Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

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PARC NATUREL REGIONAL DE LA CORSE LES PLANTES SAUVAGES SAVOIRS ET UTILISATIONS. Livre II QUELQUES UTILISATIONS DES PLANTES SAUVAGES. ^2 i Novembre 1982.

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PARC NATUREL REGIONAL DE LA CORSE

LES PLANTES SAUVAGES

SAVOIRS ET UTILISATIONS.

Livre II

QUELQUES UTILISATIONS DES PLANTES

SAUVAGES.

^2 i

Novembre 1982.

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P.l - Notes sur l ' u t i l i sa t i on des plantes sauvages dans l'alimentation

tradit ionnelle en Castagniccia.

Paul DALMAS.

P.36 - La soupe aux herbes.

Paul SIMONPOLI.

P.44 - L'utilisation magico-religieuse des plantes pendant la semaine Sainte

en Corse.

Marie-Christine DELVOYE-LANFRANCHI.

P. 73 - L'Asphodèle.

Lucie DESIDERI.

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P.l - Notes sur l ' u t i l i sa t i on des plantes sauvages dans l 'alimentation

tradit ionnelle en Castagniccia.

Paul DALMAS.

P.36 - La soupe aux herbes.

Paul SIMONPOLI.

P.44 - L 'u t i l isat ion magico-religieuse des plantes pendant la semaine Sainte

en Corse.

Marie-Christine DELVOYE-LANFRANCHI.

P. 73 - L'Asphodèle.

Lucie DESIDERI.

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Paul DALMAS

NOTES SUR L'UTILISATION DES PLANTES SAUVAGES

DANS L'ALIMENTATION TRADITIONNELLE EN CASTAGNICCIA

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PLANTES SAUVAGES ET ALIMENTATION TRADITIONNELLE

1°/ - Le lieu

- Les gens

- Le temps

2°/ Une ethnologie fragmentaire

3°/ Situation du savoir traditionnel

4°/ Lieux et époques de la cueillette

5°/ Raisons de l'utilisation

6°/ Inventaire des préparations

7°/ Une catégorie du goût devenue rare : l'amer

8°/ Apprentissage de ce savoir

ANNEXES

I : La famine d'Orezza

II : La consommation des herbes sauvages d'après les récits populaires

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"L'air devenait toujours plus léger tandis que nous remontions la vallée, et de plus en plus parfumé par la petite menthe à fleur bleue qui sent aussi un peu le poivre".

Dorothy Carrington (La Corse, Ile de Granit, Paris, Arthaud, 1980, p. 259)

"Jadis on soignait souvent bêtes et gens avec des plantes, on en

mangeait pas mal... on en mange encore... Personnellement, je connais trente

espèces qui peuvent être consommées avec plaisir et qui sont excellentes pour

la santé".

Cette remarque de la botaniste Marcelle Conrad (1) nous aidera

à fixer le cadre et l'objet de ce travail :

- repérer et classer les plantes sauvages (1'erbiglie) consommées anciennement

et que l'on connaît encore aujourd'hui ;

- les étudier du point de vue de leur saveur mise en valeur dans des accommo­

dements et des associations plus ou moins complexes, d'une part, mais aussi

en fonction de leurs qualités purement nutritives (énergétiques, hygiéniques

et curatives) qu'il s'agira de percevoir au travers du discours de nos infor­

mateurs.

L'enquête a donc porté sur un aspect très circonscrit des usages

culinaires d'un certain nombre d'individus, tous originaires d'un lieu bien

précis, le Castel d'Acqua, micro-région de l'Ampugnani, pieve incluse dans la

"Petite Castagniccia".

Si la gastronomie est bien l'une des manifestations les plus carac­

téristiques d'un "génie du lieu", les plantes aromatiques et légumes "sauvages",

éléments fondamentaux du goût qui "typent" une cuisine, sont à classer parmi

les productions les plus spontanément locales.

(1) Cf. 1981, ADECEC - CERVIONI, p. 2.

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Io/ Le lieu :

Au-dessus du Fium'Altu sur le versant N.O. du massif de l'Emerine

qui s'élève en pente raide jusqu'à 1200 m d'altitude et tient lieu de frontiè­

re avec la pieve voisine de Tavagna, se sont accrochés de nombreux hameaux

regroupés en quatre communes : U Prunu, San Gavinu, Scata et San Damianu.

Nous tenons, dans ce fragment de la Corse schisteuse du N.E., une sorte de

zone montagneuse -limite de la Castagniccia avec cette plaine orientale où

avant 1945, et l'apparition du D.D.T., on ne descendait qu'avec appréhension,

par crainte de la malaria (qui infestait déjà certains hameaux en bordure de

fleuve).

La principale production vivrière traditionnelle en cette région

de petite (et parfois minuscule) propriété était bien sûr la châtaigne, asso­

ciée à la production des céréales (orge et froment cultivées en altitude et

de faible rendement) et des oliviers. La vigne si l'on en croit le Plan Ter­

rier "prospérait passablement" et cela fut vrai jusqu'au début de ce siècle.

A part cela, "senza porcu è senz'ortu tuttu l'annu à collu stortu"

dit le proverbe, "celui qui n'a ni jardin, ni cochon à tuer, tord le cou (de

faim) toute l'année". L'élevage donc, de porc surtout, la ressource carnée

de base, essentiellement sous forme de charcuterie, tandis que chèvres et

brebis regroupées le plus souvent dans le troupeau communal (a banda comunale)

fournissent le fromage dont on fait grande consommation.

Les légumes de la soupe ou du ragoût quotidien sont fournis essen­

tiellement (mais pas uniquement, c'est là l'un des objets de ce travail) par

le jardinage pratiqué avec soin sur les terrasses, "e scaffe", "e ripate",

bien irriguées par un système savant et précis de rigoles qui.trayonnent de­

puis les multiples sources cachées dans la forêt, parfois loin des habita­

tions.

La région au climat contrasté (hivers rudes parfois fortement en­

neigés, été chauds surtout pendant i sulleoni ; automne et printemps sont plu­

vieux) est dite "le Château d'Eau", l'eau y était donc abondante, mais gérée

avec rigueur et parfois motif de friction, car ces villages presque déserts

aujourd'hui (une vingtaine d'habitants à demeure, l'hiver, pour chacun)

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LA REGION DU CASTEL D'ACQUA EN AMPUGNANIft

Echelle:1/25000

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étaient fort peuplés à la fin du siècle dernier (1052 hab. en 1891, soit une

densité de plus de 60 h/km2). Les bouches à nourrir étaient nombreuses et

l'espace minutieusement exploité.

Ce survol rapide nous permet de mettre en avant deux éléments

décisifs pour notre enquête :

- la maîtrise du milieu naturel et ce qui lui est associé (ou en découle) :

le savoir sur les plantes aux multiples fonctions (médicinales, nutritives,

magiques),

- l'importance de l'élément végétal dans l'alimentation.

Les informateurs :

Les échanges avec nos informateurs nous ont permis d'acquérir en

ces domaines de plus amples informations. Leur groupe se constitue ainsi (1) :

- 9 informatrices (choisies parce qu'excellentes cuisinières et, pour cer­

taines d'entre elles, jardinières réputées fort habiles).

- 2 informateurs.

Cet ensemble est caractéristique de la dispersion actuelle des

personnes originaires des communautés concernées. Ainsi, parmi les informa­

trices essentielles, l'une (F. Orsoni) a toujours vécu dans le Castel d'Acqua ;

deux sont venues assez tard s'installer à la plaine, au bout de la vallée du

Fium'Altu, sur des exploitations agricoles. Trois autres vivent sur le conti­

nent depuis longtemps mais "rentrent" très régulièrement et de toute façon

entretiennent des liens très étroits avec la communauté corse déplacée.

Trois autres femmes ont fourni des informations plus fragmentaires

(il s'agit de D. Giuvannetti, M. Donsimoni et N. Bernard).

Epoux de F. Orsini, Salvadore a fourni de nombreuses précisions

en tant qu'amateur de bonne chère, jardinier habile et cuisinier lui-même

(1) Pour plus de précisions, cf. fiches biographiques en fin de dossier.

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(mais ne s'écartant pas du rôle masculin en la matière, qu'il a aidé à spé­

cifier) (1). Battistu Giuvannetti pour sa part a raconté un peu de sa pra­

tique du jardinage et de l'espace sauvage.

Période et lieux d'enquête :

Les interviews ont été essentiellement menées, tant en Corse

qu'au continent (Toulon) au printemps 82.

Le "terrain" proprement dit (accompagné de recueil de plantes) est à situer

au mois de mai, bonne époque encore pour le ramassage di l'erbigliule (sur­

tout abondantes à partir de la fin de l'hiver).

Quant au "temps historique" abordé, reprenons pour le définir,

la formule de Anita Bouverot, ethnologue de la cuisine du Pays d'Apt, en

Lubéron : "(il) couvre le mémoire d'une génération, celle de nos contempo­

rains âgés de plus de soixante ans" (ceci n'est pas tout à fait vrai pour

Antoinette Donsimoni (1).

(1) Cf. notice biographique

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2°/ Une Ethnologie fragmentaire :

Faire une ethnologie de la cuisine corse, en la replaçant dans

l'ensemble du champ social et culturel, en tentant de situer sa place dans

le "patrimoine culturel" du pays, se serait "saisir la cuisine dans la di­

versité de ses significations, mettre à jour les principaux procédés culinai­

res utilisés, restituer aussi fidèlement que possible la composition des re­

pas quotidiens (1) (...) Au vrai, on ne peut pleinement comprendre la cuisi­

ne d'une région si l'on n'analyse en détail les contraintes qui pèsent sur

l'acquisition des produits, la répartition des tâches entre les sexes au

sein de la maisonnée, l'espace et le matériel culinaire, les procédés techni­

ques de préparation des mets, les goûts et les saveurs privilégiés, le rythme

quotidien des repas selon les travaux et les saisons, le jeu d'oppositions

entre la nourriture quotidienne et les mets extraordinaires (pour une fête

de famille, une fête calendaire...)" (2).

C'est donc sur le fond d'une telle problématique qu'a été abordée

la question de l'utilisation alimentaire des plantes sauvages et il peut évi­

demment paraître paradoxal de décrire un aspect très particulier (et apparem-

ment mineur) d'un système culinaire sans en posséder au préalable une vue

d'ensemble (3), le travail sera donc essentiellement descriptif, manqueront

bien des articulations, et si nous tenterons bien quelques interprétations,

nombre de points à peine effleurés en cours d'enquête resteront en suspens,

sans conclusion.

Donnons cependant comme postulat que le système culinaire peut se

définir comme l'appareil des réponses que les femmes (puisque ce domaine

technique est essentiellement leur affaire) fournissent en fonction des diver­

ses "contraintes" qui pèsent sur elles.

(1) Et non monter en épingle quelques préparations exceptionnelles.

(2) from : Anita Bouverot, La cuisine en Basse-Provence (1980).

(3) On devra à ce propos se reporter aux jalons essentiels posés par Georges Ravis dans l'Encyclopédie Régionale (1981) et ses Communautés Pastorales du Niolu (1981).

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Nous qualifierons de "naturelles" les contraintes directement liées

aux conditions de l'approvisionnement, i.e. à l'éventail des produits qui sont

en un point et un temps donnés à leur disposition (ainsi en Castagniccia tra­

ditionnelle nous remarquerons l'association faible alimentation carnée - pro­

duction essentiellement végétale (1). Il est de plus nécessaire de se nourrir

à l'économie (mais de manière suffisante pour assumer un climat rude et de

gros travaux (2).

Le reste est plus précisément lié au temps dont les femmes dispo­

sent pour cuisiner (du fait de la multiplicité de leurs activités tant à la

maison qu'à l'extérieur (3) et à la nécessité de maintenir, autant que faire

se peut, une certaine variété ; c'est là que s'associent savoir-faire person­

nel et suggestions de la tradition (à respecter).

(1) - L'apport carné est constitué par des salaisons (porc et dans une bien moindre mesure, migisca, viande de chèvre boucanée), de la viande fraîche de chèvre ou de mouton (rare), et du gibier. Le poisson est exceptionnel.

- Le gros de l'alimentation est constitué par les céréales (sous forme de pain), la farine de châtaignes (en galettes et bouillies plus ou moins épaisses) et les légumes au premier rang desquelles on rencontre les féculents (pommes de terre et haricots).

(2) Cf. témoignage de M.D. Orsoni (21 V 82, Toulon) :

"E : - des salades, les gens, ils en mangeaient beaucoup ou pas ?

D : - pas tellement, on n'avait pas l'habitude... un bon ragoût, du pain et du fromage, et puis c'était terminé... la salade, ça soutient pas beaucoup...".

(3) Et même s'il existe des "relais" (grand'mère, tante âgée ou soeur plus jeune) pouvant prendre en charge au moins une partie des repas et s'occu­per des enfants en bas âge.

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Tentative de systématisation du fait culinaire

Système réglé par un double souci : - éviter le gaspillage

(du temps ; des ingrédients)

- garantir la variété

nous obtenons la construction suivante (douée en chacune de ses parties

d'une certaine plasticité) :

ENSEMBLE DES CONTRAINTES

NATURELLES

ENSEMBLE DES CONTRAINTES

DE LA TRADITION TECHNIQUE

Y ? ACTIVITE CULINAIRE

Les contraintes naturelles — N les éléments disponibles (selon la saison et

ses productions ; les provisions (productions conservées) ;

des achats complémentaires sont possibles)

La tradition : définit un "goût", à respecter produit par une série d'opéra­

tions réglées (i.e. de gestes maîtrisés)

Il y a interaction entre les deux ensembles de contraintes (la tradition s'éta­

blissant sur une maîtrise des contraintes naturelles, qui en

retour l'informent et l'infléchissent lorsqu'elles évoluent).

Une recette, de ce fait, sera définie comme un composé de gestes quotidiens

(établis par la tradition et susceptibles d'évolution), de

contraintes économiques, d'habitudes de consommation

(par rapport auxquelles se font les innovations).

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3°/ Situation du savoir traditionnel sur les plantes (du moins celles utilisées

dans l'alimentation) :

Malgré le nombre et la qualité des informations obtenues, ce sa­

voir nous est apparu très fragile. Certes il est plus qu'hasardeux de préju­

ger des mécanismes de l'évolution d'une technique que ne cernent pas des étu­

des précises. Cependant, à l'analyse de ce qui nous a été dit des innovations

dans le domaine culinaire et de la transformation des habitudes de consommation,

il apparaît que dans l'ensemble du système, la cuisine aux herbes sauvages est

l'un des secteurs éliminés en priorité.

Parce que du fait de la disparition de la plupart des activités

traditionnelles, on pratique de moins en moins l'espace sauvage, même proche,

et les lieux traditionnels de cueillette ; lorsque le mode de vie n'éloigne

pas carrément de la campagne (1).

La consommation de légumes cultivés a de toute façon évoluée, elle

s'est diversifiée ; on a moins besoin de la variété introduite par 1'erbiglie.

On ne se trouve pas démuni lorsque finit l'époque des choux d'hiver (2), dont

on ne fait plus grande consommation. De plus, les légumes sont disponibles

à l'achat presque toute l'année, pas de problème de "soudure" dans une alimen­

tation plus carnée et à l'ordinaire plus variée.

Dans le même temps s'est développé la pratique d'une cuisine plus

douce, plus neutre ("Aujourd'hui, rien n'est bon, ce n'est pas assaisonné",

constate F.M. Alfonsi). La cuisine forte, celle des plantes sauvages, de la

charcuterie généreusement salée et poivrée, des ragoûts pimentés, du fromage vieux

(parfois de deux ans), du minatu (3) ; cette cuisine aux saveurs marquées,

qu'accompagnait un pain anciennement consommé en grande quantité, se voit dé­

valorisée comme difficilement digeste.

(1) Notons à ce propos que la population corse, essentiellement dans l'émigra­tion, est très majoritairement et depuis longtemps, urbanisée.

(2) Cf. le témoignage de M.F. Alfonsi (21 V 82, Toulon).

(3) Fromage vieux, battu et réduit en crème, très fort.

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C'est l'influence de la cuisine continentale dirait M.D. Orsoni (1) :

"Ici ? Oh là, après ici, si on faisait comme... je m'étais vite mise à la page

comme tout le monde... poireaux, carottes, pommes de terre, la soupe...

Enq. : c'est vrai, tu perds les habitudes...

M.D. 0. : ah oui, et puis il y a les haricots plus ou moins... maintenant (...)

lorsque je fais un ragoût de haricots... s'il m'en reste un peu, (mon mari) me

dit : "tiens, fais-moi une soupe !" mais alors je la passe, ça n'a plus le même

goût que (...) celle qu'on faisait là-bas...".

Par ailleurs un plat tel que la scaccia cùn l'erba (que nous étu­

dierons un peu plus loin) a perdu sa principale nécessité ancienne, qui n'était

pas que gustative : fournir un repas rapide et consistant le "jour du pain" ;

c'est devenu aujourd'hui un plat "pour se faire plaisir", un peu exceptionnel (2) ;

pas un plat de fêtes cependant, car là on valorise les viandes, ordinairement

associées aux pâtes (que l'on ne fabrique plus soi-même) ou à des légumes verts,

haricots ou petits pois, mais "extra-fins, pas comme avant !".

Se sont conservés les salades (pissenlits) qui correspondent bien

à l'esthétique culinaire contemporaine : préparation rapide, fraîcheur, as­

pect naturel conservé au maximum, accompagnement possible de viandes grillées.

Sont valorisés des condiments comme la nepita (qui s'associe très

bien avec la purée de tomates cuites, si courante) ou un légume rare tel que

l'asperge sauvage encore plus précieuse que son équivalent cultivé. Mais ont,

semble-t-il, presque entièrement disparu les espèces trop concurrencées par un

produit voisin cultivé, peu cher et facile à trouver (au jardin ou chez les

marchands de quatre saisons) ; cela vaut pour le poireau sauvage ou tous les

végétaux comestibles proches de la blette.

(1) Cf. à ce propos le qualificatif de "françaises" appliqué, par A. Donsimoni, aux blettes cultivées, au goût peu marqué.

(2) Cette réflexion vaut pour la soupe d'herbes, et dans une autre catégorie, pour la pulenta castagnina (de farine de châtaignes).

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Les circuits commerciaux s'élargissent, productions potagères et

possibilités d'achat se diversifiant, les cuisinières corses s'intéressent

moins aux productions sauvages, soucieuses de plus dans cette activité certes

de la qualité des produits mais pas absolument de ce "naturel" qui préoccupe

tant les pratiquants culinaires des villes du continent.

Les récits populaires (cf. annexes) nous présentent ces plantes

comme le dernier recours des indigents, confirmés en cela par les chroniques

historiques du XVIIIème et XIXème siècle.

- "Là une mère éplorée, là un père au désespoir (...) : "voilà des semaines

que je nourris toute la famille malade et moi d'herbes comme les animaux" (1).

