Les petites images

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1 Les petites images ÉCRIT PAR Stéphane De Saint-Aubain

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L’année 1981 voit la peine de mort abolie. En 1982, la Direction générale de la Santé reconnaît enfin le virus du SIDA. Au mois de septembre de l’année 1985, Coluche lançait à l’antenne d’Europe 1 l’idée de sponsoriser une cantine gratuite au profit des plus démunis. La même année, courant juillet, la France apprend le naufrage du Rainbow Warrior. Le vingt-six avril 1986, tous les médias relayaient en boucle l’explosion du quatrième réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl. 1989 voit des manifestations étudiantes chinoises sans précédent à tien an Men et la chute du mur de Berlin le 9 novembre. C’est aussi pendant cette décennie, lors de ce grand chamboulement planétaire en devenir, et dans cette atmosphère de rigueur scolaire, qu’un petit garçon répondant au prénom de Malo évoluait comme un enfant ordinaire. Loin de se soucier de tout ce tumulte universel, apprenant les rudiments abécédaires au sein de l'école d’un petit village de campagne, en terre bretonne.

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Les petites images

ÉCRIT

PAR

Stéphane De Saint-Aubain

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Table des matières

Pages

Introduction 4

Chapitre 1er

Le cours primaire 10

L’école de la République 10

La pêche de la truite en rivière 27

Les vacances estivales en bord de mer 40

Chapitre 2ème

Le cours élémentaire 1èreannée 71

Le constat d’échec 71

La saison de la chasse 77

Les premières activités sportives 90

L’ordinaire d’un petit village 94

Les grandes vacances et l’escapade dans le Finistère 106

Chapitre 3ème

Le cours élémentaire 1èreannée, 2èmeessai 121

Une nouvelle aspiration 121

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Les sentiments et la ferme pédagogique 128

Vacances estivales et questions métaphysiques 134

La kermesse des chasseurs 138

La cueillette des champignons 142

Chapitre 4ème

Le cours élémentaire 2ème année 153

Une rentrée en musique 153

La classe de neige dans le massif du Beaufortain 155

Épilogue 159

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Introduction

Dans les années 1980, la culture hip-hop arrive en France, notre belle

jeunesse française danse au rythme de la chanson « Macumba » de

Jean-Pierre Mader, au moment précis où le vidéo-clip entrait dans

une nouvelle ère révolutionnaire avec le fameux Thriller de notre Roi

de la pop, d’une durée exceptionnelle pour l’époque de 14 minutes et

toujours considéré comme l’un des meilleurs clips de tous les temps.

Pour le plus grand bien de la nation, l’année 1981 voit la peine de

mort abolie, à la demande expresse et conformément aux toutes

premières intentions de F. Mitterrand lors de sa campagne

présidentielle ; laquelle sera retenue le 10 mai de la même année.

En 1982, la Direction générale de la Santé reconnaît enfin le virus du

SIDA et adopte pour la première fois le sigle pour Syndrome de

l’Immunodéficience acquise. Pendant ce temps, les PTT lancent le

minitel qui permettra d’accéder instantanément à l’annuaire

téléphonique et plus dans certains cas.

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Au mois de septembre de l’année 1985, Coluche lançait à l’antenne

d’Europe 1 l’idée de sponsoriser une cantine gratuite au profit des

plus démunis, avoisinant pour son premier anniversaire les 8,5

millions de repas distribués. La même année, courant juillet, la France

apprend le naufrage du Rainbow Warrior dans les eaux de la

Nouvelle-Zélande, et cette catastrophe sans précédent allait prendre

par la suite une ampleur de crise politique majeure. En parallèle,

Mickael Jackson et Lionel Richie écrivent « We are the world »

chanson dont les fonds collectés furent destinés à lutter contre la

pauvreté en Éthiopie.

Le vingt-six avril 1986, tous les médias relayaient en boucle

l’explosion du quatrième réacteur de la centrale nucléaire de

Tchernobyl, trustant les programmes sur les quelques chaînes

disponibles à ce moment à la télévision.

Cette année de 1988, l’affaire des cinq otages au Liban se décantait,

et vit le retour de trois d’entre eux. Ils atterrirent à Villacoublay après

un long moment de captivité.

1989 voit des manifestations étudiantes chinoises sans précédent à

tien an Men. Les étudiants dénonçaient la corruption et exigeaient

des réformes. Malheureusement, la répression virulente du pouvoir

central aboutit à l’issue tragique que nous connaissons, et mortelle

pour certains.

Le 9 novembre de la même année, en Allemagne, le secrétaire du

comité central du parti communiste de RDA lut dans une conférence

de presse un projet de décision du conseil des ministres, qui

consistait à laisser circuler librement les individus vers l’étranger et

sans condition, ce que l’on nommera historiquement, la chute du mur

de Berlin.

C’est dans cette atmosphère de fin de siècle, qu’interviendront des

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changements majeurs au sein de toutes les sociétés mondiales, et

qu’apparaîtra la nouvelle ère des prémices du tout numérique.

L’école opérait déjà sa mutation à travers ses modes

d’enseignements, tout en s’adaptant à l’évolution des nouvelles

techniques, et aux mœurs s’y référant. Dans ces années-là, l’école

fonctionnait très différemment. Il y avait beaucoup plus de discipline

et les enfants respectaient tous sans condition leurs instituteurs par

crainte des punitions et autres châtiments sans nom qui, pour la

petite histoire, n’étaient pas toujours proportionnels et pas toujours

en rapport avec l’origine de la problématique. Lorsque vous arriviez le

matin, la nécessité d’être bien en rang par deux sans parler et

presque au garde à vous (sans plaisanter, il n’y avait qu’un pas !) était

de rigueur et encouragée par le tout puissant corps enseignant. Cette

disposition vous octroyait votre laissez-passer pour avoir

l’autorisation qui permettait le droit de franchir le pas de la classe.

Une fois la première étape validée, les élèves restaient debout, telles

de petites figurines décoratives du même acabit. Bien obéissantes,

inertes et sages, jusqu’au moment où, au bon vouloir de l’instituteur

qui commençait à vous considérer d’un air détaché. L’enseignant déjà

installé sur son siège d’appoint levait énergiquement le bras tel un

monarque conscient de son effet d’autorité sur vos petites personnes,

et le rabaissait tout à fait de la même manière. Vous n’aviez

l’autorisation qu’à partir de ce moment, ou devrais-je dire, l’honneur

de soulager vos jambes et de prendre votre place respective derrière

votre pupitre ; celui qui vous avait été attribué par le Hasard, cet

impossible prévisionniste de l’avenir.

Certains professeurs (en ce qui me concerne, ceux qui m’avaient été

« attribués » aux cours primaires), psychomaniaques de l’hygiène ;

obsédés quant à la propreté de leur environnement premier, passait

en revue l’état de vos mains. Eux-mêmes, ces agents pathogènes du

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système éducatif, ces vecteurs de maladies infantiles jubilaient

lorsque la recherche devenait positive. Tout cela dans le seul et

l’unique but de vous réprimander, voire dans certains cas de figure,

n’ayons pas peur des mots, de vous humilier sur le champ, et ainsi

faire de vous l’exemple, le spécimen idéal d’un microbe contagieux

qu’il convenait d’éradiquer sans condition et dans l’instant. Aux yeux

de tous, vous apparaissiez comme une bête de foire que l’on exhibe

bien volontiers à une foule curieuse. Ils faisaient ainsi la

démonstration de leur pleine puissance, de l’apanage des pleins

droits indissolubles que leur autorisait la fonction. Ces disciples de

l’instruction punitive rendaient l’honneur comme il se devait au

diplôme de maître qui leur avait été délivré par leur académie

d’appartenance. C’était à se demander, en considérant certains

agissements d’ailleurs, s’ils ne jouissaient pas dans certains cas précis

de la situation, dans la mesure où apparaîtraient sur les menottes des

apprenants, d’éventuelles saletés et souillures. Ce qui aurait dû être

une simple inspection de passage quotidienne se transformait parfois

en un véritable examen corporel des pieds à la tête et parfois même

jusqu’aux oreilles, c’est pour dire ! Dans cette geôle aux méthodes

archaïques, d’un autre temps, non reconnue comme telle pour la

bonne et simple raison que ces choses-là étaient entrées dans

l’acceptation des mœurs, une sorte de contrat ou pacte social

informel s’inscrivant dans la normalité d’une certaine manière.

Attention grand dieu, cela ne devait surtout pas heurter la bonne

conscience collective. Car après tout, de quoi se plaint-on ? Vous

envoyez vos rejetons encore illettrés dans l’école de la République

n’est-ce pas ? Cette éducation obligatoire ne vous coûtera pas un sou,

l’enseignement vous est gracieusement dispensé et fera, selon le bon

vouloir de vos enfants et leur propension naturelle à l’étude, peut-

être des êtres d’exception. L’égalité des chances ça vous parle ? Celle

qui fera de vos moutards issus du monde modeste auquel vous

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appartenez et d’ailleurs le seul auquel vous pouvez finalement

prétendre ; de beaux exemples d’érudition. Car au fond de vous

même vous ne savez que trop bien, quelles sont les difficultés des

confrontations quotidiennes nécessaires à votre survie dans cette

lutte programmée de tous les instants. Ils deviendront avec votre

soutien sans limites, dans lequel, vous aurez projeté une partie de

vous-même, et décharger votre frustration refoulée, de beaux

exemples d’érudition. Ces beaux modèles d’intégration, que l’on

pourra citer en exemple autour de vous, caresseront pour les

décennies à venir votre fierté personnelle. Et ces derniers par

conscience et reconnaissance de vos sacrifices envers leur petite

personne et pour ne pas être catalogué d’ingrat ne manqueront pas

indirectement ; sans intention réellement précise de vous remercier.

Rassurez-vous tout de même ! Eux par contre ne se reconnaîtront pas

en vous, de ce que l’on pourrait qualifier de revers de la médaille. Au

possible, ils flatteront un peu votre ego dont vous ne vous rappeliez

même plus l’existence. Vous vous êtes oubliés, trop affairés à vous

gaver des effets dommageables et collatéraux de cette boulimie

incontrôlable, de la surconsommation maladive à outrance, tendant à

l’obésité du tout vouloir, des effets Trente Glorieuses. Vous ferez

l’éloge de vos progénitures sans aucune retenue, devenues

maintenant bien comme il faut aux yeux de cette société, admirable

sous tout rapport et en toute proportion gardée de fausses modesties

pour ne pas froisser l’orgueil de votre entourage, de vos proches, et

de vos connaissances. Vos morveux pubères, ces adultes en devenir,

pourront ainsi passer dans l’univers pour des sujets éclairés,

susceptibles de rallumer vos lumières qui s’étaient éteintes, étouffées

dans les convenances des vies trop ordinaires. Mais dormez sous vos

deux oreilles, le politiquement correct, a toujours été égal à lui-

même : il veillait toujours sur nous, comme la bonne et tendre mère

de la patrie qu’elle se voulait être. Protégeant ses petits rejetons un

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peu trop exigeants que nous étions, et essayait comme vous le saviez

bien, de toujours satisfaire et de répondre aux diverses demandes de

chacun, tant que vous ne chahutiez pas trop fort à son goût !

Et vous autres, vous vous y reconnaissez là dedans ? Ça vous parle un

peu ? Il s’agit d’une certaine manière de notre identité commune.

Était-ce un crime de lèse-majesté que de vouloir mettre en évidence

certaines aberrations d’un pan du système éducatif ? N’était-il pas ?

Allez, dites-le-moi que j’ai raison, cela me ferait véritablement très

plaisir !

Pour avoir le droit de prendre la parole en classe, il était

obligatoirement prescrit de lever la main, ou le doigt, peu importe

lequel, du moment que vos intentions étaient claires et, le cas

échéant, sans cela, si vous répondiez spontanément ou chahutiez,

vous preniez le risque de vous voir infliger des lignes d’écriture. Bien

souvent, il s’agissait d’une phrase simple à recopier sur une feuille

ordinaire, qui retraçait le fruit de la genèse de votre contentieux,

écrite autant de fois que l’instituteur le décidait. Un axe d’effort

prioritaire était accordé tout particulièrement à la politesse de base.

Jusqu’ici, rien à redire, mais là encore si vous ne respectiez pas les

simples règles d’usage, gare à vous !

A priori, la discipline s’était légèrement assouplie depuis le début de

cette décennie des années 80, de ce que l’on rapportait à ce moment-

là, alors imaginons ce qu’elle fut avant nous.

C’est aussi dans ce chamboulement planétaire en devenir, et dans

cette atmosphère de rigueur scolaire, qu’un petit garçon répondant

au prénom de Malo évoluait comme un enfant ordinaire, loin de se

soucier de tout ce tumulte universel, apprenant les rudiments

abécédaires au sein de l’école d’un petit village de campagne, en

terre bretonne.

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Chapitre 1er

Le cours primaire

L’école de la République

— Tu penses le jouer celui-là ?

— Oui, mais je te préviens de suite, il en vaudra six de tes billes

tigrées ce calot, plus celui en fer que tu as gagné hier de Pascal ! Au

passage, dis donc tu t’es sacrément bien débrouillé sur ce coup-là

quand même, tu lui en as raflé combien au total ?

— Allez, en rang les enfants ! Nous allons regagner la classe !

Malo, c’est déjà la deuxième fois que je te reprends ce matin, Karl

également, remets-toi correctement dans le rang ! Vous reprendrez

vos discussions qui n’intéressent que vous, plus tard !

Madame Kervadec, l’institutrice des cours primaires de l’école

publique communale, ne supporte pas le laisser-aller chez ses élèves.

Elle n’est pas du genre à enfiler de perles avec un sourire de

circonstance, il n’y a que la discipline qui compte avec cette grande

bonne femme aux cheveux roux et à la peau parsemée de petites

taches de rousseur. Cependant ses beaux yeux bleus aux mille reflets

d’Iroise, adoucissent un peu son faciès austère. Il paraît que cette

dame-là, c’est une vraie Bigoudène, me confia Papa. C’est un pays de

terroir en Bretagne, ses habitants sont très sérieux et porte une mine

grave tout au long de l’année, m’avait-il dit.

Ces gens du pays voisin, dont le nom du département signifie « fin de

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terre » devaient se sentir un peu relégués au fond de nulle part et,

toujours selon les dires de papa, prônaient la rusticité à travers leur

valeur propre, c’est comme ça ! C’est dans leurs gènes ! Mais de quoi

parle-t-on vraiment ici ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Je

compte fortement sur mon paternel, pour me l’expliquer un de ces

jours, il avance toujours des mots, voire des phrases qui ne possèdent

pas beaucoup de sens pour moi.

Toujours était-il que ce matin, le samedi sept mars de l’année mille

neuf cent quatre-vingt-six, elle s’égosillait, le regard un peu vague

dans l’air frais et sec de ce début de journée ensoleillée. Dans les

grands saules à l’extérieur de la cour, posés sur les branches encore

humides des perles de rosée du matin, où l’on pouvait constater un

début de floraison, les oiseaux chantaient. La nature généreuse nous

offrait une vraie symphonie de gazouillements, un véritable hymne

interprété par des roitelets huppés et des rossignols, ces nicheurs de

jardin. J’entendais résonner dans les rues adjacentes de l’école, le

tintement joyeux des cloches de l’église qui retentissaient en bas

depuis le cœur du village. J’aimais les comptabiliser comme chaque

matin. Elles annonçaient neuf heures, pas une minute de plus, ni une

de moins, et pour m’en assurer je consultais toujours au même

moment ma montre que Tante Yvette m’avait payée pour mon

anniversaire le jour de mes six ans. Je me souviens encore qu’elle

m’avait dit qu’avec cette ingénieuse petite invention datant du

seizième siècle ; élaborée par un certain Monsieur Henlein, un

horloger Allemand, qu’à présent, avec ce compteur omniscient fixé à

mon poignet, je n’aurais plus aucune excuse pour ma défense, je ne

pourrais plus jamais arriver en retard à l’école. Il est bien vrai que je

m’éternisais un peu trop souvent dans le dédale de mes pensées et

que par la même occasion je m’égarais dans mes aventures

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imaginaires sur le chemin qui menait à l’école. Le matin, lorsque je

quittais le foyer familial à huit heures et demie, à peine avais-je fini de

lacer mes grosses galoches de cuir à la semelle épaisse, que je courais

en direction du champ de Constant l’agriculteur, qui est un ami de

longue date de Papa. Ces deux- là, ils aimaient beaucoup à se

retrouver ensemble. Comme disait Papa, Constant est un homme

cultivé, riche de ce qu’il possède, et un vrai paysan de surcroît, l’un

des derniers de la race des seigneurs de la terre, en somme un

véritable aristocrate du monde agricole. Non, mais ! Et puis quoi

encore ? On aura tout entendu ! Je n’arrivais pas à faire les

rapprochements avec les subtilités du père. Parfois, il fallait s’attendre

à toutes sortes de possibles. Dans ce pré de verdure très long et pas

très large, l’herbe y est très verte, l’on s’y enfonce assez aisément, ses

vaches, que l’on nomme ici les Bretonnes pie noir, y étaient très bien

pour paître. L’air qui sort des naseaux de ces gros animaux blancs

avec de petites formes noires éparpillées inégalement sur toute la

surface du corps se transformait en une espèce de fumée blanchâtre,

qui ne manquait pas de m’amuser pour le coup. Et à chaque fois que

je m’en approchais, elles me regardaient toujours bêtement,

s’attendant au fait que je me mette subitement à les chasser en leur

criant dessus ou en leur courant au derrière. Je craignais qu’elle me

reconnaisse, et se rappellent des vilains tours que je leur jouais en les

approchants ; pour les avoir déjà si bien tourmentées à plusieurs

reprises. Le vrai problème, dans ce champ, et celui de tous les autres

j’imaginais ; et pas des moindres, était d’éviter à tout prix certains

obstacles malodorant et visqueux, c’est-à-dire les grosses bouses des

tas d’excréments des bovidés. Il y en avait partout sur la surface

inégale du terrain de ces substances molles qui ne manquaient pas

d’adhérer aux galoches. Et pour noircir le tableau ; à vous voir ainsi

couvert d’excrément sous la semelle, dans ces conditions, vous ne

manquiez pas d’attirer l’attention sur vous, et fatalement vous

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deveniez sans attendre l’objet de la risée du jour de vos camarades

d’école. Et le périple ne faisait que commencer : passés les abords de

la campagne, nous traversions la grande route principale, tout en

essayant d’éviter de croiser le chemin de Marcel Pérard, la casquette

en coton de chine vissée sur sa boîte à idées, au volant de sa vieille

guimbarde orange pétaradante, toute cabossée de l’arrière à l’avant.

Il faisait des écarts de conduite, comme si une route ne lui suffisait

plus, parce que ce Monsieur n’avait pas la réputation de ne boire que

de l’eau de la source du Beau Ménard. Enfin, nous pénétrions dans le

bourg. J’étais littéralement envoûté par les effluves de cuisson des

pains et des viennoiseries, émanant des fours du boulanger, de l’autre

côté de la route. Et que dire de ces regards envieux jetés à travers la

vitrine, chargés d’envie de tout avaler sur place ? Sur l’instant, le nom

masculin invariable « lèche-vitrines » prenait tout son sens.

J’observais avec admiration toutes ces gourmandises, entreposées sur

ces présentoirs étagés, dans ce palais des délices. Les croissants au

beurre surtout, attiraient sans nul doute l’attention de quiconque

voudrait bien s’accorder le temps d’entrer dans cette grande boutique

bien agencée et propre, et de humer ces exquises senteurs, quoique

parfois il serait certainement plus raisonnable de tourner les talons et

de continuer à marcher en direction de votre but premier. En

particulier quand vous ne possédiez pas le sou, pour ne pas

transformer les désirs du moment en frustration. Pour acquérir ces

merveilles de sucrerie que sont les friandises et ce que l’on les

nomme par ici un peu plus communément les fameux « Guénos », il

fallait donner les petites pièces de couleur jaune et argentée. J’étais

toujours pressé, et le premier prêt quand il fallait aller jusqu’au

bourg. Lorsque nous nous rendions dans ce palais des gourmandises,

certains jours, le week-end tous les quatre, moi, maman, et mes

frères, j’appréciais lorsqu’elle nous mettait en situation d’acheteur à

vendeur, devant la boulangère, pour que nous mettions en pratique

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les additions et soustractions des cours de mathématique appris et

retenus sous la torture. Avec fierté, celle-ci arborait toujours un grand

sourire gracieux, et se laissait bien volontiers prendre au jeu pour

satisfaire certains petits jeux éducatifs d’une cliente régulière. De ces

simples formules de calculs, j’avais bien intégré mécaniquement

depuis un certain temps déjà que les pièces argentées avaient une

valeur supérieure aux autres, à l’exception de celle de dix francs. Puis

venaient les morceaux de papier d’une valeur nettement plus

importante que toutes les autres. Ils étaient tout lisses avec d’illustres

hommes et des chiffres représentés dessus. À ce moment précis des

échanges commerciaux, en ayant fait le lien pièces ou

billets/marchandises, je compris que l’argent avait une valeur

d’achat ; qu’il fallait tout mettre en œuvre pour remplir de ferraille et

de papier mon petit cochon de porcelaine !

J’étais à ce moment dans le cœur de mon enfance et déjà corrompu

par la représentation pécuniaire d’une entreprise marchande. Je

mettrais dorénavant tout en œuvre à la moindre occasion pour faire

l’acquisition de ces petites richesses. Je m’imaginais à la tête d’une

vraie fortune, avec laquelle je pourrais dépenser à volonté, et acheter

sans compter tout ce qui serait susceptible de me plaire.

Environ deux cents mètres plus hauts dans la direction du Sud se

trouvait le bar-tabac de chez Roussel. Des rumeurs locales disaient

que parfois, quand le bar était bondé de clients, une simple allumette

craquée dans le moment aurait pu y mettre le feu tellement il y avait

de vapeurs d’alcool. « On dit » ce pronom indéfini, connu de tous,

mais vu de personne, disait lui aussi qu’il fallait observer les mouches

certains jours : elles volaient paraît il sur le dos, moi ça fait belle

lurette que je n’y crois plus à ces sornettes. L’estaminet aux stores

rayés orange et blanc faisait face à l’église, et devant cet assommoir à

poivrots, étaient disposées une dizaine de grosses jardinières pleines

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de bégonias. Les belles lui tenaient la dragée haute. Dans ce haut lieu

de rassemblement d’hommes en perdition du village, j’étais presque

sûr d’y trouver mon oncle Pierre, ou tonton Pierrot, comme l’appelait

grand-mère, c’est mieux. Il était assis sur une haute et fine chaise de

bar avec un barreau à mi-mollet en guise de repose-pied. Dans la

moiteur pesante ; accompagné comme à son habitude par un verre

de vin rouge posé sur le comptoir en laiton devant lui, et en la

présence de devinez qui ? Du dénommé Pérard pour assistant lors du

cérémonial levé de coude. Ces deux arsouilles, contribuaient

largement à la bonne réputation des vins assemblés et issus des

différentes coopératives de la communauté européenne. Ils en

étaient, eux et parmi tant d’autres, les creusets de la défonce du

troquet, les véritables fers de lance de ces lieux d’ivrognerie, et dans

lequel se déroulaient les exploits de tous les excès de boisson. Avant

d’accéder à l’estaminet, ma curiosité se dirigeait toujours vers

l’entrepôt ouvert aux quatre vents sur le côté, parmi toutes les

bouteilles et les fûts de boisson. Sous cet abri sommaire de tôles en

galvanisé, était garée une DS noire appartenant à Roger Roussel, le

propriétaire des lieux. Il me paraissait être un homme très

sympathique au demeurant, assez conciliant, surtout quand il

manquait la rallonge pour payer le verre de limonade. Cette voiture

m’effrayait un peu, elle me faisait penser à l’autre voiture noire qui

transportait les gens endormis de l’église au cimetière. Moi je ne

voulais pas dormir, et aussitôt j’oubliais le mauvais moment de cette

mauvaise pensée et me faufilait furtivement à travers les tabourets

pour rejoindre l’oncle dans l'angle du fond de la salle. Ces lieux

étaient totalement enfumés de tabac à pipe, où des voix d’hommes

s’élevaient dans un fracas d’enfer de toute part, surtout le dimanche à

la sortie de la messe, quand le carillon des cloches tintait à tout-va

dans le clocher. À l’entrée sur la droite, de gros portiques mobiles

d’acier sur des pieds à roulettes hébergeaient la presse nationale et

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locale, des cartes postales toutes à l’honneur du pays. Ça sentait bon

l’odeur du papier sorti tout récemment de l’imprimerie, avec une

mention particulière pour les albums d’images à coller Panini.

Tiens d’ailleurs, parlons-en de ces albums que tonton Pierrot m’avait

offerts ce jour-là, succombant à l’insistance de mes répétitifs

caprices. Égal à lui-même, dans son humeur joyeuse ; il avait bon

cœur le bonhomme, et dieu sait pourtant que sa vie n’était pas très

simple à Tonton ! C’est que deux ans plus tôt, il perdit la vue

subitement sur un chantier de construction, et par l’effet de

circonstance, son emploi de chaudronnier ; qui le priva fatalement de

la petite maison qu’il louait au Clos. Si bien que maintenant il habitait

dans une vulgaire caravane blanche maculée de crasse à l’intérieur,

posée dans l’état, à même le milieu d’un terrain vague. Le seul et

unique but dans sa vie insipide était de rallier le débit de boissons où

il avalait au quotidien l’équivalent d’une bonne caisse de vin rouge.

De la sorte, il devait noyer et enterrer cette vie sans saveur. On le

croisait souvent arpentant les quatre kilomètres allé et retour qui le

séparaient du vulgaire taudis à son refuge, aidé dans sa progression

par la seule canne de marche qu’il possédait. S’aidant tant bien que

mal de ses derniers sens encore fonctionnels, l’homme était de toute

évidence dans un état général lamentable. Des guenilles poisseuses,

maculées de crasse recouvraient son maigre corps, ses cheveux longs

bruns et bouclés étaient devenus raides, figés sous une pellicule de

graisse accumulée au fil du temps. Et pourtant, ce n’était pas faute de

lui avoir proposé de venir vivre à la maison, où il y avait toutes les

commodités. L’habitation était bien plus adaptée à son handicap,

mais, c’est que le bonhomme avait sa fierté : pour rien au monde, il

n’aurait accepté un tel déshonneur avait-il dit à mes parents. Il

dilapidait sa maigre fortune dans cet exutoire à l’oubli, c’est-à-dire sa

pension d’invalidité mensuelle avec ses compagnons de galère et de

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misère au bar des songes. L’autre Tonton, Gwénael, son frère ; aimait

rappeler une petite anecdote concernant justement son fraternel

durant les repas de famille interminables et bien arrosés. Nous

l’écoutions quand même, pour ne pas froisser sa fière et égoïste

petite personne, dans cette rengaine à toujours vouloir raconter les

mêmes histoires déjà entendues cent fois. Comme dans un moment

qui se voulait solennel et dans une ritournelle de déjà entendu, il

nous faisait le récit complet et détaillé avec cette maudite langue de

vipère dont il usait si habilement, prêt à cracher son venin. Il remit

sur le tapis cette fameuse anecdote de la fois ou l’apôtre Pierre avait

perdu l’équilibre sur le chemin du retour, et avait dévalé la pente dans

une roulade extraordinaire et s’était presque noyé dans le lavoir de la

Maladrerie. Le pauvre bougre, il serait déjà enterré à quatre mètres

sous pieds à c’t’heure s’il n’avait pas eu les bons secours des

lavandières qui, pour cet événement fortuit, avaient dû quitter

précipitamment la banche et s’étaient déchaussées en un éclair, en le

ramenant laborieusement sur les abords en granit des bordures.

Voyant ainsi la pauvre victime titubante, avec de l’eau déjà plein les

poumons, pour sûr qu’il se serait noyé l’arsouille ! Moi, elle ne me

faisait pas du tout rire cette histoire. D’ailleurs, elle me faisait souvent

pleurer, j’en étais à la fois impuissant et triste pour mon oncle, j’étais

malheureusement dans l’acceptation de la situation. Même à cet âge

précoce, je ressentais la détresse chez ce personnage déchu, qui avait

fait mauvaise fortune bien malgré lui, car à quoi d’autre ce pauvre

diable pouvait-il bien se raccrocher dans la situation qui était la

sienne ? Enfin, passons sur cet évènement sans intérêt.

Un soir après l’école, invariablement installé devant le zinc qui lui

servait d’étai accessoirement, il m’avait offert l’album d’images des

Cités d’Or, dans son élan de générosité, ce qui était sa marque de

fabrique, et j’aime à le répéter. Car c’était un homme au grand cœur,

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et foncièrement bon, d’une grande munificence naturelle, dont

certains malintentionnés, confondant gentillesse et faiblesse,

abusaient bien volontiers de sa personne. Et par ce qu’il faisait pour

moi, aussi démuni qu’il l’était, sans le savoir, pour m’avoir donné sans

retour, il avait scellé pour toujours l’amour que je lui vouais, à mon

Tonton. Ce « collector » de vignettes à coller faisait un véritable tabac

dans ces moments-là. Rappelez-vous cette histoire des trois enfants

nommés Estéban, Tao, et Zia. Ces trois personnages évoluaient à

l’époque des Incas parcourant tout le continent de l’Amérique du Sud

dans une quête énigmatique à la recherche des cités d’or.

Et l’apothéose ! L’album du mondial de football de Mexico, et avec

chaque imagier, deux ou trois pochettes d’images. Pour moi, une

nouvelle aventure se profilait. Mon objectif premier, bien avant

l’école bien entendu, chaque jour suivant, j’étais à la quête des

images manquantes. Pour ce faire, je me rendais au rendez-vous

quotidien après la classe. La halte devenait obligatoire chez Roger, ce

qui m’avait permis d’enrichir très rapidement ma collection d’images

et, s’il vous plaît, avec parfois la générosité participative des acolytes

de Pierrot. Ils s’en amusaient bien de me voir trépigner sur place,

lorsque l’oncle ne me prêtait pas attention. Parfois, j’avais le droit au

verre de limonade, gracieusement offert par la maison, et plus

précisément par les bonnes attentions de l’ami Roger, tantôt

accompagné de « Citror » et de grenadine, tantôt aromatisé à la

menthe glaciale.

Mais il y avait encore une adresse incontournable des initiés de la

pétarade. Pour cela un seul commerce digne de ce nom : « chez

Annette le Béance ». Une vraie petite caverne, un antre des

curiosités, où rien ne manquait à trouver. Ce véritable capharnaüm

des objets insolites et divers était accessoirement une quincaillerie, et

principalement un débit de boissons. À l’époque, je m’y rendais dans

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l’intention d’acheter le paquet de pétards au format médium, à

environ cinquante centimes de franc. Certains articles de farces et

attrapes en tout genre étaient fortement appréciés des gamins,

histoire d’amuser un peu la galerie à l’école. Ce qui, je dois bien

l’admettre, au passage était mon domaine de prédilection et dans

lequel d’ailleurs j’excellais magistralement à l’heure de la récréation.

En revanche, j’appréhendais toujours d’entrer dans cette galerie de

l’étrange, où étonnamment le temps n’avait aucune emprise, comme

si les aiguilles étaient restées figées sur un cadran imaginaire, une

sensation étrange que je n’avais jamais vraiment ressentie jusqu’ici.

Je m’assurais toujours au préalable de ne pas me faire trop remarquer

par le mari d’Annette, un homme très colérique, avec un œil de verre,

au regard très sombre et à l’attitude pas toujours très avenante. Il me

considérait gravement, de sa très grande taille, mais je m’assurais

surtout qu’il ne soit pas d’une humeur trop massacrante ce jour-là. Il

prononçait toujours la même phrase à mon égard :

— Qu’est-ce que tu veux aujourd’hui petit mouflet ? Inutile de

vous dire que cela me glaçait le sang. Je répondais avec le cœur

battant la chamade et en un temps éclair, et en moins de temps qu’il

ne faut pour poser l’appoint sur le comptoir, mettre la marchandise

dans la poche latérale de mon pantalon, et je détalais aussi sec. Ce

n’était pas le moment de s’éterniser en sa présence. Combien de fois

dans ce moment gênant, n’avais-je pas eu l’impression d’être un petit

microbe dérangeant ? Et c’est qu’il était bien bâti ce bougre-là. Il

n’aurait pas mis longtemps à vous assommer si l’envie lui en avait

pris. Il était souvent accompagné du père Sérandour, un ancien

officier et militaire de carrière, qui avait participé avec l’autre à une

multitude de batailles durant les guerres d’Algérie et d’Indochine ;

toujours vêtu de la même redingote surannée noire d’un autre temps,

les cheveux en bataille, avec une mèche rebelle perchée sur le haut

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de son crâne. Il avait de grands yeux bleus qui semblaient vouloir

sortir de leur cavité orbitale, ce qui lui conférait assez étrangement

une tête de chouette hulotte. Mais malgré les apparences, celui-là

non plus n’était pas toujours commode ; cela dépendait de son degré

d’avinage. Avec sa canne en bois d’ébène, qu’il disait avoir fait

fabriquer sur mesure à sa demande, lors d’un séjour en Guyane dans

le cadre militaire, cet officier de l’arme de la cavalerie vous mettait en

garde avec son morceau de bois. Prenant pour mise en garde

l’attitude et le positionnement d’un escrimeur, comme si sur l’instant

son code d’honneur lui imposait de tirer l’épée et de défier dans un

duel singulier un homme qui lui aurait causé offense ou tort.

Dans le bourg, les rumeurs allaient bon train. On en causait souvent

de ces deux-là, et pas toujours qu’en bien d’ailleurs ! Un jour où

j’accompagnais Maman chez Gabarret, le boucher charcutier de la

bourgade, je m’amusai par le simple fait de l’entendre me dire, à

chaque fois en arrivant sur le trottoir d’en face la boutique :

— Ah le bougre celui-là ! Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il va

baisser ses prix ! Il va finir par me prendre toute la laine que j’ai sur le

dos l’oiseau rare ! Pour sûr qu’il peut bien en avoir une belle maison

sur la côte, crois-moi !

Et moi, je lui répondais :

— Oui Maman, c’est sûr, tu as raison ! Même si je n’y

comprenais rien à ces affaires comptables d’adultes. Elle ne manquait

jamais de saluer Monsieur Gabarret, car ma chère mère était plutôt

du genre, effacée et discrète, mais très courtoise. Ce fameux jour

dont je vous parle, il n’y avait que le boucher et nous. Voici ce que

j’entendis de mes propres oreilles :

— Vous rendez-vous compte si ce n’est pas triste ! Le Béance et

le père Sérandour sont encore sortis dans le bourg tard dans la nuit !

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Il paraît que le militaire criait sur l’autre comme sur un de ses

soldats ! Figurez-vous que l’autre imbécile exécutait les ordres au pied

de la lettre sans rechigner, comme un vulgaire troufion qu’il était sur

ce coup-là ! Ils avaient l’air malin ! Et ce n’est pas tout ! C’est qu’ils

auraient dans le même temps vandalisé la tombe de feu Balay

l’ancien maire, après la fermeture du troquet ce samedi !

— Les saligauds ! dit le boucher. Ils lui en veulent même encore

après sa mort ! Je te mettrais tous ces zigs-là au frais moi, et sans

sommation ! Ils sont quand même bien dérangés ! Il y a tout de

même quelque chose là dessous ! Vous ne croyez pas ? Remarquez,

ça peut se comprendre, y paraît que le père Sérandour a été surpris à

plusieurs reprises dans la rue des écoles, très tard dans la nuit à

marcher au pas cadencé. Et selon les dires d’une honnête femme, de

surcroît Madame Le Bars, l’amie proche de sa femme, qui elle est à

l’habitude si discrète, que l’on n’entend jamais habituellement, lui

aurait confié qu’il avait perdu la boule depuis un moment déjà, et

cela aurait empiré, depuis qu’il fréquente l’autre animal à l’œil vissé

dans le crâne !

— Et qu’est-ce que vous en pensez, vous Madame Le Pen ?

Madame Le Pen, une grosse bonne femme à lunettes à large

monture, un peu comme celle de Jean-Paul Sartre, hésitait entre deux

morceaux de terrine. Elle était entrée dans le magasin quelques

minutes après nous, et profitait tout ouïe de la conversation. Elle

n’était pas étrangère elle non plus au cancan local.

— Ce que j’en pense me dites-vous ? Eh bien que du mauvais

mon ami, ah, ça oui, pour penser, je pense ! Mais il ne faudrait quand

même pas perdre de vue que notre feu Balay, lui non plus n’y avait

pas été avec le dos de la cuillère cette fois-là ! Rappelez-vous de

l’affaire qui nous intéresse, accompagné de Monsieur le garde

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champêtre, à une heure du matin, quand ils étaient venus cueillir les

deux nigauds braillards à la demande des autres bourgeois, qui

chantaient des chansons paillardes en pleine nuit devant chez le père

Le Béance ! Ils avaient réveillé tout le centre ces deux idiots.

Sérandour têtu comme vous savez, refusait d’obtempérer et s’était

montré un peu hostile. Le garde champêtre dans sa qualité de

fonctionnaire ne s’était pas gêné lui non plus pour lui mettre son

poing à travers le nez, et l’avait sans retenue invectivée de tous les

noms d’oiseaux de son répertoire, et cela même dans l’exercice de ses

fonctions ! L’affaire avait fait grand bruit à la mairie, mais Monsieur le

Maire de l’époque, n’avait pas bougé le petit doigt à l’égard de son

administré, bien au contraire ! L’autre avait bien essayé de protester

en disant que la défense avait été disproportionnée à l’attaque, mais

sans réaction de sa part, malgré les revendications de l’agressé, la

plainte n’avait pas abouti en l’état !

