Les petites images
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Les petites images
ÉCRIT
PAR
Stéphane De Saint-Aubain
2
Table des matières
Pages
Introduction 4
Chapitre 1er
Le cours primaire 10
L’école de la République 10
La pêche de la truite en rivière 27
Les vacances estivales en bord de mer 40
Chapitre 2ème
Le cours élémentaire 1èreannée 71
Le constat d’échec 71
La saison de la chasse 77
Les premières activités sportives 90
L’ordinaire d’un petit village 94
Les grandes vacances et l’escapade dans le Finistère 106
Chapitre 3ème
Le cours élémentaire 1èreannée, 2èmeessai 121
Une nouvelle aspiration 121
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Les sentiments et la ferme pédagogique 128
Vacances estivales et questions métaphysiques 134
La kermesse des chasseurs 138
La cueillette des champignons 142
Chapitre 4ème
Le cours élémentaire 2ème année 153
Une rentrée en musique 153
La classe de neige dans le massif du Beaufortain 155
Épilogue 159
4
Introduction
Dans les années 1980, la culture hip-hop arrive en France, notre belle
jeunesse française danse au rythme de la chanson « Macumba » de
Jean-Pierre Mader, au moment précis où le vidéo-clip entrait dans
une nouvelle ère révolutionnaire avec le fameux Thriller de notre Roi
de la pop, d’une durée exceptionnelle pour l’époque de 14 minutes et
toujours considéré comme l’un des meilleurs clips de tous les temps.
Pour le plus grand bien de la nation, l’année 1981 voit la peine de
mort abolie, à la demande expresse et conformément aux toutes
premières intentions de F. Mitterrand lors de sa campagne
présidentielle ; laquelle sera retenue le 10 mai de la même année.
En 1982, la Direction générale de la Santé reconnaît enfin le virus du
SIDA et adopte pour la première fois le sigle pour Syndrome de
l’Immunodéficience acquise. Pendant ce temps, les PTT lancent le
minitel qui permettra d’accéder instantanément à l’annuaire
téléphonique et plus dans certains cas.
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Au mois de septembre de l’année 1985, Coluche lançait à l’antenne
d’Europe 1 l’idée de sponsoriser une cantine gratuite au profit des
plus démunis, avoisinant pour son premier anniversaire les 8,5
millions de repas distribués. La même année, courant juillet, la France
apprend le naufrage du Rainbow Warrior dans les eaux de la
Nouvelle-Zélande, et cette catastrophe sans précédent allait prendre
par la suite une ampleur de crise politique majeure. En parallèle,
Mickael Jackson et Lionel Richie écrivent « We are the world »
chanson dont les fonds collectés furent destinés à lutter contre la
pauvreté en Éthiopie.
Le vingt-six avril 1986, tous les médias relayaient en boucle
l’explosion du quatrième réacteur de la centrale nucléaire de
Tchernobyl, trustant les programmes sur les quelques chaînes
disponibles à ce moment à la télévision.
Cette année de 1988, l’affaire des cinq otages au Liban se décantait,
et vit le retour de trois d’entre eux. Ils atterrirent à Villacoublay après
un long moment de captivité.
1989 voit des manifestations étudiantes chinoises sans précédent à
tien an Men. Les étudiants dénonçaient la corruption et exigeaient
des réformes. Malheureusement, la répression virulente du pouvoir
central aboutit à l’issue tragique que nous connaissons, et mortelle
pour certains.
Le 9 novembre de la même année, en Allemagne, le secrétaire du
comité central du parti communiste de RDA lut dans une conférence
de presse un projet de décision du conseil des ministres, qui
consistait à laisser circuler librement les individus vers l’étranger et
sans condition, ce que l’on nommera historiquement, la chute du mur
de Berlin.
C’est dans cette atmosphère de fin de siècle, qu’interviendront des
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changements majeurs au sein de toutes les sociétés mondiales, et
qu’apparaîtra la nouvelle ère des prémices du tout numérique.
L’école opérait déjà sa mutation à travers ses modes
d’enseignements, tout en s’adaptant à l’évolution des nouvelles
techniques, et aux mœurs s’y référant. Dans ces années-là, l’école
fonctionnait très différemment. Il y avait beaucoup plus de discipline
et les enfants respectaient tous sans condition leurs instituteurs par
crainte des punitions et autres châtiments sans nom qui, pour la
petite histoire, n’étaient pas toujours proportionnels et pas toujours
en rapport avec l’origine de la problématique. Lorsque vous arriviez le
matin, la nécessité d’être bien en rang par deux sans parler et
presque au garde à vous (sans plaisanter, il n’y avait qu’un pas !) était
de rigueur et encouragée par le tout puissant corps enseignant. Cette
disposition vous octroyait votre laissez-passer pour avoir
l’autorisation qui permettait le droit de franchir le pas de la classe.
Une fois la première étape validée, les élèves restaient debout, telles
de petites figurines décoratives du même acabit. Bien obéissantes,
inertes et sages, jusqu’au moment où, au bon vouloir de l’instituteur
qui commençait à vous considérer d’un air détaché. L’enseignant déjà
installé sur son siège d’appoint levait énergiquement le bras tel un
monarque conscient de son effet d’autorité sur vos petites personnes,
et le rabaissait tout à fait de la même manière. Vous n’aviez
l’autorisation qu’à partir de ce moment, ou devrais-je dire, l’honneur
de soulager vos jambes et de prendre votre place respective derrière
votre pupitre ; celui qui vous avait été attribué par le Hasard, cet
impossible prévisionniste de l’avenir.
Certains professeurs (en ce qui me concerne, ceux qui m’avaient été
« attribués » aux cours primaires), psychomaniaques de l’hygiène ;
obsédés quant à la propreté de leur environnement premier, passait
en revue l’état de vos mains. Eux-mêmes, ces agents pathogènes du
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système éducatif, ces vecteurs de maladies infantiles jubilaient
lorsque la recherche devenait positive. Tout cela dans le seul et
l’unique but de vous réprimander, voire dans certains cas de figure,
n’ayons pas peur des mots, de vous humilier sur le champ, et ainsi
faire de vous l’exemple, le spécimen idéal d’un microbe contagieux
qu’il convenait d’éradiquer sans condition et dans l’instant. Aux yeux
de tous, vous apparaissiez comme une bête de foire que l’on exhibe
bien volontiers à une foule curieuse. Ils faisaient ainsi la
démonstration de leur pleine puissance, de l’apanage des pleins
droits indissolubles que leur autorisait la fonction. Ces disciples de
l’instruction punitive rendaient l’honneur comme il se devait au
diplôme de maître qui leur avait été délivré par leur académie
d’appartenance. C’était à se demander, en considérant certains
agissements d’ailleurs, s’ils ne jouissaient pas dans certains cas précis
de la situation, dans la mesure où apparaîtraient sur les menottes des
apprenants, d’éventuelles saletés et souillures. Ce qui aurait dû être
une simple inspection de passage quotidienne se transformait parfois
en un véritable examen corporel des pieds à la tête et parfois même
jusqu’aux oreilles, c’est pour dire ! Dans cette geôle aux méthodes
archaïques, d’un autre temps, non reconnue comme telle pour la
bonne et simple raison que ces choses-là étaient entrées dans
l’acceptation des mœurs, une sorte de contrat ou pacte social
informel s’inscrivant dans la normalité d’une certaine manière.
Attention grand dieu, cela ne devait surtout pas heurter la bonne
conscience collective. Car après tout, de quoi se plaint-on ? Vous
envoyez vos rejetons encore illettrés dans l’école de la République
n’est-ce pas ? Cette éducation obligatoire ne vous coûtera pas un sou,
l’enseignement vous est gracieusement dispensé et fera, selon le bon
vouloir de vos enfants et leur propension naturelle à l’étude, peut-
être des êtres d’exception. L’égalité des chances ça vous parle ? Celle
qui fera de vos moutards issus du monde modeste auquel vous
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appartenez et d’ailleurs le seul auquel vous pouvez finalement
prétendre ; de beaux exemples d’érudition. Car au fond de vous
même vous ne savez que trop bien, quelles sont les difficultés des
confrontations quotidiennes nécessaires à votre survie dans cette
lutte programmée de tous les instants. Ils deviendront avec votre
soutien sans limites, dans lequel, vous aurez projeté une partie de
vous-même, et décharger votre frustration refoulée, de beaux
exemples d’érudition. Ces beaux modèles d’intégration, que l’on
pourra citer en exemple autour de vous, caresseront pour les
décennies à venir votre fierté personnelle. Et ces derniers par
conscience et reconnaissance de vos sacrifices envers leur petite
personne et pour ne pas être catalogué d’ingrat ne manqueront pas
indirectement ; sans intention réellement précise de vous remercier.
Rassurez-vous tout de même ! Eux par contre ne se reconnaîtront pas
en vous, de ce que l’on pourrait qualifier de revers de la médaille. Au
possible, ils flatteront un peu votre ego dont vous ne vous rappeliez
même plus l’existence. Vous vous êtes oubliés, trop affairés à vous
gaver des effets dommageables et collatéraux de cette boulimie
incontrôlable, de la surconsommation maladive à outrance, tendant à
l’obésité du tout vouloir, des effets Trente Glorieuses. Vous ferez
l’éloge de vos progénitures sans aucune retenue, devenues
maintenant bien comme il faut aux yeux de cette société, admirable
sous tout rapport et en toute proportion gardée de fausses modesties
pour ne pas froisser l’orgueil de votre entourage, de vos proches, et
de vos connaissances. Vos morveux pubères, ces adultes en devenir,
pourront ainsi passer dans l’univers pour des sujets éclairés,
susceptibles de rallumer vos lumières qui s’étaient éteintes, étouffées
dans les convenances des vies trop ordinaires. Mais dormez sous vos
deux oreilles, le politiquement correct, a toujours été égal à lui-
même : il veillait toujours sur nous, comme la bonne et tendre mère
de la patrie qu’elle se voulait être. Protégeant ses petits rejetons un
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peu trop exigeants que nous étions, et essayait comme vous le saviez
bien, de toujours satisfaire et de répondre aux diverses demandes de
chacun, tant que vous ne chahutiez pas trop fort à son goût !
Et vous autres, vous vous y reconnaissez là dedans ? Ça vous parle un
peu ? Il s’agit d’une certaine manière de notre identité commune.
Était-ce un crime de lèse-majesté que de vouloir mettre en évidence
certaines aberrations d’un pan du système éducatif ? N’était-il pas ?
Allez, dites-le-moi que j’ai raison, cela me ferait véritablement très
plaisir !
Pour avoir le droit de prendre la parole en classe, il était
obligatoirement prescrit de lever la main, ou le doigt, peu importe
lequel, du moment que vos intentions étaient claires et, le cas
échéant, sans cela, si vous répondiez spontanément ou chahutiez,
vous preniez le risque de vous voir infliger des lignes d’écriture. Bien
souvent, il s’agissait d’une phrase simple à recopier sur une feuille
ordinaire, qui retraçait le fruit de la genèse de votre contentieux,
écrite autant de fois que l’instituteur le décidait. Un axe d’effort
prioritaire était accordé tout particulièrement à la politesse de base.
Jusqu’ici, rien à redire, mais là encore si vous ne respectiez pas les
simples règles d’usage, gare à vous !
A priori, la discipline s’était légèrement assouplie depuis le début de
cette décennie des années 80, de ce que l’on rapportait à ce moment-
là, alors imaginons ce qu’elle fut avant nous.
C’est aussi dans ce chamboulement planétaire en devenir, et dans
cette atmosphère de rigueur scolaire, qu’un petit garçon répondant
au prénom de Malo évoluait comme un enfant ordinaire, loin de se
soucier de tout ce tumulte universel, apprenant les rudiments
abécédaires au sein de l’école d’un petit village de campagne, en
terre bretonne.
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Chapitre 1er
Le cours primaire
L’école de la République
— Tu penses le jouer celui-là ?
— Oui, mais je te préviens de suite, il en vaudra six de tes billes
tigrées ce calot, plus celui en fer que tu as gagné hier de Pascal ! Au
passage, dis donc tu t’es sacrément bien débrouillé sur ce coup-là
quand même, tu lui en as raflé combien au total ?
— Allez, en rang les enfants ! Nous allons regagner la classe !
Malo, c’est déjà la deuxième fois que je te reprends ce matin, Karl
également, remets-toi correctement dans le rang ! Vous reprendrez
vos discussions qui n’intéressent que vous, plus tard !
Madame Kervadec, l’institutrice des cours primaires de l’école
publique communale, ne supporte pas le laisser-aller chez ses élèves.
Elle n’est pas du genre à enfiler de perles avec un sourire de
circonstance, il n’y a que la discipline qui compte avec cette grande
bonne femme aux cheveux roux et à la peau parsemée de petites
taches de rousseur. Cependant ses beaux yeux bleus aux mille reflets
d’Iroise, adoucissent un peu son faciès austère. Il paraît que cette
dame-là, c’est une vraie Bigoudène, me confia Papa. C’est un pays de
terroir en Bretagne, ses habitants sont très sérieux et porte une mine
grave tout au long de l’année, m’avait-il dit.
Ces gens du pays voisin, dont le nom du département signifie « fin de
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terre » devaient se sentir un peu relégués au fond de nulle part et,
toujours selon les dires de papa, prônaient la rusticité à travers leur
valeur propre, c’est comme ça ! C’est dans leurs gènes ! Mais de quoi
parle-t-on vraiment ici ? Qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Je
compte fortement sur mon paternel, pour me l’expliquer un de ces
jours, il avance toujours des mots, voire des phrases qui ne possèdent
pas beaucoup de sens pour moi.
Toujours était-il que ce matin, le samedi sept mars de l’année mille
neuf cent quatre-vingt-six, elle s’égosillait, le regard un peu vague
dans l’air frais et sec de ce début de journée ensoleillée. Dans les
grands saules à l’extérieur de la cour, posés sur les branches encore
humides des perles de rosée du matin, où l’on pouvait constater un
début de floraison, les oiseaux chantaient. La nature généreuse nous
offrait une vraie symphonie de gazouillements, un véritable hymne
interprété par des roitelets huppés et des rossignols, ces nicheurs de
jardin. J’entendais résonner dans les rues adjacentes de l’école, le
tintement joyeux des cloches de l’église qui retentissaient en bas
depuis le cœur du village. J’aimais les comptabiliser comme chaque
matin. Elles annonçaient neuf heures, pas une minute de plus, ni une
de moins, et pour m’en assurer je consultais toujours au même
moment ma montre que Tante Yvette m’avait payée pour mon
anniversaire le jour de mes six ans. Je me souviens encore qu’elle
m’avait dit qu’avec cette ingénieuse petite invention datant du
seizième siècle ; élaborée par un certain Monsieur Henlein, un
horloger Allemand, qu’à présent, avec ce compteur omniscient fixé à
mon poignet, je n’aurais plus aucune excuse pour ma défense, je ne
pourrais plus jamais arriver en retard à l’école. Il est bien vrai que je
m’éternisais un peu trop souvent dans le dédale de mes pensées et
que par la même occasion je m’égarais dans mes aventures
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imaginaires sur le chemin qui menait à l’école. Le matin, lorsque je
quittais le foyer familial à huit heures et demie, à peine avais-je fini de
lacer mes grosses galoches de cuir à la semelle épaisse, que je courais
en direction du champ de Constant l’agriculteur, qui est un ami de
longue date de Papa. Ces deux- là, ils aimaient beaucoup à se
retrouver ensemble. Comme disait Papa, Constant est un homme
cultivé, riche de ce qu’il possède, et un vrai paysan de surcroît, l’un
des derniers de la race des seigneurs de la terre, en somme un
véritable aristocrate du monde agricole. Non, mais ! Et puis quoi
encore ? On aura tout entendu ! Je n’arrivais pas à faire les
rapprochements avec les subtilités du père. Parfois, il fallait s’attendre
à toutes sortes de possibles. Dans ce pré de verdure très long et pas
très large, l’herbe y est très verte, l’on s’y enfonce assez aisément, ses
vaches, que l’on nomme ici les Bretonnes pie noir, y étaient très bien
pour paître. L’air qui sort des naseaux de ces gros animaux blancs
avec de petites formes noires éparpillées inégalement sur toute la
surface du corps se transformait en une espèce de fumée blanchâtre,
qui ne manquait pas de m’amuser pour le coup. Et à chaque fois que
je m’en approchais, elles me regardaient toujours bêtement,
s’attendant au fait que je me mette subitement à les chasser en leur
criant dessus ou en leur courant au derrière. Je craignais qu’elle me
reconnaisse, et se rappellent des vilains tours que je leur jouais en les
approchants ; pour les avoir déjà si bien tourmentées à plusieurs
reprises. Le vrai problème, dans ce champ, et celui de tous les autres
j’imaginais ; et pas des moindres, était d’éviter à tout prix certains
obstacles malodorant et visqueux, c’est-à-dire les grosses bouses des
tas d’excréments des bovidés. Il y en avait partout sur la surface
inégale du terrain de ces substances molles qui ne manquaient pas
d’adhérer aux galoches. Et pour noircir le tableau ; à vous voir ainsi
couvert d’excrément sous la semelle, dans ces conditions, vous ne
manquiez pas d’attirer l’attention sur vous, et fatalement vous
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deveniez sans attendre l’objet de la risée du jour de vos camarades
d’école. Et le périple ne faisait que commencer : passés les abords de
la campagne, nous traversions la grande route principale, tout en
essayant d’éviter de croiser le chemin de Marcel Pérard, la casquette
en coton de chine vissée sur sa boîte à idées, au volant de sa vieille
guimbarde orange pétaradante, toute cabossée de l’arrière à l’avant.
Il faisait des écarts de conduite, comme si une route ne lui suffisait
plus, parce que ce Monsieur n’avait pas la réputation de ne boire que
de l’eau de la source du Beau Ménard. Enfin, nous pénétrions dans le
bourg. J’étais littéralement envoûté par les effluves de cuisson des
pains et des viennoiseries, émanant des fours du boulanger, de l’autre
côté de la route. Et que dire de ces regards envieux jetés à travers la
vitrine, chargés d’envie de tout avaler sur place ? Sur l’instant, le nom
masculin invariable « lèche-vitrines » prenait tout son sens.
J’observais avec admiration toutes ces gourmandises, entreposées sur
ces présentoirs étagés, dans ce palais des délices. Les croissants au
beurre surtout, attiraient sans nul doute l’attention de quiconque
voudrait bien s’accorder le temps d’entrer dans cette grande boutique
bien agencée et propre, et de humer ces exquises senteurs, quoique
parfois il serait certainement plus raisonnable de tourner les talons et
de continuer à marcher en direction de votre but premier. En
particulier quand vous ne possédiez pas le sou, pour ne pas
transformer les désirs du moment en frustration. Pour acquérir ces
merveilles de sucrerie que sont les friandises et ce que l’on les
nomme par ici un peu plus communément les fameux « Guénos », il
fallait donner les petites pièces de couleur jaune et argentée. J’étais
toujours pressé, et le premier prêt quand il fallait aller jusqu’au
bourg. Lorsque nous nous rendions dans ce palais des gourmandises,
certains jours, le week-end tous les quatre, moi, maman, et mes
frères, j’appréciais lorsqu’elle nous mettait en situation d’acheteur à
vendeur, devant la boulangère, pour que nous mettions en pratique
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les additions et soustractions des cours de mathématique appris et
retenus sous la torture. Avec fierté, celle-ci arborait toujours un grand
sourire gracieux, et se laissait bien volontiers prendre au jeu pour
satisfaire certains petits jeux éducatifs d’une cliente régulière. De ces
simples formules de calculs, j’avais bien intégré mécaniquement
depuis un certain temps déjà que les pièces argentées avaient une
valeur supérieure aux autres, à l’exception de celle de dix francs. Puis
venaient les morceaux de papier d’une valeur nettement plus
importante que toutes les autres. Ils étaient tout lisses avec d’illustres
hommes et des chiffres représentés dessus. À ce moment précis des
échanges commerciaux, en ayant fait le lien pièces ou
billets/marchandises, je compris que l’argent avait une valeur
d’achat ; qu’il fallait tout mettre en œuvre pour remplir de ferraille et
de papier mon petit cochon de porcelaine !
J’étais à ce moment dans le cœur de mon enfance et déjà corrompu
par la représentation pécuniaire d’une entreprise marchande. Je
mettrais dorénavant tout en œuvre à la moindre occasion pour faire
l’acquisition de ces petites richesses. Je m’imaginais à la tête d’une
vraie fortune, avec laquelle je pourrais dépenser à volonté, et acheter
sans compter tout ce qui serait susceptible de me plaire.
Environ deux cents mètres plus hauts dans la direction du Sud se
trouvait le bar-tabac de chez Roussel. Des rumeurs locales disaient
que parfois, quand le bar était bondé de clients, une simple allumette
craquée dans le moment aurait pu y mettre le feu tellement il y avait
de vapeurs d’alcool. « On dit » ce pronom indéfini, connu de tous,
mais vu de personne, disait lui aussi qu’il fallait observer les mouches
certains jours : elles volaient paraît il sur le dos, moi ça fait belle
lurette que je n’y crois plus à ces sornettes. L’estaminet aux stores
rayés orange et blanc faisait face à l’église, et devant cet assommoir à
poivrots, étaient disposées une dizaine de grosses jardinières pleines
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de bégonias. Les belles lui tenaient la dragée haute. Dans ce haut lieu
de rassemblement d’hommes en perdition du village, j’étais presque
sûr d’y trouver mon oncle Pierre, ou tonton Pierrot, comme l’appelait
grand-mère, c’est mieux. Il était assis sur une haute et fine chaise de
bar avec un barreau à mi-mollet en guise de repose-pied. Dans la
moiteur pesante ; accompagné comme à son habitude par un verre
de vin rouge posé sur le comptoir en laiton devant lui, et en la
présence de devinez qui ? Du dénommé Pérard pour assistant lors du
cérémonial levé de coude. Ces deux arsouilles, contribuaient
largement à la bonne réputation des vins assemblés et issus des
différentes coopératives de la communauté européenne. Ils en
étaient, eux et parmi tant d’autres, les creusets de la défonce du
troquet, les véritables fers de lance de ces lieux d’ivrognerie, et dans
lequel se déroulaient les exploits de tous les excès de boisson. Avant
d’accéder à l’estaminet, ma curiosité se dirigeait toujours vers
l’entrepôt ouvert aux quatre vents sur le côté, parmi toutes les
bouteilles et les fûts de boisson. Sous cet abri sommaire de tôles en
galvanisé, était garée une DS noire appartenant à Roger Roussel, le
propriétaire des lieux. Il me paraissait être un homme très
sympathique au demeurant, assez conciliant, surtout quand il
manquait la rallonge pour payer le verre de limonade. Cette voiture
m’effrayait un peu, elle me faisait penser à l’autre voiture noire qui
transportait les gens endormis de l’église au cimetière. Moi je ne
voulais pas dormir, et aussitôt j’oubliais le mauvais moment de cette
mauvaise pensée et me faufilait furtivement à travers les tabourets
pour rejoindre l’oncle dans l'angle du fond de la salle. Ces lieux
étaient totalement enfumés de tabac à pipe, où des voix d’hommes
s’élevaient dans un fracas d’enfer de toute part, surtout le dimanche à
la sortie de la messe, quand le carillon des cloches tintait à tout-va
dans le clocher. À l’entrée sur la droite, de gros portiques mobiles
d’acier sur des pieds à roulettes hébergeaient la presse nationale et
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locale, des cartes postales toutes à l’honneur du pays. Ça sentait bon
l’odeur du papier sorti tout récemment de l’imprimerie, avec une
mention particulière pour les albums d’images à coller Panini.
Tiens d’ailleurs, parlons-en de ces albums que tonton Pierrot m’avait
offerts ce jour-là, succombant à l’insistance de mes répétitifs
caprices. Égal à lui-même, dans son humeur joyeuse ; il avait bon
cœur le bonhomme, et dieu sait pourtant que sa vie n’était pas très
simple à Tonton ! C’est que deux ans plus tôt, il perdit la vue
subitement sur un chantier de construction, et par l’effet de
circonstance, son emploi de chaudronnier ; qui le priva fatalement de
la petite maison qu’il louait au Clos. Si bien que maintenant il habitait
dans une vulgaire caravane blanche maculée de crasse à l’intérieur,
posée dans l’état, à même le milieu d’un terrain vague. Le seul et
unique but dans sa vie insipide était de rallier le débit de boissons où
il avalait au quotidien l’équivalent d’une bonne caisse de vin rouge.
De la sorte, il devait noyer et enterrer cette vie sans saveur. On le
croisait souvent arpentant les quatre kilomètres allé et retour qui le
séparaient du vulgaire taudis à son refuge, aidé dans sa progression
par la seule canne de marche qu’il possédait. S’aidant tant bien que
mal de ses derniers sens encore fonctionnels, l’homme était de toute
évidence dans un état général lamentable. Des guenilles poisseuses,
maculées de crasse recouvraient son maigre corps, ses cheveux longs
bruns et bouclés étaient devenus raides, figés sous une pellicule de
graisse accumulée au fil du temps. Et pourtant, ce n’était pas faute de
lui avoir proposé de venir vivre à la maison, où il y avait toutes les
commodités. L’habitation était bien plus adaptée à son handicap,
mais, c’est que le bonhomme avait sa fierté : pour rien au monde, il
n’aurait accepté un tel déshonneur avait-il dit à mes parents. Il
dilapidait sa maigre fortune dans cet exutoire à l’oubli, c’est-à-dire sa
pension d’invalidité mensuelle avec ses compagnons de galère et de
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misère au bar des songes. L’autre Tonton, Gwénael, son frère ; aimait
rappeler une petite anecdote concernant justement son fraternel
durant les repas de famille interminables et bien arrosés. Nous
l’écoutions quand même, pour ne pas froisser sa fière et égoïste
petite personne, dans cette rengaine à toujours vouloir raconter les
mêmes histoires déjà entendues cent fois. Comme dans un moment
qui se voulait solennel et dans une ritournelle de déjà entendu, il
nous faisait le récit complet et détaillé avec cette maudite langue de
vipère dont il usait si habilement, prêt à cracher son venin. Il remit
sur le tapis cette fameuse anecdote de la fois ou l’apôtre Pierre avait
perdu l’équilibre sur le chemin du retour, et avait dévalé la pente dans
une roulade extraordinaire et s’était presque noyé dans le lavoir de la
Maladrerie. Le pauvre bougre, il serait déjà enterré à quatre mètres
sous pieds à c’t’heure s’il n’avait pas eu les bons secours des
lavandières qui, pour cet événement fortuit, avaient dû quitter
précipitamment la banche et s’étaient déchaussées en un éclair, en le
ramenant laborieusement sur les abords en granit des bordures.
Voyant ainsi la pauvre victime titubante, avec de l’eau déjà plein les
poumons, pour sûr qu’il se serait noyé l’arsouille ! Moi, elle ne me
faisait pas du tout rire cette histoire. D’ailleurs, elle me faisait souvent
pleurer, j’en étais à la fois impuissant et triste pour mon oncle, j’étais
malheureusement dans l’acceptation de la situation. Même à cet âge
précoce, je ressentais la détresse chez ce personnage déchu, qui avait
fait mauvaise fortune bien malgré lui, car à quoi d’autre ce pauvre
diable pouvait-il bien se raccrocher dans la situation qui était la
sienne ? Enfin, passons sur cet évènement sans intérêt.
Un soir après l’école, invariablement installé devant le zinc qui lui
servait d’étai accessoirement, il m’avait offert l’album d’images des
Cités d’Or, dans son élan de générosité, ce qui était sa marque de
fabrique, et j’aime à le répéter. Car c’était un homme au grand cœur,
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et foncièrement bon, d’une grande munificence naturelle, dont
certains malintentionnés, confondant gentillesse et faiblesse,
abusaient bien volontiers de sa personne. Et par ce qu’il faisait pour
moi, aussi démuni qu’il l’était, sans le savoir, pour m’avoir donné sans
retour, il avait scellé pour toujours l’amour que je lui vouais, à mon
Tonton. Ce « collector » de vignettes à coller faisait un véritable tabac
dans ces moments-là. Rappelez-vous cette histoire des trois enfants
nommés Estéban, Tao, et Zia. Ces trois personnages évoluaient à
l’époque des Incas parcourant tout le continent de l’Amérique du Sud
dans une quête énigmatique à la recherche des cités d’or.
Et l’apothéose ! L’album du mondial de football de Mexico, et avec
chaque imagier, deux ou trois pochettes d’images. Pour moi, une
nouvelle aventure se profilait. Mon objectif premier, bien avant
l’école bien entendu, chaque jour suivant, j’étais à la quête des
images manquantes. Pour ce faire, je me rendais au rendez-vous
quotidien après la classe. La halte devenait obligatoire chez Roger, ce
qui m’avait permis d’enrichir très rapidement ma collection d’images
et, s’il vous plaît, avec parfois la générosité participative des acolytes
de Pierrot. Ils s’en amusaient bien de me voir trépigner sur place,
lorsque l’oncle ne me prêtait pas attention. Parfois, j’avais le droit au
verre de limonade, gracieusement offert par la maison, et plus
précisément par les bonnes attentions de l’ami Roger, tantôt
accompagné de « Citror » et de grenadine, tantôt aromatisé à la
menthe glaciale.
Mais il y avait encore une adresse incontournable des initiés de la
pétarade. Pour cela un seul commerce digne de ce nom : « chez
Annette le Béance ». Une vraie petite caverne, un antre des
curiosités, où rien ne manquait à trouver. Ce véritable capharnaüm
des objets insolites et divers était accessoirement une quincaillerie, et
principalement un débit de boissons. À l’époque, je m’y rendais dans
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l’intention d’acheter le paquet de pétards au format médium, à
environ cinquante centimes de franc. Certains articles de farces et
attrapes en tout genre étaient fortement appréciés des gamins,
histoire d’amuser un peu la galerie à l’école. Ce qui, je dois bien
l’admettre, au passage était mon domaine de prédilection et dans
lequel d’ailleurs j’excellais magistralement à l’heure de la récréation.
En revanche, j’appréhendais toujours d’entrer dans cette galerie de
l’étrange, où étonnamment le temps n’avait aucune emprise, comme
si les aiguilles étaient restées figées sur un cadran imaginaire, une
sensation étrange que je n’avais jamais vraiment ressentie jusqu’ici.
Je m’assurais toujours au préalable de ne pas me faire trop remarquer
par le mari d’Annette, un homme très colérique, avec un œil de verre,
au regard très sombre et à l’attitude pas toujours très avenante. Il me
considérait gravement, de sa très grande taille, mais je m’assurais
surtout qu’il ne soit pas d’une humeur trop massacrante ce jour-là. Il
prononçait toujours la même phrase à mon égard :
— Qu’est-ce que tu veux aujourd’hui petit mouflet ? Inutile de
vous dire que cela me glaçait le sang. Je répondais avec le cœur
battant la chamade et en un temps éclair, et en moins de temps qu’il
ne faut pour poser l’appoint sur le comptoir, mettre la marchandise
dans la poche latérale de mon pantalon, et je détalais aussi sec. Ce
n’était pas le moment de s’éterniser en sa présence. Combien de fois
dans ce moment gênant, n’avais-je pas eu l’impression d’être un petit
microbe dérangeant ? Et c’est qu’il était bien bâti ce bougre-là. Il
n’aurait pas mis longtemps à vous assommer si l’envie lui en avait
pris. Il était souvent accompagné du père Sérandour, un ancien
officier et militaire de carrière, qui avait participé avec l’autre à une
multitude de batailles durant les guerres d’Algérie et d’Indochine ;
toujours vêtu de la même redingote surannée noire d’un autre temps,
les cheveux en bataille, avec une mèche rebelle perchée sur le haut
20
de son crâne. Il avait de grands yeux bleus qui semblaient vouloir
sortir de leur cavité orbitale, ce qui lui conférait assez étrangement
une tête de chouette hulotte. Mais malgré les apparences, celui-là
non plus n’était pas toujours commode ; cela dépendait de son degré
d’avinage. Avec sa canne en bois d’ébène, qu’il disait avoir fait
fabriquer sur mesure à sa demande, lors d’un séjour en Guyane dans
le cadre militaire, cet officier de l’arme de la cavalerie vous mettait en
garde avec son morceau de bois. Prenant pour mise en garde
l’attitude et le positionnement d’un escrimeur, comme si sur l’instant
son code d’honneur lui imposait de tirer l’épée et de défier dans un
duel singulier un homme qui lui aurait causé offense ou tort.