- "Quant aux pauvres, ils sont nourris durant les travaux des vignes, du prin­

temps aux vendanges, par les particuliers qui les emploient. En hiver ils

sont réduits à manger des soupes d'herbes : ails sauvages, feuilles de choux

fourragers, pissenlits, fenouil forment avec les fèves la base de leur nour­

riture" (2).

Rien d'aussi dramatique dans le discours de nos informateurs dont

aucun cependant n'est originaire de famille ayant souffert, du fait de la.misè­

re, de sous-alimentation. Ils nous rappellent malgré tout que ces légumes sau­

vages ont été bien utiles en temps de restrictions (qui ne fut pas en Castagniccia

temps de disette), pendant la dernière guerre surtout.

(1) in G. Ravis, Communautés pastorales..., p. 86 (reprend un texte cité par Francis Pomponi in "En amont de la mort : médecins et morbidité en Corse au XIXème siècle", Etudes Corses, n° 12-13, 1979, pp. 251-273).

(2) in G. Ravis, op. cit., p. 83, Témoignages du subdélégué de Ruglianu pour l'année 1775.

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4°/ Les lieux et époques de la cueillette :

A - Les entretiens qui nous ont permis d'établir ces inventaires

nous fournissent également des informations sur les points de cueillette de

ces plantes.

Ecoutons F.M. Alfonsi (21 V 82, Toulon) : "ci eranu e vigne

custi, truvavanu i nattarepuli è pô astre piante... (...) a mio mamma, anda-

va in l'ortu (...) era sempre pienu custl... (...) e biete... salvatiche (...)

ci eranu pè l'orti" ; "il y avait des vignes là, on trouvait les pissenlits et

puis d'autres plantes... (...) ma mère allait dans le jardin (...) c'était

toujours plein par là... (...) les blettes... sauvages (...) on les trouvait

dans les jardins".

D'après F. Orsini, tandis que le thym se trouvait en montagne,

les pissenlits, en revanche, se cueillaient "innù e vigne, innù i chjosi, in

l'alivetti", dans les vignes, donc, les champs (plantés de céréales), les

olivettes (qui étaient nettoyées, piochées autour des arbres et plantées de

"favette" ou petites fèves, nourriture du bétail (U Poghju, 4 V 82).

M.D. Orsoni, pour sa part, nous parle "di 1'erbigliule" ramas­

sées en compagnie de sa grand'mère dans les jardins et des petits plants de

pourpier que l'on trouvait en été, au milieu des haricots (Toulon, 21 V 82).

En compagnie de D. Franchini, à Nocce, sur la commune de Cas-

tellare di Casinca (le 26 IV 82), nous avons recueilli, le long du chemin me­

nant au bassin d'arrosage et à proximité du jardin potager et des vignes : u

pastinacciu, i radichji bastardi, e biete salvatiche, e romicie, u susembru ;

un grand plant de matrunella était en terre à la limite de la terrasse, tandis

que du thym et du romarin (u rosu marinu) étaient replantés près de la maison.

Tandis que u lavone et u criscione se rencontrent au bord des

ruisseaux, dans la forêt, i sparaci "si trovanu pè ste machje" (F.M. Alfonsi)

et plus précisément sur les terrains brûlés, note B. Giuvannetti qui remarque

que les porri salvatichi apprécient les terres riches des jardins (cf. par

ex. la zone de Cumperata à San Gavinu) de même que la bieta et la romicia

qu'on trouve près des ruisseaux d'arrosage.

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En forme de conclusion, notons donc que beaucoup de ces plan­

tes prospèrent sur des terrains entretenus (et de bonne qualité) ; ce sont des

plantes sauvages, bien sûr, mais surveillées, débarrassées peut-être un peu

des mauvaises herbes, profitant de l'arrosage régulier des jardins. Ceci con­

traste avec la localisation en "lieux vagues et décombres" si souvent associée

à ces produits et qui semble se vérifier essentiellement pour la catégorie des

aromates.

B - Si nous abordons le chapitre de 1'époque de cueillette, nous

pourrons nous reporter à l'inventaire établi en compagnie de D. Franchini, qui,

bien que des toutes premières hauteurs de la plaine, vaut pour le Castel d'Ac-

qua, la saison étant avancée (le 26 avril), on aurait pu y ajouter les asper­

ges sauvages qui viennent bien en avril-mai (F. Orsini).

Rapelons simplement que la soupe d'herbes est avant tout un

plat de la fin de l'hiver et du printemps, parce que la plus grande partie des

plantes qu'on utilise alors : "dopu spichiscenu", "ensuite, elles "montent"

(A. Donsimoni) ; il en est ainsi, par exemple, de la cardella qui très vite

devient immangeable (M.D. Orsoni).

Les beignets (matrunella+tupaghje+porri salvatichi ), pour leur

part, sont fort appréciés à la période de l'Ascension et jusqu'à Pentecôte.

(M. Donsimoni, F. Orsini).

Certaines espèces telles que les nattarepuli et leurs proches

parents se voient consommés sur un laps de temps assez long dans la mesure où

on les rencontre à différentes altitudes sur des espaces régulièrement fré­

quentés par les villageois : alors qu'ils arrivent à maturation en fin d'hi­

ver et au tout début du printemps (fin février) sur les terrains proches des

villages et dans le fond de la vallée, en montagne, où l'on va par exemple

accompagner les bêtes ou faire du bois, ils sont bien plus tardifs.

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Alors que biete et romicie sont longtemps bien vivaces pour

peu qu'il y ait de l'eau, certaines espèces, à consommer en salade, telles

que le pourpier sont spécialement d'été.

Les plantes aromatiques telles que les menthes vont du prin­

temps à la fin de l'été et même au-delà ; ainsi la nepita que l'on trouve

pendant toute la période des tomates (elle sert à parfumer les sauces) et à

l'époque des champignons (en septembre-octobre), qu'elle accompagne parfai­

tement. De toute façon, même si elle y perd en saveur, on peut fort bien la

faire sécher (ainsi que le thym, produit d'altitude, le romarin ou le lau­

rier), dans un endroit ventilé et à l'ombre ; n'oublions pas de toute façon

que ces plantes sont aussi des espèces à tisane (bien conservées, même l'hiver,

elles ont un double emploi).

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5°/ Raisons de l'utilisation :

Les propos de nos informatrices suggèrent un certain nombre de

raisons à l'utilisation de ces plantes dont certaines sont à répertoriées

dans l'ensemble des aromates (1) (parfums, goût prononcés ; utilisés en fai­

ble quantité pour relever un met), tandis que d'autres sont de véritables lé­

gumes (à classer dans la catégorie des salades et des blettes). Nous avons déjà

fait allusion au fait que leur utilisation est nécessairement fonction des

contraintes qui pèsent sur la cuisine féminine traditionnelle : qu'elle ne

soit point trop exigeante en temps de préparation (et non pas de cuisson),

car les femmes sont absorbées par de nombreuses activités même si elles sont

plusieurs sous le même toit ; cuisine nutritive enfin et variée avec des pro­

duits végétaux.

Pour F.M. Alfonsi, on les consommait volontiers en avri-mai, par­

ce qu'il n'y avait plus de choux d'hiver. Elles permettaient donc de varier

l'ordinaire, car "e suppe, nu., eranu sempre li stesse à parte, ti dieu, quandu

facianu sta suppa d'erbiglie, chi cambia..." (2).

F. Orsini, parlant des fritelle di l'erba, insiste sur le fait

que la camomille est mise pour son goût si particulier ("a matrunella a vue-

chi pè u gustu") et souligne elle aussi que 1'erbiglie étaient consommées vo­

lontiers l'hiver car manquaient les légumes.

A. Donsimoni, pour sa part, rappelle que les biete salvatiche,

surtout un peu montées, sont plus fortes que les cultivées, les "françaises"

("sô più forti chè e francesi" (3).

Nous pouvons rependre ici une partie de la discussion avec M.D.

Orsoni :

"Enq. : - en fait des légumes, on en mangeait très peu...

M.O. : - pommes de terre et haricots...

Enq. : - c'est pour ça qu'on faisait des soupes d'herbes alors...

M.O. : - d'herbes... et de choux...

(1) Au côté des aromates cultivés tels que le persil ou le précieux basilic (cf. l'expression à propos d'un enfant : "ghjera allivatu cum'è u basi-licu à u purtellu", (E Foie di Mamma, G.G. Franchi, Ajacciu, 1981, p. 60).

(2) i.e. : "les soupes, vois-tu, étaient toujours les mêmes à part quand on faisait cette soupe d'herbes, qui change un peu...".

(3) Cf. la notion déjà entrevue de la cuisine française comme cuisine plus fade.

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Enq. : - comme ça, on consommait beaucoup les herbes de la campagne...

M.D. : - bien, pas tellement parce que c'est juste bon au printemps... après,

ça durci, c'est plus bon... au printemps... mais après alors il y

avait les haricots... après les haricots verts..."

(elle parle ensuite des fèves et des petits pois, et souligne

qu'il fallait "changer un peu des pommes de terre et des haricots").

M.D. Orsoni rappelle ensuite une discussion très significative :

"Elle me faisait rire Lydie, des fois elle descendait m'appeler de sa place

à la cuisine là : "qu'est-ce que tu fais aujourd'hui pour manger ?", "ah bien,

j'ai dit, je crois que nous allons faire le même menu !", "on a arraché les

pommes de terre, elle disait, je crois que nous pouvons faire le tour du vil­

lage, de haut en bas, tout le monde mange pommes de terre !"

(...)

Enq. : - et les plantes sauvages, c'est parce qu'il y avait peu de légumes ou

c'est parce que c'était meilleur, c'était plus parfumé, que les gens

les préféraient ?...

M.D. : - oui, les plantes sauvages, c'était plus parfumé... y en a qui les

ramassaient pas... je sais pas, moi, au printemps toujours..."

Mais parce qu'elles sont très "parfumées" justement, il faut savoir

en user avec circonspection comme, par exemple, nous dit Mme Orsoni,

de la matrunella ou du susembru rumanu.

Les qualités de ces plantes pour une cuisinière peuvent donc,

d'après cet ensemble de remarques livrées un peu en vrac, se définir ainsi :

- leur goût marqué

- leur digestibilité (1) (cf. rôle du fenouil dans les sbuchjate, de la ma­

trunella dans les beignets de fromage frais, assez gras de friture, etc..)

- leur variété

(1) Rappelons que c'est ce dernier trait qui est aujourd'hui dénié à la cui­sine traditionnelle réputée trop grasse, trop pimentée, et trop forte d'aromates.

Page 23: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 18 -

Le thème de la monotonie de l'alimentation, essentiellement en mi­

lieu rural, durant tout le XIXe siècle et encore au début du nôtre, est bien

connu (1). A ce sujet, le témoignage de M.D. Orsoni, fille d'un jardinier qui

à San Gavinu faisait figure de "moderniste", de "novateur", insiste bien sur

le fait que la production horticole commune en Castagniccia dans les années

trente était bien moins variées qu'aujourd'hui. Nombre de produits courants

ailleurs (en Corse même) y étaient tout-à-fait inconnus.

Par ailleurs, elle remarque comme tous nos informateurs, combien" avant" on

était dépendant des périodes de production, on mangeait les diverses denrées

disponibles à leur saison (ce qui avait malgré tout pour avantage de pouvoir

profiter de leur pleine saveur) (2). Sur le fond d'une alimentation de base

très répétitive, on tirait parti au maximum des productions végétales, 1'erbi-

glie étaient donc bienvenues en une période où manquaient les légumes frais (3).

(1) Sur ce problème, cf. E. Morin : Commune en France. La métamorphose de Plodémet (Fayard, 1967). P. Ariès : Histoire des populations françaises et leurs attitudes devant la vie depuis le XVIIIème s. (Paris, Le Seuil, 1971/2ème Ed.) et pour la Corse, G. Ravis : Communautés pastorales... ainsi p. 85, à pro­pos d'un témoignage de médecins (1823) : "ceux qui se penchent sur l'état sanitaire des populations rurales dénoncent la mauvaise qualité, l'insuf­fisance ou la trop grande monotonie de leur alimentation".

(2) Bien des produits complémentaires pouvaient être achetés cependant, outre l'huile (marchands ambulants de Balagne) ou les fromages (marchands d'Ascu ou du Niolu), rappelons les pastèques de la Casinca (pour le 15 août), les poireaux vendus en cápate (bottes) au mois de novembre par les producteurs de l'Alzi (San Damianu) et qui servaient entre autres à la confection d'un ragoût de morue, plat d'automne apprécié ; jusque dans les années 20, des marchands de tomates montèrent de la plaine en juillet-août pour vendre par rupi (mesures de 12,5 kgs) de quoi confectionner les réserves de cun-serva (coulis et "conserve" épaisse).

(3) Dont l'éventail était de toute façon assez restreint (cf. témoignage en annexe de M.D. Orsoni).

Page 24: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 19 -

6°/ Inventaire des préparations :

Nous n'e donnerons pas ici le détail des "recettes". On trouvera

reproduit en annexe le discours des informateurs nous les racontant ; son

analyse détaillée nécessiterait un commentaire technique très serré que l'im­

précision du savoir actuel sur la cuisine corse rendrait, appliqué aux seuls

mets utilisant des plantes sauvages, hasardeux. Il nous faudrait repérer au

plus juste toutes les étapes du processus de transformation subi par un maté­

riau (que l'on a reconnu comme mangeable) afin qu'il puisse être ingéré (1) ;

tout au long de cette succession d'opérations plus ou moins complexes, plus ou

moins rapides, il nous faudrait resituer au plus précis le moment de l'intro­

duction (et la quantité) de chaque nouvel élément.

Tout en ne perdant pas de vue ce schéma idéal de description, testé

déjà en d'autres lieux et qui nous servira ,de trame, nous nous contenterons d'un

repérage des différents mets cités durant l'enquête ; nous rappellerons les dif­

férentes appellations rencontrées ; nous classerons chaque plat dans sa caté­

gorie et nous donnerons un aperçu de sa fréquence. Pour chacun, nous établi­

rons l'inventaire de tous les ingrédients cités comme possibles, ce qui ne

signifie pas qu'on les trouverait nécessairement en même temps. Le problème

se pose pour la soupe d'herbes : le nombre de plantes cité est impressionnant,

mais il n'y a pas d'incompatibilité; aucune, semble-t-il, n'en exclut d'autres.

Ce qui limite surtout le nombre d'éléments, c'est le temps à consacrer aux ac­

tivités de cueillette (une fois que l'on a trouvé les quelques produits de ba­

se, blettes et pissenlits).

En rapprochant les données fournies par cet inventaire et les mar­

ches à suivre décrites dans les interviews, nous pouvons saisir quelques-uns

des traits caractéristiques de ce savoir "pratique" et "oral" (2). Les recet­

tes sont approximatives dans leur formulation, les quantités peu précises ; nous

nous apercevons en fait que cette technique, par certains côtés très normative,

puisqu'elle pose et entend résoudre des problèmes d'équilibre et de proportions,

laisse une part certaine à l'innovation, à l'adaptation personnelle, selon

(1) Cf. Y. Verdier, "Pour une ethnologie culinaire...", et sa définition de la recette.

(2) Cf. C. Fabre, "Cuisine et rôles sexuels en Languedoc...".

Page 25: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 20 -

le "bon goût" de chacun (ainsi, M.D. Orsoni nous parle d' "ove en trippa"

préparés sans herbes, alors que c'est la présence de ce trait qui les dé­

finirait plutôt chez d'autres informatrices. En fait, les éléments minimaux

constituant ce plat sont tout simplement les oeufs (durs, et même pochés) et

les oignons (de préférence tendres : tupaghje), revenus.

a) La soupe d'herbes :

Désignée ordinairement par le terme de suppa d'erbiglie (V.M. Alfonsi,

F.M. Alfonsi, M. Donsimoni), formulé parfois en suppa d'erbigliule (A. Donsi-

moni, D. Franchini), qui semble insister encore sur la petitesse et la rareté

des plantes utilisées.

Si M.D. Orsini parle de suppa di minestrella ou minestrella tout court,

D. Franchini pour sa part emploie l'expression suppa di minestra qui ordinai­

rement désigne la soupe de haricots + chou + pommes de terre (assaisonnée

d'un suffrittu (1) et enrichie de pâtes ou de tranches de pain rassis).

Pour F. Orsini, cette soupe d'herbes est tout simplement una suppa di

nattarepuli, une soupe de pissenlits.

La soupe d'herbes semble être le premier plat auquel on pense quand on

parle d'herbes sauvages ; elle a été citée par l'ensemble de nos informateurs ;

c'est un plat apprécié qui tranche heureusement sur les soupes habituelles (2).

L'inventaire des produits entrant dans sa composition nous donne la sé­

rie suivante (3) :

- plantes sauvages : nattarepulu, strigliuln, lattaghjolu, bieta, romicia,

porru, finochju, rosula, pastinacciu, radichju bastardu,

erba pisóla, cardella, susembru rumanu, puncicula

- autres : fanes de carottes et de radis, pointes de feuilles de

pommes de terre (rare)

cipolle/tupaghje (oignons)

pommes de terre

haricots rouges

(1) Cf. définition en annexe.

(2) Idem.

(3) Idem pour traduction française (annexe I)

Page 26: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 21 -

sellaru (céleris)

carottes, chou (rare)

- riz ou pain rassis

- battutu (condiment) : ail + lard (piles au mortier)

sel & poivre

cunserva (conserve de tomate)

b) La scaccia cùn l'erba (ou pain ("fougasse") farci aux herbes) :

La catégorie des scaccie comprend de nombre éléments, tous très relevés

de sel et de poivre et cuits au four :

- scaccia incù u furmaghju, au fromage (1)

- " incù i striachjuli, aux gratons (2)

- " cùn l'oliu, largement arrosée d'huile d'olive

- " incù i pomi, aux pommes de terre.

La scaccia incù l'erba proprement dite, citée par six de nos informatri­

ces, peut comprendre (outre la pâte à pain) les denrées suivantes :

- plantes sauvages : bieta, romicia, pedi rossu, susembru,

susembru rumanu (en faible quantité)

- autres : tupaghje/cipolle

petrusellu (persil)

- sel & poivre

- arroser d'huile d'olive.

(1) A rapprocher des migliacci (i.e. pâte aux oeufs et au levain additionnée de fromage et cuite au four sur des feuilles de châtaigniers).

(2) Cf. Ravis, Encyclopédie Régionale, p. 138.

Page 27: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- ¿¿ -

c) L'ove en trippa_(l) :

Ils sont l'équivalent des oeufs "en tripe" que l'on trouve en France

continentale : oeufs durs coupés en deux et mis à mijoter dans une fricassée

d'oignons.