Pour le coup, maman s’était mise à rire de bon cœur sur ces mots fort

crus sortant tambour battant de la bouche du commerçant et de la

grosse commère à lunettes. Le boucher lui non plus n’avait pas la

réputation d’être un saint paraît-il. En tout état de cause, il avait lui

aussi la langue bien pendue et l’oreille à l’écoute de tout évènement

particulier susceptible d’éveiller la curiosité et d’émoustiller les

oreilles de ses clients. Depuis ce jour, dans mon esprit, je pensais que

les commerçants et les vendeurs en tout genre, pouvaient aussi bien

vendre des salades et toute autre chose, et pourquoi pas aussi des

ragots tant que nous y étions.

Hormis leur apparence, je les aimais bien quand même, moi, ces deux

margoulins décalés ! J’étais, et je l’avoue bien volontiers, intrigué par

ces deux personnages pittoresques. Ils sortaient de l’ordinaire,

comme de rustres aventuriers abusant un peu trop de la bouteille.

Certes, cependant ils pimentaient la vie bien morne des habitants

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d’un petit village campagnard, de par leur contribution à faire jaser

les bons parleurs qui colportaient ensuite les nouvelles aux

bourgades voisines tel le vent du noroît. Tout cela serait à inscrire et à

répertorier pour les années à venir, au rang des évènements de la

banalité.

Le cartable à dos, lourd de ce qu’il contenait pour nos petites jambes,

nous gravissions les trois marches du perron en pierres de taille

horizontales, nous les élèves de la classe du cours primaire et nous

pénétrions dans les baraquements de fortune, légèrement surélevés

sur des pilotis. À l’approche de celles-ci, je ressentais immédiatement

la fraîcheur bienfaisante de ces lieux, de cette sorte de petit entrepôt

d’appoint, divisée en deux salles de classe distinctes, symétriques

structurellement de part en part. J’aimais cette odeur si particulière

ancrée dans ces salles de classe, désertées l’espace d’une nuit par ces

petits garnements bruyants et joyeux, tels de petits singes apprenant.

Est-ce la lasure imprégnée dans le plancher formé par un parquet ciré

de bois de chêne, avec cette sève encore collante que je distinguais à

vue d’œil sur les nœuds ? Les résidus de bâtons de craie encore

visibles et mal effacés, laissaient apparaître ce qu’avaient été les

leçons de la veille, par des monticules encore accrochés en tas sur

certaines portions du tableau noir et par endroits, éclaté par la

pression exercée sur le petit bâtonnet coloré, par la force de la main

de son auteure ? L’odeur d’amande de la colle Cléopâtre avec sa

spatule, dont la mémoire olfactive et gustative enfantine (certains

inconscients en ingéraient) imprimera viscéralement toute une vie,

pour s’en être un peu mis dans la bouche. Ou bien n’était-ce pas le

plus simplement du monde un mélange savant et subtil de tout ce

que l’on pouvait y trouver ? Qu’importe, j’aime ces effluves qui me

transportent encore dans ces temps immémoriaux et qui

émerveillent mes sens par leur simple singularité si particulière, et

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par tous les souvenirs qui y sont liés.

Mon objectif du jour, bien avant les matières dispensées par notre

grue savante, ce qui allait de soi bien entendu, était d’étoffer ma

vieille boîte en fer-blanc avec inscrit dessus, « PASTILLE VICHY ÉTAT »

en lettres capitales bleues ; et collée par-dessus les inscriptions de la

marque, et sur le côté, l’image que je possédais en double de mon

joueur préféré de l’équipe de France de football, qui l’été prochain

participerait au mondial de cette année mille neuf cent quatre-vingt-

six. Dedans, j’y mettais toutes les nouvelles billes de couleur dite œil

de chat, car dans ce registre il en existait une multitude de sortes, en

verre ou en terre cuite. Chaque matin de cette année de classe, en

regagnant ma place respective, impossible d’échapper à cette

apparition divine. Dès la première minute de présence, je posais mon

regard sur la source de toutes mes préoccupations, qu’elles allaient

être longues toutes ces heures de classe ! Depuis le premier jour de

ce début d’année scolaire, elles m’apparaissaient toujours de la

même manière, posées là devant moi, nonchalantes à l’excès,

semblant ignorer ma personne, et l’espace autour, sur les devants de

la scène ; plein front sous les feux de la rampe, sans aucune pudicité.

Elles étaient emprisonnées dans cette grosse boîte transparente en

plastique de la taille d’un gros bocal de verre de conservation, qui

avait dû accueillir autrefois des bonbons en forme de fraise des bois à

la couleur violette. Elle était refermée par l’emploi d’un bouchon de

liège de la taille de son orifice, depuis déjà certainement un certain

nombre d’années. Elle s’était faite l’amie intime des bons élèves, qui

pouvaient bénéficier librement de ses services en toute gratuité en

guise de récompense pour les résultats et travaux brillamment

fournis. Cette espèce de grosse bonbonne remplie à ce moment-là au

trois quarts de billes, d’où jaillissaient au cœur de la masse des

filaments aux reflets de toutes les couleurs emprisonnés dans le

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verre, me brûlait littéralement les yeux. Le but escompté de la

présence de ce trésor, était d’inciter les élèves à devenir méritants à

la récompense, bien-là tant s’en faut en ce qui me concernait,

j’utiliserais des moyens détournés pour m’en procurer quelques-unes

de ces petites perles de lumière ressemblant à des yeux de félins. Je

n’étais pas le seul amateur aux aguets, bien au contraire : mes autres

camarades convoitaient d’ores et déjà leur part respective du butin.

Beaucoup pensaient tout bas ce que je leur disais tout haut. La nature

de son contenu devenait insupportable à observer, en plus de nous

brûler les lorgnettes, elle nous consumait viscéralement et

dangereusement de l’intérieur. Dans mon for intérieur, elle me faisait

penser à l’un des numéros phares d’un cirque, très appréciés, à la vue

de l’image d’un funambule exécutant son numéro de cirque en la

présence obsédante d’une assistance criarde et nombreuse,

hypnotisée par la concentration, évoluant dans l’espace sur un fil

quasi invisible à l’œil nu, réalisant une traversée périlleuse et

imaginaire entre deux points distants d’une longueur indéfiniment

accessible. Il évoluait ainsi avec le risque majeur d’une chute non

programmée dans le vide et sans filet de sécurité pour amortir la

longue descente dans le vide de l’équilibriste. Cet incident

spectaculaire créerait la panique générale, obligeant tout ce petit

monde à quitter sa place respective et à prendre la fuite subitement.

Voici l’image de l’effet que produisait sur moi l’objet tant convoité, de

par l’inaccessibilité du moment à pouvoir juste simplement une seule

dans le creux de ma main ; où la frontière de l’imaginaire avec le

monde réel était si mince.

— « Malo, Malo, il serait peut-être temps de se réveiller

maintenant ! Tiens d’ailleurs cela tombe bien, j’allais justement te

demander de bien vouloir réciter le poème de Jacques Prévert devant

tes camarades. Dépêche-toi veux-tu ? »

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L’électrochoc du son de sa voix aiguë me déchirait les entrailles, et ne

tarda pas à me tirer promptement de ma torpeur. Il fallait bien se

faire une raison, j’étais constamment obligé de couper court à mes

échappées solitaires, mais cela n’était que partie remise jusqu’au

prochain rappel à l’ordre. Depuis un certain temps déjà, chaque soir

de la semaine, je restais dans la classe en punition. L’institutrice

déplorait l’état de rangement du casier de mon pupitre en bois dans

lequel nous rangions nos manuels scolaires et nos cahiers d’exercices.

Pour l’occasion elle se faisait un devoir de montrer l’étendue du

désastre à ma mère en n’omettant pas de commenter la scène

apocalyptique d’un désordre sur un ton totalement ubuesque. De

quel droit pouvait-elle de cette manière accéder à ma grotte, ce

capharnaüm de manuels scolaires et des cahiers rangés

impeccablement dans ma logique propre ? Contenant mes

prototypes de maquettes d’avions en papier, que je me donnais du

mal à mettre en forme pendant les leçons de mathématiques ; mes

planeurs d’un jour cachés et à l’abri des regards accusateurs. Comme

un ingénieur de l’aéronautique, je modifiais la conception jour après

jour de mes créations, pour qu’il puisse devenir l’objet non identifié

planant le plus longtemps possible dans la cour de récréation.

— Vous voyez dans quel état est le pupitre de Malo. Regardez

comme il prend soin de ses affaires !

Je m’évertuais à tirer une mine de gravité, feignant de mettre en

évidence un visage triste, dépité pour les circonstances, mais rien n’y

faisait : elle me connaissait par cœur cette mégère, elle me regardait

fixement, s’attendant à une éventuelle esquisse de larme sur mon

visage fermé. Je ne lui ferais jamais ce plaisir, croyez-moi, elle pourrait

bien se déchaîner sur ma personne, ce ne serait qu’une pure perte de

temps. Dans ces moments là pour être un tant soit peu honnête avec

vous, l’aspect en pleine mutation de son visage m’apeurait : il se

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transformait sur le coup de la colère, il devenait tout sec et rêche, et

chaque faisceau musculaire des fibres musculaires de sa face

devenait visible.

Et comme si cela n’était pas suffisant, elle me grondait devant

Maman, à propos de mes résultats décevants, et de mon désintérêt

pour les leçons en général, et avec toujours le même argumentaire :

— Vous savez, Madame Maître, comment se comporte Malo. Il

n’est pas bête votre fils vous savez, mais mon Dieu, il n’en fait qu’à sa

tête le bougre, plus têtu qu’une mule, il ne veut faire que ce qui lui

plaît !

La pêche de la truite en rivière

À cette époque de l’année, ou Dame Nature prend un soin

indéfiniment délicat à éveiller les sens de ses petits protégés

endormis tout l’hiver, une autre source d’intérêt occupait mes

mercredis après-midi, et le samedi la journée entière. Adieu les

leçons, à moi la liberté, ma campagne en effervescence, mes belles

rivières aux eaux limpides, mes truites qui sentent bon le limon

visqueux ; dégoulinant sur la peau blanche des vertébrés aquatiques

avec branchies, et leurs beaux flancs de teintes dégradées, tapissées

de petits points verts, rouges, noirs et bleus. C’était l’assurance

certaine, d’échapper à l’autorité et à la surveillance des adultes.

L’occasion rêvée de continuer à s’émerveiller de toutes les curiosités

champêtres rencontrées au détour d’imprévisibles rencontres que le

destin se chargerait de placer sur le chemin de ma destinée, tout est

là ! Je n’en demandais pas plus, et j’aimais ces situations inconnues,

qui me dépassaient un peu parfois par le caractère mystérieux des

êtres et des choses que l’on pouvait y rencontrer. Et sans parler des

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curiosités, en attente de découverte, qu’une future expédition

mettrait à jour.

Mais je vous rassure tout de suite, ne vous y trompez pas !

J’éluciderais cette part de mystère en temps et en heure, lorsque

j’aurais lu la grande encyclopédie des histoires naturelles d’environ

deux mille pages à Papy. Cet ouvrage scientifique se trouvait bien au

chaud dans la bibliothèque familiale au deuxième rang entre « Les

mémoires de la chasse à courre » à sa gauche et « L’art de la

vivisection » à sa droite. En voilà un vrai défi intéressant tout à fait à

ma portée ! Et de surcroît passionnant pour moi qui n’aimais que très

singulièrement l’école.

Quelque chose me dit que vous vous en doutiez, c’est bien de cela

qu’il s’agit, je ne vous apprends rien n’est-ce pas ?

Je ne veux pas grandir, hors de question de s’astreindre aux tâches

quotidiennes des grands, je m’évertuerais quoi qu’il en coûte à faire

ce que je veux, un point c’est tout, carpe diem.

— Maman, dis-moi où se trouve la griffe du jardin, et par la

même occasion, pourrais-tu s’il te plaît me mettre de côté un de tes

petits pots de confiture vides ?

— Bien sûr, mais je compte sur toi pour ne pas marcher sur les

autres légumes du jardin ! Je te demanderais de passer sur les côtés,

et quand tu auras fini, n’oublie pas de secouer tes bottes hors du

garage, entendu ?

— Oui Maman, je t’ai bien entendue ! Tu peux compter sur

moi !

Du haut du mur de la maison, par la fenêtre grande ouverte sur le

jardin, tout en suçant ses bonbons préférés à la crème de beurre salé

au caramel, Mémère observait attentivement la scène du dehors ;

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son petit-fils à la recherche des vers. Elle scrutait avec une certaine

curiosité mes faits et gestes, je crois bien qu’il s’agissait après

réflexion, de son passe-temps favori d’ailleurs, et tout ce spectacle à

ciel ouvert durerait tout au long de ces beaux jours d’un début de

saison printanier.

— Tiens, aujourd’hui tu n’emprisonnes pas les abeilles dans tes

pots de verres ?

— Euh, non pourquoi tu dis ça ?

Bon d’accord, il faut vous l’avouer, certains jours, durant mes

nombreux temps libres de ces vacances à rallonge, je chassais les

abeilles comme d’autres chassent les papillons. Le mode opératoire

mis en œuvre était toujours le même. Il consistait à observer la

magnifique haie ornementale à papa, composée de quatre arbustes

persistants, avec autant de couleurs. Elle présentait d’autres

avantages : celui de freiner les effets du vent capricieux de la région,

et croyez-moi ce n’est pas rien ! Elle nous protégeait aussi

accessoirement des regards indiscrets, préservant notre intimité lors

de nos jeux dans le jardin, et des séances d’expositions de bronzage

des bains de soleil de Maman. Lorsque les hyménoptères se

mettaient en tête de butiner les belles fleurs roses, à la recherche du

pollen qui leur servirait à confectionner le miel dans les alvéoles de la

ruche. Une fois dans la ligne de mire, j’en repérais un suicidaire, bien

isolé du groupe, puis j’approchais en catimini avec le pot dans une

main et le couvercle dans l’autre, et je n’avais plus qu’à refermer ce

piège impitoyable sur la victime potentielle. Et bien évidemment,

lorsque ce jeu commencerait à m’ennuyer, je lui redonnerais sa

liberté. Dans le registre des insectes, les fourmis n’avaient pas cette

chance, elles, surtout les rouges, celles qui piquent, pour réparation

et par pure vengeance du traumatisme subi à la suite d’une mauvaise

expérience. J’en avais été la malheureuse victime un jour en jouant.

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Je créais les fortifications d’un château pour mes petits personnages

plastifiés, dans le terrain vague derrière la maison. En voulant

soulever une grosse pierre, j’eus la mauvaise surprise de tomber nez

à nez sur une fourmilière, qui avait commencé à envahir toute la

surface de mes mains. Je me débattais et criai comme un diable.

D’ailleurs, tout ce raffut avait alerté les voisins qui sortirent

expressément de chez eux pour se rapprocher de la source de ces

braillements insensés, de manière à en déterminer la cause. Dès lors,

je changeai brusquement de « gibier de chasse », pour avoir repéré

inopinément les allers et venues suspects de ces petits soldats

rouges, colonisateurs hostiles, et potentiellement esclavagistes.

Depuis cette mésaventure, je n’avais aucune compassion pour ces

bestioles qui annexaient délibérément les parterres de fleurs à Papa.

Sans aucune pitié ! Je courais instinctivement dans la cuisine chauffer

de l’eau bien bouillante à souhait ; et sans qu’elles prennent

réellement conscience des mauvais présages à venir, je les

ébouillantais sans scrupule, en y versant le contenu destructeur. Je

faisais ainsi honneur à ma réputation d’exterminateur que m’avait

décernée Mémère et mettais un terme à mon œuvre sadique en

détruisant les galeries. J’avais juste un seul regret, celui de néantiser à

tout jamais le travail remarquable qu’elles réalisaient si

merveilleusement bien. Chez ces insectes, la colonie a une

organisation sociale ; elles évoluent entre elles, et sont en pleine

interaction. Nous pouvons parler ici d’intelligence collective

complexe ; elles possèdent un comportement que l’on retrouve chez

les termites. Celui-ci est fédérateur et consiste à rassembler le plus

grand nombre d’individus dans un même groupe afin de créer une

colonie fonctionnelle.

À la vue de mes agissements, Maman me traitait également de

tortionnaire sadique à chaque fois qu’elle me surprenait à martyriser

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ces pauvres bestioles. Et Mémère surenchérissait en disant que Dieu

ne m’accepterait pas dans son paradis pour toutes les exactions que

j’avais commises.

— Papa, Papa, dis-moi ?

— Je sais très bien ce que tu vas me demander. Dis-moi si je me

trompe ! Je pense qu’il faille que je perce le couvercle de petits trous

du pot à confiture, est-ce cela ?

— Oui, tout à fait !

Il est bien vrai que Papa connaissait mes habitudes par cœur. Il était

gentil, et toujours très attentionné pour moi. Évidemment, lorsque je

me conduisais bien et était obéissant, cela vas de soi. Parce qu’en

règle générale, dans le cas contraire, il revêtait son masque austère

d’homme sérieux, et n’hésitait pas si les conditions l’exigeaient à

hausser le ton. Pas de compromis possible à ce moment-là ; il fallait

filer droit sans demander son reste et surtout ne pas faire l’erreur de

se retourner.

Illico, presto, direction le paradis végétal, les longues bottes en

caoutchouc bleu Moby Dick chaussées au pied ; armé de la fourche à

griffes, un peu comme ce cliché de celui d’un révolutionnaire

franchissant une haute barricade, agitant son arme de fortune

sommaire à la main, le regard furieux, presque transcendé par la

nature de l’évènement lors d’une révolution paysanne. Moi, mes

revendications étaient tout autres, elles n’étaient pas du même ordre.

Enfin, cessons de jouer sur le champ sémantique et prenons la

direction du tas de fumier au fond du jardin. Je retournais

énergiquement tout ce tas d’ordures ménagères composé de toutes

sortes de déchets alimentaires en décomposition, vraiment peu

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ragoûtant pour nous autres. Ce passage obligé me rebutait un peu, je

crois !, mais dans la vie parfois, il me semblait que pour atteindre

certains buts, il y avait certaines besognes qui devenaient

incontournables à réaliser. Peu importe !, allons de l’avant, et

capturons ces vers contorsionnistes sans pattes et sans cervelle, qui

serviraient d’appâts et de garde-manger bien vivants et croquants à

souhait quelques heures plus tard à l’hôtel de la source à ces

merveilleux poissons. Dès le pot de verre rempli à environ la moitié

de sa contenance, et ayant en première intention tapissé le fond d’un

tiers de sa hauteur par ces petits invertébrés grouillants en tous sens

et emmêlés les uns aux autres, tel un gros sac de nœuds vivant,

l’affaire était réglée.

Mais à présent, il était temps de rejoindre la Renault « 4L », dont le

moteur vrombissait d’impatience, et s’empressait par son bruit très

caractéristique de me rappeler à l’ordre, en m’avertissant du départ

imminent à destination de la zone de pêche. À partir de cet instant,

pas de temps à perdre ! Nous étions en tout début d’après-midi, le

ciel était clair, sur fond de tons bleu azur, laissant libre court aux

rayons célestes. Ceux-ci mêmes qui remettent du baume au cœur

dans la vie des êtres sensibles, sans le moindre obstacle nuageux ; les

conditions idéales étaient désormais réunies et annonçaient déjà le

présage futur d’une bonne pêche. La musette en bandoulière à dos

avec tous les accessoires nécessaires à la capture des précieux

poissons bien rangés à l’intérieur, la canne à pêche dans la main

gauche, et en avant. Un dernier inventaire de rigueur se voulait

obligatoire dans ce cas précis, parce que s’il manquait un seul

élément, il serait impossible de monter une ligne digne de ce nom, et

c’était parti pour une merveilleuse journée de traque de la truite. Sur

le chemin qui mène à la rivière, à environ deux kilomètres d’ici, une

halte nécessaire et éclair s’imposait devant chez mon ami Jérôme qui

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grimpait à son tour dans la voiture familiale. À peine la portière

refermée, elle redémarrait sans attendre. En très bons copains

complices que nous étions, pas besoin de parler, un simple regard

lancé de côté suffisait à annoncer nos intentions. Nous nous mettions

énergiquement à rebondir sur la banquette en cuir rehaussée par des

ressorts qui faisaient un bruit incroyable, comme de la ferraille que

l’on maltraitait sans ménagement, et s’en suivaient des crises de rires

allant parfois jusqu’aux larmes, peut-être même à la limite de

l’hystérie, ce qui au passage avait le don d’agacer Maman au plus

haut point. Mais bon, il fallait bien s’occuper d’une manière ou d’une

autre, et quelle rigolade, je vous le dis !

Ce garçon, il était incroyable ! Un vrai magicien ! C’est le seul enfant

que je connaissais qui attrapait les truites à la main ; véridique ! Pour

y arriver, il sondait le dessous des grosses roches présentes dans le

fond de la rivière, dans la crique, où se jetait en permanence une

cascade d’eau douce au lieu-dit « Le Moulin à fouler ». Ce super

héros, qui dans la vraie vie n’était pas toujours à la fête, affichait un

indice de masse corporelle relativement élevé ; à la limite de l’obésité

morbide. Il était devenu malgré lui le souffre-douleur des petites

terreurs de son école, et la victime idéalement trop parfaite pour un

vrai défouloir à bête curieuse frustrée. Sa morphologie non normative

lui avait valu beaucoup de brimades et lui en vaudront certainement

d’autres encore à l’avenir. Si jeune et déjà dans la lutte que lui

imposait son image. Comment voulez-vous qu’un gamin à cet âge

puisse s’épanouir correctement ? Le centre de ses préoccupations

aurait dû être tout autre, car malheureux, oui, il l’était, passant son

temps à faire en sorte de ne pas tomber sur ses détracteurs. Cette

maudite dictature des archétypes n’est qu’un effet de mode passager,

illusoire au même titre que le reflet de l’intolérance ambiante à

accepter la différence de l’autre à travers soi. Il fut une époque, où

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l’embonpoint témoignait d’une bonne position sociale, et assez

paradoxalement d’une bonne composition physique.

Vous rendez-vous compte seulement ? Cela vous viendrait-il à l’esprit

d’avancer de tels arguments à notre époque ? Seriez-vous prêt au

mépris des nouvelles connaissances scientifiques en matière de

dangerosité du surpoids, de vous laisser aller à vos envies ?

Revenons-en au fait. Il n’hésitait pas une seconde à se mouiller tout

entier, s’insérant progressivement dans la fraîcheur et dans la

profondeur non négligeable de ce sauna naturel bouillonnant, au

liquide limpide très aéré. Même que l’été mon poteau à moi, il se

déshabillait des pieds à la tête, et s’y baignait avec la même aisance

qu’un poisson dans l’eau. Cela me mettait toujours assez mal à l’aise

de le voir nu dans son simple appareil comme cela, à mes côtés, moi

qui étais assez pudique de nature. Je pense que lui, intrépide comme

il l’était, ne se posait probablement pas la question de savoir ce que

son attitude pouvait provoquer chez moi ou à la vue d’une tierce

personne. Ben oui quoi !, il est comme ça le Jérôme ! C’est mon

acolyte de la rivière, un point c’est tout.

Maman, qui n’a jamais le temps de prendre le sien, cette bonne

femme hyperactive, ne s’accorde pas beaucoup de temps personnel.

En plus de son travail relativement physique, chaque jour, elle tenait

la maison dans un état de propreté irréprochable. Elle appréciait

beaucoup de se rendre au lavoir de vous savez où, accompagnée des

autres lavandières qu’elle appréciait beaucoup. Elle nous déposait

toujours en haut de la côte qui menait à la clairière par un chemin de

traverse bordé latéralement dans toute sa longueur de vieux chênes

séculaires et de noisetiers dans lesquels, nous ne manquions pas de

ramasser les fruits sur le chemin du retour, car l’accès n’était pas

possible avec l’automobile.

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À partir de ce moment, il restait environ un kilomètre à parcourir à

pied pour arriver au vieux moulin, témoin d’un autre temps, en

parfaite osmose avec son environnement proche. Dans ce cadre

bucolique, de ce bel écrin de verdure, des animaux domestiques

circulaient librement en toute quiétude dans l’aire naturelle,

délimitée par une simple clôture électrique, le seul obstacle entre

nous et la rivière attenante, qu’il nous fallait enjamber sans la

toucher, pour ne pas avoir à subir des petites décharges électriques

désagréables.

Lors de nos sauvages expéditions, durant les prémices de la saison

printanière, la difficulté de progresser sur les rives nous valurent bien

quelques déboires. Mon corps frêle subissait des agressions

extérieures, se traduisant par de sévères écorchures bien visibles

attribuées aux différentes herbes hautes, notamment ces maudites

ronces, que l’on rencontrait en grand nombre et impénétrables de

par l’ampleur de la propagation des branches expansives. Ces

barbelés naturels vous transperçaient sans difficulté le tissu des

pantalons, laissant sur leur passage leurs épines acérées, plantées

dans nos chairs immédiatement endolories. Et que dire des satanées

orties urticantes ! Elles aussi prenaient un malin plaisir à nous

effleurer bien volontiers les parties des membres non recouvertes. Le

résultat était sans appel : il s’en suivait d’intenses démangeaisons qui

coloraient instantanément nos téguments si fragiles, nous rappelant

au passage l’expansion constante des droits immuables de mère

Nature et témoignait aussi de l’hostilité implacable de ces lieux

naturels. En particulier lorsque l’entretien des rivières n’avait pas

encore été réalisé dès l’ouverture par les sociétés de pêche

départementales.

Qu’il était doux de ne rien faire, et comme il était agréable de

s’asseoir au bord de l’eau et de contempler de sa hauteur d’homme la

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vie de ce microcosme animal et végétal. Pas un bruit, juste les

doucereuses caresses effleurant mon visage de la brise qui se

prélassaient dans l’air environnant. L’animation extraordinaire de

l’infiniment petit sous toutes ses formes ; ces va-et-vient incessants

des insectes qui brassaient l’air de leurs battements d’ailes. Ceux-là, je

les respectais pour ce qu’ils étaient, des éléments vivants, figurants

indispensables à la création de mon tableau champêtre. Mais parlons

plutôt des hôtesses royales de nos rivières, ces reines fuyantes et

discrètes, ces petites ombres furtives toutes grises, qui se déplaçaient

hâtivement dans ces cours d’eau aux mille reflets scintillants, qu’un

pas trop lourd ou une parole trop haute, suffisait à effrayer.

Dans le grand manuel des histoires naturelles, j’y ai lu que la Salmo

Trutta Fario pour sa forme de rivière était un poisson de la famille des

salmonidés, d’une longueur allant de vingt-cinq centimètres à un

mètre chez l’adulte. Personnellement, j’aurais été curieux d’en voir

une de ce gabarit, pouvant peser pour les plus gros spécimens de dix

à quinze kilos ; mon œil oui ! Ça, c’est du domaine du fantasme

collectif ! Elle possédait un corps élancé fusiforme, adapté à la nage

rapide et grandissait essentiellement dans les rivières communes. Ce

que je trouvais parfois assez impressionnant, c’était leur mâchoire en

forme de bec, armée de nombreuses petites dents saillantes. Sa

Majesté se nourrissait essentiellement d’insectes aquatiques, de

mollusques, de petits crustacés, de vers et d’autres poissons tout

riquiqui. Quelle fine bouche celle-là !, et de plus, ses envies

évoluaient au fil des saisons, une vraie capricieuse la Madame de ces

eaux.

Certains jours pourtant, elle ne montrait que très rarement le bout de

sa gueule, la coquine ! Elle savait se faire désirer à qui avait la

patience de l’attendre ; ce qui entre nous lui valait bien cette part

grandissante de mystère que l’on lui attribuait. Le jour de l’ouverture

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notamment, les anciens disaient à l’unanimité, qu’elle se montrait un

peu plus indécise aux esches que vous lui proposiez, que cela était

sûrement lié au fait que la température de l’eau était relativement

fraîche dans ces débuts de saison. Le chat, pseudonyme d’un

personnage emblématique et original du village, marginal et poète

dans ses heures de lucidité, faisait partie intégrante de mon univers.

Beaucoup prétendaient que ce vieil homme nippé de « pillots » pour

vêtement dans le patois local ; insolites et hors du temps, aux

cheveux longs blancs et épais, avec une barbe du même ressort ;

avait perdu la raison et avait vendu une part de son âme à des

démons. Plusieurs témoins de confiance, et dans le lot justement, la

mère de Jérôme, l’avaient surpris à utiliser la magie noire. On disait

qu’il faisait tourner des billes de chêne dans la paume de sa main, et

invoquait des gros chiens noirs pour barrer la route des passants

infortunés dans le Bois Hamon. Toutes ces croyances locales étaient

l’œuvre maléfique d’un mauvais esprit qui avait pris possession du

bonhomme. Dit comme ça c’était un peu effrayant tout de même,

mais Papy m’avait mis en garde sur les légendes locales. Lui n’y

croyait pas un instant à ces inepties montées de toutes pièces par la

naïveté ambiante des gens d’ici.

Peu importe si ce drôle était de connivence avec le domaine du

surnaturel ! C’était un pêcheur hors pair qu’il m’arrivait de croiser sur

les chemins tortueux des berges. Il apparaissait sans crier gare, assez

fréquemment comme un homme tout droit sortit du néant que l’on

n’attendait pas, pareil à un pâle feu-follet fugace visible sur les rives

des cours d’eau des nombreux kilomètres de longueur que comptait

la commune. Bien souvent, cet être surnaturel à qui l’on attribuait

toutes les histoires les plus fantasmagoriques dignes héritières du

folklore rural, s’endormait en fin de journée dans le fond d’un arbre

creux, d’une forme surprenante et atypique, de la largeur d’un

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homme de bonne constitution à la Mare du gué, près du petit pont.

Ce personnage hors des conventions sociales des hommes du pays

bas-breton roupillait de cette manière-là les après-midi des grands

temps, au cœur de cet arbre mort, en plein milieu de ce coin de

verdure devant la rive opposée où une rangée un peu désordonnée

de saules pleureurs formaient une haie d’honneur au rythme des

courants et projetaient les ombres de leurs longues branches

mollassonnes au-dessus de frêles fougères.

Cet homme déconcertant, c’est le moins que l’on puisse dire, était

passé maître en la matière dans l’art de traquer le poisson.

Instinctivement, il avait étudié l’aspect comportemental des espèces

animales sur le terrain, dans l’environnement sauvage avec lequel il

semblait ne faire qu’un. À différentes reprises, j’avais été au-delà de

mes appréhensions et de la crainte qu’il m’inspirait dans les débuts

de nos rencontres. Par-delà le hasard d’un échange fortuit au gré du

fil de l’eau, dans lequel il m’avait dévoilé ses belles prises du jour,

entassées comme cela dans le fond d’un vulgaire sac en plastique de

chez Euromarché. Par la suite, Il m’avait apporté de nombreux

conseils en rapport avec son expérience de la pêche. Ces escapades

agrestes se soldaient généralement par la bredouille, n’étant pas moi-

même un pêcheur très aguerri à la pratique. Avec Jérôme, lui, la

question ne se posait même plus avec sa méthode non

conventionnelle, le charme des fins stratagèmes n’opérait plus dans la

dimension logique d’une pêche dite classique à la canne en fibre de

carbone. Le vieux sorcier me prit sous son aile, car il me trouvait à

l’évidence assez sympathique et très passionné par notre passion

commune. Il me donna une multitude de nouvelles petites combines

pour adapter les esches qu’il fallait utiliser avec ruse, au fur et à

mesure de l’avancée dans la saison, et surtout en fonction des gouts

évolutifs de nos gourmets. Il élaborait lui-même ses leurres avec une

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infinie patience et m’expliqua la fabrication dans toutes les étapes

d’une reproduction intégrale d’une mouche de mai. La nymphe

représente le résultat du développement intermédiaire entre la larve

et l’imago, elle est appelée plus ordinairement la pupe chez la

mouche. Quelle fine gaule cet alchimiste ! Techniquement, la

difficulté d’approche était majorée, mais imparable en termes de

résultat, ce fut une vraie révolution dans ma pratique.

Le lundi, la reprise de la classe me laissait toujours un goût amer et

de trop peu, avec cette logique obsédante annoncée du décompte du

temps qui passe des jours qui me séparaient de ma prochaine sortie

en rivière. Ce début de semaine était aussi la certitude de devoir me

confronter à l’autorité scolaire représentée en l’inflexible personne de

Madame Kéravec, quelle avanie ! Je décidais donc de m’attaquer à

cette tour de plastique insaisissable et de risquer des représailles en

retour avec les peines incompressibles qui vont avec. J’avais toujours

gardé en mémoire l’adage préféré de la maîtresse dans un coin de ma

tête « qui ose gagne qui perd paye ». Je commis mon premier larcin

cette fois-là, je crois, et en toute discrétion, de ce qui devait être

probablement et sans aucune prétention de ma part, le casse de

l’année. Tout était fin prêt pour mener le raid durant la récréation de

quinze heures, après avoir bataillé ferme pour remporter la mise

d’une partie de billes que je perdis de justesse, et rendis ainsi pour

l’occasion les honneurs si bien justement, au dit adage. Je prétextais

la fausse excuse de devoir aller aux toilettes de toute urgence, et

chaque jour suivant, avec toujours un nouvel argument convaincant,

je réitérais l’opération, inventant à chaque fois un nouveau scénario à

peu près plausible. Je frappais comme un cambrioleur chevronné,

instantanément, rapide comme la foudre, en subtilisant les

candidates les plus exposées aux yeux d’un chapardeur devenu

aguerri par l’expérience. Cela devenait addictif par nature, l’occasion

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était trop belle. De plus, rien ne pouvait laisser présager dans ce cas

de figure qu’il y avait une éventuelle opération de brigandage en

cours, quelle qu’elle soit. Ce fut une entreprise de sape au long court,

car tous les autres mômes, la maîtresse comprise s’habituait à voir la

même quantité de billes chaque jour. Mon plan semblait

parfaitement bien rôder ; à présent, ma grosse boîte comptait

environ une centaine de billes.

Les vacances estivales en bord de mer

Malgré mon attitude désinvolte, et tous les rappels à l’ordre

possibles, mes résultats restaient à peu près satisfaisants pour

l’instant. Je me contentais de vivre sur mes acquis, ce qui allait

s’avérer être un peu plus difficile au cours des acquisitions

rudimentaires dans le programme à venir. J’étais déjà un condamné

en devenir, voué à la délibération sans appel d’une terrible sentence

de la part du prochain instituteur. Sans y mettre réellement de bonne

volonté, et restant toujours égal à moi-même, j’obtins le privilège

d’intégrer les cours élémentaires, ce qui me destinait maintenant à

virevolter à ma guise dans la cour des grands, dans tous les sens du

terme. L’accès à la grande cour et au préau me semblaient déjà être

de très bonnes perspectives d’évolution pour l’acquisition de

nouveaux terrains de jeux. Mais de cela nous en reparlerons à la

rentrée des classes, pour l’heure, place aux vacances.

La saison estivale, nous promettait toujours de belles journées

ensoleillées, mes parents se préparaient avec enthousiasme à la

grande migration vers le bord de mer, entre Erquy et Pléneuf val

André où nous possédions un grand terrain aménagé à quelques

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centaines de mètres du littoral. Une fois l’an, toute la famille se

réunissait l’espace de quelques semaines pour se ressourcer. Principe

immuable et héréditairement programmé par Mémère et Papy qui ne

rateraient pas, eux non plus, pour rien au monde la grande réunion

familiale.

— Papy, as-tu bien vérifié l’attelage de la caravane et le câblage

électrique ? Crie Mémère dans la lourdeur de cette journée chaude

de juillet. Le donneur d’ordre était déjà installé a son poste de

conduite, adjurant comme à son habitude en ce qui concerne toutes

les petites vérifications au départ par le petit haillon latéral ouvert

par le côté de la deux chevaux prête à suivre la Renault quatre « L », à

bord de laquelle Papa et Maman commençaient tranquillement à

prendre le départ.

— Qu’est-ce que tu t’imagines, tu me prends pour un novice ou

quoi ? Tu sais bien que rien ne m’échappe à moi ! Voyons, comme si

tu ne me connaissais toujours pas ! ; répondit Papy ; que la fournaise

faisait maintenant suer à grosse goutte.

— Pour cela, qu’il s’agisse de te connaitre, il n’y a pas de mal,

et c’est bien la le problème !

Allez mauvaise troupe, prenez place et en route pour la grande

aventure, et que ça saute ! dit le vieil homme en regagnant le siège

du côté passager. Dès que tout ce petit monde fut installé, en

l’occurrence mes deux petits frères et moi, le convoi exceptionnel

resserra la distance entre les deux véhicules, et c’était parti pour une

bonne demi-heure de route. En regardant dans le rétroviseur gauche,

je surprenais toujours Mémère sourire aux réponses si évasives de

Papy, qui avait déjà la tête à l’organisation de la bonne future

implantation de toute la smala. Dans cet immense terrain clôturé et

aménagé d’environ trois hectares, ce qui représentait une surface non

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négligeable, Papy et Mémère y avait planté toutes sortes d’arbres

fruitiers, dont les fruits naturels, qui avaient eu les soins attentionnés

du vieux, faisaient le régal des papilles gourmandes des petits comme

des grands à la saison des récoltes. C’était toujours un vrai plaisir

d’obtenir les fruits de son travail. Je savais ce que ces durs labeurs

avaient couté à mes aïeux, rien que la tâche la moins pénible de la

cueillette représentait déjà des heures et des heures d’investissement

personnel. Le résultat avait été très satisfaisant cette année-là, c’est

ce que l’on aurait pu considérer à ce moment-là être un très bon

retour sur investissement. Trois cabanes de pêcheur alignées les unes

aux autres, reliées entre elles par de petites ouvertures à l’intérieur,

nous abritaient et nous tenaient lieu d’habitation ; agencées et

opérationnelles pour assurer le minimum requis de la vie en

collectivité. Nous ne possédions pas l’eau courante, qu’il nous fallait

acheminer par le remplissage quotidien de gros bidons d’une capacité

de dix litres, dont tonton Gwénael avait fait l’acquisition à son travail

et spécialement destinés pour l’alimentation en eau de la villégiature

d’été. Nous nous ravitaillions à la source municipale de la bourgade

voisine. Papa avait investi également dans un générateur pour fournir

l’électricité, servant principalement à chauffer l’eau, et à cuire les

aliments, mais alors !, bonjour le barouf d’enfer, et les odeurs de

carburant qui s’en dégageaient, une vraie puanteur ! Bien

heureusement, le reste du temps, en soirée, des lampions avec des

bougies insérées à l’intérieur éclairaient plus sainement l’espace.

