rejoignent dans
les extrêmes. Trop de limites ou pas assez de limites
donnent le même résultat.
Ce n’est pas parce que l’on a été maltraité dans
l’enfance, que l’on maltraitera ses propres enfants. Le
passage à l’acte, la forme visible de la maltraitance ne
se répète pas forcément, mais l’inceste affectif et
psychologique, c’est-à-dire la forme plus insidieuse et
invisible qui structure le style affectif et relationnel,
se répète très facilement. Car par peur et culpabilité
de reproduire l’histoire, le risque est de surinvestir ce
47
qui nous a manqué et de passer d’un extrême à l’autre
et finalement obtenir le même résultat.
Mary raconte : « Lorsque ma fille est née, elle est
venue réveiller la petite fille blessée en moi. Mais ça,
j’ai mis du temps à le comprendre. Moi, tout ce que je
savais, c’est que j’étais terrorisée par l’idée qu’elle
vive les mêmes choses que moi. Alors je suis devenue
hyper protectrice et je cherchais à tout contrôler.
Mais en fait, je ne la protégeais absolument pas et
bien au contraire. Je l’enfermais dans mes peurs et
lui faisais porter mes blessures d’enfants. »…
J’aime comparer l’inceste à la symbolique
de la lune : Tout comme la lune qui n’est jamais à la
même place et n’a jamais la même forme, l’inceste
peut prendre différents visages, tout comme la lune
l’inceste à une face visible et une face invisible, tout
comme la lune, l’inceste inspire l’effroi, les mystères
de la nuit et de la mort, mais la lune est aussi le
symbole de la fusion, de la mère, de la fonction
maternante…
Le père, dans sa place de tiers, a un rôle
important à tenir car il permet d’ouvrir la relation
mère/enfant pour qu’elle devienne créatrice. Mais
pour que le père puisse exercer cette fonction
séparatrice, qui permet à l’enfant de s’ouvrir à
l’altérité et de naitre à son individualité pleine et
entière, il doit être reconnu et légitimé par la mère…
Le père doit prendre sa place, mais la mère doit aussi
la lui laisser.
48
Si la mère n’a pas intégré et corporalisé elle-même
la loi de l’interdit de l’inceste, c’est à dire sa propre
fonction séparatrice, alors elle aura beaucoup de mal
à laisser une juste place au père (et aux pairs), laissant
ainsi son enfant dans la (con)fusion et la dévoration
maternante.
Bien sûr, tout cela est également valable pour le
père, qui possède lui aussi une fonction maternante.
(Un père peut materner son enfant, voire l’élever seul,
on parle désormais « des nouveaux pères ») Mais
l’actualité parle déjà souvent des pères : pères
violents, pères violeurs, pères agresseurs, pères
absents, pères démissionnaires, crise de l’autorité.
Mais qu’en est-il de la responsabilité des mères ?
Entre leurs aveuglements ou leur difficulté à laisser
une place au père, sont-elles de simples victimes ?
La séparation d’avec la mère est peut-être le plus
grand défi auquel l’être humain doive se confronter.
Car en effet, nous pouvons ne jamais être en contact
physique avec notre père tandis que nous avons tous
un passage obligé dans le ventre de notre mère. De la
même façon, un géniteur peut ne jamais avoir
connaissance d’être père, ce qui est tout à fait
impossible pour la génitrice. Le lien de chair est là.
La femme a le pouvoir de donner la vie par sa chair et
ce lien charnel lui confère, qu’elle le veuille ou non,
au-delà du cœur et au-delà de la raison, une toute-
puissance particulière sur sa progéniture.
Ainsi, si le père a « une mission » à tenir, la mère
doit tenir « une promesse » ! Car si elle fait naître
l’enfant, elle doit laisser le père et la loi qu’il
représente, le mettre au monde.
49
Le viol du symbolique
Le symbolique est le lieu du tissage des multiples
dimensions de la réalité et de toute sa complexité. Le
symbole est la forme que prend sa représentation
dans un espace, un contexte, un instant précis.
Inceste et filiation
« Chaque fois que la mise généalogique pour un
sujet est perdue, la vie ne se vit pas. Tel est l’enjeu à
l’échelle sociale, écraser la vie ou la faire vivre, car
il ne suffit pas de produire de la chair humaine,
encore faut-il l’instituer » écrit Pierre Legendre,
psychanalyste, qui a centré ses recherches sur
l’articulation de la psychanalyse et du droit.
La loi de l’interdit de l’inceste, inscrit l’enfant
dans sa filiation et l’ordre des générations. Il y a un
ordre et un sens dans la généalogie. Ceux qui
viennent avant nous : les ascendants, et ceux qui
viennent après nous : les descendants. L’enfant prend
donc sa place de fils ou de fille dans l’ordre
descendant de sa généalogie. Et les parents prennent
leur place de mère et de père dans l’ordre ascendant
50
de la généalogie. Ainsi le droit institue, à travers la
méthode généalogique, des repères, du sens et de la
cohérence, et permet à la vie de circuler librement.
Lorsque l’interdit est transgressé, il y a négation du
lien de filiation et l’ordre des générations est
empêché. L’enfant n’est plus dans sa place d’enfant.
Il se retrouve en sens interdit, emmêlé dans un nœud
généalogique et une confusion générationnelle. Dé-
inscrit de sa filiation, dé-tissé de son lien symbolique,
l’enfant puis l’adulte qu’il deviendra, devient flottant,
comme suspendu dans le vide.
Le magistrat Denis Salas évoque une proximité
entre l’inceste et le génocide : « Cette amputation
généalogique peut s’observer de la même manière à
l’échelle des conflits internationaux comme dans les
opérations de purification ethnique en Bosnie. En tant
que crime généalogique, l’inceste est proche du
génocide qui vise à détruire l’individu en détruisant
son lien de parenté. Tous deux sont, comme le
suggère Hannah Arendt, un crime non contre la vie
mais contre la mort parce qu’ils rendent le deuil
impossible. Il n’y a ni aveu, ni trace, ni témoin mais
seulement une dénégation, une masse de secret, une
opacité sans nom ».5
Inceste et langage
Les mots sont des symboles porteurs d’un sens
abstrait et invisible qui dépasse la seule représentation
concrète de l’objet. Chaque représentation qui les
constitue est à la fois de l’ordre du corporel, de
5 Denis Salaas – L’inceste, un crime généalogique – In revue
Esprit – Seuil – 1996
51
l’émotionnel, de l’imaginaire et du verbal. Ainsi le
langage est symbolique. Il advient dans le nouage
entre le réel et l’imaginaire, c’est à dire en reliant une
réalité extérieure (un fait, un acte, un objet…) avec
une représentation intérieure (image, représentation
psychique, corporelle et émotionnelle).
C’est dans ce tissage entre le dehors et le dedans,
entre le réel et l’imaginaire, que le sens du langage
émerge et qu’il structure l’image du corps en donnant
forme et sens à l’enfant. Le langage relie la chair et
l’esprit, le corps avec la pensée et l’imaginaire.
Lorsque les mots posés sur la réalité sont justes et
cohérents, alors le langage prend corps et sens en
structurant l’image de soi de façon unifiante. C’est à
dire en « tricotant », en assemblant le corps avec la
pensée et l’imaginaire.
A l’inverse, si les mots posés sur la réalité
n’existent pas ou ne sont pas les bons, alors le tissage
entre le dedans et le dehors, entre le réel et l’imaginaire
ne peut pas se faire de façon unifiante et cohérente.
Désarticulé du réel, le langage prend corps non plus en
assemblant mais en dissociant, en séparant le corps/ la
pensée/ l’imaginaire. Par conséquent, l’image de soi se
structure de façon confuse et morcelée. « Mal édicté »,
mal nommé, « mal traité », l’enfant victime se tricote
avec des mots erronés et mensongers qui entretiennent
la confusion psychique et rendent impossible le
discernement bien/ mal, plaisir/douleur,
vérité/mensonge, réel/imaginaire, tendresse/sexualité,
amour/soumission etc. Les mots sont comme des
coquilles vides, désaffectées, désincarnées de leur sens
et ils empêchent l’enfant d’identifier ce qui lui arrive
vraiment. Il se crée alors, non seulement un
52
« ligotement psychologique », mais également une
inversion psychologique du type : « je t’aime donc je
me soumets, j’ai besoin de tendresse donc je dois
“coucher”, je n’ai pas de besoin et pas de désir, je suis
nulle et sans valeur, la vérité de l’autre compte plus
que la mienne, je comprends donc je subis, je souffre
donc j’existe », etc.
Inceste et nomination
En lui donnant un nom, la loi donne à l’enfant un
vêtement social, une enveloppe symbolique qui le
définit dans une identité propre et lui permet d’exister
dans le monde.
Le mot symbole vient du latin symbolum, lui-
même emprunté au grec symbolon, qui fait référence
à un objet concret partagé en deux en signe de pacte
entre deux tribus. Chaque moitié représente le contrat
ainsi établi. Syn est la racine grecque qui relie et
assemble. L’idée qui se dégage du mot symbolon est
qu’il est signe de reconnaissance, de lien, d’union,
d’échange. Le symbolique prend corps et sens en
unifiant, en rassemblant.
Ainsi, notre nom en tant que symbole, réunit la
chair et l’esprit, le fond et la forme, nous fonde et
nous légitime dans notre filiation humaine, c’est-à-
dire appartenant à un groupe, à une culture et parlant
une langue.
L’inceste provoque une « dé-nomination ». Le
nom ne réunit plus la chair et l’esprit, le fond et la
forme, mais au contraire les sépare. Le dia-bolique est
le contraire du sym-bolique : dia est la racine
(grecque) qui sépare. Le « dia-bolique » prend corps
et sens en séparant, en clivant.
53
Le nom ne fonde plus, ne légitime plus, ne contient
plus. Le « je » ne peut s’incarner dans sa peau. La
parole ne peut émerger ni dans la réalité ni dans la
vérité. Le nom, désincarné de son « je », est vide de
mémoire et de sens. Il devient l’empreinte « dia-
bolique » de la loi du silence et du mensonge. Il est,
lui aussi, une coquille vide.
Le clivage ou le monde à l’envers
Comme nous l’avons vu dans le chapitre consacré à
la fusion originelle, à notre naissance, le monde est
duel, c’est-à-dire en deux dimensions. Il est clivé en
bon objet (celui qui apporte la satisfaction) ou en
mauvais objet (celui qui frustre). Ces deux aspects
coexistent très difficilement dans un même objet. C’est
l’un ou l’autre, le discernement n’existe pas encore. Le
bébé puis l’enfant quitte peu à peu cette fusion
originelle, en articulant la réalité avec son imaginaire,
son corps avec ses émotions et se tricote avec le monde
extérieur. Il sort alors du clivage (béatitude ou horreur,
bon ou mauvais, plaisir ou déplaisir) pour intégrer un
rapport au monde plus complexe et nuancé. C’est ainsi
qu’il intègre sa trinité humaine, constituée de réel, de
symbolique et d’imaginaire.
Le processus incestueux ne permet pas
l’élaboration de cette articulation, de ce lien qui
enveloppe l’être dans toutes ses dimensions et toute
sa complexité. Ne pouvant se fier ni à ses pensées
propres, ni à ses émotions, ni à ses ressentis, l’enfant
est désarticulé de la vérité de son corps et de ses
besoins vitaux. Le centre de l’être ne peut se relier et
se tisser pour advenir dans son individualité. Ne
pouvant élaborer de repères internes stables,
valorisants et sécurisants, l’enfant ne peut pas
54
développer son discernement et son autonomie
affective. Il se structure dans une relation de
dépendance et de soumission. En fait, il y reste car il
ne peut sortir de sa matrice fusionnelle et de la
violence archaïque (vie/mort) qui la caractérise. Tel
un nourrisson géant, il continue d’évoluer dans un
monde duel où le sens du langage a disparu. L’enfant
se « tricote » à l’envers, selon les besoins, les désirs,
les exigences des autres et du monde qui l’entoure. Ce
n’est plus seulement une inversion psychologique qui
s’opère, c’est le monde à l’envers…
Inceste et temporalité
Être humain, c’est avoir un début – notre naissance
– et une fin – notre mort –. Nous sommes délimités
dans le temps et dans l’espace. Nos limites spatio-
temporelles définissent notre corporalité. Elles nous
contiennent et sont nos contraintes pour exister. Mais
si l’individu ne peut plus se définir corporellement
dans l’espace, comment peut-il organiser son rapport
au temps ?