Ici la sauce peut être composée de biete salvatiche et de romicie (ce

qui donne un plat légèrement amer), parfumée de nepita et de legnu d'oru, re­

venues avec des tupaghje (moins volontiers des cipolle, qui sont les gros oi­

gnons blancs, parfois trop forts) et du petit salé (pas obligatoire), le tout

coloré d'un peu de cunserva. Tout cela largement poivré (et salé avec modéra­

tion) .

Selon F.M. Alfonsi, les oeufs peuvent être non pas durs mais pochés ;

chez M.D. Orsoni, la sauce ne compte que des oignons tendres (ou tupaghje).

d) u ventre ou panse pleine (de porc) :

C'est là le plat traditionnel du réveillon de Noël (qui suit de peu

l'abattage, la tumbera, du cochon), à la cuisson très délicate (2) :

Les ingrédients habituels en sont (3) :

- plantes sauvages : bieta, porru (en faible quantité), nattarepulu

- sang

gras

cipolle/tupaghje

petrosellu (persil)

ail

chou (pas indispensable)

- sel & poivre

(1) Ce plat nous a été cité à quatre reprises.

(2) Trois de nos informatrices nous l'ont raconté en détail (cf. annexes/mais voir aussi J.F. Revel : Un festin en paroles, p. 67, où est cité sous 1'en-tête "Estomac farci", une recette du recueil d'Apicius).

(3) Pour une recette corse proche, cf. Léonard de Saint-Germain : Itinéraire descriptif et historique de la Corse, Paris, Hachette, 1869, p. 141 : "La femme du berger a servi, sur un plateau énorme en bois de hêtre, une superbe omelette aux brocci (...) puis sont venus des boudins d'agneau aromatisés avec de la menthe poivrée et autres plantes odorantes des mon­tagnes, plat complètement nouveau pour nous, mais excellent".

Page 28: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 23 -

e) Frittelle (ou beignets) :

Ils constituent un plat simple (encore qu'à préparer avec soin pour que

la pâte, farine de blé (1) + sel + eau, onctueuse ne prenne pas trop d'huile)

un plat rapide, volontiers de fête.

Les types de beignets sont très nombreux (2), pour ce qui est des plan­

tes sauvages, nous avons pu inventorier ceux de poireaux sauvages et ceux de

camomille fraîche (matrunella verde) cités par F.M. Alfonsi.

Les frittelle di l'erba (F. Orsini, D. Franchini) associent matrunella,

porri, tupaghje et accessoirement menta.

La matrunella est très amère, pour l'adoucir on peut lui adjoindre un

peu de fromage frais ; les beignets de fromage étant parfois un peu lourds,

y ajouter de la camomille les rendra plus digestes (M. Donsimoni).

f) Frittate ou omelettes :

"Plat économique s'il en est", dont "la gamme est très variée" (3).

V.M. Alfonsi et A. Donsimoni nous parlent d'omelette au brocciu (4) addition­

née de menthe (menta, susembru).

F. Orsini donne les associations suivantes :

- oeufs battus + menta + persil + oignons (légèrement) revenus

- oeufs battus + fromage frais (5) + menta

M.D. Orsoni, pour sa part, prépare des omelettes à la romicia (amères

donc) et à la bieta, au préalable bouillies et bien égouttées.

(1) Il ne s'agit absolument pas ici de beignets de farine de châtaigne.

(2) Cf. Ravis, op. cit., p. 139 et S. Costantini (1968), p. 111.

(3) G. Ravis, op. cit., p. 139.

(4) Fromage tendre préparé à partir du petit lait de chèvre ou de brebis.

(5) Plus ferme que le brocciu.

Page 29: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 24 -

g) Ensalate ou salades :

Nous ont été cités comme pouvant être consommés en salade :

- i nattarepuli (crus ou cuits)

- i lattaghjoli

- i strigliuli

- i sparaci (en vinaigrette)

- i porri (en vinaigrette)

- u purpre

- u criscione

- u lavone

- a cardella

- u radichju bastardu (cuit avec des oeufs durs)

- a puncicula, a filetta, i tanghi (M.D. Orsoni ; rare)

Ceci dit, traditionnellement, on appréciait assez peu les salades ; en

témoigne ce court récit burlesque extrait de E Foie di Mamma de Ghjuvan

Ghjaseppu Franchi (Aiacciu, 1981), p. 139 :

"A unu, a figliola chi stava in cita li vulia fà manghjà a insalata :

- Vidarè o bà cus"ï bona quand'ella hè acconcia...

Ellu mastacciava è mastacciava...

- Oh ! Chï "l'erba hè erba !" (1)

h) Artichjocchi ripieni ou artichauts farcis :

D. Franchini introduit volontiers dans leur farce (à base de viande

ou de brocciu) des biete salvatiche (comme dans les canneloni, par exemple),

tandis que A. Donsimoni les accompagne d'une sauce identique à celle des ove

en trippa.

(1) "Il y avait un vieux à qui sa fille qui habitait en ville voulait faire manger de la salade : - Tu verras, elle est très bonne une fois préparée. Lui, il mastiquait, il mastiquait : - Oh ! l'herbe c'est toujours de l'herbe...".

Page 30: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 25 -

i) Salsa di pumata ou sauce tomate :

A. Donsimoni y ajoute volontiers de la nepita (qui ne doit pas frire,

sinon elle est trop forte), surtout si elle doit accompagner un ragoût de

viande de boeuf, du lapin ou des haricots (fasgiulloni).

j) Sbuchjate :

On nomme ainsi les châtaignes fraîches (e castagne fresche) bouillies

(sans leur première peau) dans de l'eau salée ; on y ajoute du fenouil pour

les rendre plus digestes. On les consomme en ôtant la seconde peau (F.M. Al-

fonsi et D. Giuvannetti).

Page 31: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 26 -

7°/ Une catégorie du goût devenue rare : l'amer

Parmi les multiples remarques qui mériteraient d'être plus longue­

ment développées, relevons l'insistance, qui paraît un peu curieuse au vu de

l'alimentation actuelle, sur l'amertume de certaines plantes et le plaisir

né de cette saveur (1).

Présentent ce caractère, nous dit-on, a matrunella (verde), u ra-

dichju bastardu et a romicia, anciennement si fréquente (le susembru rumanu

étant pour sa part très peu utilisé). Les plats où ils peuvent être prépondé­

rants sont les beignets, pour la matrunella, les omelettes et les ove en trip-

pa pour la romicia ; le radichju bastardu, outre la soupe, peut être consommé

en salade, adouci par des oeufs durs (2).

D. Franchini nous a raconté comment sa mère, Zia Silvia Tambini,

disparue en 1971 à l'âge de 83 ans, se régalait de beignets de camomille ("si

campava ! " ) , ce qui n'allait pas sans surprendre les femme plus jeunes.

(1) Cf. J. Le Magnen : Le goût et les saveurs, Paris, PUF, 1951, 119 p.

(2) Parmi les plantes ameres mais cultivées, il n'est guère à relever aujourd'hui que la chicorée (ou ensallata amara) utilisée en salade ou cuite et mélangée à des blettes (ce qui permet de retrouver un peu, semble-t-il, de la saveur de la romicia). Les artichauts sont rarement consommés crus.

Page 32: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 27 -

8°/ Apprentissage de ce savoir :

"Tu me demandes comment je connais tout ça ?"

Rosario T. (Cueilleur d'herbes sauvages) in :

Danilo Dolci, Enquête à Palerme, p. 225

M.D. Orsoni raconte comment c'est en accompagnant sa grand'mère

("tant qu'elle a été valide") dans ses activités de jardinage qu'elle a ap­

pris à connaître les plantes sauvages (les deux apprentissages sont très

liés dans leur grande minutie) :

"J'allais avec elle ramasser les tomates, j'allais avec elle

nettoyer les haricots (...) ; j'étais petite (huit ou dix ans), j'allais

avec elle, c'est comme ça que j'ai su les plantes qu'il fallait chercher".

F. Orsini, à l'inverse, explique par l'absence à la maison d'une

aïeule, qui l'aurait aidée, sa (relative) méconnaissance de ce secteur du

savoir botannique ; il ne s'est trouvé personne pour le lui communiquer par­

faitement. Elle connaît néanmoins les produits les plus courants, dont l'ab­

sence dénaturerait de nombreux plats très communs.

Dans la transmission de ce savoir très précieux (1) nous voyons

donc mis en avant le schéma bien connu d'un échange privilégié entre grand-

mère et petite fille, fonctionnant sur un temps relativement long ; en d'au­

tres termes, nous parlerons d'une relation entre une personne qui, travail­

lant moins, a le temps d'expliquer les choses et une autre, beaucoup plus

jeune, qui jouit encore de celui d'écouter.

Une grande attention, en effet, est nécessaire à la bonne maîtri­

se d'une science subtile (2) des localisations, des rythmes de croissance et

de floraison. Il faut reconnaître de fines différences de formes, de teintes

et de parfum pour éviter les espèces vénéneuses ou simplement inutiles et do­

ser subtilement des produits parfois très forts.

(1) Puisqu'il concerne, en fait, aussi bien la cuisine que la médecine tra­ditionnelle.

(2) Qui n'est pas exclusivement féminine (cf. B. Giuvannetti).

Page 33: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 28 -

Pour tout ce qui relève des préparations, la cuisine aux herbes

sauvages ne se distingue pas de la pratique culinaire en son ensemble dont

l'apprentissage se fait "sur le tas", de manière un peu diffuse, en regar­

dant faire ses proches. Quand le temps est venu, une femme a, normalement,

déjà vu l'essentiel (1). C'est ainsi que A. Donsimoni, aujourd'hui cuisiniè­

re accomplie, a pu nous affirmer que, chez sa mère, elle n'avait jamais pré­

paré de repas ; elle aidait un peu, beaucoup moins que sa soeur aînée.

En fait, il paraît essentiel d'insister sur le rôle du regard

dans l'apprentissage technique traditionnel : bien repérer une plante ; éla­

borer un plat sans suivre de pesées précises, mais par des estimations ; sa­

voir laisser consumer une sauce ; ces "tours de main" ne se verbalisent pas.

Tout cela se montre (et se goûte parfois) : c'est pourquoi M.D.

Orsoni s'est levée à plusieurs reprises pour me faire voir les plantes qu'elle

conservait dans sa cuisine, avant d'aller cueillir sur la terrasse quelques

pampres de vigne pour que j'en connaisse bien la saveur acidulée.

(1) Et puis, pè viaghja s'accuncianu e somme, dit le proverbe : "en cours de route, on arrange la disposition des charges" (sur les mulets) ; i.e. une activité (un savoir) pas trop bien engagée, s'améliore sous la pression des nécessités.

Page 34: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 29 -

A N N E X E

La famine d'Orezza

(Texte recueilli auprès de Salvadore Orsini

à.U Poghju (San Gavinu) au mois de décembre 1978 ;

est donnée ici la traduction française).

Page 35: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 30 -

C'était au temps des Génois, on ne débarquait plus de farine.

C'était une sale année. Il n'y avait ni châtaignes, ni blé, ni haricots,

rien, rien, rien. Et il fallait lutter pour vivre ; il fallait aller cher­

cher les carottes sauvages dans les châtaigneraies. Les fougères !... Heureu­

sement que c'était une bonne année pour les fougères ! On s'est mis à les

manger cuites. Ils ne les laissaient même pas pousser, ils les mangeaient

toutes tendres.

Malheureux habitants d'Orezza, à la fin septembre, il n'y avait plus de fou­

gères !

"Comment va-t-on faire maintenant ?"

Ils restaient là, abattus...

Ils ont fini par moudre du bois au moulin pour en faire de la farine. Ils en

ont fait du pain, juste de quoi se tenir en vie.

Il n'y avait plus de bêtes, elles étaient toutes mortes. En Corse, il restait

une centaine d'hommes. Cent hommes et cent femmes ; et plus d'enfants, ils

étaient tous morts.

Alors on disait :

"L'Orezzinchi per un esse morti

Fecinu u pane di dice sette sorti !"

"Les gens d'Orezza, pour ne pas mourir

trouvèrent dix sept façons de faire le pain !"

Remarques : Après disparition des denrées alimentaires de base (châtaignes, b

haricots), les Orezzinchi ont tout d'abord tiré parti au maximum des denrées

comestibles connues de l'espace sauvage (cf. e carotte salvatiche, les carot­

tes sauvages) ; avec les fougères (e filette), ils se sont ensuite attaqués à

ce qui constitue plutôt d'ordinaire la nourriture des animaux (du moins à l'é

que contemporaine, celle où se situe le narrateur). La situation s'aggravant

sans cesse, ils ont fini par consommer (toujours humanisées : ils en ont fait

du pain) les denrées des pires famines (cf. par ex. les travaux de Pierre-

Etienne Will sur les problèmes d'approvisionnement en Chine ou ceux de Piero

Camporesi sur l'Italie de la Renaissance et de l'âge classique).

- Sur les disettes corses, cf. F. Pomponi, Histoire de la Corse

(1979), mais aussi Petre Guglielmu Guglielmi, d'Orezza (1644-1728) :

A. MALANNATA, poème inspiré par l'épouvantable situation de l'année 1702 (no­

tons que c'est là la première oeuvre savante d'importance utilisant la langue

corse).

Page 36: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 31 -

A N N E X E II

La consommation des herbes sauvages d'après les récits populaires

(Extrait des recueils corses de

G. Massignon (1963) et J.B.F. Ortoli (1883)

suivis d'un exemple kabyle).

- "Incù a fame, si manghjà tuttu !"

"Quand on a faim, on mange tout !"

(F. Orsini, 4 V 82, U Poghju)

Page 37: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

32 -

From : J.B. Frédéric ORTOLI : Les contes populaires de l'île de Cors?:

(Maisonneuve et Cie, Ed., Paris, 1883, 379 p)

conte n° XXIV : L'Ane aux Sequins d'Or

p. 178 : "Dans le temps où les bêtes parlaient, il y avait une mère

et trois enfants si pauvres, si pauvres, qu'ils n'avaient pour toute

nourriture que les herbes de la forêt".

From : Geneviève Massignon : Contes Corses

(Ophrys Ed., Gap, 1963, 380 p/Publication du

Centre d'Etudes Corses - Faculté des Lettres,

Aix-en-Provence)

conte n° 59 : Les deux petits chiens, I due cagnoli (récit du Niolu,

Albertacce)

p. 137 : "(...) l'homme revient au palais, apportent les deux coeurs.

- J'ai tué les deux enfants, voilà les deux coeurs.

Quant à leur mère, il avait aussi l'ordre de la tuer, mais

il lui dit :

- Je ne vous tuerai pas ! J'ai tué deux brebis et j'en ai ap­

porté les coeurs au roi ; et voilà où sont vos enfants : je

les ai laissés dans la forêt, à tel endroit.

La jeune fille est partie, et elle a retrouvé ses deux petits,

puis elle est restée un mois dans la forêt, ne mangeant que

de l'herbe".

conte n° 68 : Finimula e Spicciamula (récit du Niolu, Albertacce)

p. 152 : (en butte à la haine d'un faux moine) "Finimula a supplié le

cocher de la laisser partir. Il a fini par la laisser faire.

Elle se sauve à travers le maquis, erre pendant une vingtaine

de jours, mangeant ce qu'elle trouvait, des herbes, n'importe

quoi ; enfin, elle arrive chez son père".

Page 38: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 33 -

conte n° 75 : Le père qui voulait manger le coeur de sa fille (récit

du Niolu, Albertacce)

p. 167 : "Le fils pleurait. Alors, le père a continué à faire des char­

gements d'étoffes, et s'en est revenu à la maison : il croyait

sa fille morte (il en avait mangé le coeur !...)

Le jeune homme, lui, n'est pas retourné dans son village. Quant

à la jeune fille, elle a mangé de l'herbe, comme elle a pu...".

From : Camille Lacoste-Dujardin : Le Conte Kabyle

(Maspéro, Ed., Paris, 1982, 534 p./lère Ed.

1970)

cf. p. 271 : (à propos des "nourritures de famine") "des nourritures

de remplacement sont alors cherchées : produits de cueil­

lette pour la plupart - escargots, arbouses, baies de

myrte ou de lentisque, foin ou simples herbes à fourrage,

cardons : tagediwt, ou artichauts sauvages : taga.

Cette dernière plante, en opposition avec du couscous

à la viande et au beurre, dans le récit du Vieillard et

sa femme, symbolise à elle seule la pauvreté : c'est le

type même de l'alimentation de famine".

Page 39: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 34 -

B I B L I O G R A P H I E

. BIGOT (M) : Paysans Corses en communauté - Porchers-Bergers des montagnes de Bastelica (1869) ; Les Ouvriers des Deux Mondes, 1887, Réé­dition "U Muntese", Bastia, 1971.

Flore pratique de la Corse, avant-propos de T. Marchioni, dessins de M. Conrad, Coll. "Corse d'Hier et de Demain", n° 7, Bulletin de la Société des Sciences Historiques et Naturelles de Corse (BSSHNC), Bastia, avril 1968.

La Cuisine dans le Pays d'Apt (Essai d'Ethnologie Culinaire), Thèse de Doctorat de Illème Cycle en Ethnologie, Université de Provence, Centre d'Aix, 1981, 287 p (dactylographié).

- (avec la collaboration de C. Bromberger) La Cuisine en Basse-Provence, Office Régional de la Culture, Marseille, 1980.

. CONRAD (M) : "Essai d'Ethnobotanique Corse" (I) in B.S.S.H.N.C. , 607e fase, 1973,pp. 51-63.

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- Les Corses et les Plantes Sauvages - Autrefois et Maintenant, publicazione di l'ADECEC, Cervioni, 1981, 15 p.

. COSTANTINI (S) : La Gastronomie Corse et ses recettes, Edizioni di "U Muntese",

Bastia, 1968, 192 p.

. DOLCI (D) : Enquête à Palerme, Paris, Julliard, 1957, 339 p.

. FABRE (C) : "Cuisine et rôles sexuels en Languedoc montagnard", in Etudes Corses, 1976, n° 6-7 (Femmes Corses et Femmes Méditerranéennes).

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. de GUBERNATIS (A) : La Mythologie des plantes ou les légendes du règne vé­gétal (Paris, 1978, T 1, 293 p/1882, T 2, 374 p).

. LEROI-GOURHAN (A) : L'Homme et la Matière, Paris, Albin Michel, 1971, 348 p.

- Milieu et Techniques, Paris, Albin Michel, 1973, 475 p.

. BOUCHARD (J) :

. BOUVEROT (A) :

Page 40: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 35 -

. LEVI-STRAUSS (C) : "Le t r i a n g l e c u l i n a i r e " in L'ARC, n° 26, 1965, Aix-en-Pro-vence, pp. 19 à 29.

- Mythologiques, T.3 (L'Origine des Manières de table), Paris, Pion, 1968, 478 p.

. POMPONI (F) : Histoire de la Corse, Paris, Hachette, 1979, 447 p.

. RAVIS (G) : Les communautés pastorales du Niolo, Université René Descartes, Paris V, 1981, 820 p. (dactylographié).