Dans le bourg, les rumeurs allaient bon train. On en causait souvent
de ces deux-là, et pas toujours qu’en bien d’ailleurs ! Un jour où
j’accompagnais Maman chez Gabarret, le boucher charcutier de la
bourgade, je m’amusai par le simple fait de l’entendre me dire, à
chaque fois en arrivant sur le trottoir d’en face la boutique :
— Ah le bougre celui-là ! Ce n’est pas encore aujourd’hui qu’il va
baisser ses prix ! Il va finir par me prendre toute la laine que j’ai sur le
dos l’oiseau rare ! Pour sûr qu’il peut bien en avoir une belle maison
sur la côte, crois-moi !
Et moi, je lui répondais :
— Oui Maman, c’est sûr, tu as raison ! Même si je n’y
comprenais rien à ces affaires comptables d’adultes. Elle ne manquait
jamais de saluer Monsieur Gabarret, car ma chère mère était plutôt
du genre, effacée et discrète, mais très courtoise. Ce fameux jour
dont je vous parle, il n’y avait que le boucher et nous. Voici ce que
j’entendis de mes propres oreilles :
— Vous rendez-vous compte si ce n’est pas triste ! Le Béance et
le père Sérandour sont encore sortis dans le bourg tard dans la nuit !
21
Il paraît que le militaire criait sur l’autre comme sur un de ses
soldats ! Figurez-vous que l’autre imbécile exécutait les ordres au pied
de la lettre sans rechigner, comme un vulgaire troufion qu’il était sur
ce coup-là ! Ils avaient l’air malin ! Et ce n’est pas tout ! C’est qu’ils
auraient dans le même temps vandalisé la tombe de feu Balay
l’ancien maire, après la fermeture du troquet ce samedi !
— Les saligauds ! dit le boucher. Ils lui en veulent même encore
après sa mort ! Je te mettrais tous ces zigs-là au frais moi, et sans
sommation ! Ils sont quand même bien dérangés ! Il y a tout de
même quelque chose là dessous ! Vous ne croyez pas ? Remarquez,
ça peut se comprendre, y paraît que le père Sérandour a été surpris à
plusieurs reprises dans la rue des écoles, très tard dans la nuit à
marcher au pas cadencé. Et selon les dires d’une honnête femme, de
surcroît Madame Le Bars, l’amie proche de sa femme, qui elle est à
l’habitude si discrète, que l’on n’entend jamais habituellement, lui
aurait confié qu’il avait perdu la boule depuis un moment déjà, et
cela aurait empiré, depuis qu’il fréquente l’autre animal à l’œil vissé
dans le crâne !
— Et qu’est-ce que vous en pensez, vous Madame Le Pen ?
Madame Le Pen, une grosse bonne femme à lunettes à large
monture, un peu comme celle de Jean-Paul Sartre, hésitait entre deux
morceaux de terrine. Elle était entrée dans le magasin quelques
minutes après nous, et profitait tout ouïe de la conversation. Elle
n’était pas étrangère elle non plus au cancan local.
— Ce que j’en pense me dites-vous ? Eh bien que du mauvais
mon ami, ah, ça oui, pour penser, je pense ! Mais il ne faudrait quand
même pas perdre de vue que notre feu Balay, lui non plus n’y avait
pas été avec le dos de la cuillère cette fois-là ! Rappelez-vous de
l’affaire qui nous intéresse, accompagné de Monsieur le garde
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champêtre, à une heure du matin, quand ils étaient venus cueillir les
deux nigauds braillards à la demande des autres bourgeois, qui
chantaient des chansons paillardes en pleine nuit devant chez le père
Le Béance ! Ils avaient réveillé tout le centre ces deux idiots.
Sérandour têtu comme vous savez, refusait d’obtempérer et s’était
montré un peu hostile. Le garde champêtre dans sa qualité de
fonctionnaire ne s’était pas gêné lui non plus pour lui mettre son
poing à travers le nez, et l’avait sans retenue invectivée de tous les
noms d’oiseaux de son répertoire, et cela même dans l’exercice de ses
fonctions ! L’affaire avait fait grand bruit à la mairie, mais Monsieur le
Maire de l’époque, n’avait pas bougé le petit doigt à l’égard de son
administré, bien au contraire ! L’autre avait bien essayé de protester
en disant que la défense avait été disproportionnée à l’attaque, mais
sans réaction de sa part, malgré les revendications de l’agressé, la
plainte n’avait pas abouti en l’état !
Pour le coup, maman s’était mise à rire de bon cœur sur ces mots fort
crus sortant tambour battant de la bouche du commerçant et de la
grosse commère à lunettes. Le boucher lui non plus n’avait pas la
réputation d’être un saint paraît-il. En tout état de cause, il avait lui
aussi la langue bien pendue et l’oreille à l’écoute de tout évènement
particulier susceptible d’éveiller la curiosité et d’émoustiller les
oreilles de ses clients. Depuis ce jour, dans mon esprit, je pensais que
les commerçants et les vendeurs en tout genre, pouvaient aussi bien
vendre des salades et toute autre chose, et pourquoi pas aussi des
ragots tant que nous y étions.
Hormis leur apparence, je les aimais bien quand même, moi, ces deux
margoulins décalés ! J’étais, et je l’avoue bien volontiers, intrigué par
ces deux personnages pittoresques. Ils sortaient de l’ordinaire,
comme de rustres aventuriers abusant un peu trop de la bouteille.
Certes, cependant ils pimentaient la vie bien morne des habitants
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d’un petit village campagnard, de par leur contribution à faire jaser
les bons parleurs qui colportaient ensuite les nouvelles aux
bourgades voisines tel le vent du noroît. Tout cela serait à inscrire et à
répertorier pour les années à venir, au rang des évènements de la
banalité.
Le cartable à dos, lourd de ce qu’il contenait pour nos petites jambes,
nous gravissions les trois marches du perron en pierres de taille
horizontales, nous les élèves de la classe du cours primaire et nous
pénétrions dans les baraquements de fortune, légèrement surélevés
sur des pilotis. À l’approche de celles-ci, je ressentais immédiatement
la fraîcheur bienfaisante de ces lieux, de cette sorte de petit entrepôt
d’appoint, divisée en deux salles de classe distinctes, symétriques
structurellement de part en part. J’aimais cette odeur si particulière
ancrée dans ces salles de classe, désertées l’espace d’une nuit par ces
petits garnements bruyants et joyeux, tels de petits singes apprenant.
Est-ce la lasure imprégnée dans le plancher formé par un parquet ciré
de bois de chêne, avec cette sève encore collante que je distinguais à
vue d’œil sur les nœuds ? Les résidus de bâtons de craie encore
visibles et mal effacés, laissaient apparaître ce qu’avaient été les
leçons de la veille, par des monticules encore accrochés en tas sur
certaines portions du tableau noir et par endroits, éclaté par la
pression exercée sur le petit bâtonnet coloré, par la force de la main
de son auteure ? L’odeur d’amande de la colle Cléopâtre avec sa
spatule, dont la mémoire olfactive et gustative enfantine (certains
inconscients en ingéraient) imprimera viscéralement toute une vie,
pour s’en être un peu mis dans la bouche. Ou bien n’était-ce pas le
plus simplement du monde un mélange savant et subtil de tout ce
que l’on pouvait y trouver ? Qu’importe, j’aime ces effluves qui me
transportent encore dans ces temps immémoriaux et qui
émerveillent mes sens par leur simple singularité si particulière, et
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par tous les souvenirs qui y sont liés.
Mon objectif du jour, bien avant les matières dispensées par notre
grue savante, ce qui allait de soi bien entendu, était d’étoffer ma
vieille boîte en fer-blanc avec inscrit dessus, « PASTILLE VICHY ÉTAT »
en lettres capitales bleues ; et collée par-dessus les inscriptions de la
marque, et sur le côté, l’image que je possédais en double de mon
joueur préféré de l’équipe de France de football, qui l’été prochain
participerait au mondial de cette année mille neuf cent quatre-vingt-
six. Dedans, j’y mettais toutes les nouvelles billes de couleur dite œil
de chat, car dans ce registre il en existait une multitude de sortes, en
verre ou en terre cuite. Chaque matin de cette année de classe, en
regagnant ma place respective, impossible d’échapper à cette
apparition divine. Dès la première minute de présence, je posais mon
regard sur la source de toutes mes préoccupations, qu’elles allaient
être longues toutes ces heures de classe ! Depuis le premier jour de
ce début d’année scolaire, elles m’apparaissaient toujours de la
même manière, posées là devant moi, nonchalantes à l’excès,
semblant ignorer ma personne, et l’espace autour, sur les devants de
la scène ; plein front sous les feux de la rampe, sans aucune pudicité.
Elles étaient emprisonnées dans cette grosse boîte transparente en
plastique de la taille d’un gros bocal de verre de conservation, qui
avait dû accueillir autrefois des bonbons en forme de fraise des bois à
la couleur violette. Elle était refermée par l’emploi d’un bouchon de
liège de la taille de son orifice, depuis déjà certainement un certain
nombre d’années. Elle s’était faite l’amie intime des bons élèves, qui
pouvaient bénéficier librement de ses services en toute gratuité en
guise de récompense pour les résultats et travaux brillamment
fournis. Cette espèce de grosse bonbonne remplie à ce moment-là au
trois quarts de billes, d’où jaillissaient au cœur de la masse des
filaments aux reflets de toutes les couleurs emprisonnés dans le
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verre, me brûlait littéralement les yeux. Le but escompté de la
présence de ce trésor, était d’inciter les élèves à devenir méritants à
la récompense, bien-là tant s’en faut en ce qui me concernait,
j’utiliserais des moyens détournés pour m’en procurer quelques-unes
de ces petites perles de lumière ressemblant à des yeux de félins. Je
n’étais pas le seul amateur aux aguets, bien au contraire : mes autres
camarades convoitaient d’ores et déjà leur part respective du butin.
Beaucoup pensaient tout bas ce que je leur disais tout haut. La nature
de son contenu devenait insupportable à observer, en plus de nous
brûler les lorgnettes, elle nous consumait viscéralement et
dangereusement de l’intérieur. Dans mon for intérieur, elle me faisait
penser à l’un des numéros phares d’un cirque, très appréciés, à la vue
de l’image d’un funambule exécutant son numéro de cirque en la
présence obsédante d’une assistance criarde et nombreuse,
hypnotisée par la concentration, évoluant dans l’espace sur un fil
quasi invisible à l’œil nu, réalisant une traversée périlleuse et
imaginaire entre deux points distants d’une longueur indéfiniment
accessible. Il évoluait ainsi avec le risque majeur d’une chute non
programmée dans le vide et sans filet de sécurité pour amortir la
longue descente dans le vide de l’équilibriste. Cet incident
spectaculaire créerait la panique générale, obligeant tout ce petit
monde à quitter sa place respective et à prendre la fuite subitement.
Voici l’image de l’effet que produisait sur moi l’objet tant convoité, de
par l’inaccessibilité du moment à pouvoir juste simplement une seule
dans le creux de ma main ; où la frontière de l’imaginaire avec le
monde réel était si mince.
— « Malo, Malo, il serait peut-être temps de se réveiller
maintenant ! Tiens d’ailleurs cela tombe bien, j’allais justement te
demander de bien vouloir réciter le poème de Jacques Prévert devant
tes camarades. Dépêche-toi veux-tu ? »
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L’électrochoc du son de sa voix aiguë me déchirait les entrailles, et ne
tarda pas à me tirer promptement de ma torpeur. Il fallait bien se
faire une raison, j’étais constamment obligé de couper court à mes
échappées solitaires, mais cela n’était que partie remise jusqu’au
prochain rappel à l’ordre. Depuis un certain temps déjà, chaque soir
de la semaine, je restais dans la classe en punition. L’institutrice
déplorait l’état de rangement du casier de mon pupitre en bois dans
lequel nous rangions nos manuels scolaires et nos cahiers d’exercices.
Pour l’occasion elle se faisait un devoir de montrer l’étendue du
désastre à ma mère en n’omettant pas de commenter la scène
apocalyptique d’un désordre sur un ton totalement ubuesque. De
quel droit pouvait-elle de cette manière accéder à ma grotte, ce
capharnaüm de manuels scolaires et des cahiers rangés
impeccablement dans ma logique propre ? Contenant mes
prototypes de maquettes d’avions en papier, que je me donnais du
mal à mettre en forme pendant les leçons de mathématiques ; mes
planeurs d’un jour cachés et à l’abri des regards accusateurs. Comme
un ingénieur de l’aéronautique, je modifiais la conception jour après
jour de mes créations, pour qu’il puisse devenir l’objet non identifié
planant le plus longtemps possible dans la cour de récréation.
— Vous voyez dans quel état est le pupitre de Malo. Regardez
comme il prend soin de ses affaires !
Je m’évertuais à tirer une mine de gravité, feignant de mettre en
évidence un visage triste, dépité pour les circonstances, mais rien n’y
faisait : elle me connaissait par cœur cette mégère, elle me regardait
fixement, s’attendant à une éventuelle esquisse de larme sur mon
visage fermé. Je ne lui ferais jamais ce plaisir, croyez-moi, elle pourrait
bien se déchaîner sur ma personne, ce ne serait qu’une pure perte de
temps. Dans ces moments là pour être un tant soit peu honnête avec
vous, l’aspect en pleine mutation de son visage m’apeurait : il se
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transformait sur le coup de la colère, il devenait tout sec et rêche, et
chaque faisceau musculaire des fibres musculaires de sa face
devenait visible.
Et comme si cela n’était pas suffisant, elle me grondait devant
Maman, à propos de mes résultats décevants, et de mon désintérêt
pour les leçons en général, et avec toujours le même argumentaire :
— Vous savez, Madame Maître, comment se comporte Malo. Il
n’est pas bête votre fils vous savez, mais mon Dieu, il n’en fait qu’à sa
tête le bougre, plus têtu qu’une mule, il ne veut faire que ce qui lui
plaît !
La pêche de la truite en rivière
À cette époque de l’année, ou Dame Nature prend un soin
indéfiniment délicat à éveiller les sens de ses petits protégés
endormis tout l’hiver, une autre source d’intérêt occupait mes
mercredis après-midi, et le samedi la journée entière. Adieu les
leçons, à moi la liberté, ma campagne en effervescence, mes belles
rivières aux eaux limpides, mes truites qui sentent bon le limon
visqueux ; dégoulinant sur la peau blanche des vertébrés aquatiques
avec branchies, et leurs beaux flancs de teintes dégradées, tapissées
de petits points verts, rouges, noirs et bleus. C’était l’assurance
certaine, d’échapper à l’autorité et à la surveillance des adultes.
L’occasion rêvée de continuer à s’émerveiller de toutes les curiosités
champêtres rencontrées au détour d’imprévisibles rencontres que le
destin se chargerait de placer sur le chemin de ma destinée, tout est
là ! Je n’en demandais pas plus, et j’aimais ces situations inconnues,
qui me dépassaient un peu parfois par le caractère mystérieux des
êtres et des choses que l’on pouvait y rencontrer. Et sans parler des
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curiosités, en attente de découverte, qu’une future expédition
mettrait à jour.
Mais je vous rassure tout de suite, ne vous y trompez pas !
J’éluciderais cette part de mystère en temps et en heure, lorsque
j’aurais lu la grande encyclopédie des histoires naturelles d’environ
deux mille pages à Papy. Cet ouvrage scientifique se trouvait bien au
chaud dans la bibliothèque familiale au deuxième rang entre « Les
mémoires de la chasse à courre » à sa gauche et « L’art de la
vivisection » à sa droite. En voilà un vrai défi intéressant tout à fait à
ma portée ! Et de surcroît passionnant pour moi qui n’aimais que très
singulièrement l’école.
Quelque chose me dit que vous vous en doutiez, c’est bien de cela
qu’il s’agit, je ne vous apprends rien n’est-ce pas ?
Je ne veux pas grandir, hors de question de s’astreindre aux tâches
quotidiennes des grands, je m’évertuerais quoi qu’il en coûte à faire
ce que je veux, un point c’est tout, carpe diem.
— Maman, dis-moi où se trouve la griffe du jardin, et par la
même occasion, pourrais-tu s’il te plaît me mettre de côté un de tes
petits pots de confiture vides ?
— Bien sûr, mais je compte sur toi pour ne pas marcher sur les
autres légumes du jardin ! Je te demanderais de passer sur les côtés,
et quand tu auras fini, n’oublie pas de secouer tes bottes hors du
garage, entendu ?
— Oui Maman, je t’ai bien entendue ! Tu peux compter sur
moi !
Du haut du mur de la maison, par la fenêtre grande ouverte sur le
jardin, tout en suçant ses bonbons préférés à la crème de beurre salé
au caramel, Mémère observait attentivement la scène du dehors ;
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son petit-fils à la recherche des vers. Elle scrutait avec une certaine
curiosité mes faits et gestes, je crois bien qu’il s’agissait après
réflexion, de son passe-temps favori d’ailleurs, et tout ce spectacle à
ciel ouvert durerait tout au long de ces beaux jours d’un début de
saison printanier.
— Tiens, aujourd’hui tu n’emprisonnes pas les abeilles dans tes
pots de verres ?
— Euh, non pourquoi tu dis ça ?
Bon d’accord, il faut vous l’avouer, certains jours, durant mes
nombreux temps libres de ces vacances à rallonge, je chassais les
abeilles comme d’autres chassent les papillons. Le mode opératoire
mis en œuvre était toujours le même. Il consistait à observer la
magnifique haie ornementale à papa, composée de quatre arbustes
persistants, avec autant de couleurs. Elle présentait d’autres
avantages : celui de freiner les effets du vent capricieux de la région,
et croyez-moi ce n’est pas rien ! Elle nous protégeait aussi
accessoirement des regards indiscrets, préservant notre intimité lors
de nos jeux dans le jardin, et des séances d’expositions de bronzage
des bains de soleil de Maman. Lorsque les hyménoptères se
mettaient en tête de butiner les belles fleurs roses, à la recherche du
pollen qui leur servirait à confectionner le miel dans les alvéoles de la
ruche. Une fois dans la ligne de mire, j’en repérais un suicidaire, bien
isolé du groupe, puis j’approchais en catimini avec le pot dans une
main et le couvercle dans l’autre, et je n’avais plus qu’à refermer ce
piège impitoyable sur la victime potentielle. Et bien évidemment,
lorsque ce jeu commencerait à m’ennuyer, je lui redonnerais sa
liberté. Dans le registre des insectes, les fourmis n’avaient pas cette
chance, elles, surtout les rouges, celles qui piquent, pour réparation
et par pure vengeance du traumatisme subi à la suite d’une mauvaise
expérience. J’en avais été la malheureuse victime un jour en jouant.
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Je créais les fortifications d’un château pour mes petits personnages
plastifiés, dans le terrain vague derrière la maison. En voulant
soulever une grosse pierre, j’eus la mauvaise surprise de tomber nez
à nez sur une fourmilière, qui avait commencé à envahir toute la
surface de mes mains. Je me débattais et criai comme un diable.
D’ailleurs, tout ce raffut avait alerté les voisins qui sortirent
expressément de chez eux pour se rapprocher de la source de ces
braillements insensés, de manière à en déterminer la cause. Dès lors,
je changeai brusquement de « gibier de chasse », pour avoir repéré
inopinément les allers et venues suspects de ces petits soldats
rouges, colonisateurs hostiles, et potentiellement esclavagistes.
Depuis cette mésaventure, je n’avais aucune compassion pour ces
bestioles qui annexaient délibérément les parterres de fleurs à Papa.
Sans aucune pitié ! Je courais instinctivement dans la cuisine chauffer
de l’eau bien bouillante à souhait ; et sans qu’elles prennent
réellement conscience des mauvais présages à venir, je les
ébouillantais sans scrupule, en y versant le contenu destructeur. Je
faisais ainsi honneur à ma réputation d’exterminateur que m’avait
décernée Mémère et mettais un terme à mon œuvre sadique en
détruisant les galeries. J’avais juste un seul regret, celui de néantiser à
tout jamais le travail remarquable qu’elles réalisaient si
merveilleusement bien. Chez ces insectes, la colonie a une
organisation sociale ; elles évoluent entre elles, et sont en pleine
interaction. Nous pouvons parler ici d’intelligence collective
complexe ; elles possèdent un comportement que l’on retrouve chez
les termites. Celui-ci est fédérateur et consiste à rassembler le plus
grand nombre d’individus dans un même groupe afin de créer une
colonie fonctionnelle.
À la vue de mes agissements, Maman me traitait également de
tortionnaire sadique à chaque fois qu’elle me surprenait à martyriser
31
ces pauvres bestioles. Et Mémère surenchérissait en disant que Dieu
ne m’accepterait pas dans son paradis pour toutes les exactions que
j’avais commises.
— Papa, Papa, dis-moi ?
— Je sais très bien ce que tu vas me demander. Dis-moi si je me
trompe ! Je pense qu’il faille que je perce le couvercle de petits trous
du pot à confiture, est-ce cela ?
— Oui, tout à fait !
Il est bien vrai que Papa connaissait mes habitudes par cœur. Il était
gentil, et toujours très attentionné pour moi. Évidemment, lorsque je
me conduisais bien et était obéissant, cela vas de soi. Parce qu’en
règle générale, dans le cas contraire, il revêtait son masque austère
d’homme sérieux, et n’hésitait pas si les conditions l’exigeaient à
hausser le ton. Pas de compromis possible à ce moment-là ; il fallait
filer droit sans demander son reste et surtout ne pas faire l’erreur de
se retourner.
Illico, presto, direction le paradis végétal, les longues bottes en
caoutchouc bleu Moby Dick chaussées au pied ; armé de la fourche à
griffes, un peu comme ce cliché de celui d’un révolutionnaire
franchissant une haute barricade, agitant son arme de fortune
sommaire à la main, le regard furieux, presque transcendé par la
nature de l’évènement lors d’une révolution paysanne. Moi, mes
revendications étaient tout autres, elles n’étaient pas du même ordre.
Enfin, cessons de jouer sur le champ sémantique et prenons la
direction du tas de fumier au fond du jardin. Je retournais
énergiquement tout ce tas d’ordures ménagères composé de toutes
sortes de déchets alimentaires en décomposition, vraiment peu
32
ragoûtant pour nous autres. Ce passage obligé me rebutait un peu, je
crois !, mais dans la vie parfois, il me semblait que pour atteindre
certains buts, il y avait certaines besognes qui devenaient
incontournables à réaliser. Peu importe !, allons de l’avant, et
capturons ces vers contorsionnistes sans pattes et sans cervelle, qui
serviraient d’appâts et de garde-manger bien vivants et croquants à
souhait quelques heures plus tard à l’hôtel de la source à ces
merveilleux poissons. Dès le pot de verre rempli à environ la moitié
de sa contenance, et ayant en première intention tapissé le fond d’un
tiers de sa hauteur par ces petits invertébrés grouillants en tous sens
et emmêlés les uns aux autres, tel un gros sac de nœuds vivant,
l’affaire était réglée.
Mais à présent, il était temps de rejoindre la Renault « 4L », dont le
moteur vrombissait d’impatience, et s’empressait par son bruit très
caractéristique de me rappeler à l’ordre, en m’avertissant du départ
imminent à destination de la zone de pêche. À partir de cet instant,
pas de temps à perdre ! Nous étions en tout début d’après-midi, le
ciel était clair, sur fond de tons bleu azur, laissant libre court aux
rayons célestes. Ceux-ci mêmes qui remettent du baume au cœur
dans la vie des êtres sensibles, sans le moindre obstacle nuageux ; les
conditions idéales étaient désormais réunies et annonçaient déjà le
présage futur d’une bonne pêche. La musette en bandoulière à dos
avec tous les accessoires nécessaires à la capture des précieux
poissons bien rangés à l’intérieur, la canne à pêche dans la main
gauche, et en avant. Un dernier inventaire de rigueur se voulait
obligatoire dans ce cas précis, parce que s’il manquait un seul
élément, il serait impossible de monter une ligne digne de ce nom, et
c’était parti pour une merveilleuse journée de traque de la truite. Sur
le chemin qui mène à la rivière, à environ deux kilomètres d’ici, une
halte nécessaire et éclair s’imposait devant chez mon ami Jérôme qui
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grimpait à son tour dans la voiture familiale. À peine la portière
refermée, elle redémarrait sans attendre. En très bons copains
complices que nous étions, pas besoin de parler, un simple regard
lancé de côté suffisait à annoncer nos intentions. Nous nous mettions
énergiquement à rebondir sur la banquette en cuir rehaussée par des
ressorts qui faisaient un bruit incroyable, comme de la ferraille que
l’on maltraitait sans ménagement, et s’en suivaient des crises de rires
allant parfois jusqu’aux larmes, peut-être même à la limite de
l’hystérie, ce qui au passage avait le don d’agacer Maman au plus
haut point. Mais bon, il fallait bien s’occuper d’une manière ou d’une
autre, et quelle rigolade, je vous le dis !
Ce garçon, il était incroyable ! Un vrai magicien ! C’est le seul enfant
que je connaissais qui attrapait les truites à la main ; véridique ! Pour
y arriver, il sondait le dessous des grosses roches présentes dans le
fond de la rivière, dans la crique, où se jetait en permanence une
cascade d’eau douce au lieu-dit « Le Moulin à fouler ». Ce super
héros, qui dans la vraie vie n’était pas toujours à la fête, affichait un
indice de masse corporelle relativement élevé ; à la limite de l’obésité
morbide. Il était devenu malgré lui le souffre-douleur des petites
terreurs de son école, et la victime idéalement trop parfaite pour un
vrai défouloir à bête curieuse frustrée. Sa morphologie non normative
lui avait valu beaucoup de brimades et lui en vaudront certainement
d’autres encore à l’avenir. Si jeune et déjà dans la lutte que lui
imposait son image. Comment voulez-vous qu’un gamin à cet âge
puisse s’épanouir correctement ? Le centre de ses préoccupations
aurait dû être tout autre, car malheureux, oui, il l’était, passant son
temps à faire en sorte de ne pas tomber sur ses détracteurs. Cette
maudite dictature des archétypes n’est qu’un effet de mode passager,
illusoire au même titre que le reflet de l’intolérance ambiante à
accepter la différence de l’autre à travers soi. Il fut une époque, où
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l’embonpoint témoignait d’une bonne position sociale, et assez
paradoxalement d’une bonne composition physique.
Vous rendez-vous compte seulement ? Cela vous viendrait-il à l’esprit
d’avancer de tels arguments à notre époque ? Seriez-vous prêt au
mépris des nouvelles connaissances scientifiques en matière de
dangerosité du surpoids, de vous laisser aller à vos envies ?
Revenons-en au fait. Il n’hésitait pas une seconde à se mouiller tout
entier, s’insérant progressivement dans la fraîcheur et dans la
profondeur non négligeable de ce sauna naturel bouillonnant, au
liquide limpide très aéré. Même que l’été mon poteau à moi, il se
déshabillait des pieds à la tête, et s’y baignait avec la même aisance
qu’un poisson dans l’eau. Cela me mettait toujours assez mal à l’aise
de le voir nu dans son simple appareil comme cela, à mes côtés, moi
qui étais assez pudique de nature. Je pense que lui, intrépide comme
il l’était, ne se posait probablement pas la question de savoir ce que
son attitude pouvait provoquer chez moi ou à la vue d’une tierce
personne. Ben oui quoi !, il est comme ça le Jérôme ! C’est mon
acolyte de la rivière, un point c’est tout.
Maman, qui n’a jamais le temps de prendre le sien, cette bonne
femme hyperactive, ne s’accorde pas beaucoup de temps personnel.
En plus de son travail relativement physique, chaque jour, elle tenait
la maison dans un état de propreté irréprochable. Elle appréciait
beaucoup de se rendre au lavoir de vous savez où, accompagnée des
autres lavandières qu’elle appréciait beaucoup. Elle nous déposait
toujours en haut de la côte qui menait à la clairière par un chemin de
traverse bordé latéralement dans toute sa longueur de vieux chênes
séculaires et de noisetiers dans lesquels, nous ne manquions pas de
ramasser les fruits sur le chemin du retour, car l’accès n’était pas
possible avec l’automobile.
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À partir de ce moment, il restait environ un kilomètre à parcourir à
pied pour arriver au vieux moulin, témoin d’un autre temps, en
parfaite osmose avec son environnement proche. Dans ce cadre
bucolique, de ce bel écrin de verdure, des animaux domestiques
circulaient librement en toute quiétude dans l’aire naturelle,
délimitée par une simple clôture électrique, le seul obstacle entre
nous et la rivière attenante, qu’il nous fallait enjamber sans la
toucher, pour ne pas avoir à subir des petites décharges électriques
désagréables.
Lors de nos sauvages expéditions, durant les prémices de la saison
printanière, la difficulté de progresser sur les rives nous valurent bien
quelques déboires. Mon corps frêle subissait des agressions
extérieures, se traduisant par de sévères écorchures bien visibles
attribuées aux différentes herbes hautes, notamment ces maudites
ronces, que l’on rencontrait en grand nombre et impénétrables de
par l’ampleur de la propagation des branches expansives. Ces
barbelés naturels vous transperçaient sans difficulté le tissu des
pantalons, laissant sur leur passage leurs épines acérées, plantées
dans nos chairs immédiatement endolories. Et que dire des satanées
orties urticantes ! Elles aussi prenaient un malin plaisir à nous
effleurer bien volontiers les parties des membres non recouvertes. Le
résultat était sans appel : il s’en suivait d’intenses démangeaisons qui
coloraient instantanément nos téguments si fragiles, nous rappelant
au passage l’expansion constante des droits immuables de mère
Nature et témoignait aussi de l’hostilité implacable de ces lieux
naturels. En particulier lorsque l’entretien des rivières n’avait pas
encore été réalisé dès l’ouverture par les sociétés de pêche
départementales.
Qu’il était doux de ne rien faire, et comme il était agréable de
s’asseoir au bord de l’eau et de contempler de sa hauteur d’homme la
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vie de ce microcosme animal et végétal. Pas un bruit, juste les
doucereuses caresses effleurant mon visage de la brise qui se
prélassaient dans l’air environnant. L’animation extraordinaire de
l’infiniment petit sous toutes ses formes ; ces va-et-vient incessants
des insectes qui brassaient l’air de leurs battements d’ailes. Ceux-là, je
les respectais pour ce qu’ils étaient, des éléments vivants, figurants
indispensables à la création de mon tableau champêtre. Mais parlons
plutôt des hôtesses royales de nos rivières, ces reines fuyantes et
discrètes, ces petites ombres furtives toutes grises, qui se déplaçaient
hâtivement dans ces cours d’eau aux mille reflets scintillants, qu’un
pas trop lourd ou une parole trop haute, suffisait à effrayer.
Dans le grand manuel des histoires naturelles, j’y ai lu que la Salmo
Trutta Fario pour sa forme de rivière était un poisson de la famille des
salmonidés, d’une longueur allant de vingt-cinq centimètres à un
mètre chez l’adulte. Personnellement, j’aurais été curieux d’en voir
une de ce gabarit, pouvant peser pour les plus gros spécimens de dix
à quinze kilos ; mon œil oui ! Ça, c’est du domaine du fantasme
collectif ! Elle possédait un corps élancé fusiforme, adapté à la nage
rapide et grandissait essentiellement dans les rivières communes. Ce
que je trouvais parfois assez impressionnant, c’était leur mâchoire en
forme de bec, armée de nombreuses petites dents saillantes. Sa
Majesté se nourrissait essentiellement d’insectes aquatiques, de
mollusques, de petits crustacés, de vers et d’autres poissons tout
riquiqui. Quelle fine bouche celle-là !, et de plus, ses envies
évoluaient au fil des saisons, une vraie capricieuse la Madame de ces
eaux.
Certains jours pourtant, elle ne montrait que très rarement le bout de
sa gueule, la coquine ! Elle savait se faire désirer à qui avait la
patience de l’attendre ; ce qui entre nous lui valait bien cette part
grandissante de mystère que l’on lui attribuait. Le jour de l’ouverture
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notamment, les anciens disaient à l’unanimité, qu’elle se montrait un
peu plus indécise aux esches que vous lui proposiez, que cela était
sûrement lié au fait que la température de l’eau était relativement
fraîche dans ces débuts de saison. Le chat, pseudonyme d’un
personnage emblématique et original du village, marginal et poète
dans ses heures de lucidité, faisait partie intégrante de mon univers.