J’aimais beaucoup le moment du dîner à la lueur des chandelles,

spécifiquement lors des jeux des ombres chinoises, auxquels

participait l’ensemble de la tribu, ce qui animait les longues soirées

d’été et avait le mérite de nous occuper jusqu’à des heures avancées

de la nuit. N’exagérons rien, le confort était quand même

relativement sommaire, pas spartiate non plus, mais nous faisions

quand même face à une certaine rusticité de vie, et ce côté original

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était bien loin de me déplaire. Mes parents, mes oncles et tantes,

passaient des journées entières à cultiver l’immense jardinière, dont

les légumes frais composaient les assiettes des principaux repas.

Chaque matin, en regagnant la tablée de la Sainte Famille au moment

du petit déjeuner dans l’herbe fraîche humidifiée par les perles de

rosée qui mouillaient la voûte plantaire des frêles petits pieds nus à

peine sortit des duvets ; les craquelins traditionnels beurrés à la vas

vite nous faisaient bonne mine et finissait engloutis d’un trait. Ce

biscuit aérien et craquant, d’origine purement bretonne, était

souvent accompagné d’un morceau de brioche garni de confiture

maison et subissait sans ménagement le même traitement. Une fois

le bol de chocolat bien au chaud dans nos petits estomacs, nous

prenions le départ à environ dix heures pour la baignade. Parcourant

d’une traite les huit cents mètres de distance qui nous séparait de la

plage, entassés comme des sardines dans la « deushpette » des

ancêtres, dans un rituel impérissable que nous n’aurions manqué

pour rien au monde. Quelle scène extraordinaire ! Imaginez huit

marmots de sexe masculin ; torses nus en maillot de bain, la serviette

de plage enroulée autour du cou ; assis et blottis les uns sur les

autres, littéralement encastrés dans cette petite voiture, et de

surcroît survoltés. À la seconde où les portes de l’auto s’ouvraient, sa

lourde charge incommodante et bruyante se libérait, ce qui devait

être un soulagement immense pour les suspensions du véhicule à

Mémère et pour elle-même parfois, soyons réalistes, la pauvre ! Enfin

peut-être, quand j’y repense avec un peu plus de recul, ça l’amusait

plutôt qu’autre chose. Elle n’opposait aucune objection par rapport à

ça. Une fois les sandales déposées et rangées, comme l’ordre l’exige à

l’arrière de notre vieille guimbarde préférée, nous avancions

simultanément, puis nous nous mettions tous au même niveau sur

une ligne imaginaire, dans l’attitude des coureurs du 100 mètres

attendant le signal du pistolet. L’un d’entre nous se désignait bien

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volontairement pour faire le décompte qui nous séparait du moment

où le ruban de la ligne de départ serait sectionné par une main

imaginaire. Une fois le top départ annoncé par la détonation du

dispositif ; porté par la clameur de la foule peu nombreuse en la

personne de mamie, chacun prenait son élan et courait sans retenue,

dans une course frénétique, droit devant en direction du sable, dans

le but d’obtenir l’honneur d’y déposer le premier sa serviette de bain.

Cette petite anse naturelle, était relativement bien dégagée, assez

exiguë tout de même, mais suffisamment large autour de laquelle

deux colossaux massifs de granit rose snobaient les inconnus de

passage du haut de leurs imposantes statures et comprimaient le si

peu de place restante de leur masse expansive. Les bons comptes

font les bons amis, et cela prenait tout son sens ici dans cette petite

crique dessinée par les caprices de la mer, où le peu d’espace ne

pouvait pas contenir à lui seul tous les draps de bain de nos jeunes

baigneurs. Dans cet abri côtier sur mesure ; connu de tous les

habitués de ces lieux, que l’on affectionnait particulièrement, car

protégé des rochers dans un renfoncement, avait la propriété de ne

pas être trop exposé au vent de nord qui glaçait de ses petites rafales

soutenues et sournoises, les petits corps nus encore bien mouillés qui

émergeaient de l’eau froide. Car inutile de préciser davantage que la

manche n’a pas la réputation d’avoir une eau à température

ambiante, ne vous en déplaise. Dans le meilleur des cas, quand la

marée était haute, la transition avec le dehors n’était qu’un court

moment de torture. En revanche quand elle était au bas, bonjour la

galère pour rejoindre l’emplacement des serviettes ! Étant moi-même

un peu enrobé, il n’était pas rare qu’il ne me reste en règle générale

que les moins bonnes places pour y être arrivé le dernier avec

beaucoup de difficulté et d’avoir peiné à supporter à l’effort ma

légère surcharge pondérale. Cela dit !, pour un souci d’honnêteté,

victime d’une sélection naturelle sans pitié, j’étais systématiquement

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relégué et quasiment à chaque fois à l’endroit indésirable où

personne ne voulait se retrouver les fesses reposant sur les

coquillages. À la merci des coquilles vides, cassées et acérées, celles

qui vous piquaient le derrière à la moindre occasion, les vilaines !,

pour peu que vous bougiez dans un sens comme dans l’autre !

Nous nous munissions toujours de l’almanach des marées, ce petit

calepin ingénieux à mettre à la portée de toutes les mains. Cela avait

un double intérêt : d’une part il organisait les activités du jour, à

travers les baignades et la pêche des petits crabes verts et des

poissons-chats dans les grandes mares, abritées des gros cailloux, que

nous appelions plus communément les « gobies ». Et de l’autre par la

« vraie » pêche, en soirée, à la tombée de la nuit, dont je vous

expliquerai les rudiments un peu plus loin, parce que je fais toujours

ce que je veux, na !… Comme cela nous ne perdions jamais de vue, en

effet, l’heure à laquelle le moment était le plus propice, lors des

grandes marées pour aller plonger des hauteurs des rochers de la

Plage des Vallées, où chacun exhibait ses meilleurs pirouettes et

plongeons. Nous adorions en effet à amuser la galerie du bord de

mer ; tous ces gens simplement de passage, qui se trouvaient là, dans

des circonstances inconnues de leur propre volonté. Ou, peut-être

venaient-ils tout simplement prendre l’air frais et humer l’air marin

revigorant, chargé d’iode, et si bénéfique paraît-il ? Quand mon tour

venait, je pouvais distinguer les badauds qui s’attroupaient en

nombre sur le sable, pour observer ce curieux petit manège. Ils

semblaient ravis du spectacle que nous leur proposions. Parfois, pour

diversifier les plaisirs, à travers les intrépides petits hommes que nous

étions, nous décidions de mener des expéditions marines à fleur

d’eau des rochers pour y observer la flore et la faune marine. Au-

dessous, la vie y était aussi foisonnante qu’au-dessus, et pour mener

à bien cette belle aventure en immersion, chacun de nous était

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équipé d’un masque et d’un tuba, achetés quelques heures plus tôt

dans notre petite caverne de bric-à-brac préféré dans le bourg de

Pléneuf. L’établissement simple de sa devanture avait pignon sur rue

et était tenu par une grand-mère qui avait déjà traversé les trois

quarts d’un siècle. De mémoire, je ne me souviens pas avoir vu de

clients à l’intérieur de sa boutique. À mon avis, cette vieille dame

devait s’ennuyer ferme dans son échoppe, au regard de la faible

fréquentation des touristes, qui préféraient celles où l’on vendait

plutôt des spécialités alimentaires régionales. Elle nous offrait bien

volontiers quelques bonbons, qu’elle sortait de sous le comptoir, lors

des achats d’articles en tout genre, à moi, mes frères et aux cousins.

Dans ce magasin d’abord assez insolite par le fait qu’il n’était pas

vraiment visible de l’extérieur, il fallait tomber nez à nez dessus pour

vous rendre compte qu’il s’agissait véritablement d’une enseigne

commerciale. Le plus amusant, c’est qu’en entrant vous n’étiez plus

vraiment très sûr d’être dans un commerce, mais à l’inverse dans une

maison de particulier. À l’intérieur, hormis les articles et le mobilier, la

décoration était dans l’esprit régional et agrémenté de ce qu’on était

en mesure de retrouver dans un habitat ordinaire. Dans tous les cas, il

était très bien fourni en marchandise et matériel de pêche en mer.

Les accessoires de plongée en plastique étaient indispensables pour

pouvoir respirer normalement, et légèrement en dessous du niveau

de l’eau. L’inconvénient de ce dispositif, c’était que la hauteur de

certaines vagues, qui avaient la fâcheuse tendance de passer par-

dessus le tube, vous obligeant à avaler malgré vous une bonne tasse

d’eau salée, ce qui gâchait immanquablement la féérie du moment,

d’ordinaire si agréable.

Lors des grandes marées de juillet et d’août, à la tombée de la nuit,

l’appel irrésistible du large nous menait par le nez, lorsque l’on

humait l’air salin aux senteurs chargées d’iode. Tels des missionnaires

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parés dans l’organisation d’un périple extraordinaire, nous nous

préparions à l’avance à un événement d’une importance

exceptionnelle, qui aurait le mérite de nous occuper une bonne partie

de la soirée. Pour ce faire, la discipline était de mise et de rigueur au

sein de la troupe. Un inventaire là aussi très scrupuleux du matériel

de pêche devait avoir été réalisé avec minutie avant le départ, pour

que ce moment unique en son genre devienne un vrai plaisir partagé

et non pas un désenchantement. Quand la caravane constituée de

tout un petit monde équipé des différents matériels arrivait enfin à

destination sur le port, un phénomène ennuyeux avait

particulièrement la fâcheuse tendance à m’irriter : il ne fallait pas

être trop pressé de vouloir sortir de l’auto, le temps nécessaire pour

que nous trouvions un emplacement disponible pour chacune d’elles.

Cela variait en fonction du temps plus ou moins long que prendrait la

manœuvre, sur le parking bondé par les grosses cylindrées des

estivants. Ceux-ci, venus pour la plupart de bien loin dans l’intention

de gonfler les terrasses des restaurants environnants pour déguster

les spécialités de terroir ; s’offraient une marche vivifiante sur les

bords du littoral à l’issue du souper maritime, en guise d’exercice

d’aide à la digestion, et s’attardaient bien volontiers dans la douceur

du déclin du jour. Dans ces conditions d’attente plus ou moins longue

qui dépendait de la rare disponibilité des emplacements de parcage,

il était indispensable de garder son sang-froid, de manière à calmer

les esprits un peu trop impatients. Pour accéder sans encombre au

site de pêche via un petit sentier exigu et parsemé d’embûches, la

progression de nuit devait se faire avec l’aide précieuse des lampes de

poche. Cette manœuvre nécessaire demandait environ un bon quart

d’heure de marche, car malheureusement, il n’y avait qu’un seul

moyen d’accès.

Quand les conditions étaient réunies, la mer au plein, l’eau à une

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température convenable, le ballet majestueux et les cris stridents des

mouettes perçaient l’air doux de la nuit. Ces grandes silhouettes

rieuses plongeaient sans retenue dans les paquets de mer massifs et

inégaux que formait aussi la muse, composée en nombre et

essentiellement d’éperlans ; petits poissons marins de petite taille,

appréciés en friture pour leur goût inimitable. Ce petit osmeriforme

n’excédait pas les quinze centimètres pour les plus gros spécimens, et

se pêchait uniquement au carrelet. La traque infernale débutait alors

instantanément avec grand fracas sous nos yeux admiratifs et

toujours impressionnés par la précision des frappes chirurgicales des

multiples attaques coordonnées. Il s’en suivait alors une chasse

organisée par les maquereaux et les chinchards, évoluant en banc,

menant leurs attaques précises et chirurgicales avec une efficacité de

traque de tous les diables, où la petite poissonnaille s’éparpillait sans

ménagement, dans toutes les directions possibles. Dans un élan

salutaire, elle virait dans sa progression un coup à gauche, puis à

droite dans une alternance inouïe. Ce remue-ménage était le signal

que ces prédateurs rentraient en pleine action. Les sujets les plus

imposants devaient mesurer facilement une trentaine de centimètres

environ. Nos beaux poissons effilés aux rayures vertes, bleues, voire

jaune clair, pour lesquels nous nous étions déplacés avec tant

d’acharnement et de volonté, étaient attendus comme le messie. Ils

faisaient aussi leur apparition dans ce surprenant spectacle,

grandement intéressés par ce potentiel garde-manger en

mouvement. Ils semblaient ne plus nager, mais bien véritablement

voler au-dessus de ces eaux bouillonnantes et frétillantes. Pour

l’heure venait le moment du déploiement des batteries de cannes à

pêche en rang serré sur le rivage. Sans attendre, dans la foulée, nous

montions simultanément les lignes de pêche en toute hâte pour ne

pas avoir à manquer le rendez-vous qui se voulait assez imprévisible ;

et surtout mesurable dans un temps imparti relativement court. Nous

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armions nos gaules d’une ligne dotée de simples artifices de

conception artisanale, composée d’hameçons montés avec des

plumes d’oiseaux de ferme de divers coloris sur du fil d’un calibre

d’environ trente centième. Elles étaient parfois accompagnées de

petits grains phosphorescents, qui donnaient aux leurres une

meilleure visibilité, munie des appeaux aux nombres de cinq, que l’on

appelle dans le milieu la « mitraillette », rattachés au fil du moulinet

par un émerillon qui se chargeait de la liaison de l’ensemble. À son

extrémité, celui-ci était lesté par des plombs de différents poids et

formes en fonction de la longueur de la canne et de la distance de

projection souhaitée. Tout le montage était réalisé à même le rocher.

Il ne restait plus qu’à propulser le dispositif comme dans un système

de balancier, en effectuant en parallèle, un déhanchement énergique.

L’efficacité de ce véritable et redoutable piège dévastateur était

prouvée et brevetée par l’ensemble de la communauté des pêcheurs

à la ligne ; sa réputation n’était plus à démontrer, bien au contraire.

De plus, aucune technicité n’était réellement requise, ce qui en faisait

avant tout un jeu plaisant. Vous n’aviez plus qu’à projeter votre

installation le plus loin possible vers le front de mer où avait lieu

l’extraordinaire agitation. Il vous fallait également mouliner avec force

et vigueur la poignée manivelle de celui-ci pour ramener la ligne ;

avec un peu de chance garnie de maquereaux et chinchards, qui

avaient mordu aveuglément vos leurres artificiels dans la confusion et

la panique. À savoir aussi que ces bestioles se comportent comme

des carnassiers et sont plutôt disposées le plus naturellement du

monde à être piquées par le bout du bec. Nous réitérions la

manœuvre jusqu’à la désertion totale des derniers suicidaires, ou

peut-être des affamés retardataires, avec l’acharnement que

provoquait l’émulation collective à même le rocher. Chacun

gesticulait en tout sens avec la ferme intention de vider la mer de ses

locataires à nageoires ; ce qui aurait pu être considéré par les curieux

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comme des individus possédés sur le moment. Cette pêche

traditionnelle du bord de mer avait lieu quand certaines conditions

étaient réunies et qui se nommait dans le langage marin la morte-

eau, elle se donnait dans l’intervalle d’une bonne demi-heure. Quand

avaient lieu ces phénomènes, le poisson se faisait bien plus

conséquent. Par définition, la morte-eau correspondait à des marées

d’intensité inférieure à la moyenne, par opposition aux eaux vives.

Période durant laquelle, le marnage était minimal ; la mer s’étirait

moins loin, elle ne laissait pas les récifs se découvrir, par le fait de la

faiblesse de l’intensité des courants, ce qui faisait que les poissons

étaient plus appréhensifs et chassaient dans une moindre mesure.

Mais en opposition à cette généralité, c’est vrai qu’il n’était pas non

plus si rare que l’on puisse y batailler durement deux heures durant,

lorsque les grands coefficients de marée pointaient du nez. Parfois

lorsque les prises nombreuses résistaient, avec la conscience qu’une

mort certaine les y attendait en bout de course ; elles redoublaient de

détermination à ne pas laisser le destin décidé seul d’une issue

tragique. L’épuisement pour seule intentionnalité m’était destiné,

engendré par l’intensif combat qui avait sans aucune mesure eu

raison de mes bonnes volontés. Je m’en souviens encore, quelle

endurance physique fallait-il posséder pour avoir l’honneur d’être

considéré et félicité par Papa, qui lui observait du coin de l’œil la

manière avec laquelle je faisais face à l’adversité. Mais cependant, le

dénouement de cet affrontement inégal et sans relâche avait été en

faveur des antagonistes. Il est vrai qu’à ce compte-là, mon amour

propre en prenait un sérieux coup, mais je n’avais pas dit mon dernier

mot, seule la force physique me faisait défaut ; soit, ainsi en était-il !

En revanche en aucune manière et en aucun cas elle n’avait entamé la

finalité de mes objectifs. C’était égal, pragmatique dans mes

décisions, je portais mon regard sur le port aussi loin que je pouvais

distinguer les réverbères au-delà de gigantesque masse de rocher

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couverte de bitume sur certaines de ses portions. J’y voyais comme

des traits fins plantés à la verticale, où sous l’éclairage, d’étranges

petites masses noires, probablement d’autres pêchaillons d’eaux

douces semblant être en mouvement s’agitant autour d’eux-mêmes

et en tous sens. Pas question de rester les bras croisés à pleurer sur

mon sort sur ce front de mer, dans un combat qui était déjà perdu

d’avance, et pour lequel j’étais persuadé de rentrer bredouille par la

force des évènements, qui me dépassaient bien largement. Dans ces

moments de défaite, il n’était pas question non plus de devenir la

risée de mes cousins qui ne manqueraient pas plus tard d’ironiser sur

ma déconvenue. Les connaissant trop bien pour avoir grandi

ensemble, ils ne manqueraient pas par cette forme d’humiliation, de

venir volontairement toucher une corde sensible de ma personnalité.

Oui, indirectement, sans nous en rendre compte, nous étions

toujours dans une certaine forme de compétition, par ce besoin de se

démarquer les uns des autres, et peut-être cherchions- nous à nous

positionner et à acquérir chacun sa propre place au sein du groupe ?

Fallait-il que certains d’entre nous se démarquent pour satisfaire son

sentiment d’orgueil, dans cette vanité que nous connaissions chez

certains enfants ?

Je m’exfiltrais à pas de velours du champ de bataille des causes

perdues sans un bruit, et remboîtais aussitôt la canne dans son étui ;

la ligne toujours montée et opérationnelle et, en moins de temps

qu’il n’eût fallu pour le dire, je filais à l’anglaise, tout droit sans dire

mot. Je faisais chemin inverse, dans les mêmes dispositions qu’à

l’aller pour regagner le port, où d’autres pêcheurs pratiquaient

patiemment la technique dite de la « dandine ». Cet autre mode de

pêche accessible dès plus jeunes aux plus âgés avait l’avantage d’être

beaucoup moins éreintant que la pêche dynamique, et tout aussi

efficace d’ailleurs. Pour ce faire, je m’asseyais sur le bord du ponton,

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sur lequel toutes sortes d’algues avaient séché la journée, ramenée

par-dessus la digue par les grosses déferlantes qui venaient se

fracasser sur la grosse digue imposante et bétonnée. Cette technique

est parfaitement adaptée aux débutants. Elle consiste à faire

immerger et émerger la ligne par l’effet d’un même mouvement

continu et répétitif à cadence égale, tel un métronome. Les appâts

artificiels en vue de tromper nos vertébrés aquatiques reproduisaient

à la perfection la nage des petits poissons. Ainsi, ils se laissaient

prendre le plus naturellement du monde par la magie de l’illusion, et

il ne vous restait plus qu’à remonter la ligne immergée en tenant la

canne à bras ferme. Contrairement à l’autre technique qui nécessitait

un travail bien plus important dans la durée, et pour laquelle il fallait

ramener la ligne très rapidement, au risque de perdre quelques

individus pendant la bataille, ces prises étant réputées très

combatives lorsqu’elles étaient piquées au bout du bas de ligne. Il

était nécessaire de mouliner sur des distances de vingt à trente

mètres. Paradoxalement, il n’était pas rare que je remplisse la

musette au maximum de sa capacité qui, je l’avoue bien volontiers,

m’avait valu quelques éloges pas forcément inattendus de la part des

uns et des autres, ce qui flattait mon ego au point que je ne

manquerais pas de raconter mes exploits surréalistes à la rentrée à

mes copains de classe. Je jubilais à chaque fois ; je narrais mes hauts

faits d’armes devant un audit conquis, de la même manière que les

aèdes grecs relataient les leurs au sein des théâtres à ciel ouvert.

Telles d’antiques histoires extraordinaires de la mythologie

hellénistique similaire aux fameuses épopées d’Ulysse le roi

d’Ithaque. Mi-homme mi dieu, grand stratège de la guerre de Troie ;

et que dire de ses péripéties incroyables à travers l’Iliade, que Papy

en homme de lettres averti m’avait fortement conseillé de lire, ce que

je fis plein de bonne volonté durant les vacances estivales de cette

année-là, curieux de savoir comment ça vivait vraiment un vrai demi-

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dieu ?

Malgré l’heure tardive de cette fin de journée, il restait encore

l’étape la moins captivante, celle de cette corvée nécessaire peu

ragoûtante et malodorante de la vidange viscérale des poissons, à

laquelle j’essayais de me soustraire rapidement par tous les moyens.

Dans la pratique, cette tâche ingrate était réalisée exclusivement par

les adultes, qui n’éprouvaient visiblement aucun dégoût à exécuter

cette basse besogne de tripier. Le modus operandi se pratiquait avec

l’emploi d’un couteau tranchant bien aiguisé, et consistait par un

geste précis et bref à ouvrir le ventre tout mou de la bestiole, de part

en part, jusqu’à l’apparition sordide des tripailles dégoulinantes et

sanguinolentes. Elles étaient extirpées manuellement, et rejetées en

l’état à la mer. Ces entrailles faisaient le régal et le repas de

providence de certains oiseaux opportunistes, des charognards de

toute plume intéressés par d’éventuels restes ; qui s’attardaient eux

aussi bien volontiers pour se nourrir de cette victuaille facile et

bienvenue.

Les jours suivants, la diversité des plats n’était pas très fantasque,

poissons, et toujours poissons grillés à tous les menus et à toutes les

sauces avec, bien entendu, les légumes du jardin fraîchement récoltés

du jour, ces idoles avaient le mérite de venir garnir et décorer

l’ensemble des assiettes. En même temps, je comprenais assez

aisément l’intérêt général quant à ces végétaux pour leurs

indéniables propriétés gustatives et bienfaisantes. Ces primeurs

fraichement cuisinées étaient nécessairement l’objet de toutes les

attentions, et tellement choyé par nos jardiniers, ingénieurs-

agronomes d’une saison, qu’il fallut parfois bien faire semblant

d’apprécier ces petites merveilles peu appétissantes ; citons en

exemple les fameux épinards, quitte à nous amener à en faire une

indigestion.

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L’ensemble de la communauté avait opté d’un accord commun, pour

le regroupement des enfants dans une grande tente orange, équipée

d’un auvent à la demande expresse des petits monstres bien enjoués.

Tout au début du séjour, pour notre défense et argumentaire, nous

prétextions d’avoir le besoin d’un peu d’indépendance pour jouer et

ne pas déranger intempestivement les adultes, alors que la réalité

était tout autre : il s’agissait surtout et avant tout d’exercer librement

nos insidieuses filouteries à l’abri des regards de nos juges.

Chaque mercredi matin, le ventre vide, à jeun depuis la veille au soir,

sous la houlette de Papa et de Tonton Gwénael en guise de chefs de

file, nous descendions à la file indienne en ordre non dispersé au

village voisin ; perchés sur nos vélos équipés de sacoches pour nous

ravitailler en vivres alimentaires dans la seule et unique grande

surface du secteur. Les trois quarts de l’étape, qui en tout et pour tout

devait avoisiner les douze kilomètres en comptant l’aller et le retour,

se faisaient en pleine et rase campagne. Au passage, ce périple était

aussi un véritable réveil musculaire pour nos petits muscles

totalement hypotoniques, encore soumis au bienfaisant sommeil et à

l’éveil des sens. Nous étions toujours émerveillés par la beauté des

différentes vues qui s’offraient gracieusement à nos yeux encore

embrumés de ces débuts de matinée, où d’épaisses fumées blanches,

telles des songes fugaces s’échappaient du sol lié à la condensation.

Des petites perles de rosée ruisselaient délicatement sur les herbes

des prés et des prairies environnantes, ces graminées parfumées,

diffusaient et propulsaient dans l’atmosphère des molécules

odorantes dans la fraîcheur de ce début de matinée, comme si, d’une

certaine manière, elles vous saluaient sur votre passage. Elles

scintillaient de mille feux par la réflexion des premiers rayons du soleil

dont la luminosité caressait tout en douceur le bout des tiges, dans

un souci de discrétion pour ne pas perturber le réveil du règne

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végétal. Nous pédalions à notre rythme, traversant les petits chemins

côtiers bordés sur chacun de leurs deux flancs, par les plaines stériles

des landes et bruyères, elles-mêmes entourées par de belles

sapinières en bordure de littoral. Au fur et à mesure de notre

progression sur le sentier côtier, mon regard était émerveillé par tant

de diversité de paysage. Dans les champs de blé, les épis étaient

devenus tous blonds sans exception, phénomène lié à l’exposition

prolongée des effets de l’ensoleillement tout au long du jour. Cette

sensation de légèreté nous donnait du baume au cœur. Je me sentais

libre, j’avais foi en l’avenir. Nous avions toujours en ligne de mire les

beaux flots bleus de la mer, et les écumes blanches telles de petits

moutons, visibles au centre de ce tumulte lointain extraordinaire,

relégués à l’arrière-plan de cette carte postale, par les immenses

falaises des rochers environnants. Il n’était pas rare à cette saison de

l’année par ces temps plaisants d’observer des implantations

sauvages de campements improvisés sur les terres et terrains vagues,

vierges de toute habitation et de culture. Un jour, nous avions

rencontré sur les bords d’un chemin, des campeurs d’un jour ; épris

d’un peu de dépaysement certainement. Ils déjeunaient sur l’herbe

en pleine harmonie avec les éléments, les corps encore à demi

emmitouflés dans un duvet. Nous arrivions toujours à bon port, et

sans encombre, pareils à une organisation quasi militaire, mais

toujours dans un bon esprit. Nous démarrions la course aux

emplettes par une petite réunion organisationnelle très structurée :

chacun de nous était missionné par Papa ou Tonton, pour aller

chercher dans les rayons concernés un article défini et désigné par la

sainte liste, qui se voulait exhaustive. Sous forme d’un jeu

chronométré, le produit était annoncé à voix haute, et parfaitement

audible par l’ensemble. Chacun se voyait attribuer une mission qu’il

fallait honorer dans un minimum de temps. Ensuite, les achats étaient

rangés selon leur fragilité, et dans un ordre bien précis pour éviter la

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casse des produits sensibles. Nous étions récompensés de nos efforts

et avions le droit à un peu de réconfort mérité : sur le chemin du

retour, nous posions les vélos lourdement chargés, à même la

barricade en bois du PMU, qui se trouvait du côté ombragé à cette

heure de la journée, et nous nous attablions en terrasse, pour

commander un véritable petit déjeuner digne de ce nom. Chaque

plateau faisait l’objet d’une attention particulière et d’un soin

particulier ; se trouvant toujours dans une disposition égale à chaque

halte des mercredis des grandes vacances. Les cafés et les chocolats

chauds étaient servis dans les petits bols « Chucky » nom de la

marque du chocolat en poudre ; le fond extérieur du bol reposait sur

une petite sous-tasse à motif floral avec à sa gauche des petits pains

frais et leurs micropains de beurre, à sa droite un croissant tout

chaud, accompagné d’un grand et fin verre de jus d’orange

fraîchement pressé avec précaution par Alain, le propriétaire du

commerce, et coéquipier de jeunesse de Tonton, au club de Football

local. Pour finir la description, les couverts étaient posés

délicatement sur une petite serviette de couleur orange, et s’il vous

plaît dans le même ordre et le même sens au-dessus de la sous-tasse.

Comme beaucoup de petites enseignes multi services du bord de

mer, le magasin disposait d’un petit coin dédié à la presse, et avec

l’argent de poche hebdomadaire distribué gracieusement par les

parents, chacun achetait son livre chez le marchand de journaux. En

ce qui me concerne, j’optais toujours pour le Super Picsou, magazine

mensuel, dans lequel je pouvais suivre les aventures rocambolesques

des célèbres personnages de Disney. Le vieux canard avare et sa

joyeuse troupe avaient surtout le mérite d’occuper les journées de

mauvais temps et, bien au chaud sous la tente, je suivais les

péripéties de ces petits animaux savants qui me divertissaient. Mes

frères et mes cousins, quant à eux, avaient des préférences très

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éclectiques en matière de choix, par exemple pour ces

magazines « les Wapitis », essentiellement orientés sur les

connaissances des animaux de la nature, les « J’aime lire » à la

couverture rouge ; plein d’histoires illustrées, les « Pif gadget », cette

revue qui offrait comme le titre l’indique des gadgets insolites, et qui

se présentait sous la forme de séries BD. Mais en règle générale,

lorsque chacun de nous avait fini de feuilleter son bien, il les

échangeait avec les autres quand même bien volontiers.

Mais à mes yeux, le personnage central des vacances estivales de

cette année là, restait sans aucun doute, la splendide Caroline, la fille

des voisins proches. Le premier jour de l’apparition de cette créature

divinement belle restera gravé pour un bon moment dans les

mémoires de nous autres, ses nouveaux prétendants. Elle possédait

un adorable petit minois, doté de beaux traits fins, ce qui lui conférait

un faciès très enviable. Ses longs cheveux blonds ondulés ne

manquaient pas de mettre en valeur ses grands yeux bleus lagon en

forme d’amande qui étaient mis en évidence par le teint mat de sa

peau tannée par le soleil. Ses belles et jolies mirettes expressives,

surlignées et rehaussées par de gracieux sourcils épais de forme

circonflexe, finissaient d’illuminer son portrait, et ne manquaient pas

d’attirer l’attention sur cette merveille flavescente d’une dizaine

d’années.

Les autres courtisans et moi-même nous plièrent chaque jour passant

à tous les désirs et les caprices de la belle pour obtenir la plus infime

de ses faveurs. Malgré les efforts de chacun pour attirer son

attention, le préféré d’entre nous fut Hubert, l’élu de son cœur, sans

élément de comparaison possible, et dont le seul critère de sélection

reposait sur la seule beauté physionomique de sa personne.

Personnellement en ce qui me concerne ce signe distinctif de choix

ne s’avérait pas vraiment être mon point fort, car je possédais, il est

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vrai, sur le moment, un physique ingrat, sans attributs de charme

attrayants à mettre en valeur. Et par ce procédé d’élimination

impitoyable de la norme, cela m’avait valu d’être mis au placard

d’entrée de jeu et sans aucune concession de sa part.

De toute évidence, au retour des vacances, j’entamerais une

procédure à mes parents : je leur reprocherais de ne pas y avoir mis

l’ingrédient qui me faisait tant défaut dans l’éprouvette de la

conception. Nom d’une pipe !, un joli petit lot pareil, dans les bras

d’Hubert, le vrai canon de beauté de ces jeunes demoiselles, ce solide

gaillard, qui possédait malgré son jeune âge des prédispositions

athlétiques précoces, avait l’apanage d’un apollon et n’en était pas à

sa première conquête. D’ailleurs son tableau de chasse en aurait fait

pâlir plus d’un. En contrepartie de ne pas être un bellâtre à qui l’on

accorde de l’importance, et certes, de ce côté-là à l’avance, sur ce

terrain j’étais battu à plates coutures, la persévérance était sans

prétention de ma part l’un de mes atouts innés. Je ne doutais

aucunement de ma capacité à faire un retour fracassant sur le devant

de la scène. Je possédais un certain charme quand même, à travers le

poids et le pouvoir des mots, que je savais manier assez aisément

pour mon âge. J’utilisais ; et cela vous me l’accorderez bien volontiers

aussi de l’art de la rhétorique, dont le maître mot est l’éloquence, et

plus spécifiquement dans une première mesure, de celui de la

maïeutique au sens littéral du terme ; déjà à l’époque, de ce procédé

qui consistait à faire accoucher les mots sur un bout de papier, aussi

ordinaires fussent-ils.

— « Je vous en prie, s’il vous plaît, je vous en conjure, accordez-

moi un peu du bénéfice du doute quand même ! »

Fin stratège d’un jour, ou opportuniste désespéré, j’établissais mon

plan d’attaque que je peaufinais chaque soir avant de m’évanouir

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complètement dans les bras de Morphée. Au bout de quelques jours

de bécotages intensifs et de lustrage dentaire ininterrompu, nos deux

protagonistes refirent surface hors des prémices de leur idylle, et se

joignirent au reste du groupe. Au cours de notre rendez-vous

quotidien, je passai alors à l’offensive, cet après-midi-là, profitant des

failles de l’inconstance d’Hubert à pérenniser ses amourettes trop

longtemps. À la plage, Caroline commençait à s’ennuyer ferme, à cet

âge-là on ne fait pas de compromis avec l’amour. Cependant, il

semblait que le bellâtre devait préférer la baignade et les plongeons

des rochers à sa nouvelle sirène dont les parents, qu’il avait fallu

convaincre pour la laisser nous accompagner et qui n’avaient pas eu

connaissance du flirt jusqu’ici, avaient fini par accepter après une

rude plaidoirie en faveur de leur miss. La sortie était accordée « à

titre exceptionnel ». Je me souviens encore de l’intonation de la voix

de son père quand il sortit solennellement cette formulation.

Elle semblait déjà porter le regard ailleurs et n’avait pas

particulièrement l’envie de se joindre à la manœuvre. La belle affaire

pour moi ! Sur le moment, ma préoccupation principale était de

capter justement celui-ci dans ma direction, et par toutes les

attentions quelles qu’elles soient, de ne pas laisser vagabonder ce

doux regard, nulle part ailleurs que dans le centre de notre champ

intime. Comme je le disais donc à l’instant, la joyeuse bande

masculine s’adonnait pleinement au plaisir des activités maritimes.

J’avais moi aussi trouvé l’excuse de me reposer sur ma serviette, et

elle et moi attendions tous deux assis sur nos draps de bain respectifs

le retour de la joyeuse bande de drilles. Après m’être énergiquement

raclé le fond de la gorge, je prenais bien entendu pour ce faire un air

sérieux, retirant de la poche de mon jean l’une de mes compositions

poétiques écrites la nuit même au cas où, et lui récitai

cérémonieusement les vers calibrés pour les circonstances. Là, devant

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elle, je déclamais des vers parnassiens, illustrés d’une gestuelle

théâtrale. Le vent transportait ces rimes bien loin, au-delà de la

plage ; étonnamment désertique de ce début d’après-midi. Ce maudit

noroît soufflait déjà depuis quelques jours intensément, mais tout de

même, la température du fond de l’air restait largement acceptable.

Je ne sais pas si elle entendit l’ensemble du poème, toujours est-il

que je fus totalement hébété par sa réaction qui ne se fit pas

attendre : devant moi, elle rougissait, puis l’instant d’après se mettait

à rire convulsivement, comme par l’embarras généré de cette

situation inattendue. Instinctivement, nous nous mîmes au diapason :

des éclats de rire émanaient de la petite anse, et chargeaient l’air de

gaieté. Maintenant sur le coup je me trouvais idiot, mes joues se

colorèrent instantanément, trahissant davantage la profondeur de

mon malaise. Manifestement, elle avait beaucoup apprécié sur la

forme ces petites intentions de ma part à son égard, et aussi le cran

qu’il m’avait fallu pour les mettre en application de la sorte devant

elle. M’avait elle seulement apprécié un peu sur le fond ; pour m’être

ainsi exposé au risque de rendre la situation présentement ridicule ? ;

d’avoir retiré spontanément ce voile protectionniste des sentiments à

travers ces textes, ce véritable hymne à l’amour ; et de cette manière

à une parfaite inconnue ? Disons alors que pour moi c’était naturel.

J’avais pris l’habitude à la maison de composer des textes assez

régulièrement pour Maman qui aimait beaucoup ces petites

délicatesses. Elle disait que la discipline de la poésie ouvrait les âmes

au monde. Cela amusait beaucoup mes petits frères, je crois. Ils

aimaient eux aussi m’entendre réciter les poésies scolaires, surtout

lorsque je montais sans ménagement sur l’une des chaises de la

cuisine où je joignais mon propre langage corporel artistique à la

déclamation qui consistait à danser de n’importe quelle manière,

pourvu que ça fasse rire la galerie. Pendant ce temps, Caroline et moi

fîmes plus ample connaissance. Nous nous mîmes à discuter

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naturellement et engageâmes des échanges de point de vue d’ordre

général. Elle était mon égale à ce petit jeu là, sans aucun doute. Elle

était superbe, mais elle ne manquait pas non plus d’éducation ; elle

était parfaite pour moi. Il ne resterait plus qu’à sonder son cœur pour

connaître le degré de considération qu’elle pouvait avoir pour ma

petite personne. Quel degré d’empathie avait-elle réellement pour

moi ? là se trouvait une véritable interrogation quant à la

compréhension de la difficulté des rapports humains. Comment

décoder l’expression de son affectivité ? Quelle était à présent ma

place dans l’échelle de ses sentiments ?

Malheureusement pour moi, je n’aurais jamais eu l’occasion de le

savoir : nous avions déjà épuisé la totalité du séjour, et je ne la revis

plus l’année suivante, enfin plus jamais à vrai dire. Ses parents, selon

les dires des miens, avaient été dans l’obligation de déménager et

avaient vendu leur maison secondaire. Secrètement, cette

déplaisante nouvelle m’avait affecté de plein fouet, et m’avait mis le

genou à terre, avec un pincement au cœur, une sorte de blessure

profonde de n’avoir obtenu de réponses à mes interrogations. Avec

un peu de recul, je me demandais si je ne l’avais pas trop idéalisée,

cette petite chimère inaccessible.