- "Cuisine et manières de table", pp. 136-142 de CORSE-Encyclopédie Régionale, Christine Bonneton Ed., Artigues - près -Bordeaux, 1981 (2ème Ed.), 363 p.

. REVEL (J.F.) : Un festin en paroles, Pluriel, 1982, 277 p, (1ère Ed., Pauvert, 1979).

. TUFFELLI (E) : "Les noms de plantes en langue Corse" in B.S.S.H.N.C., 622e fase, 1977, pp. 21-35.

. VERDIER (Y) : "Pour une Ethnologie Culinaire", in L'HOMME, Tome IX (n° 1), Janvier-Mars 1969, Paris, pp. 49-57.

Page 41: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations
Page 42: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

Paul SIMONPOLI

LA SOUPE AUX HERBES

Page 43: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

36

La cueillette des herbes

La cueillette des herbes sauvages est une tâche qui revient aux

femmes. La cueillette peut se faire à l'occasion d'autres activités qui

conduisent les femmes hors du village : voyages, travail au jardin, lava­

ge du linge etc...

Mais la soupe aux herbes, nourriture essentielle au printemps, nécessite

une cueillette quasi-quotidienne. Quand vient l'époque, pratiquement tous

les après-midi, les femmes partent cueillir les herbes sauvages. Elles s'en

vont en groupe jusqu'aux lieux choisis pour la cueillette qui se situent

dansla zone des jardins et dans celle des champs et prés, qui entourent

immédiatement le village.

La cueillette des herbes pour la soupe est un espace-temps féminin.

Les randonnées de cueillette dessinent une forme particulière de mouvance

dans l'espace ; elles sont un vagabondage hors des sentiers battus ; une

femme compare le groupe qu'elle formait avec ses compagnes à un troupeau de

brebis en liberté. La comparaison exprime bien l'errance, la dispersion dans

l'espace, la liberté de mouvement des-femmes lors de la cueillette.

Les randonnées de cueillette sont des temps de liberté. Ce sont

des moments souvent joyeux où l'on plaisante, où l'on rit. Ce sont aussi des

moments d'intimité ou l'on peut se parler entre femmes. Ce sont enfin des

temps d'enseignement et d'apprentissage, de transmission du savoir féminin.

Les femmes apprécient ces cueillettes qui les extraient pour un

instant de leur monde de contraintes. Liberté des gestes et des paroles, du

mouvement et du discours, la cueillette est pour les femmes une sorte de

refuge dans l'espace et dans le temps, où elles s'appartiennent.

1/ Nous remercions Madame CONRAD d'avoir bien voulu lire et corriger

cette étude. ..'./•••

Page 44: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 37 -

Si la cueillette est une activité essentiellement féminine, il

arrivait aux hommes de ramener des herbes de la campagne ou des jardins. Tout

en travaillant ils pouvaient cueillir les herbes qu'ils trouvaient.

Notons aussi que si la soupe aux herbes est une nourriture de

printemps, on peut trouver des herbes toute l'année et donc en consommer tout

le temps dans la soupe.

Page 45: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

38 -

Les plantes uti l isées dans la soupe aux herbes

A suppa d'erbette, d 'a rbet t i , d 'erb ig l ie , d'erbuglie, d ' e rb ig l i u l i .

La soupe aux herbes peut être composée de manières différentes.

Chaque cuisinière a sa façon de fa i re . Le choix des plantes, des légumes,

les dosages, sont autant de facteurs dont la combinaison mult ipl ie à l ' i n f i ­

ni les variantes de la soupe aux herbes.

L'herbe principale ut i l isée dans la soupe est le pi cr i die,

u lattarepulu (Nord), a lattaredda (Sud). On la trouve, jusqu'à 800 m, dans

les fossés, en bordure des sentiers. Elle aime les terrains secs, la terre

légère, s i l i c euse, les lieux ensoleil lés. Elle n'a pas besoin de beaucoup

de terre. Elle pousse dans les lieux rocheux et même dans les murs jointes

de terre. On la coupe jeune et on n 'ut i l ise que les feu i l les . Elle donne une

couleur blanchâtre à la soupe,.

Cette plante principale sera accompagnée des espèces suivantes :

certaines sontindispensables (le fenouil par exemple) ; d'autres peuvent

être ajoutées à l'occasion.

Le Silène enflé : I S t r i g l i u l i , i Scrucunietti, a Surpulella.

Elle pousse dansles mêmes lieux que le Picr id ie.

Laiterons (maraîchers, potagers) : Lattarone, Carduselli)/

Page 46: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 39 -

La Bourrache : F r i sg ia , Burascia, Burarcha.

La Bourrache aime les l ieux humides, l a bel le t e r r e . On la

trouve dans les jard ins ou les endroits t r a v a i l l é s . On n ' u t i l i s e que les

f e u i l l e s que l 'on arrache avant que la plante ne f leur isse "parce que

plus e l l e f l e u r i t plus les f e u i l l e s sont dures".

L ' a i l à t ro i s angles : i Sambuli.

Répandu dans l ' î l e ent ière jusqu'à environ 700 m d ' a l t i t ude :

l ieux herbeux ombragés, talus f r a i s ou humides.

L'aTl faux poireau : porru Salvat icu

L 'Osei l le : A Romicia, a Romice, a Rombice, a .Romicia

Pousse dans les l ieux humides, dans les j a r d i n s .

" I l y en a deux sortes : une grande que l ' on u t i l i s e pour f a i r e des emplâtres,

une plus pet i te que l ' on met dans la soupe" (en r é a l i t é i l y a une douzaine

d'espèces).

I l ne faut pas en mettre beaucoup dans la soupe.

D'avantage que la Romic i a on mettra : la pe t i te ose i l l e :

Arba sal i ta (dans beaucoup de v i l lages ce nom est synonyme de Romicia).

Le Fenouil : u Fino :chju : pousse dans les f r i ches , au bord des chemins,

jusqu'à 850 m d ' a l t i t u d e .

- Pour la soupe i l faut cho is i r des re je ts tendres. I l est

beaucoup u t i l i s é en cu is ine. On s'en ser t notamment pour donner du goût aux

châtaignes bou i l l i es (Ba l l o t i ) ou pour f r i r e les poissons.

• • • / • • •

Page 47: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 40 -

Calament nepeta : a Nepita.

Cette espèce est très répandue : bords des chemins, maquis,

rocailles jusqu'à 1.400 m d'altitude.

Elle ressemble à la Menthe. Son odeur est forte. Cette plante entre

dans la composition de nombreux plats. Elle est très appréciée dans la soupe

de poissons.

Menthe : u Pedi rossu.

Pousse là oü il y a de l'eau. Cette plante est une menthe.

Ses feuilles sont blanchâtres et son pied est rouge. On peut aussi mettre

d'autres menthes.

Coquelicot : a Rosula.

Pousse dans les endroits qui ont été travaillés. On en trouve

beaucoup dans les vignes. Dans la soupe on en met peu car son goût est amer.

Il faut la cueillir avant qu'elle ne fleurisse.

Sont aussi citées comme espèces pouvant entrer dans la composi­

tion de la soupe mais en petite quantité :

- le Pissenlit : u Radichju (les femmes corses donnent ce nom

à plusieurs espèces beaucoup moins

ameres et qu'elles mettent dans la

soupe) (Hyoséride, Chonorille,

Helminthie etc).

1'Urticula

u Radichju salvaticu

Orrechja capruna,». . •

l'Ortie

le Radis sauvage

des plantains

- le Chou sauvage : u Brottulu

- Pâquerette : Pratellina

et plusieurs autres espèces.

Page 48: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 41 -

La préparation des herbes

Recette donnée à Soriu di Tenda :

Dansune marmite en terre cui te, d'une contenance de 6 l i t r es

emplie "d'attarebula" (Picridie) on ajoute :

- une douzaine de feui l les de "Frisgia"

- une quantité de "Scrucunietti" égale à 1/3 de celle d'"attarebula

- deux branches de "fino.chju"

- les feuilles de deux tiges de "Nepita"

- une douzaine de "sambuli". On peut mettre de l'aïl pour remplacer

cet aïl sauvage.

Il s'agit là d'une manière de procéder étant entendu que chaque

cuisinière possède sa propre façon de faire qui varie en fonction de la

quantité et de la qualité des herbes dont elle dispose. Les dosages se font

a "vista d'' cchju" (à vue d'oeil).

. Préparation de la soupe

Une fois lavées, les herbes sont mises à cuire dans de l'eau avec

les légumes :

- haricots (blancs ou rouges)

- choux ou blettes, carottes, oignons, poireaux, pommes de terre

(mises par la suite pour qu'elles restent entières).

A cela on ajoute : un morceau de couenne, et/ou un os non coupé ; de la

sauce tomate, de l'huile d'olive, du sel et du poivre.

Page 49: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 42 -

La soupe doit cuire trois à quatre heures à petit feu (a picculu

focu). L'art de la soupe consiste à maîtriser la cuisson et donc à apprivoiser

le feu. La marmite en terre ou en fonte se promène sur le "fucone" de la

flamme à la cendre à la recherche du meilleur feu.

On peut verser la soupe ainsi cuite dans une marmite contenant

u "suffritu" : oignon, sauce tomate, lard et aïl pillés ensemble (u "battutu"),

revenus dans de l'huile. U suffritu donne à la soupe un goût plus fort.

Dans le Taravu, on note que cette manière de préparer la soupe appartenait

aux classe inférieures, les classes supérieures préférant le goût plus terne

du bouilli. Dans d'autres régions on ne fait pas cette distinction.

La soupe peut être servie de plusieurs façons :

- a suppa passata : on peut passer la soupe, et les herbes.

- a suppa micca passata : on peut ne pas passer la soupe et la

servir directement le plus souvent sur des tranches de pain grillé déposées

aufond de 1'assiette.

- l'insalatta : on peut aussi, après cuisson, prélever une partie

des herbes et des légumes mélangés que l'on sert en salade.

La consommation de la soupe

La soupe est un plat du soir. Mais la soupe peut être aussi

consommée le matin. Pour un informateur du Taravu, ceux qui mangent la

soupe le matin sont ceux qui travaillent dur ou ceux qui sont trop pauvres

pour acheter du café. Ainsi, chez lui, les serviteurs mangeaient la soupe

le matin, tandis que les maîtres buvaient le café.

Page 50: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

43 -

Autres soupes

La soupe aux herbes est une nourriture de printemps.

L'été, lorsque le jardin commence à produire, on mange la soupe de légumes,

suppa di legumi : blettes, haricots verts, pommes de terre, oignon etc..

A suppa di minestre ou a minestra est la soupe d'hiver : c'est une

soupe de légumes à base de pommes de terre, de haricots secs et de choux.

On ajoute aux légumes de Vaïl et de la "Nepita" pillés.

U pancottu ou a suppa di pane est une soupe à base de pain rassis

coupé en morceaux auquel on ajoute de Vaïl, de l'huile et du brucciu sec et

salé coupé en fines tranches.

A "suppa di fidelli" est une soupe de pâtes "cheveux d'ange" aux­

quelles on mélangeait de Vaïl, de l'huile et éventuellement du lait. Notons

que lespâtes et le riz peuvent entrer dans la composition de toutes les soupes.

Page 51: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations
Page 52: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

DELVOYE-LANFRANCHI Marie-Christine

L'UTILISATION MAGICO-RELIGIEUSE DES

PLANTES PENDANT LA SEMAINE SAINTE EN CORSE.

Page 53: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

44 -

La semaine sainte, semaine qui précède la fête de Pâques est un

des temps forts de la vie religieuse en Corse. Elle réactualise les derniers

moments de la vie publique du Christ, sa passion, ses souffrances, sa mortv

Mais c'est aussi l'époque du début du printemps et de l'année naturelle.

A travers l'étude de quelques rites particuliers tels que :

- la bénédiction des rameaux

- l'office des Ténèbres

- la préparation des reposoirs

- les processions du Vendredi saint.

Nous nous efforcerons de voir quelles sont les principales plantes

utilisées en Corse au cours de cette période et quels sont leurs différents

emplois.

Nous pourrons aussi observer comment certains éléments du cycle

chrétien de Pâques ont pu se greffer sur des traditions et croyances dérivant

de systèmes religieux très anciens.

Page 54: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 45 -

I-Palmes et oliviers du dimanche des Rameaux

Le dimanche des Rameaux qui commémore l'entrée triomphale de

Jésus dans Jérusalem peu de temps avant son arrestation est désigné dans

beaucoup de provinces françaises sous le nom de Pâques fleuries parce que

le buis ou le laurier que l'on porte à bénir doit être fleuri. Il est

appelé aussi dimanche d'Hosanna en Provence et dimanche des Palmes sur la

Côte d'Azur. En Corse, les dénominations varient selon les régions, mais

les termes de " dumenica di l'aliviù"et "dumenica di e palme" sont plus

couramment utilisés que ". dumenica di e crocette"-(Alésani), "ramma" (Ajaccio)

ou "parmi" (Bonifacio).

Le dimanche des Rameaux donne dans l'île une idée exacte de ce qu'a

été le triomphe du Christ ce jour là en Palestine. Selon les saintes écritu­

res, en effet, Jésus fut accueilli par la foule qui s'avançait vers lui

en brandissant des branches de palmier. Alors que dans certaines régions

c'est le buis, le laurier et plus rarement le saule, le sapin ou le houx que

l'on porte à bénir, les rameaux sont en Corse des branches d'olivier ou des

palmes tressées ou non. L'olivier, arbre consacré à Athéna dans la Grèce

ancienne, participait des valeurs de paix, de fécondité, de purification et

de force ; la palme était considérée comme symbole de régénérescence et

d'immortalité. Ainsi, palmes et olivier du dimanche des Rameaux peuvent

préfigurer la résurrection du Christ et signifier la certitude de l'immortali­

té de l'âme et de la résurrection des morts.

Les palmes que l'on porte à bénir en Corse, d'une couleur jaune paille sont

presque toujours pliées en croix : "crucette", petites et simples ou plus

grandes avec au croisement de leurs branches une étoile. Certaines sont

tressées en forme de poisson ("u pesciu") : emblème des premiers chrétiens,

emblème aussi de fertilité. D'autres représentent des lampions ou des instru­

ments de la passion. Autrefois, certains confectionnaient des "campanili" :

objets tressés en forme de clocher qu'ils portaient à la boutonnière. Aujourd'hui,

dans les villes, bouquets d'olivier et palmes sont achetés à des vanniers

• • » / • • •

Page 55: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 46 -

• ••/•••

ou à des marchands temporaires sur le marché ou le parvis des églises

paroissiales. Il y a quelques années, dans certains villages, la veille de

la fête, quelques personnes et les confrères, s'il y en avait^se réunissaient

et tressaient eux-même les "crucette" que le curé distribuait le lendemain

après leur bénédiction.

A Cargèse, ville construite au XVIIIe siècle par une colonie grecque venue

en Corse au XvTIe siècle pour fuir le joug turc les rites catholiques romain

et grec sont pratiqués. Orthodoxes à leur arrivée, les grecs durent pour

des raisons politiques se convertir au catholicisme peu de temps après leur

entrée dans l'île. Tout comme chez les grecs orthodoxes, dans la communauté

catholique grecque de Cargèse, les rameaux sont constitués de laurier que le

dernier marié de l'année (i) est chargé de porter à l'église. Le laurier

était chez les anciens, comme la palme, l'arbousier et les plantes qui demeu­

rent vertes en hiver, lié au symbolisme de l'immortalité.

Utilisation des rameaux bénits

Les effets de la bénédiction liturgique étant jugé bienfaisants, laurier,

palmes et olivier bénits sont rapportés au logis, mis dans les différentes

pièces de la maison, fixés aux crucifix et aux images des saints. Dans

les ragions de Sartène et de Guitera on'en plante dans les champs (2), les

potagers, les vergers ; on en met dans les poulaillers, les porcheries,

les bergeries.

(i) - Dans plusieurs provinces françaises pendant le cycle du renouveau,

le dernier marié est chargé de fonctions particulières.

(2) - Le chanoine Saravelli-Ritali nous signale dans son ouvrage :

"la vie en Corse à travers proverbes et dictons" que des coutumes apparentées

existaient à d'autres dates du calendrier : on plantait aussi dans les champs

des petites croix de buis, d'asphodèles ou de férules bénites le 3 mai, jour

de la Sainte-Croix, ou à l'occasion des Rogations.

• • • / • • •

Page 56: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 47 -

IS CL s / V A .

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Page 57: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 48 -

Les meules de blé ou d'orge sont surmontées d'un brin d'olivier ou d'une

"crucetta". Dans certaines localités : Bocognano, Guagno, Guitera, on

en dépose sur les tombes.

Aux rameaux bénits, sont attribués les mêmes vertus qu'à l'oeuf de

l'Ascension (3), aux petits pains de Saint-Antoine et de Saint-Roch, distri­

bués aux fidèles aux oratoires respectifs des saints protecteurs le jour

de leur fête ainsi qu'aux cierges de la Chandeleur [4) et du Miserere.

Leur rôle protecteur est primordial. Ils préservent la maison, ses hôtes,

les animaux, les cultures des différentes calamités naturelles : feu, pluie

diluvienne, foudre et autres maux tels que les maladies, les accidents et

toutes sortes de maléfices.

A Sotta, pour neutraliser les incendies et les fortes tempêtes, on brûle

des morceaux de rameaux bénits et de cierge de la Chandeleur ou du Miserere

en récitant un "Notre Père" et un "Je vous salue Marie".

Palmes et olivier bénits entrent dans la confection des amulettes destinées

à conjurer le mauvais sort et sont parfois utilisés dans des pratiques

de guérison magique.

Au début du siècle ., pour protéger les enfants du mauvais oeil, on leur

pendait au cou une sorte de scapulaire d'étoffe dans lequel on cousait

une fleur, une feuille d'olivier bénit le jour des Rameaux et un grain de

riz ; on l'appelait le "brivu".

(3) - Le jour de l'Ascension, on prend au poulailler, le premier oeuf

pondu puis on le conserve pendant un an pour le déposer sur la fenêtre

les jours d'orage. Cet oeuf se dessèche sans pourrir. A Salva-di-levo,

l'oeuf est durci, en cas d'incendie on en jette un morceau dans les flammes

pour les détourner. On peut aussi apaiser le feu en jetant dans le brasier

des morceaux du cierge du miserere ou du fromage de l'Ascension (le matin de

l'Ascension on fait un fromage que l'on fait sécher et que l'on garde]m

(4) - Les chandelles bénites de la Chandeleur peuvent être allumées en cas de

maladie , de décès, d'orage. Autrefois on en cousait des morceaux dans une petite

pièce d'étoffe suspendue au cou des animaux domestiques pour les protéger des

maladies.

Page 58: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 49 -

«../...