Beaucoup prétendaient que ce vieil homme nippé de « pillots » pour
vêtement dans le patois local ; insolites et hors du temps, aux
cheveux longs blancs et épais, avec une barbe du même ressort ;
avait perdu la raison et avait vendu une part de son âme à des
démons. Plusieurs témoins de confiance, et dans le lot justement, la
mère de Jérôme, l’avaient surpris à utiliser la magie noire. On disait
qu’il faisait tourner des billes de chêne dans la paume de sa main, et
invoquait des gros chiens noirs pour barrer la route des passants
infortunés dans le Bois Hamon. Toutes ces croyances locales étaient
l’œuvre maléfique d’un mauvais esprit qui avait pris possession du
bonhomme. Dit comme ça c’était un peu effrayant tout de même,
mais Papy m’avait mis en garde sur les légendes locales. Lui n’y
croyait pas un instant à ces inepties montées de toutes pièces par la
naïveté ambiante des gens d’ici.
Peu importe si ce drôle était de connivence avec le domaine du
surnaturel ! C’était un pêcheur hors pair qu’il m’arrivait de croiser sur
les chemins tortueux des berges. Il apparaissait sans crier gare, assez
fréquemment comme un homme tout droit sortit du néant que l’on
n’attendait pas, pareil à un pâle feu-follet fugace visible sur les rives
des cours d’eau des nombreux kilomètres de longueur que comptait
la commune. Bien souvent, cet être surnaturel à qui l’on attribuait
toutes les histoires les plus fantasmagoriques dignes héritières du
folklore rural, s’endormait en fin de journée dans le fond d’un arbre
creux, d’une forme surprenante et atypique, de la largeur d’un
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homme de bonne constitution à la Mare du gué, près du petit pont.
Ce personnage hors des conventions sociales des hommes du pays
bas-breton roupillait de cette manière-là les après-midi des grands
temps, au cœur de cet arbre mort, en plein milieu de ce coin de
verdure devant la rive opposée où une rangée un peu désordonnée
de saules pleureurs formaient une haie d’honneur au rythme des
courants et projetaient les ombres de leurs longues branches
mollassonnes au-dessus de frêles fougères.
Cet homme déconcertant, c’est le moins que l’on puisse dire, était
passé maître en la matière dans l’art de traquer le poisson.
Instinctivement, il avait étudié l’aspect comportemental des espèces
animales sur le terrain, dans l’environnement sauvage avec lequel il
semblait ne faire qu’un. À différentes reprises, j’avais été au-delà de
mes appréhensions et de la crainte qu’il m’inspirait dans les débuts
de nos rencontres. Par-delà le hasard d’un échange fortuit au gré du
fil de l’eau, dans lequel il m’avait dévoilé ses belles prises du jour,
entassées comme cela dans le fond d’un vulgaire sac en plastique de
chez Euromarché. Par la suite, Il m’avait apporté de nombreux
conseils en rapport avec son expérience de la pêche. Ces escapades
agrestes se soldaient généralement par la bredouille, n’étant pas moi-
même un pêcheur très aguerri à la pratique. Avec Jérôme, lui, la
question ne se posait même plus avec sa méthode non
conventionnelle, le charme des fins stratagèmes n’opérait plus dans la
dimension logique d’une pêche dite classique à la canne en fibre de
carbone. Le vieux sorcier me prit sous son aile, car il me trouvait à
l’évidence assez sympathique et très passionné par notre passion
commune. Il me donna une multitude de nouvelles petites combines
pour adapter les esches qu’il fallait utiliser avec ruse, au fur et à
mesure de l’avancée dans la saison, et surtout en fonction des gouts
évolutifs de nos gourmets. Il élaborait lui-même ses leurres avec une
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infinie patience et m’expliqua la fabrication dans toutes les étapes
d’une reproduction intégrale d’une mouche de mai. La nymphe
représente le résultat du développement intermédiaire entre la larve
et l’imago, elle est appelée plus ordinairement la pupe chez la
mouche. Quelle fine gaule cet alchimiste ! Techniquement, la
difficulté d’approche était majorée, mais imparable en termes de
résultat, ce fut une vraie révolution dans ma pratique.
Le lundi, la reprise de la classe me laissait toujours un goût amer et
de trop peu, avec cette logique obsédante annoncée du décompte du
temps qui passe des jours qui me séparaient de ma prochaine sortie
en rivière. Ce début de semaine était aussi la certitude de devoir me
confronter à l’autorité scolaire représentée en l’inflexible personne de
Madame Kéravec, quelle avanie ! Je décidais donc de m’attaquer à
cette tour de plastique insaisissable et de risquer des représailles en
retour avec les peines incompressibles qui vont avec. J’avais toujours
gardé en mémoire l’adage préféré de la maîtresse dans un coin de ma
tête « qui ose gagne qui perd paye ». Je commis mon premier larcin
cette fois-là, je crois, et en toute discrétion, de ce qui devait être
probablement et sans aucune prétention de ma part, le casse de
l’année. Tout était fin prêt pour mener le raid durant la récréation de
quinze heures, après avoir bataillé ferme pour remporter la mise
d’une partie de billes que je perdis de justesse, et rendis ainsi pour
l’occasion les honneurs si bien justement, au dit adage. Je prétextais
la fausse excuse de devoir aller aux toilettes de toute urgence, et
chaque jour suivant, avec toujours un nouvel argument convaincant,
je réitérais l’opération, inventant à chaque fois un nouveau scénario à
peu près plausible. Je frappais comme un cambrioleur chevronné,
instantanément, rapide comme la foudre, en subtilisant les
candidates les plus exposées aux yeux d’un chapardeur devenu
aguerri par l’expérience. Cela devenait addictif par nature, l’occasion
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était trop belle. De plus, rien ne pouvait laisser présager dans ce cas
de figure qu’il y avait une éventuelle opération de brigandage en
cours, quelle qu’elle soit. Ce fut une entreprise de sape au long court,
car tous les autres mômes, la maîtresse comprise s’habituait à voir la
même quantité de billes chaque jour. Mon plan semblait
parfaitement bien rôder ; à présent, ma grosse boîte comptait
environ une centaine de billes.
Les vacances estivales en bord de mer
Malgré mon attitude désinvolte, et tous les rappels à l’ordre
possibles, mes résultats restaient à peu près satisfaisants pour
l’instant. Je me contentais de vivre sur mes acquis, ce qui allait
s’avérer être un peu plus difficile au cours des acquisitions
rudimentaires dans le programme à venir. J’étais déjà un condamné
en devenir, voué à la délibération sans appel d’une terrible sentence
de la part du prochain instituteur. Sans y mettre réellement de bonne
volonté, et restant toujours égal à moi-même, j’obtins le privilège
d’intégrer les cours élémentaires, ce qui me destinait maintenant à
virevolter à ma guise dans la cour des grands, dans tous les sens du
terme. L’accès à la grande cour et au préau me semblaient déjà être
de très bonnes perspectives d’évolution pour l’acquisition de
nouveaux terrains de jeux. Mais de cela nous en reparlerons à la
rentrée des classes, pour l’heure, place aux vacances.
La saison estivale, nous promettait toujours de belles journées
ensoleillées, mes parents se préparaient avec enthousiasme à la
grande migration vers le bord de mer, entre Erquy et Pléneuf val
André où nous possédions un grand terrain aménagé à quelques
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centaines de mètres du littoral. Une fois l’an, toute la famille se
réunissait l’espace de quelques semaines pour se ressourcer. Principe
immuable et héréditairement programmé par Mémère et Papy qui ne
rateraient pas, eux non plus, pour rien au monde la grande réunion
familiale.
— Papy, as-tu bien vérifié l’attelage de la caravane et le câblage
électrique ? Crie Mémère dans la lourdeur de cette journée chaude
de juillet. Le donneur d’ordre était déjà installé a son poste de
conduite, adjurant comme à son habitude en ce qui concerne toutes
les petites vérifications au départ par le petit haillon latéral ouvert
par le côté de la deux chevaux prête à suivre la Renault quatre « L », à
bord de laquelle Papa et Maman commençaient tranquillement à
prendre le départ.
— Qu’est-ce que tu t’imagines, tu me prends pour un novice ou
quoi ? Tu sais bien que rien ne m’échappe à moi ! Voyons, comme si
tu ne me connaissais toujours pas ! ; répondit Papy ; que la fournaise
faisait maintenant suer à grosse goutte.
— Pour cela, qu’il s’agisse de te connaitre, il n’y a pas de mal,
et c’est bien la le problème !
Allez mauvaise troupe, prenez place et en route pour la grande
aventure, et que ça saute ! dit le vieil homme en regagnant le siège
du côté passager. Dès que tout ce petit monde fut installé, en
l’occurrence mes deux petits frères et moi, le convoi exceptionnel
resserra la distance entre les deux véhicules, et c’était parti pour une
bonne demi-heure de route. En regardant dans le rétroviseur gauche,
je surprenais toujours Mémère sourire aux réponses si évasives de
Papy, qui avait déjà la tête à l’organisation de la bonne future
implantation de toute la smala. Dans cet immense terrain clôturé et
aménagé d’environ trois hectares, ce qui représentait une surface non
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négligeable, Papy et Mémère y avait planté toutes sortes d’arbres
fruitiers, dont les fruits naturels, qui avaient eu les soins attentionnés
du vieux, faisaient le régal des papilles gourmandes des petits comme
des grands à la saison des récoltes. C’était toujours un vrai plaisir
d’obtenir les fruits de son travail. Je savais ce que ces durs labeurs
avaient couté à mes aïeux, rien que la tâche la moins pénible de la
cueillette représentait déjà des heures et des heures d’investissement
personnel. Le résultat avait été très satisfaisant cette année-là, c’est
ce que l’on aurait pu considérer à ce moment-là être un très bon
retour sur investissement. Trois cabanes de pêcheur alignées les unes
aux autres, reliées entre elles par de petites ouvertures à l’intérieur,
nous abritaient et nous tenaient lieu d’habitation ; agencées et
opérationnelles pour assurer le minimum requis de la vie en
collectivité. Nous ne possédions pas l’eau courante, qu’il nous fallait
acheminer par le remplissage quotidien de gros bidons d’une capacité
de dix litres, dont tonton Gwénael avait fait l’acquisition à son travail
et spécialement destinés pour l’alimentation en eau de la villégiature
d’été. Nous nous ravitaillions à la source municipale de la bourgade
voisine. Papa avait investi également dans un générateur pour fournir
l’électricité, servant principalement à chauffer l’eau, et à cuire les
aliments, mais alors !, bonjour le barouf d’enfer, et les odeurs de
carburant qui s’en dégageaient, une vraie puanteur ! Bien
heureusement, le reste du temps, en soirée, des lampions avec des
bougies insérées à l’intérieur éclairaient plus sainement l’espace.
J’aimais beaucoup le moment du dîner à la lueur des chandelles,
spécifiquement lors des jeux des ombres chinoises, auxquels
participait l’ensemble de la tribu, ce qui animait les longues soirées
d’été et avait le mérite de nous occuper jusqu’à des heures avancées
de la nuit. N’exagérons rien, le confort était quand même
relativement sommaire, pas spartiate non plus, mais nous faisions
quand même face à une certaine rusticité de vie, et ce côté original
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était bien loin de me déplaire. Mes parents, mes oncles et tantes,
passaient des journées entières à cultiver l’immense jardinière, dont
les légumes frais composaient les assiettes des principaux repas.
Chaque matin, en regagnant la tablée de la Sainte Famille au moment
du petit déjeuner dans l’herbe fraîche humidifiée par les perles de
rosée qui mouillaient la voûte plantaire des frêles petits pieds nus à
peine sortit des duvets ; les craquelins traditionnels beurrés à la vas
vite nous faisaient bonne mine et finissait engloutis d’un trait. Ce
biscuit aérien et craquant, d’origine purement bretonne, était
souvent accompagné d’un morceau de brioche garni de confiture
maison et subissait sans ménagement le même traitement. Une fois
le bol de chocolat bien au chaud dans nos petits estomacs, nous
prenions le départ à environ dix heures pour la baignade. Parcourant
d’une traite les huit cents mètres de distance qui nous séparait de la
plage, entassés comme des sardines dans la « deushpette » des
ancêtres, dans un rituel impérissable que nous n’aurions manqué
pour rien au monde. Quelle scène extraordinaire ! Imaginez huit
marmots de sexe masculin ; torses nus en maillot de bain, la serviette
de plage enroulée autour du cou ; assis et blottis les uns sur les
autres, littéralement encastrés dans cette petite voiture, et de
surcroît survoltés. À la seconde où les portes de l’auto s’ouvraient, sa
lourde charge incommodante et bruyante se libérait, ce qui devait
être un soulagement immense pour les suspensions du véhicule à
Mémère et pour elle-même parfois, soyons réalistes, la pauvre ! Enfin
peut-être, quand j’y repense avec un peu plus de recul, ça l’amusait
plutôt qu’autre chose. Elle n’opposait aucune objection par rapport à
ça. Une fois les sandales déposées et rangées, comme l’ordre l’exige à
l’arrière de notre vieille guimbarde préférée, nous avancions
simultanément, puis nous nous mettions tous au même niveau sur
une ligne imaginaire, dans l’attitude des coureurs du 100 mètres
attendant le signal du pistolet. L’un d’entre nous se désignait bien
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volontairement pour faire le décompte qui nous séparait du moment
où le ruban de la ligne de départ serait sectionné par une main
imaginaire. Une fois le top départ annoncé par la détonation du
dispositif ; porté par la clameur de la foule peu nombreuse en la
personne de mamie, chacun prenait son élan et courait sans retenue,
dans une course frénétique, droit devant en direction du sable, dans
le but d’obtenir l’honneur d’y déposer le premier sa serviette de bain.
Cette petite anse naturelle, était relativement bien dégagée, assez
exiguë tout de même, mais suffisamment large autour de laquelle
deux colossaux massifs de granit rose snobaient les inconnus de
passage du haut de leurs imposantes statures et comprimaient le si
peu de place restante de leur masse expansive. Les bons comptes
font les bons amis, et cela prenait tout son sens ici dans cette petite
crique dessinée par les caprices de la mer, où le peu d’espace ne
pouvait pas contenir à lui seul tous les draps de bain de nos jeunes
baigneurs. Dans cet abri côtier sur mesure ; connu de tous les
habitués de ces lieux, que l’on affectionnait particulièrement, car
protégé des rochers dans un renfoncement, avait la propriété de ne
pas être trop exposé au vent de nord qui glaçait de ses petites rafales
soutenues et sournoises, les petits corps nus encore bien mouillés qui
émergeaient de l’eau froide. Car inutile de préciser davantage que la
manche n’a pas la réputation d’avoir une eau à température
ambiante, ne vous en déplaise. Dans le meilleur des cas, quand la
marée était haute, la transition avec le dehors n’était qu’un court
moment de torture. En revanche quand elle était au bas, bonjour la
galère pour rejoindre l’emplacement des serviettes ! Étant moi-même
un peu enrobé, il n’était pas rare qu’il ne me reste en règle générale
que les moins bonnes places pour y être arrivé le dernier avec
beaucoup de difficulté et d’avoir peiné à supporter à l’effort ma
légère surcharge pondérale. Cela dit !, pour un souci d’honnêteté,
victime d’une sélection naturelle sans pitié, j’étais systématiquement
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relégué et quasiment à chaque fois à l’endroit indésirable où
personne ne voulait se retrouver les fesses reposant sur les
coquillages. À la merci des coquilles vides, cassées et acérées, celles
qui vous piquaient le derrière à la moindre occasion, les vilaines !,
pour peu que vous bougiez dans un sens comme dans l’autre !
Nous nous munissions toujours de l’almanach des marées, ce petit
calepin ingénieux à mettre à la portée de toutes les mains. Cela avait
un double intérêt : d’une part il organisait les activités du jour, à
travers les baignades et la pêche des petits crabes verts et des
poissons-chats dans les grandes mares, abritées des gros cailloux, que
nous appelions plus communément les « gobies ». Et de l’autre par la
« vraie » pêche, en soirée, à la tombée de la nuit, dont je vous
expliquerai les rudiments un peu plus loin, parce que je fais toujours
ce que je veux, na !… Comme cela nous ne perdions jamais de vue, en
effet, l’heure à laquelle le moment était le plus propice, lors des
grandes marées pour aller plonger des hauteurs des rochers de la
Plage des Vallées, où chacun exhibait ses meilleurs pirouettes et
plongeons. Nous adorions en effet à amuser la galerie du bord de
mer ; tous ces gens simplement de passage, qui se trouvaient là, dans
des circonstances inconnues de leur propre volonté. Ou, peut-être
venaient-ils tout simplement prendre l’air frais et humer l’air marin
revigorant, chargé d’iode, et si bénéfique paraît-il ? Quand mon tour
venait, je pouvais distinguer les badauds qui s’attroupaient en
nombre sur le sable, pour observer ce curieux petit manège. Ils
semblaient ravis du spectacle que nous leur proposions. Parfois, pour
diversifier les plaisirs, à travers les intrépides petits hommes que nous
étions, nous décidions de mener des expéditions marines à fleur
d’eau des rochers pour y observer la flore et la faune marine. Au-
dessous, la vie y était aussi foisonnante qu’au-dessus, et pour mener
à bien cette belle aventure en immersion, chacun de nous était
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équipé d’un masque et d’un tuba, achetés quelques heures plus tôt
dans notre petite caverne de bric-à-brac préféré dans le bourg de
Pléneuf. L’établissement simple de sa devanture avait pignon sur rue
et était tenu par une grand-mère qui avait déjà traversé les trois
quarts d’un siècle. De mémoire, je ne me souviens pas avoir vu de
clients à l’intérieur de sa boutique. À mon avis, cette vieille dame
devait s’ennuyer ferme dans son échoppe, au regard de la faible
fréquentation des touristes, qui préféraient celles où l’on vendait
plutôt des spécialités alimentaires régionales. Elle nous offrait bien
volontiers quelques bonbons, qu’elle sortait de sous le comptoir, lors
des achats d’articles en tout genre, à moi, mes frères et aux cousins.
Dans ce magasin d’abord assez insolite par le fait qu’il n’était pas
vraiment visible de l’extérieur, il fallait tomber nez à nez dessus pour
vous rendre compte qu’il s’agissait véritablement d’une enseigne
commerciale. Le plus amusant, c’est qu’en entrant vous n’étiez plus
vraiment très sûr d’être dans un commerce, mais à l’inverse dans une
maison de particulier. À l’intérieur, hormis les articles et le mobilier, la
décoration était dans l’esprit régional et agrémenté de ce qu’on était
en mesure de retrouver dans un habitat ordinaire. Dans tous les cas, il
était très bien fourni en marchandise et matériel de pêche en mer.
Les accessoires de plongée en plastique étaient indispensables pour
pouvoir respirer normalement, et légèrement en dessous du niveau
de l’eau. L’inconvénient de ce dispositif, c’était que la hauteur de
certaines vagues, qui avaient la fâcheuse tendance de passer par-
dessus le tube, vous obligeant à avaler malgré vous une bonne tasse
d’eau salée, ce qui gâchait immanquablement la féérie du moment,
d’ordinaire si agréable.
Lors des grandes marées de juillet et d’août, à la tombée de la nuit,
l’appel irrésistible du large nous menait par le nez, lorsque l’on
humait l’air salin aux senteurs chargées d’iode. Tels des missionnaires
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parés dans l’organisation d’un périple extraordinaire, nous nous
préparions à l’avance à un événement d’une importance
exceptionnelle, qui aurait le mérite de nous occuper une bonne partie
de la soirée. Pour ce faire, la discipline était de mise et de rigueur au
sein de la troupe. Un inventaire là aussi très scrupuleux du matériel
de pêche devait avoir été réalisé avec minutie avant le départ, pour
que ce moment unique en son genre devienne un vrai plaisir partagé
et non pas un désenchantement. Quand la caravane constituée de
tout un petit monde équipé des différents matériels arrivait enfin à
destination sur le port, un phénomène ennuyeux avait
particulièrement la fâcheuse tendance à m’irriter : il ne fallait pas
être trop pressé de vouloir sortir de l’auto, le temps nécessaire pour
que nous trouvions un emplacement disponible pour chacune d’elles.
Cela variait en fonction du temps plus ou moins long que prendrait la
manœuvre, sur le parking bondé par les grosses cylindrées des
estivants. Ceux-ci, venus pour la plupart de bien loin dans l’intention
de gonfler les terrasses des restaurants environnants pour déguster
les spécialités de terroir ; s’offraient une marche vivifiante sur les
bords du littoral à l’issue du souper maritime, en guise d’exercice
d’aide à la digestion, et s’attardaient bien volontiers dans la douceur
du déclin du jour. Dans ces conditions d’attente plus ou moins longue
qui dépendait de la rare disponibilité des emplacements de parcage,
il était indispensable de garder son sang-froid, de manière à calmer
les esprits un peu trop impatients. Pour accéder sans encombre au
site de pêche via un petit sentier exigu et parsemé d’embûches, la
progression de nuit devait se faire avec l’aide précieuse des lampes de
poche. Cette manœuvre nécessaire demandait environ un bon quart
d’heure de marche, car malheureusement, il n’y avait qu’un seul
moyen d’accès.
Quand les conditions étaient réunies, la mer au plein, l’eau à une
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température convenable, le ballet majestueux et les cris stridents des
mouettes perçaient l’air doux de la nuit. Ces grandes silhouettes
rieuses plongeaient sans retenue dans les paquets de mer massifs et
inégaux que formait aussi la muse, composée en nombre et
essentiellement d’éperlans ; petits poissons marins de petite taille,
appréciés en friture pour leur goût inimitable. Ce petit osmeriforme
n’excédait pas les quinze centimètres pour les plus gros spécimens, et
se pêchait uniquement au carrelet. La traque infernale débutait alors
instantanément avec grand fracas sous nos yeux admiratifs et
toujours impressionnés par la précision des frappes chirurgicales des
multiples attaques coordonnées. Il s’en suivait alors une chasse
organisée par les maquereaux et les chinchards, évoluant en banc,
menant leurs attaques précises et chirurgicales avec une efficacité de
traque de tous les diables, où la petite poissonnaille s’éparpillait sans
ménagement, dans toutes les directions possibles. Dans un élan
salutaire, elle virait dans sa progression un coup à gauche, puis à
droite dans une alternance inouïe. Ce remue-ménage était le signal
que ces prédateurs rentraient en pleine action. Les sujets les plus
imposants devaient mesurer facilement une trentaine de centimètres
environ. Nos beaux poissons effilés aux rayures vertes, bleues, voire
jaune clair, pour lesquels nous nous étions déplacés avec tant
d’acharnement et de volonté, étaient attendus comme le messie. Ils
faisaient aussi leur apparition dans ce surprenant spectacle,
grandement intéressés par ce potentiel garde-manger en
mouvement. Ils semblaient ne plus nager, mais bien véritablement
voler au-dessus de ces eaux bouillonnantes et frétillantes. Pour
l’heure venait le moment du déploiement des batteries de cannes à
pêche en rang serré sur le rivage. Sans attendre, dans la foulée, nous
montions simultanément les lignes de pêche en toute hâte pour ne
pas avoir à manquer le rendez-vous qui se voulait assez imprévisible ;
et surtout mesurable dans un temps imparti relativement court. Nous
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armions nos gaules d’une ligne dotée de simples artifices de
conception artisanale, composée d’hameçons montés avec des
plumes d’oiseaux de ferme de divers coloris sur du fil d’un calibre
d’environ trente centième. Elles étaient parfois accompagnées de
petits grains phosphorescents, qui donnaient aux leurres une
meilleure visibilité, munie des appeaux aux nombres de cinq, que l’on
appelle dans le milieu la « mitraillette », rattachés au fil du moulinet
par un émerillon qui se chargeait de la liaison de l’ensemble. À son
extrémité, celui-ci était lesté par des plombs de différents poids et
formes en fonction de la longueur de la canne et de la distance de
projection souhaitée. Tout le montage était réalisé à même le rocher.
Il ne restait plus qu’à propulser le dispositif comme dans un système
de balancier, en effectuant en parallèle, un déhanchement énergique.
L’efficacité de ce véritable et redoutable piège dévastateur était
prouvée et brevetée par l’ensemble de la communauté des pêcheurs
à la ligne ; sa réputation n’était plus à démontrer, bien au contraire.
De plus, aucune technicité n’était réellement requise, ce qui en faisait
avant tout un jeu plaisant. Vous n’aviez plus qu’à projeter votre
installation le plus loin possible vers le front de mer où avait lieu
l’extraordinaire agitation. Il vous fallait également mouliner avec force
et vigueur la poignée manivelle de celui-ci pour ramener la ligne ;
avec un peu de chance garnie de maquereaux et chinchards, qui
avaient mordu aveuglément vos leurres artificiels dans la confusion et
la panique. À savoir aussi que ces bestioles se comportent comme
des carnassiers et sont plutôt disposées le plus naturellement du
monde à être piquées par le bout du bec. Nous réitérions la
manœuvre jusqu’à la désertion totale des derniers suicidaires, ou
peut-être des affamés retardataires, avec l’acharnement que
provoquait l’émulation collective à même le rocher. Chacun
gesticulait en tout sens avec la ferme intention de vider la mer de ses
locataires à nageoires ; ce qui aurait pu être considéré par les curieux
50
comme des individus possédés sur le moment. Cette pêche
traditionnelle du bord de mer avait lieu quand certaines conditions
étaient réunies et qui se nommait dans le langage marin la morte-
eau, elle se donnait dans l’intervalle d’une bonne demi-heure. Quand
avaient lieu ces phénomènes, le poisson se faisait bien plus
conséquent. Par définition, la morte-eau correspondait à des marées
d’intensité inférieure à la moyenne, par opposition aux eaux vives.
Période durant laquelle, le marnage était minimal ; la mer s’étirait
moins loin, elle ne laissait pas les récifs se découvrir, par le fait de la
faiblesse de l’intensité des courants, ce qui faisait que les poissons
étaient plus appréhensifs et chassaient dans une moindre mesure.
Mais en opposition à cette généralité, c’est vrai qu’il n’était pas non
plus si rare que l’on puisse y batailler durement deux heures durant,
lorsque les grands coefficients de marée pointaient du nez. Parfois
lorsque les prises nombreuses résistaient, avec la conscience qu’une
mort certaine les y attendait en bout de course ; elles redoublaient de
détermination à ne pas laisser le destin décidé seul d’une issue
tragique. L’épuisement pour seule intentionnalité m’était destiné,
engendré par l’intensif combat qui avait sans aucune mesure eu
raison de mes bonnes volontés. Je m’en souviens encore, quelle
endurance physique fallait-il posséder pour avoir l’honneur d’être
considéré et félicité par Papa, qui lui observait du coin de l’œil la
manière avec laquelle je faisais face à l’adversité. Mais cependant, le
dénouement de cet affrontement inégal et sans relâche avait été en
faveur des antagonistes. Il est vrai qu’à ce compte-là, mon amour
propre en prenait un sérieux coup, mais je n’avais pas dit mon dernier
mot, seule la force physique me faisait défaut ; soit, ainsi en était-il !
En revanche en aucune manière et en aucun cas elle n’avait entamé la
finalité de mes objectifs. C’était égal, pragmatique dans mes
décisions, je portais mon regard sur le port aussi loin que je pouvais
distinguer les réverbères au-delà de gigantesque masse de rocher
51
couverte de bitume sur certaines de ses portions. J’y voyais comme
des traits fins plantés à la verticale, où sous l’éclairage, d’étranges
petites masses noires, probablement d’autres pêchaillons d’eaux
douces semblant être en mouvement s’agitant autour d’eux-mêmes
et en tous sens. Pas question de rester les bras croisés à pleurer sur
mon sort sur ce front de mer, dans un combat qui était déjà perdu
d’avance, et pour lequel j’étais persuadé de rentrer bredouille par la
force des évènements, qui me dépassaient bien largement. Dans ces
moments de défaite, il n’était pas question non plus de devenir la
risée de mes cousins qui ne manqueraient pas plus tard d’ironiser sur
ma déconvenue. Les connaissant trop bien pour avoir grandi
ensemble, ils ne manqueraient pas par cette forme d’humiliation, de
venir volontairement toucher une corde sensible de ma personnalité.
Oui, indirectement, sans nous en rendre compte, nous étions
toujours dans une certaine forme de compétition, par ce besoin de se
démarquer les uns des autres, et peut-être cherchions- nous à nous
positionner et à acquérir chacun sa propre place au sein du groupe ?
Fallait-il que certains d’entre nous se démarquent pour satisfaire son
sentiment d’orgueil, dans cette vanité que nous connaissions chez
certains enfants ?
Je m’exfiltrais à pas de velours du champ de bataille des causes
perdues sans un bruit, et remboîtais aussitôt la canne dans son étui ;
la ligne toujours montée et opérationnelle et, en moins de temps
qu’il n’eût fallu pour le dire, je filais à l’anglaise, tout droit sans dire
mot. Je faisais chemin inverse, dans les mêmes dispositions qu’à
l’aller pour regagner le port, où d’autres pêcheurs pratiquaient
patiemment la technique dite de la « dandine ». Cet autre mode de
pêche accessible dès plus jeunes aux plus âgés avait l’avantage d’être
beaucoup moins éreintant que la pêche dynamique, et tout aussi
efficace d’ailleurs. Pour ce faire, je m’asseyais sur le bord du ponton,
52
sur lequel toutes sortes d’algues avaient séché la journée, ramenée
par-dessus la digue par les grosses déferlantes qui venaient se
fracasser sur la grosse digue imposante et bétonnée. Cette technique
est parfaitement adaptée aux débutants. Elle consiste à faire
immerger et émerger la ligne par l’effet d’un même mouvement
continu et répétitif à cadence égale, tel un métronome. Les appâts
artificiels en vue de tromper nos vertébrés aquatiques reproduisaient
à la perfection la nage des petits poissons. Ainsi, ils se laissaient
prendre le plus naturellement du monde par la magie de l’illusion, et
il ne vous restait plus qu’à remonter la ligne immergée en tenant la
canne à bras ferme. Contrairement à l’autre technique qui nécessitait
un travail bien plus important dans la durée, et pour laquelle il fallait
ramener la ligne très rapidement, au risque de perdre quelques
individus pendant la bataille, ces prises étant réputées très
combatives lorsqu’elles étaient piquées au bout du bas de ligne. Il
était nécessaire de mouliner sur des distances de vingt à trente
mètres. Paradoxalement, il n’était pas rare que je remplisse la
musette au maximum de sa capacité qui, je l’avoue bien volontiers,
m’avait valu quelques éloges pas forcément inattendus de la part des
uns et des autres, ce qui flattait mon ego au point que je ne
manquerais pas de raconter mes exploits surréalistes à la rentrée à
mes copains de classe. Je jubilais à chaque fois ; je narrais mes hauts
faits d’armes devant un audit conquis, de la même manière que les
aèdes grecs relataient les leurs au sein des théâtres à ciel ouvert.
Telles d’antiques histoires extraordinaires de la mythologie
hellénistique similaire aux fameuses épopées d’Ulysse le roi
d’Ithaque. Mi-homme mi dieu, grand stratège de la guerre de Troie ;
et que dire de ses péripéties incroyables à travers l’Iliade, que Papy
en homme de lettres averti m’avait fortement conseillé de lire, ce que
je fis plein de bonne volonté durant les vacances estivales de cette
année-là, curieux de savoir comment ça vivait vraiment un vrai demi-
53
dieu ?
Malgré l’heure tardive de cette fin de journée, il restait encore
l’étape la moins captivante, celle de cette corvée nécessaire peu
ragoûtante et malodorante de la vidange viscérale des poissons, à
laquelle j’essayais de me soustraire rapidement par tous les moyens.
Dans la pratique, cette tâche ingrate était réalisée exclusivement par
les adultes, qui n’éprouvaient visiblement aucun dégoût à exécuter
cette basse besogne de tripier. Le modus operandi se pratiquait avec
l’emploi d’un couteau tranchant bien aiguisé, et consistait par un
geste précis et bref à ouvrir le ventre tout mou de la bestiole, de part
en part, jusqu’à l’apparition sordide des tripailles dégoulinantes et
sanguinolentes. Elles étaient extirpées manuellement, et rejetées en
l’état à la mer. Ces entrailles faisaient le régal et le repas de
providence de certains oiseaux opportunistes, des charognards de
toute plume intéressés par d’éventuels restes ; qui s’attardaient eux
aussi bien volontiers pour se nourrir de cette victuaille facile et
bienvenue.