Voici venir le deuxième volet de la série des grandes vacances de la

même année : la reprise des activités professionnelles des adultes

impliquait le retour aux sources, direction chez tata Tallard, ma

nourrice préférée. Chez elle, pas d’ambiguïté : je passais toujours du

bon temps, et ma petite personne était toujours fort bien occupée.

Elle était très gentille avec moi, ses trois filles aussi. Plus âgées que

moi, elles avaient toujours le mot pour faire rire, surtout l’aînée qui

affectionnait les tours de magie ; elle faisait parfois disparaître les

lapins blancs qu’elle retirait des clapiers et les faisait réapparaître

dans un sac en toile de jute, tout droit sorti de sa mallette de

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magicienne. Elle était sacrément dégourdie cette jeune fille, qui

devait avoir une dizaine d’années tout au plus. Elle passait aussi bien

des jeux de garçon à ceux des filles. Parfois, nous descendions dans la

plaine derrière chez-elle, cueillir des pêches de vigne chez la mère

Bougeard. Intrépide, assurément, elle l’était ! Grimpant aux arbres

avec l’agilité d’un singe, elle me tendait les fruits du verger qui nous

était théoriquement interdit d’accès par la vieille femme qui n’y

voyait plus grand-chose. Mais, contrairement à la vue, l’ouïe

fonctionnait encore correctement. Elle nous avait déjà repérés et

sortait sur le perron de sa maison, en agitant sa canne de marche en

tout sens et en criant :

— « Au voleur ! Au voleur ! On me vole mes fruits, vous ne

l’emporterez pas au paradis, oh non, croyez-moi bien ! »

Ce matin d’août, d’une journée ordinaire, d’un monde ordinaire dans

toute sa singularité, j’étais dans l’expectative de savoir à quoi pouvait

bien ressemblé ce centre à gamins abandonnés à la journée que l’on

nommait banalement « centre aéré », et surtout de savoir ce que l’on

pouvait bien y faire. Avec et toujours encore cette satanée présence

des adultes pour vous dicter les gestes et mouvement de votre vie

quotidienne, imaginais-je !

Mes parents avaient tous deux des emplois, qui ne leur laissaient pas

la possibilité de nous déposer dans ce jardin d’enfants dans les heures

communes, comme la plupart des autres gamins. Dans la majeure

partie des cas, c’est papa qui nous y conduisait au guidon de sa

mobylette « 103 Peugeot », le casque orange semi-intégral sans

visière, avec une bande réfléchissante blanche apposée sur

l’ensemble de sa circonférence, le tout vissé sur sa boule, ce qui avait

le mérite de lui valoir le surnom d’« orange farcie ». Ainsi, il était aussi

vêtu de son ciré de pluie vert sur le dos, et la « gitane maïs brûle

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poumons » à l’extrémité de la commissure droite de ses lèvres, ce qui

lui conférait un faciès drôle et amusant.

Ça valait bien la photo, vraiment !, sur cette mobylette rouge

Alizarine, nous pouvions circuler à quatre, moi entre les jambes de

Papa, accroupi dans une très mauvaise posture, les jambes en tension

permanente, rapidement congestionnées par la difficulté

positionnelle des pieds reposant sur les carters de l’engin. Mon autre

frère prenait place sur la partie arrière de la selle, les jambes écartées

au vent dans le vide sidéral, et enfin le dernier, le séant à même le

porte-bagage, les bras venant enserrer celui de devant. Je peux vous

dire que j’étais pressé de poser les jambes debout, sur un sol bien

dur, car sur la fin du trajet l’effort devenait insupportable. Ajouté à

cela, comme si le calvaire n’était pas suffisant, la rigueur climatique

des jours de mauvais temps, et vous obteniez la maladie à coup sûr.

La pauvre pétrolette à laquelle on demandait quasiment l’impossible

avait toutes les difficultés du monde à gravir les deux longues côtes

qui devaient nous mener à destination. On se demandait parfois si

elle n’allait pas caler au vu des drôles de bruits qu’elles faisaient

parfois, comme des espèces de toussotements mécaniques sous

l’effet du poids en charge. Au passage, elle ne devait pas excéder les

cinq kilomètres par heure dans la montée. Le paternel plus d’une fois

avait dû la soulager en se mettant debout tout en pédalant avec

vigueur. À mi-côte de la deuxième, au croisement multi directionnel

du « Hirel ». Il n’était pas rare à l’époque de croiser le garde

champêtre communal qui y faisait la circulation, et dont nous saluions

la présence au passage d’un bras tendu et bien raide, levé

publiquement dans sa direction, sans lâcher la prise de l’autre,

toujours accroché à ce que nous pouvions autour de nous. Il ne

manquait jamais de nous saluer à son tour, et toujours en souriant de

sa bonhomie accommodante. Il connaissait très bien papa, car avec

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un autre dans la même situation, à mon avis, ça aurait été une tout

autre affaire. Il devait s’agir ici d’un passe-droit, l’agent semblait

pourtant amusé de voir défiler un tel chargement sur deux roues.

Pour moi, c’était véritablement une corvée supplémentaire chaque

matin. Plus d’une fois, lors de nos protestations d’humeurs, nous

autres lui avions demandé d’acheter une voiture, et lui faisions part

des désagréments dont nous subissions les effets délétères inhérents

au manque de confort lors du trajet. D’un autre côté, ceci aurait

également eu le mérite d’éviter aussi d’amuser la galerie, à qui nous

donnions du grain à moudre pour l’occasion, et qui ne manquait pas,

bien volontiers, d’user d’illustrations gestuelles agaçantes et

humiliantes à ce sujet à notre arrivée. J’obtins toujours à peu près les

mêmes réponses : toutes ces considérations étaient à mettre bien

évidemment au conditionnel, son argumentation était décevante, à

adjoindre aux nombreuses causes des peines perdues :

— « mais enfin, de quoi se plaint-on ici ? vous devriez trouver

tout cela amusant, c’est assez original, non ? Et de plus, dites-vous

bien que l’air frais, ça aère les cerveaux, c’est très bon pour l’éveil des

sens ! » Mouais, bref, nous n’étions pas très convaincus par notre

père, ce philosophe cyclomotoriste de formation, car il l’était

vraiment. Malheureusement, nous pensions dans ces moments-là

qu’il n’était pas toujours en phase avec la réalité du moment, enfin

passons.

Mes doutes et mes craintes furent relativement vite dissipés à propos

de mes appréhensions sur cette nouvelle expérience, car ici, nous

avions la possibilité d’évoluer sur divers terrains de jeux, toujours

encadrés d’adultes, certes. Dans le milieu de l’enceinte, se trouvait la

place forte, l’agora devrait-je dire. En réalité, il s’agissait d’un énorme

bac à sable aux contours formés par de gros rondins de bois linéaires

et parfaitement lisses, scellés les uns sur les autres. Ce tas de sable à

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ciel ouvert était équipé de toutes sortes d’outils et de jouets en

plastique, allant de la pelle, aux camions de chantier transporteurs de

sables. Tous les jeux auxquels nous pouvions prétendre étaient infinis

et illimités. Nous inventions des scénarios bien ficelés, mais aussi

parfois survenaient des heurts entre les chefs d’un jour, lors de

putsch répétitifs, renversant le pouvoir précaire en place depuis peu,

et par la virulence de la nouvelle prise de commandement qui s’en

suivait pour préserver son assise pour un long moment. Je n’étais pas

le dernier à déclencher les hostilités : j’aimais me frotter à mes

potentiels adversaires, jauger leur courage et savoir ce qu’ils avaient

eux aussi dans leur ventre. J’avais acquis la réputation d’être un

adversaire coriace, et beaucoup de mes camarades de classe qui

fréquentaient assidument l’établissement me redoutaient déjà. Sans

aucune commune mesure, je fus prêt à tout pour en découdre lors de

la rébellion de mes vassaux infidèles qui attendaient le moment

propice pour me faire chuter du siège royal. Cependant, il fallut bien

me rendre à l’évidence que d’autres garnements issus de nouveaux

horizons me précédaient en force pure et m’avaient rapidement

destitué de mon titre. Certains jours, lors de leur absence pour des

raisons qui ne me regardent pas, je me constituais d’office avec

l’accord exprès des autres mômes restant le régent du groupe.

L’hégémonie de mon règne de la classe des cours primaires était

maintenant bien révolue, et je dus l’admettre contre mon gré et un

peu par la force des choses. Je fis un semblant d’allégeance à mes rois

à ma façon, tout en ne perdant pas de vue les petites faiblesses de

chacun, qui eux aussi ne manqueraient pas au moment venu de

mettre le ventre à terre à leur tour, stratégie oblige n’est-ce pas ?

Certains jours, des sorties programmées à l’emploi du temps n’étaient

pas pour me déplaire. J’avais quand même une préférence pour la

plage à ce moment-là, ça c’est sûr, mais sans le savoir, cette année-là

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allait être riche en découvertes. Dans le vieux « J 25 » de chez Citroën

modifié pour le transport d’enfants et aménagé de banquettes, nous

avions rendez-vous dans le bois domanial. Des jeux de pistes par

équipe étaient organisés par de brillants moniteurs, très inspirés par

l’organisation que demandait cette activité. Contre toute attente, moi

l’anticonformiste par essence, d’une nature un peu rebelle, j’adhérais

pleinement et avec beaucoup de ferveur. D’ailleurs, tous les enfants

étaient enjoués à l’idée de s’éparpiller dans cette grande et

merveilleuse forêt, aux multiples sentiers, composée essentiellement

d’essence de hêtres et de chênes communs. Dans chacune des

équipes, un chef d’aventurier était désigné unanimement par le reste

de l’équipe. Je m’arrangeais toujours pour être l’élu chanceux.

Troquant parfois pour mériter cette haute fonction, mon goûter ou

ma petite bouteille de « Ricqlès », cette boisson gazeuse désaltérante

aromatisée à la menthe poivrée que j’affectionnais tant et que

maman, dans toutes ses attentions bienveillantes à mon égard, avait

pris soin de faire figurer à chaque sortie dans le fond de mon sac à

dos de survie.

Le principe du jeu de piste était axé sur la progression dans un lieu

inconnu, étape par étape. La poursuite du jeu se conditionnait par la

résolution d’énigmes qui octroient des indices lors de la réussite à un

questionnaire axé sur les connaissances générales des participants. Le

but final récompensait la meilleure équipe par la découverte du lieu

d’un trésor avant les équipes adverses. La condition première était

d’arriver les premiers sur le site dans un minimum de temps. Ce jeu

très ludique amenait les membres de l’équipe à la réflexion dans un

court délai, alliant la course à pied et l’orientation spatiale des

participants dans l’espace commun. J’étais tout simplement ravi

d’être l’invité de ces grands bois et entouré par le caractère du cadre

bucolique de ce grand poumon verdoyant, dans lequel je

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m’oxygénais, un vrai bonheur, une journée entière à s’adonner à un

jeu super cool !

Déambulant énergiquement à travers les sous-bois, dans les passages

des chemins escarpés, parsemés des racines belliqueuses et

désobéissantes des souches d’arbres ondulantes, bordés de

myrtilliers et de bruyères dont les coloris varient dans des tons allant

du mauve au pourpre durant la floraison à la belle saison. Il était

intéressant de ramasser quelques feuilles de différentes tailles et

formes tombées des arbres qui jonchaient le sol en nombre

impressionnant. Ce qui me permettrait en fin de journée, après la

réunion nourricière quotidienne de vingt heures, de les identifier

scrupuleusement une par une dans la grande encyclopédie d’histoire

naturelle le soir même, dans la grande bibliothèque, avec, cela va de

soi, l’aimable participation de Papy. Mon ancêtre était toujours enclin

à faire la leçon à ses petits-enfants apprenants. Ah, mon cher grand-

père ! Il n’avait pas son pareil pour captiver les petits esprits en

devenir, à travers la lecture, et les histoires extraordinaires des êtres

de ce monde. Il avait bercé nos jeunesses à travers un grand nombre

d’aventures, de faits historiques hautement remarquables et

d’hommes d’exception pour les réaliser. Je m’étais aperçu que son œil

aiguisé scrutait sa tour de savoir à tout instant lors de notre présence.

Il vouait un culte à cette source intarissable de connaissances

hétéroclites, témoin de passage de l’histoire des hommes, de ces

citoyens de l’univers, à travers les temps immémoriaux, où son

échelle d’éternité n’a que faire des notions humaines.

À la pause déjeunée de l’heure de midi, nous étions littéralement

absorbés par la liesse animant les uns et les autres et qui représentait

l’intérêt général de la chose. Chacun rapportait ses exploits, à travers

les solutions aux énigmes du questionnaire collectif, et pour

lesquelles il avait eu les bonnes réponses, ce qui avait pour effet de

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faire progresser son équipe dans la suite du jeu, mais aussi aux

questions qui parfois résistaient à la culture individuelle des

protagonistes et produisait l’effet inverse, ralentissant le groupe dans

son avancée. A froid, tout cela nous amusait et nous faisait rire, de la

simplicité avec laquelle, nous n’avions pas su apporter les réponses

en première intention par un trop grand empressement à vouloir

répondre trop vite. Pourtant ces items de test restaient largement

accessibles aux connaissances du plus grand nombre.

Parmi nous, il y avait un jeune garçon d’environ deux ans mon aîné. Il

habitait à deux pâtés de maisons de la mienne. Ce voisin légèrement

éloigné dira-t-on, avait été désigné d’office par le staff des animateurs

pour faire la distribution du lait dans un pichet, extrait de deux grands

jerricans pour le goûter de dix-sept heures. Sa contribution n’était pas

hasardeuse : il n’était pas du genre altruiste, et encore moins

philanthrope. J’appris de source sûre, m’a-t-on dit, qu’il était un

élément perturbateur dans son groupe et qu’il n’en était pas à son

premier coup d’essai. Réputé pour être très turbulent et bagarreur,

son nom de famille devait être Lelbrac’h, il était le cadet d’une famille

de cinq enfants selon mes souvenirs. Son père, un gros bonhomme,

portant une extraordinaire grosse et épaisse barbe qui enveloppait

une bonne partie de son visage un peu grossier, était agent éboueur,

fonctionnaire de son état. Il conduisait de temps à autre le camion-

benne à ordures des ateliers municipaux. Sa mère, un petit gabarit

court sur pattes, à la limite du nanisme, avec un peu d’embonpoint, le

cou inexistant, comme si sa tête était tout simplement avalée par ses

petites épaules était considérée comme une marcheuse hors pair. Elle

devait arpenter facilement, et sans exagération, trois à quatre fois par

jour, soit l’équivalent d’une dizaine de kilomètres, accompagnée d’un

petit loulou blanc au poil soyeux, tenu en laisse ; le trajet qui mène à

l’école et à la supérette du village. Peut-être qu’elle n’avait que cela à

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faire après tout, toujours est-il qu’elle marchait au pas de course, en

haletant fortement, ce qui avait pour effet de faire rire Papa, qui lui

avait trouvé le vilain surnom de « dinde farcie » vraiment, quel

moqueur celui-là !

Pour ma part, de l’analyse pertinente liée à mon jeune âge, cela me

laissait supposer qu’il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une famille

gauloise de la classe moyenne ordinaire. Il n’y avait rien à ajouter là-

dessus, par ces noms d’oiseaux, mon cher géniteur avait perdu un

peu de sa hauteur métaphysique qui le caractérisait si bien. Il

manquait un peu d’élégance parfois sur les formes.

Ce zèbre, un peu écervelé, à la peau tannée, n’avait pas la langue

dans sa poche, et pas la tête d’un saint non plus. Il débitait des flots

de paroles, pas toujours intelligibles sur le moment, tout en

s’excitant. Il ne tenait pas en place une minute, quel drôle de

numéro ! Tout en servant le liquide blanc rafraîchissant que nous

avions la possibilité d’accompagner de sirop de fraise ou de menthe, il

vociférait comme un diablotin, et voici ce qu’il disait :

— « qui veut du sperme ? Qui veut du sperme ? », cela dura

encore pendant deux bonnes minutes, avant l’intervention d’un des

monos, qui lui octroya pour l’occasion une bonne tape derrière la

nuque. Par ce geste symbolique, il lui passa immédiatement l’envie de

continuer ses singeries, je peux vous le dire. En attendant, plus j’y

pensais, et plus je m’obstinais à comprendre la signification de ce

nouveau mot inconnu de mon vocabulaire, qui subitement prenait un

caractère sacré dans l’esprit de ma petite cervelle d’illettré. Devais-je

y comprendre que d’une certaine manière, le spectre de l’incultisme

gravitait insidieusement autour de mes neurones ? Ce n’était

pourtant pas faute d’avoir manqué de questionner les autres du

groupe par curiosité, mais personne non plus n’était en mesure de

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pouvoir m’apporter la définition de ce mot bien étrange. Me voilà

d’une certaine façon rassuré sur le plan de mes connaissances. En

même temps, il était contraire à mes principes de m’adresser

ouvertement aux encadrants qui étaient de l’espèce des grands.

J’avais bien trop de fierté pour me rabaisser de la sorte, et ainsi me

laisser humilier par mon manque de savoir.

Le soir, attroupé autour de la grande tablée, nappée des toiles de

coton aux motifs de petits carreaux, que Maman apprécie pour je ne

sais quelle raison, tous assis bien sagement dans la disposition d’une

famille ordinaire française, vouant un culte au moment rassembleur

du repas du soir, je questionnais donc l’ensemble de l’assemblée sur

le motif de mon grief cérébral, auquel je me faisais des nœuds

invisibles. De l’avis de mes frères, c’était égal. Ils n’en avaient pas

connaissance eux non plus, heureusement d’ailleurs ! Imaginez la

honte pour moi ! En revanche, pour les parents et grands-parents, ce

fut une tout autre réaction : ils étaient visiblement embarrassés de ce

terme. L’expression de leur visage en témoignait. En guise de réponse

évasive, Papa me dit qu’un petit garçon de mon âge n’avait aucun

intérêt à connaître la définition du dit mot ; c’était donc du

vocabulaire sacrilège d’un public averti. Papy m’avait répondu à la

suite, qu’il s’agissait d’un terme qui avait une signification

particulière, qu’il faudrait replacer dans un autre contexte plus

adapté à une autre situation, et que ce détracteur de mots ne devait

pas non plus en connaître la véritable signification. Ce sale gosse

prétentieux et ces mots apparemment vulgaires perdaient de leur

superbe dès lors à mes yeux, ainsi que toute leur importance ; je ne

leur apporterais plus aucun crédit, à refouler au rang des inutilités

parasitaires, là où était leur vraie place. Et dans cet esprit de sérénité

et de découverte qui anima et berça l’âge tendre d’un petit garçon de

sept ans, l’été tira laborieusement et progressivement sa révérence,

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laissant la place à la saison automnale, un peu plus austère, qui

annonçait à grands pas la rentrée des classes.

Chapitre 2ème

Le cours élémentaire 1ère année

Le constat d’échec

C’est avec plein de nouveaux merveilleux souvenirs qu’allait

commencer la rentrée des classes en ce matin d’un début de mois de

septembre. Mon cœur était un peu partagé entre l’excitation de

retrouver les copains et les jeux de circonstance dans la cour de

récréation, et le devoir de se remettre de nouveau en condition à

l’emmagasinement de lobotomisantes et astreignantes nouvelles

poésies, et de je ne sais quoi de nouveau encore, fomentées par le

diktat bien-pensant du corps enseignant. Mine de rien, j’intégrais

quand même l’une des trois grandes classes que comptait l’enceinte

écolière, dont les murs de pierres de taille séculaires et des

encadrants d’ouverture parés de briquettes orangées en faisaient

l’univers exclusif de mon éducation primaire. Ces grands volumes

avaient gardé en mémoire les allées et venues des milliers d’écoliers

qui avaient franchi en entrant et en sortant le seuil de cette école.

Toutes ces petites têtes à remplir qu’il avait fallu accueillir dans cette

enceinte scolaire et depuis sa création ! Certainement un grand

nombre à la vue de toutes les traces d’usure apparentes et visibles

laissées sur les murs en souvenir de ses hôtes un peu trop turbulents.

Cette année par contre, il va falloir filer droit. Ça ne va pas être la

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même mélodie qu’avec Madame Kéravec ; mon nouveau maître n’a

pas la réputation de faire dans la dentelle, et pas non plus la

préoccupation d’enfiler des perles « y » paraît. Un garçon l’année

dernière m’avait raconté de quelle manière il punissait les élèves

rebelles et récalcitrants, peu enclins à se remettre de suite dans le

droit chemin. Il n’hésitait pas un instant à vous envoyer une craie ou

une brosse à effacer le tableau en plein travers du visage, lorsque

vous ne vous y attendiez pas, pour peu que vous fussiez dissipé, ou

occupé au royaume des songes à d’autres affaires illusoires, sujet à un

petit moment de relâchement dans lequel il vous surprenait à

discuter avec un autre élève. D’autres garnements avant nous en

avaient fait les frais, et avaient eu également la très mauvaise surprise

de s’être vu offert très gracieusement un vol gratuit sans retour, une

sorte de tour d’avion pas vraiment destiné aux touristes en mal de

sensations extrêmes ; pour admirer la vue au-dessous très

spectaculaire. Pour bien moins que ça parfois, il se levait

brusquement de sa chaise qui se mettait à crisser désagréablement

par le contact du bois avec le sol parqueté de derrière son bureau. Ce

pilote de ligne non breveté, embarqué l’espace d’un vol vous attrapait

par vos deux oreilles, ou par le pantalon au demeurant, pour

optimiser la prise, et il vous faisait tourner sur vous-même, les pieds

hors du sol, tournoyant dans les airs devant toute la classe qui était

mitigée par l’envie d’en rire, ou bien de penser que le suivant tour

pourrait être le sien. C’était plutôt effrayant de se voir infliger ces

châtiments à la limite même de la torture. Avec ces drôles de

méthodes non conventionnelles ; sans rire, certains d’entre nous

s’étaient plaints de décollements d’oreilles, faits avérés et constatés

par le corps médical et l’institution, qui avaient menacé l’auteur d’une

interdiction d’exercer. À un certain moment, il avait été question

d’une révocation en cas de récidive, mais l’intéressé, à l’origine de ces

mesures exceptionnelles ne s’était jamais formalisé pour autant,

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sachant par avance que des paroles aux actes, il y avait une sacrée

frontière et que de plus, par définition un fonctionnaire n’est pas

vraiment révocable paraît-il. Pour sûr que ça avait au moins eu le

mérite de ne pas vous donner l’envie de refaire deux fois la même

sottise, s’il y avait eu vraiment sottise, ou de faire toute autre chose

d’ailleurs que n’apprécierait pas ce tortionnaire un peu sadique sur

les bords. De par ces idées, et pour toutes ces raisons, je n’étais pas

idéalement enchanté d’intégrer la classe de Monsieur Guillot,

professeur de la vieille école, c’était le cas de le dire ! Écarter sa

profession d’instituteur ; voyez-y dans la vie de tous les jours, un

grand type à la soixantaine naissante ; certainement prochainement

retraitable. Presque un géant en apparence, un colosse breton

d’environ deux mètres sur pied, un vrai menhir du pays, il en imposait

rien qu’à sa vue. Sans parler de la largeur de ses épaules qui

dépassaient de loin celle des autres morphotypes standards, que

mettaient en évidence les contours morphologiques surdimensionnés

de sa carrure massive, moulée dans une austère blouse de maître

bleu saphir puant la transpiration, laquelle inspirait encore davantage

de respect. D’épais cheveux blancs et bien répartis, légèrement

bouclés à la limite de l’ondulation garnissaient uniformément son

crâne, qui contrastaient énormément je trouve avec son faciès

rougeaud écarlate, dans lequel apparaissait dans un contraste

manifeste de grands yeux bleus sévères et perçants qui vous

trucidaient net par l’intensité du regard, tel un sabre Katana japonais.

Niché au beau milieu de cette devanture égrillarde nous ne pouvions

pas vraiment parler ici d’un nez à vrai dire, mais plutôt d’une grosse

truffe boursoufflée qu’ont certains ivrognes par l’augmentation du

volume des glandes sébacées sous l’effet du phénomène par lequel la

peau se dilate et s’épaissit, lui donnant par conséquent un aspect

fibreux. Et pour renforcer son apparence rigide, de grosses rides bien

épaisses ondulaient sur son large front gargantuesque. Ce n’était pas

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tout, ses grandes mains empoigneuses, longues et épaisses,

pouvaient soulever sans difficulté les polissons indisciplinés que nous

étions pour certains. En somme, nous avions affaire à une vraie force

de la nature et à un gars du pays réputé pour ne pas se moucher du

coude qu’il ne fallait certainement pas contrarier. Il savait qui j’étais,

car il avait fait la classe aussi quelques années en arrière à Maman,

qui avec sa qualité d’écolière studieuse et disciplinée n’avait eu

aucune affaire de maille à partir avec lui.

Un interrogatoire en règle et serré avait alors eu lieu quand l’heure

s’était présentée, un jour, où je portais les seaux de linges du lavoir

jusqu’à la voiture, dans l’intention de lui soutirer quelques

informations à propos de l’instituteur. Au lieu de cela, moi qui

m’attendais à ce qu’elle me brosse un portrait tout autre, allant dans

mon sens, elle ne s’était pas du tout effarouchée lorsqu’elle m’en

avait parlé. Elle m’avait expliqué avec un calme olympien, je m’en

souviens encore aujourd’hui, que certaines sottises ou inattentions

volontaires justifiaient parfois certains moyens, et que les jeunes gens

normaux extrapolaient beaucoup la réalité des faits. Autant dire que

je n’étais pas du tout d’accord avec cette version. À présent, je

suspectais maman d’être coupable d’avoir usé d’un soupçon de zèle

avec l’autre gorille et d’avoir été la petite élève préférée de notre

homme ; tiens donc !, la petite fayotte va !

De plus, je l’avais croisé à de nombreuses reprises certains soirs chez

Roger, partageant le petit rouge de l’amitié avec tonton Pierrot ou

d’autres, mais jusque-là, je n’avais porté aucune attention particulière

à cet individu, hormis le fait que je connaissais sa fonction de

professeur. Sur le coup, il était le client lambda d’un débit de boissons

lambda, et je crois que lui non plus d’ailleurs ne m’accordait aucune

importance particulière. Il venait à son tour avant ou après la classe

grossir les rangs de tous ces naufragés des causes perdues, comme

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les qualifiait Papa. Lui non plus n’était pas un fervent partisan du

château « La pompe », source éternelle de jouvence issue de nos

sources et rivières, mais au contraire, l’un des personnages

emblématiques et fers de lance des corporatistes défenseurs des vins

de la communauté européenne.

L’heure n’était donc pas aux réjouissances. Avec suffisamment de

recul, j’arrivais certains jours à regretter la classe du cours

préparatoire où, à côté de cette salle de correction à mauvais élève,

l’air me semblait bien plus respirable, moins viciée par cette morosité

ambiante ; quant au moindre faux pas, ou au moindre écart

comportemental, vous étiez susceptible de passer sur l’échafaud de la

place publique. Les imprévus du destin ; aucun doute possible là non

plus, n’est-ce pas ? ; avaient voulu comme l’année précédente, que

Karl se retrouve de nouveau mon voisin de bureau, et ainsi que Pascal

sur ma gauche ; juste séparé de moi par l’allée centrale. La belle

équipe de vainqueurs de nouveau formée et au complet ! Donc, à

partir de ce moment et de l’intense joie que me procura cette bonne

nouvelle, tout n’était pas encore perdu. J’avais retrouvé dans leur

qualité de super copain un réconfort non négligeable, et nous

pourrions bientôt nous serrer les coudes et subir ainsi toutes les

peines et brimades du monde, car nous avions ce rempart de l’amitié

pour nous.

Au programme : énormément de lecture, aucun problème pour ça.

Ajouté à cela un peu de poésie, puis l’ensemble des rudiments de

base que sont l’orthographe, la grammaire, la conjugaison, ou lala !

Ça commence un peu à se corser tout çà ! Puis vient le meilleur pour

la fin : les fameuses tables de multiplication, sans oublier les

merveilleuses additions et soustractions ; du vrai casse-tête en

perspective ! Ces dernières, ces sciences compliquées et

inintéressantes ne me passionnaient guère. Elles ne me menèrent

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qu’à ma perte, progressivement et par ce désintérêt global apporté

aussi aux autres matières. En effet, je perdais progressivement le

contrôle du fil un peu plus chaque jour passant avec son lot de

sévices corporels et d’humiliations verbales, pour compléter le

tableau. J’avais omis de préciser aussi que Monsieur avait des

prédispositions innées à l’emploi de nombreux quolibets qu’il

attribuait aisément à ses têtes de Turc préférées, dont j’étais le

premier sujet de sa liste. L’insulteur maniait à merveille l’art de vous

attribuer un beau surnom qui vous collerait à la peau pour tout le

restant de l’année, tout cela pour vous faire l’honneur de ne pas vous

nommer par votre vrai nom. Le mien était « Maestro ». Formidable !

Cela m’allait comme un gant, pseudonyme de situation, peut-être en

rapport ou en référence à mon manque d’implication dans ses leçons.

Ne parlons même pas de l’appropriation non convoitée de

l’incontournable, dégradant et immuable bonnet d’âne

intergénérationnel. Ce couvre-chef, sensé vous faire acquérir

l’intelligence de l’âne, vous taillait une réputation sur mesure, venant

coiffer la tête des cancres paresseux, et assez fréquemment la

mienne. Je me souviens encore de la drôle de sensation qui se

dégageait de tout mon être lorsque je faisais face, seul dans ma

solitude ; tourné dans la direction du néant, les yeux dans les yeux

avec l’immobilisme de ce mur pas très compatissant du fond de la

classe. Trop distrait, manque de rigueur disciplinaire, a les capacités

pour réussir, mais ne désire pas les mettre à son service, voici ce qui

ponctuait mon carnet scolaire en guise d’appréciation des résultats

trimestriels. Cette fois, j’étais vaincu, foutu, mais pas encore mort !

Advienne que pourra, je perdais une bataille, mais certainement pas

la guerre !

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LA SAISON DE LA CHASSE

J’affectionnais beaucoup aussi cette période de l’année qui annonçait

à grands pas l’ouverture de la saison de la chasse. C’était en ce qui me

concerne, la promesse d’évoluer vers d’autres riches aventures, un

autre exutoire qui me permettrait de vivre autrement, avec plus de

simplicité. Dans quelques jours, moi, Papa et ses amis chasseurs, les

dimanches après-midi nous pourrions battre la campagne à travers

les immenses terrains de jeux constitués d’innombrables monts et

vallées éparpillés de çà, de là dans la belle campagne bretonne pour

traquer le gibier. Contrairement à l’enthousiasme dont je faisais

preuve, mes frères n’approuvaient pas du tout cette activité rustique

qu’ils ne considéraient pas comme un sport, mais plutôt comme une

forme d’épuration des espèces sauvages. Influencés négativement

aussi, il faut bien le préciser, par la réticence farouche des deux

autres bonnes femmes de ma vie, et secondairement par la simple

vision d’horreur du gibier inerte encore tous chaud des retours de

chasse, de ces dépouilles désarticulées, maculées de sang chaud. Ils

s’en offusquaient à chaque fois, surtout lorsque Papa, par excès de

fierté ; encore tout excité de sa journée de chasse, déposait et

mettait ces animaux morts à la vue de tous, bien en évidence sur la

table de la cuisine et dans un ordre d’exposition des plus précis, en

règle générale du plus grand au plus petit, et du haut vers le bas

comme dans un cérémonial mortuaire. Moi, j’étais le rabatteur

officiellement attitré de la petite compagnie, fonction qui consiste à

débusquer le gibier, une tâche ingrate qui demande un certain savoir-

faire, car il peut s’avérer parfois périlleux de se retrouver sans le

savoir au contact de gros gibiers, par exemple des sangliers et autres

chevreuils dans les broussailles et les fourrés. Papa m’avait appris les

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principaux rudiments de cette pratique, ce qui n’était pas réellement

une mince affaire : il fallait connaître le positionnement le mieux

adapté, l’attitude à adopter aux diverses circonstances. C’était un

véritable plaisir très attendu, qui rendait mon père toujours un peu

nerveux à quelques jours de l’évènement. Ses coéquipiers

possédaient de véritables meutes de chiens courants ; la spécialité de

ces animaux est de poursuivre, ou parfois même d’attraper le gibier

en pleine traque. Certains cabots deviennent complètement enragés

à la vue des bestioles sauvages en fuite. Cette horde de toutous était

composée de diverses races, de bassets artésiens normands, de

beagles, et de fauves de Bretagne, chiens plutôt communs, adaptés à

ce type de région et imparables pour le gibier à poil. Combien de fois

je les entendais hurler lors des fougueuses menées à travers les bois.

Ces aboiements incessants troublaient la quiétude environnante à

des kilomètres à la ronde. D’autres gibiers à plumes, comme les

faisans, les perdrix, pour les plus courants, surpris et affligés par les

êtres inhospitaliers de passage que nous étions, pouvaient

soudainement prendre leur envol ; commandés par la réaction de

leur instinct naturel à l’approche d’un potentiel danger. Nous avions

quand même une préférence pour la chasse du coq de bruyère dont

l’instinct sommait à se cacher dans l’enceinte rassurante d’une pièce

de maïs ou d’un champ céréalier, ne s’exposant ainsi à aucun péril

immédiat. Nos compagnons de marche, ces illustres inconnus du

grand monde, Jean-Claude, un grand bonhomme sec à la limite du

rachitisme, à la barbe noire et touffue, un peu courbé sur l’avant par

une scoliose proéminente assez caractéristique liée à une déviation

permanente de la colonne vertébrale était un piètre tireur, d’une

nature sereine, que rien ni personne ne pouvait contrarier. Son

palmarès en était à dissuader d’acheter une carte de chasse dans son

cas, et même chez les plus chevronnés emplis de bonne volonté. Son

tableau de chasse était très médiocre, pour ne pas dire insignifiant,

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certaines années, avec aucun trophée à son compteur ; sa malchance

était peut-être aussi un peu liée à l’image mollassonne qu’il

véhiculait, avec un temps de réaction phénoménal à la clef lorsque le

gibier se présentait devant lui. Il avait la réputation non gratifiante de

rater toutes les opportunités des proies en vue qui pouvaient être

facilement abattues. En apparence, je le comparais souvent à

« Havrel Dalton » l’un des personnages centraux de la bande dessinée

Lucky Luke, le plus grand de la fratrie, ce grand zig burlesque

totalement azimuté et simplet, bien que les deux autres n’étaient pas

très éclairés non plus en matière d’intelligence. Cette allégorie lui

collait tellement bien à la peau, nonobstant qu’il n’était pas du tout

aussi stupide que l’autre quand même ! À côté de cela, c’était un chic

type, très posé, d’un calme absolu. Cette dernière qualité était

fortement appréciée de mon père qui ne supportait pas trop les

excités de la gâchette, les autres tireurs de foire. De sa gibecière, à

l’heure du repas, il sortait toujours une boîte grand format de

pâté « Hénaff », et un demi-pain de deux livres, qu’il déchirait en

quatre parts égales, et qu’il ne manquait jamais de partager avec

l’ensemble du groupe. Ce partage du pain était de tradition dans les

us et coutumes du chasseur au moment du déjeuner sur le terrain.

Chacun des gars présents amenait un peu de nourriture qui était

distribuée au sein de l’équipe dans la convivialité et la bonne humeur,

pour le plaisir de nous retrouver entre nous, et pour renforcer les

liens amicaux qui nous unissaient déjà. Il avait la préférence quand

même bien marquée pour le petit verre de rouge, et plus si affinité,

qu’il puisait d’un petit fût d’une contenance d’environ cinq litres ;

muni d’une tirette par laquelle coulait le breuvage prisé des hommes.

Ce petit réservoir contenant les produits de vignes diverses et variées,

était aussi estampillé de la mention apparaissant sur l’étiquette, vins

issus de la communauté européenne, et pour faire simple et sans

fioritures, accessoirement vin de table bouffe-foie débouchant par sa

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consommation excessive sur une cirrhose du dit organe. La barrique

de taille modeste était toujours cachée au même endroit, dans un

terrier à renard, dans la sapinière de la Fontaine Ménaie, derrière le

manoir des maîtres parigots. C’était des petits plaisirs sommaires

vécus dans un cadre minimaliste, qui faisaient aussi le charme de

l’aventure.