Le temps s’ordonne et se structure en nous avec le
sens de l’histoire. Ce qu’il y a avant nous et ce qu’il y
a après nous. L’origine et la descendance. Le temps
humain a toujours un début et une fin. Sans limites, le
temps devient intemporel. Il ne peut pas s’ordonner. Il
s’arrête ou devient fou. L’individu « dé-écrit » de sa
généalogie, se « dé-écrit » du temps. Sans racine et
sans mémoire l’individu est enfermé dans ce temps
présent et la vie dépourvue de sens ne donne à
comprendre que le poids de la souffrance immédiate.
55
Un meurtre psychique
L’inceste nie le réel, la parole, le lien de filiation et
la notion même de « sujet ». Il s’agit d’un véritable
viol du symbolique et nous réalisons rarement que
l’agresseur, qui est hors la loi, emmène sa victime
avec lui au-dehors du système symbolique de la
filiation et de la parenté, du langage et de la parole, de
la culture et de la loi. La triangulation
réel/imaginaire/symbolique ne pouvant plus avoir
lieu, la victime reste engluée dans sa matrice
fusionnelle, comme enfermée dans une bulle, dans
une séparation et une naissance impossible. Ejecté du
système symbolique qui permet normalement son
processus d’humanisation, dévoilé de son « vêtement
social », l’individu se retrouve à nu, réduit à sa seule
dimension biologique. Désarticulé de la réalité, il est
en proie à une hémorragie de l’imaginaire ou tout
devient possible. C’est d’une expérience de
déshumanisation dont il faut se relever après un viol
incestueux, écrit Eva Thomas6
La liminalité ou la naissance impossible.
J’ai trouvé le concept de liminalité très intéressant
pour décrire ce lieu de déshumanisation où est
projetée la victime d’inceste. Liminalité a pour
origine le mot latin limen, qui signifie « seuil »,
« porte », « entrée » mais aussi « début » et « fin ».
Un seuil permet de poser une frontière ou de délimiter
un espace. Lorsque l’on est sur le seuil, on est entre
deux, ni ici, ni là. La liminalité est un terme utilisé
6 Éva Thomas – « Le sang des mots » – Desclée de Brower,
2004..
56
pour définir la phase de transition dans les 3 phases
des rituels initiatiques de passage :
• Première phase : la phase de séparation ou
d’isolement,
• Deuxième phase : la phase d’initiation ou
liminalité,
• Troisième phase : la phase de réintégration ou de
renaissance.
Les rites de passage impliquent la communauté dans
la transformation d’un individu qui passe d’une position
à une autre dans la société. On peut distinguer trois
catégories : l’initiation tribale, l’initiation religieuse,
l’initiation magique. Leurs fonctions sociales sont
connues, mais n’ont pas toujours le même objectif.
Certaines ont pour but d’intégrer l’individu dans la
société où sa place lui est assignée, et d’autres ont pour
but de séparer certains acteurs sociaux des autres.
La liminalité correspond donc à la phase de
transition entre l’état d’isolement et l’état de
réintégration. Le sujet est entre deux, ni dedans ni
dehors. Trois sens peuvent se distinguer :
1. Un sens anthropologique : la personne liminale
échappe aux classifications qui permettent
normalement de situer les individus dans des endroits
et des positions de l’espace culturel. La
caractéristique sociale de ces individus est leur
ambiguïté. Les entités liminales ne sont ni ici ni là.
R.F Murphy, anthropologue, parle de l’invalidité
comme une forme de liminalité (RF Murphy, Vivre à
corps perdu, Plon, 1987.) L’anthropologie rattache
également la liminalité à la mort, l’invisibilité,
l’obscurité, le monde de la nuit, la nature sauvage…
soit des archétypes reliés au féminin.
57
2. Un sens sociologique : où liminalité pourrait
être remplacée par marginalité. Être à la marge,
position intermédiaire entre le dehors et le dedans de
la société. Territoires aux limites floues ou sans
limite. Violence, délinquance, errance, peuvent entrer
dans cette classification.
3. Un sens psychologique : « L’état psychologique
de liminalité se caractérise par un sens de l’identité
en suspens. Le “je” a l’impression d’être sans
foyer… le “je” est emprisonné dans des manières
d’être qu’il ne reconnaît pas comme siennes… Les
sentiments dominants sont des sentiments
d’aliénation et de marginalité, et la personne se sent
dans un degré inhabituel de vulnérabilité… Il existe
une sorte de flottement de la conscience où les
structures psychiques sont fluides et où le sens de
l’identité personnelle est floue »7
Le processus incestueux projette l’individu dans
un lieu liminal où tous les repères ont éclaté. Dans un
sentiment d’identité floue, ni ici, ni là, ni vraiment
vivant, ni vraiment mort, l’individu est comme
flottant, perdu dans des limbes obscurs et dans
l’impossibilité d’incarner sa dimension de sujet.
Toujours sur le fil, proche de la nature sauvage, à la
limite de la folie, la victime d’inceste est un être qui
inquiète, trouble et/ou fait peur. Sa nature confuse et
clivée fait de cet individu un personnage liminal.
Hors culture, à la marge, l’individu développe des
comportements hors normes : isolement, repli sur soi,
dépression, phobie sociale, dépendance affective et
7 Renée Houde, Le mentor : Transmettre un savoir être, Hommes
et perspectives 1996).
58
addictions en tout genre, délinquance, prostitution,
errance, violence conjugale, violence familiale…
Le processus incestueux provoque une blessure du
lien et de la relation qui provoque un processus de
déshumanisation et l’émergence de violence sociale.
Ainsi, si le corps biologique parle avec ses
symptômes, le corps social à aussi ses maux à dire.
Des symptômes et des maladies sociales apparaissent.
Quand la famille s’emmêle, le langage s’emmêle,
le lien social s’emmêle, la culture s’emmêle et
inversement… La société devient « dia-bolique » et
ce sont « ses maux » qui relient et non plus ses mots.
59
Une culture sans limite
« Ne nous trompons pas de malade. Ce
n’est pas tant sur le blessé qu’il faut agir
afin qu’il souffre moins, c’est surtout sur
la culture ! »
(Boris Cyrulnik
– Un merveilleux malheur –
Odile Jacob, 1999.)
Une loi incestueuse
La loi de l’interdit de l’inceste n’est pas inscrite
dans la loi française. Il existe une loi contre le viol,
pour les adultes. Mais il n’existe pas de loi pour les
enfants. La loi appliquée pour une femme violée par
un inconnu et pour un enfant violé par son père ou sa
mère est la même. C’est-à-dire que la femme tout
comme l’enfant devra prouver qu’il y a eu violence,
menace, contrainte ou surprise.
« Si un enfant se plaint d’avoir été violé ou agressé
sexuellement par un adulte, la loi lui répond ceci :
60
• Ce n’est pas parce que tu es un enfant que la
relation sexuelle que tu as vécue est forcément un viol
ou une agression sexuelle.
• Ce n’est pas parce que c’est ton père (ou ton
oncle ou un instituteur…) qu’il s’agit forcément d’un
viol ou d’une agression sexuelle. Encore faudra-t-il
que tu m’expliques qu’au moment des faits tu étais
sous l’emprise de la violence, de la contrainte, de la
menace ou la surprise.
• C’est seulement à la condition de l’existence de
l’un ou plusieurs de ces éléments que l’infraction
existera aux yeux de la loi. Alors, tu pourras te
prévaloir de ton état d’enfant (de moins de 15 ans) et
éventuellement de ton lien à l’agresseur (lien filial ou
lien d’autorité), circonstances aggravantes qui
pourront entraîner une condamnation plus sévère à
son encontre »8
En résumé, les éléments qui constituent le viol ne
sont pas la pénétration vaginale, anale ou buccale du
corps de l’enfant mais le fait que cette pénétration soit
exercée avec « violence, menace, contrainte ou
surprise ». Si ces éléments constitutifs ne sont pas
réunis, l’enfant est jugé « consentant » et la
pénétration sexuelle ne sera qualifiée que « d’atteinte
sexuelle ». Cela dit, l’enfant a le droit de s’en
plaindre. Des peines sont prévues pour l’agresseur.
Mais l’enfant est reconnu consentant c’est-à-dire
responsable de n’avoir pas su dire non !
8 Marie-Pierre Porchy – Un juge face à l’inceste, le silence de la
loi – Hachettes – 2003
61
En clair, la loi laisse la possibilité d’une relation
incestueuse ou pédophile librement consentie.
La loi nie la qualité d’enfant et le poids du lien
générationnel qui le place sous l’autorité et dans la
dépendance. Elle nie la contrainte morale de l’adulte
envers l’enfant. Elle nie l’inceste comme étant
violence en lui-même. L’enfant porte non seulement la
responsabilité de dénoncer la situation, de prouver son
innocence, mais, en plus du traumatisme subi, il porte
la responsabilité de l’éclatement de la cellule familiale.
C’est le monde à l’envers. Qui est le parent de qui ?
La loi demande à l’enfant de savoir dire non,
inverse les rôles, et laisse l’enfant dans la totale
confusion : « C’est interdit, mais c’est légal » ! Il y a
effectivement de quoi réfléchir à deux fois avant de
porter plainte.
Dans son livre Les silences de la loi, Marie-Pierre
Porchy, juge d’instruction au tribunal de grande
instance de Lyon, explique comment, « face à cette
délinquance “ordinaire”, la loi n’offre qu’un silence
coupable en ne posant pas les interdits
fondamentaux ». « Ai-je le droit d’avoir une relation
sexuelle avec un enfant ? À partir de quel âge un
enfant peut-il être considéré comme consentant à une
relation avec un adulte ? Un père a-t-il le droit
d’avoir une relation sexuelle avec sa fille ? La loi
pénale française ne répond pas à ces questions. »9
Par son incohérence, cette loi non seulement
empêche la parole des victimes en leur « inter-disant »
de penser la violence qui leur est faite, mais nourrit et
9 Marie-Pierre Porchy – Op. cite.
62
cautionne l’existence et la transmission de la violence
incestueuse. A cela vient s’ajouter la prescription :
La loi permet aux victimes de porter plainte pour
atteinte sexuelle dans la limite de trois ans après la
majorité, soit 21 ans. Pour agression et viol, jusqu’à
dix ans après la majorité soit 28 ans. La prescription a
été portée à 20 ans après la majorité en 2004, sachant
qu’il n’y a pas d’effet rétroactif. C’est-à-dire que les
personnes ayant entre 28 et 38 ans en 2004 font
l’objet de calculs spécifiques et ne bénéficient que
partiellement de cette nouvelle loi. Après ces délais la
plainte n’est plus possible. Cela veut dire que la
personne s’entend dire par la loi : « Votre histoire est
prescrite, elle ne peut plus être entendue ni jugée par
la loi, vous n’avez plus le droit de la socialiser et d’en
parler publiquement ». L’histoire du procès de St
Brieuc, raconté par Eva Thomas dans son livre « le
sang des mots » illustre bien la situation :
« C. a parlé à la télévision des viols incestueux
subis dans l’enfance, elle en a parlé sans donner son
nom, ni le lieu »… « Son père a porté plainte pour
diffamation et maintenant C. est là, assise au banc
des accusées, c’est elle la “prévenue” et son père a le
droit de l’attaquer et de demander des dommages et
intérêts »10
La loi demande aux victimes « de penser » une
situation qui n’est ni pensée par sa culture ni posée
dans son Code pénal. Le négationnisme familial, puis
culturel et légal, ligote psychologiquement l’enfant
puis l’adulte qu’il deviendra. Il faudra parfois de
nombreuses années et quelques cataclysmes pour
10
Éva Thomas – « Le sang des mots » – Desclée de Brower,
2004
63
mettre des mots sur la violence vécue. Par exemple
des événements impromptus comme la naissance d’un
enfant, un mariage, un décès, un accident, un film, un
mot, une phrase, une odeur… Lorsqu’enfin la
personne intègre la violence subie et qu’elle accepte
de faire face à la situation, il est souvent trop tard au
niveau de la loi… La prescription tombe :
« Le premier février 1998, je porte plainte auprès
du procureur de la République, pour « viol aggravé »
et j’envoie le double du courrier à mon père. Seule
contre toute ma famille, j’ose briser le mur du
silence. C’est comme un voile de mort qui s’envole,
un nœud qui se dénoue. Je me libère de l’emprise
familiale, je ressuscite…
… Quinze jours plus tard, je reçois la réponse du
procureur. Quelques mots sur une grande feuille
blanche : une fin de non-recevoir, la fameuse
prescription ! J’avais beau le savoir et m’y attendre,
je ne m’imaginais pas une seule seconde à quel point
cette réponse formelle de la loi serait violente et
destructrice. Après avoir été niée par mon père et
toute ma famille, ma parole et mon histoire sont
officiellement rejetées par la loi. La lettre me tombe
des mains, je suis foudroyée… Marie-Odile, n’a pas
le droit d’exister !…11
« Que faire quand il est clairement inscrit dans la
loi du pays : “Il est interdit de parler de ce crime, il
concerne la vie privée de la personne” et “se réfère à
des faits qui remontent à plus de dix ans” ?… Ou
trouver encore des forces pour relier ce qui est non
reliable, parce que la mémoire est interdite d’accès
11
Mary Genty – « Non, je ne suis pas à toi » – Eyrolles, 2011
64
par le Droit ? “Qu’est-ce qu’un homme ? C’est un
être qui se souvient” écrit Marie Balmary. La
littérature n’est faite que de mémoire, véritable
ressort de création »12
Le processus incestueux bâillonne la parole et
lorsque la parole émerge enfin, tardivement, il devient
officiellement interdit de dire, interdit de parler et
d’exister en tant que victime. Parce que la vérité
enfreint la loi, en parlant la victime devient l’agresseur
passible de sanctions par la loi. Il y a vraiment de quoi
en « perdre son latin » ! Crime prescrit, parole
prescrite, l’individu ne peut plus s’exprimer en son
nom. Il a le choix entre dire et devenir hors la loi ou ne
pas dire et être condamné à une non-existence.