Les jours suivants, la diversité des plats n’était pas très fantasque,
poissons, et toujours poissons grillés à tous les menus et à toutes les
sauces avec, bien entendu, les légumes du jardin fraîchement récoltés
du jour, ces idoles avaient le mérite de venir garnir et décorer
l’ensemble des assiettes. En même temps, je comprenais assez
aisément l’intérêt général quant à ces végétaux pour leurs
indéniables propriétés gustatives et bienfaisantes. Ces primeurs
fraichement cuisinées étaient nécessairement l’objet de toutes les
attentions, et tellement choyé par nos jardiniers, ingénieurs-
agronomes d’une saison, qu’il fallut parfois bien faire semblant
d’apprécier ces petites merveilles peu appétissantes ; citons en
exemple les fameux épinards, quitte à nous amener à en faire une
indigestion.
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L’ensemble de la communauté avait opté d’un accord commun, pour
le regroupement des enfants dans une grande tente orange, équipée
d’un auvent à la demande expresse des petits monstres bien enjoués.
Tout au début du séjour, pour notre défense et argumentaire, nous
prétextions d’avoir le besoin d’un peu d’indépendance pour jouer et
ne pas déranger intempestivement les adultes, alors que la réalité
était tout autre : il s’agissait surtout et avant tout d’exercer librement
nos insidieuses filouteries à l’abri des regards de nos juges.
Chaque mercredi matin, le ventre vide, à jeun depuis la veille au soir,
sous la houlette de Papa et de Tonton Gwénael en guise de chefs de
file, nous descendions à la file indienne en ordre non dispersé au
village voisin ; perchés sur nos vélos équipés de sacoches pour nous
ravitailler en vivres alimentaires dans la seule et unique grande
surface du secteur. Les trois quarts de l’étape, qui en tout et pour tout
devait avoisiner les douze kilomètres en comptant l’aller et le retour,
se faisaient en pleine et rase campagne. Au passage, ce périple était
aussi un véritable réveil musculaire pour nos petits muscles
totalement hypotoniques, encore soumis au bienfaisant sommeil et à
l’éveil des sens. Nous étions toujours émerveillés par la beauté des
différentes vues qui s’offraient gracieusement à nos yeux encore
embrumés de ces débuts de matinée, où d’épaisses fumées blanches,
telles des songes fugaces s’échappaient du sol lié à la condensation.
Des petites perles de rosée ruisselaient délicatement sur les herbes
des prés et des prairies environnantes, ces graminées parfumées,
diffusaient et propulsaient dans l’atmosphère des molécules
odorantes dans la fraîcheur de ce début de matinée, comme si, d’une
certaine manière, elles vous saluaient sur votre passage. Elles
scintillaient de mille feux par la réflexion des premiers rayons du soleil
dont la luminosité caressait tout en douceur le bout des tiges, dans
un souci de discrétion pour ne pas perturber le réveil du règne
55
végétal. Nous pédalions à notre rythme, traversant les petits chemins
côtiers bordés sur chacun de leurs deux flancs, par les plaines stériles
des landes et bruyères, elles-mêmes entourées par de belles
sapinières en bordure de littoral. Au fur et à mesure de notre
progression sur le sentier côtier, mon regard était émerveillé par tant
de diversité de paysage. Dans les champs de blé, les épis étaient
devenus tous blonds sans exception, phénomène lié à l’exposition
prolongée des effets de l’ensoleillement tout au long du jour. Cette
sensation de légèreté nous donnait du baume au cœur. Je me sentais
libre, j’avais foi en l’avenir. Nous avions toujours en ligne de mire les
beaux flots bleus de la mer, et les écumes blanches telles de petits
moutons, visibles au centre de ce tumulte lointain extraordinaire,
relégués à l’arrière-plan de cette carte postale, par les immenses
falaises des rochers environnants. Il n’était pas rare à cette saison de
l’année par ces temps plaisants d’observer des implantations
sauvages de campements improvisés sur les terres et terrains vagues,
vierges de toute habitation et de culture. Un jour, nous avions
rencontré sur les bords d’un chemin, des campeurs d’un jour ; épris
d’un peu de dépaysement certainement. Ils déjeunaient sur l’herbe
en pleine harmonie avec les éléments, les corps encore à demi
emmitouflés dans un duvet. Nous arrivions toujours à bon port, et
sans encombre, pareils à une organisation quasi militaire, mais
toujours dans un bon esprit. Nous démarrions la course aux
emplettes par une petite réunion organisationnelle très structurée :
chacun de nous était missionné par Papa ou Tonton, pour aller
chercher dans les rayons concernés un article défini et désigné par la
sainte liste, qui se voulait exhaustive. Sous forme d’un jeu
chronométré, le produit était annoncé à voix haute, et parfaitement
audible par l’ensemble. Chacun se voyait attribuer une mission qu’il
fallait honorer dans un minimum de temps. Ensuite, les achats étaient
rangés selon leur fragilité, et dans un ordre bien précis pour éviter la
56
casse des produits sensibles. Nous étions récompensés de nos efforts
et avions le droit à un peu de réconfort mérité : sur le chemin du
retour, nous posions les vélos lourdement chargés, à même la
barricade en bois du PMU, qui se trouvait du côté ombragé à cette
heure de la journée, et nous nous attablions en terrasse, pour
commander un véritable petit déjeuner digne de ce nom. Chaque
plateau faisait l’objet d’une attention particulière et d’un soin
particulier ; se trouvant toujours dans une disposition égale à chaque
halte des mercredis des grandes vacances. Les cafés et les chocolats
chauds étaient servis dans les petits bols « Chucky » nom de la
marque du chocolat en poudre ; le fond extérieur du bol reposait sur
une petite sous-tasse à motif floral avec à sa gauche des petits pains
frais et leurs micropains de beurre, à sa droite un croissant tout
chaud, accompagné d’un grand et fin verre de jus d’orange
fraîchement pressé avec précaution par Alain, le propriétaire du
commerce, et coéquipier de jeunesse de Tonton, au club de Football
local. Pour finir la description, les couverts étaient posés
délicatement sur une petite serviette de couleur orange, et s’il vous
plaît dans le même ordre et le même sens au-dessus de la sous-tasse.
Comme beaucoup de petites enseignes multi services du bord de
mer, le magasin disposait d’un petit coin dédié à la presse, et avec
l’argent de poche hebdomadaire distribué gracieusement par les
parents, chacun achetait son livre chez le marchand de journaux. En
ce qui me concerne, j’optais toujours pour le Super Picsou, magazine
mensuel, dans lequel je pouvais suivre les aventures rocambolesques
des célèbres personnages de Disney. Le vieux canard avare et sa
joyeuse troupe avaient surtout le mérite d’occuper les journées de
mauvais temps et, bien au chaud sous la tente, je suivais les
péripéties de ces petits animaux savants qui me divertissaient. Mes
frères et mes cousins, quant à eux, avaient des préférences très
57
éclectiques en matière de choix, par exemple pour ces
magazines « les Wapitis », essentiellement orientés sur les
connaissances des animaux de la nature, les « J’aime lire » à la
couverture rouge ; plein d’histoires illustrées, les « Pif gadget », cette
revue qui offrait comme le titre l’indique des gadgets insolites, et qui
se présentait sous la forme de séries BD. Mais en règle générale,
lorsque chacun de nous avait fini de feuilleter son bien, il les
échangeait avec les autres quand même bien volontiers.
Mais à mes yeux, le personnage central des vacances estivales de
cette année là, restait sans aucun doute, la splendide Caroline, la fille
des voisins proches. Le premier jour de l’apparition de cette créature
divinement belle restera gravé pour un bon moment dans les
mémoires de nous autres, ses nouveaux prétendants. Elle possédait
un adorable petit minois, doté de beaux traits fins, ce qui lui conférait
un faciès très enviable. Ses longs cheveux blonds ondulés ne
manquaient pas de mettre en valeur ses grands yeux bleus lagon en
forme d’amande qui étaient mis en évidence par le teint mat de sa
peau tannée par le soleil. Ses belles et jolies mirettes expressives,
surlignées et rehaussées par de gracieux sourcils épais de forme
circonflexe, finissaient d’illuminer son portrait, et ne manquaient pas
d’attirer l’attention sur cette merveille flavescente d’une dizaine
d’années.
Les autres courtisans et moi-même nous plièrent chaque jour passant
à tous les désirs et les caprices de la belle pour obtenir la plus infime
de ses faveurs. Malgré les efforts de chacun pour attirer son
attention, le préféré d’entre nous fut Hubert, l’élu de son cœur, sans
élément de comparaison possible, et dont le seul critère de sélection
reposait sur la seule beauté physionomique de sa personne.
Personnellement en ce qui me concerne ce signe distinctif de choix
ne s’avérait pas vraiment être mon point fort, car je possédais, il est
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vrai, sur le moment, un physique ingrat, sans attributs de charme
attrayants à mettre en valeur. Et par ce procédé d’élimination
impitoyable de la norme, cela m’avait valu d’être mis au placard
d’entrée de jeu et sans aucune concession de sa part.
De toute évidence, au retour des vacances, j’entamerais une
procédure à mes parents : je leur reprocherais de ne pas y avoir mis
l’ingrédient qui me faisait tant défaut dans l’éprouvette de la
conception. Nom d’une pipe !, un joli petit lot pareil, dans les bras
d’Hubert, le vrai canon de beauté de ces jeunes demoiselles, ce solide
gaillard, qui possédait malgré son jeune âge des prédispositions
athlétiques précoces, avait l’apanage d’un apollon et n’en était pas à
sa première conquête. D’ailleurs son tableau de chasse en aurait fait
pâlir plus d’un. En contrepartie de ne pas être un bellâtre à qui l’on
accorde de l’importance, et certes, de ce côté-là à l’avance, sur ce
terrain j’étais battu à plates coutures, la persévérance était sans
prétention de ma part l’un de mes atouts innés. Je ne doutais
aucunement de ma capacité à faire un retour fracassant sur le devant
de la scène. Je possédais un certain charme quand même, à travers le
poids et le pouvoir des mots, que je savais manier assez aisément
pour mon âge. J’utilisais ; et cela vous me l’accorderez bien volontiers
aussi de l’art de la rhétorique, dont le maître mot est l’éloquence, et
plus spécifiquement dans une première mesure, de celui de la
maïeutique au sens littéral du terme ; déjà à l’époque, de ce procédé
qui consistait à faire accoucher les mots sur un bout de papier, aussi
ordinaires fussent-ils.
— « Je vous en prie, s’il vous plaît, je vous en conjure, accordez-
moi un peu du bénéfice du doute quand même ! »
Fin stratège d’un jour, ou opportuniste désespéré, j’établissais mon
plan d’attaque que je peaufinais chaque soir avant de m’évanouir
59
complètement dans les bras de Morphée. Au bout de quelques jours
de bécotages intensifs et de lustrage dentaire ininterrompu, nos deux
protagonistes refirent surface hors des prémices de leur idylle, et se
joignirent au reste du groupe. Au cours de notre rendez-vous
quotidien, je passai alors à l’offensive, cet après-midi-là, profitant des
failles de l’inconstance d’Hubert à pérenniser ses amourettes trop
longtemps. À la plage, Caroline commençait à s’ennuyer ferme, à cet
âge-là on ne fait pas de compromis avec l’amour. Cependant, il
semblait que le bellâtre devait préférer la baignade et les plongeons
des rochers à sa nouvelle sirène dont les parents, qu’il avait fallu
convaincre pour la laisser nous accompagner et qui n’avaient pas eu
connaissance du flirt jusqu’ici, avaient fini par accepter après une
rude plaidoirie en faveur de leur miss. La sortie était accordée « à
titre exceptionnel ». Je me souviens encore de l’intonation de la voix
de son père quand il sortit solennellement cette formulation.
Elle semblait déjà porter le regard ailleurs et n’avait pas
particulièrement l’envie de se joindre à la manœuvre. La belle affaire
pour moi ! Sur le moment, ma préoccupation principale était de
capter justement celui-ci dans ma direction, et par toutes les
attentions quelles qu’elles soient, de ne pas laisser vagabonder ce
doux regard, nulle part ailleurs que dans le centre de notre champ
intime. Comme je le disais donc à l’instant, la joyeuse bande
masculine s’adonnait pleinement au plaisir des activités maritimes.
J’avais moi aussi trouvé l’excuse de me reposer sur ma serviette, et
elle et moi attendions tous deux assis sur nos draps de bain respectifs
le retour de la joyeuse bande de drilles. Après m’être énergiquement
raclé le fond de la gorge, je prenais bien entendu pour ce faire un air
sérieux, retirant de la poche de mon jean l’une de mes compositions
poétiques écrites la nuit même au cas où, et lui récitai
cérémonieusement les vers calibrés pour les circonstances. Là, devant
60
elle, je déclamais des vers parnassiens, illustrés d’une gestuelle
théâtrale. Le vent transportait ces rimes bien loin, au-delà de la
plage ; étonnamment désertique de ce début d’après-midi. Ce maudit
noroît soufflait déjà depuis quelques jours intensément, mais tout de
même, la température du fond de l’air restait largement acceptable.
Je ne sais pas si elle entendit l’ensemble du poème, toujours est-il
que je fus totalement hébété par sa réaction qui ne se fit pas
attendre : devant moi, elle rougissait, puis l’instant d’après se mettait
à rire convulsivement, comme par l’embarras généré de cette
situation inattendue. Instinctivement, nous nous mîmes au diapason :
des éclats de rire émanaient de la petite anse, et chargeaient l’air de
gaieté. Maintenant sur le coup je me trouvais idiot, mes joues se
colorèrent instantanément, trahissant davantage la profondeur de
mon malaise. Manifestement, elle avait beaucoup apprécié sur la
forme ces petites intentions de ma part à son égard, et aussi le cran
qu’il m’avait fallu pour les mettre en application de la sorte devant
elle. M’avait elle seulement apprécié un peu sur le fond ; pour m’être
ainsi exposé au risque de rendre la situation présentement ridicule ? ;
d’avoir retiré spontanément ce voile protectionniste des sentiments à
travers ces textes, ce véritable hymne à l’amour ; et de cette manière
à une parfaite inconnue ? Disons alors que pour moi c’était naturel.
J’avais pris l’habitude à la maison de composer des textes assez
régulièrement pour Maman qui aimait beaucoup ces petites
délicatesses. Elle disait que la discipline de la poésie ouvrait les âmes
au monde. Cela amusait beaucoup mes petits frères, je crois. Ils
aimaient eux aussi m’entendre réciter les poésies scolaires, surtout
lorsque je montais sans ménagement sur l’une des chaises de la
cuisine où je joignais mon propre langage corporel artistique à la
déclamation qui consistait à danser de n’importe quelle manière,
pourvu que ça fasse rire la galerie. Pendant ce temps, Caroline et moi
fîmes plus ample connaissance. Nous nous mîmes à discuter
61
naturellement et engageâmes des échanges de point de vue d’ordre
général. Elle était mon égale à ce petit jeu là, sans aucun doute. Elle
était superbe, mais elle ne manquait pas non plus d’éducation ; elle
était parfaite pour moi. Il ne resterait plus qu’à sonder son cœur pour
connaître le degré de considération qu’elle pouvait avoir pour ma
petite personne. Quel degré d’empathie avait-elle réellement pour
moi ? là se trouvait une véritable interrogation quant à la
compréhension de la difficulté des rapports humains. Comment
décoder l’expression de son affectivité ? Quelle était à présent ma
place dans l’échelle de ses sentiments ?
Malheureusement pour moi, je n’aurais jamais eu l’occasion de le
savoir : nous avions déjà épuisé la totalité du séjour, et je ne la revis
plus l’année suivante, enfin plus jamais à vrai dire. Ses parents, selon
les dires des miens, avaient été dans l’obligation de déménager et
avaient vendu leur maison secondaire. Secrètement, cette
déplaisante nouvelle m’avait affecté de plein fouet, et m’avait mis le
genou à terre, avec un pincement au cœur, une sorte de blessure
profonde de n’avoir obtenu de réponses à mes interrogations. Avec
un peu de recul, je me demandais si je ne l’avais pas trop idéalisée,
cette petite chimère inaccessible.
Voici venir le deuxième volet de la série des grandes vacances de la
même année : la reprise des activités professionnelles des adultes
impliquait le retour aux sources, direction chez tata Tallard, ma
nourrice préférée. Chez elle, pas d’ambiguïté : je passais toujours du
bon temps, et ma petite personne était toujours fort bien occupée.
Elle était très gentille avec moi, ses trois filles aussi. Plus âgées que
moi, elles avaient toujours le mot pour faire rire, surtout l’aînée qui
affectionnait les tours de magie ; elle faisait parfois disparaître les
lapins blancs qu’elle retirait des clapiers et les faisait réapparaître
dans un sac en toile de jute, tout droit sorti de sa mallette de
62
magicienne. Elle était sacrément dégourdie cette jeune fille, qui
devait avoir une dizaine d’années tout au plus. Elle passait aussi bien
des jeux de garçon à ceux des filles. Parfois, nous descendions dans la
plaine derrière chez-elle, cueillir des pêches de vigne chez la mère
Bougeard. Intrépide, assurément, elle l’était ! Grimpant aux arbres
avec l’agilité d’un singe, elle me tendait les fruits du verger qui nous
était théoriquement interdit d’accès par la vieille femme qui n’y
voyait plus grand-chose. Mais, contrairement à la vue, l’ouïe
fonctionnait encore correctement. Elle nous avait déjà repérés et
sortait sur le perron de sa maison, en agitant sa canne de marche en
tout sens et en criant :
— « Au voleur ! Au voleur ! On me vole mes fruits, vous ne
l’emporterez pas au paradis, oh non, croyez-moi bien ! »
Ce matin d’août, d’une journée ordinaire, d’un monde ordinaire dans
toute sa singularité, j’étais dans l’expectative de savoir à quoi pouvait
bien ressemblé ce centre à gamins abandonnés à la journée que l’on
nommait banalement « centre aéré », et surtout de savoir ce que l’on
pouvait bien y faire. Avec et toujours encore cette satanée présence
des adultes pour vous dicter les gestes et mouvement de votre vie
quotidienne, imaginais-je !
Mes parents avaient tous deux des emplois, qui ne leur laissaient pas
la possibilité de nous déposer dans ce jardin d’enfants dans les heures
communes, comme la plupart des autres gamins. Dans la majeure
partie des cas, c’est papa qui nous y conduisait au guidon de sa
mobylette « 103 Peugeot », le casque orange semi-intégral sans
visière, avec une bande réfléchissante blanche apposée sur
l’ensemble de sa circonférence, le tout vissé sur sa boule, ce qui avait
le mérite de lui valoir le surnom d’« orange farcie ». Ainsi, il était aussi
vêtu de son ciré de pluie vert sur le dos, et la « gitane maïs brûle
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poumons » à l’extrémité de la commissure droite de ses lèvres, ce qui
lui conférait un faciès drôle et amusant.
Ça valait bien la photo, vraiment !, sur cette mobylette rouge
Alizarine, nous pouvions circuler à quatre, moi entre les jambes de
Papa, accroupi dans une très mauvaise posture, les jambes en tension
permanente, rapidement congestionnées par la difficulté
positionnelle des pieds reposant sur les carters de l’engin. Mon autre
frère prenait place sur la partie arrière de la selle, les jambes écartées
au vent dans le vide sidéral, et enfin le dernier, le séant à même le
porte-bagage, les bras venant enserrer celui de devant. Je peux vous
dire que j’étais pressé de poser les jambes debout, sur un sol bien
dur, car sur la fin du trajet l’effort devenait insupportable. Ajouté à
cela, comme si le calvaire n’était pas suffisant, la rigueur climatique
des jours de mauvais temps, et vous obteniez la maladie à coup sûr.
La pauvre pétrolette à laquelle on demandait quasiment l’impossible
avait toutes les difficultés du monde à gravir les deux longues côtes
qui devaient nous mener à destination. On se demandait parfois si
elle n’allait pas caler au vu des drôles de bruits qu’elles faisaient
parfois, comme des espèces de toussotements mécaniques sous
l’effet du poids en charge. Au passage, elle ne devait pas excéder les
cinq kilomètres par heure dans la montée. Le paternel plus d’une fois
avait dû la soulager en se mettant debout tout en pédalant avec
vigueur. À mi-côte de la deuxième, au croisement multi directionnel
du « Hirel ». Il n’était pas rare à l’époque de croiser le garde
champêtre communal qui y faisait la circulation, et dont nous saluions
la présence au passage d’un bras tendu et bien raide, levé
publiquement dans sa direction, sans lâcher la prise de l’autre,
toujours accroché à ce que nous pouvions autour de nous. Il ne
manquait jamais de nous saluer à son tour, et toujours en souriant de
sa bonhomie accommodante. Il connaissait très bien papa, car avec
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un autre dans la même situation, à mon avis, ça aurait été une tout
autre affaire. Il devait s’agir ici d’un passe-droit, l’agent semblait
pourtant amusé de voir défiler un tel chargement sur deux roues.
Pour moi, c’était véritablement une corvée supplémentaire chaque
matin. Plus d’une fois, lors de nos protestations d’humeurs, nous
autres lui avions demandé d’acheter une voiture, et lui faisions part
des désagréments dont nous subissions les effets délétères inhérents
au manque de confort lors du trajet. D’un autre côté, ceci aurait
également eu le mérite d’éviter aussi d’amuser la galerie, à qui nous
donnions du grain à moudre pour l’occasion, et qui ne manquait pas,
bien volontiers, d’user d’illustrations gestuelles agaçantes et
humiliantes à ce sujet à notre arrivée. J’obtins toujours à peu près les
mêmes réponses : toutes ces considérations étaient à mettre bien
évidemment au conditionnel, son argumentation était décevante, à
adjoindre aux nombreuses causes des peines perdues :
— « mais enfin, de quoi se plaint-on ici ? vous devriez trouver
tout cela amusant, c’est assez original, non ? Et de plus, dites-vous
bien que l’air frais, ça aère les cerveaux, c’est très bon pour l’éveil des
sens ! » Mouais, bref, nous n’étions pas très convaincus par notre
père, ce philosophe cyclomotoriste de formation, car il l’était
vraiment. Malheureusement, nous pensions dans ces moments-là
qu’il n’était pas toujours en phase avec la réalité du moment, enfin
passons.
Mes doutes et mes craintes furent relativement vite dissipés à propos
de mes appréhensions sur cette nouvelle expérience, car ici, nous
avions la possibilité d’évoluer sur divers terrains de jeux, toujours
encadrés d’adultes, certes. Dans le milieu de l’enceinte, se trouvait la
place forte, l’agora devrait-je dire. En réalité, il s’agissait d’un énorme
bac à sable aux contours formés par de gros rondins de bois linéaires
et parfaitement lisses, scellés les uns sur les autres. Ce tas de sable à
65
ciel ouvert était équipé de toutes sortes d’outils et de jouets en
plastique, allant de la pelle, aux camions de chantier transporteurs de
sables. Tous les jeux auxquels nous pouvions prétendre étaient infinis
et illimités. Nous inventions des scénarios bien ficelés, mais aussi
parfois survenaient des heurts entre les chefs d’un jour, lors de
putsch répétitifs, renversant le pouvoir précaire en place depuis peu,
et par la virulence de la nouvelle prise de commandement qui s’en
suivait pour préserver son assise pour un long moment. Je n’étais pas
le dernier à déclencher les hostilités : j’aimais me frotter à mes
potentiels adversaires, jauger leur courage et savoir ce qu’ils avaient
eux aussi dans leur ventre. J’avais acquis la réputation d’être un
adversaire coriace, et beaucoup de mes camarades de classe qui
fréquentaient assidument l’établissement me redoutaient déjà. Sans
aucune commune mesure, je fus prêt à tout pour en découdre lors de
la rébellion de mes vassaux infidèles qui attendaient le moment
propice pour me faire chuter du siège royal. Cependant, il fallut bien
me rendre à l’évidence que d’autres garnements issus de nouveaux
horizons me précédaient en force pure et m’avaient rapidement
destitué de mon titre. Certains jours, lors de leur absence pour des
raisons qui ne me regardent pas, je me constituais d’office avec
l’accord exprès des autres mômes restant le régent du groupe.
L’hégémonie de mon règne de la classe des cours primaires était
maintenant bien révolue, et je dus l’admettre contre mon gré et un
peu par la force des choses. Je fis un semblant d’allégeance à mes rois
à ma façon, tout en ne perdant pas de vue les petites faiblesses de
chacun, qui eux aussi ne manqueraient pas au moment venu de
mettre le ventre à terre à leur tour, stratégie oblige n’est-ce pas ?
Certains jours, des sorties programmées à l’emploi du temps n’étaient
pas pour me déplaire. J’avais quand même une préférence pour la
plage à ce moment-là, ça c’est sûr, mais sans le savoir, cette année-là
66
allait être riche en découvertes. Dans le vieux « J 25 » de chez Citroën
modifié pour le transport d’enfants et aménagé de banquettes, nous
avions rendez-vous dans le bois domanial. Des jeux de pistes par
équipe étaient organisés par de brillants moniteurs, très inspirés par
l’organisation que demandait cette activité. Contre toute attente, moi
l’anticonformiste par essence, d’une nature un peu rebelle, j’adhérais
pleinement et avec beaucoup de ferveur. D’ailleurs, tous les enfants
étaient enjoués à l’idée de s’éparpiller dans cette grande et
merveilleuse forêt, aux multiples sentiers, composée essentiellement
d’essence de hêtres et de chênes communs. Dans chacune des
équipes, un chef d’aventurier était désigné unanimement par le reste
de l’équipe. Je m’arrangeais toujours pour être l’élu chanceux.
Troquant parfois pour mériter cette haute fonction, mon goûter ou
ma petite bouteille de « Ricqlès », cette boisson gazeuse désaltérante
aromatisée à la menthe poivrée que j’affectionnais tant et que
maman, dans toutes ses attentions bienveillantes à mon égard, avait
pris soin de faire figurer à chaque sortie dans le fond de mon sac à
dos de survie.
Le principe du jeu de piste était axé sur la progression dans un lieu
inconnu, étape par étape. La poursuite du jeu se conditionnait par la
résolution d’énigmes qui octroient des indices lors de la réussite à un
questionnaire axé sur les connaissances générales des participants. Le
but final récompensait la meilleure équipe par la découverte du lieu
d’un trésor avant les équipes adverses. La condition première était
d’arriver les premiers sur le site dans un minimum de temps. Ce jeu
très ludique amenait les membres de l’équipe à la réflexion dans un
court délai, alliant la course à pied et l’orientation spatiale des
participants dans l’espace commun. J’étais tout simplement ravi
d’être l’invité de ces grands bois et entouré par le caractère du cadre
bucolique de ce grand poumon verdoyant, dans lequel je
67
m’oxygénais, un vrai bonheur, une journée entière à s’adonner à un
jeu super cool !
Déambulant énergiquement à travers les sous-bois, dans les passages
des chemins escarpés, parsemés des racines belliqueuses et
désobéissantes des souches d’arbres ondulantes, bordés de
myrtilliers et de bruyères dont les coloris varient dans des tons allant
du mauve au pourpre durant la floraison à la belle saison. Il était
intéressant de ramasser quelques feuilles de différentes tailles et
formes tombées des arbres qui jonchaient le sol en nombre
impressionnant. Ce qui me permettrait en fin de journée, après la
réunion nourricière quotidienne de vingt heures, de les identifier
scrupuleusement une par une dans la grande encyclopédie d’histoire
naturelle le soir même, dans la grande bibliothèque, avec, cela va de
soi, l’aimable participation de Papy. Mon ancêtre était toujours enclin
à faire la leçon à ses petits-enfants apprenants. Ah, mon cher grand-
père ! Il n’avait pas son pareil pour captiver les petits esprits en
devenir, à travers la lecture, et les histoires extraordinaires des êtres
de ce monde. Il avait bercé nos jeunesses à travers un grand nombre
d’aventures, de faits historiques hautement remarquables et
d’hommes d’exception pour les réaliser. Je m’étais aperçu que son œil
aiguisé scrutait sa tour de savoir à tout instant lors de notre présence.
Il vouait un culte à cette source intarissable de connaissances
hétéroclites, témoin de passage de l’histoire des hommes, de ces
citoyens de l’univers, à travers les temps immémoriaux, où son
échelle d’éternité n’a que faire des notions humaines.
À la pause déjeunée de l’heure de midi, nous étions littéralement
absorbés par la liesse animant les uns et les autres et qui représentait
l’intérêt général de la chose. Chacun rapportait ses exploits, à travers
les solutions aux énigmes du questionnaire collectif, et pour
lesquelles il avait eu les bonnes réponses, ce qui avait pour effet de
68
faire progresser son équipe dans la suite du jeu, mais aussi aux
questions qui parfois résistaient à la culture individuelle des
protagonistes et produisait l’effet inverse, ralentissant le groupe dans
son avancée. A froid, tout cela nous amusait et nous faisait rire, de la
simplicité avec laquelle, nous n’avions pas su apporter les réponses
en première intention par un trop grand empressement à vouloir
répondre trop vite. Pourtant ces items de test restaient largement
accessibles aux connaissances du plus grand nombre.
Parmi nous, il y avait un jeune garçon d’environ deux ans mon aîné. Il
habitait à deux pâtés de maisons de la mienne. Ce voisin légèrement
éloigné dira-t-on, avait été désigné d’office par le staff des animateurs
pour faire la distribution du lait dans un pichet, extrait de deux grands
jerricans pour le goûter de dix-sept heures. Sa contribution n’était pas
hasardeuse : il n’était pas du genre altruiste, et encore moins
philanthrope. J’appris de source sûre, m’a-t-on dit, qu’il était un
élément perturbateur dans son groupe et qu’il n’en était pas à son
premier coup d’essai. Réputé pour être très turbulent et bagarreur,
son nom de famille devait être Lelbrac’h, il était le cadet d’une famille
de cinq enfants selon mes souvenirs. Son père, un gros bonhomme,
portant une extraordinaire grosse et épaisse barbe qui enveloppait
une bonne partie de son visage un peu grossier, était agent éboueur,
fonctionnaire de son état. Il conduisait de temps à autre le camion-
benne à ordures des ateliers municipaux. Sa mère, un petit gabarit
court sur pattes, à la limite du nanisme, avec un peu d’embonpoint, le
cou inexistant, comme si sa tête était tout simplement avalée par ses
petites épaules était considérée comme une marcheuse hors pair. Elle
devait arpenter facilement, et sans exagération, trois à quatre fois par
jour, soit l’équivalent d’une dizaine de kilomètres, accompagnée d’un
petit loulou blanc au poil soyeux, tenu en laisse ; le trajet qui mène à
l’école et à la supérette du village. Peut-être qu’elle n’avait que cela à
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faire après tout, toujours est-il qu’elle marchait au pas de course, en
haletant fortement, ce qui avait pour effet de faire rire Papa, qui lui
avait trouvé le vilain surnom de « dinde farcie » vraiment, quel
moqueur celui-là !
Pour ma part, de l’analyse pertinente liée à mon jeune âge, cela me
laissait supposer qu’il ne s’agissait ni plus ni moins que d’une famille
gauloise de la classe moyenne ordinaire. Il n’y avait rien à ajouter là-
dessus, par ces noms d’oiseaux, mon cher géniteur avait perdu un
peu de sa hauteur métaphysique qui le caractérisait si bien. Il
manquait un peu d’élégance parfois sur les formes.
Ce zèbre, un peu écervelé, à la peau tannée, n’avait pas la langue
dans sa poche, et pas la tête d’un saint non plus. Il débitait des flots
de paroles, pas toujours intelligibles sur le moment, tout en
s’excitant. Il ne tenait pas en place une minute, quel drôle de
numéro ! Tout en servant le liquide blanc rafraîchissant que nous
avions la possibilité d’accompagner de sirop de fraise ou de menthe, il
vociférait comme un diablotin, et voici ce qu’il disait :
— « qui veut du sperme ? Qui veut du sperme ? », cela dura
encore pendant deux bonnes minutes, avant l’intervention d’un des
monos, qui lui octroya pour l’occasion une bonne tape derrière la
nuque. Par ce geste symbolique, il lui passa immédiatement l’envie de
continuer ses singeries, je peux vous le dire. En attendant, plus j’y
pensais, et plus je m’obstinais à comprendre la signification de ce
nouveau mot inconnu de mon vocabulaire, qui subitement prenait un
caractère sacré dans l’esprit de ma petite cervelle d’illettré. Devais-je
y comprendre que d’une certaine manière, le spectre de l’incultisme
gravitait insidieusement autour de mes neurones ? Ce n’était
pourtant pas faute d’avoir manqué de questionner les autres du
groupe par curiosité, mais personne non plus n’était en mesure de
70
pouvoir m’apporter la définition de ce mot bien étrange. Me voilà
d’une certaine façon rassuré sur le plan de mes connaissances. En
même temps, il était contraire à mes principes de m’adresser
ouvertement aux encadrants qui étaient de l’espèce des grands.