Pour en revenir à ce moment de partage, telle une iconographie de la

cène du christ figée dans notre temps, partageant son dernier repas à

l’heure de midi avec l’ensemble de ces drôles d’apôtres ; c’était

l’instant du casse-croûte à la bonne franquette, dans la nature simple

et rudimentaire de l’environnement forestier qui caractérisait bien là,

à lui tout seul, l’esprit bon enfant du groupe, de ces bonshommes

ascétiques et rustiques, à côté desquels les chiens en totale liberté

nous regardaient fixement dans l’espoir d’obtenir quelques restes

destinés à être jetés dans leur direction. Certains, impatients,

couinaient, d’autres remuaient la queue nerveusement, ce qui

signifiait dans le comportement canin, la crainte que l’objet convoité

ne disparaisse sous ses yeux et finisse dans la gueule d’un de ses

congénères. Stratégiquement, et pour optimiser nos chances de

ramener du gibier le soir à la maison, qu’il soit à plume ou à poil, peu

nous importait, nous nous postions à cet endroit de choix à la chasse

à l’affût. Cachés dans la fraîcheur et la pénombre de la sapinière,

nous attendions le pigeon dans le plus grand des silences ; mais bien

souvent, les chiens contrecarraient nos plans par quelques

aboiements égarés, lesquels retentissaient dans la fraîcheur des sous-

bois, faisant fuir pour de bon les quelques rares sujets de passage,

alertés aussitôt de l’occupation des lieux. Parfois, des pigeons ramiers

venaient nidifier ou se reposer dans les branchages de ces grands

conifères, sans se douter un instant du danger qui les guettait. Au

moment précis, où ils s’apprêtaient à se poser, un coup de fusil

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détonait dans le silence, une volée de plombs jaillissait, décochée par

un tir au juger, venant les accueillir par surprise en plein vol, et

traversant de toute part l’épais duvet de leurs plumes. Il ne restait

plus qu’à récupérer les cadavres sanguinolents de ces animaux ailés

agonisants à terre, sur des coussins de brindilles que formait la chute

des nombreuses épines des sapins. Les volatiles infortunés

contemplaient le vide sidéral, l’œil hagard et étranger à cet

environnement hostile. Ces oiseaux de la famille des columbidés

finiraient probablement leur existence dans l’une des assiettes de

porcelaine lors du repas du déjeuner dominical ; offertes à mes

parents en guise cadeau de mariage. Après avoir été au

préalablement déplumés et superficiellement roussis pour éliminer

les restes des plumes indociles, chaque pigeon serait vidé de ses

viscères, désossé, puis cuisiné et dressé avec une sauce Marsala,

qu’accompagneraient des chanterelles jaune-orangé fraîchement

ramassées du jour par les bons soins de maman.

L’autre compère, le dénommé Éric, à l’inverse de son homologue

chasseur, était d’une petite taille, d’environ un mètre soixante au

garrot. Il était âgé tout au plus d’une quarantaine d’années, n’était

pas bien épais de taille non plus remarquez. Son surnom

évocateur « p’tit pois » rendait compte littéralement du gabarit de ce

gnome.

Je plaisante bien entendu !

Celui-ci parlait beaucoup pour ne rien dire, et était d’une prétention

sans égale, mais personne n’était dupe à propos de l’authenticité de

ses exploits en tout genre, dont il se plaisait à extrapoler les récits

durant les longues marches, quand nous traversions les prés et les

champs céréaliers dans l’attente d’une éventuelle alerte causée par

l’aboiement des chiens en la présence d’un animal. Ce personnage

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amusant, très égocentrique par nature, vaniteux à outrance, aimait

tout ce qui était susceptible de caresser sa suffisance, enfin tout ce

qui serait susceptible de flatter sa petite personne. Souvent, il

s’encanaillait lors des repas de kermesse. À la moindre occasion qui

se présentait à lui lors de ces fêtes populaires, la boisson aidant

fortement, le phénomène s’amplifiait et dépassait le cadre du

raisonnable. Il perdait chaque minute passante en crédibilité auprès

de son faible auditoire, un peu blasé il est vrai de toutes ces foutaises

à dormir debout et sans consistance, dont la véracité laissait chacun

de ses interlocuteurs encore présents dans l’expectative. Imaginant à

tour de bras avec une affabulation débordante des situations

totalement ubuesques, ce qui avait plutôt pour finalité d’amuser la

galerie, et cela sans qu’il ne s’en rende compte lui-même

immédiatement. Comme je le disais régulièrement à mon père, ce

petit furet n’avait plus aucune limite à partir du moment où il perdait

littéralement pied face à la boisson. Ce rigolo de kermesse ne savait

pas tenir sa langue, à son âge quand même ! Son regard avait la

capacité de vous transpercer de ses petits yeux malicieux, très

rapprochés l’un de l’autre. En vous rapprochant au plus près, vous

pouviez y distinguer une once d’espièglerie. En revanche, j’ai toujours

été stupéfait par sa disponibilité, de toujours pouvoir répondre

présent dans toutes les situations qu’elles quelles soient. Comment

pouvait-il conjuguer deux emplois, des soirées d’ivresse, et les parties

de chasse sans un minimum de repos ? Il n’avait pourtant pas le profil

d’un super héros notre « p’tit pois » ! Quelle vision désenchantée

offrait il à ses partenaires chasseurs, le dimanche matin, quand sa

petite silhouette pas très assurée, titubante, et à la limite de la chute

apparaissait dans le clair-obscur du brouillard des débuts de journées

automnales. En s’approchant des autres, le visage hagard

complètement défait, les traits tirés à l’extrême sur son visage de

fouine, alors qu’il balbutiait quelques mots inaudibles, sans sens

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précis. Le jour mettait en évidence deux petites boules brillantes

révulsées en guise de mirettes, encore cachées derrière un voile de

brume en partie causé par les vapeurs d’alcool de la veille ; sans

doute après une longue soirée trop arrosée de whisky. Au cœur de

ces longues nuits d’ivresse, plus les heures s’écoulaient et plus par la

force des choses, il se retrouvait parfaitement avachi sur son vieux

fauteuil entoilé, totalement assoupi avec la Gauloise brune encore

allumée entre les doigts ; dans lequel sa femme l’avait sauvé in

extremis à plusieurs reprises d’un départ de feu, réveillée par l’odeur

de la fumée qui prenait la pleine possession de l’environnement et

viciait dangereusement l’atmosphère.

— « Ce n’était peut-être pas un modèle de vertu, mais rassurez-

vous, notre artificier expert en tromperies possédait d’autres qualités,

pas foncièrement premières, je vous l’accorde, au regard de

l’exhaustivité de l’ensemble, mais il en possédait de solides le p’tit

homme ». Largement reconnu par les autres sociétaires pour être un

franc-tireur, qui ne ratait jamais ou presque jamais une cible

potentielle ; une incontestable opposition de styles avec son ami

Jean-Claude. En véritable acharné de ce sport, il avait toujours les

mots pour relever le moral des troupes. Jamais dans la demi-mesure,

tout le temps dans l’action, Papa ne faisait toujours référence à cette

citation latine pour caractériser le tempérament de feu de son ami

chasseur « Acta non verba ». Avec lui, il y avait toujours matière à

développer sur toutes ces anecdotes et ces situations humoristiques

qui prêtaient parfaitement aux éclats de rire. C’était aussi l’une des

raisons pour lesquelles on l’affectionnait tant, et qui resteraient

gravées « ad vitam aeternam » dans l’ensemble de nos mémoires.

— « Tiens, tant que j’y suis, je vais vous en vanter quelques-

unes. Par ici les exploits ! Promettez-moi d’en rire, si vous le voulez

bien »

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Par un après-midi d’hiver, alors que le soleil peinait à faire fondre le

givre recouvrant encore les sols gelés, nous décidâmes d’aller chasser

le lapin de garenne sur les hauteurs des « Bernies ». Ce lieu

désertique et infertile était truffé de terriers de lapin, il y poussait des

joncs et des grosses ronces, parmi lesquels quelques spécimens de

mauvaises herbes isolées et suicidaires. Pour preuve, la municipalité

autorisait plusieurs fois l’an les expulsions spontanées et sans préavis,

des habitants de ces trous qui communiquaient entre eux par un

grand nombre de galeries souterraines creusées par les « oryctolagus

cuniculus » sous nos pieds. En effet, nos petits amis, tout de poil

soyeux, si mignon soit-il, saccageaient sans égards et sans états d’âme

les fragiles cultures des parcelles céréalières environnantes et se

voyaient délogés par un autre animal, le Mustela putorius furo. Le

furet, appelons-le par son nom commun ; petit ami à quatre pattes de

la famille des mustélidés était très bien armé pour débusquer les

lapins enterrés et sacrément réputés pour posséder une bonne vision

nocturne. Dans la garenne, il progressait à l’odorat et au toucher par

les vibrations générées par ses proies, qu’il repérait sans difficulté.

Ses griffes non rétractiles de par sa constitution naturelle, lui

permettaient au besoin de creuser à la demande. Une fois la victime

décelée et à sa portée, n’étant plus en mesure de s’échapper par les

tunnels des voies terreuses, ses petites dents acérées entraient en

action et sectionnaient chirurgicalement les artères du cou de

l’animal, déclenchant ainsi une hémorragie extériorisée qui s’avérait

être fatale chez sa victime.

Rappelons-le pour information, en aucune manière le furet ne suçait

le sang de sa victime, idée reçue qui est à inscrire une nouvelle fois

aux nombreuses croyances sans fondement du peuple. Sa réaction

face à son ennemi m’avait toujours bien fait rire, mécaniquement,

avant d’entamer sa descente dans l’obscurité, sa queue se déployait

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tel le gros plumeau à poussière comme celui de Maman, on savait

alors à ce moment-là que l’antre était occupé. Après avoir équipé

dans un premier temps toutes les ouvertures de la garenne d’espèces

de pièges en forme de sacs, il ne restait plus qu’à y introduire ce tueur

né. Tous les participants de cette surprenante expulsion se reculaient

et observaient le silence. Lorsque le lapin cherchait à quitter le terrier,

il déclenchait un tambourinement distinctif que l’on nommait

communément dans le baragouin du chasseur la « ramelade » avant

de terminer sa course dans le ballot de fortune.

Le froid se faisait agressif, perturbant la vascularisation des

extrémités des membres et rendant toute matière peu perceptible,

ce qui était un véritable problème pour positionner correctement

l’index sur la gâchette. Cette pièce servait de relais entre la détente et

le percuteur. Par manque de sensibilité, au regard du facteur temps,

vous n’étiez plus en mesure de déclencher le tir au moment

opportun. Au cours de cette journée de chasse conventionnelle, les

petites boules de poils ne se présentèrent jamais, autrement

occupées à se blottir les unes aux autres pour générer un peu de

chaleur pour contrer la froideur du jour. Bredouilles dans les faits,

nous quittâmes le site bien rapidement sans regret dans l’intention

de nous mettre bien vite à l’abri et repartîmes avec le même

empressement à bord de la fourgonnette « Talbot 1100 » derrière

laquelle était théoriquement bien attelée la remorque des chiens,

cassant les fusils à la hâte, et après avoir précautionneusement

extrait les cartouches de plomb de la chambre.

Sur le trajet du retour, les vitres latérales et le pare-brise étaient

partiellement recouverts de buée par le phénomène de condensation

lié à la présence de l’humidité. Lorsque l’on ouvrait la bouche, une

sorte d’étrange petite fumée éphémère s’envolait dans les hauteurs

de l’habitacle et disparaissait totalement au contact du toit du

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véhicule. Les nombreux chiens, hurlaient à la mort, confinés dans

l’espace restreint de la carriole fabriquée intégralement et

artisanalement par Éric, qui disposait clairement, il faut bien lui

attribuer ce mérite, de solides compétences dans le domaine de la

menuiserie. Peut-être pressentaient-ils instinctivement un malheur

en devenir. En me retournant de temps à autres, à travers la lunette

arrière, je pouvais distinguer les museaux entrant et sortant par les

petites ouvertures circulaires qui avaient été justement conçues sur

mesure pour l’aération dans l’étape première lors de la fabrication,

pour accueillir les truffes des loulous. Arrivé à la hauteur de chez ce

voleur de Keroulen, l’un des cantonniers du village, retraité de la

fonction publique territoriale, et auquel on reprochait ouvertement

de nombreux méfaits de détournement et notamment de matériel de

jardinage au préjudice de la commune ; quelle ne fut pas ma surprise,

lorsque l’on marqua l’arrêt net au stop du carrefour de l’église, et de

voir notre remorque passer devant l’auto, avec les chiens à l’intérieur

qui hurlaient de plus belle. Elle semblait vouloir continuer de rouler

normalement sur sa trajectoire initiale, c’est-à-dire en direction du

parking de l’église, où elle s’échoua brusquement avec grand fracas

contre un banc public en contrebas. Sur le moment, nous étions

stupéfaits par le déroulement de l’action que nous n’avions pas vu

venir et par la dangerosité de cette scène irréaliste dans laquelle nous

faisions office de malencontreux figurants. Chacun s’empressa sur le

moment de sortir de la voiture et de courir en direction du crash, qui

bien heureusement, n’avait fait aucune victime, et surtout quasiment

aucun dégât matériel, ce qui fut bien rassurant pour tout le monde.

Mon père se mit à rire nerveusement. Je constatais la mise en

évidence de la grosse veine temporale sur le flanc latéral gauche de

son crâne, ce qui trahissait un état d’anxiété à son paroxysme, puis

nous lui emboîtâmes le pas sans retenue, comme des hystériques,

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plantés dans le décor à la vue de tous, sur la place centrale du village.

Ça avait au moins eu le mérite de faire effectivement jaser les

habitants dans le pays en mal de sensations fortes, et aurait pu faire

certainement et sans aucun doute d’ailleurs, l’objet d’un article dans

la rubrique des faits divers du Télégramme Breton, que cela ne

m’aurait pas surpris, compte tenu du caractère risible de l’affaire. On

ne faisait aucun cas de ma présence dans le lieu névralgique du

bourg, c’est-à-dire au bar-tabac de chez Roger. Les ivrognes et les

gens bien comme il faut, lorsqu’ils ne se confondaient pas dans leur

verre pour y voir apparaître l’hideux reflet d’un inconnu, qui était tout

sauf leur image, écoutaient attentivement à qui voudrait bien leur

apporter du grain à moudre sur cet épisode. Certains, attablés devant

leur verre respectif, les autres adossés au comptoir, prenaient en

considération les dires de nos zigomars avec un grand intérêt. Ces

conteurs improvisés, passés maîtres dans l’art de déformer les

réalités ; en apparence plus malins que les autres, déformaient à

volonté l’exactitude des faits, pourvu que cela fasse rire la galerie

encline à avaler vraiment n’importe quoi. Des anecdotiers locataires à

plein temps inventaient bien volontiers chacun une version des faits

différente, eh oui m’sieurs dames encore une de plus à ajouter ainsi

aux mille autres déjà existantes. Une mention particulière était

attribuée à celle à laquelle je décernerais la palme d’or, de loin la plus

abracadabrantesque, qui aurait voulu que la carriole eût survolé la

Talbot et eût fini sa course dans l’église le jour d’une messe. Ces

hommes un peu fourbes, à la langue bien pendue, racontaient ainsi

des « salisettes », comme on nomme les fausses histoires en patois

local, et qui, tournées de la sorte, s’avéraient être totalement en

décalage avec la réalité. Et cela m’amuserait, moi et bien d’autres,

encore bien longtemps après la survenue de l’incident.

— « Laissez-moi vous en conter une petite dernière du même

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registre. C’est promis, j’arrête avec mes anecdotes ! » Dans cette

situation hilarante à se tordre l’estomac, Éric se trouvait dans une

situation bien délicate, pris subitement d’un besoin naturel

incontrôlable et pressant, à assouvir en urgence dans la minute.

— « Je ne vais pas non plus vous faire ici l’étude analytique sur

les besoins et effets indésirables de votre organisme, mais bon il est

permis d’en rire, quand cela est amené comme suit »

— « Vous ne le savez que trop bien ! Le genre de situation

catastrophique ingérable, qui vous tombe dessus parfois sans crier

gare et qu’il vous faut contenir dans la souffrance où que vous soyez,

et sans aucune disposition matérielle qui vous permette d’anticiper

les risques imminents ? Ça n’arrive pas toujours qu’aux autres, hein,

pas vrais ? Mais au final quelle horrible sensation quand même ! »

Comme un fait exprès, ou peut-être comme un concours de

circonstances, appelons-le comme nous le voulons, le moment aurait

nécessité que tout le monde reste à son poste. En contrebas, dans le

talweg, près du ruisseau, sans se soucier du temps qui passe et des

pérégrinations humaines, l’ami Jean-Claude, alias le grand

« séquoia », était assis paisiblement sur son séant sur la souche d’un

chêne à la surface plate et lisse, tronçonnée nettement et sans

bavures, ce qui devait être l’œuvre d’une tronçonneuse puissante à la

chaîne bien aiguisée. Le barbu était égal à lui-même. Il décomposait

chacun de ses gestes dans une infinie lenteur, comme dans un ralenti

sur image dans lequel il jouait le rôle d’un personnage secondaire, le

simple figurant d’un film projeté en noir et blanc dans une autre vie,

dans lequel les scènes défilaient dans une sorte d’immobilisme

programmé. Le regard dans le vague, inexpressif, se contentant

simplement d’exister, d’être là parmi nous, comme il aurait été

ailleurs avec quelqu’un d’autre, il sortit péniblement un paquet de

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feuilles à rouler le tabac de la marque OCB, de l’une des poches de sa

veste de treillis de chasse bariolée. Sur son maigre et long visage, sur

l’instant, j’observais des rictus de souffrance, comme si ce geste sans

démesure devait énormément lui coûter. Il prit la première

prétendante qui s’offrait à lui, et la plaça délicatement entre ses gros

doigts rugueux déjà bien jaunis. Il s’apprêtait à y déposer les

monticules de tabac brun bien répartis sur l’ensemble de la longueur

de la feuille, lorsque les chiens devinrent totalement enragés, lancés

dans une course poursuite frénétique, suivis par les acclamations de

mon père qui se mit à courir comme un dératé dans leur direction ; le

visage défait, méconnaissable. Il était complètement transcendé dans

l’action : un beau et gros lièvre faisait son apparition sous ses yeux

stupéfaits, l’icône majestueuse d’un gibier roi apparaissait enfin aux

fidèles chasseurs qui l’avaient si ardemment prié et attendus comme

Dieu le père lui-même.

— « Voilà le lièvre !, voilà le lièvre ! » criait-il. Ces mots

monumentaux faisaient écho dans la vallée et annonçaient ce qui

pourrait être l’un des plus beaux trophées de la saison de chasse.

Éric, les mains dans le papier, pour ne pas dire dans autre chose, se

releva instantanément. Il ne prit même pas la peine de se reculotter,

et ainsi, vous m’excuserez l’expression « le cul à l’air », mettait déjà

l’animal en joug, lorsqu’en avançant légèrement vers l’avant dans

l’intention d’ajuster au plus près son tir, il se prit les deux pieds dans

le froc qui se contentait de recouvrir simplement et partiellement les

mollets à défaut d’ajustement. De son fusil superposé, deux coups

partirent à l’aveuglette dans les arbres au-dessus, d’où tombèrent de

ces hauteurs après coup, quelques éléments de branches bien

distincts. Jean-Claude, sans même bien comprendre la situation, dans

la position qui était la sienne dans ce moment précis, se contenta

d’une réaction à la hauteur de l’investissement que lui nous

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connaissons. Il se remit debout non sans difficulté dans la peine qui

était la sienne et arma le fusil. Il tira dans le vide puis se contenta de

le remettre à la place qui était la sienne, grosso modo apposé contre

la souche. Il avait agi ainsi, pour nous laisser penser qu’il avait une

nouvelle fois raté la cible pensant nous duper. Quelles franches

marrades avec ces loustics, qui bien malgré eux et sans le savoir

agrémentaient tous les bons moments passés en leur compagnie !

Les premières activités sportives

Dans un autre registre, il y avait aussi cet engouement du moment

pour le jeu du ballon rond. Karl, mon meilleur ami, s’était inscrit au

club de football. Je m’apercevais de ses progrès en la matière au

quotidien, lors des rencontres footballistiques à l’école, durant la

récréation. D’ordinaire, il était assez aisé de lui chiper le ballon, car

ses dribbles approximatifs finissaient toujours dans les pieds de ses

adversaires. Ces derniers temps, il n’était pas rare qu’il ne marquât

pas de buts. Ses tirs étaient devenus très puissants et plus précis,

mais surtout cadrés et pas dans les choux bien de chez nous comme

on dit par ici. Je le lui avais fait remarquer pour avoir été quelques

fois le gardien de l’équipe adverse. Voyant la fulgurance de ses

progrès techniques ; un peu lassé, je pense, de voir le fond de mon

but devenu une vraie passoire ouverte à ses salves surpuissantes, je

demandais ouvertement à mes parents de bien vouloir m’inscrire à

mon tour au club dans l’optique d’améliorer mon jeu, et bien entendu

dans l’idée de retrouver la majorité des copains de l’école. Contre

toute attente, Pascal, sédentaire de base assumé, avait rejoint les

rangs des footballers. Mes ascendants avaient accueilli la nouvelle

sans réserve et avec grand intérêt. Ils étaient ravis visiblement de

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l’acharnement dont je faisais preuve pour les convaincre de vouloir

m’y inscrire, moi qui n’avais pas été jusqu’ici un partisan de la fibre

sportive.

— « Tiens en voilà une bonne nouvelle !, un esprit sain dans un

corps sain, l’un est indissociable de l’autre, le savais-tu ? »

Je ne voulais pas contrarier mon cher Papa dans son amour propre,

car mon petit père je t’aime beaucoup tu sais, tu repasseras pour la

citation avec laquelle tu pensais sans doute m’impressionner. Les

satires de Junéval, je les ai déjà lues avec Papy. Certes, je suis un

mauvais élève, c’est un fait, mes résultats l’attestent d’eux-mêmes

avec une mention gratifiante de mauvaise volonté, mais un moment,

faut pas non plus déconner quand même !

Ce sport me plut à la seule condition que je restasse uniquement dans

les buts, sans trop m’en écarter. Je ne faisais preuve d’aucune qualité

technique intéressante desquelles devait posséder en principe un

joueur de surface. L’endurance était mon ennemie jurée, au même

titre que la souplesse, du reste. Ce sont les raisons pour lesquelles, à

proprement parler, ma place respective se voulait être dans cette cage

qui accessoirement m’avait adopté, faute de candidats intéressés. Il

fallut bien l’admettre aussi, mon surpoids me desservait et ne me

permettait pas beaucoup de dépassement physique. À partir du

moment où l’effort montait en intensité, je me retrouvais

systématiquement à la limite de l’asphyxie surtout lorsque le jeu

évoluait aux portes de ma surface de réparation. Le souffle me

manquait lors des efforts prolongés et se payait comptant. Pas simple

pour un gamin de huit ans devant peser dans les soixante kilos. La

partie n’était pas gagnée, c’était le cas de le dire !

L’entraînement débutait toujours systématiquement par un

échauffement qui consistait à courir stupidement autour d’un espace

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aménagé aux abords du stade. Alternant sans transition avec

différents exercices d’étirements qui me coûtaient un maximum

d’énergie. Dans mon esprit, le match était déjà fini. J’étais à ce

moment à zéro sur l’échelle de la motivation, en position statique, à la

manière d’un objet inerte et inanimé, planté parallèlement à ces deux

autres poteaux robustes et fiers. Ces gros tubes de ferrailles creux

semblaient n’avoir que faire de ce petit ver invertébré totalement

indifférent à son environnement, mais surtout que l’on avait

parachuté à cet endroit stratégique du terrain au milieu de nulle part.

Donc, vous l’aurez bien compris, il est inutile de préciser qu’au regard

de la situation, je dus rapidement me rendre à l’évidence que le

football en club n’avait plus aucun intérêt pour moi, et pour lui non

plus certainement ; il me le rendait bien. Pour ces raisons laconiques,

je coupai court à cette première expérience sportive non constructive.

Quelques mois plus tard, et plus précisément les samedis matins,

dans l’enceinte du gymnase pluridisciplinaire communal, dans cette

fourmilière de petits insectes de mon espèce, grouillante et à taille

humaine, je m’initiais à une tout autre discipline : le judo. Là aussi,

conduit au dojo dans ce que l’on pourrait appeler tout sauf de la

contingence, de force et sous la menace des parents qui espéraient

me faire adhérer bien malgré moi à un sport quel qu’il soit, dans

l’optique de joindre l’utile à l’agréable, et de préférence le même que

celui de mes frères, pour ne pas avoir à se disperser ces jours-là.

J’étais bien avancé avec ça ! Bon Dieu ! Ils avaient osé me faire subir

ce supplice contre mon gré, précisons-le quand même, des fois que

l’on finisse de me reprocher d’être attentiste et nonchalant, car je

n’avais pas la prétention non plus de devenir un super combattant en

arts martiaux. C’est assez surprenant finalement de constater les

habitudes décalcomaniaques, ce comportement dépourvu

d’originalité qu’ont certains parents, et qui consistent à reproduire les

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mêmes faits et gestes de ceux de leurs contemporains tels des

moutons de Panurge, et qui s’inscrivent inévitablement dans des

procédés normatifs, connus de tous et pour tous. Une fois n’est pas

coutume, la non plus parmi cette petite armée de combattants en

kimono deux pièces, je n’étais pas à la noce, avec en guise de

professeur, un attardé mental, totalement hystérique et brutal. Le

hasard avait voulu qu’il me choisisse systématiquement comme

partenaire de démonstration, et pour quelle raison d’ailleurs ? En

attendant ce guerrier féroce décérébré en tunique traditionnelle de

ninja japonais, s’en donnait à cœur joie, pour me balayer

vigoureusement avec ces techniques de combat issues des arts

martiaux nippons, allez hop, en deux temps trois mouvements te voilà

projeté comme une poupée de chiffon désarticulée, faisant le

bonheur des autres aspirants judokas, qui ensuite répétaient ces

techniques à l’infini dans l’indifférence générale de mon pauvre corps

ratatiné. Parmi ces jeunes apprentis guerriers en devenir, certains y

allaient franchement, décidés certainement à devenir des machines

de guerre, à gravir hâtivement les échelons de la discipline et à

dépasser leur maître en pratique. Au passage, soyons quand même

réalistes, il faudrait pour cela beaucoup d’années d’assiduité et

d’expérience. Dans les moments où je n’étais pas trop malmené, j’en

profitais pour engager la discussion avec un autre garçon des cours

moyens, scolarisé dans le même établissement scolaire que moi. Lui

avait déjà une bonne longueur d’avance, sa ceinture jaune orange

rapidement, ou plutôt précocement acquise pour son âge et par

l’intermédiaire de la bonne réussite aux diverses épreuves des

passages de grade forçait le respect. Cependant, il semblait cultiver

une attitude humble dans la mesure où il visait l’excellence. Lucide sur

la difficulté avant tout, il savait le chemin restant à parcourir pour

atteindre les buts qu’il s’était fixés. C’était tout à son honneur, une

vraie force de caractère dans un corps de petit homme déjà si

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robuste, bravo, vraiment quel mental ! En ce qui me concernait, je

n’avais pas du tout les mêmes prétentions et objectifs, je me

retrouvais contraint par la violence de la situation à déclencher mon

mode de préservation instinctif et défensif, en opposition à ce

déchaînement de violence. J’opposais des prétextes de tout ordre

pour ne pas servir de cobaye, un mal de dos par exemple, et tout un

tas de problèmes imaginaires. Sur ce nouveau constat, là encore, mes

compétences en la matière ne s’avéraient pas très probantes dans cet

enseignement martial asiatique, et pas du tout en phase avec ce que

l’on pouvait attendre de moi sur ce maudit tatami, enfin tout ça pour

ne pas dire qu’elles furent totalement décevantes. De plus, dans les

vestiaires, la proximité bon enfant des sportifs entre eux me mettait

assez mal à l’aise : cette situation licencieuse était fondamentalement

vécue comme une certaine souffrance par son caractère impersonnel,

et violait ma pudeur.

L’ordinaire d’un petit village

Mais cela ne serait plus un problème pour bien longtemps, car comme

tous ces samedis midi, sur le chemin du retour pour le déjeuner, ma

mémoire olfactive commençait à me conforter dans l’idée qu’une

bonne tourte aux champignons savamment préparée par les bons

soins d’une bonne cuisinière, en la personne de Maman, allait aussitôt

effacer de ma mémoire les petits désagréments causés quelques

heures en amont. Ces après-midi-là, une fois la spécialité feuilletée

dégustée et appréciée comme il se doit, et les honneurs culinaires

rendus à ma cuisinière préférée, je prenais place dans mon canapé de

compétition préféré, bien rembourré. J’aimais à me délasser de tout

ce tumulte envahissant, la tête bien reposée en arrière sur un repose-

tête très confortable, je laissais mes bras un peu endoloris par le

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stress physique subi la matinée même reposer et s’allonger

naturellement dans le prolongement des gros accoudoirs de forme

rectangulaire sculptés dans le bois massif.

Je m’adonnais progressivement à la paresse, l’esprit totalement passif,

le tout devant ma série préférée diffusée en trois nouveaux épisodes

successifs. Vous souvenez-vous de cette fiction, très en vogue à

l’époque : « V » ? La planète Terre était en proie à des invasions

d’abominables extraterrestres ectothermes, perchés dans le

firmament à bord de gros cylindres volants. Ces êtres d’une autre

galaxie et venus d’ailleurs avaient la capacité génétique de prendre les

apparences humaines, ils usurpaient sans aucune considération

l’identité de quelques terriens voués à d’atroces morts certaines et

avait la fâcheuse tendance à détester le genre hominien. Ils se

donnaient tant de mal pour mener à bien l’entreprise d’éradication

des habitants de la planète bleue, pour laquelle les stratagèmes hyper

élaborés mis en application étaient constamment voués à l’échec par

des antagonistes valeureux. Ces héros indestructibles au grand cœur

influençaient sans effort les zones moutonnières de mon cerveau

reptilien. Pendant ce temps-là, Maman tournait autour de mon

confortable vaisseau, comme une combattante. Elle avait revêtu son

armure de choc antipoussière, c’est-à-dire son tablier de corvée ; et

pour mener à bien l’exécution de la tâche, elle s’était lourdement

armée jusqu’aux dents ; en possession de son arme redoutable et

secrète qui pouvait infliger des dégâts terribles et irréversibles à ses

ennemis, le gros plumeau mangeur de poussière. Les gros amas

poussiéreux tapis dans l’ombre sous les meubles n’avaient plus qu’à

bien se tenir. Cependant, ma mère, cette adorable épouse, mère de

trois enfants, avait les pieds bien sur terre elle, et dans la vraie vie, il

n’y avait aucun doute là-dessus. Ce petit bout de femme énergique

exécutait une série de corvées ménagères sans sourciller ; ce rite

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sacré était exécuté immuablement le premier jour du week-end ;

comme une ritournelle temporelle, réglée dans la précision comme

du papier à musique.

J’attendais le moment dans lequel elle me demanderait de retirer

mes bras des accoudoirs, car elle s’apprêterait à diffuser la mousse

blanche immaculée et volumineuse de la bombe O’Cédar, qui

embaumerait l’ensemble de la maison d’une bonne odeur caustique

des pins des Landes. Cette forme de routine, d’une certaine manière,

me rassurait sur la stabilité de ce moment, figé dans l’instant d’un

bonheur simple sans superflu, de se retrouver avec Maman, et mes

frères qui, en général, jouaient à toutes sortes de jeux à l’extérieur sur

la pelouse ; épiés du coin de l’œil par Mémère qui avait un point de

vue stratégiquement correct sur l’ensemble du jardin.

Assez régulièrement, ces après-midi étaient ponctués par les allées et

venues de la ribambelle des gamins habitant les alentours, et

peuplant le lotissement. C’était l’occasion de laisser libre court aux

idées de jeux de chacun, qui pour la plupart et par souci de discrétion,

se déroulaient dans le petit bois d’en face. Ce vaste terrain naturel

regorgeait de possibilités : avec les branches des arbres dépouillés de

leur sarment feuillu, nous construisions des cabanes perchées dans

les cimes arborescentes à des hauteurs vertigineuses à l’aide de

marteaux et des différentes pointes de toute taille que nous

ramenions, après avoir détroussé les appentis et ateliers de nos pères

respectifs.

Nous organisions des batailles à tailles humaines, comme au temps

des chevaliers, divisant l’effectif global en plusieurs groupes

d’individus, afin de constituer plusieurs armées. Nous fabriquions nos

propres armes. Il s’agissait d’arcs de fortune confectionnés sur place

avec un peu d’imagination, à partir de branches souples et robustes

qui formaient le corps. Courbées, puis mise en tension juste comme il

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faut à chacune des deux extrémités, par l’emploi d’une ficelle, toute

raide et tendue. Il ne restait plus qu’à trouver des bouts de bois de

formes bien linéaires et tout à fait fins, par lesquels nous

transpercerions imaginairement et sans douleur le corps de nos

ennemis, telles des flèches au bout taillé en pointe et légèrement

biseauté, par l’utilisation d’un petit canif bien aiguisé. Il s’en suivait

alors un chahut extraordinaire qui raisonnait et faisait écho dans tout

le quartier, alertant immédiatement les riverains de notre proche

présence. Nous aimions ce lieu de prédilection où une petite rivière

comparable à un Ru traversait l’espace et s’écoulait paisiblement sans

bruit, en pleine harmonie avec son environnement ; avec pour seule

compagnie sur ses minuscules rives, des saules pleureurs bien alignés

dans la même direction. Ces arbres très rustiques aux branches

recourbées semblaient vouloir s’abreuver de ces eaux limpides et

fraîches. L’hôte ruisselante, insaisissable de ces lieux, serpentait

sereinement depuis des millénaires dans cet écrin forestier, avec toute

l’aisance de mouvement de vas et vient qu’aurait eu une invitée de

choix, qui pour ainsi dire, aurait possédé légitimement un éternel

droit d’entrée et de sortie dans une infinité de possibles.

Pourtant nous passions le plus clair de notre temps à essayer de la

contrarier par l’édification d’immenses ouvrages d’ingénierie

architecturale enfantins, bâtis de nos propres mains avec l’emploi de

terre que nous extrayions du sol des alentours. Nous façonnions cette

matière élémentaire manuellement, comme de vulgaires boules

crasseuses, ajoutées à la va-vite et pêle-mêle à l’amas boueux déjà

existant et qui faisait office de barrage à ces eaux limpides

imprévisibles que nous peinions à vouloir contenir tant bien que mal.

Malgré nos efforts pour stopper ce fluide capricieux, il reprenait

systématiquement ses perpétuels droits. Dans un premier temps,

l’eau bifurquait sur les côtés malgré les immenses remparts que nous

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avions érigés pour anticiper cette possibilité. Contrariée, elle

surenchérissait à l’infini et nous nous retrouvions en présence d’une

grosse marre qui finissait par dépasser l’ensemble de nos murailles,

reprenant aussitôt son cours naturel, comme si cela n’était déjà qu’un

lointain souvenir.

Nous avions l’honneur de recevoir parfois un invité-surprise importun,

le père Marcel, cet homme un peu farfelu, dans le genre charretier et

accessoirement débile profond, totalement irrécupérable pour le

genre humain, élu à l’unanimité par ses pairs, comme le fer de lance

des autres nombreuses figures emblématiques simplettes du patelin.

Ce curieux personnage se prêtait à de drôles et cruelles expériences

avec des animaux. Il était officiellement le castrateur canin officiel des

environs. On racontait à propos de ce barbare solitaire, qu’il nouait

des élastiques autour des parties de ces pauvres bêtes, qu’elles se

desséchaient, et tombaient tout aussi naturellement, beurk, c’était

inhumain des agissements pareils ! Sa maison hautement nichée à

quelques encablures de notre camp retranché, et où une haute haie

en bordure de lisière rendait l’accès à sa propriété impénétrable, lui

servait aussi d’observatoire. Rien ni personne ne pouvait échapper à

sa vigilance. Ceci étant, je le soupçonnais de se faire sournoisement

un malin plaisir en nous observant de sa tour d’ivoire. Un jour, parmi

nos nombreuses virées champêtres, dans cette jungle occidentale,

l’homme, un peu intrigué de nous voir en si grand nombre, descendit

de son mirador et s’avança vers nous dans l’attitude nonchalante et

décalée qui lui était propre, avec son sourire d’idiot permanent en

coin de bouche que nous lui connaissions.

— « À quoi jouez-vous, vous autres ? C’est drôle au moins ? »

L’un d’entre nous, un peu plus téméraire, lui lança sans ménagement à

la volée :

— « Occupe-toi de tes oignons et laisse-nous en paix toi ! » Mais

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l’autre n’avait visiblement pas l’intention de s’en aller si facilement

avec l’opportunité d’amuser une si bonne assistance. Rien que sa

présence m’horrifiait et le rapport de l’apologie drolatique de ses

exploits par les autres pékins, me terrifiait au plus haut point. À ce

moment précis de l’histoire, sans conteste, l’éloge de la fuite me

semblait une issue tout indiquée, sans doute le meilleur des

échappatoires possibles dans ces circonstances glauques. Ma

représentation négative de cet ignoble individu était égale à celle de

Mémère. Elle prétendait, pour bien le connaître depuis un certain

temps déjà, que le chien noir qui apparaissait à la lisière du bois lui

avait fait barrage et lui avait volé son âme dans ces premières années

de vie. Cette histoire locale, peut-être inventée par les gens du cru,

prétendait que tout passant stoppé sur son chemin à l’entrée de la

forêt par l’énorme laquais du diable, cette créature surnaturelle à la

robe sombre, était foncièrement mauvais, et que la bête lui aspirait

illico son mauvais fluide vital et corrompait son âme de mortel pour

toute une vie.

— « Moi aussi je sais faire des trucs incroyables, vous voulez que

je vous montre de quoi je suis capable ? » Entre nous je n’étais pas

très disposé à voir quoi que ce soit d’extraordinaire ce jour-là, et

encore moins venant de cet abject personnage. En revanche, les

autres gavroches n’attendaient que cela, du spectacle à n’importe

quel prix, ils en voulaient du rocambolesque, ces oiseaux rares !

Voyant l’enthousiasme général suscité en sa faveur, il s’exécuta donc. Il

sortit de l’une des poches droites de sa vareuse, ce vêtement

traditionnel marin relativement répandu dans la région, qui est une

sorte de courte blouse de grosse toile ; un gros crapaud vilain et trapu

tout baveux, couvert d’immondices inégales, ces pustules étant

réparties inégalement sur le dos brillant tout poisseux du batracien.