Si les enfants tombaient malades, on brûlait un rameau d'olivier, des

feuilles de palmier, un peu d'encens, un morceau de cierge et sur la fumée

qui se dégageait, on les tenait en prononçant l'incantation suivante :

"Je t'enfume et que Dieu te guérisse".

Selon un rituel proprianais étudié par P. Bertrand-Rousseau (5), lorsque

quelqu'un est victime de la malveillance des esprits, la "signadora" (celle

qui signe) place dans une pelle ou tout autre récipient, un brin d'olivier, des

rameaux (jeunes pousses de palmier), trois grains de gros sel et un petit

morceau de charbon incandescent. Le récipient à la main, elle décrit trois

cercles autour du malade en ayant soin de tenir les objets magiques d'abord,

au niveau de la tête du sujet, puis de sa taille, puis de ses jambes et prononce

la phrase suivante : "Fora ogni maie" dehors tous les maux. Elle doit recommencer

l'opération pendant trois journées consécutives au lever du soleil.

A Mola, un des hameaux de Sotta, il y a quelques années, on traçait trois

cercles autour d'un animal ou d'une personne malade (en récitant un "Notre Père"

et un "Je vous salue Marie") avec une tuile sur laquelle brûlaient une feuille

d'arbousier cueillie le jour de l'an (6), des morceaux d'oeuf de l'Ascension

et de charbon de la bûche de Noël (7), un brin d'olivier bénit, un peu de

cire du cierge de la Chandeleur ou du Miserere. Les cendres étaient ensuite

jetées dans le feu.

(5J - P. Bertrand-Rousseau : Ile de Corse et magie blanche. Etude des

conduites magico-thérapeutiques en Corset Publications de la Sorbonne. Paris I97S.

(6) - Le jour de l'An, les enfants faisaient le tour du village en tenant à

la main des branches d'arbousier qu'ils jetaient sur la table ou le pétrin de

chaque maison visitée. Cette branche d'arbousier était gardée et jointe aux

rameaux, à l'arbousier cueilli dans un lieu saint, et aux couronnes de la

Saint-Jean.

(7) - La nuit de Noël, on place dans l'âtre une grosse bûche qu'on laisse se con­

sumer jusqu'au jour de l'an. On en ramasse ensuite les charbons que l'on conserve

précieusement. Auparavant lorsque les animaux étaient malades on les leur passait

dessus en faisant le signe de la croix. On gardait pour la même raison des cendres

prises au feu de la Saint-Jean et au feu béni de Pâques.

•••/•••

Page 59: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- so -

•../...

A Ceccia, hameau voisin, il existait une pratique presque semblable.

Pour guérir un enfant, on mettait sur une tuile creuse trois morceaux de cierge

de la Chandeleur, une feuille d'arbousier cueilli dans un lieu saint, de la

braise, puis avec la fumée qui se dégageait on faisait trois fois le tour du

berceau en récitant des formules secrètes. Les personnes présentes devaient

cracher sur la tuile.

Dans le même village, pour protéger les animaux des épizooties, on faisait

trois fois le tour du troupeau en tenant à la main un récipient dans lequel

brûlaient trois feuilles d'olivier, de la paille prise dans le bât de l'âne

(paille de blé) et trois grains de gros sel.

Au cours de ces différentes pratiques désignées par le terme de "sfuma" dans

la région de Sotta, car elles consistent à envoyer de la fumée sur des personnes

ou des animaux pour les libérer des influences malfaisantes auxquels ils sont

soumis, peuvent être incinérés avec les rameaux, le charbon de Noël et l'ar­

bousier du jour de l'An, des morceaux de couronnes de la Saint-Jean (i).

A.Ceccia et Pietra-Lunga-Salvini, le matin du 24 juin (2), avant le lever

du soleil quelques femmes cueillent des immortelles, de la lavande et

différentes plantes sauvages qu'elles tressent en couronnes. Ces couronnes

sont bénies, conservées en signe de protection, puis brûlées l'année suivante

dans le feu de Noël. Aux immortelles est attribué le pouvoir dans certaines

régions de Corse (Monte d'Oro et Proprianais) de chasser les sorciers et les

puissances du mal.

(i) - La couronne de la Saint-Jean est aussi appelée : "Chjirchju di San

Giuvanni" : cercle de la Saint-Jean.

(2) - A Salve-di-levo, le matin de la Saint-Jean, avant le lever du soleil,

on cueillait de l'arbousier, et une plante à fleurs jaunes appelée "a morella" ;

on en faisait des petits bouquets que l'on mettait dans la nourriture des

porcs lorsqu'ils étaient malades.

A Mola pour préserver les animaux de toutes sortes de maux, on les faisait

passer le matin du 24 juin sous un arc fait d'immortelles, de gui, si l'on en

trouvait) et de différentes plantes.

. • * / . « .

Page 60: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 51 -

Les vieux rameaux

Selon la liturgie, tout objet béni par le prêtre ne doit pas être profané.

C'est pourquoi les rameaux de l'année précédente ne doivent pas être jetés

à la rue, dans la cour, à la poubelle ou au fumier mais doivent être brûlés.

Eh Corse, cependant, à Ajaccio, la coutume permettait que les vieux rameaux

soient jetés à la mer. Mais généralement, avant 1955, ils étaient incinérés

le matin du samedi de la résurrection de l'année suivante.

A. Zigliara, Corano, Guitera, Sartène, Sainta-Lucie-di-Tallano, les villageois

les brûlaient chez eux dans la flamme du feu nouveau rapportée de l'église.

A Guitera jusqu'en 1950 environ, dans certaines familles, on les brûlait

sur une pelle ou une plaque en fer avec laquelle on entrait dans toutes les

pièces de la maison, puis on la passait autour des membres de la famille

pour que la fumée les purifie. Les fenêtres de la maison étaient laissées

ouvertes afin que les mauvais esprits puissent partir. Les cendres étaient

ensuite jetées dans le jardin. A Tasso et Vivario aussi, les cendres devaient

être répandues dans le jardin, on leur attribuait des vertus fertilisantes.

A Sotta, quelques personnes brûlaient avec les vieux rameaux différents objets

pieux, et des morceaux du cierge de la Chandeleur, puis faisaient le tour

de la maison en disant : "Que cette fumée emporte tout mal dehors !".

A Sainte-Lucie-di-Tallano, on agitait trois fois les mains au-dessus du

feu dans lequel brûlaient les vieux rameaux ; il était même de mise de sauter

à pieds joints.

Le samedi saint après la bénédiction du feu nouveau à l'église, quelques

assistants s'emparent de tisons allumés : toc, toc, on frappe à la porte

d'une maison amie : "voici le feu nouveau !". Vite l'on décroche l'olivier

bénit de l'année dernière puis on y ajoute tous les rameaux desséchés placés

à la tête du lit, ou ceux qu'on a ramenés des campagnes. Un coup de sifflet,

la flamme pétille et le tison est transporté ailleurs. Pendant ce temps, la

famille se réunit autour de la flambée, on agite les mains au-dessus de la

flamme pour se purifier, (i)

(i) - Stéphanopoli M. : Pâques à Sainte-Lucie di Tallano.

"Nouvelles revues des traditions populaires" 1950 Paris.

•••/•••

Page 61: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

• • • / • * • >

- 52 -

A.Zigliara, Casalabriva, Petreto-Bicchisano, on sautait trois fois au-dessus

de la flamme en se signant et en disant des prières.

A Petreto-Bicchisano on mettait dans le feu des morceaux du cierge du

miserere.

A Sartène et à Sotta, de nos jours encore certains passent trois fois

la jambe au-dessus du feu dans lequel brûlent les vieux rameaux.

A Bastelica, on se frottait les mains au-dessus de la flamme et on les

passait sur le visage et les parties du corps exposées aux maladies.

Une fois les rameaux brûlés, les cendres sont jetées. Dans les Eglises

on les garde pour les utiliser le mercredi des Cendres.

Outre les vertus apotropaïques et purificatrices dues à la bénédiction,

les valeurs d'immortalité conférées à la palme et à l'olivier ainsi que

l'idée antérieure à toute christianisation, à savoir que le feu immunise

contre les dangers surnaturels, les méchants esprits, les épizooties, les

maladies des plantes et des gens peuvent en partie expliquer les différents

comportements décrits ci-dessus.

Les diverses utilisations des rameaux bénits résultent d'une superposition

de systèmes religieux différents.

Selon Van Gennep, les rites du jour des rameaux en France sont des

rites nettement chrétiens, constitués à partir des textes évangiliques et

du scénario qu'ils décrivent ; constitués et diffusés normalement en France

pendant le cours du Moyen-Age, ils ont été interprétés populairement.

La valeur et les différents emplois des rameaux tiennent uniquement au fait

qu'ils ont été bénits.

Pour Varagnac, l'emploi agraire des rameaux, leur plantation dans les

emblavures seraient associés aux allées et venues des âmes en peine, et se­

raient une survivance christianisée de croyances préchrétiennes. Selon

ces croyances en effet, la vie posthume prenait un caractère végétal. Pendant

un certain temps, avant d'atteindre le monde'des bienheureux, les âmes

s'incarnaient dans les arbres, les buissons, dans la flore dont elles étaient

la vie même. Leurs peines et leurs joies étant dépendantes des fluctuations

de cette vie végétale, elles choisissaient de préférence les feuillages

toujours verts. Dans les sociétés traditionnelles où ces croyances étaient

de règle, des liens de dépendance et de solidarité existaient entre les

•••/•••

Page 62: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

• ••/••••

53 -

vivants et les morts. Les vivants procuraient aux morts les biens matériels

tels qu'une inhumation décente, les offrandes périodiques et leur demandaient

en échange de les préserver de la vie et de la mort et de leur donner de

bonnes récoltes. La société des vivants engage donc les morts à venir

résider dans les emblavures pour faire germer les semences et grandir les

céréales et les plantes textiles : "ce sont les rameaux verts et bénits et

avec le christianisme, les petites croix que maître et maîtresse vont planter

dans chacun de leurs champs pour offrir autant d'asiles propices aux

âmes en peine" (i).

II Oeuvres des palmes portées sur les croix de procession

Dans les villages de la piève de Brando, le dimanche des rameaux sont

bénies de grandes feuilles de palmes qui seront tressées en de véritables

oeuvres d'art portées sur les croix de procession le vendredi matin. Cette

procession dénommée "Cerca" (du verbe circare : chercher) est l'affaire

des confréries des villages de Pozzo, Poretto, Erbalunga, Castello. Toutes

passent par les mêmes reposoirs, mais partant de leur village respectif

à la même heure, elles ne se rencontrent jamais. En tête de cortège marchent

les enfants porteurs'de claquoirs de bois (badacchja) ; viennent ensuite

trois massiers, celui du centre portant une masse surmontée d'une image sainte,

ceux qui l'encadrent une masse terminée par une pomme de pin dorée.

Suit un homme qui parte une croix noire drapée d'un grand voile blanc,

précédant la grande croix ornée de folioles de palmier tressées. C'est le

même homme qui porte la croix durant toute la procession. De part et d'autre

de la grande croix marchent des enfants qui tiennent en main un lampion.

Derrière la croix, les hommes du village sont rangés sur deux colonnes entre

lesquelles circule un massier. Tous sont vêtus de l'habit de la confrérie :

aube blanche serrée à la taille par ure cordelière et cagoule relevée. Après

les hommes,viennent les femmes sur deux files avec à leur tête l'une d'entre

elles portant une croix moins pesante que celle des hommes, mais qui est aussi

décorée de palmes tressées. Les femmes sont vêtues de la "faldetta" jupe de

dessus en toile de soie bleu sombre/qu'elles ont relevée sur la tête. La

procession ainsi constituée emprunte un itinéraire long d'une dizaine de

kilomètres et visite onze chapelles.

• • • / • • •

(i) Varagnac : civilisation traditionnelle et genre de vie. Albin Michel

Paris 1948

Page 63: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

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Page 68: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

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- 59 -

Les objets de palmes placés sur la croix sont tressés dès les mardi, mercredi

et jeudi saints. Les palmes de l'arbre choisi pour leur fabrication doivent

être liées dès le mais d'août (i) de manière à ce que le coeur du palmier

et les palmes centrales soient protégés du soleil et restent d'un jaune pâle.

Auparavant, elles étaient coupées un mois avant le début du tressage, envelop­

pées dans un chiffon et mises sous terre pour que leur couleur soit bien

préservée. De nos jours, on se contente de les couper quelques jours avant

le dimanche des Rameaux.

A Erbalunga, le tressage est l'affaire des femmes, à Pozzo et Poretto par

contre, ce sont les hommes qui/réunis au siège de la confrérie effectuent le

travail. Les confrères choisissent ensemble le motif de l'oeuvre à réaliser

et fabriquent un modèle en fer forgé sur lequel seront fixées les palmes tres­

sées. Les techniques de tressage varient selon les villages. A Erbalunga,

l'essentiel de l'oeuvre appelée "u Palmu" est généralement constitué de

"riciuli à quatro" (petites boules tressées avec 4 folioles), de "marzzapane"

sorte de broderie, de "spiga" et de "corpu". A Pozzo, "u Palmu" est en partie

tressé de "riciuli" appelés aussi "butoni" et de "spina".

Après la procession, les objets de palmes sont conservés une année à

l'église paroissiale puis brûlas. Autrefois leurs cendres étaient utilisées

au moment de la cérémonie du mercredi des cendres. Il existe dans la piève de

San-Martino-di-Lota, une coutume presque semblable de tressage de palmes,

coutume qui selon certains villageois serait d'origine maltaise. Les mercredi

et jeudi saints, chaque année, les confrères de San-Martino-di-Lota

confectionnent avec des palmes bénies des modèles réduits d'édifices religieux.

Ont déjà été ainsi reproduits le maître-autel de la grotte de Lourdes,

celui du sanctuaire de Lavasina, et l'église Saint-Jean de Bastia.

L'objet de palmes appelé "A Pulezzula" (ce qui signifie littéralement coeur

de palmier) est fabriqué à partir d'une infrastructure faite de liège et

de contre-plaqué. Avant d'être tressées les palmes (dont la blancheur a été

préservée de la même manière qu'à Erbalunga) sont gardées quelques jours à

l'humidité puis cousues sur un morceau d'écorce de châtaignier.

(i) - Cet usage se perd peu à peu. Les palmes sont effectivement de mains en

mains souvent liées. On coupe tout simplement avant le jour des rameaux les

palmes centrales de l'arbre.

* • • / • • •

Page 69: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

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Page 70: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

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"A Pulezzula" porté sur la croix lors de la procession du vendredi saint

qui part de San-Martino et fait le tour de la piève de Lota se reconnaît à

ses différents modes de tressage :

"pinzetti" qui rappellent les épines de la couronne du Christ, "pommi"

et "spina di pesci".

Jadis "A Pulezzula" revenait aux prieurs de la confrérie qui le conservait.

Depuis une trentaine d'années ces différentes oeuvres sont placées dans

l'église.

III Instruments des ténèbres

Autrefois, les mercredi, jeudi et vendredi saints avait lieu dans toute la

Corse le soir l'office dit des ténèbres. Aujourd'hui, on le chante encore

le jeudi, sous une forme simplifiée à Pozzo et Figarella. On le célèbre aussi

à Bonifacio mais avec beaucoup moins de manifestations extérieures qu'aupara­

vant. Dans la liturgie, on donne le nom de ténèbres à l'office des matines

et des laudes des trois derniers jours de la semaine sainte parce que cet

office se célébrait autrefois la nuit. Un rite propre seulement à cet office

vient confirmer cette appellation. On place dans le sanctuaire près de l'autel

un vaste chandelier triangulaire sur lequel sont disposés quinze cierges.

A la fin de chaque psaume ou cantique on éteint successivement un des cierges

du grand chandelier. Un seul (i), celui qui est placé à l'extrémité supérieure

du triangle reste allumé. Pendant le cantique "Bénédictus" on éteint les

lumières de l'église. Puis le clerc prend l'unique cierge qui était demeuré

allumé sur le chandelier et le maintient ainsi pendant la récitation du "miserere"

et de l'oraison de conclusion.

(i) Ce cierge est appelé cierge du miserere. Parfois après l'office du vendredi,

le prêtre distribuait des morceaux de ce cierge que l'on gardait précieu­

sement en signe de protection. Dans le canton de Zicavu, celui qui pouvait en

avoir un bout dans la poche était à l'abri de tout danger. La cire était

enveloppée dans un morceau de drap cousu et l'on obtenait une orazione,

une oraison.

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L'oraison terminée, le clerc souffle la dernière flamme et l'on frappe

avec bruit sur les sièges du choeur.

Ce bruit joint aux ténèbres exprime les convulsions de la nature qui sui­

virent la mort du Christ. Populairement, ce vacarne cérémonial est interpré­

té différemment en Corse. Certains disent qu'ils font du bruit pour battre,

chasser ou imiter les juifs. D'autres qu'ils chassent le diable ou les

démons. Pour bruiter l'office des ténèbres, on tapait des pieds, des mains,

les jeunes criaient, sifflaient, utilisaient toutes sortes d'instruments tels

que la conque marine, les claquoirs, les crécelles mais aussi des objets

de leur fabrication. Parmi ces objets nombreux et variés se trouvaient :

- des sifflets faits à partir de feuilles ou d'écorce de châtaignier, de

bambou, de roseau ou de n'importe quelle tige creuse.

- des flûtes de sureau.

- des massues d'arbousier ou de chênes : les "materelli", ou des massues tail­

lées dans une souche de bruyère sommairement érnondée et prolongée d'une tige :

les "tamarsdi" de Sainte-Maire Siehe.

- de grasses branches de palmiers appelées "mazzuchi" à Bonifacio où les en­

fants rassemblés en rond au coeur du sanctuaire frappaient à coups redoublés

sur le pavé avant de se répandre dans les rues.

A Meria, dans le Cap, les jeunes gens se mettaient en cercle au centre de

l'église. A genoux, ils frappaient à l'intérieur du cercle sur les dalles

avec de grandes feuilles de palmiers débarrassées de leurs folioles.

A Pozzo, de nos jours encore, pour rappeler la flagellation du Christ,

les jeunes gens réunis en demi-cercle devant l'autel frappent le sol avec

des feuilles d'Aloès (i) (le chiocche).

(i) - On pensait au XVIIIe siècle que la fleur de l'aloès faisait beaucoup

de bruit lorsqu'elle s'ouvrait. Cet effet singulier attribué à la fleur de

l'aloès nous dit Jaussin, ignoré en Corse où pourtant ces plantes sont nom­

breuses et d'une grandeur prodigieuse, n'est en fait que le fruit de l'imagi­

nation de quelques personnes.

(Jaussin, "mémoires historiques, militaires et politiques".

Tome II - Lausanne - M. D.C.C.L.I.X.)