J’avais bien trop de fierté pour me rabaisser de la sorte, et ainsi me
laisser humilier par mon manque de savoir.
Le soir, attroupé autour de la grande tablée, nappée des toiles de
coton aux motifs de petits carreaux, que Maman apprécie pour je ne
sais quelle raison, tous assis bien sagement dans la disposition d’une
famille ordinaire française, vouant un culte au moment rassembleur
du repas du soir, je questionnais donc l’ensemble de l’assemblée sur
le motif de mon grief cérébral, auquel je me faisais des nœuds
invisibles. De l’avis de mes frères, c’était égal. Ils n’en avaient pas
connaissance eux non plus, heureusement d’ailleurs ! Imaginez la
honte pour moi ! En revanche, pour les parents et grands-parents, ce
fut une tout autre réaction : ils étaient visiblement embarrassés de ce
terme. L’expression de leur visage en témoignait. En guise de réponse
évasive, Papa me dit qu’un petit garçon de mon âge n’avait aucun
intérêt à connaître la définition du dit mot ; c’était donc du
vocabulaire sacrilège d’un public averti. Papy m’avait répondu à la
suite, qu’il s’agissait d’un terme qui avait une signification
particulière, qu’il faudrait replacer dans un autre contexte plus
adapté à une autre situation, et que ce détracteur de mots ne devait
pas non plus en connaître la véritable signification. Ce sale gosse
prétentieux et ces mots apparemment vulgaires perdaient de leur
superbe dès lors à mes yeux, ainsi que toute leur importance ; je ne
leur apporterais plus aucun crédit, à refouler au rang des inutilités
parasitaires, là où était leur vraie place. Et dans cet esprit de sérénité
et de découverte qui anima et berça l’âge tendre d’un petit garçon de
sept ans, l’été tira laborieusement et progressivement sa révérence,
71
laissant la place à la saison automnale, un peu plus austère, qui
annonçait à grands pas la rentrée des classes.
Chapitre 2ème
Le cours élémentaire 1ère année
Le constat d’échec
C’est avec plein de nouveaux merveilleux souvenirs qu’allait
commencer la rentrée des classes en ce matin d’un début de mois de
septembre. Mon cœur était un peu partagé entre l’excitation de
retrouver les copains et les jeux de circonstance dans la cour de
récréation, et le devoir de se remettre de nouveau en condition à
l’emmagasinement de lobotomisantes et astreignantes nouvelles
poésies, et de je ne sais quoi de nouveau encore, fomentées par le
diktat bien-pensant du corps enseignant. Mine de rien, j’intégrais
quand même l’une des trois grandes classes que comptait l’enceinte
écolière, dont les murs de pierres de taille séculaires et des
encadrants d’ouverture parés de briquettes orangées en faisaient
l’univers exclusif de mon éducation primaire. Ces grands volumes
avaient gardé en mémoire les allées et venues des milliers d’écoliers
qui avaient franchi en entrant et en sortant le seuil de cette école.
Toutes ces petites têtes à remplir qu’il avait fallu accueillir dans cette
enceinte scolaire et depuis sa création ! Certainement un grand
nombre à la vue de toutes les traces d’usure apparentes et visibles
laissées sur les murs en souvenir de ses hôtes un peu trop turbulents.
Cette année par contre, il va falloir filer droit. Ça ne va pas être la
72
même mélodie qu’avec Madame Kéravec ; mon nouveau maître n’a
pas la réputation de faire dans la dentelle, et pas non plus la
préoccupation d’enfiler des perles « y » paraît. Un garçon l’année
dernière m’avait raconté de quelle manière il punissait les élèves
rebelles et récalcitrants, peu enclins à se remettre de suite dans le
droit chemin. Il n’hésitait pas un instant à vous envoyer une craie ou
une brosse à effacer le tableau en plein travers du visage, lorsque
vous ne vous y attendiez pas, pour peu que vous fussiez dissipé, ou
occupé au royaume des songes à d’autres affaires illusoires, sujet à un
petit moment de relâchement dans lequel il vous surprenait à
discuter avec un autre élève. D’autres garnements avant nous en
avaient fait les frais, et avaient eu également la très mauvaise surprise
de s’être vu offert très gracieusement un vol gratuit sans retour, une
sorte de tour d’avion pas vraiment destiné aux touristes en mal de
sensations extrêmes ; pour admirer la vue au-dessous très
spectaculaire. Pour bien moins que ça parfois, il se levait
brusquement de sa chaise qui se mettait à crisser désagréablement
par le contact du bois avec le sol parqueté de derrière son bureau. Ce
pilote de ligne non breveté, embarqué l’espace d’un vol vous attrapait
par vos deux oreilles, ou par le pantalon au demeurant, pour
optimiser la prise, et il vous faisait tourner sur vous-même, les pieds
hors du sol, tournoyant dans les airs devant toute la classe qui était
mitigée par l’envie d’en rire, ou bien de penser que le suivant tour
pourrait être le sien. C’était plutôt effrayant de se voir infliger ces
châtiments à la limite même de la torture. Avec ces drôles de
méthodes non conventionnelles ; sans rire, certains d’entre nous
s’étaient plaints de décollements d’oreilles, faits avérés et constatés
par le corps médical et l’institution, qui avaient menacé l’auteur d’une
interdiction d’exercer. À un certain moment, il avait été question
d’une révocation en cas de récidive, mais l’intéressé, à l’origine de ces
mesures exceptionnelles ne s’était jamais formalisé pour autant,
73
sachant par avance que des paroles aux actes, il y avait une sacrée
frontière et que de plus, par définition un fonctionnaire n’est pas
vraiment révocable paraît-il. Pour sûr que ça avait au moins eu le
mérite de ne pas vous donner l’envie de refaire deux fois la même
sottise, s’il y avait eu vraiment sottise, ou de faire toute autre chose
d’ailleurs que n’apprécierait pas ce tortionnaire un peu sadique sur
les bords. De par ces idées, et pour toutes ces raisons, je n’étais pas
idéalement enchanté d’intégrer la classe de Monsieur Guillot,
professeur de la vieille école, c’était le cas de le dire ! Écarter sa
profession d’instituteur ; voyez-y dans la vie de tous les jours, un
grand type à la soixantaine naissante ; certainement prochainement
retraitable. Presque un géant en apparence, un colosse breton
d’environ deux mètres sur pied, un vrai menhir du pays, il en imposait
rien qu’à sa vue. Sans parler de la largeur de ses épaules qui
dépassaient de loin celle des autres morphotypes standards, que
mettaient en évidence les contours morphologiques surdimensionnés
de sa carrure massive, moulée dans une austère blouse de maître
bleu saphir puant la transpiration, laquelle inspirait encore davantage
de respect. D’épais cheveux blancs et bien répartis, légèrement
bouclés à la limite de l’ondulation garnissaient uniformément son
crâne, qui contrastaient énormément je trouve avec son faciès
rougeaud écarlate, dans lequel apparaissait dans un contraste
manifeste de grands yeux bleus sévères et perçants qui vous
trucidaient net par l’intensité du regard, tel un sabre Katana japonais.
Niché au beau milieu de cette devanture égrillarde nous ne pouvions
pas vraiment parler ici d’un nez à vrai dire, mais plutôt d’une grosse
truffe boursoufflée qu’ont certains ivrognes par l’augmentation du
volume des glandes sébacées sous l’effet du phénomène par lequel la
peau se dilate et s’épaissit, lui donnant par conséquent un aspect
fibreux. Et pour renforcer son apparence rigide, de grosses rides bien
épaisses ondulaient sur son large front gargantuesque. Ce n’était pas
74
tout, ses grandes mains empoigneuses, longues et épaisses,
pouvaient soulever sans difficulté les polissons indisciplinés que nous
étions pour certains. En somme, nous avions affaire à une vraie force
de la nature et à un gars du pays réputé pour ne pas se moucher du
coude qu’il ne fallait certainement pas contrarier. Il savait qui j’étais,
car il avait fait la classe aussi quelques années en arrière à Maman,
qui avec sa qualité d’écolière studieuse et disciplinée n’avait eu
aucune affaire de maille à partir avec lui.
Un interrogatoire en règle et serré avait alors eu lieu quand l’heure
s’était présentée, un jour, où je portais les seaux de linges du lavoir
jusqu’à la voiture, dans l’intention de lui soutirer quelques
informations à propos de l’instituteur. Au lieu de cela, moi qui
m’attendais à ce qu’elle me brosse un portrait tout autre, allant dans
mon sens, elle ne s’était pas du tout effarouchée lorsqu’elle m’en
avait parlé. Elle m’avait expliqué avec un calme olympien, je m’en
souviens encore aujourd’hui, que certaines sottises ou inattentions
volontaires justifiaient parfois certains moyens, et que les jeunes gens
normaux extrapolaient beaucoup la réalité des faits. Autant dire que
je n’étais pas du tout d’accord avec cette version. À présent, je
suspectais maman d’être coupable d’avoir usé d’un soupçon de zèle
avec l’autre gorille et d’avoir été la petite élève préférée de notre
homme ; tiens donc !, la petite fayotte va !
De plus, je l’avais croisé à de nombreuses reprises certains soirs chez
Roger, partageant le petit rouge de l’amitié avec tonton Pierrot ou
d’autres, mais jusque-là, je n’avais porté aucune attention particulière
à cet individu, hormis le fait que je connaissais sa fonction de
professeur. Sur le coup, il était le client lambda d’un débit de boissons
lambda, et je crois que lui non plus d’ailleurs ne m’accordait aucune
importance particulière. Il venait à son tour avant ou après la classe
grossir les rangs de tous ces naufragés des causes perdues, comme
75
les qualifiait Papa. Lui non plus n’était pas un fervent partisan du
château « La pompe », source éternelle de jouvence issue de nos
sources et rivières, mais au contraire, l’un des personnages
emblématiques et fers de lance des corporatistes défenseurs des vins
de la communauté européenne.
L’heure n’était donc pas aux réjouissances. Avec suffisamment de
recul, j’arrivais certains jours à regretter la classe du cours
préparatoire où, à côté de cette salle de correction à mauvais élève,
l’air me semblait bien plus respirable, moins viciée par cette morosité
ambiante ; quant au moindre faux pas, ou au moindre écart
comportemental, vous étiez susceptible de passer sur l’échafaud de la
place publique. Les imprévus du destin ; aucun doute possible là non
plus, n’est-ce pas ? ; avaient voulu comme l’année précédente, que
Karl se retrouve de nouveau mon voisin de bureau, et ainsi que Pascal
sur ma gauche ; juste séparé de moi par l’allée centrale. La belle
équipe de vainqueurs de nouveau formée et au complet ! Donc, à
partir de ce moment et de l’intense joie que me procura cette bonne
nouvelle, tout n’était pas encore perdu. J’avais retrouvé dans leur
qualité de super copain un réconfort non négligeable, et nous
pourrions bientôt nous serrer les coudes et subir ainsi toutes les
peines et brimades du monde, car nous avions ce rempart de l’amitié
pour nous.
Au programme : énormément de lecture, aucun problème pour ça.
Ajouté à cela un peu de poésie, puis l’ensemble des rudiments de
base que sont l’orthographe, la grammaire, la conjugaison, ou lala !
Ça commence un peu à se corser tout çà ! Puis vient le meilleur pour
la fin : les fameuses tables de multiplication, sans oublier les
merveilleuses additions et soustractions ; du vrai casse-tête en
perspective ! Ces dernières, ces sciences compliquées et
inintéressantes ne me passionnaient guère. Elles ne me menèrent
76
qu’à ma perte, progressivement et par ce désintérêt global apporté
aussi aux autres matières. En effet, je perdais progressivement le
contrôle du fil un peu plus chaque jour passant avec son lot de
sévices corporels et d’humiliations verbales, pour compléter le
tableau. J’avais omis de préciser aussi que Monsieur avait des
prédispositions innées à l’emploi de nombreux quolibets qu’il
attribuait aisément à ses têtes de Turc préférées, dont j’étais le
premier sujet de sa liste. L’insulteur maniait à merveille l’art de vous
attribuer un beau surnom qui vous collerait à la peau pour tout le
restant de l’année, tout cela pour vous faire l’honneur de ne pas vous
nommer par votre vrai nom. Le mien était « Maestro ». Formidable !
Cela m’allait comme un gant, pseudonyme de situation, peut-être en
rapport ou en référence à mon manque d’implication dans ses leçons.
Ne parlons même pas de l’appropriation non convoitée de
l’incontournable, dégradant et immuable bonnet d’âne
intergénérationnel. Ce couvre-chef, sensé vous faire acquérir
l’intelligence de l’âne, vous taillait une réputation sur mesure, venant
coiffer la tête des cancres paresseux, et assez fréquemment la
mienne. Je me souviens encore de la drôle de sensation qui se
dégageait de tout mon être lorsque je faisais face, seul dans ma
solitude ; tourné dans la direction du néant, les yeux dans les yeux
avec l’immobilisme de ce mur pas très compatissant du fond de la
classe. Trop distrait, manque de rigueur disciplinaire, a les capacités
pour réussir, mais ne désire pas les mettre à son service, voici ce qui
ponctuait mon carnet scolaire en guise d’appréciation des résultats
trimestriels. Cette fois, j’étais vaincu, foutu, mais pas encore mort !
Advienne que pourra, je perdais une bataille, mais certainement pas
la guerre !
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LA SAISON DE LA CHASSE
J’affectionnais beaucoup aussi cette période de l’année qui annonçait
à grands pas l’ouverture de la saison de la chasse. C’était en ce qui me
concerne, la promesse d’évoluer vers d’autres riches aventures, un
autre exutoire qui me permettrait de vivre autrement, avec plus de
simplicité. Dans quelques jours, moi, Papa et ses amis chasseurs, les
dimanches après-midi nous pourrions battre la campagne à travers
les immenses terrains de jeux constitués d’innombrables monts et
vallées éparpillés de çà, de là dans la belle campagne bretonne pour
traquer le gibier. Contrairement à l’enthousiasme dont je faisais
preuve, mes frères n’approuvaient pas du tout cette activité rustique
qu’ils ne considéraient pas comme un sport, mais plutôt comme une
forme d’épuration des espèces sauvages. Influencés négativement
aussi, il faut bien le préciser, par la réticence farouche des deux
autres bonnes femmes de ma vie, et secondairement par la simple
vision d’horreur du gibier inerte encore tous chaud des retours de
chasse, de ces dépouilles désarticulées, maculées de sang chaud. Ils
s’en offusquaient à chaque fois, surtout lorsque Papa, par excès de
fierté ; encore tout excité de sa journée de chasse, déposait et
mettait ces animaux morts à la vue de tous, bien en évidence sur la
table de la cuisine et dans un ordre d’exposition des plus précis, en
règle générale du plus grand au plus petit, et du haut vers le bas
comme dans un cérémonial mortuaire. Moi, j’étais le rabatteur
officiellement attitré de la petite compagnie, fonction qui consiste à
débusquer le gibier, une tâche ingrate qui demande un certain savoir-
faire, car il peut s’avérer parfois périlleux de se retrouver sans le
savoir au contact de gros gibiers, par exemple des sangliers et autres
chevreuils dans les broussailles et les fourrés. Papa m’avait appris les
78
principaux rudiments de cette pratique, ce qui n’était pas réellement
une mince affaire : il fallait connaître le positionnement le mieux
adapté, l’attitude à adopter aux diverses circonstances. C’était un
véritable plaisir très attendu, qui rendait mon père toujours un peu
nerveux à quelques jours de l’évènement. Ses coéquipiers
possédaient de véritables meutes de chiens courants ; la spécialité de
ces animaux est de poursuivre, ou parfois même d’attraper le gibier
en pleine traque. Certains cabots deviennent complètement enragés
à la vue des bestioles sauvages en fuite. Cette horde de toutous était
composée de diverses races, de bassets artésiens normands, de
beagles, et de fauves de Bretagne, chiens plutôt communs, adaptés à
ce type de région et imparables pour le gibier à poil. Combien de fois
je les entendais hurler lors des fougueuses menées à travers les bois.
Ces aboiements incessants troublaient la quiétude environnante à
des kilomètres à la ronde. D’autres gibiers à plumes, comme les
faisans, les perdrix, pour les plus courants, surpris et affligés par les
êtres inhospitaliers de passage que nous étions, pouvaient
soudainement prendre leur envol ; commandés par la réaction de
leur instinct naturel à l’approche d’un potentiel danger. Nous avions
quand même une préférence pour la chasse du coq de bruyère dont
l’instinct sommait à se cacher dans l’enceinte rassurante d’une pièce
de maïs ou d’un champ céréalier, ne s’exposant ainsi à aucun péril
immédiat. Nos compagnons de marche, ces illustres inconnus du
grand monde, Jean-Claude, un grand bonhomme sec à la limite du
rachitisme, à la barbe noire et touffue, un peu courbé sur l’avant par
une scoliose proéminente assez caractéristique liée à une déviation
permanente de la colonne vertébrale était un piètre tireur, d’une
nature sereine, que rien ni personne ne pouvait contrarier. Son
palmarès en était à dissuader d’acheter une carte de chasse dans son
cas, et même chez les plus chevronnés emplis de bonne volonté. Son
tableau de chasse était très médiocre, pour ne pas dire insignifiant,
79
certaines années, avec aucun trophée à son compteur ; sa malchance
était peut-être aussi un peu liée à l’image mollassonne qu’il
véhiculait, avec un temps de réaction phénoménal à la clef lorsque le
gibier se présentait devant lui. Il avait la réputation non gratifiante de
rater toutes les opportunités des proies en vue qui pouvaient être
facilement abattues. En apparence, je le comparais souvent à
« Havrel Dalton » l’un des personnages centraux de la bande dessinée
Lucky Luke, le plus grand de la fratrie, ce grand zig burlesque
totalement azimuté et simplet, bien que les deux autres n’étaient pas
très éclairés non plus en matière d’intelligence. Cette allégorie lui
collait tellement bien à la peau, nonobstant qu’il n’était pas du tout
aussi stupide que l’autre quand même ! À côté de cela, c’était un chic
type, très posé, d’un calme absolu. Cette dernière qualité était
fortement appréciée de mon père qui ne supportait pas trop les
excités de la gâchette, les autres tireurs de foire. De sa gibecière, à
l’heure du repas, il sortait toujours une boîte grand format de
pâté « Hénaff », et un demi-pain de deux livres, qu’il déchirait en
quatre parts égales, et qu’il ne manquait jamais de partager avec
l’ensemble du groupe. Ce partage du pain était de tradition dans les
us et coutumes du chasseur au moment du déjeuner sur le terrain.
Chacun des gars présents amenait un peu de nourriture qui était
distribuée au sein de l’équipe dans la convivialité et la bonne humeur,
pour le plaisir de nous retrouver entre nous, et pour renforcer les
liens amicaux qui nous unissaient déjà. Il avait la préférence quand
même bien marquée pour le petit verre de rouge, et plus si affinité,
qu’il puisait d’un petit fût d’une contenance d’environ cinq litres ;
muni d’une tirette par laquelle coulait le breuvage prisé des hommes.
Ce petit réservoir contenant les produits de vignes diverses et variées,
était aussi estampillé de la mention apparaissant sur l’étiquette, vins
issus de la communauté européenne, et pour faire simple et sans
fioritures, accessoirement vin de table bouffe-foie débouchant par sa
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consommation excessive sur une cirrhose du dit organe. La barrique
de taille modeste était toujours cachée au même endroit, dans un
terrier à renard, dans la sapinière de la Fontaine Ménaie, derrière le
manoir des maîtres parigots. C’était des petits plaisirs sommaires
vécus dans un cadre minimaliste, qui faisaient aussi le charme de
l’aventure.
Pour en revenir à ce moment de partage, telle une iconographie de la
cène du christ figée dans notre temps, partageant son dernier repas à
l’heure de midi avec l’ensemble de ces drôles d’apôtres ; c’était
l’instant du casse-croûte à la bonne franquette, dans la nature simple
et rudimentaire de l’environnement forestier qui caractérisait bien là,
à lui tout seul, l’esprit bon enfant du groupe, de ces bonshommes
ascétiques et rustiques, à côté desquels les chiens en totale liberté
nous regardaient fixement dans l’espoir d’obtenir quelques restes
destinés à être jetés dans leur direction. Certains, impatients,
couinaient, d’autres remuaient la queue nerveusement, ce qui
signifiait dans le comportement canin, la crainte que l’objet convoité
ne disparaisse sous ses yeux et finisse dans la gueule d’un de ses
congénères. Stratégiquement, et pour optimiser nos chances de
ramener du gibier le soir à la maison, qu’il soit à plume ou à poil, peu
nous importait, nous nous postions à cet endroit de choix à la chasse
à l’affût. Cachés dans la fraîcheur et la pénombre de la sapinière,
nous attendions le pigeon dans le plus grand des silences ; mais bien
souvent, les chiens contrecarraient nos plans par quelques
aboiements égarés, lesquels retentissaient dans la fraîcheur des sous-
bois, faisant fuir pour de bon les quelques rares sujets de passage,
alertés aussitôt de l’occupation des lieux. Parfois, des pigeons ramiers
venaient nidifier ou se reposer dans les branchages de ces grands
conifères, sans se douter un instant du danger qui les guettait. Au
moment précis, où ils s’apprêtaient à se poser, un coup de fusil
81
détonait dans le silence, une volée de plombs jaillissait, décochée par
un tir au juger, venant les accueillir par surprise en plein vol, et
traversant de toute part l’épais duvet de leurs plumes. Il ne restait
plus qu’à récupérer les cadavres sanguinolents de ces animaux ailés
agonisants à terre, sur des coussins de brindilles que formait la chute
des nombreuses épines des sapins. Les volatiles infortunés
contemplaient le vide sidéral, l’œil hagard et étranger à cet
environnement hostile. Ces oiseaux de la famille des columbidés
finiraient probablement leur existence dans l’une des assiettes de
porcelaine lors du repas du déjeuner dominical ; offertes à mes
parents en guise cadeau de mariage. Après avoir été au
préalablement déplumés et superficiellement roussis pour éliminer
les restes des plumes indociles, chaque pigeon serait vidé de ses
viscères, désossé, puis cuisiné et dressé avec une sauce Marsala,
qu’accompagneraient des chanterelles jaune-orangé fraîchement
ramassées du jour par les bons soins de maman.
L’autre compère, le dénommé Éric, à l’inverse de son homologue
chasseur, était d’une petite taille, d’environ un mètre soixante au
garrot. Il était âgé tout au plus d’une quarantaine d’années, n’était
pas bien épais de taille non plus remarquez. Son surnom
évocateur « p’tit pois » rendait compte littéralement du gabarit de ce
gnome.
Je plaisante bien entendu !
Celui-ci parlait beaucoup pour ne rien dire, et était d’une prétention
sans égale, mais personne n’était dupe à propos de l’authenticité de
ses exploits en tout genre, dont il se plaisait à extrapoler les récits
durant les longues marches, quand nous traversions les prés et les
champs céréaliers dans l’attente d’une éventuelle alerte causée par
l’aboiement des chiens en la présence d’un animal. Ce personnage
82
amusant, très égocentrique par nature, vaniteux à outrance, aimait
tout ce qui était susceptible de caresser sa suffisance, enfin tout ce
qui serait susceptible de flatter sa petite personne. Souvent, il
s’encanaillait lors des repas de kermesse. À la moindre occasion qui
se présentait à lui lors de ces fêtes populaires, la boisson aidant
fortement, le phénomène s’amplifiait et dépassait le cadre du
raisonnable. Il perdait chaque minute passante en crédibilité auprès
de son faible auditoire, un peu blasé il est vrai de toutes ces foutaises
à dormir debout et sans consistance, dont la véracité laissait chacun
de ses interlocuteurs encore présents dans l’expectative. Imaginant à
tour de bras avec une affabulation débordante des situations
totalement ubuesques, ce qui avait plutôt pour finalité d’amuser la
galerie, et cela sans qu’il ne s’en rende compte lui-même
immédiatement. Comme je le disais régulièrement à mon père, ce
petit furet n’avait plus aucune limite à partir du moment où il perdait
littéralement pied face à la boisson. Ce rigolo de kermesse ne savait
pas tenir sa langue, à son âge quand même ! Son regard avait la
capacité de vous transpercer de ses petits yeux malicieux, très
rapprochés l’un de l’autre. En vous rapprochant au plus près, vous
pouviez y distinguer une once d’espièglerie. En revanche, j’ai toujours
été stupéfait par sa disponibilité, de toujours pouvoir répondre
présent dans toutes les situations qu’elles quelles soient. Comment
pouvait-il conjuguer deux emplois, des soirées d’ivresse, et les parties
de chasse sans un minimum de repos ? Il n’avait pourtant pas le profil
d’un super héros notre « p’tit pois » ! Quelle vision désenchantée
offrait il à ses partenaires chasseurs, le dimanche matin, quand sa
petite silhouette pas très assurée, titubante, et à la limite de la chute
apparaissait dans le clair-obscur du brouillard des débuts de journées
automnales. En s’approchant des autres, le visage hagard
complètement défait, les traits tirés à l’extrême sur son visage de
fouine, alors qu’il balbutiait quelques mots inaudibles, sans sens
83
précis. Le jour mettait en évidence deux petites boules brillantes
révulsées en guise de mirettes, encore cachées derrière un voile de
brume en partie causé par les vapeurs d’alcool de la veille ; sans
doute après une longue soirée trop arrosée de whisky. Au cœur de
ces longues nuits d’ivresse, plus les heures s’écoulaient et plus par la
force des choses, il se retrouvait parfaitement avachi sur son vieux
fauteuil entoilé, totalement assoupi avec la Gauloise brune encore
allumée entre les doigts ; dans lequel sa femme l’avait sauvé in
extremis à plusieurs reprises d’un départ de feu, réveillée par l’odeur
de la fumée qui prenait la pleine possession de l’environnement et
viciait dangereusement l’atmosphère.
— « Ce n’était peut-être pas un modèle de vertu, mais rassurez-
vous, notre artificier expert en tromperies possédait d’autres qualités,
pas foncièrement premières, je vous l’accorde, au regard de
l’exhaustivité de l’ensemble, mais il en possédait de solides le p’tit
homme ». Largement reconnu par les autres sociétaires pour être un
franc-tireur, qui ne ratait jamais ou presque jamais une cible
potentielle ; une incontestable opposition de styles avec son ami
Jean-Claude. En véritable acharné de ce sport, il avait toujours les
mots pour relever le moral des troupes. Jamais dans la demi-mesure,
tout le temps dans l’action, Papa ne faisait toujours référence à cette
citation latine pour caractériser le tempérament de feu de son ami
chasseur « Acta non verba ». Avec lui, il y avait toujours matière à
développer sur toutes ces anecdotes et ces situations humoristiques
qui prêtaient parfaitement aux éclats de rire. C’était aussi l’une des
raisons pour lesquelles on l’affectionnait tant, et qui resteraient
gravées « ad vitam aeternam » dans l’ensemble de nos mémoires.
— « Tiens, tant que j’y suis, je vais vous en vanter quelques-
unes. Par ici les exploits ! Promettez-moi d’en rire, si vous le voulez
bien »
84
Par un après-midi d’hiver, alors que le soleil peinait à faire fondre le
givre recouvrant encore les sols gelés, nous décidâmes d’aller chasser
le lapin de garenne sur les hauteurs des « Bernies ». Ce lieu
désertique et infertile était truffé de terriers de lapin, il y poussait des
joncs et des grosses ronces, parmi lesquels quelques spécimens de
mauvaises herbes isolées et suicidaires. Pour preuve, la municipalité
autorisait plusieurs fois l’an les expulsions spontanées et sans préavis,
des habitants de ces trous qui communiquaient entre eux par un
grand nombre de galeries souterraines creusées par les « oryctolagus
cuniculus » sous nos pieds. En effet, nos petits amis, tout de poil
soyeux, si mignon soit-il, saccageaient sans égards et sans états d’âme
les fragiles cultures des parcelles céréalières environnantes et se
voyaient délogés par un autre animal, le Mustela putorius furo. Le
furet, appelons-le par son nom commun ; petit ami à quatre pattes de
la famille des mustélidés était très bien armé pour débusquer les
lapins enterrés et sacrément réputés pour posséder une bonne vision
nocturne. Dans la garenne, il progressait à l’odorat et au toucher par
les vibrations générées par ses proies, qu’il repérait sans difficulté.
Ses griffes non rétractiles de par sa constitution naturelle, lui
permettaient au besoin de creuser à la demande. Une fois la victime
décelée et à sa portée, n’étant plus en mesure de s’échapper par les
tunnels des voies terreuses, ses petites dents acérées entraient en
action et sectionnaient chirurgicalement les artères du cou de
l’animal, déclenchant ainsi une hémorragie extériorisée qui s’avérait
être fatale chez sa victime.
Rappelons-le pour information, en aucune manière le furet ne suçait
le sang de sa victime, idée reçue qui est à inscrire une nouvelle fois
aux nombreuses croyances sans fondement du peuple. Sa réaction
face à son ennemi m’avait toujours bien fait rire, mécaniquement,
avant d’entamer sa descente dans l’obscurité, sa queue se déployait
85
tel le gros plumeau à poussière comme celui de Maman, on savait
alors à ce moment-là que l’antre était occupé. Après avoir équipé
dans un premier temps toutes les ouvertures de la garenne d’espèces
de pièges en forme de sacs, il ne restait plus qu’à y introduire ce tueur
né. Tous les participants de cette surprenante expulsion se reculaient
et observaient le silence. Lorsque le lapin cherchait à quitter le terrier,
il déclenchait un tambourinement distinctif que l’on nommait
communément dans le baragouin du chasseur la « ramelade » avant
de terminer sa course dans le ballot de fortune.
Le froid se faisait agressif, perturbant la vascularisation des
extrémités des membres et rendant toute matière peu perceptible,
ce qui était un véritable problème pour positionner correctement
l’index sur la gâchette. Cette pièce servait de relais entre la détente et
le percuteur. Par manque de sensibilité, au regard du facteur temps,
vous n’étiez plus en mesure de déclencher le tir au moment
opportun. Au cours de cette journée de chasse conventionnelle, les
petites boules de poils ne se présentèrent jamais, autrement
occupées à se blottir les unes aux autres pour générer un peu de
chaleur pour contrer la froideur du jour. Bredouilles dans les faits,
nous quittâmes le site bien rapidement sans regret dans l’intention
de nous mettre bien vite à l’abri et repartîmes avec le même
empressement à bord de la fourgonnette « Talbot 1100 » derrière
laquelle était théoriquement bien attelée la remorque des chiens,
cassant les fusils à la hâte, et après avoir précautionneusement
extrait les cartouches de plomb de la chambre.
Sur le trajet du retour, les vitres latérales et le pare-brise étaient
partiellement recouverts de buée par le phénomène de condensation
lié à la présence de l’humidité. Lorsque l’on ouvrait la bouche, une
sorte d’étrange petite fumée éphémère s’envolait dans les hauteurs
de l’habitacle et disparaissait totalement au contact du toit du
86
véhicule. Les nombreux chiens, hurlaient à la mort, confinés dans
l’espace restreint de la carriole fabriquée intégralement et
artisanalement par Éric, qui disposait clairement, il faut bien lui
attribuer ce mérite, de solides compétences dans le domaine de la
menuiserie. Peut-être pressentaient-ils instinctivement un malheur
en devenir. En me retournant de temps à autres, à travers la lunette
arrière, je pouvais distinguer les museaux entrant et sortant par les
petites ouvertures circulaires qui avaient été justement conçues sur
mesure pour l’aération dans l’étape première lors de la fabrication,
pour accueillir les truffes des loulous. Arrivé à la hauteur de chez ce
voleur de Keroulen, l’un des cantonniers du village, retraité de la
fonction publique territoriale, et auquel on reprochait ouvertement
de nombreux méfaits de détournement et notamment de matériel de
jardinage au préjudice de la commune ; quelle ne fut pas ma surprise,
lorsque l’on marqua l’arrêt net au stop du carrefour de l’église, et de
voir notre remorque passer devant l’auto, avec les chiens à l’intérieur
qui hurlaient de plus belle. Elle semblait vouloir continuer de rouler
normalement sur sa trajectoire initiale, c’est-à-dire en direction du
parking de l’église, où elle s’échoua brusquement avec grand fracas
contre un banc public en contrebas. Sur le moment, nous étions
stupéfaits par le déroulement de l’action que nous n’avions pas vu
venir et par la dangerosité de cette scène irréaliste dans laquelle nous
faisions office de malencontreux figurants. Chacun s’empressa sur le
moment de sortir de la voiture et de courir en direction du crash, qui
bien heureusement, n’avait fait aucune victime, et surtout quasiment
aucun dégât matériel, ce qui fut bien rassurant pour tout le monde.