Une culture qui fonctionne à l’envers !
La prévention faite auprès des enfants place l’enfant
en position d’adulte en lui proposant de « savoir dire
non ». On sait aujourd’hui (statistiques à l’appui)
qu’un enfant (prévenu ou non) ne peut pas dire non. Sa
qualité même d’enfant, sa vulnérabilité, son immaturité
psychique et physiologique, bref tout ce qui fait qu’il
est un enfant, fait qu’il ne peut pas dire non. Le
système d’emprise affective et psychologique, dans
lequel il se trouve, lui rend impossible cette tâche. Et
quand bien même il dirait oui, c’est à l’adulte que
revient la responsabilité d’assurer le non-passage à
l’acte. L’enfant n’a pas à autoriser ou à refuser à un
adulte « pervers » un acte sexuel, ni à comprendre qu’il
en va de sa construction psychique personnelle.
12
Eva Thomas – Op. Cite
65
Faire de la prévention aux enfants, par le biais de
méthodes pédagogiques, sur l’interdit de l’inceste et
des relations sexuelles entre adultes et enfants, ne
peut qu’introduire de la confusion :
D’une part, c’est inverser les rôles en donnant la
responsabilité à l’enfant de dire non. D’autre part, c’est
augmenter sa honte, sa culpabilité et son sentiment
d’insécurité. Car dans l’impossibilité de dire non, il
deviendra à ses propres yeux, aux yeux du monde et de
la loi, le « fauteur coupable de n’avoir pas su dire non ».
Et enfin, « depuis quand l’école serait-elle mandatée (et
d’ailleurs comment le pourrait-elle ?) pour rappeler une
loi du développement psychique ? »13
L’interdit de l’inceste ne se parle pas, il « s’agit »
et « s’inter-dit » dans les gestes et les actes du
quotidien, dans une parole incarnée. C’est-à-dire en
posant des actes et des mots cohérents sur la réalité et
permettant à l’enfant de mettre du sens. Par exemple :
• Une mère peut réprimander son enfant moralement
ou le secouer physiquement, parce qu’elle est fatiguée
ou épuisée. Si elle lui dit, en le punissant, que c’est sa
faute, qu’il est méchant et invivable, les mots posés sur
le réel sont injustes et incohérents, et mettront l’enfant, à
force de répétitions, dans la confusion mentale. Dans la
tête de l’enfant va s’imprimer « je suis méchant et
invivable, et si ma mère me tape ou me gronde, c’est ma
faute ». En revanche, si la mère lui dit qu’elle est
épuisée, qu’elle n’est pas disponible pour lui et qu’elle
lui demande d’aller dans sa chambre, elle pose sa limite
et une limite à son enfant. L’enfant pourra être frustré,
souffrir, mais les mots posés sur le réel sont justes et
13
José Morel Cinq Mars – « Quand la pudeur prend corps » –
PUF – Novembre 2002.
66
cohérents. Ils lui permettront de différencier l’état
émotionnel de sa mère, du sien et il pourra mettre du
sens.
De même un enfant, qui raconte des faits et des
gestes plus ou moins obscurs et confus, a besoin que
les adultes mettent des mots justes dessus. Car l’enfant
parle. Lorsque l’enfant est victime de passages à l’acte,
il y a toujours des secrétions, des suppurations. C’est
bien souvent l’adulte qui ne sait pas voir, décoder,
entendre ou tout simplement accueillir l’enfant dans sa
réalité. Face à une situation d’inceste l’adulte, le tuteur,
va être renvoyé à sa propre représentation de la chose.
Si elle est impensable, alors elle ne pourra pas être
pensée par l’adulte pas plus que par l’enfant. Les mots
et les réactions proposés à l’enfant risquent alors d’être
décalés et confus.
L’idée que l’inceste est un fantasme, et n’existe pas
dans la réalité, est encore très prégnante dans notre
culture. Malgré les situations de pédocriminalité de
plus en plus révélées, les langues qui se délient, les
livres qui s’écrivent…, les doutes sur la parole et la
crédibilité de l’enfant sont toujours présents. Car les
traces laissées par le ou les passages à l’acte ne laissent
pas toujours de lésions visibles. Et les passages à l’acte
ne sont eux-mêmes pas toujours flagrants. L’enfant se
retrouve donc face à cette double injonction
paradoxale : « Tu n’as pas la maturité psychique pour
que l’on puisse croire ce que tu dis, par contre tu as la
maturité psychique pour consentir à un acte sexuel ou
dire non à un adulte » Comment ne pas provoquer de
ligotement psychologique ?
La mise en doute de la parole est présente partout.
Ces mères qui sont poursuivies pour enlèvement
67
d’enfant, parce que tout simplement elles tentent
désespérément de protéger leur enfant d’un père
incestueux. Ce qui leur est reproché ? De se servir de
ces propos diffamatoires pour servir la cause de leur
divorce. La justice a fait de quelques cas une généralité
et laisse en danger des enfants qui ont fait pourtant
l’objet d’expertises qui ont pu prouver l’existence de
lésions corporelles et de passages à l’acte.
Les situations inverses existent aussi. Il n’y pas
que des pères agresseurs, il existe des mères abusives,
possessives et violentes psychologiquement. Au
niveau sociétal, je reste stupéfaite de voir comment
notre culture évite d’aborder la responsabilité des
mères dans les situations de violence familiale et
comment l’image de la mère reste un archétype
intouchable. En cas de divorce ou de séparation, rares
sont les pères qui obtiennent la garde de leurs enfants
qui est, de façon presque systématique, laissée à la
mère et cela même dans des situations où les carences
éducatives et les violences affectives et
psychologiques sont avérées. Combien de père ne
peuvent pas tenir leur rôle et leur place de père, parce
que la mère reste toute puissante dans sa relation à
l’enfant, avec en prime la caution de la justice ?!
Combien de membres de la famille, de voisins,
d’instituteurs, d’éducateurs, qui pointent des
situations douteuses et sont renvoyés à leurs
fantasmes personnels. Ou de médecins (qui ont
injonction par la loi de dénoncer les abus sur mineurs)
qui, faisant un signalement, se retrouvent au banc des
accusés. Sans parler de tous ceux qui ne le font pas
par peur d’être accusés d’abus de pouvoir ou de
diffamation… On nage en pleine confusion.
68
Le discours freudien qui ramène la réalité de
l’inceste à un fantasme de la personne est encore très
présent dans le cabinet de certains psychanalystes,
psychologues ou thérapeutes. Faire croire à la victime
que fantasme et réalité sont la même chose continue à
faire vivre l’abus jusque dans le cabinet
« thérapeutique ». Cette escroquerie psychologique
ligote et englue la personne dans les représentations
de son thérapeute, en qui elle est sensée avoir toute
confiance, et crée, si la personne n’y met pas
rapidement un terme, une relation de dépendance
perverse. De nombreux témoignages de victimes,
mais aussi de professionnels de la relation d’aide et
d’associations, dénoncent ces pratiques qui
malheureusement sont encore légion et ce parmi des
professionnels diplômés. Si l’habit ne fait pas le
moine, le diplôme ne fait pas non plus la compétence.
À qui peut-on se fier alors ? Ici également nous
sommes en pleine confusion.
Par ailleurs, qu’il y ait eu passage à l’acte ou non,
un « inceste fantasmé » a toutes ses chances de
prendre sa source dans un inceste affectif, il existe
donc bien dans la réalité. En effet, concevoir son père
et sa mère comme objet d’amour est un état premier
bien normal et naturel. Comment reprocher ou rendre
responsable un enfant de cette situation ? C’est bien
aux parents que revient la mission de poser les
interdits affectifs et psychologiques fondamentaux,
qui vont permettre à l’enfant de les corporaliser en lui
même. Si ce processus ne se déroule pas et laisse
latent un « inceste fantasmé » alors nous pouvons
toujours nous poser la question : A qui appartient ce
fantasme ? À l’enfant ou aux parents ?
69
Etre parent aujourd’hui
Comment devenir un parent structurant pour son
enfant lorsque l’on a eu soi-même des parents
défaillants ? Mais plus simplement comment ne pas
devenir un parent défaillant alors que nous vivons dans
une culture et un environnement défaillants ? Parce
qu’en effet, notre culture et notre société ne nous invite
guère ni à nous séparer, ni à intégrer des limites :
Les progrès de la science et de la médecine
repoussent sans cesse les limites de la souffrance, les
limites de la vie et de la mort, de la jeunesse et de la
vieillesse. La notion même de souffrance est devenue
insupportable et dans son quotidien, l’individu a
banni toutes les émotions dites de souffrances
naturelles. Celles-là mêmes qui nous permettent
(normalement) de nous séparer et d’intégrer nos
limites affectives et relationnelles. Il est interdit d’être
triste, en colère ou d’avoir peur… Et tout cela au
détriment de nos besoins affectifs et relationnels…
L’être humain ne sait plus et ne veut plus gérer les
frustrations, les ruptures, les séparations, les deuils.
Pour y faire face, il les fait disparaître tout en
douceur. Fabrice Hervieu-Wane, parle des rituels
dévitalisés et de l’idéologie du lissage : « Nos
passages modernes s’opèrent désormais sans rupture.
La rupture est obscène, on la traque, on la chasse, on
la fait disparaître. L’époque est à la domination
tyrannique de la transition douce, du confort moderne
et de l’occupationnel »14
. À la crèche, à la maternelle,
14
Fabrice Hervieu-Wane – « Une boussole pour la vie – Les
nouveaux rites de passages » Albin Michel, 2005
70
à l’école, passerelles et transitions sont mises en place
pour éviter les ruptures trop brutales.
Arrivé à l’adolescence, aucun repère, aucun rituel
ne vient permettre à l’adolescent de se positionner dans
son rôle dans la société, ni de marquer son passage
dans la vie adulte. Les frontières entre les différents
âges de la vie sont de plus en plus invisibles, entraînant
aussi des confusions entre les générations. À défaut
d’entrer dans la vie adulte, l’adolescence devient un
lieu où l’on s’installe définitivement. Combien de
parents s’habillent, se coiffent comme leurs
adolescents ou ont les mêmes loisirs (jeux vidéo…) ?