Simultanément, il tira un gros cigare du gabarit que l’on appelle

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communément « barreau de chaise » de son autre poche latérale, et

le porta aussitôt à ses lèvres. Il l’alluma tout simplement à l’aide d’un

briquet tout en expulsant de sa bouche deux ou trois filets de fumée

blanche bien rectilignes, qui formaient au-dessus de nos têtes un voile

opaque masquant sur le moment ce laid visage. Après avoir au

préalablement bien tiré dessus pour rendre l’extrémité

incandescente ; et bien, figurez-vous que sans hésitation, il

l’introduisit dans la gueule de la bestiole. D’autres inventions de

l’esprit des gens d’ici laissaient supposer que notre Bufo, le nom

scientifique, opposé au nom vernaculaire ambigu donné en français,

éclatait absolument de toute part ; eh bien non, pas du tout !, il n’en

était rien de tel !, il se contentait d’augmenter son volume, lié à l’effet

d’agression qu’il subissait, réaction naturelle pour faire fuir l’agent

causal, et de recracher péniblement le peu de fumée qu’il avait

aspirée. Le groupe avait réagi à chaud en riant d’une manière générale

à la démonstration ; avec un peu de recul, lorsque nous en reparlions,

cela nous semblait un peu moins amusant, sans grand intérêt à vrai

dire.

Parfois, nous étions aussi de sales gamins perturbateurs, à l’heure où

la France s’agitait sur le tango, si vous vouliez vraiment vous régaler il

fallait demander « Miko » les glaces prestiges de la patrie, et sans

hésiter, comme disait la voix de la réclame. Avec l’achat des glaces et

des sorbets de la marque, chez « Unico » vous vous voyiez offrir un

chapeau de papier à son effigie. Lors de nos rodéos sauvages dans les

rues étroites de nos quartiers, nous arborions fièrement celui-ci,

comme un objet d’exception déposé délicatement sur nos petites

têtes de piafs, hautement installés sur les selles des vélos de la

marque « BMX ». C’était comme appartenir à une armée de mini

chevaliers courts sur pattes, montant de fidèles destriers à deux

roues, ce qui me donnait le sentiment d’être un fantassin au service

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d’une troupe de l’arme de la cavalerie. Nous en profitions lors de nos

croisades bruyantes, pour harceler la voisine, une mégère savante, de

sa condition de professeur de Français à la retraite ; sacrée typesse

qui ne s’en laissait pas compter si facilement. Elle fut immédiatement

prise en grippe à son arrivée dans le lotissement par l’ensemble du

groupe pour nous avoir réprimandés avec vigueur, un mercredi après-

midi, lors de nos jeux habituels dans le parc. La vieille nouvelle

arrivante provenait de Brest. Elle nous reprochait ouvertement de lui

casser les oreilles par nos cris incessants. Elle vivait seule cette vie

d’ascétisme, dont l’acceptation ne posait manifestement aucun

problème, recluse dans sa maison, passant ces journées à la

préparation d’un éventuel état de siège, au vu de la quantité des

boites de conserve qu’elle stockait dans toutes les pièces de sa

forteresse. Comment savais-je cela ? Pour avoir été lui souhaiter la

bienvenue pardi !, avec l’ensemble de la famille ; comme le veulent les

traditions et le savoir-vivre des gens bien comme il faut, voyons ! Et en

effet, pour répondre à cette bonne femme atteinte d’un syndrome de

persécution, la riposte ne se fit pas attendre. Intentionnellement,

nous déployions sur le terrain, toute la logistique, c’est-à-dire tous les

moyens imaginables à notre disposition, pour lui rendre la monnaie

de sa pièce. Je me souviens de la fois quand, sur les ordres du chef du

jour, chacun d’entre nous était prié d’amener sur le champ un

instrument de musique de son choix, quel qu’il soit. Pour cette

représentation improvisée de dernière minute, l’orchestre

symphonique amateur s’était regroupé dans le parc derrière chez elle,

sans la moindre partition, ni de chef d’orchestre de circonstance pour

diriger les musiciens en herbe. Un concerto improbable et totalement

improvisé duquel jaillissait une pléiade de sons stridents émanant des

flûtes, majoritaires, se fit entendre et tortura en musique les tympans

de tous les riverains. Tout ce tintamarre extraordinaire débuta dans la

chaleur de l’après-midi d’un jour d’août, alors que les corps humides,

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soumis à cette fournaise, transpiraient de tous les pores.

L’effet de surprise espéré l’avait totalement enragée. La réaction

escomptée fut immédiate : à cette heure bien avancée de la journée,

elle sortit de sa fortification dans son plus simple appareil ; elle était

tellement excédée qu’elle en avait oublié de se revêtir comme les

circonstances l’auraient exigé, elle dut s’y prendre à plusieurs reprises

pour arriver à notre hauteur. Elle avait, dans l’empressement de sa

course assez désordonnée et chaotique, pareille à celle d’un chien

aveugle, certainement chuté trois ou quatre fois, avant d’atteindre son

objectif. Elle se faisait du mal, cette bonne femme, en traversant la

totalité de ce jardin tout en longueur, les pieds nus ensanglantés,

chargés d’épines, pris à contre-pied dans les herbes hautes et les

ronces qui envahissaient bien volontiers ces lieux par défaut

d’entretien. Elle nous chargeait du regard tel un fauve enragé prêt à

bondir sur nos faibles carcasses, le visage décomposé par la haine

— « mais alors mes amis, quelle franche rigolade elle nous

offrait là ! »

La situation du constat d’échec scolaire dans lequel je me trouvais à

présent au deux tiers de l’année semblait ne plus pouvoir évoluer en

ma faveur. Je me rendis bien vite à l’évidence, la chute serait

irréversible et d’autant plus profonde, je serais condamné à redoubler

la classe. Remarquez !, ce n’était qu’un juste retour des choses,

jusqu’ici je ne m’étais contenté que de naviguer au-dessus des

contraintes scolaires en activant la commande du mode pilotage

automatique ; autant dire qu’il n’y avait plus de pilote à bord !

Qu’importe, cela ne comptait pas, ou si, pour du beurre. J’aurais bien

l’occasion de me refaire l’année prochaine. D’une certaine manière, il

faut bien le reconnaître, j’avais déjà une longueur d’avance sur les

futurs élèves qui viendraient augmenter l’effectif de la classe de CE1

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l’année prochaine. Et comme une bonne nouvelle ne vient jamais

seule et en amène d’autres dans sa houache, il paraîtrait, selon les

dires de la boulangère, qui s’était entretenue comme à son habitude

derrière son comptoir avec des parents d’élèves, que mon cher maître

adoré, pouvait prétendre à son droit à la retraite pour les services si

bien rendus à la nation.

— « Alors, vous le voyez bien, tout n’est pas encore désespéré, il

faut être parfois en mesure de reconsidérer les faits sous un autre

angle ! »

Papy en homme de principe qu’il était, avait beaucoup de mal à

accepter la situation. Il vivait cette réalité dans une sorte de déni : il

voyait certainement dans son petit fils prodige, plus exactement dans

ma personne, un élève prometteur. Sur ce coup-là, sa présomptueuse

ennemie, que l’on nomme ici vanité m’avait déjà propulsé, à peine la

moitié du cours primaire achevé, dans les plus hauts sommets de ses

désirs. Désemparé à l’idée de me voir irrécupérable pour la bonne

société, il s’était entretenu avec mon maître dans l’espoir de redresser

la situation, malheureusement, elle était devenue si catastrophique

tant sur le plan des résultats que du savoir-être, qu’aucune autre

décision ne pouvait être envisagée dans l’état actuel des choses.

Néanmoins, il ne pouvait être dans l’acceptation de ce triste constat.

Fondamentalement, il n’était pas homme non plus à baisser les bras à

la moindre difficulté. Il pensait que l’attitude dans laquelle je me

trouvais changerait favorablement bien assez vite et laisserait la place

à une prise de conscience bien proche. Cet homme d’esprit raisonnait

empiriquement, à travers l’expérience. Il savait au fond de lui que

toute chose, peu importe ce qu’elle était, demandait à évoluer pour

ce qu’elle était. Par cette conclusion irréfutable, il était bien décidé à

contrarier ce destin, et d’y changer le chapitre de mauvais présage

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dans lequel je me destinais sans d’autres options possibles, et sans

que je m’en rende compte immédiatement. Ce généralissime hors pair

avait établi un plan, lequel consistait à me sensibiliser à moyen terme

à la connaissance générale, à travers l’étude et la lecture des écrivains

majeurs, dans une cadence effective allant de deux à trois séances de

travail par semaine. Cela s’articulerait par l’apprentissage de la

relation de l’auteur à ses œuvres et de la compréhension du texte. Ces

chefs d’œuvres immémoriaux, ils me les rendaient accessibles, en

établissant des fiches de lecture, dans chacune desquelles il avait

établi une synthèse constructive. Ce procédé s’avéra être un choix

plutôt judicieux, permettant ainsi d’écrémer judicieusement tous les

passages techniquement très difficiles et un peu trop longs, avec des

mots compréhensibles, qu’un enfant de mon âge était en mesure de

pouvoir aisément assimiler. Il faisait en sorte de cette manière, par

cette mécanique et belle gymnastique organisationnelle, d’établir

systématiquement les liens de cause à effet. Ainsi, je ne perdais pas le

fil de l’histoire. Le résultat me permettait désormais de rester attentif

un peu plus facilement tout en ne me décourageant pas.

Inconsciemment, il modifiait les codes et les schémas de ma structure

mentale, en amenant l’esprit à assimiler des connaissances d’une

manière différente. De la philosophie première et de toutes les

suivantes, en passant par le genre littéraire, tout pouvait y passer, et

je prenais un réel plaisir à lire et à partager ces moments très

privilégiés en la présence de cet être érudit et nécessaire que la

loterie universelle m’avait offerts en guise de grand-père. Dans un

deuxième temps, un axe d’effort supplémentaire avait été apporté aux

mathématiques, mon talon d’Achille (à la limite de la rupture) ; papa,

un peu contrarié par la tournure des évènements, avait contribué lui

aussi à sa manière à vouloir remettre le navire à flot et, dans la

pratique, il ne se ménageait pas lui non plus. Cette vilaine bête noire

abrutissante qui me collait à la peau était devenue l’ombre insidieuse

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de mes déboires. Elle me rappelait sans cesse l’existence bien réelle

de mes faiblesses, et s’immisçait perfidement dans les méandres de

ma chair, me fragilisant toujours un peu plus à chaque nouvelle leçon.

Mes frères, eux aussi voulurent contribuer comme ils le pouvaient à

l’entreprise avec la majorité du peu de connaissances dont ils

disposaient, à vouloir me remettre sur le bon rail. À leur niveau, et en

règle générale, ils n’avaient pas de difficultés particulières

d’assimilation. C’était adorable de la part de ces petits bonshommes,

et également tout à leur honneur, mais avec deux classes devant eux,

je possédais encore une bonne longueur d’avance sur le programme.

Avec un tel déploiement de bonnes volontés à mon service, et un tel

enthousiasme général à vouloir me propulser vers l’avant, porté à bras

le corps par l’ensemble des membres de la famille, il aurait été difficile

de les décevoir. Oui, je dis bien l’ensemble de la cellule familiale,

exceptée mémère dont je n’étais pas véritablement et de loin le

préféré ; et je le lui rendais bien parfois d’ailleurs, il faut le dire,

n’ayons pas peur des mots, appelons tout simplement un chat un

chat. La fin de l’année scolaire confirma définitivement ce qui avait

déjà été pressenti à partir du deuxième trimestre, le redoublement

n’était plus une option, mais une réalité à laquelle il faudrait faire

face. Malgré cela, je restais imperturbable et stoïque, et ne changeais

rien à ma ligne de conduite, surtout que les journées ensoleillées se

faisaient de plus en plus nombreuses, avec des températures tout

aussi agréables. Cela laissait présager de belles grandes vacances en

perspective.

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Les grandes vacances et l’escapade dans le Finistère

L’année écoulée était sans condition refoulée dans les oubliettes de

ma mémoire, un songe sans consistance en totale déliquescence ;

dénaturé par un cortex cérébral complètement déstructuré, que

j’envoyais d’un simple revers de la main valser séance tenante comme

un tas de particules élémentaires dans tous les recoins de ce vaste

univers, dans l’optique de rejoindre le néant, sa place légitime.

Laissons donc notre imagination opérée et décidée de ce que seront

nos plaisirs, à bas les contraintes conformistes des obligations sans

saveur. En ce qui me concernait, j’étais bien décidé à laisser mon

esprit vagabonder librement vers de nouvelles complaisances.

Cette année, pour la première fois de ma toute jeune vie, de celle

d’un garçonnet de huit ans, un petit homme mesurant environ un

mètre cinquante de haut, les vacances d’été du bord de mer seraient

supplantées par un périple dans les monts d’Arrée, et plus justement

dans le pays des Montagnes noires de l’arrière-pays breton. Mes

parents, oncles et tantes avaient cédé à l’insistance répétée de nos

désirs revendicatifs, et avaient dû abdiquer sous l’effet d’une pression

permanente. En effet, depuis plusieurs mois, à force de persévérance,

ma petite pomme, mes frères et mes cousins étions subjugués par les

histoires mystérieuses et incroyables que Papy nous avait rapportées

à propos des beaux jours d’insouciance de sa jeunesse passée, au sein

de ce pays qui l’avait vu naître, lui et ses trois fils. De la curiosité s’était

immiscée volontairement dans nos petites cervelles de moineau, sa

parfaite rhétorique nous tenait en haleine, toujours dans l’attitude qui

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était la sienne, en déclamant haut et fort ses aventures pittoresques,

magistralement illustrées par une impeccable gestuelle théâtrale à la

mesure du personnage qu’il était. Une concordance en parfaite

symbiose entre l’illustration d’une expression corporelle, et le débit

des flots de paroles qui s’y référaient. Bon, même si parfois il donnait

aussi l’impression de s’emballer un poil, peu importe, il était comme

ça Papy : il savait joindre l’émotion à l’art.

Fallait-il y percevoir dans ces moments réunificateurs, un dessein

intentionnel, délibérément monté de toutes pièces par notre grand-

père ? Une sorte de moyen détourné qui consisterait à modifier nos

habitudes ? Était-il en mal du pays ? Je n’en avais absolument aucune

idée. Après tout, peut-être nous racontait-il ses mémoires pour le

simple fait de vouloir nous rendre compte de ce qu’avait été son

existence dans cette époque révolue.

— « Nostalgique, me diriez-vous ? Oui, il l’était, c’était aussi un

grand sentimental ».

— « Vous ne le savez que trop bien, les enfants s’inventent

beaucoup d’histoires eux aussi. Tout est matière à interprétation à cet

âge, la logique enfantine cherche à comprendre pourquoi les mêmes

causes produisent les mêmes effets, c’est bien connu. De plus, les

perceptions évoluent avec l’expérience des sens, de l’intuition, de la

place de chacun de ces êtres, dans les rapports qu’ils perçoivent avec

ce monde et leur environnement immédiat »

Pour ma part, les choses étaient ce qu’elles étaient. Elles

m’apparaissaient sous un angle de vue qui nécessitait d’intégrer de

simples raisonnements ; je ne pouvais être que sceptique.

L’existence, je me la représentais ainsi :

Dans celle-ci, tout commençait par la prestation d’un magicien, qui

n’était ni plus ni moins que l’univers et son infiniment grand, et à la

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fois son infiniment petit, où tout s’oppose et se recompose. Ce

prestidigitateur hors normes et inconscient du temps qui passe

interprétait son spectacle sur les planches d’une scène qui

représentait l’équilibre, dans un grand théâtre bondé de spectateurs

qui se trouvaient être le monde et son environnement. Dans cette

exhibition extraordinaire, pour réaliser ce tour existentiel, il disposait

d’un chapeau dans lequel, tapis dans l’ombre, existait un lapin en

devenir, qui devrait faire son apparition tôt ou tard dans le grand

monde des hommes, à la vue des curieux ; poussés volontairement

dans les retranchements de l’impatience par cet artiste de l’illusion.

Dans ce chapeau haut de forme, précisons-le, seul le vide dominait, et

plus l’expérience avançait dans le temps, plus le lapin devenait visible,

et enfin le couvre-chef retiré par une main experte, dans un

mouvement rapide et précis, laissait l’exclusivité à l’apparition d’un

petit amour à poil soyeux, qui devenait subitement le centre d’intérêt

de l’assistance.

— « Enfin, me direz-vous, pour conclure mon raisonnement ou

mon illustration si vous préférez, je vous laisse libre de décider de ce

qui vous convient le mieux, n’est-ce pas ? »

Dans l’absolu mystère des créations de l’univers, ce lapin qui n’en était

pas un, était un nouveau-né du genre humain. Plus ce petit corps rose

de peau et frêle d’apparence sortait de ce chapeau, plus il grandissait

physiologiquement et intellectuellement, jusqu’à ce qu’il en sorte

intégralement devenant un adulte et libre de sa destinée. Entre le

début de son apparition et l’inexistence du chapeau qui disparaissait

lui aussi par je ne sais quel tour de magie, il était intrinsèquement ce

qu’il était, c’est-à-dire pur et non corrompu par les mœurs et les

lumières malsaines de ce monde qu’il distinguait pour ce qu’il lui

apparaissait vraiment, et à travers ses propres yeux. Il pouvait ainsi se

faire sa propre opinion des évènements auxquels il était confronté par

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109

la force des choses, et bien malgré lui. Et malheureusement pour

notre bébé qui devenait déjà un petit homme, au fur et à mesure de

l’évolution, il devenait corrompu et influençable ; il perdait la faculté

de voir et de réfléchir par l’intermédiaire de ses propres sens,

influencés par le regard et l’expérience des autres âmes.

Lorsque nous étions tous réunis à la demande du sage, repus par la

consistance de ces repas dominicaux fédérateurs, nous nous

installions bien sagement comme des disciples autour d’un être

d’exception, tous assis en arc de cercle dans la salle de lecture autour

du vieux singe savant qu’il était.

Dans un silence absolu, pareil à des statues miniatures solennelles,

l’instant se figeait sous le poids des mots, tout l’ensemble de ces

magnifiques descriptions détaillées, dans lesquelles il apportait un

soin scrupuleux à recomposer les souvenirs que sa mémoire gardait si

jalousement dans de profonds abîmes refaisaient surface et

illuminaient ses yeux. Ces éléments nécessaires à la compréhension,

ces bribes du passé qu’impliquait la découverte de vestiges

remarquables dans leur globalité, devenaient progressivement le

centre de nos préoccupations. Il y mettait du cœur, semblablement à

l’image d’un architecte faisant l’inventaire des micro-éléments

intemporels découverts les uns auprès des autres, fouillant

scrupuleusement avec un infini soin les sols antiques d’un site

légendaire, dans un espace laconique que l’histoire prenait soin de

dissimuler secrètement, pour protéger son œuvre jalousement

gardée.

La passion nous transportait progressivement dans le prolongement

de ses récits, dans cette époque dont nous aussi aurions pu être ce

petit garçon des temps disparus de sa description, car le personnage

était attachant, au même titre que ses pérégrinations dans l’immense

étendue et terrain de jeux de cet indomptable ouest sauvage qui se

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110

voulait énigmatique à travers ses diverses légendes.

À l’approche de l’échéance, chacun organisait la trame du séjour,

collectant à son niveau les informations concernant l’aspect festif et

ludique des environs de la villégiature, ce qui conditionnerait le bon

déroulement de notre échappée collective dans les terres du milieu.

Papy était à la manœuvre de l’hébergement, un coup de téléphone

aux copains des quatre-cents coups suffisait, car dans cette

perspective de réunions de ces êtres chers, plus rien ne pouvait

contrarier ces retrouvailles. Les autres trublions qui possédaient pour

la plupart des biens immobiliers à la location étaient toujours

enchantés de recevoir un camarade de longue date et les siens.

D’ailleurs, mes oncles se réjouissaient vivement aussi à leur tour de

revoir leurs amis d’enfance. Ils s’étaient déjà tous projetés dans des

intentions de fêter l’évènement sur place. Mon père, ce marcheur

chevronné, comme les deux autres, avait pris soin de définir des

itinéraires de marche. Il avait sélectionné prioritairement ceux qui

seraient accessibles à l’ensemble des participants, dans la mesure où

il considérait que les randonneurs les plus aguerris devaient s’adapter

aux plus faibles en fermant la marche. Concrètement, dans la

pratique, la base de départ se situait à Plounéour-Ménez, un petit

village finistérien dans le cœur du parc naturel et régional

d’Armorique. Depuis ce carrefour stratégique, il était possible de

découvrir l’ensemble des grands espaces naturels et sauvages des

monts d’Arrée, et d’atteindre les sommités environnantes, dont le plus

connu est appelé le Roc’h Ruz qui culmine à environ trois cent quatre-

vingts mètres et des poussières.

— « Je ne vous dis pas les proportions que cela prenait ! Il y avait

de l’euphorie collective dans l’air ! »

D’une certaine manière, j’avais la nette impression que nous, les

rejetons de nos vieux, venions de faire sauter des charnières invisibles

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111

d’une barrière inexistante, d’une occasion qui ne s’était jamais

présentée jusqu’alors, à laquelle aucun d’eux n’avait osé utiliser la clé

du bonheur de ce plaisir réunificateur, de lâcher-prise des habitudes

et de se revoir enfin. D’aller au-devant des autres sans retenue, ces

amis d’enfance représentés jusqu’ici par des ombres du passé. D’une

certaine manière, n’avaient-ils pas peur inconsciemment de se

confronter à des changements qui ne leur renverraient pas les mêmes

images matérialisées de leurs jeunesses d’autrefois ? Pendant toutes

ces années durant lesquelles chacun s’était affairé aveuglément à son

devenir, le temps lui, dans l’usure éternelle que nous lui connaissons,

s’évertuait sans préméditation à anéantir la matière. Il avait pris soin

de mettre son plan immuable à exécution.

Dans cette optique, ils s’octroyaient la possibilité de combler les

nombreux effets nostalgiques qu’ils avaient dû en principe ressentir à

certains moments de leur existence, ou peut-être encore, d’apaiser

également certains troubles des humeurs, ces sensations

mélancoliques. De rattraper si l’on peut dire un peu de cette variable

inconsistante, en levant toutes les appréhensions. C’était salvateur :

nous ressentions des changements opérés dans les chairs de nos

géniteurs, de simples attitudes aux comportements étrangers que

nous autres, étions en mesure de constater chaque jour passant.

Parfois très fugaces, elles trahissaient bien justement leur état

d’esprit. Le samedi soir, avant le coucher, lorsque nous dormions tous

exceptionnellement dans la grande chambre des invités ; après un

début de réflexion un peu avorté, nous avions tous constaté ces

bouleversements. Ce jour tant espéré que l’ensemble de la

communauté attendait avec une impatience remarquée, nous y étions

enfin. Les véhicules mis en ordre de marche, dans lequel vous

connaissez déjà le positionnement de chacun d’eux, pareil à

l’organisation paramilitaire dans les colonnes de déplacement d’une

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armée, s’apprêtaient à faire route à destination de la nouvelle

villégiature, de laquelle nous étions séparés par une distance

d’approximativement trois-cents kilomètres de l’est à l’ouest. Nous

nous expatrions de nos banales petites vies, l’espace d’environ trois

semaines. La météo capricieuse ne nous épargnait pas : un vent de

nord très agressif s’était levé en fin de matinée. Le ciel semblait fâché

après nous. Était-ce lié aux changements de marées ? Pour ce qui était

du domaine des croyances locales, les anciens loups de mer de la

région savaient prédire le temps par rapport aux mouvements liés au

flux et reflux des marées. Ils étaient aussi en mesure de pouvoir

déterminer quels seraient les impacts des changements climatiques

occasionnés à venir en rapport à ces phénomènes assez récurrents, et

cela exclusivement pour les zones concernées. Il ne pouvait en être

autrement : il aurait fallu se mettre à la place qui était la leur, et

remettre les savoirs en l’état de leurs connaissances en la matière, et

surtout dans le contexte de l’époque. À préciser que de leur temps, il

n’y avait pas de communauté scientifique qui avait la possibilité de

rationaliser objectivement les mouvements des marées. En outre,

dans le domaine du scientifique que nous connaissons aujourd’hui

avec les notions et moyens actuels, on explique cela par des causes

rationnelles. Il paraîtrait qu’il n’y aurait pas de science exacte ! Cette

manifestation est démystifiée par le fait qui résulte de l’attraction

gravitationnelle de la lune et du soleil sur les mers et les océans. Les

grandes marées se produisent à la faveur des facteurs astronomiques

spécifiques (alignement des astres, position particulière sur les

orbites).

— « Au passage, entre nous, allez expliquer ça de but en blanc à

nos vieux têtus, vous ! Ça reviendrait comme qui dirait à leur

expliquer qu’au-delà des océans, il n’y a plus de terre, ma doué

beniguet ! Vous risqueriez de vous faire assommer sur place, et vous

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n’auriez certainement pas le temps d’en placer une autre de ces

explications saugrenues » le vent avait légèrement faibli, mais en

ayant laissé en contrepartie la place à un vrai déluge, qui s’abattait

maintenant sur nous sans crier gare. Une intermittence de pluies

diluviennes, de trombes de grêle ; et sans transition et contre toute

attente, les éléments s’étaient calmés de la même manière. Ils

laissaient présentement la place à l’alternance d’un ciel de traîne, et

un peu de terrain à de timides éclaircies qui pointaient timidement le

bout du nez, fébriles, entre deux nuages. Ces conditions

météorologiques défavorables mettaient beaucoup en difficulté les

conducteurs qui manquaient d’un peu d’expérience ; non habitués à

lutter contre ces intempéries dans la longueur de telles distances.

Quand on s’évertue à répéter qu’en Bretagne le soleil peut faire son

apparition plusieurs fois dans une même journée, et qu’il n’est pas

rare d’y trouver les quatre saisons dans un laps de temps défini. En ce

qui me concernait, je me régalais stricto sensu, des nouvelles

diversités de toutes sortes que nous étions amenés à rencontrer sur

les abords des routes. Il est vrai que je n’avais jamais posé les pieds à

plus d’une cinquantaine de kilomètres de la maison. Sur notre

passage, j’avais cette impression assez vague qu’ici, les gens étaient

probablement différents quant à leur manière d’être et de se

comporter, un peu comme les extraterrestres des autres planètes.

Une palanquée de questions émanait les une derrière les autres et

dans tous les sens possibles de mon for intérieur. La traversée

jusqu’au département voisin me paraissait être un sacré périple

extrêmement ardu, pour ne pas dire super méga compliqué. L’envie

me pressait enfin d’arriver à bon port, et de découvrir le pays chéri de

Papy. Quatre bonnes heures plus tard, nous garions le convoi dans

une grande cour parsemée de gravillons tout roses, bordée dans

l’ensemble de sa superficie par une belle et grande haie rouge, où

boutonnaient des fleurs de couleur mauve clair en forme

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114

d’entonnoirs. L’expression de mon visage en aurait probablement

surpris plus d’un ; l’excitation à la vue d’une telle bâtisse me mettait

dans tous mes états. Ceci se traduisait par des gestes insensés et

désordonnés ; plausiblement l’héritage d’un toc très certainement

acquis de la carte génétique familiale, amplifié dans mes premières

années de vie. Pouvant être perçu en somme, pareillement à l’image

d’un psychotique étant en proie à des bouffées délirantes aiguës ;

classé d’illuminé à l’unanimité d’un jury d’experts en psychiatrie, et

pour lesquels « bon pour l’internement », aurait été la conclusion

médicale. Ce fut un effet de surprise total produit par une réaction

disproportionnée et inattendue face à une telle stupéfaction ; comme

l’aurait été très certainement n’importe quel môme de mon âge. Ce

qui se trouvait juste devant moi, cette grandeur curieuse et

majestueuse que je n’aurais jamais pu imaginer, s’érigeait là comme

un édifice architectural majeur juste pour le plaisir de mes yeux.

C’était juste incroyable.

De ce grand moulin restauré du 15e siècle, et transformé en

habitation, où l’on avait conservé l’esprit originel, on pouvait

distinguer sur son côté gauche une grande roue à pignon de gros

diamètre de l’époque. Dès notre arrivée, son propriétaire en sortit par

une minuscule porte latérale. Un petit bonhomme d’une soixantaine

d’années, ficelé et comprimé comme un saucisson dans ses habits ;

bien rondouillard, avec une grosse tête couverte d’un béret de marin,

comme possèdent les matelots de la marine marchande. Sur cette

affable caboche, deux pommettes proéminentes bien rosées étaient

mises en évidences, contrastées un peu plus bas par une moustache

taillée à l’impériale. À l’image de son portrait, une grosse et grave voix

sonore s’exprimait avec aisance, ce qui lui conférait bien volontiers

l’allure d’un type un peu débonnaire.

— « Tiens mon cher ami, te voilà enfin, viens donc par ici que je

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115

t’embrasse, j’ai quelque chose d’intéressant à te montrer, vieille

canaille ! »

C’était l’entrée en matière, que voulez-vous ! Cela laissait penser qu’ils

avaient certainement pas mal de bon vécu à leur actif. Nous eûmes à

peine le temps de nous saluer qu’ils partaient déjà en direction du

grand jardin, bras dessus bras dessous comme deux illustres papys

coutumier des fameux trois cents coups et qui avaient encore

beaucoup d’histoires à se raconter. Ils nous plantaient là comme les

vulgaires figurants d’un film débutant, qui peinait à vouloir captiver

ses spectateurs, dont nous étions aussi nous-mêmes, assis au premier

rang, condamnés à visionner le court métrage que nous n’avions pas

choisi pour ce qu’il était. Ce film, que nous avions sélectionné de

l’intérêt général pour l’attrait de son synopsis, était un peu à l’image

de deux parrains mafieux, qui se devaient de régler leurs petites

affaires juteuses tranquillement, à l’abri des regards indiscrets. C’était

d’une certaine manière comme si plus rien autour ne comptait et

n’avait d’importance à leurs yeux. De la position dans laquelle je me

trouvais, dans le milieu de cette grande cour, j’étais en mesure de les

observer s’éloigner peu à peu vers la serre végétale en contrebas. À la

vue de cet extraordinaire jardin unique en son genre, je m’avançais de

quelques pas ; quand ils venaient tout juste de franchir un petit pont

de pierre de granit rose arqué, joliment bâti dans l’espace idyllique de

cet éden terrestre hors du temps, et dont une large et profonde

rivière venait troubler l’impassible quiétude. Ces deux énergumènes

avaient certainement de quoi alimenter l’écriture d’un roman tout

entier, et peut-être encore d’autres projets en devenir. Lorsque je puis

discerner dans le silence, le bruit strident de deux verres

s’entrechoquant, porté jusqu’à mes oreilles par la légère brise

océanique qui commençait à se lever. Ils ne devaient plus se quitter

du séjour ces deux-là.

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116

De l’étage du moulin à eau réhabilité, la bonne femme de l’officier-

marinier apparut par l’ouverture d’une fenêtre. Elle nous invita à

entrer et à prendre possession des chambres qu’elle nous avait

allouées, histoire de nous débarrasser de nous soulager de nos lourds

effets personnels, entassés dans de grosses malles devenues pour le

coup un peu trop encombrantes. Elle nous embrassa vigoureusement

et enlaça Mémère bien tendrement, avec un large sourire sincère qui

démontrait bien des affinités existantes entre elles aussi. Elle nous

pria de prendre place sur les chaises autour d’une grosse et épaisse

table, d’une sacrée longueur, comme celles que l’on pouvait trouver

dans les châteaux, sur laquelle étaient déposés à chaque place

respective les couverts d’un service à café de porcelaine de renom,

exclusivement fabriqué d’une manufacture célèbre de la région.

D’autres grandes assiettes de ce service, disposées dans un ordre

symétrique dans toute la longueur, contenaient toutes sortes de

petites pâtisseries sucrées locales composées de petits palets bretons

au beurre, des galettes sucrées du pays, ainsi que de généreuses parts

de kouign-amann qui sentaient fortement le beurre et le sucre, étant

également les principaux ingrédients de ces préparations. Rien à

redire, l’accueil était des plus chaleureux et des plus prévenants. Nos

hôtes, d’une très agréable compagnie, avaient largement contribué à

la bonne réussite du séjour. Le meilleur moment de la journée, sans

conteste, était le soir, lors des dîners en extérieur, quand la météo du

jour était favorable et le permettait ; installés tous ensemble sur la

grande terrasse qui dominait largement les deux flancs de la proche

vallée en fond de cadre du jardin pittoresque. Entre deux des grands

discours solennels à rallonge des hommes, l’hôtesse, en la personne

de Madeleine, dont la personnalité était un peu plus nuancée, un peu

plus effacée que son cher et tendre ; d’ailleurs ce gouailleur tout en

bagou, nous transportait très aisément lui aussi dans ses histoires

hallucinantes. Notre logeuse, ce petit brin de femme discret, nous

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117

avait expliqué de quelle manière elle et son mari exploitaient

commercialement ce petit royaume majestueux, transformé en

chambres d’hôte, activité qui se voulait suffisamment rentable pour

en vivre et quasiment analogue à une retraite additionnelle en

quelque sorte. Mais ce qui nous avait le plus touchés, c’était le fait

qu’ils nous avaient réservé ces trois semaines, s’amputant

potentiellement d’une rentrée d’argent indispensable en haute saison.

Dans ce moment-là, le mot amitié prenait alors tout son sens, et

finissait de nous convaincre sur la réelle bonté foncière de ces

charmantes personnes à qui nous avions affaire. En ce qui me

concernait, j’alternais les activités de jour entre mes loisirs et les

randonnées sauvages avec l’ensemble des séjournant qui se mêlaient

parfaitement les uns aux autres, en agissant ainsi j’étais conscient

d’apporter pleinement ma contribution personnelle au bon

relationnel des individus entre eux. Avec une large préférence quand

même pour la pêche dans la rivière d’André et de Madeleine,

ressentis comme un indispensable relâchement qui me permettait

aussi de me questionner sur la profondeur de l’essence de toute

chose. C’était vraiment merveilleux, moi qui étais un inconditionnel et

un passionné, j’étais à mon affaire. De plus, cet espace fluvial avait la

particularité de ne pas être payant, selon la règle qui stipule que

chaque parcelle de terrain privé traversée par un cours d’eau naturel

autorise la libre jouissance de celui-ci par son propriétaire. Comme un

fait exprès, Jean était un pêcheur à ses heures perdues, ou plutôt un

pêcheur du dimanche, qui possédait une belle collection de cannes,

qu’il entreposait soigneusement dans la réserve, d’où il ne perdait

jamais de vue l’affluent toujours apparent à travers une grande et

longue verrière. Dans la fraîcheur de la nuit tombante, il n’était pas

rare que nous rentrions en intérieur, plus exactement au salon qui

était orienté plein sud, et dans lequel l’accumulation de la chaleur de

l’été était conservée par les pierres extérieures soumises à l’exposition

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permanente de l’ensoleillement tout au long du jour en été. Dans ce

moment de détente absolu, bien installé confortablement dans des

rocking-chairs en cuir de peau animale, le caractère feutré et apaisant

de ce lieu original nous transportait dans une véritable invitation à la

paresse. Ce salon, qui se voulait représentatif de l’esprit de l’époque

coloniale dans sa décoration, était assez hétérogène dans l’exposition

décorative des objets présents. Ce fumoir faisait aussi office de cave à

vin personnelle qui régalait les initiés de ses fins alcools subtils et

renommés. Les habitués de ces plaisirs se laissaient emporter par les

senteurs envoûtantes des fumées translucides mélangées entre elles

par l’intermédiaire des gros cigares havanais. Notre hébergeur était

aussi un pianiste doué : il interprétait sans difficulté des grands

classiques de jazz dans l’intimité d’une maison d’exception de

campagne, d’où des notes harmonieuses épicées de ragtime

résonnaient dans la nuit noire.

Et quand je pense que j’ai découvert dans la douceur d’une de ces

nuits d’été, la grande blueswoman Ella Fitzgerald à travers son

interprétation magistrale et sublime de « Summertime » au piano, par

la virtuosité instrumentale cet homme assez atypique, tenancier

d’une vie composée de voyages au long cours et aux quatre coins du

globe, et orchestrée par un capitaine de navire de la marine

marchande. Les chambres à l’étage avaient toutes un caractère

personnel ; personnalisées par Madeleine, notre fée du logis

remuante, qui se donnait vraiment beaucoup de mal pour que nos

nuits soient confortables et reposantes. Vraiment, quelle charmante

femme s’était. Mes parents sortaient à la moindre occasion pour aller

rejoindre les amis de Papa. Tout était prétexté à se projeter dans les

mémoires d’une vie passée, laissant libre cours aux envies de chacun,

qui se recréait par le simple fait de se retrouver à nouveau en si

bonne compagnie.

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Quand un jour sur deux la randonnée n’était pas à l’emploi du temps,

mes frères et mes cousins, a contrario de moi, qui n’appréciaient

guère la marche, semblaient cependant eux aussi prendre du bon

temps au réservoir d’eau du barrage tout proche. Devenu

accessoirement une base de loisir artificielle où avaient été

aménagées des plages de sable fin. On y avait importé du sable des

belles plages finistériennes ; réputé pour être l’un des plus fins de

France, pour rendre ce lieu accessible à tous et pour mettre en avant

les qualités naturelles à travers la biodiversité environnementale du

site, et dans l’intention d’y développer dans cette dynamique des

activités de sports nautiques. L’objectif était tout simplement atteint.

On pouvait le constater par le nombre d’adeptes présents parfois en

surnombre, et dès le petit matin de bonne heure. Après avoir avalé un

copieux petit déjeuner, ils se rendaient tous au club d’aviron, prenant

un vif plaisir à se dégourdir les membres à travers cette pratique

exigeante, qui dans l’état actuel, était avant tout perçu comme un

plaisir.