Mon père se mit à rire nerveusement. Je constatais la mise en
évidence de la grosse veine temporale sur le flanc latéral gauche de
son crâne, ce qui trahissait un état d’anxiété à son paroxysme, puis
nous lui emboîtâmes le pas sans retenue, comme des hystériques,
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plantés dans le décor à la vue de tous, sur la place centrale du village.
Ça avait au moins eu le mérite de faire effectivement jaser les
habitants dans le pays en mal de sensations fortes, et aurait pu faire
certainement et sans aucun doute d’ailleurs, l’objet d’un article dans
la rubrique des faits divers du Télégramme Breton, que cela ne
m’aurait pas surpris, compte tenu du caractère risible de l’affaire. On
ne faisait aucun cas de ma présence dans le lieu névralgique du
bourg, c’est-à-dire au bar-tabac de chez Roger. Les ivrognes et les
gens bien comme il faut, lorsqu’ils ne se confondaient pas dans leur
verre pour y voir apparaître l’hideux reflet d’un inconnu, qui était tout
sauf leur image, écoutaient attentivement à qui voudrait bien leur
apporter du grain à moudre sur cet épisode. Certains, attablés devant
leur verre respectif, les autres adossés au comptoir, prenaient en
considération les dires de nos zigomars avec un grand intérêt. Ces
conteurs improvisés, passés maîtres dans l’art de déformer les
réalités ; en apparence plus malins que les autres, déformaient à
volonté l’exactitude des faits, pourvu que cela fasse rire la galerie
encline à avaler vraiment n’importe quoi. Des anecdotiers locataires à
plein temps inventaient bien volontiers chacun une version des faits
différente, eh oui m’sieurs dames encore une de plus à ajouter ainsi
aux mille autres déjà existantes. Une mention particulière était
attribuée à celle à laquelle je décernerais la palme d’or, de loin la plus
abracadabrantesque, qui aurait voulu que la carriole eût survolé la
Talbot et eût fini sa course dans l’église le jour d’une messe. Ces
hommes un peu fourbes, à la langue bien pendue, racontaient ainsi
des « salisettes », comme on nomme les fausses histoires en patois
local, et qui, tournées de la sorte, s’avéraient être totalement en
décalage avec la réalité. Et cela m’amuserait, moi et bien d’autres,
encore bien longtemps après la survenue de l’incident.
— « Laissez-moi vous en conter une petite dernière du même
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registre. C’est promis, j’arrête avec mes anecdotes ! » Dans cette
situation hilarante à se tordre l’estomac, Éric se trouvait dans une
situation bien délicate, pris subitement d’un besoin naturel
incontrôlable et pressant, à assouvir en urgence dans la minute.
— « Je ne vais pas non plus vous faire ici l’étude analytique sur
les besoins et effets indésirables de votre organisme, mais bon il est
permis d’en rire, quand cela est amené comme suit »
— « Vous ne le savez que trop bien ! Le genre de situation
catastrophique ingérable, qui vous tombe dessus parfois sans crier
gare et qu’il vous faut contenir dans la souffrance où que vous soyez,
et sans aucune disposition matérielle qui vous permette d’anticiper
les risques imminents ? Ça n’arrive pas toujours qu’aux autres, hein,
pas vrais ? Mais au final quelle horrible sensation quand même ! »
Comme un fait exprès, ou peut-être comme un concours de
circonstances, appelons-le comme nous le voulons, le moment aurait
nécessité que tout le monde reste à son poste. En contrebas, dans le
talweg, près du ruisseau, sans se soucier du temps qui passe et des
pérégrinations humaines, l’ami Jean-Claude, alias le grand
« séquoia », était assis paisiblement sur son séant sur la souche d’un
chêne à la surface plate et lisse, tronçonnée nettement et sans
bavures, ce qui devait être l’œuvre d’une tronçonneuse puissante à la
chaîne bien aiguisée. Le barbu était égal à lui-même. Il décomposait
chacun de ses gestes dans une infinie lenteur, comme dans un ralenti
sur image dans lequel il jouait le rôle d’un personnage secondaire, le
simple figurant d’un film projeté en noir et blanc dans une autre vie,
dans lequel les scènes défilaient dans une sorte d’immobilisme
programmé. Le regard dans le vague, inexpressif, se contentant
simplement d’exister, d’être là parmi nous, comme il aurait été
ailleurs avec quelqu’un d’autre, il sortit péniblement un paquet de
89
feuilles à rouler le tabac de la marque OCB, de l’une des poches de sa
veste de treillis de chasse bariolée. Sur son maigre et long visage, sur
l’instant, j’observais des rictus de souffrance, comme si ce geste sans
démesure devait énormément lui coûter. Il prit la première
prétendante qui s’offrait à lui, et la plaça délicatement entre ses gros
doigts rugueux déjà bien jaunis. Il s’apprêtait à y déposer les
monticules de tabac brun bien répartis sur l’ensemble de la longueur
de la feuille, lorsque les chiens devinrent totalement enragés, lancés
dans une course poursuite frénétique, suivis par les acclamations de
mon père qui se mit à courir comme un dératé dans leur direction ; le
visage défait, méconnaissable. Il était complètement transcendé dans
l’action : un beau et gros lièvre faisait son apparition sous ses yeux
stupéfaits, l’icône majestueuse d’un gibier roi apparaissait enfin aux
fidèles chasseurs qui l’avaient si ardemment prié et attendus comme
Dieu le père lui-même.
— « Voilà le lièvre !, voilà le lièvre ! » criait-il. Ces mots
monumentaux faisaient écho dans la vallée et annonçaient ce qui
pourrait être l’un des plus beaux trophées de la saison de chasse.
Éric, les mains dans le papier, pour ne pas dire dans autre chose, se
releva instantanément. Il ne prit même pas la peine de se reculotter,
et ainsi, vous m’excuserez l’expression « le cul à l’air », mettait déjà
l’animal en joug, lorsqu’en avançant légèrement vers l’avant dans
l’intention d’ajuster au plus près son tir, il se prit les deux pieds dans
le froc qui se contentait de recouvrir simplement et partiellement les
mollets à défaut d’ajustement. De son fusil superposé, deux coups
partirent à l’aveuglette dans les arbres au-dessus, d’où tombèrent de
ces hauteurs après coup, quelques éléments de branches bien
distincts. Jean-Claude, sans même bien comprendre la situation, dans
la position qui était la sienne dans ce moment précis, se contenta
d’une réaction à la hauteur de l’investissement que lui nous
90
connaissons. Il se remit debout non sans difficulté dans la peine qui
était la sienne et arma le fusil. Il tira dans le vide puis se contenta de
le remettre à la place qui était la sienne, grosso modo apposé contre
la souche. Il avait agi ainsi, pour nous laisser penser qu’il avait une
nouvelle fois raté la cible pensant nous duper. Quelles franches
marrades avec ces loustics, qui bien malgré eux et sans le savoir
agrémentaient tous les bons moments passés en leur compagnie !
Les premières activités sportives
Dans un autre registre, il y avait aussi cet engouement du moment
pour le jeu du ballon rond. Karl, mon meilleur ami, s’était inscrit au
club de football. Je m’apercevais de ses progrès en la matière au
quotidien, lors des rencontres footballistiques à l’école, durant la
récréation. D’ordinaire, il était assez aisé de lui chiper le ballon, car
ses dribbles approximatifs finissaient toujours dans les pieds de ses
adversaires. Ces derniers temps, il n’était pas rare qu’il ne marquât
pas de buts. Ses tirs étaient devenus très puissants et plus précis,
mais surtout cadrés et pas dans les choux bien de chez nous comme
on dit par ici. Je le lui avais fait remarquer pour avoir été quelques
fois le gardien de l’équipe adverse. Voyant la fulgurance de ses
progrès techniques ; un peu lassé, je pense, de voir le fond de mon
but devenu une vraie passoire ouverte à ses salves surpuissantes, je
demandais ouvertement à mes parents de bien vouloir m’inscrire à
mon tour au club dans l’optique d’améliorer mon jeu, et bien entendu
dans l’idée de retrouver la majorité des copains de l’école. Contre
toute attente, Pascal, sédentaire de base assumé, avait rejoint les
rangs des footballers. Mes ascendants avaient accueilli la nouvelle
sans réserve et avec grand intérêt. Ils étaient ravis visiblement de
91
l’acharnement dont je faisais preuve pour les convaincre de vouloir
m’y inscrire, moi qui n’avais pas été jusqu’ici un partisan de la fibre
sportive.
— « Tiens en voilà une bonne nouvelle !, un esprit sain dans un
corps sain, l’un est indissociable de l’autre, le savais-tu ? »
Je ne voulais pas contrarier mon cher Papa dans son amour propre,
car mon petit père je t’aime beaucoup tu sais, tu repasseras pour la
citation avec laquelle tu pensais sans doute m’impressionner. Les
satires de Junéval, je les ai déjà lues avec Papy. Certes, je suis un
mauvais élève, c’est un fait, mes résultats l’attestent d’eux-mêmes
avec une mention gratifiante de mauvaise volonté, mais un moment,
faut pas non plus déconner quand même !
Ce sport me plut à la seule condition que je restasse uniquement dans
les buts, sans trop m’en écarter. Je ne faisais preuve d’aucune qualité
technique intéressante desquelles devait posséder en principe un
joueur de surface. L’endurance était mon ennemie jurée, au même
titre que la souplesse, du reste. Ce sont les raisons pour lesquelles, à
proprement parler, ma place respective se voulait être dans cette cage
qui accessoirement m’avait adopté, faute de candidats intéressés. Il
fallut bien l’admettre aussi, mon surpoids me desservait et ne me
permettait pas beaucoup de dépassement physique. À partir du
moment où l’effort montait en intensité, je me retrouvais
systématiquement à la limite de l’asphyxie surtout lorsque le jeu
évoluait aux portes de ma surface de réparation. Le souffle me
manquait lors des efforts prolongés et se payait comptant. Pas simple
pour un gamin de huit ans devant peser dans les soixante kilos. La
partie n’était pas gagnée, c’était le cas de le dire !
L’entraînement débutait toujours systématiquement par un
échauffement qui consistait à courir stupidement autour d’un espace
92
aménagé aux abords du stade. Alternant sans transition avec
différents exercices d’étirements qui me coûtaient un maximum
d’énergie. Dans mon esprit, le match était déjà fini. J’étais à ce
moment à zéro sur l’échelle de la motivation, en position statique, à la
manière d’un objet inerte et inanimé, planté parallèlement à ces deux
autres poteaux robustes et fiers. Ces gros tubes de ferrailles creux
semblaient n’avoir que faire de ce petit ver invertébré totalement
indifférent à son environnement, mais surtout que l’on avait
parachuté à cet endroit stratégique du terrain au milieu de nulle part.
Donc, vous l’aurez bien compris, il est inutile de préciser qu’au regard
de la situation, je dus rapidement me rendre à l’évidence que le
football en club n’avait plus aucun intérêt pour moi, et pour lui non
plus certainement ; il me le rendait bien. Pour ces raisons laconiques,
je coupai court à cette première expérience sportive non constructive.
Quelques mois plus tard, et plus précisément les samedis matins,
dans l’enceinte du gymnase pluridisciplinaire communal, dans cette
fourmilière de petits insectes de mon espèce, grouillante et à taille
humaine, je m’initiais à une tout autre discipline : le judo. Là aussi,
conduit au dojo dans ce que l’on pourrait appeler tout sauf de la
contingence, de force et sous la menace des parents qui espéraient
me faire adhérer bien malgré moi à un sport quel qu’il soit, dans
l’optique de joindre l’utile à l’agréable, et de préférence le même que
celui de mes frères, pour ne pas avoir à se disperser ces jours-là.
J’étais bien avancé avec ça ! Bon Dieu ! Ils avaient osé me faire subir
ce supplice contre mon gré, précisons-le quand même, des fois que
l’on finisse de me reprocher d’être attentiste et nonchalant, car je
n’avais pas la prétention non plus de devenir un super combattant en
arts martiaux. C’est assez surprenant finalement de constater les
habitudes décalcomaniaques, ce comportement dépourvu
d’originalité qu’ont certains parents, et qui consistent à reproduire les
93
mêmes faits et gestes de ceux de leurs contemporains tels des
moutons de Panurge, et qui s’inscrivent inévitablement dans des
procédés normatifs, connus de tous et pour tous. Une fois n’est pas
coutume, la non plus parmi cette petite armée de combattants en
kimono deux pièces, je n’étais pas à la noce, avec en guise de
professeur, un attardé mental, totalement hystérique et brutal. Le
hasard avait voulu qu’il me choisisse systématiquement comme
partenaire de démonstration, et pour quelle raison d’ailleurs ? En
attendant ce guerrier féroce décérébré en tunique traditionnelle de
ninja japonais, s’en donnait à cœur joie, pour me balayer
vigoureusement avec ces techniques de combat issues des arts
martiaux nippons, allez hop, en deux temps trois mouvements te voilà
projeté comme une poupée de chiffon désarticulée, faisant le
bonheur des autres aspirants judokas, qui ensuite répétaient ces
techniques à l’infini dans l’indifférence générale de mon pauvre corps
ratatiné. Parmi ces jeunes apprentis guerriers en devenir, certains y
allaient franchement, décidés certainement à devenir des machines
de guerre, à gravir hâtivement les échelons de la discipline et à
dépasser leur maître en pratique. Au passage, soyons quand même
réalistes, il faudrait pour cela beaucoup d’années d’assiduité et
d’expérience. Dans les moments où je n’étais pas trop malmené, j’en
profitais pour engager la discussion avec un autre garçon des cours
moyens, scolarisé dans le même établissement scolaire que moi. Lui
avait déjà une bonne longueur d’avance, sa ceinture jaune orange
rapidement, ou plutôt précocement acquise pour son âge et par
l’intermédiaire de la bonne réussite aux diverses épreuves des
passages de grade forçait le respect. Cependant, il semblait cultiver
une attitude humble dans la mesure où il visait l’excellence. Lucide sur
la difficulté avant tout, il savait le chemin restant à parcourir pour
atteindre les buts qu’il s’était fixés. C’était tout à son honneur, une
vraie force de caractère dans un corps de petit homme déjà si
94
robuste, bravo, vraiment quel mental ! En ce qui me concernait, je
n’avais pas du tout les mêmes prétentions et objectifs, je me
retrouvais contraint par la violence de la situation à déclencher mon
mode de préservation instinctif et défensif, en opposition à ce
déchaînement de violence. J’opposais des prétextes de tout ordre
pour ne pas servir de cobaye, un mal de dos par exemple, et tout un
tas de problèmes imaginaires. Sur ce nouveau constat, là encore, mes
compétences en la matière ne s’avéraient pas très probantes dans cet
enseignement martial asiatique, et pas du tout en phase avec ce que
l’on pouvait attendre de moi sur ce maudit tatami, enfin tout ça pour
ne pas dire qu’elles furent totalement décevantes. De plus, dans les
vestiaires, la proximité bon enfant des sportifs entre eux me mettait
assez mal à l’aise : cette situation licencieuse était fondamentalement
vécue comme une certaine souffrance par son caractère impersonnel,
et violait ma pudeur.
L’ordinaire d’un petit village
Mais cela ne serait plus un problème pour bien longtemps, car comme
tous ces samedis midi, sur le chemin du retour pour le déjeuner, ma
mémoire olfactive commençait à me conforter dans l’idée qu’une
bonne tourte aux champignons savamment préparée par les bons
soins d’une bonne cuisinière, en la personne de Maman, allait aussitôt
effacer de ma mémoire les petits désagréments causés quelques
heures en amont. Ces après-midi-là, une fois la spécialité feuilletée
dégustée et appréciée comme il se doit, et les honneurs culinaires
rendus à ma cuisinière préférée, je prenais place dans mon canapé de
compétition préféré, bien rembourré. J’aimais à me délasser de tout
ce tumulte envahissant, la tête bien reposée en arrière sur un repose-
tête très confortable, je laissais mes bras un peu endoloris par le
95
stress physique subi la matinée même reposer et s’allonger
naturellement dans le prolongement des gros accoudoirs de forme
rectangulaire sculptés dans le bois massif.
Je m’adonnais progressivement à la paresse, l’esprit totalement passif,
le tout devant ma série préférée diffusée en trois nouveaux épisodes
successifs. Vous souvenez-vous de cette fiction, très en vogue à
l’époque : « V » ? La planète Terre était en proie à des invasions
d’abominables extraterrestres ectothermes, perchés dans le
firmament à bord de gros cylindres volants. Ces êtres d’une autre
galaxie et venus d’ailleurs avaient la capacité génétique de prendre les
apparences humaines, ils usurpaient sans aucune considération
l’identité de quelques terriens voués à d’atroces morts certaines et
avait la fâcheuse tendance à détester le genre hominien. Ils se
donnaient tant de mal pour mener à bien l’entreprise d’éradication
des habitants de la planète bleue, pour laquelle les stratagèmes hyper
élaborés mis en application étaient constamment voués à l’échec par
des antagonistes valeureux. Ces héros indestructibles au grand cœur
influençaient sans effort les zones moutonnières de mon cerveau
reptilien. Pendant ce temps-là, Maman tournait autour de mon
confortable vaisseau, comme une combattante. Elle avait revêtu son
armure de choc antipoussière, c’est-à-dire son tablier de corvée ; et
pour mener à bien l’exécution de la tâche, elle s’était lourdement
armée jusqu’aux dents ; en possession de son arme redoutable et
secrète qui pouvait infliger des dégâts terribles et irréversibles à ses
ennemis, le gros plumeau mangeur de poussière. Les gros amas
poussiéreux tapis dans l’ombre sous les meubles n’avaient plus qu’à
bien se tenir. Cependant, ma mère, cette adorable épouse, mère de
trois enfants, avait les pieds bien sur terre elle, et dans la vraie vie, il
n’y avait aucun doute là-dessus. Ce petit bout de femme énergique
exécutait une série de corvées ménagères sans sourciller ; ce rite
96
sacré était exécuté immuablement le premier jour du week-end ;
comme une ritournelle temporelle, réglée dans la précision comme
du papier à musique.
J’attendais le moment dans lequel elle me demanderait de retirer
mes bras des accoudoirs, car elle s’apprêterait à diffuser la mousse
blanche immaculée et volumineuse de la bombe O’Cédar, qui
embaumerait l’ensemble de la maison d’une bonne odeur caustique
des pins des Landes. Cette forme de routine, d’une certaine manière,
me rassurait sur la stabilité de ce moment, figé dans l’instant d’un
bonheur simple sans superflu, de se retrouver avec Maman, et mes
frères qui, en général, jouaient à toutes sortes de jeux à l’extérieur sur
la pelouse ; épiés du coin de l’œil par Mémère qui avait un point de
vue stratégiquement correct sur l’ensemble du jardin.
Assez régulièrement, ces après-midi étaient ponctués par les allées et
venues de la ribambelle des gamins habitant les alentours, et
peuplant le lotissement. C’était l’occasion de laisser libre court aux
idées de jeux de chacun, qui pour la plupart et par souci de discrétion,
se déroulaient dans le petit bois d’en face. Ce vaste terrain naturel
regorgeait de possibilités : avec les branches des arbres dépouillés de
leur sarment feuillu, nous construisions des cabanes perchées dans
les cimes arborescentes à des hauteurs vertigineuses à l’aide de
marteaux et des différentes pointes de toute taille que nous
ramenions, après avoir détroussé les appentis et ateliers de nos pères
respectifs.
Nous organisions des batailles à tailles humaines, comme au temps
des chevaliers, divisant l’effectif global en plusieurs groupes
d’individus, afin de constituer plusieurs armées. Nous fabriquions nos
propres armes. Il s’agissait d’arcs de fortune confectionnés sur place
avec un peu d’imagination, à partir de branches souples et robustes
qui formaient le corps. Courbées, puis mise en tension juste comme il
97
faut à chacune des deux extrémités, par l’emploi d’une ficelle, toute
raide et tendue. Il ne restait plus qu’à trouver des bouts de bois de
formes bien linéaires et tout à fait fins, par lesquels nous
transpercerions imaginairement et sans douleur le corps de nos
ennemis, telles des flèches au bout taillé en pointe et légèrement
biseauté, par l’utilisation d’un petit canif bien aiguisé. Il s’en suivait
alors un chahut extraordinaire qui raisonnait et faisait écho dans tout
le quartier, alertant immédiatement les riverains de notre proche
présence. Nous aimions ce lieu de prédilection où une petite rivière
comparable à un Ru traversait l’espace et s’écoulait paisiblement sans
bruit, en pleine harmonie avec son environnement ; avec pour seule
compagnie sur ses minuscules rives, des saules pleureurs bien alignés
dans la même direction. Ces arbres très rustiques aux branches
recourbées semblaient vouloir s’abreuver de ces eaux limpides et
fraîches. L’hôte ruisselante, insaisissable de ces lieux, serpentait
sereinement depuis des millénaires dans cet écrin forestier, avec toute
l’aisance de mouvement de vas et vient qu’aurait eu une invitée de
choix, qui pour ainsi dire, aurait possédé légitimement un éternel
droit d’entrée et de sortie dans une infinité de possibles.
Pourtant nous passions le plus clair de notre temps à essayer de la
contrarier par l’édification d’immenses ouvrages d’ingénierie
architecturale enfantins, bâtis de nos propres mains avec l’emploi de
terre que nous extrayions du sol des alentours. Nous façonnions cette
matière élémentaire manuellement, comme de vulgaires boules
crasseuses, ajoutées à la va-vite et pêle-mêle à l’amas boueux déjà
existant et qui faisait office de barrage à ces eaux limpides
imprévisibles que nous peinions à vouloir contenir tant bien que mal.
Malgré nos efforts pour stopper ce fluide capricieux, il reprenait
systématiquement ses perpétuels droits. Dans un premier temps,
l’eau bifurquait sur les côtés malgré les immenses remparts que nous
98
avions érigés pour anticiper cette possibilité. Contrariée, elle
surenchérissait à l’infini et nous nous retrouvions en présence d’une
grosse marre qui finissait par dépasser l’ensemble de nos murailles,
reprenant aussitôt son cours naturel, comme si cela n’était déjà qu’un
lointain souvenir.
Nous avions l’honneur de recevoir parfois un invité-surprise importun,
le père Marcel, cet homme un peu farfelu, dans le genre charretier et
accessoirement débile profond, totalement irrécupérable pour le
genre humain, élu à l’unanimité par ses pairs, comme le fer de lance
des autres nombreuses figures emblématiques simplettes du patelin.
Ce curieux personnage se prêtait à de drôles et cruelles expériences
avec des animaux. Il était officiellement le castrateur canin officiel des
environs. On racontait à propos de ce barbare solitaire, qu’il nouait
des élastiques autour des parties de ces pauvres bêtes, qu’elles se
desséchaient, et tombaient tout aussi naturellement, beurk, c’était
inhumain des agissements pareils ! Sa maison hautement nichée à
quelques encablures de notre camp retranché, et où une haute haie
en bordure de lisière rendait l’accès à sa propriété impénétrable, lui
servait aussi d’observatoire. Rien ni personne ne pouvait échapper à
sa vigilance. Ceci étant, je le soupçonnais de se faire sournoisement
un malin plaisir en nous observant de sa tour d’ivoire. Un jour, parmi
nos nombreuses virées champêtres, dans cette jungle occidentale,
l’homme, un peu intrigué de nous voir en si grand nombre, descendit
de son mirador et s’avança vers nous dans l’attitude nonchalante et
décalée qui lui était propre, avec son sourire d’idiot permanent en
coin de bouche que nous lui connaissions.
— « À quoi jouez-vous, vous autres ? C’est drôle au moins ? »
L’un d’entre nous, un peu plus téméraire, lui lança sans ménagement à
la volée :
— « Occupe-toi de tes oignons et laisse-nous en paix toi ! » Mais
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l’autre n’avait visiblement pas l’intention de s’en aller si facilement
avec l’opportunité d’amuser une si bonne assistance. Rien que sa
présence m’horrifiait et le rapport de l’apologie drolatique de ses
exploits par les autres pékins, me terrifiait au plus haut point. À ce
moment précis de l’histoire, sans conteste, l’éloge de la fuite me
semblait une issue tout indiquée, sans doute le meilleur des
échappatoires possibles dans ces circonstances glauques. Ma
représentation négative de cet ignoble individu était égale à celle de
Mémère. Elle prétendait, pour bien le connaître depuis un certain
temps déjà, que le chien noir qui apparaissait à la lisière du bois lui
avait fait barrage et lui avait volé son âme dans ces premières années
de vie. Cette histoire locale, peut-être inventée par les gens du cru,
prétendait que tout passant stoppé sur son chemin à l’entrée de la
forêt par l’énorme laquais du diable, cette créature surnaturelle à la
robe sombre, était foncièrement mauvais, et que la bête lui aspirait
illico son mauvais fluide vital et corrompait son âme de mortel pour
toute une vie.
— « Moi aussi je sais faire des trucs incroyables, vous voulez que
je vous montre de quoi je suis capable ? » Entre nous je n’étais pas
très disposé à voir quoi que ce soit d’extraordinaire ce jour-là, et
encore moins venant de cet abject personnage. En revanche, les
autres gavroches n’attendaient que cela, du spectacle à n’importe
quel prix, ils en voulaient du rocambolesque, ces oiseaux rares !
Voyant l’enthousiasme général suscité en sa faveur, il s’exécuta donc. Il
sortit de l’une des poches droites de sa vareuse, ce vêtement
traditionnel marin relativement répandu dans la région, qui est une
sorte de courte blouse de grosse toile ; un gros crapaud vilain et trapu
tout baveux, couvert d’immondices inégales, ces pustules étant
réparties inégalement sur le dos brillant tout poisseux du batracien.
Simultanément, il tira un gros cigare du gabarit que l’on appelle
100
communément « barreau de chaise » de son autre poche latérale, et
le porta aussitôt à ses lèvres. Il l’alluma tout simplement à l’aide d’un
briquet tout en expulsant de sa bouche deux ou trois filets de fumée
blanche bien rectilignes, qui formaient au-dessus de nos têtes un voile
opaque masquant sur le moment ce laid visage. Après avoir au
préalablement bien tiré dessus pour rendre l’extrémité
incandescente ; et bien, figurez-vous que sans hésitation, il
l’introduisit dans la gueule de la bestiole. D’autres inventions de
l’esprit des gens d’ici laissaient supposer que notre Bufo, le nom
scientifique, opposé au nom vernaculaire ambigu donné en français,
éclatait absolument de toute part ; eh bien non, pas du tout !, il n’en
était rien de tel !, il se contentait d’augmenter son volume, lié à l’effet
d’agression qu’il subissait, réaction naturelle pour faire fuir l’agent
causal, et de recracher péniblement le peu de fumée qu’il avait
aspirée. Le groupe avait réagi à chaud en riant d’une manière générale
à la démonstration ; avec un peu de recul, lorsque nous en reparlions,
cela nous semblait un peu moins amusant, sans grand intérêt à vrai
dire.
Parfois, nous étions aussi de sales gamins perturbateurs, à l’heure où
la France s’agitait sur le tango, si vous vouliez vraiment vous régaler il
fallait demander « Miko » les glaces prestiges de la patrie, et sans
hésiter, comme disait la voix de la réclame. Avec l’achat des glaces et
des sorbets de la marque, chez « Unico » vous vous voyiez offrir un
chapeau de papier à son effigie. Lors de nos rodéos sauvages dans les
rues étroites de nos quartiers, nous arborions fièrement celui-ci,
comme un objet d’exception déposé délicatement sur nos petites
têtes de piafs, hautement installés sur les selles des vélos de la
marque « BMX ». C’était comme appartenir à une armée de mini
chevaliers courts sur pattes, montant de fidèles destriers à deux
roues, ce qui me donnait le sentiment d’être un fantassin au service
101
d’une troupe de l’arme de la cavalerie. Nous en profitions lors de nos
croisades bruyantes, pour harceler la voisine, une mégère savante, de
sa condition de professeur de Français à la retraite ; sacrée typesse
qui ne s’en laissait pas compter si facilement. Elle fut immédiatement
prise en grippe à son arrivée dans le lotissement par l’ensemble du
groupe pour nous avoir réprimandés avec vigueur, un mercredi après-
midi, lors de nos jeux habituels dans le parc. La vieille nouvelle
arrivante provenait de Brest. Elle nous reprochait ouvertement de lui
casser les oreilles par nos cris incessants. Elle vivait seule cette vie
d’ascétisme, dont l’acceptation ne posait manifestement aucun
problème, recluse dans sa maison, passant ces journées à la
préparation d’un éventuel état de siège, au vu de la quantité des
boites de conserve qu’elle stockait dans toutes les pièces de sa
forteresse. Comment savais-je cela ? Pour avoir été lui souhaiter la
bienvenue pardi !, avec l’ensemble de la famille ; comme le veulent les
traditions et le savoir-vivre des gens bien comme il faut, voyons ! Et en
effet, pour répondre à cette bonne femme atteinte d’un syndrome de
persécution, la riposte ne se fit pas attendre. Intentionnellement,
nous déployions sur le terrain, toute la logistique, c’est-à-dire tous les
moyens imaginables à notre disposition, pour lui rendre la monnaie
de sa pièce. Je me souviens de la fois quand, sur les ordres du chef du
jour, chacun d’entre nous était prié d’amener sur le champ un
instrument de musique de son choix, quel qu’il soit. Pour cette
représentation improvisée de dernière minute, l’orchestre
symphonique amateur s’était regroupé dans le parc derrière chez elle,
sans la moindre partition, ni de chef d’orchestre de circonstance pour
diriger les musiciens en herbe. Un concerto improbable et totalement
improvisé duquel jaillissait une pléiade de sons stridents émanant des
flûtes, majoritaires, se fit entendre et tortura en musique les tympans
de tous les riverains. Tout ce tintamarre extraordinaire débuta dans la
chaleur de l’après-midi d’un jour d’août, alors que les corps humides,
102
soumis à cette fournaise, transpiraient de tous les pores.
L’effet de surprise espéré l’avait totalement enragée. La réaction
escomptée fut immédiate : à cette heure bien avancée de la journée,
elle sortit de sa fortification dans son plus simple appareil ; elle était
tellement excédée qu’elle en avait oublié de se revêtir comme les
circonstances l’auraient exigé, elle dut s’y prendre à plusieurs reprises
pour arriver à notre hauteur. Elle avait, dans l’empressement de sa
course assez désordonnée et chaotique, pareille à celle d’un chien
aveugle, certainement chuté trois ou quatre fois, avant d’atteindre son
objectif. Elle se faisait du mal, cette bonne femme, en traversant la
totalité de ce jardin tout en longueur, les pieds nus ensanglantés,
chargés d’épines, pris à contre-pied dans les herbes hautes et les
ronces qui envahissaient bien volontiers ces lieux par défaut
d’entretien. Elle nous chargeait du regard tel un fauve enragé prêt à
bondir sur nos faibles carcasses, le visage décomposé par la haine
— « mais alors mes amis, quelle franche rigolade elle nous
offrait là ! »
La situation du constat d’échec scolaire dans lequel je me trouvais à
présent au deux tiers de l’année semblait ne plus pouvoir évoluer en
ma faveur. Je me rendis bien vite à l’évidence, la chute serait
irréversible et d’autant plus profonde, je serais condamné à redoubler
la classe. Remarquez !, ce n’était qu’un juste retour des choses,
jusqu’ici je ne m’étais contenté que de naviguer au-dessus des
contraintes scolaires en activant la commande du mode pilotage
automatique ; autant dire qu’il n’y avait plus de pilote à bord !