Sans parler des liftings qui permettent une éternelle
jeunesse à ne plus savoir qui est le parent de qui ! Ou
encore le phénomène des petites lolitas qui s’habillent
comme leur mère. On peut toujours s’évertuer à faire
de la prévention contre la pédocriminalité, mais notre
culture à travers la mode, la télévision, les magazines
fait l’apologie de ces travestissements.
La mondialisation, les nouvelles technologies, les
nouveaux modes de communication ont fait exploser
les limites spatiotemporelles. Nous vivons dans un
monde sans limite où tout est possible. En quelques
secondes nous pouvons avoir le monde à domicile.
L’homme a su repousser les limites de son corps
en pulvérisant les limites de l’espace-temps. La
distance qui nous sépare physiquement n’est plus
qu’une illusion, puisqu’en quelques instants nous
pouvons être proches, voire intimes.
Nous n’avons peut-être pas toujours conscience
qu’avec notre téléphone portable nous emmenons qui
nous voulons dans notre intimité : dans notre bain, dans
notre lit, avec nous dans les toilettes, à table pendant le
71
déjeuner… Et nous emmenons aussi notre intimité
partout dans les espaces publics, au travail, au
restaurant, dans la rue, le bus, le train… Avec notre
radio, notre télévision nous faisons entrer le monde dans
notre maison. Avec la nouvelle ère du « réalité show »,
notre intimité est subitement envahie par celle de l’autre
et si nous jouons le jeu, notre vie privée, notre intimité,
par écran interposé, est livrée en pâture au monde.
Avec l’Internet, c’est la même chose. L’absence
physique de l’autre permet et autorise une intimité qui
n’existerait pas dans la proximité d’un échange face à
face qui introduit plutôt une distance. Par
l’intermédiaire de listes de discussion, de forums, de
chat… tout est démultiplié en nombre et en intensité.
On assiste à une inversion et une vraie confusion
entre ce qui est de l’ordre de l’intime et du privé, et ce
qui est de l’ordre du public et du social. Tous ces
outils de communication agissent à la manière d’un
cordon ombilical qui maintient les individus dans un
monde virtuel et l’illusion de la séparation.
En refusant de se séparer, l’individu refuse de se
confronter aux limites de son corps, aux limites de la
temporalité, aux limites de la vie, soit de se
confronter à sa condition d’être mortel et se donne
l’illusion d’avoir un pouvoir illimité et absolu sur
tout…
Les frontières explosent de partout sans oublier les
frontières de la vie privée. La parentalité qui relevait
de la sphère du privé et de la « toute puissance »
paternelle est passée en une cinquantaine d’année,
avec les droits de l’enfant, l’autorité parentale
partagée, le contrôle des naissances, les allocations
familiales… dans la sphère du social. Il y a un siècle,
72
on se mariait pour « donner un enfant à son mari ».
Aujourd’hui, le couple devient une histoire d’amour
et donc privée et la femme cherche un père pour son
enfant. « Ce n’est plus l’enfant qui doit la vie à ses
parents, c’est lui, au contraire, qui donne sens au
couple parental »15
, nous dit Boris Cyrulnick, et c’est
autour de l’enfant que s’organisent les valeurs
familiales. Il y a un siècle, faire des enfants était un
besoin social, aujourd’hui, il est un désir intime et
privé.
Les enfants élevés dans l’ordre du désir, veulent
tout, immédiatement et sans contre partie. Ils ont des
seuils de frustration tellement bas que les rencontres
inévitables avec les contraintes de la réalité
deviennent sujettes à la violence et aux agressions.
Mais notre société de consommation alimente cette
dictature du désir : Les désirs sont devenus des
besoins vitaux qui doivent se combler presque de
façon compulsive ! Dans cette culture du désir tout
puissant, l’ère de l’enfant roi est advenue inversant
les rôles et les places entre parent et enfant et
provoquant multiples confusions source de violence
et de sentiment d’impuissance…
Mais comment nous, parents, pouvons-nous
transmettre des valeurs à nos enfants, alors que la
valeur de référence est aujourd’hui : « NO LIMIT ».
Comment pouvons nous poser des limites, osez dire
non, alors que notre environnement social et culturel,
nous invite exactement au contraire nous faisant perdre
par la même occasion notre sens commun et notre
capacité de discernement ? Comment la fonction
15
Boris Cyrulnick – « Parler d’amour au bord du gouffre » –
Odile Jacob, 2004
73
séparatrice peut-elle s’exercer au sein des familles si
elle n’est pas soutenue et légitimée dans notre culture ?
Pour intégrer ses propres limites et sa propre valeur,
l’être humain doit pouvoir se confronter à quelque
chose qui fait non et qui se faisant le contient. Mais
qu’est-ce qui fait non aujourd’hui dans notre société ?
Alors, le corps social a aussi ses mots à dire, et des
symptômes et des maladies sociales s’expriment de
plus en plus : Dépression, sentiment d’impuissance,
Isolement, phobie sociale, dépendance affective et
addictions en tout genre, délinquance, errance,
violence conjugale, violence familiale…
Prévention ou éducation ?
L’enfant a besoin, pour grandir, de mots et de gestes
qui contiennent, rassurent et structurent. Si prévention
il doit y avoir, ce que je pense, c’est auprès des parents
et des tuteurs sociaux qu’elle doit se faire. Pour qu’ils
puissent acquérir les repères, les gestes et les paroles
leur permettant ainsi d’agir au quotidien et d’exercer
leur fonction de tuteur et de « repère » structurant pour
l’enfant. Il n’y a pas meilleure prévention que celle qui
« s’agit » au quotidien.
Alors, je m’interroge. Doit-on limiter la prévention
de l’inceste à de simple mesure de détection et de
signalement de situation suspecte ?
La prévention menée jusqu’alors auprès des enfants
en milieu scolaire, a le mérite de libérer la parole des
enfants victimes, mais elle a aussi l’effet d’introduire
de la peur et de la méfiance auprès des enfants vis-à-
vis de leurs parents. Est-ce le but de l’éducation ?
D’autre part, doit-on faire porter la responsabilité à nos
74
enfants de l’arrêt des violences intrafamiliales, c’est-à-
dire de la violence elle-même ?
Si nous voulons redonner à l’enfant sa place
d’enfant, et à l’adulte sa place d’adulte responsable,
alors pourquoi ne pas proposer des actions de
prévention, de formation et d’accompagnement
auprès de tous les parents et auprès de toutes les
personnes qui exercent une fonction parentale ?…
L’enfant n’a pas à être prévenu, il doit tout
simplement être éduqué. Ce qui n’implique pas du
tout les mêmes ingrédients ! Alors, puisque l’école à
une mission éducative à tenir, pourquoi ne pas
introduire dès l’école maternelle, la transmission de
savoir être : c’est-à-dire de l’intelligence
émotionnelle, de l’estime et de la confiance en soi,
des aptitudes relationnelles… C’est-à-dire de vraies
valeurs et de vrais repères, basés sur l’amour de soi et
non pas sur la peur de l’autre…
Exercer une fonction parentale consiste d’abord et
avant tout à l’exercer vis à vis de soi-même. Quel
parent sommes nous pour nous-mêmes ? Où en
sommes-nous de la satisfaction de nos besoins
vitaux ? (physiologiques, affectifs, psychologiques,
symboliques) Avec quoi nourrissons nous notre
corps, notre esprit, notre cœur, notre âme ? Que
mettons nous en œuvre pour être cohérents avec les
valeurs et les rêves qui nous animent ?
Nous sommes tous victimes de notre éducation,
enfant nous n’avons pas le choix et nous avons tous
des blessures, des contraintes et des limites avec
lesquelles il nous faut apprendre à vivre. Cependant,
nous sommes et restons responsables de ce que nous
75
faisons de cette éducation reçue et de celle que nous
léguons à nos enfants…
Après avoir été votée, en Janvier 2010, la loi de
l’interdit de l’inceste a été abrogée le 16 septembre
2011 par le conseil constitutionnel. Cependant, il ne
faut pas oublier que si l’inceste est un tabou, son
interdit est une loi d’organisation sociale à travers
laquelle l’enfant, puis l’adulte et le parent qu’il
deviendra, structure son identité psychique, affective et
relationnelle. Ainsi, l’interdit de l’inceste se trouve au
cœur de notre système éducatif et nous en avons donc
tous l’expérience, à notre insu, à travers nos valeurs et
nos principes éducatifs. Tout comme l’interdit du
meurtre, cet interdit fondateur de notre identité
humaine, permet l’émergence du « sujet » et le tissage
du lien social. Mais surtout, il élabore le terreau de la
culture que nous transmettons aux générations à venir.
Dans un monde où les limites spatio-temporelles
explosent et maintient ainsi les individus dans une
réalité virtuelle où tout est possible, dans une culture
qui alimente « le désir tout puissant », la dictature des
pulsions, la jouissance et les plaisirs immédiats au
détriment de nos besoins les plus vitaux, dans une
société en pleine crise identitaire où règnent la
confusion, la victimisation et le sentiment
d’impuissance… chacun est en droit de s’interroger
sur les valeurs, les repères que nous transmet notre
nouvelle ère « du savoir et de la consommation ».
L’’interdit de l’inceste consiste à renoncer à la
toute-puissance vis à vis de ses enfants, mais aussi
vis-à-vis des autres et du milieu dans lequel nous
vivons. Ce à quoi ne nous invite guère « le monde
sans limite » au sein duquel nous évoluons. De la
toute puissance à la toute impuissance, la frontière est
76
fine pour celui qui transgresse les règles du « JE » et
les conditions de l’élaboration du « sujet ».
Reposer au cœur de la loi, la limite qui fait de nous
des humains, dans tout ce que nous sommes, mais
seulement ce que nous sommes, c’est à dire des êtres
avec des valeurs et des ressources, mais aussi avec
des limites, ne peut être qu’une évolution qui vient
initier le cadre fondamental dans lequel pourront
s’élaborer toutes les actions de prévention et
l’accomplissement des mutations sociales vers plus de
conscience, de discernement et de responsabilité.
77
La fonction initiatique
du récit autobiographique
De l’écriture thérapeutique à
l’écriture socialisable et socialisante
78
79
Comment devenir humain
malgré les coups du sort ?
Qu’est-ce qu’un fou ?
Cette fois je vais te répondre sans tricher : la folie,
c’est l’incapacité de communiquer ses idées. Comme si
tu te trouvais dans un pays étranger : tu vois tout, tu
perçois tout ce qui se passe autour de toi, mais tu es
incapable de t’expliquer et d’obtenir de l’aide parce
que tu ne comprends pas la langue du pays. « Nous
avons tous ressenti cela un jour. Nous sommes tous un
peu fou, d’une façon ou d’une autre. » Paulo Coelho.
Je n’ai jamais oublié, jamais refoulé… Mais, je
n’ai jamais été autorisée à vivre les traumatismes en
tant que tels, parce qu’ils n’ont jamais été reconnus
pour ce qu’ils ont été. Pendant 20 ans j’ai vécu
comme anesthésiée : Impossible d’intégrer, ni
psychiquement ni émotionnellement, ce que j’avais
vécu. J’avais été maltraitée, mais en plus je n’avais
pas le droit de le savoir !
L’histoire officielle, celle racontée par mon père et
toute la famille, était tout autre. Malgré le départ de
ma mère, l’histoire d’une enfance banale, voire
80
heureuse, d’un père courageux qui s’est dévoué et
sacrifié… J’étais contrainte d’adhérer à cette version.
J’y ai cru pendant longtemps, car l’autre, celle dont
j’étais la seule à être le témoin, je n’avais personne
pour l’écouter, encore moins pour la croire.
Condamnée au secret, « ligotée psychologiquement »,
les symptômes corporels dont j’ai souffert toute ma
vie étaient le signe de ma résistance au
« négationnisme familial et culturel ». Ils disaient
inlassablement ce qu’il m’était interdit de dire. Ils
étaient le signe que je restais vivante, que je n’avais
pas oublié, parce que ma tragédie, qui fut aussi ma
délivrance, c’était précisément de ne pouvoir oublier.
J’ai connu l’inceste et j’ai mis 20 ans à le savoir !
Porteuse de cette « co-naissance interdite », j’avais
perdu le sens et la valeur des mots. Interdite de
mémoire, j’étais interdite de savoir.