Pendant ce temps-là, dans l’attente du retour des uns et des autres, je

m’étais mis en tête à mon âge d’avaler l’ensemble de la pléiade de la

comédie humaine balzacienne. L’entreprise s’avérera bien vite

astreignante et irréaliste et avait tout aussi facilement anéanti mes

bonnes volontés. Cette aventure gigantesque du célèbre architecte

littéraire parisien avait été motivée en première intention par la

lecture d’un premier roman d’approche, dont j’étais sorti totalement

subjugué par l’intensité des émotions dont l’auteur avait doté ses

personnages d’exception dans ses écrits, les sentiments des uns et des

autres ressortaient de l’œuvre et percutaient de plein fouet ma

sensibilité. Les débuts d’après-midi de nos apprentis rameurs étaient

consacrés aux révisions scolaires des acquis de l’année passée. Pour

ce faire chacun avait apporté le cahier de vacances correspondant à la

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prochaine étape d’enseignement à laquelle il aspirait. Au grand dam

de la famille qui essayait par tous les moyens, bon gré mal gré de me

faire entendre raison et de me faire rentrer dans les rangs des voies

impénétrables de la raison, rien n’y faisait : je ne voulais pas

ressembler à un clone dupliqué, bien sous tous rapports. Si ce n’était

pas une corvée, ça y ressemblait fortement ! J’avais bien ramassé

plusieurs fessées au vol durant le séjour, assez bien mérité, je vous

l’accorde, au regard de l’attitude désinvolte dont j’usais avec un malin

plaisir ; mais cependant elles n’avaient eu aucun impact sur moi.

D’une certaine façon, j’étais pleinement conscient des problèmes que

je causais à mon entourage. La fin justifiait en effet les moyens dans

ces circonstances. Dans ces moments-là, je tirais une moue pas

possible et quittais prestement le navire : une sortie royale de

monarque affligé, altier dans l’apparence, la tête haute bien droite

pour rejoindre le dehors, à moi ma liberté chérie !

Les jours se suivaient et s’égrainaient invariablement de la même

manière que le restant de l’année, pourtant j’aurais bien voulu freiner

ce processus par la seule force de mes envies. Au grand dam de mes

espérances, toutes les bonnes choses avaient une fin disait-on, grand

adage classique populaire que tout le monde connaît bien ; cela ne

pouvait être que tellement vrai dans la position qui était la mienne.

Dans ma tête résonnait déjà le carillon annonciateur du retour en

classe. Dure constatation que de faire le bilan très positif des journées

passées dans la chaleur de cet été inhabituellement chaud ! Vivement

l’année prochaine, hein !

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Chapitre 3ème

Le cours élémentaire 1ère année. 2ème essai

Une nouvelle aspiration

Cette année mes parents lassés de mon attitude nonchalante et

provocatrice paraît-il, ah vraiment, ça, c’était un vrai scoop !, étaient

bien décidés à prendre cette fois leur taureau de fils par ses cornes au

travers de nouveaux moyens pédagogiques extrascolaires qu’ils

comptaient mettre en œuvre le plus rapidement possible. Ils avaient

missionné un professeur agrégé de mathématiques pour prendre en

charge l’ensemble de mes lacunes dans ce domaine, rien que ça !

Encore un autre élément perturbateur qui va s’immiscer dans ma vie

comme un vulgaire ver rentre dans une pomme, quelle avanie !

En plus, j’étais persuadé que ça allait leur coûter bonbon cette affaire-

là ! Rien que pour cette dernière raison, je n’aurais d’autre choix que

de me soumettre à leur volonté. J’avais comme qui dirait, un peu de

pitié pour leurs maigres finances et une épée de Damoclès en

lévitation au-dessus de la tête, prête à être utilisée par le roi des

orfèvres qui n’hésiterait pas un instant à trancher dans le vif à la

moindre mauvaise appréciation. Et comment se débarrasser de cette

maudite chape de plomb qui ne voulait pas céder ? Elle alourdissait

sans cesse mes petites pattes de jeune coq de son poids, charge si

lourde à supporter. Comme si cela ne suffisait pas, en second lieu, ils

m’avaient fixé des objectifs très clairs qui impliquaient une totale

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adhésion de ma part sous peine de mettre en place de vilaines

sanctions me concernant. Il y en avait pas mal quand même, avec

l’interdiction pure et simple d’accès à la bibliothèque de Papy, et la

liste était loin d’être non exhaustive. Pas d’autre choix, pas d’autres

alternatives : il allait falloir absolument faire profil bas. Au regard de

l’année scolaire catastrophique précédente, mon père s’était

entretenu avec la nouvelle maîtresse qui remplaçait l’abominable

homo sapiens aux méthodes douteuses qui m’avait fait Office

d’instituteur. Il me l’avait quand même bien rendu impossible à vivre

cette année là !, l’ostrogoth ! À l’issue de l’entretien, à chaud, elle lui

avait fait une très bonne impression, au cours de l’entrevue, il lui avait

également fait part des nouvelles dispositions prises à mon égard de

manière à clarifier la position dans laquelle je me trouvais. J’étais à

présent dans une nouvelle classe avec de nouveaux élèves dont les

visages m’étaient inconnus et, instinctivement, je repérais au fur et à

mesure du temps les profils des différentes personnalités des autres

écoliers. En mode d’observation, j’analysais secrètement sans rien

laisser ne paraître d’aucune façon de ce qu’était mon plan. Il s’agissait

surtout de repérer dans un laps de temps assez succinct quelle petite

tête blonde étant susceptible de convenir à mes attentes en termes

de compatibilité ; repérant au passage les plus forts des plus faibles ;

les meilleurs élèves des moins bons. Une hiérarchie informelle et

immédiate s’était mise en place le plus nécessairement du monde

dans mon esprit, une véritable sélection naturelle s’opérait par ce

chasseur de têtes improvisé dont je m’étais attribué la fonction. Une

fois les proies sélectionnées, la problématique se posait sous un autre

angle. Il fallait être stratège, me les mettre dans la poche ces petits

saints pour la plupart de confession catholique, toujours et encore

tributaire des jupons de leurs grenouilles de bénitiers, mais élèves

laïcs des écoles de la République avant tout. Il y avait-il une raison à

cela ? Toujours est-il qu’ils étaient de vrais petits rejetons de bonne

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famille, bon chic et bon genre, de véritables progénitures made in

Bourgeois bohème avec qui il faudrait bien vite me rabibocher ; et en

tout état de cause avec les meilleurs d’entre eux. Je semais le trouble

dans les esprits et récoltait le meilleur de l’impact psychologique,

c’est-à-dire, les apparences de l’effet de groupe qui se devaient d’être

trompeuses. À titre d’exemple, je devais me fondre dans ledit groupe

pour renforcer le phénomène d’appartenance à celui-ci, usant pour

mener à bien l’entreprise, d’artifices trompeurs destinés à influencer

le jugement de l’autorité. Ici, dans le cas présent, il s’agissait de la

maîtresse qui devait raisonner tel l’écho visuel que je lui renvoyais, de

penser que le fait d’adhérer à un groupe reconnu pour ce qu’il

représentait faisait de moi l’un des membres légitimes de cette

assemblée élitiste. En ce qui nous intéressait, les meilleurs, ceux-là se

reconnaissaient de toutes les manières d’ailleurs. C’est que chaque

entité propre de cet ensemble indissociable adhérait à des valeurs

communes. Dans mon cas, il s’agissait en priorité de la réussite

scolaire par la ruse. Par ce moyen très insidieux, je vous l’accorde,

l’attention de l’autorité se posait ailleurs, sur les perturbateurs, les

indisciplinés ; de vrais écrans de fumée, pour lesquels je ne prendrais

pas parti durant cette nouvelle année ; tout cela me permettrait de

gagner du temps et me vaudrait quelques petits passes droits, ou

traitements de faveur, appelez çà comme vous voudrez ! Mais il

s’agissait surtout de ne pas me faire démasquer dans mon imposture,

d’être reconnu l’élève passable qui avait des objectifs à minima à

honorer avec l’investissement d’un moindre travail, comptant

beaucoup aussi sur une partie de ses acquis pour ne pas perdre pied

cette fois-ci.

— « Je vous entends d’ici, tout ça pour ça ; pourquoi ne pas se

contenter tout simplement de travailler en classe non de non et de

porter son attention une bonne fois pour toutes aux leçons ».

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Il était maintenant temps de prendre la mesure du caractère de notre

chère nouvelle maîtresse. Cette petite bonne femme à lunettes me

plaisait déjà beaucoup en apparence, jugement précipité, tiré à la va-

vite comme ça, et à l’emporte-pièce je vous l’accorde. Cependant, je

me fiais aussi au ressenti de ce que Papa, notre fin psychologue, avait

décelé en éclaireur durant l’échange lors de l’entretien avec

l’enseignante, car disons-le sans ambiguïté Papa avait une vision très

clairvoyante sur l’aspect des individus et des choses. Ce face à face fut

assez court dans le temps, certes, mais suffisamment long et

enrichissant dans sa pertinence pour se faire une idée d’ordre général.

— « Ce petit oiseau rare là, à une main de fer dans un gant de

velours » avait-il dit.

— « Souvent l’expérience précède les sens, mais ne les trompe

pas » comme à l’habitude, ce qui était bien là ma marque de fabrique,

je disséquais toujours par manie les phrases en cherchant des

explications et des rapports de première signification à chacun des

mots. Pour résumer le personnage par cette première citation de

Bernadotte, ce maréchal d’empire devenu roi, enfin bref pardonnez

moi je m’égare !, ce n’était pas à l’ordre du jour ; le fruit de cette

expression commune relayée pour son aspect historique et très

fortement usitée aujourd’hui, c’en était bien la preuve d’ailleurs,

indique que l’autorité, quoique ferme, pouvait s’exercer soit avec la

douceur, soit avec la fermeté, mais surtout avec l’absence de

contrainte. En revanche qu’avait-il voulu dire par l’expérience ne

trompe pas les sens ? Quelle était la signification de cette dernière ?

Pouvais-je en déduire que probablement le personnage qui nous

intéresse ici en avait sûrement vu d’autres, pour faire simple ? Et

qu’entendait-il par ce petit oiseau rare, et où voulait-il donc encore en

venir ? Là en revanche je n’y trouvais pas d’explication. Tout compte

fait, peu importe, j’étais tout de même bien conscient que la partie

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125

allait être très serrée. À l’intérieur de cette classe constituée de

grands volumes, sur les murs étaient apposées des affiches

représentant des animaux, un loup, des canards, et un gros chat gris

tigré et, en plein centre, un petit garçon qui devait à peine avoir mon

âge, guère plus je pense. Ce gamin, qui portait une casquette à visière,

en apparence de coton de chine, d’une autre époque, semblait être le

héros de cette illustration sans nom. Le décor scénographique autour,

était représenté par un chalet de bois ceint de conifères ou plus

justement d’épicéas, ombrageant de leur verticalité sublime, un petit

étang assez large et peu profond, au-dessous.

Des portées musicales composées de notes juxtaposées toisaient ces

personnages sur les bords des affichettes, et donnaient une

dimension mélodieuse à l’ensemble. Il y avait là aussi par dizaines, des

créations manuelles représentants des chats fabriqués avec des fils de

laine multicolores, tressés, enroulés et collés sur un bout de carton,

avec deux boutons de couture fantaisiste qui faisaient office d’yeux.

Cette exposition créatrice infantile était visible au fond de la classe, à

côté d’une charmante petite bibliothèque à hauteur d’enfants, sur

une table d’appoint, tout bonnement composée d’un long et large

socle en bois ; déposé sur deux simples tréteaux de fortune, qui

servaient de pieds et stabilisaient entièrement l’ensemble du

dispositif rudimentaire. Je ne saurais l’expliquer par de simples mots,

mais l’ambiance tout autour de moi me fascinait. Je me sentais

relativement bien, et surtout apaisé dans cette atmosphère. Les

méthodes pédagogiques étaient très motivantes et très facilement

assimilables, différentes de par leur contenu et leur approche. Chaque

leçon s’inscrivait dans un système judicieux qui incluait

systématiquement l’explication suivie de l’illustration visuelle

correspondante. La restitution d’un bon travail personnel était

maintenant systématiquement rétribuée d’une image, et basée sur le

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126

principe d’intérêt de travail-récompense. La maîtresse avait en sa

possession des séries d’images à visée éducative. Il y avait plusieurs

thèmes : cela allait des animaux avec en dessous des commentaires

s’y référant à propos de l’habitat et du mode de vie de l’animal, aux

plantes et fleurs, avec les différents détails de leur composition. Ce

système de récompense me convenait à merveille. J’étais pris d’un

intérêt soudain à vouloir obtenir coûte que coûte ces belles images

qui ponctuaient la subtile liturgie de la gratification scolaire. Le travail

n’était plus qu’une condition de moyens pour parvenir à un objectif,

l’obtention d’un trésor qui excitait l’intérêt. Chaque journée d’école

passante devenait la possibilité de l’obtention de l’objet de mes

convoitises. Je m’exécutais à la tâche avec une énergie inégalée. Ce

nouvel engouement me valut bien vite la reconnaissance de devenir

le grand collectionneur officiel de la classe, titre flatteur qui faisait

tant plaisir à mon entourage. Comme par magie, ma bête noire fût

domptée assez rapidement, ce qui eut pour effet de congédier mon

cher Einstein que je trouvais d’une certaine manière très sympathique

au début, mais assez rébarbatif dans ces explications à rallonge qui

auraient été plus utiles à un élève de math spé. Par-dessus tout, le

timbre de sa voix soporifique à l’extrême avait au moins le mérite de

vous mettre en condition d’endormissement juste avant d’aller vous

coucher. Réflexion faite, il était forcément dans cette logique qui

voulait logiquement démontrer à l’infini les rapports non probables

qui ponctuent toujours un même résultat. J’eus une autre révélation

en lien avec les affichettes dont je vous parlais précédemment. Elles

représentaient les personnages de Pierre et le loup dans le célèbre

conte du compositeur russe Serguei Prokofiev. Cette histoire musicale

était destinée aux enfants, et mettait en scène Pierre, un jeune garçon

évoluant dans les immenses forêts de Russie et habitant avec son

grand-père dans une isba. Un jour, il oublia de refermer la porte du

jardin. Un canard un peu trop téméraire profita de cette belle

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occasion pour aller se dégourdir les pattes et barboter dans la marre

la plus proche. Il se querella avec un autre oiseau lorsqu’un chat alerté

par le bruit de tout ce remue-ménage approcha et tenta de tuer le

canard. Pierre, qui observait cette étrange scène du dehors par la

fenêtre, sortit immédiatement et se mit à crier à tue-tête. Alerté, le

palmipède prit son envol et se réfugia dans un arbre. Le grand-père,

réveillé, était un peu fâché par cette mésaventure, et plus

particulièrement par l’étourderie de Pierre. Il ramena manu militari le

petit garçonnet dans la maison de bois par la force, car si le loup s’en

était aperçu, nous n’aurions pas donnés cher de sa peau et cela aurait

été une belle aubaine pour ce mangeur d’hommes. Et par un étrange

hasard, voilà notre grand méchant animal qui sortait justement du

bois, alerté à son tour par l’étrange zizanie qui résonnait au milieu de

ces gigantesques forêts. Pendant ce temps, le chat certainement très

affamé, n’était pas décidé à laisser sur place un si beau met de choix

et, voyant le loup approcher, il grimpa ni une ni deux lui aussi dans

l’arbre. Le pauvre canard maintenant apeuré à la vue de ces deux

chasseurs perdit ses moyens et tomba de la branche sur laquelle il

était perché. Il n’avait pas eu le temps de toucher le sol qu’il finissait

déjà dans la gueule du prédateur féroce. Pierre, ce petit garçon au

grand cœur et courageux persévéra, et sortit de nouveau, bravant au

passage l’interdiction du vieux, qui à présent dormait bien

profondément. Armé d’une corde enroulée autour de ses épaules, il

escalada le mur du jardin, grimpa rapidement dans l’arbre attenant,

car à ce moment précis de l’histoire l’ancien, par précaution, avait

fermé la porte à clé. Il demanda à l’oiseau survivant de faire diversion

sur le loup, histoire de détourner son attention. Il fabriqua un nœud

coulant avec la corde et finit par attraper le tueur par la queue. Des

chasseurs que le destin avait dirigés vers eux s’apprêtaient à mettre

l’animal en joug et à l’abattre, mais Pierre les arrêta net dans leur

élan. Maintenant c’était un gibier de potence qu’ils allaient exhiber à

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la foire du village dans une marche triomphale. Cela ferait son effet

sur les foules et ils se verraient décerner les honneurs à la hauteur de

leur exploit dans une liesse collective immesurable, et l’on se

souviendrait de cette fameuse journée encore pour bien longtemps.

Ce chef-d’œuvre didactique admirablement accompli avait pour but

de nous familiariser aux sonorités musicales, et d’éveiller l’enfant à la

culture de la musique. Tandis que le narrateur parle, l’orchestre use

d’intermèdes musicaux ; au cours desquels les différents

protagonistes sont interprétés par des instruments.

Chaque soir avant de quitter l’école, assis en ronde dans la

bibliothèque, le livre de l’histoire sur les genoux ; la maîtresse nous

passait une séquence différente au moyen d’un lecteur de cassettes

audio. Elle stoppait la bande du son au moment qu’elle jugeait

important et nous demandait de lire ensemble le passage qui venait

de défiler avant de nous questionner sur les types d’instruments qui

venaient d’être utilisés.

Dans la cour, je laissais les jeux de billes aux plus petits, car il faut bien

le dire, mes aspirations avaient évolué et j’avais opté désormais pour

les échanges d’images et les autres jeux populaires, des trucs de

grands, quoi !

Les sentiments et la ferme pédagogique

Aphrodite, cette déesse iconographique de l’amour et de la sexualité,

idolâtrée dans la mythologie grecque, avait jeté ses charmes en plein

cœur du petit être mortel de mon inéluctable condition, de cette

entité terrestre encore tout innocente en matière de sentiments

amoureux. C’était un secret bien gardé de Sphinx, le messager de

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pierre, muet pour l’éternité. La nouvelle élue, était en effet aussi belle

peut-être même effectivement davantage que celle qui avait

chamboulé l’intégralité de mon être jusqu’à l’extrémité de mes

membres, phalanges, tarses, métatarses, ongles, et, ou en étais-je ?

– « Mais enfin, voyons, que m’arrive-t-il ? Pourquoi je vous

raconte tout ça moi ? Çà n’a pas d’importance, non ? Pardonnez-moi

je vous prie, pour cet emportement un peu excessif. »

— « Souvenez-vous, durant l’été de mes sept ans, lors de mon

premier coup de foudre ; de ce vrai courant d’air existentiel ! »

Celle-ci avait pas mal de qualités, elle n’avait rien à envier à la

première : belle, gentille, plus tous les qualificatifs positifs possibles,

et même les meilleurs superlatifs existants ne suffiraient pas à eux

seuls à la définir telle qu’elle m’apparaissait, et surtout comme elle

était. Cette charmante gamine, qui habitait la campagne

environnante, et plus exactement dans une ferme un peu excentrée,

m’aimait un peu, je crois, mais pas comme les grands, je le conçois

assez aisément malheureusement. Je n’étais pas très sûr de ses

projets à mon encontre, par contre une chose était évidente : en

amitié nous étions inséparables. Elle appréciait mon humour en

général, elle riait souvent de mes sorties pas toujours très

conventionnelles, je le savais. Alors je m’enfonçais dans la brèche

ouverte et redoublais d’inventivité pour que tout devienne matière à

plaisanterie. Je pensais lire en elle comme dans un livre ouvert sans

qu’elle ne s’en aperçoive, pour la raison bien simple qu’elle devrait

revoir assez rapidement la nature de ses considérations me

concernant. Là encore rien n’y changea. C’était ainsi, je devrais me

contenter de la simple affection qu’elle avait pour moi. Au début,

c’était relativement compliqué, puis finalement je me rendais à

l’évidence : je l’aimais réciproquement autant dans cette

configuration. À la demande expresse et insistante de Delphine à ses

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parents, qui finirent par accepter ses requêtes, ils acceptèrent de

m’inviter quelques mercredis après-midi dans leur ferme

pédagogique. Je voyais là l’occasion de combler mes lacunes en ce qui

concernait mes connaissances de base sur le monde agricole et

l’élevage en général, il était question ici de deux aspects énigmatiques

qui m’étaient en partie étrangers. Parfois, il est bon d’ouvrir les yeux

et de reconsidérer ses jugements et ses certitudes, et d’aller au-

devant de ce que nous ne connaissons pas pour nous faire une idée

un peu plus précise de ce que sont réellement les mystères de cette

vie. Quitter sciemment quelque temps le confort d’une vie aseptisée

de son pavillon de quartier et d’aller à l’encontre de notre ignorance

pour faire connaissance avec le monde tel qu’il est. Mes aprioris

furent bien vite dissipés sur ces interprétations totalement erronées

en ce qui concerne le milieu insalubre, dans lequel j’imaginais un sol

recouvert de boue ; d’immondices en tous genres et plus

particulièrement exposés aux excréments des animaux de ferme, qu’il

faudrait éviter à tout prix de s’enfoncer les semelles en sautant à

cloche-pied. Rien que de penser à l’air ambiant vicié, d’où devaient

s’exhaler des odeurs pestilentielles et nauséabondes, mon estomac se

retournait déjà sur place. Et pourtant ici, la réalité en était tout autre.

La première fois où j’y avais mis les pieds, je n’en croyais pas mes

yeux. C’était extraordinaire : j’avais cependant nettement ressenti un

malaise, c’était tout aussi viscéral que mon idée générale quant à ma

conception initiale, et peut-être aussi par respect pour ces gens que je

ne connaissais pas non plus. L’endroit était parfaitement bien tenu. Il y

avait plusieurs bâtiments de corps de ferme très bien rénovés et

entretenus. À l’intérieur étaient proposées des thématiques sur

chaque espèce animale, et le visiteur avait la possibilité de les voir

évoluer naturellement dans des enclos adaptés à la morphologie de

chacune des espèces. Les animaux évoluaient en toute liberté dans

leur habitat bien reconstitué et, à l’entrée de chaque bâtisse, une

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borne munie d’un écriteau explicatif renseignait sur la particularité

des locataires de ces lieux. De mes pieds, à la moindre occasion qui se

présentait après l’école, j’aimais dès lors fouler le sol sacré de cette

terre sainte que je considérais dorénavant comme une véritable arche

de Noé tellurique à ciel ouvert. J’étais à la fois ravi et un des témoins

privilégiés du travail qui avait été accompli ici, par ces hommes et

femmes de la terre nourricière. Dans le premier refuge, les lapins

impassibles mâchaient inlassablement des racines de végétaux. Ces

gentilles créatures vous observaient stupidement de côté comme elles

le font toutes jamais de face, et pour quelle raison ? Il aurait fallu

poser la question à Dame nature. Elle le savait très certainement. À la

moindre brusquerie maladroite à votre initiative, le rongeur dérangé

s’effrayait et se faufilait dans son casier à la hâte en bondissant

lestement sur ses pattes arrière. À quelques encablures de là, votre

ouïe était mise à dure épreuve et en alerte par un incroyable tapage

sonore ; votre regard s’émerveillait de l’apparition d’une grande

pataugeoire attenante à la basse-cour, faisant la joie des petits et des

grands qui étaient légion ces mercredis de période scolaire. Ils

s’amusaient des volatiles qui acceptaient bien volontiers les croûtes

de pain dur dont ils amenaient les restes dans des sacs ; en projetant

des miettes par-dessus le grillage qui servait d’assurance vie à tout ce

petit peuple ailé des renards affamés. Ces oiseaux devenus foldingues

par tant de délices picoraient les quignons comme des aliénés. Les

oies et les jars cendrés déambulaient toujours par paires. Ils

observaient attentivement le reste des individus de la ménagerie

sédentaire, se déplaçant la tête haute. Ces anatidés à grosses pattes

palmées semblaient snober de leurs longs cous les curieux attroupés.

L’apparat des coloris du plumage gris tapissé de toutes parts et les

milliers de pointillés blancs des pintades en faisaient toujours les plus

coquettes de la volière géante. Ces galliformes capricieux à la crête

cornée qui couvrait la base du crâne et ses barbillons violets

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donnaient une apparence farouche à la foule nombreuse d’un jour.

Les caquètements des canards dépassaient de loin ceux des pigeons

et des poules. Des coqs altiers et méfiants se tenaient bien droits et

ne perdaient pas de vue leurs protégées. Lorsque certaines

imprudentes avaient la mauvaise idée de s’aventurer hors du territoire

de la couvée et d’un peu trop près d’un autre prétendant qui se

voulait lui aussi trop prévenant, s’ensuivait alors une prise de bec par

ces deux ego démesurés, d’où s’éparpillaient en plein vol et dans

l’espace quelques plumes arrachées au hasard dans la bataille par de

puissants ergots. Certaines poules accompagnées de poussins, les

suivants en file indienne s’affairaient à retourner et à gratter le sol à

l’aide de leurs pattes expertes à la recherche des vers de terre, elles

picoraient dans les touffes d’herbes éparpillées confusément dans

l’enclos. Des chats domestiques, certains au pelage tout blanc,

d’autres à la robe marbrée et blanche, à l’évidence d’une même

fratrie, ne semblaient ne pas craindre la présence humaine, ils se

frottaient avec sérénité et à tour de rôle mielleusement autour des

jambes des badauds et ronronnaient comme des locomotives dans

l’espoir d’obtenir des caresses ou une bonne grâce alimentaire dans le

meilleur des cas.

Par un sentier forestier étroit, derrière une étable, vous aviez la

possibilité d’accéder sans trop de difficulté à la cabane des ânes.

Ceux-ci vous observaient d’un air triste dans leur immense prairie.

L’un s’appelait Acacia, certainement la femelle, l’autre Apollon le Don

Juan de madame.

Tout ce petit zoo du monde rural coulait des jours heureux rendus

possibles par les bons soins de leur propriétaire, qui les choyait avec

beaucoup d’amour et de respect. À la fin de la visite, libre choix à vous

de vous en aller ou bien d’accéder à une petite échoppe décorée et à

l’effigie des petits protégés de l’exploitation. À l’intérieur, il vous était

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proposé une large gamme de produits fermiers à la vente, présentés

sur ses étals rustiques où ils étaient parfaitement disposés, et tous les

produits crémiers, du fromage en grande majorité, du lait, des œufs,

et d’autres spécialités fermières de terroir.

Une autre fois, j’eus l’occasion de jouer avec elle dans sa grande

maison en pierre, munie de larges et longues baies vitrées, présentes

sur les quatre faces de cette bâtisse rectangulaire. Elles donnaient

toutes sur un point de vue remarquable à l’extérieur et sur

l’immensité du domaine. Cette belle demeure d’une conception assez

originale alliait son origine traditionnelle à une empreinte de

modernité revisitée. Géographiquement, elle se trouvait établie sur

les hauts plateaux costarmoricains et se dégageait ainsi visuellement

de tout obstacle naturel, rien que pour le plaisir des yeux par la

contemplation des paysages environnants sur les plaines à l’infini.

Nous avions confectionné durant une journée entière des

déguisements pour le carnaval de l’école publique réalisés dans une

des créations les plus rudimentaires qui soient, avec l’emploi

principalement d’un paquet de lessive qui formait le corps, dans

lequel nous avions percé trois trous : un grand sur la partie haute pour

passer la tête, deux moyens sur les flancs de la boîte pour les bras. Ce

costume de fortune nous avait été imposé dans le cadre scolaire pour

un souci d’uniformité d’ensemble. Seuls les décors de l’habillage

étaient libres de choix, ainsi que les accessoires de finition. Delphine

et moi avions opté pour le garnissage du corps avec l’utilisation de

plumes collées. À cet effet, nous nous étions donné rendez-vous dans

les couvoirs des volatiles, où il ne fut pas bien long et difficile d’en

collecter le nombre qu’il fallut pour bien tapisser le harnachement

carnavalesque. Nous étions devenus pour l’occasion de gros oiseaux

sur patte, sans oublier le reste de la panoplie du parfait volatile : un

masque avec un bec.

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Une nouvelle année, au contraire des précédentes, pleine de réussite

venait de s’écouler. J’avais fait honneur à mes parents, et avais

pleinement atteint les objectifs que nous nous étions fixés d’un accord

commun, ce qui confirmait pleinement mon aptitude à accéder au

cours élémentaire du deuxième degré. Je démontrais ainsi, sans

intention réelle de ma part, malgré le déploiement de grands renforts

de roublardises finement élaborés dans les premiers temps que je

m’étais apprêté à mettre à exécution ; de quelles étaient réellement

mes capacités avec l’ajout d’un peu de bonne volonté. Cette cuvée

était d’une saveur particulière. Ce fut un cru exceptionnel, il faut bien

le dire. J’en étais quand même un peu fier, car j’avais été fortement

attendu aux évaluations trimestrielles, ces rendez-vous clés que vous

n’aviez pas intérêt à ne pas honorer.

vacances estivales et questions métaphysiques

Le ciel était au beau fixe, laissant présager l’arrivée prochaine de l’été

et avec lui la chaleur qui influencerait les migrations saisonnières des

hommes. Pour certains d’entre eux, ils aspireraient à la détente et au

repos et pour les autres au dépaysement et à la découverte de

d’autres contrées, ô combien nombreuses que comporte l’univers.

Moi, je ne savais pas encore si nous allions réitérer la même

expérience que l’été dernier, ou bien si nous retournerions dans notre

jardin secret de prédilection au bord de la mer.

Je le sus bien rapidement. La réponse était celle de l’ordinaire. Tonton

Gwénael était détenteur d’un permis bateau depuis peu, chose dont

je n’avais pas eu vent jusqu’ici. De plus, ses frères, mon autre oncle et

mon père avaient investi avec lui dans un bateau équipé d’un moteur

à coque semi-rigide avec, cerise sur le gâteau, une cabine de pilotage

intégrée à son bord. Il était donc naturellement question de pêche

cette année. Les vacances allaient être beaucoup orientées dans ce

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sens, ce qui n’était pas non plus pour me déplaire, pourquoi pas après

tout ? Par contre, mes cousins ne seraient pas de la partie ; ils avaient

eu l’opportunité d’intégrer une colonie de vacances dans le Morbihan,

du côté de Carnac. Ils avaient opté, je crois, pour un séjour à

dominante de la pratique des sports nautiques en général. Ils en

avaient eu un avant-goût durant les vacances d’été l’année dernière

dans le Finistère, au lac, près de chez André et Madeleine et voulurent

certainement réitérer une expérience probante.

Mes frères et moi avions nous aussi beaucoup insisté pour les

accompagner, mais nous nous devions comme disait maman,

d’adapter nos dépenses à nos ressources, et en l’occurrence, celles-ci

ne nous permettaient pas beaucoup de largesses en l’état. Nous

fûmes assez déçus pour le coup, mais conscients de cette nécessité de

prendre en compte les priorités du moment.

Ces petites contrariétés furent bien vite oubliées par les retrouvailles

avec nos petits jeux habituels, où nous prenions toujours un certain

plaisir, lesquels vous savez bien d’ailleurs. Ces grandes vacances

s’ébauchaient sous le signe du farniente. Cependant il y avait une

ombre de taille à cette ébauche : elles avaient un petit goût amer et

avaient laissé un drôle d’arrière-gout au passé quand mon regard se

portait sur la maison de cette jeune fille, qui n’existait à présent que

dans mes souvenirs, avec cette sensation cruelle d’une future

rencontre amoureuse inachevée. Comme prévu, nos journées se

déroulaient toujours ou presque de la même manière : la pêche en

mer, qui m’avait bien captivé dans les premiers jours par le nouvel

intérêt pour cet engin puissant qui nous permettaient de nous rendre

sur des zones poissonneuses en un rien de temps avec une rapidité

inouïe devenait un peu rengaine en milieu de séjour par la nature de

ses automatismes, et par l’absence d’effet de surprise. Les jours

suivants, certains avaient décelé de l’ennui chez moi. Ainsi l’on m’avait

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mis à contribution au jardin avec les adultes dans le but insensé de

m’initier au jardinage. Dans ce petit lopin de terre derrière les

cabanes, bordée et abritée par une très grande et haute haie de

lauriers palmes, poussaient par centaines, peut-être même, par

milliers une abondante et nombreuse variété de légumes

hétérogènes. Chaque emplacement que comportait ce potager géant

était délimité par de profonds petits sillons, creusés par un instrument

habile et précis de la propre main de ces férus d’horticulture. Par le

manque d’ardeur que je mettais à la bonne exécution des tâches, je

devenais inéluctablement la déception du groupe qui ne masquait pas

non plus son désenchantement d’avoir recruté un tel aspirant en

herbe qui n’avait pas la main verte. Il s’avéra dans l’esprit de chacun

que je faisais un très mauvais maraîcher. Entre nous, je n’avais pas

beaucoup réellement d’intérêt pour ce que je considérais être une

corvée, et ne me souciais guère de ce passe-temps qui n’avait à mon

sens qu’un seul intérêt digne de ce nom : le simple mérite de venir

garnir les assiettes de poissons fraîchement cuisinés par nos pêcheurs

estivants. En y réfléchissant bien, je n’avais pas bien saisi le bénéfice

que l’on pouvait en retirer à s’y consacrer pour certains une grande

partie de la journée sous une chaleur accablante parfois. Pour

conclure, et ne plus avoir à me justifier, je dirais que je trouvais cela

extrêmement ennuyeux, fin de la parenthèse.

Le temps, cette invariable donnée universelle, à la fois féconde de vie

et épuratrice de toutes les essences des êtres, ne me manquait pas. Il

fallait être imaginatif et donner un sens occupationnel à ce sablier

inaltérable. À son échelle, qu’est-ce qui avait le temps de réellement

prendre conscience de son « soi » ou l’intelligence d’avoir « été » dans

cette infinité immesurable ? Chaque petit grain écoulé était égal lui

aussi à une durée sans fin. Les heures s’égrainaient ainsi, certains

jours de cet été-là, je laissais beaucoup libre court à l’oisiveté qui me

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caractérisait tant et aussi bien d’une manière générale. Je me réfugiais

par moments dans la solitude qui s’avérait être une solide alliée de

choix finalement, et une véritable porte d’entrée principale de l’accès

à la réflexion sur nos rapports avec ce monde. Un rempart imaginaire

avec le domaine d’un univers immatériellement illusoire ; dans ce

vaste territoire de pleine conscience. Votre humble serviteur, votre

âme pouvait vous interdire le passage à des zones de non-droit,

fermées à clé depuis votre première respiration de nourrisson, voyez-

y là une gardienne invisible des secrets liés aux traumatismes non

mesurables et non intentionnels subis sans le savoir dans le ventre de

votre matrice procréatrice, cette pourvoyeuse de vie dans les lumières

de l’immensité terrestre.

J’entrais donc avec entrain dans ce temple suggestif, et méditais sur

moi-même. Ce qui au départ était un peu une sorte de jeu du hasard

devint une habitude dans laquelle j’aimais à me réfugier pour y

exercer une véritable introspection de mon âme. Dans cette

enveloppe charnelle si commune au monde des hommes se trouvait

ma cathédrale intérieure.

De temps à autre, j’accompagnais mes frères jumeaux, mes cadets à la

plage. Je les observais jouer dans le sable comme les deux gosses un

peu puérils qu’ils étaient. À dix ans, ils fabriqueraient encore des

châteaux de sable, était-ce normal ? Je commençais sérieusement à

me poser des questions sur les rapports des individus entre eux, et

leurs idées sur les accointances avec leur environnement. Des

interrogations de l’ordre de l’existentialisme et de la métaphysique

s’immisçaient dans mes pensées. Après tout, moi, l’autre gosse, l’aîné

de la portée, étais-je vraiment normal ? Un enfant, ça fabrique des

citadelles de sable jusqu’à quel âge ? Personne ne le sait vraiment

dans l’absolu.

— « Et vous, vous autres mes lecteurs, qu’en pensez-vous de

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cette histoire-là ? En faisiez-vous autant à nos âges ? Vous n’en savez

peut-être rien non plus ? Ou n’en avez-vous qu’une vague idée ? »

La kermesse des chasseurs

Vers la fin août avait lieu aussi l’incontournable kermesse des

chasseurs, ce rendez-vous insolite de la plus haute importance aux

yeux de mon cher paternel. Dans un hameau de mille habitants,

c’était l’attraction phare de l’année, cette fête fédératrice demandait

beaucoup d’exigences en matière de disponibilité de chacun des

sociétaires obligatoirement détenteurs d’une carte de chasse. Cela

n’était pas une mince affaire en termes de préparatif. Nous n’étions

jamais suffisamment nombreux pour aider à la bonne implantation

des différents stands que contiendrait difficilement ce grand pré de

verdure par manque d’espace, et c’était d’autant plus vrai pour la

participation à l’achat des denrées alimentaires, des hectolitres de

boissons à profusion et le volume embarrassant de l’ensemble des

lots qui seraient distribués aux heureux gagnants des différents

concours qui y étaient organisés à l’occasion chaque année. C’était

notre royaume de jeu, un vrai défouloir, qui accueillait pour ainsi dire,

la majorité du village, le point de ralliement idéal d’une centaine de

mômes qui foulaient ce grand espace de leurs galoches toutes

crottées de monticules de terre. Le speaker ouvrait les festivités, sa

voix résonnait et faisait écho, transportée par les courants d’air qui

diffusaient ses paroles à des kilomètres à la ronde, un peu comme les

annonces de celles des haut-parleurs hurlants des véhicules

burlesques faisant de la réclame pour les cirques ambulants. Dès

potron-minet, la journée débutait par les jeux traditionnels : la pêche

à la ligne, les casse-bouteilles, les casse-boîtes. Sur de hautes et larges

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charrettes de bois, aménagées en scènes de fortune, des loteries

improvisées en plein air étaient organisées. Cette sorte de tombola

hasardeuse soumise aux probabilités était fabriquée à partir d’une

roue de cyclomoteur munie de vulgaires clous et d’une réglette. Tous

les badauds s’agglutinaient dans un vacarme assourdissant devant ce

cercle de la chance susceptible de s’arrêter sur un chiffre de la plus

grande des incertitudes et qui désignerait sur l’instant l’heureux

chanceux propriétaire d’un ticket avec le numéro gagnant inscrit

dessus, acheté quelques minutes avant le tirage. Moyennant quelques

francs de l’époque à l’effigie de Marianne, vous pouviez repartir sous

le bras avec des pintades et des poulets aux deux pattes attachées par

des ficelles pour éviter d’éventuels désagréments ; ou alors selon la

disponibilité des lots restants avec du vin et des cigarettes, cela était à

votre bonne convenance. Du début d’après-midi jusqu’à tard dans la

soirée, ce loto de plein air proposait un tirage tous les quarts d’heure

et venait ponctuer le rythme des autres stands de foire par le biais

d’un animateur amateur zélé. L’annonceur novice, bien souvent trié

sur le volet, criait la plupart du temps plus fort qu’il ne parlait, quand

il ne se contentait pas de tousser et de postillonner dans le micro. Il

en laissait de l’énergie celui-là ! Il distribuait en permanence de la

réclame, laquelle se dégageait des amplificateurs nichés dans des

arbres, et que reliaient tel un sac de nœuds des câbles électriques.