• • • / • • •

Page 73: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 64 -• ••/••••

Dans le canton de Sainte-Marie Siehe, un grand nombre d'assistants à la

fin du XIXe siècle recueillaient les débris des baguettes dont ils se

servaient pour faire du bruit et les rapportaient à la maison comme préserva­

tifs en temps d'orage et de maladie. Dans le Cap Corse, les morceaux de

bâton étaient déposés sous les matelas des lits pour les préserver des punaises.

Février était à Rome, le mois durant lequel les morts étaient censés errer

sous forme de flammes à travers la ville. C'est là, selon Gaignebet, ce que

nous retrouvons en Carnaval. Le surgissement d'esprits venus de l'au-delà,

qui seront renvoyés dans leur demeure pendant la période pascale, sous la

forme de la descente du Christ aux limbes. Le vacarme des ténèbres pourrait

donc avoir pour fonction de chasser les âmes et de les renvoyer dans

l'au-delà.

Les instruments des ténèbres ont aussi une connotation cosmologique puisque

partout où ils existent (en Europe, en Chine ancienne, dans certaines sociétés

amérindiennes, en Orient et en Extrême-Orient) ils sont utilisés à l'occasion

d'un changement de saison. Ils peuvent donc présager l'arriver du printemps.

"En Lituanie où jusqu'au présent siècle, on recommandait aux enfants de

taper avec des bâtons sur des casseroles et autres ustensiles de métal, pour

chasser les mauvais esprits au moment des éclipses de soleil. Les fêtes de

printemps offrent un caractère tapageur. Le vendredi saint, les jeunes

gens s'appliquent à casser bruyamment les meubles tels que table, bois de

lit etc.... On croit que le vacarme, l'eau et le feu sont efficaces pour

éloigner les puissances du mal", (i)

IV Reposoirs

Lea reposoirs ou sépulcres, véritables évocations du Christ mort sont préparés

les mardi, mercredi et jeudi saints par des femmes, des confrères ou le prêtre.

Le rite romain ordonne qu'ils ne contiennent niétoffes de deuil, ni tableaux,

ni statues de saints, ni vases sacras, mais ils sont dúcorás la plupart du

temps de fresques, d'images pieuses et de bouquets de fleurs ou de verdure de

toutes sortes : oeillets, roses, cyclamens, feuilles de palme. Seule la bruyère,

symbole de traitrise n'est pas tolérée dans certains villages. Selon une

(i) - Lévi-Strauss "Du miel aux cendres" Pion - Paris 1959

Page 74: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 65 -

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Page 75: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

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légende en effet, le Christ fuyant le démon fut retrouvé parce que la bruyère

avait révélé le chemin qu'il avait emprunté.

Dans plusieurs régions, (Sartène, Bonifacio, Cargase, Vico, Corté, et les

villages de la piève de Brando) les sépulcres sont ornés de plats de blé ou

de lentilles germées(l). On peut trouver aussi du riz, du maïs et même des

pois chiches germes. Blé et lentilles sont mis à germer dans l'obscurité afin

qu'ils soient blancs, trois semaines environ avant les fêtes de Pâques.

L'usage de mettre du blé germé dans les sépulcres existe aussi en Yougoslavie,

en Sardaigne, en Sicile.

Frazer mentionne que "vers Fâques, les siciliennes sèment du blé, des lentilles

et des graines légères dans des soucoupes gardées dans l'obscurité, qu'elles

arrosent tous les deux jours. Les plantes grandissent vite, on noue de

rubans rouges autour de leur tiges, et la vaisselle qui les contient est mise

sur des modèles de sépulcres qui sont édifiés le vendredi saint, en même

temps que des effigies du Christ mort par les catholiques romains comme par

les grecs orthodoxes". (2)

Ces pots de blé ou de lentilles nous rappelent les "Jardins d'Adonis" que

les peuples d'Asie occidentale et de Grèce déposaient chaque année sur la

tombe du dieu défunt du blé et de la végétation. Ces jardins étaient des

paniers ou des pots remplis de terre où l'on semait du blé, de l'orge, des

laitues, du fenouil et des fleurs diverses, ils étaient soignés pendant huit

jours. Au bout de huit jours, on les emportait avec les statuettes de l'Adonis,

mort et on les jetait soit dans la mer, soit dans les sources. On les inter­

prète comme figurant Adonis dans sa nature originale sous la forme végétale.

On suppose qu'ils étaient des charmes pour encourager la puissance des

végétaux et surtout l'abondance des récoltes.

"Ainsi, la célébration pascale du Christ mort et ressuscité a pu se greffer'

sur les cultes d'Osiris, Adonis et Atys dieux qui mouraient et ressuscitaient

chaque année, personnifiant le dépérissement et le renouveau annuels de la

vie et en particulier de la vie végétale.

(1) - Le blé germé se mettait aussi autrefois auprès des reposoirs de la

Fête-Dieu. A Casalabriva, on orne les crèches de Noël ds blé mis à germer le

jour de la fête de Sainte -Barbe.

(2) Frazer : "Le rameau d'or". Librairie orientaliste P. Geuthner. Paris 1923

•••/•••

Page 76: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 67 -

V Mets et repas des jeudi et vendredi saints

Les menus des jeudi et vendredi saints, jours de jeûne et d'abstinence se

composent la plupart du temps en Corse de pois chiches, de lentilles et de

haricots secs.

Cependant, à Casamaccioli au cours du repas du jeudi saint appelé "Cena Domini"

en souvenir de la Cène du Christ, on mange des beignets faits avec de la

menthe pouliot (puleghju), à lento, des beignets parfumés avec une herbe

appelée "népita" (calament nepeta), et à Corté, des beignets de courge.

Dans la région de Lavasina, pendant les longues processions du Vendredi saint

on consommait autrefois des "gâteaux" spéciaux préparés avec des herbes amères

(telles que la matricaire camomille : "matrunella" et la chicorée amère

"lattarellu". A Bonifacio, après l'office du Vendredi soir les confrères se

réunissent et mangent au cours du dîner des fèves crues.

L'on comprend aisément pourquoi, les herbes (nourritures vivifiantes), la

courge et les fèves, symboles d'abondance se consomment à l'époque du

Renouveau.

D'autre part, bien souvent, au sacrifice du printemps, les fèves représentent

le premier don des morts aux vivants et sont le signe de leur fécondité.

"En Kabylie, les fèves constituaient au seuil des rites de printemps, l'élément

essentiel de la communion avec les Invisibles", (i)

VI Fête de la résurrection

Il y a quelques années, dans certains villages du sud de la Corse, le samedi

saint, lorsque les cloches annonçaient la résurrection du Christ, des

femmes donnaient des coups de bâton sur les murs, les lits, les partes, le

pétrin pour chasser le diable. A Vico on ouvrait même les fenêtres de la maison

pour qu'il puisse partir. A Mola on frappait sur les murs, à l'entrée de

l'église avec des baguettes de frêne dont on gardait les morceaux pour

se protéger des insectes et du mauvais sort.

(i) - Servier J. : "Les portes de l'année" Paris 1962. R. Laffont.

• ••/•••

Page 77: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

68

• • ••/ • • • •-

Arrivée au terme de cette étude au cours de laquelle nous avons mentionné

quelques utilisations particulières de plantes pendant la semaine sainte,

nous pouvons constater que la période pascale en tant que fête chrétienne

a admis des coutumes printanières préchrétiennes et les a transformées de

telle manière qu'elles sont méconnaissables.

Ainsi, nous avons pu relever dans les rituels des jeudi et vendredi des traces

antiques des cultes d'Osiris, Atis et Adonis dieux d'Egypte et d'Asie occi­

dentale dont la mort et la résurrection symbolisaient le déclin et le renouveau

de la nature.

Nous avons aussi noté que l'olivier et les palmes des Rameaux, la courge

et les fèves consommées le vendredi saint étaient liés au symbolisme de

l'immortalité et de la fertilité.

Le cycle chrétien de Pâques s'est greffé sur des rites de renouveau de la

végétation et de renouvellement de l'année ; l'Eglise a attribué un sens

nouveau à de vieux rites, cependant l'assimilation n'a pas été totale et elle

n'a pas pu empêcher certains objets bénits comme les rameaux, de tomber

dans un usage magique.

Page 78: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 69 -

Bibliographie

Bertrand-Rousseau P.

Bottiglioni G.

Casalonga

Chevalier J. et Gheerbrant-A".

Conrad M.

Delvoye M.C

Florange C.

Frazer J.C

: Ile.de Corse et magie blanche. Etudes des conduites magico-thérapeutiques en Corse. Publi­cations de la Sorbonne.

: Atlante et nografico linguistico italiano délia Corsica. Tome X Pisa 1940

: Les offices des ténèbres à Sain-te-Marie-Siché. In "uMäntese" 1961 n° 72. Bastia

: Dictionnaire des symboles. .'" Srghers. Paris 1974

: Les plantes sauvages dans la vie quotidienne des corses. Extrait du B.S.S.H.N. n° 607,614, 625.

: "La semaine sainte en Corse" mémoire de maîtrise. Paris 1979

: "La'Corse et ses croyances po­pulaires" . In "Revue de la Corse" Septembre-octobre 1934 Paris

: Le rameau d'or. Librairie orien­taliste. Paul Geuthner. Paris 1923

Gaignebet C

Jaussin

: le carnaval. Payot. Paris 1974

: "mémoires historiques, militai­res et politiques" Lausanne. Chez Karc îCic. Bousquet et Comp. M.D.C.C.L.I.X.

Levi Strauss C

Kassignon G.

Ravi3-Giordani G

: mythologiques : "du miel aux cendres" Pion. Paris 1959

: "La crécelle et les instruments des ténèbres en Corse. In revue A.T.P" n° 3-4 juillet-décembre 1959 - Paris.

: "Le cycle de Pâques en Cor3e" in "Corse" éd. Bonneton. 1979

Page 79: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 70 -

Bibliographie (suite)

"Coutumes corses à Erbalunga". In "revue de la Corse". Janvier-février. 1939 Paris.

"Pâques à Sainte-lucie-di-Tallano". Les nou­velles revues des traditions populaires. 1950 Paris.

Manuel de folklore français contemporain. Tome premier. III. cérémonies périodiques cycliques. Picard-Paris 1947

Civilisations traditionnelles et genre de vie. Albin Michel. Paris 1948.

Pâques à Pietra-di-verdt. in "u muntese" n° 109,110,111. 1966 Bastia.

Page 80: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 71 -

Remerciements

Kous remercions toutes les personnes qui nous ont apporté des

informations, et plus particulièrement :

Melle Fr.. Comiti, Mr et Mme Caratini, M e l l e Salvini (Sotta)

M e l l e Marie Milleliri (Salva-di-Levo)

M e l l e Sérafini (Mola)

M G. Ferracci (Pietra-lunga-Salvini)

îïelle Castelli, Mr et Mme Castelli (Ceccia)

Mr et Mme Santini (Porto-Vecchio)

M Claire Cordoliani, Mme Fantozzi (Erbalunga)

Mr Jean Valéry (Pozzo)

Melle p> N e s a (san-Martino-di-lota)

M e l l e Angeli (Casalabriva)

Melle Fr. Rossi (Letia)

Page 81: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 72 -

Table des planches

Planche A

Planche* B cX $*

Planches C et

Planche E

Planche .f

Planche G

Planche H

: Vente des rameaux

: Tressage du "Palmu" - Pozzo

D : Tressage du "Palmu" - Erbalunga

: "A Pulezzula" - San-Martino-di-lota

: "A Cerca" - Pozzo

: Vacarme des Ténèbres - Pozzo

: Sépulcre - Lavasina

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Page 82: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

Lucie DESIDERI

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LES ASPHODELES

Page 83: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 73 -

LES NOMS DE L'ASPHODELE

1/ Asphodelos asphodelus

Les principales langues modernes (Allemand, Français, Espagnol,

Italien...) empruntent le nom d' "asphodèle" au latin "asphodelus" dérivé du

grec "asphodelos". Dans une étude consacrée aux noms grecs et latins de la

plante, le linguiste belge Verpoorten remarque qu1 "asphodelos" est le plus

ancien de ces noms. On le rencontre déjà chez Homère et chez Hésiode. En latin

le terme "asphodelus" est, dit-on, consacré par Pline et Dioscoride qui

s'intéressent tout particulièrement aux vertus diététiques et thérapeutiques

de l'asphodèle. Dans l'antiquité donc, celui-ci est très connu, et Pline

nous dit même que c'est "la plante la plus célèbre au point que certains l'ont

appelée "héro'îom". C'est pourquoi, la tradition littéraire, la tradition

scientifique et les écrits magiques lui accordent une place importante, con­

tribuant ainsi à diffuser les noms grecs ou latins qui la désignent. Pourtant,

dit Verpoorten, "malgré son ancienneté et sa grande diffusion, "asphodelos"

reste inexplicable du point de vue linguistique. Les grammairiens sont intri­

gués par sa forme curieuse. Le nom ne semble pas indo-européen mais il .apparti­

ent au substrat égéen sans qu'on puisse le raccrocher à quoi que ce soit". (1).

(1) Verpoorten, "les noms grecs et latins de l'asphodèle", l'antiquité,

T.XXXI, pp. III-129.

Page 84: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 74 -

2/ Taravucciu, taravellu, arbucciu luminellu, candelu...

Les noms corses de l'asphodèle posent le même problème. Si l'on

excepte les termes de "luminellu", "candelu", nés manifestement de certains

usages pratiques ou rituels de la plante, ceux de "taravellu", "taravucciu",

"arbucciu", appartiennent, comme l'indique F. ETTORI au substrat pré-indo-

européen : "le lexique de la flore ou de la faune garde des traces pré­

latines (...)• Tel est le cas de l'asphodèle (...) sur la même base TAR -

que la rivière Taravu". (1).

Si les noms de l'asphodèle constituent une énigme au plan linguis­

tique, leur ancienneté nous apprend en tout cas que cette plante pousse en

Corse depuis des temps très reculés. Et, par leur appartenance au substrat

pré-latin, "ils conservent le souvenir des plus anciennes civilisations médi­

terranéennes" (2). Souvenir que la langue n'est pas seule à perpétuer. L'ethno­

graphie de l'asphodèle recense un certain nombre de croyances et de rites qui

relèvent manifestement d'une mythologie végétale archaïque, commune à divers

pays de la Méditerranée. La puissance magique que la Corse comme la Grèce

lui prêtent, montre que la plante a, depuis très longtemps, trouvé sa place

dans les "savoirs naturels" concernant les végétaux.

(1) ETTORI F. "Esquisse d'une histoire de la langue", in, Corse,

Encyclopédies régionales, Christine Bonneton, 1979, p. 173.

(2), Ibid.

• • • / • • *

Page 85: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 75 -

DESCRIPTION DE LA PLANTE

Avec l'institution des "Jardins du Roi" (3), les descriptions de

l'asphodèle s'attachent à définir les caractéristiques strictement botaniques

de la plante. Mais "les jardiniers" ou "professeurs" de ces jardins, ne négli­

gent pas de rappeler les croyances traditionnelles et les usages qui se rat­

tachent à elle.

"Genre de plante de l'héxandrie monogyne et de la famille des

liliacées dont la caractéristique consiste à avoir la corolle divisée en 6

parties, 6 étamines dont les filaments courbés et arqués sont élargis à leur

base de manière qu'ils semblent portés par des écailles ; un ovaire supérieur

arrondi duquel s'élève un stylet terminé par un stigmate simple, une capsule

globuleuse trigone, charnue qui contient des semences triangulaires. Ses feuil­

les sont lancéolées, douces au toucher et d'un beau vert. Ses fleurs forment

au sommet de la tige des épis très serrés ; chacune est munie d'une brachtëe

membraneuse rigide, aiguë, de couleur brune. Les calices, aussi grands que la

fleur d'oranger, sont blancs et marqués longitudinalement de lignes brunes.

Souvent sur le même épi les fleurs de la base sont en fruit, celles qui vien­

nent immédiatement au-dessus sont défleuries, plus haut elles sont en pleine

floraison, au sommet elles sont encore en bouton. Les anciens mettaient cette

plante autour des tombeaux comme fournissant une nourriture agréable aux

morts" (1).

(3) Les Jardins du Roi ne sont pas autre chose que les ancêtres de notre actuel

Muséum d'Histoire Naturelle et les jardiniers, ceux des botanistes modernes.

(1) DICTIONNAIRE des Sciences Naturelles par plusieurs professeurs du Jardin du

Roi, Paris, Le Normant, 1816? •••/...

Page 86: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 76 -

Les morts ne sont pas seuls à consommer les racines d'asphodèles.

Les hommes peuvent manger ces tubercules "après les avoir dépouillés de leur

acreté naturelle, en les faisant bouillir dans plusieurs eaux. On en retire

une fécule qui mêlée à de la farine de blé ou de Sarrazin fait un pain passable (-1).

Dans plusieurs ouvrages on insiste sur le fait que l'asphodèle est

panifiable, ce qui n'est pas négligeable en période de disette. Nourriture du

pauvre comme chez Hésiode, elle est plus tard remplacée par la pomme de terre

et du coup reléguée au rang de nourriture animale. "Depuis que la pomme de

terre est généralement adaptée, on ne cultive plus les asphodèles que comme

plante susceptible de présenter aux bestiaux une nourriture saine". Ou bien

alors comme "plante d'ornement" (dit-on au 19 ème siècle) pour les jardins et

les tombeaux.

On distingue deux variétés d'asphodèles : l'asphodèle blanc,

(asphodelus ramosus) et l'asphodèle jaune (asphodelus luteus). Ce dernier

pousse en Italie et en Sicile. Le premier est plus répandu. Originaire des

parties méridionales de l'Europe, Villare observe qu'on le rencontre aussi

bien au bord de la mer où il ne gèle presque jamais que dans le Champsaur où

il y a de la neige six mois de l'année. En fait, l'asphodèle blanc, comme

nous le connaissons en Corse, comporte trois variétés qui poussent chacune à des

étages différents, ainsi que l'indique Bouchard :

- Sur le littoral, 1'asphodelus fistolosus, feuilles graminéiformes,

tiges creuses. Avril-Mai.

(4.) Ibid.

(1) DICTIONNAIRE pittoresque de l'Histoire Naturelle et des Phénomènes de la

nature, Paris, Imp., Cosson, 1834.

Page 87: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 77 -

- de 0 à 500 mètres, Tasphodélus microcarpus (à petits fruits).

Feuilles larges, tiges pleines, fruits de la taille d'un pois, inflorescence

rameuse. Mars-Avril.

- de 800 à 1 500 mètres, Tasphodélus cerasifère Gay (porte-ceris^.

Fruits de la taille d'une cerise, inflorescence presque simple. Avril-Juin (2).

Les usages de l'asphodèle sont avant tout rituels et alimentaires.

Il est cultivé autour des tombeaux "parce que le vulgaire croyait que les morts

se nourrissaient de ses racines". Agréable aux dieux, il est aussi un mets

divin. Panifiable, il est, d'une certaine manière, assimilé à une céréale.