La quête de toute mon existence a été de retrouver
les mots pour les poser sur le réel. Pour dire l’interdit et
l’indicible, pour nommer l’impensable et l’impensé…
Pour savoir mon histoire, sortir de la confusion,
comprendre et donner du sens et de la vie à ma vie.
« Le premier février 1998, je porte plainte auprès
du procureur de la République, pour « viol aggravé »
et j’envoie le double du courrier à mon père. Seule
contre toute ma famille, j’ose briser le mur du
silence. C’est comme un voile de mort qui s’envole,
un nœud qui se dénoue. Je me libère de l’emprise
familiale, je ressuscite…
… Quinze jours plus tard, je reçois la réponse du
procureur. Quelques mots sur une grande feuille
blanche : une fin de non-recevoir, la fameuse
prescription ! J’avais beau le savoir et m’y attendre,
je ne m’imaginais pas une seule seconde à quel point
81
cette réponse formelle de la loi serait violente et
destructrice. Après avoir été niée par mon père et
toute ma famille, ma parole et mon histoire sont
officiellement rejetées par la loi. La lettre me tombe
des mains, je suis foudroyée… Marie-Odile, n’a pas
le droit d’exister !…16
Après avoir été niée par mon père, ma parole et
mon histoire sont rejetées formellement par la loi. La
non-prise en compte par la justice, la non
reconnaissance sociale, me renvoie d’un seul coup à
un autre type de vide et de déni : celui de ma non-
filiation sociale, celui de ma non inscription dans la
loi, celui de ma non-place au sein du monde des
humains ! »… Après des années de parcours du
combattant et de tentative de reconstruction, je me
retrouve anéantie et reste sans mots… Que dois-je
faire de mon histoire ? L’oublier ? Impossible… Elle
secrète par tous les pores de ma peau !
Et pourtant, c’est bien ce que vient me signifier la
loi : le viol que vous avez vécu n’a jamais existé.
Oubliez ! Car la prescription agit comme si le crime
n’avait jamais existé. Mémoire prescrite. Mémoire
interdite. Comment mettre du sens quand la mémoire
est interdite ? Il y a une partie de moi qui reste
chaotique, décousue et insensée »… Mon histoire ne
peut exister ni dans ma famille, ni dans la culture, ni
dans la loi. Ma parole tombe éternellement dans le
vide et reste muette.
Étouffée par tous ces mots qui restent coincés en
travers de ma gorge, je reste en état de choc pendant
plusieurs mois. Et puis peu à peu, l’anéantissement
16
Mary Genty – « Non, je ne suis pas à toi » – Eyrolles, 2011
82
fait place à un terrible sentiment d’injustice et la rage
qui émerge alors au plus profond de moi, devient un
moteur de plus en plus puissant. Rage de comprendre
la violence dans laquelle je suis enfermée. Rage de
dénoncer l’injustice dont je suis victime, rage de
témoigner…
« La manière dont l’entourage familial et culturel
parle de la blessure peut atténuer la souffrance ou
l’aggraver, selon le récit dont il entoure l’homme
meurtri », écrit Boris Cyrulnik dans son livre
« Merveilleux Malheur » sorti en 1999. La lecture de
cet ouvrage, me donne alors un sentiment de
normalité, voir même de légitimité. Je suis de la race
de ceux qu’il appelle les résilients. Premier auteur a
avoir développé ce concept, il décrit la résilience
comme étant la capacité à réussir, à vivre et à se
développer positivement, de manière acceptable, en
dépit du stress ou d’une adversité qui comporte
normalement le risque grave d’une issue négative.
Comment devenir humain malgré les coups du
sort ? Voilà bien le sujet qui canalise toute mon
énergie vitale depuis tant d’années, et la seule réponse
que je trouve face à cela est ECRIRE le récit de mon
histoire. Ecrire pour me souvenir, écrire pour savoir et
comprendre, écrire pour transmettre et témoigner,
écrire pour exister.
83
Le récit au fondement de l’identité
… « Le don de raconter des histoires caractérise
l’homme autant que la station debout ou l’opposition
du pouce à l’index. Tout indique que c’est notre
manière “naturelle” d’utiliser le langage, dans le but
de caractériser les déviations qui, sans cesse,
viennent perturber le cours des choses dans une
culture donnée. Personne ne connaît exactement
l’histoire de son évolution, comment ce don est né et
a survécu. Nous savons seulement que c’est un outil
irremplaçable qui donne sens à l’interaction
humaine. J’ai fait l’hypothèse que c’est grâce au récit
que nous parvenons à créer et recréer notre
personnalité, que le Moi est le résultat de nos récits et
non une sorte d’essence que nous devrions découvrir
en explorant les profondeurs de la subjectivité. Nous
disposons maintenant de preuves pour affirmer que
sans cette capacité à construire des histoires à propos
de nous-mêmes, rien n’existerait qui ressemble à une
personnalité17
17
Jérôme Bruner – Pourquoi nous racontons-nous des histoires ?
– Éd. Retz – 2002. »…
84
Se raconter, faire de sa vie une histoire est donc
fondateur de sa personnalité, de son identité et aussi
de sa condition humaine. L’histoire que l’on raconte
révèle : « voilà qui je suis et d’où je viens »… La
quête fondamentale de l’être humain n’est-elle pas
depuis toujours la quête de ses origines ? Origine de
la vie, du monde, de l’univers… Savoir et
comprendre d’où l’on vient, permet de donner une
direction et un sens à sa vie, à la vie. Et ce récit de soi
n’appartient pas au seul domaine « du thérapeutique
ou du psychologique ». Le récit de soi, de la vie est
intrinsèque à l’homme et à l’humanité. Nous sommes
tous tissés de récits, d’histoires, de mythes et de
légendes, et cela non seulement depuis notre
naissance, mais depuis l’aube de l’humanité.
Rien qu’à travers notre nom et notre prénom et
avant même notre naissance, nous pouvons déjà nous
relier à l’histoire qui nous a créée. Nous sommes
fondamentalement des êtres de langage et nous avons
besoin pour exister, d’être accueilli et reconnu dans
une parole qui fonde et tisse notre humanité. Ainsi, le
récit de soi n’existe que dans l’altérité et ne peut se
dissocier de la dimension de l’autre, celui qui
accueille et qui écoute ou au contraire rejette et renie
Et cet autre peut se trouver tout aussi bien à
l’extérieur de soi, tout comme à l’intérieur de soi. Ce
n’est donc pas seulement « se raconter » qui libère et
émancipe, mais se sentir accueilli et entendu dans son
humanité. Se sentir humain amène un profond
sentiment de sécurité et d’appartenance qui procure
un sentiment de joie, de liberté et de sens. Faire un
récit de soi, se sentir entendu et accueilli dans ce récit,
aussi inhumain soit-il, rend humain.
85
L’écriture comme
processus d’ancrage
Fugitive et impalpable la parole circule et obéit à
des lois silencieuses. L’écriture, elle, articule la parole
avec des lois, des règles et des codes très précis et
tangibles. C’est un arrimage, un encrage/ancrage à la
terre qui relie la chair et l’esprit, la forme et le fond,
pour lui donner sens et matérialité.
… « Août 99, je commençais l’écriture de mon récit.
Chronologiquement. Sans analyse. Sans commentaire.
J’écrivais mon récit, brut de décoffrage. L’idée dans
un premier temps était de réunir les faits pour les
mettre à plat les uns après les autres18
»…
Dans cette première étape, il n’est pas question pour
moi de socialiser ce que j’écris. Mon objectif est de
retracer les faits et les évènements chronologiquement,
sans chercher à comprendre. Ayant beaucoup
déménagé dans ma vie, ce sont les lieux qui restent
porteurs de mémoire. À partir de cette mémoire des
18
Mary ODILE – L’inceste, de l’autre côté du miroir – Ed.
Quitessence 2006
86
lieux, je retrouve le contexte, les personnages, les
émotions, les dates et les âges. L’important n’est pas
de se souvenir de tout. « Comme le soulignait Maurice
Halbwachs en son temps, l’oubli est nécessaire à la
mémoire. Celle-ci n’a aucun besoin d’être exhaustive,
bien au contraire, puisqu’elle est un réservoir à la
disposition du sujet dans lequel il va puiser en fonction
des exigences du présent. La mémoire “ne retient du
passé que ce qui est encore vivant ou capable de vivre
dans le groupe qui l’entretient” (Halbwachs, 1950, p.
70). La mémoire est un moyen de se projeter dans
l’avenir plutôt qu’une fixation sur le passé. Mais cette
mémoire vivante a besoin d’être entretenue et
partagée19
».
Le récit écrit demande un effort de mémorisation
bien plus important que le récit oral. Un récit oral
peut se permettre d’être décousu, alors que le récit
écrit impose une loi beaucoup plus stricte : il s’agit
d’assembler les évènements les uns avec les autres de
façon fluide, ordonnée et cohérente. Ainsi, dans cette
grande nébuleuse que représentent la mémoire, le
temps et les souvenirs, émergent ici et là des petites
bulles de clarté, de compréhension et de sens.
Bien plus que le récit oral qui ne circule que dans
l’instant présent, le récit écrit entraine un passage
dans la matière et laisse une trace transmissible dans
la durée. C’est la « pensée qui prend corps ». C’est
pourquoi l’écriture de soi nécessite de s’accueillir soi-
même dans sa propre parole. Ce n’est plus l’écoute de
l’autre qui est fondamentale, mais l’écoute de soi,
l’écoute intérieure.
19
Vincent de Gaulejac – L’histoire en héritage – Desclée de
Brouwer – 1999.
87
Cette première étape d’écriture a eu plusieurs effets :
• Le premier, fut un effet terrible de destruction :
Tout s’écroule. Les illusions, les mensonges, les mythes
et les histoires que je me suis inventées pour survivre,
tout s’effondre. J’écris ma vie, sa réalité, sa vérité, mais
en la déployant sur un morceau de papier, cette vie ne
ressemble plus à rien. Elle me semble toute aplatie,
correspondant à la réalité certes, mais elle n’est plus
qu’un ramassis d’ignominies, un tissu d’incohérences.
L’acceptation est dure, très dure. Le doute s’installe de
nouveau : « ce n’est pas possible, je délire, j’ai dû en
rajouter quelque part ! ». Alors je lis et relis… mais
c’est pourtant bien la réalité, toute simple, toute crue et
toute nue ; j’ai vécu dans le chaos, la violence… Ma vie
est un non-sens. Peu à peu, je sors de mes
aveuglements, de ce magma informe culturel, familial et
parental dans lequel je suis engluée. Mais le constat est
terrifiant et renforce mon besoin de comprendre :
« Comment est-ce que j’ai survécu à tout cela ? »
• Le deuxième effet fut de me réinscrire dans la
temporalité : En effet, relier les évènements entre
eux, crée de l’articulation, de l’ordre et nécessite
d’envisager un avant, un pendant et un après. Soit un
début, un milieu et une fin. Ainsi, en m’écrivant, je
retrouve la mémoire et le fil du temps. Je m’articule
de nouveau dans les limites du temps humain et dans
ma finitude. Je retrouve un rythme et un tempo. Est-
ce un pur hasard si c’est à cette période de ma vie que
je reprends la musique ?
• Le troisième effet fut de produire du savoir sur
moi et sur ma vie : écrire mon histoire me permet de
faire des liens. Entre différents évènements de ma vie
mais aussi avec le contexte social et culturel dans
lequel je vis. Soit parce que je me surprends à les écrire
88
l’un à la suite de l’autre, soit à la relecture où je relie
différents passages. Lorsque je me retrouve devant des
impasses, je pars faire des enquêtes :
… « Peu à peu, j’approfondissais mon travail de
recherche autour de mon arbre généalogique et de
l’histoire familiale. Pour mettre à l’épreuve mes
souvenirs, mais aussi trouver de nouveaux indices et
de nouvelles compréhensions, je partais faire des
petites enquêtes. Même si ma mère restait mon
interlocutrice privilégiée, je n’hésitais pas à
contacter des membres de toute ma famille,
notamment du côté de mon père20
»…
Ainsi, en écrivant, je rends, à mon insu, visibles et
lisibles des processus invisibles. Toujours à partir du
même questionnement, qui devient mon fil rouge :
« Comment, puisque je ne suis ni morte ni folle, ce
qui est censé me détruire m’a-t-il donc construite ? »
C’est ainsi que peu à peu, émerge de la cohérence et
du sens, mieux encore : un sentiment de normalité !