Qu’importe, cela ne comptait pas, ou si, pour du beurre. J’aurais bien
l’occasion de me refaire l’année prochaine. D’une certaine manière, il
faut bien le reconnaître, j’avais déjà une longueur d’avance sur les
futurs élèves qui viendraient augmenter l’effectif de la classe de CE1
103
l’année prochaine. Et comme une bonne nouvelle ne vient jamais
seule et en amène d’autres dans sa houache, il paraîtrait, selon les
dires de la boulangère, qui s’était entretenue comme à son habitude
derrière son comptoir avec des parents d’élèves, que mon cher maître
adoré, pouvait prétendre à son droit à la retraite pour les services si
bien rendus à la nation.
— « Alors, vous le voyez bien, tout n’est pas encore désespéré, il
faut être parfois en mesure de reconsidérer les faits sous un autre
angle ! »
Papy en homme de principe qu’il était, avait beaucoup de mal à
accepter la situation. Il vivait cette réalité dans une sorte de déni : il
voyait certainement dans son petit fils prodige, plus exactement dans
ma personne, un élève prometteur. Sur ce coup-là, sa présomptueuse
ennemie, que l’on nomme ici vanité m’avait déjà propulsé, à peine la
moitié du cours primaire achevé, dans les plus hauts sommets de ses
désirs. Désemparé à l’idée de me voir irrécupérable pour la bonne
société, il s’était entretenu avec mon maître dans l’espoir de redresser
la situation, malheureusement, elle était devenue si catastrophique
tant sur le plan des résultats que du savoir-être, qu’aucune autre
décision ne pouvait être envisagée dans l’état actuel des choses.
Néanmoins, il ne pouvait être dans l’acceptation de ce triste constat.
Fondamentalement, il n’était pas homme non plus à baisser les bras à
la moindre difficulté. Il pensait que l’attitude dans laquelle je me
trouvais changerait favorablement bien assez vite et laisserait la place
à une prise de conscience bien proche. Cet homme d’esprit raisonnait
empiriquement, à travers l’expérience. Il savait au fond de lui que
toute chose, peu importe ce qu’elle était, demandait à évoluer pour
ce qu’elle était. Par cette conclusion irréfutable, il était bien décidé à
contrarier ce destin, et d’y changer le chapitre de mauvais présage
104
dans lequel je me destinais sans d’autres options possibles, et sans
que je m’en rende compte immédiatement. Ce généralissime hors pair
avait établi un plan, lequel consistait à me sensibiliser à moyen terme
à la connaissance générale, à travers l’étude et la lecture des écrivains
majeurs, dans une cadence effective allant de deux à trois séances de
travail par semaine. Cela s’articulerait par l’apprentissage de la
relation de l’auteur à ses œuvres et de la compréhension du texte. Ces
chefs d’œuvres immémoriaux, ils me les rendaient accessibles, en
établissant des fiches de lecture, dans chacune desquelles il avait
établi une synthèse constructive. Ce procédé s’avéra être un choix
plutôt judicieux, permettant ainsi d’écrémer judicieusement tous les
passages techniquement très difficiles et un peu trop longs, avec des
mots compréhensibles, qu’un enfant de mon âge était en mesure de
pouvoir aisément assimiler. Il faisait en sorte de cette manière, par
cette mécanique et belle gymnastique organisationnelle, d’établir
systématiquement les liens de cause à effet. Ainsi, je ne perdais pas le
fil de l’histoire. Le résultat me permettait désormais de rester attentif
un peu plus facilement tout en ne me décourageant pas.
Inconsciemment, il modifiait les codes et les schémas de ma structure
mentale, en amenant l’esprit à assimiler des connaissances d’une
manière différente. De la philosophie première et de toutes les
suivantes, en passant par le genre littéraire, tout pouvait y passer, et
je prenais un réel plaisir à lire et à partager ces moments très
privilégiés en la présence de cet être érudit et nécessaire que la
loterie universelle m’avait offerts en guise de grand-père. Dans un
deuxième temps, un axe d’effort supplémentaire avait été apporté aux
mathématiques, mon talon d’Achille (à la limite de la rupture) ; papa,
un peu contrarié par la tournure des évènements, avait contribué lui
aussi à sa manière à vouloir remettre le navire à flot et, dans la
pratique, il ne se ménageait pas lui non plus. Cette vilaine bête noire
abrutissante qui me collait à la peau était devenue l’ombre insidieuse
105
de mes déboires. Elle me rappelait sans cesse l’existence bien réelle
de mes faiblesses, et s’immisçait perfidement dans les méandres de
ma chair, me fragilisant toujours un peu plus à chaque nouvelle leçon.
Mes frères, eux aussi voulurent contribuer comme ils le pouvaient à
l’entreprise avec la majorité du peu de connaissances dont ils
disposaient, à vouloir me remettre sur le bon rail. À leur niveau, et en
règle générale, ils n’avaient pas de difficultés particulières
d’assimilation. C’était adorable de la part de ces petits bonshommes,
et également tout à leur honneur, mais avec deux classes devant eux,
je possédais encore une bonne longueur d’avance sur le programme.
Avec un tel déploiement de bonnes volontés à mon service, et un tel
enthousiasme général à vouloir me propulser vers l’avant, porté à bras
le corps par l’ensemble des membres de la famille, il aurait été difficile
de les décevoir. Oui, je dis bien l’ensemble de la cellule familiale,
exceptée mémère dont je n’étais pas véritablement et de loin le
préféré ; et je le lui rendais bien parfois d’ailleurs, il faut le dire,
n’ayons pas peur des mots, appelons tout simplement un chat un
chat. La fin de l’année scolaire confirma définitivement ce qui avait
déjà été pressenti à partir du deuxième trimestre, le redoublement
n’était plus une option, mais une réalité à laquelle il faudrait faire
face. Malgré cela, je restais imperturbable et stoïque, et ne changeais
rien à ma ligne de conduite, surtout que les journées ensoleillées se
faisaient de plus en plus nombreuses, avec des températures tout
aussi agréables. Cela laissait présager de belles grandes vacances en
perspective.
106
Les grandes vacances et l’escapade dans le Finistère
L’année écoulée était sans condition refoulée dans les oubliettes de
ma mémoire, un songe sans consistance en totale déliquescence ;
dénaturé par un cortex cérébral complètement déstructuré, que
j’envoyais d’un simple revers de la main valser séance tenante comme
un tas de particules élémentaires dans tous les recoins de ce vaste
univers, dans l’optique de rejoindre le néant, sa place légitime.
Laissons donc notre imagination opérée et décidée de ce que seront
nos plaisirs, à bas les contraintes conformistes des obligations sans
saveur. En ce qui me concernait, j’étais bien décidé à laisser mon
esprit vagabonder librement vers de nouvelles complaisances.
Cette année, pour la première fois de ma toute jeune vie, de celle
d’un garçonnet de huit ans, un petit homme mesurant environ un
mètre cinquante de haut, les vacances d’été du bord de mer seraient
supplantées par un périple dans les monts d’Arrée, et plus justement
dans le pays des Montagnes noires de l’arrière-pays breton. Mes
parents, oncles et tantes avaient cédé à l’insistance répétée de nos
désirs revendicatifs, et avaient dû abdiquer sous l’effet d’une pression
permanente. En effet, depuis plusieurs mois, à force de persévérance,
ma petite pomme, mes frères et mes cousins étions subjugués par les
histoires mystérieuses et incroyables que Papy nous avait rapportées
à propos des beaux jours d’insouciance de sa jeunesse passée, au sein
de ce pays qui l’avait vu naître, lui et ses trois fils. De la curiosité s’était
immiscée volontairement dans nos petites cervelles de moineau, sa
parfaite rhétorique nous tenait en haleine, toujours dans l’attitude qui
107
était la sienne, en déclamant haut et fort ses aventures pittoresques,
magistralement illustrées par une impeccable gestuelle théâtrale à la
mesure du personnage qu’il était. Une concordance en parfaite
symbiose entre l’illustration d’une expression corporelle, et le débit
des flots de paroles qui s’y référaient. Bon, même si parfois il donnait
aussi l’impression de s’emballer un poil, peu importe, il était comme
ça Papy : il savait joindre l’émotion à l’art.
Fallait-il y percevoir dans ces moments réunificateurs, un dessein
intentionnel, délibérément monté de toutes pièces par notre grand-
père ? Une sorte de moyen détourné qui consisterait à modifier nos
habitudes ? Était-il en mal du pays ? Je n’en avais absolument aucune
idée. Après tout, peut-être nous racontait-il ses mémoires pour le
simple fait de vouloir nous rendre compte de ce qu’avait été son
existence dans cette époque révolue.
— « Nostalgique, me diriez-vous ? Oui, il l’était, c’était aussi un
grand sentimental ».
— « Vous ne le savez que trop bien, les enfants s’inventent
beaucoup d’histoires eux aussi. Tout est matière à interprétation à cet
âge, la logique enfantine cherche à comprendre pourquoi les mêmes
causes produisent les mêmes effets, c’est bien connu. De plus, les
perceptions évoluent avec l’expérience des sens, de l’intuition, de la
place de chacun de ces êtres, dans les rapports qu’ils perçoivent avec
ce monde et leur environnement immédiat »
Pour ma part, les choses étaient ce qu’elles étaient. Elles
m’apparaissaient sous un angle de vue qui nécessitait d’intégrer de
simples raisonnements ; je ne pouvais être que sceptique.
L’existence, je me la représentais ainsi :
Dans celle-ci, tout commençait par la prestation d’un magicien, qui
n’était ni plus ni moins que l’univers et son infiniment grand, et à la
108
fois son infiniment petit, où tout s’oppose et se recompose. Ce
prestidigitateur hors normes et inconscient du temps qui passe
interprétait son spectacle sur les planches d’une scène qui
représentait l’équilibre, dans un grand théâtre bondé de spectateurs
qui se trouvaient être le monde et son environnement. Dans cette
exhibition extraordinaire, pour réaliser ce tour existentiel, il disposait
d’un chapeau dans lequel, tapis dans l’ombre, existait un lapin en
devenir, qui devrait faire son apparition tôt ou tard dans le grand
monde des hommes, à la vue des curieux ; poussés volontairement
dans les retranchements de l’impatience par cet artiste de l’illusion.
Dans ce chapeau haut de forme, précisons-le, seul le vide dominait, et
plus l’expérience avançait dans le temps, plus le lapin devenait visible,
et enfin le couvre-chef retiré par une main experte, dans un
mouvement rapide et précis, laissait l’exclusivité à l’apparition d’un
petit amour à poil soyeux, qui devenait subitement le centre d’intérêt
de l’assistance.
— « Enfin, me direz-vous, pour conclure mon raisonnement ou
mon illustration si vous préférez, je vous laisse libre de décider de ce
qui vous convient le mieux, n’est-ce pas ? »
Dans l’absolu mystère des créations de l’univers, ce lapin qui n’en était
pas un, était un nouveau-né du genre humain. Plus ce petit corps rose
de peau et frêle d’apparence sortait de ce chapeau, plus il grandissait
physiologiquement et intellectuellement, jusqu’à ce qu’il en sorte
intégralement devenant un adulte et libre de sa destinée. Entre le
début de son apparition et l’inexistence du chapeau qui disparaissait
lui aussi par je ne sais quel tour de magie, il était intrinsèquement ce
qu’il était, c’est-à-dire pur et non corrompu par les mœurs et les
lumières malsaines de ce monde qu’il distinguait pour ce qu’il lui
apparaissait vraiment, et à travers ses propres yeux. Il pouvait ainsi se
faire sa propre opinion des évènements auxquels il était confronté par
109
la force des choses, et bien malgré lui. Et malheureusement pour
notre bébé qui devenait déjà un petit homme, au fur et à mesure de
l’évolution, il devenait corrompu et influençable ; il perdait la faculté
de voir et de réfléchir par l’intermédiaire de ses propres sens,
influencés par le regard et l’expérience des autres âmes.
Lorsque nous étions tous réunis à la demande du sage, repus par la
consistance de ces repas dominicaux fédérateurs, nous nous
installions bien sagement comme des disciples autour d’un être
d’exception, tous assis en arc de cercle dans la salle de lecture autour
du vieux singe savant qu’il était.
Dans un silence absolu, pareil à des statues miniatures solennelles,
l’instant se figeait sous le poids des mots, tout l’ensemble de ces
magnifiques descriptions détaillées, dans lesquelles il apportait un
soin scrupuleux à recomposer les souvenirs que sa mémoire gardait si
jalousement dans de profonds abîmes refaisaient surface et
illuminaient ses yeux. Ces éléments nécessaires à la compréhension,
ces bribes du passé qu’impliquait la découverte de vestiges
remarquables dans leur globalité, devenaient progressivement le
centre de nos préoccupations. Il y mettait du cœur, semblablement à
l’image d’un architecte faisant l’inventaire des micro-éléments
intemporels découverts les uns auprès des autres, fouillant
scrupuleusement avec un infini soin les sols antiques d’un site
légendaire, dans un espace laconique que l’histoire prenait soin de
dissimuler secrètement, pour protéger son œuvre jalousement
gardée.
La passion nous transportait progressivement dans le prolongement
de ses récits, dans cette époque dont nous aussi aurions pu être ce
petit garçon des temps disparus de sa description, car le personnage
était attachant, au même titre que ses pérégrinations dans l’immense
étendue et terrain de jeux de cet indomptable ouest sauvage qui se
110
voulait énigmatique à travers ses diverses légendes.
À l’approche de l’échéance, chacun organisait la trame du séjour,
collectant à son niveau les informations concernant l’aspect festif et
ludique des environs de la villégiature, ce qui conditionnerait le bon
déroulement de notre échappée collective dans les terres du milieu.
Papy était à la manœuvre de l’hébergement, un coup de téléphone
aux copains des quatre-cents coups suffisait, car dans cette
perspective de réunions de ces êtres chers, plus rien ne pouvait
contrarier ces retrouvailles. Les autres trublions qui possédaient pour
la plupart des biens immobiliers à la location étaient toujours
enchantés de recevoir un camarade de longue date et les siens.
D’ailleurs, mes oncles se réjouissaient vivement aussi à leur tour de
revoir leurs amis d’enfance. Ils s’étaient déjà tous projetés dans des
intentions de fêter l’évènement sur place. Mon père, ce marcheur
chevronné, comme les deux autres, avait pris soin de définir des
itinéraires de marche. Il avait sélectionné prioritairement ceux qui
seraient accessibles à l’ensemble des participants, dans la mesure où
il considérait que les randonneurs les plus aguerris devaient s’adapter
aux plus faibles en fermant la marche. Concrètement, dans la
pratique, la base de départ se situait à Plounéour-Ménez, un petit
village finistérien dans le cœur du parc naturel et régional
d’Armorique. Depuis ce carrefour stratégique, il était possible de
découvrir l’ensemble des grands espaces naturels et sauvages des
monts d’Arrée, et d’atteindre les sommités environnantes, dont le plus
connu est appelé le Roc’h Ruz qui culmine à environ trois cent quatre-
vingts mètres et des poussières.
— « Je ne vous dis pas les proportions que cela prenait ! Il y avait
de l’euphorie collective dans l’air ! »
D’une certaine manière, j’avais la nette impression que nous, les
rejetons de nos vieux, venions de faire sauter des charnières invisibles
111
d’une barrière inexistante, d’une occasion qui ne s’était jamais
présentée jusqu’alors, à laquelle aucun d’eux n’avait osé utiliser la clé
du bonheur de ce plaisir réunificateur, de lâcher-prise des habitudes
et de se revoir enfin. D’aller au-devant des autres sans retenue, ces
amis d’enfance représentés jusqu’ici par des ombres du passé. D’une
certaine manière, n’avaient-ils pas peur inconsciemment de se
confronter à des changements qui ne leur renverraient pas les mêmes
images matérialisées de leurs jeunesses d’autrefois ? Pendant toutes
ces années durant lesquelles chacun s’était affairé aveuglément à son
devenir, le temps lui, dans l’usure éternelle que nous lui connaissons,
s’évertuait sans préméditation à anéantir la matière. Il avait pris soin
de mettre son plan immuable à exécution.
Dans cette optique, ils s’octroyaient la possibilité de combler les
nombreux effets nostalgiques qu’ils avaient dû en principe ressentir à
certains moments de leur existence, ou peut-être encore, d’apaiser
également certains troubles des humeurs, ces sensations
mélancoliques. De rattraper si l’on peut dire un peu de cette variable
inconsistante, en levant toutes les appréhensions. C’était salvateur :
nous ressentions des changements opérés dans les chairs de nos
géniteurs, de simples attitudes aux comportements étrangers que
nous autres, étions en mesure de constater chaque jour passant.
Parfois très fugaces, elles trahissaient bien justement leur état
d’esprit. Le samedi soir, avant le coucher, lorsque nous dormions tous
exceptionnellement dans la grande chambre des invités ; après un
début de réflexion un peu avorté, nous avions tous constaté ces
bouleversements. Ce jour tant espéré que l’ensemble de la
communauté attendait avec une impatience remarquée, nous y étions
enfin. Les véhicules mis en ordre de marche, dans lequel vous
connaissez déjà le positionnement de chacun d’eux, pareil à
l’organisation paramilitaire dans les colonnes de déplacement d’une
112
armée, s’apprêtaient à faire route à destination de la nouvelle
villégiature, de laquelle nous étions séparés par une distance
d’approximativement trois-cents kilomètres de l’est à l’ouest. Nous
nous expatrions de nos banales petites vies, l’espace d’environ trois
semaines. La météo capricieuse ne nous épargnait pas : un vent de
nord très agressif s’était levé en fin de matinée. Le ciel semblait fâché
après nous. Était-ce lié aux changements de marées ? Pour ce qui était
du domaine des croyances locales, les anciens loups de mer de la
région savaient prédire le temps par rapport aux mouvements liés au
flux et reflux des marées. Ils étaient aussi en mesure de pouvoir
déterminer quels seraient les impacts des changements climatiques
occasionnés à venir en rapport à ces phénomènes assez récurrents, et
cela exclusivement pour les zones concernées. Il ne pouvait en être
autrement : il aurait fallu se mettre à la place qui était la leur, et
remettre les savoirs en l’état de leurs connaissances en la matière, et
surtout dans le contexte de l’époque. À préciser que de leur temps, il
n’y avait pas de communauté scientifique qui avait la possibilité de
rationaliser objectivement les mouvements des marées. En outre,
dans le domaine du scientifique que nous connaissons aujourd’hui
avec les notions et moyens actuels, on explique cela par des causes
rationnelles. Il paraîtrait qu’il n’y aurait pas de science exacte ! Cette
manifestation est démystifiée par le fait qui résulte de l’attraction
gravitationnelle de la lune et du soleil sur les mers et les océans. Les
grandes marées se produisent à la faveur des facteurs astronomiques
spécifiques (alignement des astres, position particulière sur les
orbites).
— « Au passage, entre nous, allez expliquer ça de but en blanc à
nos vieux têtus, vous ! Ça reviendrait comme qui dirait à leur
expliquer qu’au-delà des océans, il n’y a plus de terre, ma doué
beniguet ! Vous risqueriez de vous faire assommer sur place, et vous
113
n’auriez certainement pas le temps d’en placer une autre de ces
explications saugrenues » le vent avait légèrement faibli, mais en
ayant laissé en contrepartie la place à un vrai déluge, qui s’abattait
maintenant sur nous sans crier gare. Une intermittence de pluies
diluviennes, de trombes de grêle ; et sans transition et contre toute
attente, les éléments s’étaient calmés de la même manière. Ils
laissaient présentement la place à l’alternance d’un ciel de traîne, et
un peu de terrain à de timides éclaircies qui pointaient timidement le
bout du nez, fébriles, entre deux nuages. Ces conditions
météorologiques défavorables mettaient beaucoup en difficulté les
conducteurs qui manquaient d’un peu d’expérience ; non habitués à
lutter contre ces intempéries dans la longueur de telles distances.
Quand on s’évertue à répéter qu’en Bretagne le soleil peut faire son
apparition plusieurs fois dans une même journée, et qu’il n’est pas
rare d’y trouver les quatre saisons dans un laps de temps défini. En ce
qui me concernait, je me régalais stricto sensu, des nouvelles
diversités de toutes sortes que nous étions amenés à rencontrer sur
les abords des routes. Il est vrai que je n’avais jamais posé les pieds à
plus d’une cinquantaine de kilomètres de la maison. Sur notre
passage, j’avais cette impression assez vague qu’ici, les gens étaient
probablement différents quant à leur manière d’être et de se
comporter, un peu comme les extraterrestres des autres planètes.
Une palanquée de questions émanait les une derrière les autres et
dans tous les sens possibles de mon for intérieur. La traversée
jusqu’au département voisin me paraissait être un sacré périple
extrêmement ardu, pour ne pas dire super méga compliqué. L’envie
me pressait enfin d’arriver à bon port, et de découvrir le pays chéri de
Papy. Quatre bonnes heures plus tard, nous garions le convoi dans
une grande cour parsemée de gravillons tout roses, bordée dans
l’ensemble de sa superficie par une belle et grande haie rouge, où
boutonnaient des fleurs de couleur mauve clair en forme
114
d’entonnoirs. L’expression de mon visage en aurait probablement
surpris plus d’un ; l’excitation à la vue d’une telle bâtisse me mettait
dans tous mes états. Ceci se traduisait par des gestes insensés et
désordonnés ; plausiblement l’héritage d’un toc très certainement
acquis de la carte génétique familiale, amplifié dans mes premières
années de vie. Pouvant être perçu en somme, pareillement à l’image
d’un psychotique étant en proie à des bouffées délirantes aiguës ;
classé d’illuminé à l’unanimité d’un jury d’experts en psychiatrie, et
pour lesquels « bon pour l’internement », aurait été la conclusion
médicale. Ce fut un effet de surprise total produit par une réaction
disproportionnée et inattendue face à une telle stupéfaction ; comme
l’aurait été très certainement n’importe quel môme de mon âge. Ce
qui se trouvait juste devant moi, cette grandeur curieuse et
majestueuse que je n’aurais jamais pu imaginer, s’érigeait là comme
un édifice architectural majeur juste pour le plaisir de mes yeux.
C’était juste incroyable.
De ce grand moulin restauré du 15e siècle, et transformé en
habitation, où l’on avait conservé l’esprit originel, on pouvait
distinguer sur son côté gauche une grande roue à pignon de gros
diamètre de l’époque. Dès notre arrivée, son propriétaire en sortit par
une minuscule porte latérale. Un petit bonhomme d’une soixantaine
d’années, ficelé et comprimé comme un saucisson dans ses habits ;
bien rondouillard, avec une grosse tête couverte d’un béret de marin,
comme possèdent les matelots de la marine marchande. Sur cette
affable caboche, deux pommettes proéminentes bien rosées étaient
mises en évidences, contrastées un peu plus bas par une moustache
taillée à l’impériale. À l’image de son portrait, une grosse et grave voix
sonore s’exprimait avec aisance, ce qui lui conférait bien volontiers
l’allure d’un type un peu débonnaire.
— « Tiens mon cher ami, te voilà enfin, viens donc par ici que je
115
t’embrasse, j’ai quelque chose d’intéressant à te montrer, vieille
canaille ! »
C’était l’entrée en matière, que voulez-vous ! Cela laissait penser qu’ils
avaient certainement pas mal de bon vécu à leur actif. Nous eûmes à
peine le temps de nous saluer qu’ils partaient déjà en direction du
grand jardin, bras dessus bras dessous comme deux illustres papys
coutumier des fameux trois cents coups et qui avaient encore
beaucoup d’histoires à se raconter. Ils nous plantaient là comme les
vulgaires figurants d’un film débutant, qui peinait à vouloir captiver
ses spectateurs, dont nous étions aussi nous-mêmes, assis au premier
rang, condamnés à visionner le court métrage que nous n’avions pas
choisi pour ce qu’il était. Ce film, que nous avions sélectionné de
l’intérêt général pour l’attrait de son synopsis, était un peu à l’image
de deux parrains mafieux, qui se devaient de régler leurs petites
affaires juteuses tranquillement, à l’abri des regards indiscrets. C’était
d’une certaine manière comme si plus rien autour ne comptait et
n’avait d’importance à leurs yeux. De la position dans laquelle je me
trouvais, dans le milieu de cette grande cour, j’étais en mesure de les
observer s’éloigner peu à peu vers la serre végétale en contrebas. À la
vue de cet extraordinaire jardin unique en son genre, je m’avançais de
quelques pas ; quand ils venaient tout juste de franchir un petit pont
de pierre de granit rose arqué, joliment bâti dans l’espace idyllique de
cet éden terrestre hors du temps, et dont une large et profonde
rivière venait troubler l’impassible quiétude. Ces deux énergumènes
avaient certainement de quoi alimenter l’écriture d’un roman tout
entier, et peut-être encore d’autres projets en devenir. Lorsque je puis
discerner dans le silence, le bruit strident de deux verres
s’entrechoquant, porté jusqu’à mes oreilles par la légère brise
océanique qui commençait à se lever. Ils ne devaient plus se quitter
du séjour ces deux-là.
116
De l’étage du moulin à eau réhabilité, la bonne femme de l’officier-
marinier apparut par l’ouverture d’une fenêtre. Elle nous invita à
entrer et à prendre possession des chambres qu’elle nous avait
allouées, histoire de nous débarrasser de nous soulager de nos lourds
effets personnels, entassés dans de grosses malles devenues pour le
coup un peu trop encombrantes. Elle nous embrassa vigoureusement
et enlaça Mémère bien tendrement, avec un large sourire sincère qui
démontrait bien des affinités existantes entre elles aussi. Elle nous
pria de prendre place sur les chaises autour d’une grosse et épaisse
table, d’une sacrée longueur, comme celles que l’on pouvait trouver
dans les châteaux, sur laquelle étaient déposés à chaque place
respective les couverts d’un service à café de porcelaine de renom,
exclusivement fabriqué d’une manufacture célèbre de la région.
D’autres grandes assiettes de ce service, disposées dans un ordre
symétrique dans toute la longueur, contenaient toutes sortes de
petites pâtisseries sucrées locales composées de petits palets bretons
au beurre, des galettes sucrées du pays, ainsi que de généreuses parts
de kouign-amann qui sentaient fortement le beurre et le sucre, étant
également les principaux ingrédients de ces préparations. Rien à
redire, l’accueil était des plus chaleureux et des plus prévenants. Nos
hôtes, d’une très agréable compagnie, avaient largement contribué à
la bonne réussite du séjour. Le meilleur moment de la journée, sans
conteste, était le soir, lors des dîners en extérieur, quand la météo du
jour était favorable et le permettait ; installés tous ensemble sur la
grande terrasse qui dominait largement les deux flancs de la proche
vallée en fond de cadre du jardin pittoresque. Entre deux des grands
discours solennels à rallonge des hommes, l’hôtesse, en la personne
de Madeleine, dont la personnalité était un peu plus nuancée, un peu
plus effacée que son cher et tendre ; d’ailleurs ce gouailleur tout en
bagou, nous transportait très aisément lui aussi dans ses histoires
hallucinantes. Notre logeuse, ce petit brin de femme discret, nous
117
avait expliqué de quelle manière elle et son mari exploitaient
commercialement ce petit royaume majestueux, transformé en
chambres d’hôte, activité qui se voulait suffisamment rentable pour
en vivre et quasiment analogue à une retraite additionnelle en
quelque sorte. Mais ce qui nous avait le plus touchés, c’était le fait
qu’ils nous avaient réservé ces trois semaines, s’amputant
potentiellement d’une rentrée d’argent indispensable en haute saison.
Dans ce moment-là, le mot amitié prenait alors tout son sens, et
finissait de nous convaincre sur la réelle bonté foncière de ces
charmantes personnes à qui nous avions affaire. En ce qui me
concernait, j’alternais les activités de jour entre mes loisirs et les
randonnées sauvages avec l’ensemble des séjournant qui se mêlaient
parfaitement les uns aux autres, en agissant ainsi j’étais conscient
d’apporter pleinement ma contribution personnelle au bon
relationnel des individus entre eux. Avec une large préférence quand
même pour la pêche dans la rivière d’André et de Madeleine,
ressentis comme un indispensable relâchement qui me permettait
aussi de me questionner sur la profondeur de l’essence de toute
chose. C’était vraiment merveilleux, moi qui étais un inconditionnel et
un passionné, j’étais à mon affaire. De plus, cet espace fluvial avait la
particularité de ne pas être payant, selon la règle qui stipule que
chaque parcelle de terrain privé traversée par un cours d’eau naturel
autorise la libre jouissance de celui-ci par son propriétaire. Comme un
fait exprès, Jean était un pêcheur à ses heures perdues, ou plutôt un
pêcheur du dimanche, qui possédait une belle collection de cannes,
qu’il entreposait soigneusement dans la réserve, d’où il ne perdait
jamais de vue l’affluent toujours apparent à travers une grande et
longue verrière. Dans la fraîcheur de la nuit tombante, il n’était pas
rare que nous rentrions en intérieur, plus exactement au salon qui
était orienté plein sud, et dans lequel l’accumulation de la chaleur de
l’été était conservée par les pierres extérieures soumises à l’exposition
118
permanente de l’ensoleillement tout au long du jour en été. Dans ce
moment de détente absolu, bien installé confortablement dans des
rocking-chairs en cuir de peau animale, le caractère feutré et apaisant
de ce lieu original nous transportait dans une véritable invitation à la
paresse. Ce salon, qui se voulait représentatif de l’esprit de l’époque
coloniale dans sa décoration, était assez hétérogène dans l’exposition
décorative des objets présents. Ce fumoir faisait aussi office de cave à
vin personnelle qui régalait les initiés de ses fins alcools subtils et
renommés. Les habitués de ces plaisirs se laissaient emporter par les
senteurs envoûtantes des fumées translucides mélangées entre elles
par l’intermédiaire des gros cigares havanais. Notre hébergeur était
aussi un pianiste doué : il interprétait sans difficulté des grands
classiques de jazz dans l’intimité d’une maison d’exception de
campagne, d’où des notes harmonieuses épicées de ragtime
résonnaient dans la nuit noire.
Et quand je pense que j’ai découvert dans la douceur d’une de ces
nuits d’été, la grande blueswoman Ella Fitzgerald à travers son
interprétation magistrale et sublime de « Summertime » au piano, par
la virtuosité instrumentale cet homme assez atypique, tenancier
d’une vie composée de voyages au long cours et aux quatre coins du
globe, et orchestrée par un capitaine de navire de la marine
marchande. Les chambres à l’étage avaient toutes un caractère
personnel ; personnalisées par Madeleine, notre fée du logis
remuante, qui se donnait vraiment beaucoup de mal pour que nos
nuits soient confortables et reposantes. Vraiment, quelle charmante
femme s’était. Mes parents sortaient à la moindre occasion pour aller
rejoindre les amis de Papa. Tout était prétexté à se projeter dans les
mémoires d’une vie passée, laissant libre cours aux envies de chacun,
qui se recréait par le simple fait de se retrouver à nouveau en si
bonne compagnie.
119
Quand un jour sur deux la randonnée n’était pas à l’emploi du temps,
mes frères et mes cousins, a contrario de moi, qui n’appréciaient
guère la marche, semblaient cependant eux aussi prendre du bon
temps au réservoir d’eau du barrage tout proche. Devenu
accessoirement une base de loisir artificielle où avaient été
aménagées des plages de sable fin. On y avait importé du sable des
belles plages finistériennes ; réputé pour être l’un des plus fins de
France, pour rendre ce lieu accessible à tous et pour mettre en avant
les qualités naturelles à travers la biodiversité environnementale du
site, et dans l’intention d’y développer dans cette dynamique des
activités de sports nautiques. L’objectif était tout simplement atteint.
On pouvait le constater par le nombre d’adeptes présents parfois en
surnombre, et dès le petit matin de bonne heure. Après avoir avalé un
copieux petit déjeuner, ils se rendaient tous au club d’aviron, prenant
un vif plaisir à se dégourdir les membres à travers cette pratique
exigeante, qui dans l’état actuel, était avant tout perçu comme un
plaisir.