Les hommes peuvent s'en nourrir. Mais c'est un pain de pauvre, un pain de

disette que l'on fabrique avec lui.

Ainsi, avant d'être relégué au rang de nourriture animale, on

remarque que cette plante est consommée par ceux qui ne mangent pas "le com­

mun des mortels" : les morts, les dieux, les affamés, et, comme on le verra,

les sages.

L'ASPHODELE MYTHIQUE

1/ Les morts

Chez Homère, on le sa i t , le royaume des morts est une plaine oü

1'asphodèle abonde.

(2) Bouchard, Flore pratique de la Corse, N° spécial du B.S.S.H.N.C. Col l .

Corse d'hier et d'aujourd'hui, n° 7, Dec. 1977.

Page 88: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 78 -

Les héros séjournent, déambulent, chassent dans la Prairie d'asphodèles des

Champs Elysées : "Ils eurent vite atteint la Prairie d'asphodèles où les

Ombres habitent, fantômes des défunts". (Odyssée, XXIV,13, trad. Bérard).

"L'Ombre de VEacide aux pieds légers, à grands pas s'éloignait. Il allait à

travers le pré d'asphodèles" (Od., XI,539). Ce pré où va chasser Orion :

"Après lui apparut le géant Orion qui chassait à travers le pré d'asphodèles

(Od., XI,573). Les morts "s'épanouissent" au milieu de ces plantes. Ces morts

on le constate, sont des Héros, des Bienheureux, c'est-à-dire des morts heu­

reux. C'est ainsi que l'on désigne ceux qui ont fait le bon passage vers

l'immortalité, par opposition à ceux qui, mal séparés du monde des vivants et

mal intégrés à celui des morts, errent sans repos entre les deux. Mal passés,

ces revenants reviennent, et bien souvent c'est pour quêter leur nourriture.

C'est pourquoi, les vivants qui connaissaient les habitudes des morts "mettai­

ent des asphodèles autour de leurs tombeaux" pour bien les nourrir.

La plante "qui pousse dans le royaume des ombres et des rêves" (1)

et qu'Albert appelait "herba saturni" (herbe de Saturne), préside donc à la

destinée des défunts. De la tombe jusqu'à la prairie d'asphodèle elle jalonne

le long trajet des morts, facilite leur voyage et agrémente leur séjour élysëen.

2/ Les dieux

Les nourritures des dieux sont des nourritures pures et parfaites.

Or selon Plutarque, sur l'autel d'Appolon Genètor à Délos, l'asphodèle figure

comme offrande à côté du blé, de l'orge et du millet.

(1) Angelo de Gubernatis ; La Mythologie des plantes..., Paris, Reinwald 1882.

• • •/ • • •

Page 89: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 79 -

Il s'agit là d'un rituel pratiqué par les phytagoriciens qui, comme on le sait,

s'interdisaient tout sacrifice animal et toute consommation de nourriture

carnée, s'astreignant à un régime strictement végétarien. La mise à mort du

sacrifice sanglant et la consommation de la viande rapprocherait l'homme de

l'animal et surdéterminerait sa nature mortelle. Le sacrifice végétal, au contrair

re, assure l'immortalité de l'âme et rapproche l'homme des dieux. Comme le

note Marcel Détienne dans l'analyse de ce rituel, l'asphodèle, ici, c'est

1'anti-viande. (4).

Comme chez Homère où il permettait aux morts de devenir des Héros,

c'est-à-dire des demi-dieux, l'asphodèle phytagoricien permet aux mortels de

se rapprocher des immortels et de renouer en quelque sorte l'unité primitive

des hommes et des dieux, comme au temps de l'âge d'or, "retrouvé" dans le

sacrifice. D'ailleurs, l'Appolon Genètor auquel sont destinées ces offrandes,

est "le dispensateur de fruits", le père des puissances de cet âge d'or qui

font couler l'huile et le vin, croître et mûrir les céréales, ou toute nour­

riture est produite en abondance et consommable directement sans l'interven­

tion du travail et des techniques humaines (agriculture, cuisine...). Le blé,

l'orge ou le millet y poussent donc comme pousse encore l'asphodèle : sponta­

nément. Nourritures primitives, pures et parfaites, l'offrande rituelle les

consacre comme telles même si "à l'ère de la Cité et du boeuf laboureur", leur

commune appartenance au monde mythique est brisée. La naissance de l'agricul­

ture et la domestication du feu font passer les céréales du côté des plantes

cultivées et laissent l'asphodèle pousser et croître par le soin des puissances

de l'au-delà. Comme au temps des origines.

(d) Détienne, M., Les Jardins d'Adonis, Paris, Gallimard 1972.

•••/•••

Page 90: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 80 -

Ni sauvage ni cul t ivé, plante de l'âge d'or, i l demeure le témoin de ce

"temps-là", symbole de la f e r t i l i t é de la terre, de l'abondance et de la

perfection.

3/ Les hommes

L'asphodèle, comme on l'a vu, est comestible. Les bulbes peuvent

être réduits en farine ou bien consommés, assaisonnés de sel et d'huile après

cuisson. Théophraste ajoute que l'on peut manger "la tige frite et la semence

grillée mais surtout la racine coupée et mêlée à des figues qui est d'une

grande utilité selon Hésiode" (1). Ce dernier insiste sur la valeur nutritive

de la plante et sur ses vertus diététiques. C'est un remède contre le mauvais

manger :1a carence alimentaire du pauvre et l'excès des appétits déréglés. Il

entre dans la composition des bons régimes comme base de l'alimentation saine

et mesurée du sage.

Dans "Le banquet des sept sages (I), les philosophes discutent

longuement sur les qualités de la plante. Ils rappellent l'importance qu'Hésiode

accordait à ces "nourritures parfaites que sont la mauve et l'asphodèle", mais

s'interrogent sur les conséquences qu'entrènerait leur consommation si elle

devenait trop courante.

(1) Théophraste, Historia plantarum, Liv., I.

(2) Plutarque, Le banquet des sept sages, ed., Defradas, Paris,

Klincksieck, 1954.

• • •/ • • •

Page 91: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- öl -

"C'en serai t fini des travaux des boeufs et des mulets" et "la terrible

conséquence, mon ami, c 'est la ruine de l 'agriculture. La terre retomberait

à l ' é t a t sauvage, en friche, parce que la paresse des hommes la laisserai t

envahir par les broussailles s t é r i l e s" .

Manger l'asphodèle c 'est donc manger comme les dieux, sans devoir

t ravai l ler . Mais se refusant à confondre f e r t i l i t é mythique et f e r t i l i t é réelle

delà ter re , les philosophes soulignent le risque que comporte le retour à

l'âge d'or : celui d'une dangereuse illusion qui entraînerait une régression

vers la sauvagerie. Il faut savoir maîtriser les effets de la plante "divine",

éviter une consommation excessive, la doser, la mêler à d'autres substances.

Usage réglé, usage diététique.

De la diététique à la thérapie, le pas sera vite franchi. La

médecine ancienne explore les vertus curatives de l'asphodèle.

On trouve, dans Pline ou Dioscoride par exemple, l'ensemble des maux

susceptibles d'être trai tés par cette plante. En voici un tableau récapitulatif :

(Tableau page suivante)

• • •/ • • •

Page 92: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 82 -

"I Latini chiainarono l'asphodelo hastula regia "

AS P H O DÉLO.

E>'

"E veramente bello il

vederlo nel cavarlo

su di terra,per la grar

moltitudine délie radie

...Gli ho trovato piu

di cento radici...Onde

diceva Plinio che l'air.-

phodillo produceva piu

radici dAogni altra

pianta"(li!atthioli,' ".

I öscorsi nei sei li-

bri di Dioscoride, Vent

zia,M. D. L2X)

CllFranciscô'rsa.

Page 93: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 83 -

VERTUS THERAPEUTIQUES SELON PLINE

MALADIES

Consomption

phitisie

Contre les serptents et les scorpions, les animaux marins venimeux, les scolopendres terrestres.

Pour les nerfs, les articula­tions.

Ulcères putrides - Inflammation des seins, des testicules.

Larmoiements,

Ulcères hideux des jambes gerçures de toutes les parties du corps.

Contre les douleurs du corps,

Ecrouelles abcès cutané, ulcérations de la face.

Alopécie crevasses des pieds et du siège.

Urine règles

Vomissements

Aphrodisiaque (vertu)

TRAITEMENTS

cui t avec une décoction d'orge

graine, bulbe ou tige dans du vin. Il faut aussi en mettre sous le chevet pour protéger ces animaux.

bulbes piles avec de la pol ente.

bulbes hachés, avec de l'eau en application.

cuits dans la lie de vin et placés sur un linge.

secs et réduits en poudre.

suc exprimé des bulbes écrésés en décoction avec du miel.

feuilles cuites dans du vin,

cendres de la racine.

racines prises en boisson.

racine mâchée.

racine prise en boisson avec du vin.

Lichens, psore, lèpre. racine cuite dans du vinaigre.

Page 94: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 84 -

Mauvaise odeur des aisselles et des cuisses.

Cheveux, poils,

Gale.

suc avec de la jusquiame et de la poix liquide.

racine frottée sur la tête précédemment rasée, ou en décoction.

racine en décoction ou en lotion,

SELON DIOSCORIDE

Urine (rétention), règles.

Douleur du côté spasmes toux.

Vomissements,

Contre les morsures des serpents

Ulcère scoride inflammation des seins

" des testicules,

Tumeurs, furoncles,

Maladies des yeux.

Oreilles

Dents.

racines

racines préparées avec du vin et prises en boisson-:

racines mêlées aux aliments.

application des racines, des fleurs et des feuilles, cuites dans du vin.

idem.

idem.

suc des racines cuites dans du vin vieux et doux, de la myrrhe et du safran.

suc d i s t i l l é t iède, seul ou mélangé avec du miel, de l'encens, de la myrrhe.

i ns t i l l a t i on du même suc dans l ' o re i l l e op­posée à la dent douloureuse.

• • • / • • •

Page 95: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

Brûlures.

Calvitie.

Contre le venin des scorpions.

application d'huile, cuite dans les racines évidées/

cendres des racines (en applications)

graines et fleurs bues dans du vin.

Parfaite pour les dieux, excellente pour les morts qu'elle aide à

bien mourir, et pour les hommes qu'elle aide à bien vivre en tant que nourri­

ture et en tant que remède, l'asphodèle est bien, comme di Pline, la plante .

"héroîon". Elle nous "vient" d'un autre monde - monde des Ombres et des Héros

(Enferset Champs Elysées), monde des puissances divines (âge d'or) - porteuse

d'abondance et d'immortalité.

U TARAVELLU

Dans un ensemble symbolique différent, nous retrouvons en Corse ces

données mythiques.

1/ Origine légendaire : u taravellu di u taravu

"En ce temps-là, il y a deux mille ans, notre Corse était une

grande nation populeuse. Il y avait dans notre île douze peuples qui vivaient

en complète indépendance, chacun dans sa montagne, et malheur à qui sortait

de sa terre. Coups de bâtons et flèches.

Page 96: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 85 -

( . . . ) Les Tarabeni sont les aïeux des tal avais d'aujourd'hui.

Hommes fameux vêtus des poils et des peaux de leurs bêtes, car i l s étaient

tous bergers, i l s vivaient de l a i t , de châtaignes, de viande de brebis ou de

mouflon et se terraient dans leurs montagnes, lo in de la mer où l 'on voyait

arr iver tous les peuples de l 'univers ( . . . ) qui venaient quérir du poisson,

du miel, de la c i re , des l a r i c i , des esclaves... I l s débarquaient dans le

Valincu. Une fo is , quelques temps après la naissance du Christ, arriva sur

notre plage une nuée de bateaux chargés d'hommes noirs, vêtus et armés de

fer . I l y eut un massacre. I l s brûlèrent les v i l lages, tuèrent les v ie i l la rds ,

enlevèrent jeunes-gens, jeunes-f i l les et enfants. Le temps passa. Pet i t -à-

petit,ceux qui avaient pu se sauver dans notre Cuscione ref i rent leurs cabanes

et reprirent leur vie misérable.

Quelques années plus tard, par une tempête épouvantable un bateau

vint s'écraser sur les récifs du Valincu. Les hommes se noyèrent, hormis un

seul qui fu t recuei l l i par les bergers occupés à cue i l l i r du jonc pour leurs

fattoghje.

Quand cet homme put parler, ô miracle, on s'aperçut qu ' i l savait

le corse. C'était un de ces malheureux qui avaient été enlevés, emmenés en

Barbarie et vendus au hasard. I l expliqua qu ' i l é ta i t tombé chez un marchand

de Jérusalem et qu ' i l connaissait le pays où Jésus-Christ avait vécu et é ta i t

mort. Et, comme dans les voyages on apprend beaucoup de choses, i l enseigna à

tous la culture du blé et l ' a r t de faire le pain.

• » • / • • •

Page 97: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 87 -

C'était un homme fo r t et alerte. Cependant, ce qui é ta i t étrange

pour le temps, c'est qu ' i l ne voulait pas se battre, ne voulait pas qu'on se

batte, et bat ta i t à l'occasion ceux qui se battaient.

Comprenez-vous ? i l se fa isa i t appeler Pierre, racontait volontiers

l 'h is to i re de Jésus-Christ, comment i l avait vécu en enseignant et en p ra t i ­

quant la bonté, et i l l 'ava i t chargé de parcourir le monde pour enseigner sa

manière. Enfin, i l par la i t comme notre curé d'aujourd'hui.

Ce qui étonnait le gens de Palleca, c'est que le blé de Pierre é ta i t

toujours le plus beau. Pourtant, i l s faisaient toujours comme l u i , à part cette

plante sèche qu ' i l dressait en forme de croix et qu ' i l appelait San Marti nu,

en souvenir du marchand de Jérusalem qui é ta i t si bon pour ses esclaves, et

i l plantait cette croix dans son tas de blé.

Quoique à cette époque les Pallacais ne crussent qu'au dieu de la

guerre, tous l ' imitèrent et leur blé devint plus beau.

Pet i t -à-pet i t , les voisins connurent la nouvelle, et c'est ainsi

que se répandit la culture du blé en Corse, la doctrine du Christ et la

renommée du taravellu, qui p r i t son nom du haut payj. taravais".

• • • / • • •

Page 98: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 88 -

La christianisation de la légende masque mal la vraie nature du

héros, celle de son périple et celle de ses actions. Enlevé à sa terre par des

hommes noirs (des morts ?) (1), et conduits par eux dans des territoires incon­

nus, il parvient dans la mythique Jérusalem, le pays du (seul) Dieu (qui reste

disponible) et dans lequel, comme dans celui de Demeter et d'Apollon, céréales

et asphodèles sont associées. C'est le pays du jeune dieu qui nait au solstice

d'hiver et dont la mort printanière favorise toutes les églises de Corse, au

fin fond des sépulcres, son corps germine de blé nouveau (2). Agriculture

magique qui se pratique dans le noir, sans terre, dans les coupes et les assiet­

tes creuses. Autres "jardins d'Adonis".

Revenant sur sa terre, notre héros amène la civilisation : il trans­

forme les sauvages guerriers taravais en cultivateurs pacifiques, en paisibles

"mangeurs de pain". (3) Introduisant l'agriculture et la religion, il instaure

les échanges qui brisent le cloisonnement des territoires gardés à coups de

flèches et de bâtons. En bon héros civilisateur, il est allé quérir chez le (s)

dieu (x), en empruntant la route des morts, la plante de l'abondance : l'aspho­

dèle. L'abondance assure le consensus communautaire que la pénurie détruit. Elle

fait lelien entre les hommes et, la plante qui rend possible ce qui relie est

à la lettre plante religieuse, sacrée.

(1) Dans le folklore, le maure est assimilé à l'homme sauvage, ou aux morts.

(2) Illustration page 16.

(3) "Chez quels mangeurs de pain suis-je", demande Ulysse, lorsqu'en terre

inconnue, il veut s'assurer qu'il est bien chez des humains (des civilisés).

•••/•••

Page 99: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 89 -

AUTRES JARINS D'ADONIS..

C L . S t . M u r a c c i o l e r

Page 100: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 90 -

Une variante de cette légende, conduit deux bergers à Bethléem. C'est

dans la grotte où vient de naître l'enfant-dieu, qu'ils reçoivent des mains de

Joseph, un morceau de bois qui aura la même fonction que l'asphodèle. Il s*

agit d'une plante sèche et chaude qui comme ce dernier, fait prendre le feu

dans lacheminée, ou sert à éclairer comme un "luminellu" : a dedda (bois gras).

2/ Le bâton de Joseph

"A Stella di i trè pastori" est une légende de Noël.

Il y avait une fois trois bergers, trois frères. Le premier étant

roux couleur de feu, s'appelait Russe!lu (Russellu di Niolu, parce que l'été,

il transhumait au Niolu). Le second portait son nom sur la tête. Il était noir

de peau et de poil comme le fond du chaudron. On 1'appelait Murrone (Murrone

diJRustinu). Le troisième s'appelait Bianchinu (Bianchinu di Venacu). C'était

le plus jeune et le plus gentil".

Les trois frères ne se séparent que pour la transhumance d'été ;

l'hiver, ils se réunissent, fondent leurs troupeaux en un, s'aiment et s'entrai-

dent et deviennent très prospères. Or une nuit de décembre, commence pour eux

une aventure semblable à celle des rois mages, sauf que le noir Murrone refuse

de suivre l'étoile qui conduira le blanc et le rouge à la grotte sacrée. Et,

à la différence des Rois, les bergers corses arrivent les mains nues devant

Jésus, et ce sont eux qui reçoivent, offert par le "père nourricier" du dieu

qui vient de naître, un objet "fabuleux".

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Page 101: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 91 -

- "Tiens, dit Saint Joseph à Bianchinu, ce petit morceau de dedda.

Il te sera utile".

(Le retour des deux frères à la plaine de Maraña, fut long et

difficile. Trois ans plus tard, ils parviennent à leur bergerie, les habits en

loque, hirsutes, pieds nus, méconnaissables. Le frère noir refuse de leur

ouvrir la porte, ayant profité de leur absence pour s'approprier les troupeaux.

Ne voulant plus partager, il les somme de partir :

- "Je n'ai pas de frères. Ils sont morts".

Ils errent comme des mendiants, se nourrissent de glands et de

châtaignes, chassés par tous, car nul ne veut reconnaître ces "morts" vagabonds.

"Une nuit, alors qu'ils dormaient en haut du mont San'Anghjulu, au-

dessus de la Casinca, ils sont réveillés par un grand vacarme lointain... UN

incendie immense consummait toute la plaine de la Maraña. La bergerie brûle,

les brebis fuient, enflammées... Le soir au crépuscule, un homme égratigné,

blessé, se présente à la grotte de Sant'Anghjulu. C'était Murrone, devenu

manchot. A la vue de ses frères, il blêmit comme un mort.

- Ne me tuez pas ! supplie-t-il.