— Avec tout ce que j’ai vécu, c’est donc bien
normal de penser ce que je pense et d’être dans l’état
où je suis !
L’écriture de mon histoire me permet alors de me
comprendre (prendre avec soi) et de me faire
comprendre.
La mémoire est étroitement liée aux émotions.
Nous nous imprégnons plus facilement des
évènements, des relations qui nous ont affectés
émotionnellement. En négatif comme en positif.
Ainsi, la mémoire englobe tous nos sens, donc notre
corporalité. Se souvenir, c’est se souvenir
20
L’inceste, de l’autre côté du miroir – Op cite
89
émotionnellement. Nos émotions nous permettent de
tisser nos limites corporelles en nous liant avec nos
repères temporels. Ecrire son histoire permet de se
réinscrire dans la temporalité mais également
d’éprouver corporellement, émotionnellement.
… « Puis, progressivement je faisais des liens…
des prises de conscience… Ce travail d’écriture était
libérateur. Passant de la rage au désespoir… du
désespoir aux crises de larmes… des crises de larmes
aux crises de rire… L’écriture me permettait un
travail de mémoire dont je me délectais21
»…
Les mots justes peuvent alors se poser sur ces
émotions qui émergent et s’expriment. Le langage
peut s’articuler avec la réalité éprouvée et le langage
des mots remplacer le langage des maux.
« Ecrire pour oublier, délivrer le corps qui parle,
qui se souvient avec ses maux de sang. Métamorphoser
les maux en mots, laisser la mémoire au papier et les
cris s’envoler comme des papillons ! »
L’écrit, bien plus que l’oral, possède une
matérialité qui permet cette mise à distance des
évènements douloureux de notre vie. Il permet de
visualiser, de mettre hors de soi. Ce n’est pas tant
l’écriture qui provoque l’émotion, c’est bien souvent
la relecture de ce qui a été écrit. De sujet, l’auteur
devient objet de son récit et se laisse traverser et
éprouver par lui : « Ça travaille à l’extérieur comme à
l’intérieur ». « L’encrage » engage un processus
« d’ancrage » qui s’inscrit dans la durée. À travers
des allers-retours, il permet la lente maturation de
l’analyse et l’intégration de l’histoire vécue :
21
L’inceste, de l’autre côté du miroir – Op cite
90
« Toute ma vie j’avais vécu dans l’illusion de la
réalité. M’inventant des histoires, des personnages
imaginaires, le mythe d’une famille harmonieuse…
Le rêve et l’imaginaire étaient devenus pour moi
comme une stratégie de survie pour faire face au
quotidien. Mon imaginaire avait fait ma force mais il
avait aussi fini par m’enfermer en dehors de la
réalité. Ecrire me permettait de reconnecter avec
cette réalité et de l’intégrer : Oui, c’est bien moi qui
ait vécu cela !22
».
« Nous sommes toutes au début un tas d’os, un
squelette démantelé gisant quelque part dans le désert
sous le sable. À nous de recoller les morceaux. C’est
une tâche pénible qu’on doit exécuter quand la
lumière est bonne, car il faut y consacrer beaucoup
d’attention. La loba nous montre ce que nous devons
chercher – l’indestructible force vitale, les os »23
.
En septembre 2002, soit 3 ans plus tard, je termine
ma première phase d’écriture qui fut une véritable
auto-thérapie. Cependant, j’ai envie d’aller plus loin.
J’ai besoin de témoigner en socialisant mon histoire,
mais surtout j’ai envie de transmettre ce que ma vie
m’a appris. Car de cette écriture thérapeutique, qui
m’a permis de retisser du lien avec moi-même et mon
histoire, a émergé de la compréhension sur les
processus éducatifs, psychiques et sociaux qui ont
imprégné mon parcours. Je souhaite développer une
écriture plus conceptuelle et distanciée et je songe
d’ores et déjà à la publication d’un livre.
22
L’inceste, de l’autre côté du miroir – Op cite 23
Clarissa Pinkola Estés – Femmes qui courent avec les loups –
Grasset et Fasquelle – 1996 – 487 p.
91
Le récit, l’écriture et la loi
En octobre 2002, je rencontre Martine Lani-bayle,
responsable du Diplôme Universitaire « Histoire de vie
en formation » à Nantes. Chercheur en Pratique des
histoires de vie, elle a mis en place ce diplôme
universitaire depuis deux ans. Après lui avoir exposé
ma démarche elle me propose d’intégrer la prochaine
session de ce diplôme en science de l’éducation, mais
surtout, chose complètement inattendue, elle me donne
l’opportunité d’écrire un article dans sa prochaine
revue, Chemin de formation, portant sur la résilience.
Cependant, je me trouve face a un dilemme car
écrire, ce n’est pas seulement remplir des feuilles
blanches, c’est aussi apposer son nom en bas de la
page. Et l’article qu’elle me propose d’écrire relève
du témoignage, je ne peux donc pas le signer avec
mon patronyme de naissance. Car mon histoire,
comme toutes les histoires d’inceste, est prescrite par
la loi depuis le jour où j’ai eu 28 ans, soit 10 ans après
la majorité24
. C’est-à-dire qu’après ce délai, on ne
24
Ce délai est désormais passé à 20 ans après la majorité
92
peut plus ni la juger, ni en parler, et encore moins
écrire un témoignage sous peine de poursuite pour
diffamation. Il me faut donc prendre un pseudonyme.
Pourquoi pas ? Le défi est de taille et le pseudo que je
trouve est plein de sens : Mary ODILE.
Marie-Odile est mon prénom de naissance. Marie
me venant de mon père et Odile de ma mère.
Cependant, interdite de parler du crime que j’ai subi
enfant, très vite vers l’âge de 20 ans, ce prénom m’est
devenu insupportable au point de l’égratigner un peu
et de me faire appeler Marie, puis Mary, le « Y »
venant ainsi marquer mes origines anglaises héritées
du côté maternel.
Mais en m’amputant d’une partie de mon prénom,
je me suis également amputée d’une partie de moi.
Ainsi, ce pseudonyme réunit de nouveau, sur le plan
réel et symbolique, toutes ces parties. Mary prénom
féminin, Odile (de Odilon) prénom masculin, je
réunis le féminin et le masculin, le fond et la forme, la
force et la fragilité… Plus besoin de trait d’union. Je
suis entière ! Plus besoin de ce trait d’union symbole
de mon sacrifice et de la « mal édiction » de mon
père, de ma mère et de la loi. Odile représentait la
partie de mon prénom qui avait signifié le NON, le
déni. Il signifiera désormais mon NOM.
Mon article « La co-naissance inter-dite » parait en
mai 2003 dans chemin de formation – les savoirs de
résistance – Ed. Du petit véhicule25
. Cet article pose
les premiers jalons d’un autre regard sur l’inceste et
me projette dans une nouvelle dimension d’écriture
plus théorique.
25
Il est disponible sur mon site internet
93
En janvier 2004, j’entreprends, le diplôme
universitaire « histoire de vie en formation » avec
Martine Lani-Bayle à l’université de Nantes.
À la jonction de plusieurs champs (sociologique,
psychologique, pédagogique, anthropologique…) ce
diplôme, unique en France, s’inscrit en science de
l’éducation. Il ouvre à une pratique et une théorie qui
envisagent la question du récit et de l’histoire de vie
dans sa fonction formatrice et émancipatrice, et non
pas dans sa dimension thérapeutique, tel que
l’utilisent les psychologues ou thérapeutes.
En janvier 2004, j’ai 41 ans. Conseillère en
économie sociale et familiale de formation, je viens
de quitter un poste de directrice d’association
d’insertion par l’économique et je développe une
activité de formatrice indépendante. J’accompagne
des personnes victimes d’inceste dans le cadre de
groupe de parole et je propose des actions de
prévention. Je démarre avec beaucoup
d’enthousiasme cette formation universitaire qui doit,
en plus de l’écriture, me permettre de prendre de la
hauteur par rapport à ma pratique de terrain. Mon
sujet de mémoire est tout trouvé : « l’inceste et la
fonction initiatique du récit autobiographique ».
La spécificité de ce diplôme est qu’il permet au
chercheur d’ancrer son sujet de mémoire dans sa
propre histoire de vie. En quoi est-il concerné par son
sujet de recherche ? Quelle est son implication dans le
thème choisi ?
En ce qui me concerne, aucun problème pour
parler de mon implication. C’est justement la raison
pour laquelle j’ai choisi ce diplôme. Pouvoir dire
94
enfin : « Voilà mon histoire, voilà la forme qu’elle
m’a donnée, voilà pourquoi je dis ce que je dis et je
fais ce que je fais »…
Cependant, malgré tout mon engouement,
impossible d’écrire quoi que ce soit, impossible
d’aligner deux mots. Je suis totalement bloquée dans
l’écriture… Du moins dans l’écriture de ce mémoire
universitaire, car, paradoxalement, je continue à
écrire librement et facilement tant qu’il s’agit de le
faire avec mon pseudonyme « Mary ODILE »
Je suis, bien entendu, inscrite à l’université sous
mon nom de jeune fille, soit le nom de mon père. On
ne me donne pas d’autre choix. Que se passe t-il donc
avec ce patronyme de naissance qui m’interdit l’accès
à l’écriture ? Ce nom me bâillonne et m’interdit
l’accès à la parole et à l’écriture. Difficile à
comprendre, certes, mais nous réalisons rarement que
l’agresseur emmène sa victime avec lui en dehors de
la loi. Et pourtant, écrire mon implication dans mon
sujet de recherche sous mon patronyme de naissance
fait de moi une hors-la-loi.!
Malheureusement, je ne peux pas m’inscrire à
l’université sous un pseudonyme ce que je comprends
fort bien. Mais mon patronyme de naissance m’interdit
de m’inscrire et m’écrire en tant que sujet de mon
histoire, sous peine d’être sanctionnée par la loi.
Comment accéder à l’histoire et à la mémoire,
lorsque celles-ci sont prescrites par la loi ? Lorsque la
loi se fait complice de mots muets, au nom de qui et de
quoi l’être peut-il se construire une identité ? Comment
l’être peut-il accéder à son propre récit et aux savoirs
qui lui permettraient de s’ouvrir à l’altérité ?
95
Renoncer à mon sujet de recherche est comme
renoncer à ma dimension de sujet, à mon identité.
Alors, ne pouvant ni écrire, ni publier sous mon nom
de jeune fille, j’annonce officiellement en juin 2005,
et non sans émotion, que je renonce à mon diplôme.
J’ai besoin d’un nom pour écrire en auteur et non pas
en victime de la loi.
96
97
Un « Nom » pour être humain
Nous avons besoin d’un nom pour exister. Sans nom,
sans état civil, un enfant serait sans acte de naissance,
sans appartenance, sans lien social, sans identité, sans
papier. Il ne pourrait grandir que hors la loi, dans la
clandestinité et ne pourrait pas s’humaniser. Sans nom,
un individu ne peut pas exister dans notre société. Il
vivrait dans un sentiment de peur et d’insécurité
permanente à défaut de sombrer dans la folie. En lui
donnant un nom, la loi donne à l’enfant un vêtement
social, une enveloppe symbolique qui le définit dans
une identité propre et lui permet d’exister dans le
monde. Le nom est comme un porte-parole, un grand
« oui » à la vie. Et pourtant, il existe des noms/prénoms
porteurs de secrets, de mensonges, de folie et même de
mort qui enferment, cloisonnent et empêchent la vie de
circuler librement. Et le mien, fait partie de ceux-là26
.
… « Je veux et j’exige que l’on m’appelle
mademoiselle ! Je ne suis pas la femme de mon père,
26
Je développe largement cet aspect dans la première partie. Se
référer notamment à : Le nom/non de la loi et le viol du
symbolique.
98
je suis sa fille ! Les gens croient être polis ou
respectueux, mais moi je ne supporte plus d’être
dénommée madame.
Mon père s’appelle monsieur X. Et sous prétexte
que j’ai des enfants, les gens, les administrations
m’appellent madame X ! Mais madame X, c’est la
femme de mon père, ce n’est pas moi. Les gens
devraient pourtant bien savoir que ce terme de
madame introduit un nom de femme mariée. Une
jeune fille devient madame lorsqu’elle prend le nom
de son époux ! Je ne suis pas mariée avec mon père.