Parallèlement des déflagrations aux rythmes de quatre coups toutes

les deux minutes perçaient l’air chaud de cette après-midi aoutienne.

De véritables chasseurs en tenue de camouflage s’adonnaient au ball-

trap, tandis que d’autres curieux venaient se mesurer à ces types plus

expérimentés, par fierté masculine, et pour exercer par la même

occasion leurs réflexes. La finalité de cette activité payante consistait à

abattre des objets projetés en plein vol, avec deux coups possibles

tirés d’un fusil de chasse. La plupart du temps, il s’agissait de disques

en argile, que des plombs brisaient en mille morceaux sans difficulté à

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l’impact. Mais rassurez-vous, il n’y avait pas que des tireurs d’élite sur

ce stand, loin de là, au vu du nombre d’objets que nous récupérions

intacts les jours suivants lors des nettoyages des zones aux alentours.

Des buvettes servaient en continu, tout au long du jour, des grillades

et des frites, et surtout des boissons rafraîchissantes tant que vous en

vouliez. L’un de mes oncles avait été assigné d’office au service de

l’une d’elles. C’était pour moi un avantage en nature considérable : le

nombre de fois quand la chaleur devenait oppressante, ou il m’avait

servi à plusieurs reprises, et sous le manteau, un de ces petits verres

de limonade avec une rondelle de citron vert, qui rafraîchissait tant

ma gorge bien sèche. Posé là devant moi sur le rebord des planches

de bois cirées, souillées de liquide, qui sentaient à plein nez l’odeur

aigrelette de ce tord-boyaux de raisin transformé en vin de mauvaise

qualité. Le liquide douceâtre était une bénédiction et le bienvenu

après m’être dépensé des heures durant à courir dans ce champ

animé d’un jour.

Mais bien souvent, nos imprévisibles limonadiers consommaient

autant d’alcool qu’ils n’en vendaient ; par la seule répétition des

tournées avalées dans ces moments heureux de franche camaraderie

avec les copains. Ayant tous répondu présents à l’appel, ils finissaient

tous dans la majeure partie des cas leur service dans des états

d’ébriété avancés.

— « Si vous me le permettez, et si vous le voulez bien, j’aimerais

vous faire part d’une petite mésaventure qui vous fera très

certainement son petit effet par la nature de sa risibilité » l’un d’entre

eux, cuisinier de métier, que l’on surnommait plus populairement

« Cuistot » et dont les services culinaires étaient fortement appréciés

jusqu’ici et depuis les débuts ; figure incontournable et participative

des animations locales, pas toujours favorablement connu ces

derniers temps de tous par son comportement un peu douteux

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parfois, était ce jour-là à la manœuvre. Il avait la lourde responsabilité

de la rôtisserie. Il y avait là de la cochonnaille à tous les menus et à

toutes les sauces. Complètement éméché depuis un bon bout de

temps déjà, il faisait à ce moment présent lui aussi honneur à son aloi,

et pour une raison indéterminée et que seul lui connaissait, il prit la

responsabilité de rentrer les barbecues géants avec l’assistance de

deux ou trois fûts sur patte en état de cuvaison manifeste. Ils

déplacèrent manu militari ces grills du mieux qu’ils purent, mais la

chance que connaissent les ivrognes les quitta et malheureusement,

l’un des quatre pieds céda sous le poids de l’objet qui se renversa

lourdement et avec fracas sur le sol garni d’herbes sèches. Sur

lesquelles les charbons ardents dispersés en nombre enflammèrent

instantanément la cuisine de campagne. Le feu se propagea aux toiles

sur le dessus du mastroquet de campagne. Nous avions affaire dans le

moment à un grand brasier qui se consuma lentement jusqu’au bout

de la nuit, car ni les seaux d’eau et ni les bonnes volontés ne purent

contenir l’incendie. Inutile de vous dire que les années suivantes, le

responsable, ce trouble-fête, c’était le cas de le dire n’était plus du

tout le bienvenu dans l’organisation. Rassurez-vous !, ce fut le seul cas

majeur de déconvenue qui fut recensé dans les mémoires de cette

kermesse. Il y avait bien un peu de rififi le soir lors des bals

champêtres qui clôturaient les réjouissances ; engendré par quelques

ivrognes notoires complètement saouls qui mettaient un peu

d’ambiance supplémentaire à notre soirée western. Quand j’y repense

et en y réfléchissant d’un peu plus près, il s’avérait qu’ils étaient

souvent relativement en nombre. Nous aussi d’une certaine manière

étions aussi des perturbateurs, tiens, parlons-en un peu justement !

Moi et quelques chenapans avions de la suite dans les idées et nous

découvrions par un hasard que nous qualifierons de fortuit, la cache

des bouteilles de soda. Pendant que les gens chantaient et dansaient

dans la frénésie des chansons des années quatre-vingt, derrière l’un

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des baraquements improvisés coulait la rivière, la même que celle qui

traversait notre petit bois dont vous savez l’existence, et figurez-vous

que se tenaient à cet endroit précis à l’abri des regards, par centaines,

les divins nectars ! Ils reposaient sagement sans un bruit au fond du

courant par environ un mètre de fond dans la pénombre, où les

bouteilles étaient attachées une par une par le goulot à une cordelle,

lacée à l’autre extrémité autour d’un pieu. Je vous laisse imaginer la

suite, rien que du bonheur ! Malheureusement, le pot aux roses fut

découvert bien assez vite par le type responsable du comptoir. Après

nous être respectablement bien rincé le gosier aux frais de cette

société, dans ce genre de situation favorable aux excès, nous n’eûmes

pas suffisamment de loisirs pour en emporter quelques-unes avec

nous. Notre discrétion laissait à désirer, le gargotier ayant observé des

va-et-vient assez soutenus et incessants toute une bonne partie de la

soirée et dans la direction des fioles sucrées qui se rafraîchissaient

sereinement dans l’eau froide, était intervenu pour faire cesser le

petit manège. Pris sur le fait, la main dans l’eau dirions-nous, et bien

contents de nous en sortir à si bon compte, loin du bruit de la foule et

de la musique qui transperçait les tympans et qui continuait à faire

siffler les oreilles, nous décidâmes, les copains de l’école et les

connaissances d’un jour, d’aller nous coucher sur la partie haute des

« roundballers » de foin. Un autre spectacle se jouait à cet instant

même sous nos yeux dans le firmament : nous étions en extase et en

admiration devant les furtifs passages des étoiles filantes qui

traversaient le ciel d’une extrémité à l’autre, d’un trait lumineux, dans

l’immensité de ces nuits d’été claires et chaudes. Comme le voulait la

tradition, il était de bon augure de faire un vœu, sans parler. Il fallait

juste le penser tout haut dans sa tête.

La cueillette des champignons

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La chaleur commençait à s’estomper progressivement au fil des jours

de l’été ; les matinées, encore pleinement ensoleillées récemment, se

comptaient désormais sur les doigts de la main. Elles s’effaçaient peu

à peu, au profit de la capricieuse météo bretonne, contrariée par

l’apparition de plus en plus nombreuse de frêle nimbus s’étirant dans

une invraisemblable symphonie d’orangé au-dessus de l’horizon,

laissant de la sorte la place à la fraîcheur de plus en plus

omniprésente. Cette transition saisonnière devenait à présent

perceptible dans les prémices automnales. D’ailleurs, avec la

diminution des heures d’ensoleillement, l’aurore semblait être de

connivence avec l’aube, laissant ainsi très peu de répit à la clarté.

Avec les premières ondées de l’arrière-saison viendraient les pousses

des champignons qui recouvriraient partiellement, dans les premiers

temps, les fossés forestiers de mycélium. Cette partie végétative des

champignons que sont ces bactéries filamenteuses est très

dépendante de la météo. Elle laisserait apparaître, après quelques

jours de conditions idéales, de jolis spécimens éphémères, tels que

nous les connaissons sur nos étals commerciaux. Lors des cueillettes,

nos eucaryotes pluricellulaires ou unicellulaires, comme ils sont

nommés et référencés dans la grande encyclopédie de Papy, feraient

bien assez vite leur apparition dans la forêt domaniale. Sans doute

possible, ils feront le bonheur de la famille et d’une horde de

connaisseurs de tout poil et de tout âge armés de solides bâtons, et

d’un panier d’osier prêt à être garni des précieux végétaux sauvages

qui régalent si bien les palais avertis des véritables connaisseurs. Ces

immersions forestières étaient aussi l’occasion de s’aérer et de

s’époumoner, mais surtout de s’extérioriser au cœur de ce grand

poumon vert, vecteur d’oxygène, indispensable à la vie des êtres. Il

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représentait à lui tout seul les deux tiers de la superficie communale.

Vous pouviez joindre l’utile à l’agréable lors de vos sorties au fur et à

mesure que vous vous enfonciez dans les sous-bois en profitant

d’instruire les enfants sur les différents milieux naturels, et par la

découverte des biotopes de la faune et de la flore de ces immenses

domaines boisés constitués d’écosystèmes spécifiques et variés,

profitables et visibles de tous. J’avais été initié à la mycologie par

Maman, qui m’avait instruit très tôt à cette science ancestrale qui fut

jadis partie intégrante de la botanique. Après quelques coups de

pédales, vous aviez vite fait et bien fait d’y arriver dans les cinq

minutes suivantes, car le bois se situait à vol d’oiseau à environ deux

kilomètres de la maison. Les bogues épineux des châtaigniers

s’ouvriraient eux aussi et laisseraient échapper sans regret leur

progéniture, déjà prête pour certaines à être consommées sur place

et dans l’état, une fois l’épaisse peau lisse écartée. Elles

s’échoueraient sur des sols humides, en se précipitant dans le vide,

finissant leur désescalade à même le plancher terrestre, parmi les

feuilles que le vent avait dans un premier temps fait tourbillonner

dans ses caprices mouvementés, et rejetés tout aussi abruptement

autour d’un autre arbre nourricier ; lequel nos aïeux appelaient

banalement « l’arbre à pain providentiel des pauvres ». Les grosses

enveloppes charnues contenant les solides coquilles des fruits du

noyer étaient rugueuses et dépourvues de piquants, elles

concurrenceraient celles des châtaigniers, qui laisseraient échapper à

leur tour leurs fruits comestibles dans les mêmes précipices.

La chasse aux champignons s’était institutionnalisée de génération en

génération du côté maternel. Maman était issue d’une des familles

des plus modestes du patelin. Inutile de vous dire qu’un sou était un

sou ! Son père, que je n’eus l’honneur ni le privilège de connaître,

était bourrelier de métier, un métier pas des plus aisés, et dont les

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différentes tâches laborieuses consistaient à réparer et à fabriquer

tout le matériel à base de cuir, mais surtout équin, par exemple les

licols, les harnais, les rênes de direction. Lui qui ne possédait pas

d’auto, comme beaucoup à l’époque, intervenait chez les clients à des

kilomètres à la ronde avec son vélo aménagé et son matériel

professionnel par des chemins carrossables pas toujours en bon état.

Comme le répétait Maman, ton grand-père, lui, c’est l’homme de

cœur. Ce rude travailleur s’est tué à la tâche dans son travail avec ses

problèmes de diabète. Elle faisait allusion aux nombreuses heures que

représentait son activité dévoreuse de temps. Le pilier de famille était

indisponible des journées entières ; parfois même, lorsque le client le

réclamait le lendemain, il dormait dans les granges de foin de ces

derniers, dans la plus grande des simplicités au beau milieu des bêtes,

c’est pour dire ! Sa mère, ma grand-mère, femme au foyer, tenait la

maison en ordre et s’occupait de l’éducation des rejetons, ses quatre

enfants, dont ma mère était l’unique fille. Dans ce temps-là, les

cueillettes se faisaient bien plus généreuses qu’actuellement par le

simple fait que la majorité des gens, par manque de connaissances,

étaient bien incapables de différencier les bons champignons des

mauvais, et avaient une peur bleue d’en avaler malencontreusement

un mortel. En cas d’ingestion malencontreuse, l’issue s’avérait

tragique, voire fatale, par le manque de traitement disponible sur le

marché à cette époque, à ce que nous aurions pu qualifier

d’intoxication mortelle. Et pour trouver une solution pharmaceutique

salvatrice, il aurait fallu dans ces conditions se rendre prestement à la

ville voisine qui n’était pas à la porte à côté ; scénario imprévisible

dont l’issue laissait cent fois la possibilité à l’Ankou de faucher votre

âme en perdition le temps de s’être vue administrer un éventuel

remède ; cette fossoyeuse funeste représentant la personnification de

la mort chez les Bretons ne demanderait certainement pas son reste.

Pour les autres, ceux qui avaient cette chance de savoir les identifier,

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leur commerce devenait une manne financière non négligeable et

parfois très lucrative, ce qui constituait de ce fait un vrai revenu

d’appoint pour certains. Cette marchandise locale, non contrôlée,

pouvait se vendre à de très bons prix, et cela aux quatre coins des

rues, et vous n’aviez de compte à ne rendre à personne, aucune limite

commerciale n’était fixée nulle part sur un quelconque cahier des

charges. Chaque soir, il n’était pas rare de croiser des gamins qui

frappaient aux portes des pénates pour vendre leurs précieux

végétaux. Le jour dominical, à la sortie de la messe, il y avait foule

devant les étals de fortune, où la marchandise recherchée et

fraichement ramassée du jour était exposée, reposant délicatement

sur du papier à journal au fond de cagettes à fruits et légumes. Des

produits sains et bien proportionnés attiraient l’attention des fidèles

regroupés en nombre sur le parvis dallés lors des ventes sauvages. Ces

petits délices délicats, très prisés des fins gourmets, viendraient

donner une note subtile et boisée en parfumant d’une odeur

inimitable la peau des gros poulets fermiers cuits au four traditionnel ;

accompagnés des grosses pommes de terre des variétés communes

de la culture des jardins. Mon oncle Pierrot n’avait pas la même vision

commerciale. Il m’avait fait remarquer, lorsque nous abordions le

sujet, qu’il était possible de troquer la marchandise. Combien de fois il

avait échangé une pochée de chanterelles ou de beaux cèpes contre

quelques paquets de cigarettes, et une bouteille de pinard, avec

l’accord express de Roger le buraliste, ou encore contre un plein

d’essence dans sa mobylette chez le gros Bibendum, le garagiste du

coin. Selon lui, un service en valait un autre ; personne n’était très

regardant là-dessus, halte au sketch ! disait-il.

Ma mère, et mes oncles avaient cet autre avantage bien pratique

d’habiter à l’orée du bois. Ils n’avaient qu’à traverser la route

départementale de deux enjambées pour y accéder et y pénétrer.

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Chaque matin au réveil dans leur jeunesse, on s’habillait et on se

lavait expressément, et après s’être rempli l’estomac d’une tranche de

pain et d’un morceau de lard salé bien gras, la course à la chasse au

trésor débutait déjà dans la chaumière. Cette ruée incontrôlable était

déclenchée par l’intention irrépressible de fouiller les meilleurs coins.

Les quatre audacieux arpentaient déjà les allées des sombres bois aux

aurores, lorsque la nuit s’effaçait et tirait sa révérence à l’intention des

premières lueurs du jour. Les yeux fermés, ils quadrillaient l’immense

domaine ou les frênaies et les châtaigneraies dominaient les autres

espèces arboricoles communes à travers les broussailles et

l’abondante végétation, avec dans leur petite boîte à idées, la carte

virtuelle géographique de chaque secteur. Imaginez d’ici ces petits

écoliers munis de sabots à leurs pieds, à des heures très matinales,

courant en tous sens à travers bois, défiant de coriaces ronces, et

écartant fermement les fougères qui obstruaient leur passage, dans

une frénésie incontrôlable, pendant qu’une bonne partie des âmes de

la cité étaient encore endormies. La vraie motivation de cette

étonnante expédition nocturne résidait dans le fait de précéder les

trois autres, et de réaliser les meilleures cueillettes, garnissant ainsi

les plus beaux paniers qu’il faudrait bien assez vite ramener à la

maison avant le départ pour l’école. Pour rejoindre l’institution

scolaire, il fallait venir à bout au quotidien et vice versa des six

kilomètres qui séparaient l’école de la chaumière, à travers les mille et

un chemins de traverse escarpés et les routes campagnardes

communales, qu’avaient déjà empruntés mille et une fois les parents

avant eux. Car dans l’esprit de mes arrières grands-parents rien n’avait

plus de prix que l’instruction scolaire que notre République dispensait

dans ses temples du savoir. Le soir, quand la cloche sous le préau

annonçait la fin de la journée des écoliers, ceux-ci se précipitaient en

direction du lieu-dit « du pot », qui leur faisait office de résidence, en

faisant le chemin inverse, dans le but de récupérer les paniers, qu’ils

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avaient entreposés dans le cellier parmi les outils du père, pour

s’empresser d’écouler la récolte du jour. De ce que me rapportaient

mes oncles, Maman, la seule fille de la fratrie, ne se débrouillait pas si

mal pour une nénette, et il n’était pas rare qu’elle surpassât nos

autres chenapans certains jours, par sa logique et son sens de

l’observation nettement plus affinés ; sens premiers qui faisaient

cruellement défaut à ses frères. Nos garçons, eux se contentaient de

rallier un point A à un point B en un temps record, mais en laissant

derrière eux la plupart des beaux spécimens, par faute de n’avoir pas

pris le temps nécessaire de bien reconnaître la zone, et de ne pas

avoir suffisamment non plus écarté les feuilles et les branches qui

masquaient certains bolets bien tapis dans l’ombre. En plus de les

vendre, ils s’octroyaient le droit exclusif de s’en réserver quelques-

uns, surtout lorsque l’on décidait de tuer un lapin ; ils faisaient une

parfaite garniture parfumée du plat.

Je découvrais à mon tour cet univers de l’infiniment petit, et me jetais

à corps perdu dans ce microcosme invisible à l’œil nu, avec pour

formateur, la reine de ces bois, Maman. La transmission orale et

pratique de cette science intergénérationnelle se faisait d’une

manière naturelle, sans forcer le bon vouloir de chacun, qui bien au

contraire se réjouissait de ce passage de témoin, mettant en

perspective de belles futures découvertes, assistées de la

connaissance dans la réussite par cette alliée de choix. Cela était

certainement dans l’ordre des choses, car effectivement, je vous

l’accorde, en soi il n’était pas si difficile pour tout un chacun d’aller

ramasser des champignons. La difficulté première résidait dans la

localisation des familles en fonction des différents critères qui

composent leur milieu élémentaire, et d’autres facteurs

caractéristiques qu’il fallait prendre en ligne de compte, et qui vous

épargnaient le dur labeur d’une recherche interminable, au risque de

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vous égarer dans cet immense écrin verdoyant, mettant votre

patience à rude épreuve.

En fonction des catégories, chères à votre palais raffiné, vos

préférences pouvaient s’orienter vers l’une d’entre elles en particulier,

et ainsi permettre une sélection plus ciblée dans vos recherches.

J’aimerais solliciter votre attention justement sur tous ces éléments

qui conditionnent un succès assuré et assez rapide propre à ce plaisir

occupationnel, dans la mesure où celle-ci a lieu en pleine saison. Si

vous voulez bien m’accorder un peu de votre temps, nous allons ici

répertorier les différents signes et critères distinctifs des espèces

communes les plus représentatives de la région, et aussi par ordre de

préférence.

Commençons tout d’abord par le plus noble, ce roi discret, le plus

goûté et de loin le plus prisé, faisant l’objet de toutes les attentions

des mycologues les plus chevronnés : le cèpe. Il en existe quatre

variétés, classées par ordre de popularité et pour leurs valeurs

gustatives. Pour bénéficier de l’appellation de cèpe, il faut que nos

sujets répondent à des normes bien distinctes. Car figurez-vous qu’il

existe une centaine de bolets, parmi lesquels huit bénéficient de

l’appellation. Le numéro un, toutes catégories confondues, le fameux

cèpe bronzé, appelé boletus aereus, et dans le jargon des

champignonneurs dénommé usuellement « tête de nègre », qui

autrefois poussait bien volontiers est le plus représentatif dans les

régions méridionales. À l’heure actuelle, depuis ce nouveau

millénaire, avec les nouvelles conditions dues au changement

climatique, il n’est plus étrangement une espèce aussi rare que cela. Il

possède un chapeau hémisphérique noir, parfois un peu plus clair en

fonction de la présence de la végétation immédiate et peut atteindre

les trente centimètres de diamètre. Son pied ventru et obèse, mais

robuste, d’une hauteur très courte, se confond très bien avec la

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végétation, le rendant difficilement repérable. Sa chair blanche,

épaisse et ferme ; en fait un met d’exception très croquant, qui se

tient superbement bien à la cuisson, rendant très peu d’humidité. Ce

royaliste apprécie les bois aérés de feuillus avec une préférence quand

même pour les chênaies. Il se plaît également dans les lisières et

certains taillis.

Il était parfois fréquent de trouver ensemble plusieurs exemplaires

d’une famille différente. Lors de certaines sorties en forêt, je

remarquais ce phénomène : ils poussaient ensemble, dans des lignes

imbriquées. Leur différenciation n’était pas aussi aisée qu’il

paraissait ; leur variation dans les tons de couleur du chapeau et du

stipe, ainsi que l’étendue du réseau demandait une attention

particulière. Il était possible avec ledit test du couteau de faire la

différence et de démêler les espèces. À titre de comparaison, le cèpe

bronzé possédait une chair bien plus dure, plus blanche, sans aucune

mesure avec les autres espèces nobles. Aux fourneaux, sa valeur

gustative détrône tous ses concurrents, par ses parfums de noisette

torréfiée, et de brisures de truffe. Il s’accommode avec la meilleure

des gastronomies.

Vient en deuxième position de notre classement des prédilections,

l’autre sire de nos espaces forestiers, indiscutablement l’un des plus

connus par son nom usuel et apprécié par l’ensemble du commun des

mortels : le cèpe de Bordeaux, identifié sous le nom scientifique de

boletus edulis. Ce champignon est relativement répandu et pousse

dans toutes les régions de France. Vous le trouviez assez facilement

après les ondées estivales dans les débuts de l’été de la Saint-Martin.

Celui-ci possède un chapeau en forme de coupole plus ou moins

convexe et de couleur allant du beige au marron, voire à brun

noisette, et d’une circonférence avoisinant les dix à vingt centimètres

en général. Ce spécimen est doté d’un gros pied bien ferme, devenant

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blanc vers sa base ; cependant il peut être allongé dans certains cas.

Notre hôte affectionne les pinèdes et les forêts de conifères, de même

que son congénère bronzé les bois de feuillus, avec une prédilection

pour les endroits dégagés, les clairières, les herbus, et les talus bordés

d’arbres.

Au tour des deux autres seigneurs, pour finir notre présentation

générale des boletus : le cèpe d’été, boletus aestivalis, et le cèpe des

pins, boletus pinophilus. Ils jouissent d’une notoriété légèrement

moindre il est vrai, mais présentent un grand intérêt gustatif tout de

même. Cet état de fait est constaté par beaucoup de passionnés et

apparaît dans beaucoup de commentaires relatifs au sujet.

Maintenant, je vous laisse libre dans votre partialité, car vous le savez

bien les goûts et les couleurs d’une personne à une autre peuvent

faire l’objet d’une divergence de point de vue. L’aestivalis pousse dans

nos contrées dès début juin. Celui-ci il est tout dans le chapeau

comme dirait l’autre ; il possède un réseau qui recouvre quasiment

tout son pied. Il est identifiable la plupart du temps dans les lisières

des châtaigneraies, mais aussi sous les chênes et les charmes dans les

sous-bois aérés. Dans la pyramide monarchique, le pinophilus serait

plutôt l’empereur. Le bolet acajou, coiffé d’un chapeau à pruine

blanche, contrairement comme l’indique son nom, ne se ramasse pas

que dans les pinèdes et les landes : il fréquente aussi parfois certains

bois communs, et en principe, assez rarement ceux des feuillus.

Permettez-moi, je vous prie, de faire aussi la part belle à une autre

pensionnaire de ces bois, et de lui rendre les honneurs qui lui sont

dus : la discrète et coquette girolle.

Nos demoiselles à ombrelles jaune orangé n’ont rien à envier à ces

gros rivaux imposants et austères. Ces impératrices toutes en couleur

aiment à se montrer au grand jour dans le grand monde végétal.

Lorsque les beaux jours font leur apparition, elles éclairent la

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pénombre de ces lieux dans des lueurs immaculées, et laissent

apparaître des rayons de soleil réchauffant et salvateurs à travers les

branches vertes des fougères. Quand elles se laissaient cueillir par des

petites mains expertes sur la mousse végétale du mois de mai jusqu’à

parfois fin novembre, et à condition qu’il n’y ait pas de gelées

matinales ou que la terre ne soit pas trop humide, il était possible de

remplir au plein des paniers de confection artisanale. Elles

cohabitaient parfois au sein de belles colonies qui tapissaient les sols

secs, entre les feuilles mortes, dans les boqueteaux des noisetiers et

des bouleaux. Côté cuisine, elles savent parfumer et accompagner

n’importe quel aliment par l’exhalaison odorante qu’elles diffusent de

leurs parfums agréablement fruités, semblables à ceux de la mirabelle

et d’abricots secs acidulés.

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Chapitre 4ème

Le cours élémentaire 2ème année

Une rentrée en musique

Voilà déjà neuf ans que je foule de mes deux pieds ce globe terrestre

sans trop savoir quelle était vraiment ma destinée ; toujours les

mêmes questions existentielles qui revenaient sans cesse. Qu’est-ce

que cela voulait dire ? Il y avait-il une signification vraiment

intelligible ? Je vais peut-être arrêter de me casser la tête maintenant,

lâcher prise et puis advienne que pourra, la vie m’appartient, j’ai la

jeunesse pour moi !

— « Tiens, quelle surprise Karl ! Mais tu ne m’avais pas dit que

tu redoublais ta classe cette année ! Oui ça c’est sûr ! Vraiment, ce

que je ne suis pas très dégourdi des fois, comme s’il aurait fallu le

crier dans toute l’école ! Ne le prends pas mal ! Comme tu le sais, moi

aussi j’en suis passé par là ! Allez mon ami, on va voir la tête qu’il a le

nouveau maître ! »

Le nouveau maître, à le voir comme cela, de prime à bord, il n’avait

pas l’air bien sévère : sa bedaine bien visible semblait être à l’étroit

dans son pantalon en velours côtelé, de la ceinture duquel ressortait

une chemise toute fripée, bariolée de différentes bandes de couleurs,

floquée à l’unisson par de petits motifs représentant des notes

musicales. Cet embonpoint témoignait de son appétence pour les

excès d’ordre alimentaires aurait dit Papy dans une de ses conclusions

solennelles. Cet homme à type de peau méditerranéenne, au visage

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boursouflé et tanné par le soleil du sud, sur lequel une grosse et

épaisse moustache brune venait coiffer la bouche, ne parlait pas

vraiment. Il chantait, oui, son accent chantant du pays méridional

réchauffait déjà la classe. Quand je vous dis qu’il chantait, il chantait,

armé de sa guitare en bandoulière, une jambe fléchie prenant appui

sur une chaise, comme cela, sans véritablement se soucier du monde

ou d’un éventuel qu’en-dira-t-on, auquel il aurait répondu par la

même attitude impassible.

— « Vous savez, c’est important l’éveil musical ». Il interprétait à

merveille les plus grands chanteurs paroliers français, Georges

Brassens, Bobby Lapointe, et recevait tout son petit monde en

chanson durant toute cette journée d’intégration, pour la joie des

petits et des grands qui trouvaient cette approche assez originale.

Reposant son instrument de musique, il n’hésitait pas non plus à

engager la conversation et à répondre à toutes les questions relatives

au programme scolaire du cours concerné. Tiens, parlons en un peu

de celui-là ! Tout à l’heure, justement, sans intention curieuse de ma

part, je préfère le préciser pour éviter tout malentendu, j’entendais

notre musico d’instituteur expliquer à un parent d’élève que cette

année était la première classe du cycle d’approfondissement des

connaissances, qui s’étale jusqu’au cours moyen de deuxième année.

Si j’ai bien compris ce qu’il disait pour conclure, il en résultait que

l’écolier à ce stade devrait être en mesure de structurer son

raisonnement et développer sa concentration. À ce stade, l’enfant

devrait pouvoir intégrer les grands axes et les mécanismes de base

des différentes approches disciplinaires communes. En clair, un peu

plus de français, de mathématiques, d’initiation à l’histoire-

géographie, aux sciences expérimentales, à l’approche des techniques

usuelles de l’information et de la communication, on parle de l’outil

informatique pour ce dernier, et tout pour me plaire, un zeste

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d’éducation physique et sportive pour couronner le tout. Ajoutez à

cela pour conclure de la poésie, beaucoup de poésie, en chansons

bien entendu !

La classe de neige dans le massif du Beaufortain

Nous préparions aussi un évènement spécial, auquel j’accordais plus

d’importance qu’au reste. L’école organisait cette année une classe de

neige. Sur le principe, cette sortie avait pour but de faire découvrir les

sports d’hiver aux jeunes enfants tout en suivant les cours

traditionnels. Elle se déroulait l’hiver sur le temps scolaire et se

déplaçait avec son personnel dans un lieu d’hébergement dans le

relief alpin. Une bonne semaine avant le départ, j’étais déjà excité

comme jamais à l’idée de découvrir les montagnes et la vue sur ces

hauts et superbes sommets, mais surtout par le voyage en lui-même,

pour jouer avec les camarades dans le bus qui avait été affrété pour

l’ensemble du séjour. La vie sur le site était organisée comme dans un

internat, nous alternions les leçons et les cours de ski dans un village

de la région du Beaufortain, dans le département de la Savoie, en

région Rhône-Alpes. Le grand chalet de bois communal, typiquement

de conception savoyarde, accueillait à lui tout seul les deux classes

primaires de l’école. Chaque soir, après les cours de ski qui étaient

dispensés par des moniteurs professionnels, aidés par quelques-uns

de nos instituteurs qui maîtrisaient fort bien eux aussi la discipline,

nous nous rassemblions dans l’amphithéâtre du refuge, où nous

apprenions par cœur la célèbre chanson d’Étoile des Neiges ;

accompagnés par la mélodieuse guitare acoustique de Monsieur

Garcia, notre professeur musicien. Je fis mes premières descentes à

ski comme à l’image d’un skieur peu expérimenté, usant et abusant

parfois à l’excès de la technique facile à assimiler dite du chasse-neige,

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sur les pistes vertes du magnifique domaine skiable de Val-d’Isère

couvert par un immense océan de poudreuse. Je me contentais de

mettre en application les consignes de sécurité que l’on nous avait

inculquées au début de chaque séance et que quelques heures

séparaient de la suivante. C’était éreintant ! La difficulté se faisait

davantage ressentir, en particulier au moment où il s’agissait de

chausser et de déchausser les énormes chaussures ; ces grosses

bottes carénées comme celles d’un robot. Dans la pratique, elles vous

comprimaient les extrémités sans ménagement.

Hormis de petits désagréments de circonstance, je vous avouerais que

je m’y sentais bien, moi, dans l’air frais et sec des hautes montagnes !

Les matins au réveil, lorsque j’effaçais les simples rideaux des

fenêtres, j’étais émerveillé à la vue de l’adret, le versant montagneux

le plus exposé à l’ensoleillement. La hauteur des cimes me paraissait

vertigineuse et caressée par les effluves de lumières sur les sommets,

par un soleil éclatant de luminosité et généreux, renvoyant des

contre-jours fugaces, tel un jeu d’ombre qui se reflétait

invariablement dans mes pupilles grandes ouvertes par la

contemplation de ce spectacle inoubliable. J’obtins avec succès ma

première étoile des neiges qui était apposée sur la petite médaille en

forme de flocon qui officialisait et concrétisait la bonne réussite à

l’examen de passage avec, en lettres capitales « ESF » qui signifiait

probablement avec un peu de bon sens École de Ski Française. Je n’en

étais pas peu fier. Des sorties éducatives et divertissantes étaient

programmées à l’emploi du temps du séjour ; parmi elles, la fabrique

industrielle du fromage local, qui portait le même nom que son

massif, m’avait fortement plu.

— « Allez savoir ! C’est peut-être tout simplement la raison pour

laquelle j’appréciais beaucoup ces produits laitiers, qui sait ? » Sur cet

immense site industriel, tous les procédés et savoir-faire étaient

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expliqués et détaillés dans le cadre d’une visite animée par un guide ;

illustrés dans chaque cellule de fabrication du circuit par des

panonceaux explicatifs, de l’arrivée du bon lait frais des hauts alpages

par l’intermédiaire des camions-citernes, en passant par tous les

processus d’élaboration, jusqu’au produit fini. Ça sentait bon le

fromage là-dedans, beaucoup d’odeurs incommodaient les autres

petits visiteurs qui vous le faisaient savoir en pinçant leur nez et en

grimaçant, de temps à autre. L’autre rendez-vous incontournable

planifié un peu plus tardivement dans l’organisation du séjour, et

intitulé « la découverte d’une bergerie », avait été fortement

appréciée par l’ensemble des séjournant. Chacun pouvait découvrir la

vie pastorale de ces montagnards rustiques et celle de la vie du

troupeau aux différentes saisons, dont la transhumance du bétail

ovin, cette migration périodique de la plaine vers les alpages ou à

l’inverse des estivages à la plaine. Cette escapade de l’homme et de

ses animaux était reprise par un dicton alpin, que nous avions tous

pris la peine, à l’occasion, de recopier sur notre cahier de mémoire tel

qu’il était écrit dans son patois local « Lé vatse, sèn Bernar léprèn é

sèn metsë lé rèn » que l’on doit plus aux vaches, mais qui ne font pas

non plus exception aux brebis, ce qui signifie dans l’argot : « Les

vaches, Saint Bernard les prend et Saint-Michel les rend ». L’on nous

expliquait aussi que depuis quelques années, autour de cet exode

nécessaire, une véritable organisation festive se mettait en place dans

les vallées, elles permettaient de faire connaître le milieu, et pourquoi

pas de susciter des vocations aux différents métiers du pastoralisme.

Une ou deux fois, nous nous étions rendus dans l’une des grandes

villes du département pour y faire l’acquisition de belles cartes

postales très représentatives de la région savoyarde. Sur lesquelles

nous n’omettions pas de rendre compte des évènements marquants

au jour le jour, par quelques lignes soigneusement écrites par la main

des écrivains en herbes que nous aspirions à devenir. Nos petits récits,

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construits de lettres mal formées et tordues, avares en lignes,

ponctués d’une ou deux fautes dans chacune d’entre elles avaient

aussi vocation à rassurer certaines interrogations des parents qui

devaient supporter un peu d’inquiétude sur le bon déroulement des

opérations ; après avoir vu pour certains leurs petits oisillons quitter

le nid douillet familial pour la première fois. Cette petite ville à taille

humaine, dans l’esprit de ces montagnes, était à la fois restée

authentique par l’aspect de son infrastructure, et en même temps par

la diversité des magasins qui proposaient une large palette de services

et d’objets de souvenir assez insolites pour certains, mais tous à

l’effigie de l’environnement montagnard. J’avais opté aussi pour

l’achat de gros crayons de bois à papier sur lesquels apparaissaient

tous les écussons héraldiques des localités de la Savoie, reliés à leur

extrémité supérieure par une ficelle, qui permettait l’accrochage de

celui-ci à n’importe quel support à crochet. Quoiqu’équipés d’un

mince cylindre composé de graphite et d’argile en leurs centres,

cependant, ils avaient plus une fonction décorative. Un détail

pittoresque s’accrochait avec persistance dans mes souvenirs. Je ne

me souvenais pas avoir vu ailleurs autant de petites fontaines fleuries.

Elles étaient éparpillées ici et là, à travers la longue artère

commerçante principale, pavée de bout en bout, tout au long de

laquelle des haut-parleurs, perchés dans les hauteurs des poteaux

électriques, diffusaient la mélodieuse symphonie du Carnaval des

Animaux de l’œuvre de Camille de Saint-Saëns.

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Épilogue

Le reste de ma scolarité fut assez linéaire à tout point de vue. J’étais

resté égal à moi-même sur le plan comportemental, mais le plus

important était cette prise de conscience à travers laquelle j’avais

enfin ouvert les yeux sur les rapports des individus entre eux. Je

lâchais définitivement prise quant à cette méfiance maladive à propos

des adultes surtout, et effaçait cette barrière de surprotection qui

avait faussé ma relation à l’autre, améliorant ainsi mon savoir-être au

quotidien. Plus aucun doute ne subsistait dans ces instants, quant à la

valeur de chacun dont le foncièrement bon était perceptible dans les

prérogatives de mes jugements. Tout ce petit monde avait un rôle

propre à honorer dans la bonne marche théâtrale d’une société en

mouvement, alors quitte à avancer, nous avancerons ensemble !

Tout était clair dans mon esprit à présent : je prendrais le prochain

train en partance pour la réussite. À la gare des envies, j’étais resté un

moment sur le quai, indécis sur la destination à prendre. Sans me

poser de question, j’achèterais mon billet pour un aller simple et

j’opterais pour le premier train qui se présenterait en partance du

soleil, sans oublier les petites images, si importante dans cette mer

des banalités, car, de toute évidence, ce sont elles qui m’avaient

ouvert la voie.