- Maintenant tu es plus misérable que nous ; reste pour que nous

puissions dîner.

• • • / • • •

Page 102: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

I - 92 -

Le repas é ta i t maigre, un morceau de pulenda et de fromage.

Bianchinu cherche la musette à provisions ; el le avait disparu, et avec elle

le dîner.

Rien, ce soir ! Comme cela tombe mal ! Et se frappant la poitrine

Bianchinu heurte de ses doigts quelque chose de dur sous la chemise.

- A dedda ! s'exclama-t-il, et il l'alluma.

Une flamme d'or illumina la grotte. Dans un coin, ô miracle, il y avait une

table blanche chargée de belles nourritures fumantes, du bon vin et du bon pain.

A la fin, Bianchinu apporta sur la table une marmite qui é ta i t restée intacte.

Il souleva le couvercle. Alors el le éclata et laissa se répandre un tas de

pièces d'or. Alors les frères s'embrassèrent et jurèrent de ne plus se séparer.

On reconnaît dans l'épisode final le grand manger et la marmite

brisée de Carnaval. Cette légende qui débute à Noël et s'achève dans l'abondan­

ce carnavalesque, après une période de jeûne marque la réconciliation des

"blancs" et des "noirs" ; des morts et des vivants, dans le partage des nour­

ritures produites par le "bois de Joseph".

Or, "bâton de Joseph" (appelé encore "bâton de Jacob", "bâton royal"

(1) "bâton pastoral") est un terme botanique qui désigne l'asphodèle. "On

donne le nom de "bâton" aux plantes dont les fleurs sont disposées en tige le

long d'un axe rigide. C'est d'après ce principe qu'on a nommé "bâton royal"

l'asphodèle (2).

(1) Le nom latin de l'asphodèle est , outre "asphodelus", "hastula regia".

(2) Dictionnaire universel d'Histoire Naturelle, Paris, 1842.

• • • / • • •

Page 103: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

- 93 -

3/ Le "bâton de Jacob"

Ce "bâton de Jacob", le chasseur Orion (1) le porte sur lui lorsqu'

il chasse dans le pré d'asphodèles. C'est en effet ainsi que l'on appelle les

trois étoiles qui forment son baudrier. (En Corse, I trê urdinati). Qu'il

favorise les chasses miraculeuses, une légende corse l'atteste. Une légende

de novembre cette fois. Epoque où l'on chasse les canards sauvages (i frisgioni).

Ce gibier arrive dans nos plaines en même temps que les morts, à la Toussaint.

(Nuvembre murtulaghja).

Le soir de la Saint André (2), c'est-à-dire le 30 novembre, date à

laquelle se lève ici, la constellation d'Orion, u povaru Ghjulione se prépare

à chasser i frisgioni. Il avait emporté une musette bien garnie pour son

repas. "Alors que je cherchais un arbre, chose rare dans cette plaine fangeuse,

pour y suspendre ma musette, je vis à portée de ma main une étoile. Una di i

tre ordinati. - Tiens ! le bon support, me dis-je, et j'y suspends ma musette.

(...) La chasse fut merveilleuse, les canards sauvages tombaient comme la

grêle. Vers minuit, notre chasseur a faim, mais il ne retrouve pas sa saccoche.

Levant les yeux au ciel, il la vit qui se balançait, toujours pendue au "bâton

de Jacob", emportée par un autre chasseur, mais céleste cette fois.

Le chasseur de la Saint-André n'a rien perdu au change. Et son

"offrande" fut bien récompensée.

(1) Voir illustrations p. 22.

(2) Date que les agriculteurs, comme les chasseurs connaissent bien puisque

"fin'a Sant'Andria, sumena in boscu ê in via ; da Sant'Andria indà, guarda

bê pè suminà".

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Page 104: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

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Page 105: Les plantes sauvages : savoirs et utilisations

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4/La mazza du mazzeru

Pouvait-il exister bâton plus efficace, mazza plus puissante pour

les chasseurs-mazzeri ?

Ils l'utilisent comme les benandanti frioulans utilent la tige de

fenouil, à certaines dates de l'année, au cours de batailles nocturnes.

On connait les batailles mazzériques du 31 juillet (1).

Les mazzeri d'une communauté affrontent ceux de la communauté adverse, armée

de tiruli ou tirli, tiges d'asphodèles. Les conflits opposant les villages ou

les pievi corses, on le sait, ne manquent pas. Durant des siècles ils n'ont

cessé de se cristalliser, entre autre, autour de la possession des terres à

blé et des terrains de pacage. L'enjeu est bien entendu d'importance puisque

l'essentiel de la subsistance en dépend.La survie donc de la communauté.

Comme dans les batailles d'asphodèles.

Le 31 juillet marque le temps fort de la canicule. Consécutive au

solstice d'été (que l'on fête à la Saint Jean), elle débute avec le lever de

Sirius, constellation du Chien. Brûlant de tous ses feux, quand le soleil passe

dans la constellation du Lion (I sulleoni), cette étoile est visible aux côtés

d'Orion. Dans le prolongement des trois étoiles obliques qui composent son

baudrier, on voit Sirius - le chien attaché aux pas de son maître.

(1)Carrington et Lamotte, "Les Mazzeri", in Etudes Corses N° 15, 1957.

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Après son long sommeil hivernal, il vient de se lever et suit Orion dans ses

chasses nocturnes. "La terrible quarantaine des jours caniculaires est une

période reconnue par tous, depuis Homère, comme redoutable. La nature toute

entière est alors comme un bûcher, desséchée par l'aspect de cet Astre, Sirius

(Canis Majors)" (<j). Rappelant les vers de l'Illiade qui évoquent l'astre

"de l'arrière saison et dont les feux éblouissants éclatent au milieu des

étoiles sans nombre en plein coeur de la nuit, le "chien d'Orion, ... sinistre

présage tant il porte de fièvres pour les pauvres humains",

Claude Gaignebet ne s'étonne pas de "voir Heraclite en ses allégo-

homériques affirmer que toute l'Illiade est la description des effets de Sirius

et que la peste et la poussière qui frappent alors les Achéens sont les effets

naturelsde cet astre".(i).

La canicule est la période du plus grand rapprochement de la terre

et du ciel. Ce "contact" provoque les plus grands dérèglements. Les hommes et

lesfemmesdeviennent "piqués" - pris de folie (comme ces tarentules d'Italie du

sud, ou ceux de Corse, atteints du venin de la malmignatta [3 )) et en proie

au délire amoureux comme en Grèce où les femmes, aux fêtes des Adonies, nient

le statut de bonne épouse en choisissant le dévergondage (4).

(4) Gaignebet, Cl., "Jérôme ou le nom sacré : HIERON ONYMA", in RAGILE, Recherches artistiques et théoriques, N° 3.

(1) Gaignebet, op. cit., p. 91

('}) Caisson, "Mort et renaissance symbolique dans la pratique de l'enfournement thérapeutique en Corse", Etudes Corses, N° 12-13 1979.

(4.) Détienne, op. cit.

.-./...

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Les produits que la terre est en train de "cuire", risquent de brûler. Tout

est menacé : 1G mariage comme l'agriculture. Dans l'excès de tous les rappro­

chements, on perd les limites. Celles qui séparent le monde des vivants et

celui des morts, se confondent sous l'effet de la conjonction caniculaire du

haut etdu bas, et les morts se retrouvent parmi nous. Troupe de desséchés qui

se répand comme une épidémie de peste, et contamine tout comme le souffle putride

de la mouche échappée de la tombe d'Orsu Alamanu (-1).

De nombreux rites apparaissent alors, destinés à contrôler ces

piqûres, ces morsures, ces fureurs et ces suffocations qui atteignent le corps

social. Et tout d'abord chasser les morts (pour chasser la mort).

La nuit du 31 juillet, à l'heure ou vient le jour des Macchabés,

dans les cols qui joignent et séparent les territoires, on manie en Corse, la

mazza. Aurait-elle le même double pouvoir que ces masses bifaces, marteau de

Thor, Thau, maillet maçonique... qui donnent, d'un côté la vie et de l'autre

la mort (1) et ainsi les démêlent. Gestes et instruments d'un rite bien propice

à cette date, devenue celle où l'on célèbre les liens de Saint-Pierre, car c'est

le moment de lier et de délier les morts pour tisser d'autres rapports entre

"ici" et "là-bas". Le sort des hommes en dépend.

(4) Delia Grossa, Giovanni, Chronique des origines à 1530, in B.S.S.H.C. N° 85 à 90

(l) Gaignebet, op. cit.

• • • / • • •

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Les benandanti i ta l iens ont choisi le fenouil pour lu t te r contre

les strigoni qui viennent dévaster les cultures, fa i re tourner le v in , voler

aux hommes les semences pour les ramener dans l 'enfer caniculaire où règne

Satan leur maître. "E se noi restiamo v inc i tor i quell'anno è abondanza ; e

perdendo, è carestia". (Si nous sommes vainqueurs, ce sera une année d'abondance ;

si nous perdons, ce sera la pénurie, ( i ) .

Faut-il s'étonner que pour des combats semblables, les mazzeri

corses brandissent l'asphodèle ? I l est à la fois la plante qui délimite le

te r r i to i re des morts, qui les renvoient hors de celui des vivants et les aident

à ne plus revenir. Elle donne la mort aux morts. Pour l i v rer la chasse à ce

(ceux) qui symbolise (nt) le dessèchement, le pourrissement et la s t é r i l i t é ,

i l faut u t i l i se r la plante qui leur résiste si bien, puisqu'elle pousse et

s'épanouit dans les terres sèches, sablonneuses, brûlées par le feu, incultes

ou stéri les comme les friches (2.). Là où meurt toute culture, i l v i t . Du "sec"

du "brûlé", du "stér i le" qui composent la figure de la mort-canicule, i l en

f a i t son af fa i re.

Les batail les d'asphodèles sont un r i t e à la fois agraire et funéraire

qui met en oeuvre les vertus de la plante : abondance, survie et immortalité.

(1) Ginzburg, I Nenandanti, Torino, Enaudi, 1966.

(2.) CONRAD, M., Parc Naturel Régional de la Corse "Plantes et fleurs rencontrées".

Voir aussi, les plantes sauvages dans la vie quotidienne des corses.

extrai t du B.S.S.N.H.C. N° 607. 614. 615. /

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5/ San Martini, crucette ë palmule d'oru

L'asphodèle porte parfois le nom de San Marti nu, nom que l'on donne

aux croisettes que l'on fait à partir de matériaux divers : morceaux de bois,

grappes de raisin disposées en croix, tiges et notamment, tiges d'asphodèles.

Aujourd'hui l'objet est remplacé par le signe que l'on trace avec la main au

dessus de ce que l'on veut "bénir".

Cette dénomination n'a rien d'étonnant quand on connaît la place et

la fonction que les croyances populaires accordent à ce saint protecteur des

récoltes et des troupeaux et ennemi juré de celui qui, incapable de tracer un

sillon droit, cherche à détourner les productions humaines ou les âmes et à

investir le monde de forces destructrices, maléfiques, mortifères.

San Marti nu désigne donc tout à la fois le saint, la plante et la

croisette. (Il désigne aussi un insecte que l'agriculteur apprécie, parce qu'

il détruit les parasites).

Il traduit l'équivalence symbolique de ces éléments qui ont tous à voir avec la

pénurie et l'abondance. A roba di san martinu, c'est ce qui vient miraculeusement

remplir les greniers et les caves, les saloirs, les pétrins et les marmites

désespérément vides. C'est le retournement du rien en tout, de la misère en

richesse et en prospérité. Pour que la production familiale se transforme en

"roba di san marinu", le cultivateur fiche les croisettes dans les terres nouvel­

lement remuées, les champs et les jardins plantés et sur le tas des récoltes

(blé, olives, châtaignes, raisin).

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Veillant sur chaque étape du cycle, u san martinu devrait produire le même

effet quel'invocation du nom du saint.

Le 11 novembre, fête dé la Saint Martin, les hommes qui font la

tournée des caves pour goûter, les uns chez les autres, le vin nouveau, n'en

franchissent pas le seuil sans saluer :

- "San Martinu" ! Et l'on répond :

- "divizia" ! (abondance ! ) .

Demême,quand on passe devant la porte de quelqu'un qui travaille (boucher,

boulanger...). Et l'on répond :

- "Ch'ellu venga incù a palmula è u baccinu" !

Des accessoires magiques ici. Le saint les a empruntés à nos légendaires

fournisseuses d'abondance : les fées.

"Girate in tondu... Tribbiate.

chi ne collanu le fate

collanu pè campu pianu

cù le so palmul'in manu

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Girate. . . è chi la mansa

alzi quant'ê u vostru spinu

ch'ellu ci ghjunga lu beatu San Martinu

cu le so palmule d'oru

è d'argentu lu baccinu

la rughjella di lettone

centu stari pè u padrone

un somma è d'avantaghju

pè u povaru circadaghju. (1).

6/ Dans les bûchers de la Saint Jean

A la Saint Jean, on met le bulbe dans les feux allumés auprès des

maisons etdans lesquels on brûle "le vieux" (mannequin qui se consume, parmi les

rires et les insultes, en même temps que les meubles et les objets usagés. Quand

le bulbe devient noir, on attrape l'asphodèle par l 'autre bout et on va le battre

sur les pierres. Il éclate en faisant un grand brui t . "Une bombe" comme on d i t .

Cela ne va pas sans rappeler le sort que l'on fai t subir à d'autres plantes,

notamment au cours de l 'office des ténèbres en semaine sainte.

A Bbnifaziu, le vacarme se fai t en battant violemment jusqu'à ce qu' i ls éclatent,

i mazzuchi (branches de palmiers dépouillées de leurs feuil les) . A l 'autre bout

de la Corse, dans le cap, on ut i l i se les larges feuilles des aloës, qui du coup

portent le nom de chjocche.

(1) Ghjannetti Notini, U MUNTESE, 1968, N° 122, p. 150

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Qui cherche-t-on à battre avec ces "battoirs" ? On fouette la pierre de 1 'arca,

couvercle des sépultures communes, qui, dans un bruit de tonnère, se recouvre

de suc végétal, jailli du coeur de la plante maintenant effilochée. On dit que

l'on fait fuir ainsi i ghjudei, l'erdiavule. ("les Juifs" parce qu'ils ont tué

u Signore, ou le diable) comme si de l'autre côté de la porte, tous ces morts

se bousculaient dans l'attente de son ouverture qui va livrer passage au dieu

défunt.

7/Le cycle de l'asphodèle

Donnée aux hommes (comme la dedda), au solstice d'hiver, il noircit

et éclate au solstice d'été. Il est brandi en canicule (31 juillet/ler août), au

1er novembre il retourne aux morts, sous le nom de candelu, luminellu. Fin nov­

embre, il entreprend sa course astrale, entraîné par Orion dans sa chasse céleste.

On l'a fêté sous le nom de Martin, au 11 novembre, pour que le vin tourne bien

dans les tonneaux. On l'a fêté sur l'aire où il trônait sur le tas des céréales...

Aux moments forts du calendrier, il est présent et maintenant le lien entre 1'

homme et les puissances de l'au-delà, quand viennent les temps critiques du

cycle productif.

Parmi les multiples fils qui tissent les liens d'un monde à l'autre,

court le fil végétal qui nourrit de sa sève les rites calendaires des religions

populaires, traversées de forces généreuses, dangereuses.

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- Les unes passent par "le haut", et Ton guette le ciel en essayant

de saisir l'autre bout du bâton de Jacob. On prend le temps de regarder les

étoiles, de les suivre dans leur course ; très loin parfois, jusqu'à l'antre

oriental où naît le roi des astres. Et l'on est astrologue comme les rois mages,

ou bien berger comme Bianchinu, chasseur comme Ghjulione, cultivateur comme

Pierre, bref, on est de ceux qui ont suivi le périple astral qui donne accès aux

grottes où l'on reçoit la plante sacrée de l'abondance, le secret de la météo­

rologie, l'art de calculer les "variables" et mesurer de sa baguette, le temps.

- Les autres passent par "le bas", atteignant les hommes en traversant

les mondessouterrains. On croît alors, comme disait Hippocrate, que "des morts

nous viennent les nourritures, les croissances et les semences".

Conclusion :

L'asphodèle est de tous les "bons passages". Entre ciel et terre,

terre et tombe, saison et saison. Veille et sommeil aussi, et ses feuilles

douces, soyeuses, gonflent les paillasses des transhumants ou bien des vieux

qui vont nous quitter et des enfants qui nous arrivent. (Il faut dire à cet

égard, que les petits et les vieux malades sont souvent incontinents et que les

feuilles d'asphodèle comme celle du hêtre, sont imputrescibles et ne gardent pas

Todeurde l'urine). Entre l'obscurité et la lumière, luminellu ; entre le froid

et le chaud, incendime ; entre Tincuit de la forêt ou du maquis et la culture

des champs et des jardins, plante de la friche, san-martinu...

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Est-ce une f leur ? une plante ? un arbre ? I l semble relever d'une catégorie

impossible, pour l ' ins tant , à déf in i r puisque nous ignorons tout de la taxinomie

populaire corse. On peut cependant penser, à par t i r de certains indices, qu ' i l

a un statut intermédiaire n'entrant pas tout à f a i t dans les catégories définies

par la botanique scientif ique. Ceccaldi dans son dictionnaire nous d i t qu'

arbucciu s igni f ie arburucciu (pet i t arbre), ce qui est faux linguistiquement.

L'auteur introduit i c i un sens t i r é sans aucun doute du savoir local et i l nous

propose une étymologie fantaisiste comme on d i t , une ëtymologie populaire. Cette

"classi f icat ion" est confirmée par un réc i t recuei l l i aujourd'hui même à Ucciani.

I l nousraconte l'une des nombreuses aventure de Bartolu, un personnage qui , à la

manière de Grossu-Minutu, a l ' a r t de se t i r e r toujours des mauvais pas. Condamné

à mort par la reine, i l va être pendu. I l accepte le verdict mais demande una

grazia (une dernière faveur). I l souhaite choisir l 'arbre auquel i l sera pendu,

ce qu'on lu i accorde. Les bourreaux le conduisent à travers les forêts. Aucun

arbre n'est à son goût. I ls parviennent dans un champ couvert d'asphodèles, et

désignant un beau t i r l u : - voilà mon arbre !" Cette histoire donc, ident i f ie

l'asphodèle comme pseudo-arbre. Arbre et pas, on peut s'y pendre sans être pendu.

C'est sans aucun dout cette position intermédiaire qui lu i confère sa charge

symbolique.

Lié à cette plante moins haute que l u i , Bartolu a échappé à la mort.

I l a retourné la si tuat ion, aboli l 'ordre sans passer par la rébell ion, acceptant

sans la subir, la lo i de la reine. Au moment de mourir, i l s'est amarré à l'aspho­

dèle qui l 'a réancré dans la v ie.

Plante du salut, une fois encore.