J’en ai assez, ça suffit.
J’étouffe sous ce nom-là, il me colle à la peau
comme de la poisse27
! »…
27
Non, je ne suis pas à toi – Op Cite
99
Ecrire pour exister
Exister, vient du latin ex-sistere qui veut dire :
placer hors de… Autrement dit : sortir de la parole de
l’autre pour entrer dans sa propre parole.
Enfermée dans une opacité sans nom, destituée de
ma place dans la filiation, jetée hors la loi, je décide
d’écrire puis de publier ce qui se cache derrière le
nom de ma plume créatrice, Mary ODILE. J’écris
l’histoire de ce nom pour ensuite en proposer une
analyse théorique. Intentionnellement dépouillée de
sa dimension réflexive, j’élabore cette histoire à la
manière d’un vêtement que je découds et mets à plat.
Je me limite à raconter les événements tels que je les
ai vécus, sans romance, ni analyse, seulement les faits
qui permettent de comprendre pourquoi je m’appelle
Mary (pour mon prénom) et Odile (pour mon nom) et
de comprendre ainsi les différents processus qui
m’amènent à me renommer.
Fonder sa propre demeure
Ecrire c’est entrer dans un château magique de ce
qui se dit et de ce qui se tait (Aragon)
100
C’est la colère qui me fait écrire ou plutôt la rage,
les sentiments d’injustice et d’impuissance. Mon nom
est devenu la problématique centrale de mon
existence et en racontant l’histoire de ce nom, je
trouve enfin la clé, le fil rouge pour entrer de nouveau
dans l’écriture.
Mais comment dire, transmettre, socialiser un vécu
violent par lui-même, sans être dans la violence vis-à-
vis de soi-même ? Comment préserver son intimité
quand l’histoire elle-même est une mise à nu
déchirante ? Comment ne pas déclencher l’horreur et le
dégoût ? Comment, alors que le sujet se tisse dans
l’altérité, ne pas impliquer les autres, les êtres qui vous
sont les plus proches et les plus chers au monde ?
Tiraillée entre la rage de dire et celle de prendre
soin de moi, cette deuxième étape d’écriture a tout
d’abord consisté à faire un tri et de sortir des extrêmes
du « tout dire » ou du « rien dire » : Qu’est-ce que je
choisis de transmettre ? Qu’est-ce que je choisis de
garder secret ? Qu’est-ce qui est politiquement et
socialement important de dire pour la compréhension
de l’histoire, et important de transmettre pour le
changement de l’Histoire ? Qu’est-ce qui fait partie
de mon intime, que je garde privé ?
Après une première étape de déconstruction puis
de distanciation j’entre dans une étape de
reconstruction du récit. À partir du premier travail
écrit j’effectue des coupes franches, des
couper/copier/coller et des synthèses. Le corps du
texte ainsi sculpté prend une consistance et une
cohérence tout à fait inattendues. D’une certaine
façon, je repose des frontières entre l’intime et le
collectif, le privé et le public, avec une sensation
101
jubilatoire de tisser un voile d’intime autour de moi
(même si toutefois cela peut encore choquer certains).
Ainsi en posant des limites entre le dire et le taire, je
refonde ma propre demeure. Un sentiment étrange
également d’avoir produit une fiction où l’histoire
construite n’est plus ma vie, mais seulement une
partie infime choisie à travers des filtres.
Le résultat obtenu donne l’effet d’un récit très cru,
mais les consignes de l’exercice, que je me suis
proposé de faire en écrivant ce récit, l’ont d’emblée
amputé de sa dimension réflexive, mais aussi de la
rêverie et de l’imaginaire qui ont pourtant été une
dimension fondamentale de mon parcours de
résilience. Ce récit autobiographique n’est donc pas
l’histoire de ma vie, ni celui de mon chemin de
guérison ; il est seulement l’histoire de mon NOM.
Mon livre « L’inceste, de l’autre côté du miroir »
est publié aux éditions Quintessence en septembre
2006, sous le pseudonyme de Mary ODILE.
« (…) Et Mary a osé franchir le pas pour écrire
l’envers du décor trop policé de notre monde dit
civilisé. Elle l’a écrit parce qu’elle l’a connu, sinon
vécu : le tragique est alors de ne pas pouvoir savoir
sans la parole de l’autre, l’auteur comme le légiste.
Quand ils se dérobent en effet, que reste-t-il sinon à
s’engendrer soi-même par le récit et renaître comme
Phénix de ses propres cendres ?
Mary blessée petite est devenue adulte, auteur
d’elle-même comme du texte de sa vie (…) Pour
réaliser ce tissage, Mary s’est créé un nom, faisant
comme pour les enfants trouvés son néo-patronyme
d’un prénom et effaçant un trait d’union d’origine qui,
pour elle, n’en était pas un ou l’était trop. Mais ce nom
102
qu’elle s’est choisi concerne tout de même son histoire,
si elle en a chassé le patronyme paternel…
Et Mary a écrit, en trois temps : raconté d’abord,
théorisé puis imaginé ; composant écriture pour le
corps, pour l’esprit et pour l’âme ; mariant réel,
symbolique diabolisé et mythe ; partant du “naître”
charnel vers le “penser”, enfin le “rêver”. Son
triptyque fonctionne alors non pas comme refus voire
comme refuge, mais comme sublimation qui réinvente
les fondements dans l’après-coup, ce que seule une
triangulation assumée permet (…) » Extrait de la
préface de Martine Lani-Bayle.
Cet ouvrage, est aujourd’hui épuisé, mais il
proposait (dans sa deuxième partie) une approche
plus théorique que j’ai reprise et réélaborée dans ce
présent ouvrage…
Écrire entre l’intime et le politique
« À la différence de l’oral, l’écrit est la langue
officielle, celle de l’administration, du droit, de
l’autorité et du pouvoir. Elle confère ainsi à l’histoire
de celui qui rédige son autobiographie une dignité,
une solennité, une valeur sociale – pour ne pas dire
une sacralisation – qu’elle n’avait pas
auparavant »28
.
En socialisant mon récit, je m’accueille et me
reconnais dans la réalité et la vérité de mon histoire et
je me « ré-écris » dans la loi des hommes de ma
culture, qui est celle du langage. À défaut d’avoir été
reconnu par la loi, mon récit « hors la loi » prend
28
Alex Lainé – Faire de sa vie une histoire – Desclée de
Brouwer – 1998.
103
alors une valeur symbolique et initiatique : il devient
le récit fondateur de mon identité humaine.
Les nombreux courriers que j’ai reçus par la suite,
m’ont fait comprendre, que ce n’est pas seulement
mon histoire que j’ai écrite, mais l’histoire de milliers
d’hommes et de femmes pour qui mon livre, tout
comme ceux d’Eva Thomas, et toutes celles et ceux
qui ont osé briser la loi du silence de notre culture
dite civilisée, a été un message d’espoir et de soutien.
Ainsi, mon récit participe au changement individuel
et social.
À défaut d’être inscrit dans la loi, les témoignages
de crime d’inceste, sont une autre façon d’inscrire la
réalité de l’inceste dans la culture.
… « La loi est fascinante : elle se penche sur le
passé et convoque la mémoire pour décider si
l’affaire qu’elle traite doit être considérée comme
exemplaire ou bien comme la simple répétition de ce
qui a déjà été interdit dans le passé. Mais la culture
est animée par une dialectique qui la fait évoluer et la
préserve de sombrer dans son idéal mnémonique
inaccessible. On admettait hier le « séparés mais
égaux » : on y voit aujourd’hui l’indice d’une
oppression29
»…
La loi s’écrit en fonction des histoires qui se
racontent. Ecrire son histoire participe ainsi à écrire la
Loi et à faire l’Histoire.
29
Jérôme Bruner – Op. Cite
104
105
Une nouvelle identité
Suite à la publication de mon premier ouvrage en
2006, j’engage fin 2007 une procédure légale de
changement de prénom. Je souhaite, en effet,
officialiser mon prénom Mary
La procédure de changement de prénom se déroule
auprès du juge aux affaires familiales du lieu
d’habitation. Cette procédure demande obligatoirement
un avocat et la personne demanderesse doit prouver
l’utilisation constante du prénom depuis au moins cinq
années. Comme quoi la loi reconnaît l’utilisation
officieuse d’un autre prénom, puisque c’est la
procédure qui permet de l’officialiser !
La loi demande également d’évoquer des raisons
légitimes pour que la demande soit prise en
considération. Ainsi, si la loi prend en compte les
motifs évoqués pour mon changement de prénom,
alors cela serait une forme de reconnaissance sociale
des violences subies. Chose qui n’a jamais été possible
du fait de la prescription. Je constitue ainsi tout un
dossier auprès d’un avocat et mon livre « L’inceste, de
l’autre côté du miroir » est joint à ma requête.
En novembre 2008, le tribunal accepte mon
changement de prénom. Toute la tension accumulée
106
depuis des mois, par peur d’un éventuel refus,
retombe. Après avoir vécu cinq années sous le pseudo
de Mary ODILE, Je peux laisser ma vieille peau. J’ai
même changé ma signature !
La loi reconnait la légitimité de ma requête et de
mon histoire et accepte de me renommer
officiellement et légalement Mary. Mariée dans la
même année, je porte désormais le nom d’un autre
que mon père et vis sous le nom de Mary Genty.
… « Quelque chose est mort en moi. “Je” est une
autre. Je m’appelle Mary Genty et c’est mon vrai nom.
Cette nouvelle identité devient pour moi l’empreinte
glorieuse de mon parcours initiatique, la signature d’un
acte de renaissance… Un nom donné par la justice. Un
nom de vie, une “nouvelle peau” qui me libère, m’ancre
et m’enracine dans la loi des hommes. L’exil est
terminé, je peux enfin vivre sans porter le poids de ma
famille sur le dos. Je porte un nom qui me définit dans
mon identité propre, définitivement séparée du désir
tout-puissant de mon père. Je me sens enfin légitime et
légitimée. J’obtiens rapidement ma carte ’identité. Je
peux exister dans le monde, travailler, communiquer…
Brandir mes papiers d’identité avec fierté30
»…
Ainsi, le récit et l’écriture de mon histoire, a-t-il
contribué à faire changer les règles qui régissent mon
état civil et certainement à faire évoluées celles qui
permettent le changement de prénom. Car à force de
procédure comme la mienne, je sais qu’aujourd’hui le
« crime d’inceste » fait jurisprudence pour les
personnes qui souhaitent modifier leur prénom.
30
Non, je ne suis pas à toi – Op. Cite
107
Le droit d’exister
En décembre 2010, les éditions Eyrolles me
proposent de publier mon récit dans leur nouvelle
collection « histoire de vie ». J’ai d’abord refusé,
mais après mûre réflexion, je décide de me lancer
dans cette nouvelle aventure. Pourquoi ? Parce
qu’Eyrolles me propose non seulement de publier
mon histoire, mais également de financer sa
médiatisation à travers des magazines papiers, mais
aussi audio et vidéo (radio, télé etc.…). En clair, mon
image sera associée à mon histoire. Ce qui est une
autre étape à franchir. Car en effet, ma nouvelle
identité ne me dispense pas d’une plainte pour
diffamation, car la loi m’interdit (toujours du fait de
la prescription) d’associer mon image avec mon
histoire. C’est-à-dire d’incarner mon histoire et ma
parole.
C’est ainsi pour moi l’occasion d’aller jusqu’au
bout de ma démarche et de prendre le risque d’une
parole pleine et incarnée pour témoigner et dénoncer
le système d’emprise socio-légal qui empêche les
victimes de parler de ce véritable fléau social.
108
Cette fois-ci la démarche d’écriture est très
différente. A partir du premier récit déjà publié,
l’objectif est d’écrire un roman biographique en co-
création avec mon éditrice. Non seulement la règle
chronologique n’est plus respectée, mais ce n’est plus
seulement mon regard et ma parole qui sont en jeu,
mais aussi le regard et la parole de l’autre.
Ce travail éditorial me demande, une fois de plus,
d’effectuer du tri dans mon récit, et donc de faire le
deuil d’un certains nombre de faits que je ne raconte
plus par souci de fluidité du récit. La forme devient
aussi importante que le fond et je dois négocier
durement certains passages ou certaines expressions,
que je souhaite garder à tout prix. Cependant, cet
exercice d’échange et d’aller/retour avec mon éditrice
est extrêmement structurant et créateur et me permet,
une fois encore, de prendre de la hauteur et de la
distance avec mon récit.
« Non, je ne suis pas à toi » est publié chez
Eyrolles en avril 2011, sous le nom de Mary Genty.
Près de deux ans après sa publication, je n’ai toujours
pas reçu de plainte pour diffamation. Et pourtant, ce
n’est pas faute d’avoir été médiatisée !
Ce dernier ouvrage m’a permis de traverser et
lâcher ma plus grande peur : une condamnation par la
loi et de me confronter à ma plus grande blessure :
l’interdit d’exister !
Aujourd’hui, j’ai l’audace de m’aimer et d’exister
au risque de la loi. J’ai décidé de me donner une
nouvelle permission : celle de vivre pleinement dans
une parole libre et incarnée, mais surtout celle de
fonder ma vie sur mes valeurs, mes rêves les plus
fous et non plus sur mes peurs !…
109
Depuis, j’ai souvent été contactée par des
journalistes pour intervenir sur des plateaux de
télévision. Mais face à mon exigence de témoigner à
visage découvert, rares sont les médias qui prennent
le risque de braver la loi et l’interdit lié à la
prescription qui les mettrait sous le coup d’une plainte
pour diffamation. Ainsi l’emprise « socio légale »
continue à exercer son chantage, à nourrir le silence,
le tabou, les représentations figées, extrêmes et
erronées. A l’heure d’aujourd’hui et mis à part mes
éditeurs qui ont joué le jeu, seul FR3, à osé la
transgression en décembre 2012, et me permettant un
débat en face à face avec la ministre du droit des
femmes dans l’émission régionale « la voix est
libre31
».
31
Emission visible sur mon site
110
111
L’exigence du pardon
– Mais pardonnes !
Voici une expression que j’ai entendue à maintes
reprises dans mon parcours. Mais le pardon, je ne
voulais pas en entendre parler. Il y avait, pour moi,
une sorte d’injonction sous-entendue : « oublie ! » et
aussi « arrêtes de nous encombrer avec ta
souffrance !! » Et puis surtout, quoi pardonner et qui
pardonner, puisque le récit du crime que j’ai subi a
toujours été nié par son auteur. Mais de quoi parle t-
on lorsque l’on parle du pardon ?
Il y a un adage qui dit : « À trop forcer vers un but
on obtient souvent le contraire » ! Ainsi, à vouloir
pardonner à tout prix ne prends t-on pas le risque de
passer à côté » ? Le pardon ne peut pas être un
objectif en soi. Le pardon est un effet attendu, un effet
désiré. Nul ne le choisit, nul ne peut le posséder, c’est
un état qui nous traverse, le résultat de tout le chemin
accompli. Chemin de réparation, de transformation et
de renaissance.
C’est parce l’individu tisse du lien entre lui-même
et son histoire, parce qu’il fait face à la réalité de ses
112
blessures, parce qu’il exprime sa colère ou sa haine,
parce qu’il met en mots et en actes, met du sens et de
la cohérence…, qu’il peut ouvrir son cœur et accéder
au pardon. Car le pardon habite le même lieu que
l’Amour. Le pardon transforme le mal et la
souffrance en promesse de vie, pour nous-mêmes et
pour nos enfants. Il libère l’homme et renforce
l’humanité en permettant à celui qui le vit d’accéder à
sa pleine puissance.
… « Finalement, la vie vaut-elle la peine d’être
vécue sans Amour ? L’Amour avec un grand A, celui
qui ne juge pas, celui qui ne possède pas, celui qui ne
condamne pas, qui n’enferme pas. Je sens au plus
profond de moi cet Amour. Je me sens libérée. Je
comprends avec mon cœur, avec mon âme que le
pardon ne se donne pas, il se reçoit. Le pardon est là.
Je ne l’ai pas choisi, pas décidé. Ce cadeau s’offre à
moi, tel l’aboutissement de tout le chemin parcouru :
je suis et je sais qui je suis32
»…
Le pardon peut être le chemin de toute une vie ou
seulement de quelques années. Nul ne le sait à
l’avance. Si l’effet désiré devient une quête, c’est-à-
dire s’il devient plus important que le chemin qui
mène jusqu’à lui, alors l’individu prend le risque de
passer à côté de l’essentiel en restant dans le sacrifice
de lui-même. Ce faisant, il prends également le risque
de confondre « toute-puissance » avec « pleine
puissance ». En bref, nous ne pouvons occulter ni le
chemin, ni le temps pour le parcourir car le temps
œuvre et fait pleinement partie du processus de
transmutation intérieur. Le pardon est un chemin
32
Non, je ne suis pas à toi – Op. Cite
113
d’éveil et de conscience qui consiste d’abord et avant
tout à se pardonner soi-même.
« Le pardon qui apaise prend le temps de venir. Il
n’est pas le geste las du vaincu qui se voit contraint
de refouler sa rage ; il n’est pas l’acte conformiste
qui se soumet aux conventions ; il n’est pas
l’absolution aveugle qui craint la vérité. Il est l’acte
créateur de paix de celui qui accepte sa charge
d’humanité et la transforme33
»
Finalement, mon chemin d’écriture, chemin
d’accueil et de re(co)naissance de mon histoire,
chemin de compréhension et de mise en sens, chemin
de deuil, de désillusion et de renoncement n’a été, à
mon insu, qu’un doux compagnon qui m’a mené de la
rage au pardon.
Aujourd’hui, mon histoire a pris définitivement sa
place dans son passé et mon présent est devenu un
« présent » de chaque instant. Ainsi, de l’écriture
thérapeutique dans un premier temps, au récit
autobiographique dans un deuxième temps, puis au
roman biographique dans un troisième temps,
l’écriture m’a permis de passer de la guérison intime
à la guérison sociale et de produire du savoir sur ma
vie, la culture et le monde dans lesquels je vis.
Mes livres sont devenus la fierté de mes enfants et
un sujet de discussion fluide et créateur. Là ou se
trouvait secret, chaos et déni, se trouve désormais
vérité, sens et conscience. La parole, la vie et l’amour
peuvent désormais circuler librement dans les liens
générationnels.
33
Maryse Vaillant – Il n’est jamais trop tard pour pardonner à
ses parents – Éd. La Martinière – Mai 2001
114
115
Au bout du conte
« L’expérience n’est pas ce qui arrive à quelqu’un,
mais ce que ce quelqu’un fait avec ce lui arrive ! »
Aldous Huxley
Autrement dit, transmuter le plomb en or, consiste
avant tout à tirer les leçons de vie, la morale de
l’histoire. C’est-à-dire à percevoir les enseignements,
les aspects positifs, la valeur ajoutée de nos épreuves.
Ainsi, je me rends compte aujourd’hui, combien les
difficultés de ma vie m’ont permis de développer des
ressources, des dons, des talents totalement inattendus
et insoupçonnés qui m’ont peu à peu guidé sur le
chemin de ma légende personnelle. Ainsi j’ai
compris, que de la même façon que dieu a besoin du
diable ou que la lumière à besoin de l’ombre pour
savoir qu’ils existent, nos épreuves sont là pour nous
permettre de découvrir nos trésors intérieurs et nous
révéler qui nous sommes véritablement.
J’ai rejoint la grande aventure de la vie. Moi qui
étais « interdite de parler », je me suis mise à chanter
et après avoir été l’artiste de ma vie, je suis devenue
artiste dans la vie.
116
117
Une loi pour être humain :
Notice d’utilisation
Dénomination : Loi de l’interdit de l’inceste
Indication : Organisation sociale et construction
de l’identité. Comble un besoin vital de sécurité, de
sens et d’appartenance. Permet de vivre ensemble
dans une communauté.
Mode d’action : Structure notre façon d’aimer et
notre style relationnel, apprend à gérer les pulsions et
les désirs, permet d’intégrer des limites et d’accéder à
l’autonomie, développe l’estime et la confiance en
soi, notre capacité de discernement et l’aptitude au
bonheur…
Composition : 1/3 père, 1/3 mère, 1/3 loi et
culture
Posologie : Les limites doivent s’ajuster tout au
long de l’éducation, selon l’âge de l’enfant.
Mode d’administration : Avec douceur,
souplesse et fermeté par voie d’actions cohérentes
avec les paroles.
118
Précaution d’emploi : L’interdit de l’inceste est
un produit actif. Bien vérifier l’équilibre de la
composition tout au long du traitement. Notamment
en cas de confusion persistante entre désirs et besoins.
Effet non désiré : Si la composition ou les
posologies ne sont pas respectées peuvent apparaître
des effets plus ou moins gênants :
• Trouble de l’identité
• Trouble du lien et de la relation
• Trouble du langage et de la parole
A moyen terme peuvent apparaître des symptômes
sociaux communément appelés « crise du lien social »
du type : peur, haine, sentiment d’impuissance,
isolement, repli sur soi, dépression, drogue, alcool,
phobie sociale, délinquance, errance, prostitution,
dépendance affective, répétition de la maltraitance,
violence conjugale…
Contre indication : Aucune !
A l’usage de tous les êtres humains.
L’administration doit se faire dès le plus jeune âge,
voir pendant la grossesse. A l’âge adulte, combat le
sentiment d’impuissance et de toute puissante…
Durée du traitement : A durée indéterminée. Le
traitement demande une intention et une attention
constante.
119
Autres publications de Mary Genty :
« Non, je ne suis pas à toi » – Mary Genty –
Edition Eyrolles – Collection histoire de vie. Avril
2011 – 160 pages. Genre : Roman
autobiographique/témoignage
Comme support de débat et de réflexion sur les
sujets développés dans ce livre, Je propose
aujourd’hui des outils artistiques, ludiques et
interactifs pour aborder la profondeur par la légèreté,
le « JE » par le « Jeu », déterminée à apporter ma part
active pour créer un monde avec plus de joie, de
conscience et de responsabilité.
Pour me contacter
Mary Genty
06 74 49 41 49
www.marygenty.com
120
121
Table des matières
Introduction ...................................................................... 3
Des lois pour être humain ! .............................................. 7
A quoi servent les interdits fondamentaux ? ............................... 7
Une règle de la parenté ............................................................... 9
Une loi contextuelle ................................................................. 11
Le non/nom de la loi ................................................................. 12
De langage et de chair .............................................................. 15
Les frontières de l’intime ............................................... 19
La fusion originelle .................................................................. 19
Le rôle des fonctions parentales ............................................... 21
Le rôle de nos sensations et nos émotions : .............................. 24
L’élaboration de l’intimité ........................................................ 29
L’inceste affectif ou emprise affective ..................................... 35
L’inceste psychologique ou emprise psychologique ................ 37
Les passages à l’acte ................................................................ 40
Les différents types de traumas ................................................ 44
La promesse des mères ............................................................. 46
Le viol du symbolique .................................................... 49
122
Inceste et filiation ..................................................................... 49
Inceste et langage ..................................................................... 50
Inceste et nomination ............................................................... 52
Le clivage ou le monde à l’envers ............................................ 53
Inceste et temporalité ............................................................... 54
Un meurtre psychique .............................................................. 55
La liminalité ou la naissance impossible. ................................. 55
Une culture sans limite .................................................. 59
Une loi incestueuse .................................................................. 59
Une culture qui fonctionne à l’envers ! .................................... 64
Etre parent aujourd’hui............................................................. 69
Prévention ou éducation ? ........................................................ 73
Comment devenir humain malgré les coups du sort ? 79
Le récit au fondement de l’identité .............................. 83
L’écriture comme processus d’ancrage ....................... 85
Le récit, l’écriture et la loi ............................................. 91
Un « Nom » pour être humain ...................................... 97
Ecrire pour exister ......................................................... 99
Fonder sa propre demeure ........................................................ 99
Écrire entre l’intime et le politique ......................................... 102
Une nouvelle identité ................................................... 105
Le droit d’exister ......................................................... 107
L’exigence du pardon .................................................. 111
Au bout du conte .......................................................... 115
Une loi pour être humain : Notice d’utilisation ........ 117
Table des matières ....................................................... 121
123