Pendant ce temps-là, dans l’attente du retour des uns et des autres, je
m’étais mis en tête à mon âge d’avaler l’ensemble de la pléiade de la
comédie humaine balzacienne. L’entreprise s’avérera bien vite
astreignante et irréaliste et avait tout aussi facilement anéanti mes
bonnes volontés. Cette aventure gigantesque du célèbre architecte
littéraire parisien avait été motivée en première intention par la
lecture d’un premier roman d’approche, dont j’étais sorti totalement
subjugué par l’intensité des émotions dont l’auteur avait doté ses
personnages d’exception dans ses écrits, les sentiments des uns et des
autres ressortaient de l’œuvre et percutaient de plein fouet ma
sensibilité. Les débuts d’après-midi de nos apprentis rameurs étaient
consacrés aux révisions scolaires des acquis de l’année passée. Pour
ce faire chacun avait apporté le cahier de vacances correspondant à la
120
prochaine étape d’enseignement à laquelle il aspirait. Au grand dam
de la famille qui essayait par tous les moyens, bon gré mal gré de me
faire entendre raison et de me faire rentrer dans les rangs des voies
impénétrables de la raison, rien n’y faisait : je ne voulais pas
ressembler à un clone dupliqué, bien sous tous rapports. Si ce n’était
pas une corvée, ça y ressemblait fortement ! J’avais bien ramassé
plusieurs fessées au vol durant le séjour, assez bien mérité, je vous
l’accorde, au regard de l’attitude désinvolte dont j’usais avec un malin
plaisir ; mais cependant elles n’avaient eu aucun impact sur moi.
D’une certaine façon, j’étais pleinement conscient des problèmes que
je causais à mon entourage. La fin justifiait en effet les moyens dans
ces circonstances. Dans ces moments-là, je tirais une moue pas
possible et quittais prestement le navire : une sortie royale de
monarque affligé, altier dans l’apparence, la tête haute bien droite
pour rejoindre le dehors, à moi ma liberté chérie !
Les jours se suivaient et s’égrainaient invariablement de la même
manière que le restant de l’année, pourtant j’aurais bien voulu freiner
ce processus par la seule force de mes envies. Au grand dam de mes
espérances, toutes les bonnes choses avaient une fin disait-on, grand
adage classique populaire que tout le monde connaît bien ; cela ne
pouvait être que tellement vrai dans la position qui était la mienne.
Dans ma tête résonnait déjà le carillon annonciateur du retour en
classe. Dure constatation que de faire le bilan très positif des journées
passées dans la chaleur de cet été inhabituellement chaud ! Vivement
l’année prochaine, hein !
121
Chapitre 3ème
Le cours élémentaire 1ère année. 2ème essai
Une nouvelle aspiration
Cette année mes parents lassés de mon attitude nonchalante et
provocatrice paraît-il, ah vraiment, ça, c’était un vrai scoop !, étaient
bien décidés à prendre cette fois leur taureau de fils par ses cornes au
travers de nouveaux moyens pédagogiques extrascolaires qu’ils
comptaient mettre en œuvre le plus rapidement possible. Ils avaient
missionné un professeur agrégé de mathématiques pour prendre en
charge l’ensemble de mes lacunes dans ce domaine, rien que ça !
Encore un autre élément perturbateur qui va s’immiscer dans ma vie
comme un vulgaire ver rentre dans une pomme, quelle avanie !
En plus, j’étais persuadé que ça allait leur coûter bonbon cette affaire-
là ! Rien que pour cette dernière raison, je n’aurais d’autre choix que
de me soumettre à leur volonté. J’avais comme qui dirait, un peu de
pitié pour leurs maigres finances et une épée de Damoclès en
lévitation au-dessus de la tête, prête à être utilisée par le roi des
orfèvres qui n’hésiterait pas un instant à trancher dans le vif à la
moindre mauvaise appréciation. Et comment se débarrasser de cette
maudite chape de plomb qui ne voulait pas céder ? Elle alourdissait
sans cesse mes petites pattes de jeune coq de son poids, charge si
lourde à supporter. Comme si cela ne suffisait pas, en second lieu, ils
m’avaient fixé des objectifs très clairs qui impliquaient une totale
122
adhésion de ma part sous peine de mettre en place de vilaines
sanctions me concernant. Il y en avait pas mal quand même, avec
l’interdiction pure et simple d’accès à la bibliothèque de Papy, et la
liste était loin d’être non exhaustive. Pas d’autre choix, pas d’autres
alternatives : il allait falloir absolument faire profil bas. Au regard de
l’année scolaire catastrophique précédente, mon père s’était
entretenu avec la nouvelle maîtresse qui remplaçait l’abominable
homo sapiens aux méthodes douteuses qui m’avait fait Office
d’instituteur. Il me l’avait quand même bien rendu impossible à vivre
cette année là !, l’ostrogoth ! À l’issue de l’entretien, à chaud, elle lui
avait fait une très bonne impression, au cours de l’entrevue, il lui avait
également fait part des nouvelles dispositions prises à mon égard de
manière à clarifier la position dans laquelle je me trouvais. J’étais à
présent dans une nouvelle classe avec de nouveaux élèves dont les
visages m’étaient inconnus et, instinctivement, je repérais au fur et à
mesure du temps les profils des différentes personnalités des autres
écoliers. En mode d’observation, j’analysais secrètement sans rien
laisser ne paraître d’aucune façon de ce qu’était mon plan. Il s’agissait
surtout de repérer dans un laps de temps assez succinct quelle petite
tête blonde étant susceptible de convenir à mes attentes en termes
de compatibilité ; repérant au passage les plus forts des plus faibles ;
les meilleurs élèves des moins bons. Une hiérarchie informelle et
immédiate s’était mise en place le plus nécessairement du monde
dans mon esprit, une véritable sélection naturelle s’opérait par ce
chasseur de têtes improvisé dont je m’étais attribué la fonction. Une
fois les proies sélectionnées, la problématique se posait sous un autre
angle. Il fallait être stratège, me les mettre dans la poche ces petits
saints pour la plupart de confession catholique, toujours et encore
tributaire des jupons de leurs grenouilles de bénitiers, mais élèves
laïcs des écoles de la République avant tout. Il y avait-il une raison à
cela ? Toujours est-il qu’ils étaient de vrais petits rejetons de bonne
123
famille, bon chic et bon genre, de véritables progénitures made in
Bourgeois bohème avec qui il faudrait bien vite me rabibocher ; et en
tout état de cause avec les meilleurs d’entre eux. Je semais le trouble
dans les esprits et récoltait le meilleur de l’impact psychologique,
c’est-à-dire, les apparences de l’effet de groupe qui se devaient d’être
trompeuses. À titre d’exemple, je devais me fondre dans ledit groupe
pour renforcer le phénomène d’appartenance à celui-ci, usant pour
mener à bien l’entreprise, d’artifices trompeurs destinés à influencer
le jugement de l’autorité. Ici, dans le cas présent, il s’agissait de la
maîtresse qui devait raisonner tel l’écho visuel que je lui renvoyais, de
penser que le fait d’adhérer à un groupe reconnu pour ce qu’il
représentait faisait de moi l’un des membres légitimes de cette
assemblée élitiste. En ce qui nous intéressait, les meilleurs, ceux-là se
reconnaissaient de toutes les manières d’ailleurs. C’est que chaque
entité propre de cet ensemble indissociable adhérait à des valeurs
communes. Dans mon cas, il s’agissait en priorité de la réussite
scolaire par la ruse. Par ce moyen très insidieux, je vous l’accorde,
l’attention de l’autorité se posait ailleurs, sur les perturbateurs, les
indisciplinés ; de vrais écrans de fumée, pour lesquels je ne prendrais
pas parti durant cette nouvelle année ; tout cela me permettrait de
gagner du temps et me vaudrait quelques petits passes droits, ou
traitements de faveur, appelez çà comme vous voudrez ! Mais il
s’agissait surtout de ne pas me faire démasquer dans mon imposture,
d’être reconnu l’élève passable qui avait des objectifs à minima à
honorer avec l’investissement d’un moindre travail, comptant
beaucoup aussi sur une partie de ses acquis pour ne pas perdre pied
cette fois-ci.
— « Je vous entends d’ici, tout ça pour ça ; pourquoi ne pas se
contenter tout simplement de travailler en classe non de non et de
porter son attention une bonne fois pour toutes aux leçons ».
124
Il était maintenant temps de prendre la mesure du caractère de notre
chère nouvelle maîtresse. Cette petite bonne femme à lunettes me
plaisait déjà beaucoup en apparence, jugement précipité, tiré à la va-
vite comme ça, et à l’emporte-pièce je vous l’accorde. Cependant, je
me fiais aussi au ressenti de ce que Papa, notre fin psychologue, avait
décelé en éclaireur durant l’échange lors de l’entretien avec
l’enseignante, car disons-le sans ambiguïté Papa avait une vision très
clairvoyante sur l’aspect des individus et des choses. Ce face à face fut
assez court dans le temps, certes, mais suffisamment long et
enrichissant dans sa pertinence pour se faire une idée d’ordre général.
— « Ce petit oiseau rare là, à une main de fer dans un gant de
velours » avait-il dit.
— « Souvent l’expérience précède les sens, mais ne les trompe
pas » comme à l’habitude, ce qui était bien là ma marque de fabrique,
je disséquais toujours par manie les phrases en cherchant des
explications et des rapports de première signification à chacun des
mots. Pour résumer le personnage par cette première citation de
Bernadotte, ce maréchal d’empire devenu roi, enfin bref pardonnez
moi je m’égare !, ce n’était pas à l’ordre du jour ; le fruit de cette
expression commune relayée pour son aspect historique et très
fortement usitée aujourd’hui, c’en était bien la preuve d’ailleurs,
indique que l’autorité, quoique ferme, pouvait s’exercer soit avec la
douceur, soit avec la fermeté, mais surtout avec l’absence de
contrainte. En revanche qu’avait-il voulu dire par l’expérience ne
trompe pas les sens ? Quelle était la signification de cette dernière ?
Pouvais-je en déduire que probablement le personnage qui nous
intéresse ici en avait sûrement vu d’autres, pour faire simple ? Et
qu’entendait-il par ce petit oiseau rare, et où voulait-il donc encore en
venir ? Là en revanche je n’y trouvais pas d’explication. Tout compte
fait, peu importe, j’étais tout de même bien conscient que la partie
125
allait être très serrée. À l’intérieur de cette classe constituée de
grands volumes, sur les murs étaient apposées des affiches
représentant des animaux, un loup, des canards, et un gros chat gris
tigré et, en plein centre, un petit garçon qui devait à peine avoir mon
âge, guère plus je pense. Ce gamin, qui portait une casquette à visière,
en apparence de coton de chine, d’une autre époque, semblait être le
héros de cette illustration sans nom. Le décor scénographique autour,
était représenté par un chalet de bois ceint de conifères ou plus
justement d’épicéas, ombrageant de leur verticalité sublime, un petit
étang assez large et peu profond, au-dessous.
Des portées musicales composées de notes juxtaposées toisaient ces
personnages sur les bords des affichettes, et donnaient une
dimension mélodieuse à l’ensemble. Il y avait là aussi par dizaines, des
créations manuelles représentants des chats fabriqués avec des fils de
laine multicolores, tressés, enroulés et collés sur un bout de carton,
avec deux boutons de couture fantaisiste qui faisaient office d’yeux.
Cette exposition créatrice infantile était visible au fond de la classe, à
côté d’une charmante petite bibliothèque à hauteur d’enfants, sur
une table d’appoint, tout bonnement composée d’un long et large
socle en bois ; déposé sur deux simples tréteaux de fortune, qui
servaient de pieds et stabilisaient entièrement l’ensemble du
dispositif rudimentaire. Je ne saurais l’expliquer par de simples mots,
mais l’ambiance tout autour de moi me fascinait. Je me sentais
relativement bien, et surtout apaisé dans cette atmosphère. Les
méthodes pédagogiques étaient très motivantes et très facilement
assimilables, différentes de par leur contenu et leur approche. Chaque
leçon s’inscrivait dans un système judicieux qui incluait
systématiquement l’explication suivie de l’illustration visuelle
correspondante. La restitution d’un bon travail personnel était
maintenant systématiquement rétribuée d’une image, et basée sur le
126
principe d’intérêt de travail-récompense. La maîtresse avait en sa
possession des séries d’images à visée éducative. Il y avait plusieurs
thèmes : cela allait des animaux avec en dessous des commentaires
s’y référant à propos de l’habitat et du mode de vie de l’animal, aux
plantes et fleurs, avec les différents détails de leur composition. Ce
système de récompense me convenait à merveille. J’étais pris d’un
intérêt soudain à vouloir obtenir coûte que coûte ces belles images
qui ponctuaient la subtile liturgie de la gratification scolaire. Le travail
n’était plus qu’une condition de moyens pour parvenir à un objectif,
l’obtention d’un trésor qui excitait l’intérêt. Chaque journée d’école
passante devenait la possibilité de l’obtention de l’objet de mes
convoitises. Je m’exécutais à la tâche avec une énergie inégalée. Ce
nouvel engouement me valut bien vite la reconnaissance de devenir
le grand collectionneur officiel de la classe, titre flatteur qui faisait
tant plaisir à mon entourage. Comme par magie, ma bête noire fût
domptée assez rapidement, ce qui eut pour effet de congédier mon
cher Einstein que je trouvais d’une certaine manière très sympathique
au début, mais assez rébarbatif dans ces explications à rallonge qui
auraient été plus utiles à un élève de math spé. Par-dessus tout, le
timbre de sa voix soporifique à l’extrême avait au moins le mérite de
vous mettre en condition d’endormissement juste avant d’aller vous
coucher. Réflexion faite, il était forcément dans cette logique qui
voulait logiquement démontrer à l’infini les rapports non probables
qui ponctuent toujours un même résultat. J’eus une autre révélation
en lien avec les affichettes dont je vous parlais précédemment. Elles
représentaient les personnages de Pierre et le loup dans le célèbre
conte du compositeur russe Serguei Prokofiev. Cette histoire musicale
était destinée aux enfants, et mettait en scène Pierre, un jeune garçon
évoluant dans les immenses forêts de Russie et habitant avec son
grand-père dans une isba. Un jour, il oublia de refermer la porte du
jardin. Un canard un peu trop téméraire profita de cette belle
127
occasion pour aller se dégourdir les pattes et barboter dans la marre
la plus proche. Il se querella avec un autre oiseau lorsqu’un chat alerté
par le bruit de tout ce remue-ménage approcha et tenta de tuer le
canard. Pierre, qui observait cette étrange scène du dehors par la
fenêtre, sortit immédiatement et se mit à crier à tue-tête. Alerté, le
palmipède prit son envol et se réfugia dans un arbre. Le grand-père,
réveillé, était un peu fâché par cette mésaventure, et plus
particulièrement par l’étourderie de Pierre. Il ramena manu militari le
petit garçonnet dans la maison de bois par la force, car si le loup s’en
était aperçu, nous n’aurions pas donnés cher de sa peau et cela aurait
été une belle aubaine pour ce mangeur d’hommes. Et par un étrange
hasard, voilà notre grand méchant animal qui sortait justement du
bois, alerté à son tour par l’étrange zizanie qui résonnait au milieu de
ces gigantesques forêts. Pendant ce temps, le chat certainement très
affamé, n’était pas décidé à laisser sur place un si beau met de choix
et, voyant le loup approcher, il grimpa ni une ni deux lui aussi dans
l’arbre. Le pauvre canard maintenant apeuré à la vue de ces deux
chasseurs perdit ses moyens et tomba de la branche sur laquelle il
était perché. Il n’avait pas eu le temps de toucher le sol qu’il finissait
déjà dans la gueule du prédateur féroce. Pierre, ce petit garçon au
grand cœur et courageux persévéra, et sortit de nouveau, bravant au
passage l’interdiction du vieux, qui à présent dormait bien
profondément. Armé d’une corde enroulée autour de ses épaules, il
escalada le mur du jardin, grimpa rapidement dans l’arbre attenant,
car à ce moment précis de l’histoire l’ancien, par précaution, avait
fermé la porte à clé. Il demanda à l’oiseau survivant de faire diversion
sur le loup, histoire de détourner son attention. Il fabriqua un nœud
coulant avec la corde et finit par attraper le tueur par la queue. Des
chasseurs que le destin avait dirigés vers eux s’apprêtaient à mettre
l’animal en joug et à l’abattre, mais Pierre les arrêta net dans leur
élan. Maintenant c’était un gibier de potence qu’ils allaient exhiber à
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la foire du village dans une marche triomphale. Cela ferait son effet
sur les foules et ils se verraient décerner les honneurs à la hauteur de
leur exploit dans une liesse collective immesurable, et l’on se
souviendrait de cette fameuse journée encore pour bien longtemps.
Ce chef-d’œuvre didactique admirablement accompli avait pour but
de nous familiariser aux sonorités musicales, et d’éveiller l’enfant à la
culture de la musique. Tandis que le narrateur parle, l’orchestre use
d’intermèdes musicaux ; au cours desquels les différents
protagonistes sont interprétés par des instruments.
Chaque soir avant de quitter l’école, assis en ronde dans la
bibliothèque, le livre de l’histoire sur les genoux ; la maîtresse nous
passait une séquence différente au moyen d’un lecteur de cassettes
audio. Elle stoppait la bande du son au moment qu’elle jugeait
important et nous demandait de lire ensemble le passage qui venait
de défiler avant de nous questionner sur les types d’instruments qui
venaient d’être utilisés.
Dans la cour, je laissais les jeux de billes aux plus petits, car il faut bien
le dire, mes aspirations avaient évolué et j’avais opté désormais pour
les échanges d’images et les autres jeux populaires, des trucs de
grands, quoi !
Les sentiments et la ferme pédagogique
Aphrodite, cette déesse iconographique de l’amour et de la sexualité,
idolâtrée dans la mythologie grecque, avait jeté ses charmes en plein
cœur du petit être mortel de mon inéluctable condition, de cette
entité terrestre encore tout innocente en matière de sentiments
amoureux. C’était un secret bien gardé de Sphinx, le messager de
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pierre, muet pour l’éternité. La nouvelle élue, était en effet aussi belle
peut-être même effectivement davantage que celle qui avait
chamboulé l’intégralité de mon être jusqu’à l’extrémité de mes
membres, phalanges, tarses, métatarses, ongles, et, ou en étais-je ?
– « Mais enfin, voyons, que m’arrive-t-il ? Pourquoi je vous
raconte tout ça moi ? Çà n’a pas d’importance, non ? Pardonnez-moi
je vous prie, pour cet emportement un peu excessif. »
— « Souvenez-vous, durant l’été de mes sept ans, lors de mon
premier coup de foudre ; de ce vrai courant d’air existentiel ! »
Celle-ci avait pas mal de qualités, elle n’avait rien à envier à la
première : belle, gentille, plus tous les qualificatifs positifs possibles,
et même les meilleurs superlatifs existants ne suffiraient pas à eux
seuls à la définir telle qu’elle m’apparaissait, et surtout comme elle
était. Cette charmante gamine, qui habitait la campagne
environnante, et plus exactement dans une ferme un peu excentrée,
m’aimait un peu, je crois, mais pas comme les grands, je le conçois
assez aisément malheureusement. Je n’étais pas très sûr de ses
projets à mon encontre, par contre une chose était évidente : en
amitié nous étions inséparables. Elle appréciait mon humour en
général, elle riait souvent de mes sorties pas toujours très
conventionnelles, je le savais. Alors je m’enfonçais dans la brèche
ouverte et redoublais d’inventivité pour que tout devienne matière à
plaisanterie. Je pensais lire en elle comme dans un livre ouvert sans
qu’elle ne s’en aperçoive, pour la raison bien simple qu’elle devrait
revoir assez rapidement la nature de ses considérations me
concernant. Là encore rien n’y changea. C’était ainsi, je devrais me
contenter de la simple affection qu’elle avait pour moi. Au début,
c’était relativement compliqué, puis finalement je me rendais à
l’évidence : je l’aimais réciproquement autant dans cette
configuration. À la demande expresse et insistante de Delphine à ses
130
parents, qui finirent par accepter ses requêtes, ils acceptèrent de
m’inviter quelques mercredis après-midi dans leur ferme
pédagogique. Je voyais là l’occasion de combler mes lacunes en ce qui
concernait mes connaissances de base sur le monde agricole et
l’élevage en général, il était question ici de deux aspects énigmatiques
qui m’étaient en partie étrangers. Parfois, il est bon d’ouvrir les yeux
et de reconsidérer ses jugements et ses certitudes, et d’aller au-
devant de ce que nous ne connaissons pas pour nous faire une idée
un peu plus précise de ce que sont réellement les mystères de cette
vie. Quitter sciemment quelque temps le confort d’une vie aseptisée
de son pavillon de quartier et d’aller à l’encontre de notre ignorance
pour faire connaissance avec le monde tel qu’il est. Mes aprioris
furent bien vite dissipés sur ces interprétations totalement erronées
en ce qui concerne le milieu insalubre, dans lequel j’imaginais un sol
recouvert de boue ; d’immondices en tous genres et plus
particulièrement exposés aux excréments des animaux de ferme, qu’il
faudrait éviter à tout prix de s’enfoncer les semelles en sautant à
cloche-pied. Rien que de penser à l’air ambiant vicié, d’où devaient
s’exhaler des odeurs pestilentielles et nauséabondes, mon estomac se
retournait déjà sur place. Et pourtant ici, la réalité en était tout autre.
La première fois où j’y avais mis les pieds, je n’en croyais pas mes
yeux. C’était extraordinaire : j’avais cependant nettement ressenti un
malaise, c’était tout aussi viscéral que mon idée générale quant à ma
conception initiale, et peut-être aussi par respect pour ces gens que je
ne connaissais pas non plus. L’endroit était parfaitement bien tenu. Il y
avait plusieurs bâtiments de corps de ferme très bien rénovés et
entretenus. À l’intérieur étaient proposées des thématiques sur
chaque espèce animale, et le visiteur avait la possibilité de les voir
évoluer naturellement dans des enclos adaptés à la morphologie de
chacune des espèces. Les animaux évoluaient en toute liberté dans
leur habitat bien reconstitué et, à l’entrée de chaque bâtisse, une
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borne munie d’un écriteau explicatif renseignait sur la particularité
des locataires de ces lieux. De mes pieds, à la moindre occasion qui se
présentait après l’école, j’aimais dès lors fouler le sol sacré de cette
terre sainte que je considérais dorénavant comme une véritable arche
de Noé tellurique à ciel ouvert. J’étais à la fois ravi et un des témoins
privilégiés du travail qui avait été accompli ici, par ces hommes et
femmes de la terre nourricière. Dans le premier refuge, les lapins
impassibles mâchaient inlassablement des racines de végétaux. Ces
gentilles créatures vous observaient stupidement de côté comme elles
le font toutes jamais de face, et pour quelle raison ? Il aurait fallu
poser la question à Dame nature. Elle le savait très certainement. À la
moindre brusquerie maladroite à votre initiative, le rongeur dérangé
s’effrayait et se faufilait dans son casier à la hâte en bondissant
lestement sur ses pattes arrière. À quelques encablures de là, votre
ouïe était mise à dure épreuve et en alerte par un incroyable tapage
sonore ; votre regard s’émerveillait de l’apparition d’une grande
pataugeoire attenante à la basse-cour, faisant la joie des petits et des
grands qui étaient légion ces mercredis de période scolaire. Ils
s’amusaient des volatiles qui acceptaient bien volontiers les croûtes
de pain dur dont ils amenaient les restes dans des sacs ; en projetant
des miettes par-dessus le grillage qui servait d’assurance vie à tout ce
petit peuple ailé des renards affamés. Ces oiseaux devenus foldingues
par tant de délices picoraient les quignons comme des aliénés. Les
oies et les jars cendrés déambulaient toujours par paires. Ils
observaient attentivement le reste des individus de la ménagerie
sédentaire, se déplaçant la tête haute. Ces anatidés à grosses pattes
palmées semblaient snober de leurs longs cous les curieux attroupés.
L’apparat des coloris du plumage gris tapissé de toutes parts et les
milliers de pointillés blancs des pintades en faisaient toujours les plus
coquettes de la volière géante. Ces galliformes capricieux à la crête
cornée qui couvrait la base du crâne et ses barbillons violets
132
donnaient une apparence farouche à la foule nombreuse d’un jour.
Les caquètements des canards dépassaient de loin ceux des pigeons
et des poules. Des coqs altiers et méfiants se tenaient bien droits et
ne perdaient pas de vue leurs protégées. Lorsque certaines
imprudentes avaient la mauvaise idée de s’aventurer hors du territoire
de la couvée et d’un peu trop près d’un autre prétendant qui se
voulait lui aussi trop prévenant, s’ensuivait alors une prise de bec par
ces deux ego démesurés, d’où s’éparpillaient en plein vol et dans
l’espace quelques plumes arrachées au hasard dans la bataille par de
puissants ergots. Certaines poules accompagnées de poussins, les
suivants en file indienne s’affairaient à retourner et à gratter le sol à
l’aide de leurs pattes expertes à la recherche des vers de terre, elles
picoraient dans les touffes d’herbes éparpillées confusément dans
l’enclos. Des chats domestiques, certains au pelage tout blanc,
d’autres à la robe marbrée et blanche, à l’évidence d’une même
fratrie, ne semblaient ne pas craindre la présence humaine, ils se
frottaient avec sérénité et à tour de rôle mielleusement autour des
jambes des badauds et ronronnaient comme des locomotives dans
l’espoir d’obtenir des caresses ou une bonne grâce alimentaire dans le
meilleur des cas.
Par un sentier forestier étroit, derrière une étable, vous aviez la
possibilité d’accéder sans trop de difficulté à la cabane des ânes.
Ceux-ci vous observaient d’un air triste dans leur immense prairie.
L’un s’appelait Acacia, certainement la femelle, l’autre Apollon le Don
Juan de madame.
Tout ce petit zoo du monde rural coulait des jours heureux rendus
possibles par les bons soins de leur propriétaire, qui les choyait avec
beaucoup d’amour et de respect. À la fin de la visite, libre choix à vous
de vous en aller ou bien d’accéder à une petite échoppe décorée et à
l’effigie des petits protégés de l’exploitation. À l’intérieur, il vous était
133
proposé une large gamme de produits fermiers à la vente, présentés
sur ses étals rustiques où ils étaient parfaitement disposés, et tous les
produits crémiers, du fromage en grande majorité, du lait, des œufs,
et d’autres spécialités fermières de terroir.
Une autre fois, j’eus l’occasion de jouer avec elle dans sa grande
maison en pierre, munie de larges et longues baies vitrées, présentes
sur les quatre faces de cette bâtisse rectangulaire. Elles donnaient
toutes sur un point de vue remarquable à l’extérieur et sur
l’immensité du domaine. Cette belle demeure d’une conception assez
originale alliait son origine traditionnelle à une empreinte de
modernité revisitée. Géographiquement, elle se trouvait établie sur
les hauts plateaux costarmoricains et se dégageait ainsi visuellement
de tout obstacle naturel, rien que pour le plaisir des yeux par la
contemplation des paysages environnants sur les plaines à l’infini.
Nous avions confectionné durant une journée entière des
déguisements pour le carnaval de l’école publique réalisés dans une
des créations les plus rudimentaires qui soient, avec l’emploi
principalement d’un paquet de lessive qui formait le corps, dans
lequel nous avions percé trois trous : un grand sur la partie haute pour
passer la tête, deux moyens sur les flancs de la boîte pour les bras. Ce
costume de fortune nous avait été imposé dans le cadre scolaire pour
un souci d’uniformité d’ensemble. Seuls les décors de l’habillage
étaient libres de choix, ainsi que les accessoires de finition. Delphine
et moi avions opté pour le garnissage du corps avec l’utilisation de
plumes collées. À cet effet, nous nous étions donné rendez-vous dans
les couvoirs des volatiles, où il ne fut pas bien long et difficile d’en
collecter le nombre qu’il fallut pour bien tapisser le harnachement
carnavalesque. Nous étions devenus pour l’occasion de gros oiseaux
sur patte, sans oublier le reste de la panoplie du parfait volatile : un
masque avec un bec.
134
Une nouvelle année, au contraire des précédentes, pleine de réussite
venait de s’écouler. J’avais fait honneur à mes parents, et avais
pleinement atteint les objectifs que nous nous étions fixés d’un accord
commun, ce qui confirmait pleinement mon aptitude à accéder au
cours élémentaire du deuxième degré. Je démontrais ainsi, sans
intention réelle de ma part, malgré le déploiement de grands renforts
de roublardises finement élaborés dans les premiers temps que je
m’étais apprêté à mettre à exécution ; de quelles étaient réellement
mes capacités avec l’ajout d’un peu de bonne volonté. Cette cuvée
était d’une saveur particulière. Ce fut un cru exceptionnel, il faut bien
le dire. J’en étais quand même un peu fier, car j’avais été fortement
attendu aux évaluations trimestrielles, ces rendez-vous clés que vous
n’aviez pas intérêt à ne pas honorer.
vacances estivales et questions métaphysiques
Le ciel était au beau fixe, laissant présager l’arrivée prochaine de l’été
et avec lui la chaleur qui influencerait les migrations saisonnières des
hommes. Pour certains d’entre eux, ils aspireraient à la détente et au
repos et pour les autres au dépaysement et à la découverte de
d’autres contrées, ô combien nombreuses que comporte l’univers.
Moi, je ne savais pas encore si nous allions réitérer la même
expérience que l’été dernier, ou bien si nous retournerions dans notre
jardin secret de prédilection au bord de la mer.
Je le sus bien rapidement. La réponse était celle de l’ordinaire. Tonton
Gwénael était détenteur d’un permis bateau depuis peu, chose dont
je n’avais pas eu vent jusqu’ici. De plus, ses frères, mon autre oncle et
mon père avaient investi avec lui dans un bateau équipé d’un moteur
à coque semi-rigide avec, cerise sur le gâteau, une cabine de pilotage
intégrée à son bord. Il était donc naturellement question de pêche
cette année. Les vacances allaient être beaucoup orientées dans ce
135
sens, ce qui n’était pas non plus pour me déplaire, pourquoi pas après
tout ? Par contre, mes cousins ne seraient pas de la partie ; ils avaient
eu l’opportunité d’intégrer une colonie de vacances dans le Morbihan,
du côté de Carnac. Ils avaient opté, je crois, pour un séjour à
dominante de la pratique des sports nautiques en général. Ils en
avaient eu un avant-goût durant les vacances d’été l’année dernière
dans le Finistère, au lac, près de chez André et Madeleine et voulurent
certainement réitérer une expérience probante.
Mes frères et moi avions nous aussi beaucoup insisté pour les
accompagner, mais nous nous devions comme disait maman,
d’adapter nos dépenses à nos ressources, et en l’occurrence, celles-ci
ne nous permettaient pas beaucoup de largesses en l’état. Nous
fûmes assez déçus pour le coup, mais conscients de cette nécessité de
prendre en compte les priorités du moment.
Ces petites contrariétés furent bien vite oubliées par les retrouvailles
avec nos petits jeux habituels, où nous prenions toujours un certain
plaisir, lesquels vous savez bien d’ailleurs. Ces grandes vacances
s’ébauchaient sous le signe du farniente. Cependant il y avait une
ombre de taille à cette ébauche : elles avaient un petit goût amer et
avaient laissé un drôle d’arrière-gout au passé quand mon regard se
portait sur la maison de cette jeune fille, qui n’existait à présent que
dans mes souvenirs, avec cette sensation cruelle d’une future
rencontre amoureuse inachevée. Comme prévu, nos journées se
déroulaient toujours ou presque de la même manière : la pêche en
mer, qui m’avait bien captivé dans les premiers jours par le nouvel
intérêt pour cet engin puissant qui nous permettaient de nous rendre
sur des zones poissonneuses en un rien de temps avec une rapidité
inouïe devenait un peu rengaine en milieu de séjour par la nature de
ses automatismes, et par l’absence d’effet de surprise. Les jours
suivants, certains avaient décelé de l’ennui chez moi. Ainsi l’on m’avait
136
mis à contribution au jardin avec les adultes dans le but insensé de
m’initier au jardinage. Dans ce petit lopin de terre derrière les
cabanes, bordée et abritée par une très grande et haute haie de
lauriers palmes, poussaient par centaines, peut-être même, par
milliers une abondante et nombreuse variété de légumes
hétérogènes. Chaque emplacement que comportait ce potager géant
était délimité par de profonds petits sillons, creusés par un instrument
habile et précis de la propre main de ces férus d’horticulture. Par le
manque d’ardeur que je mettais à la bonne exécution des tâches, je
devenais inéluctablement la déception du groupe qui ne masquait pas
non plus son désenchantement d’avoir recruté un tel aspirant en
herbe qui n’avait pas la main verte. Il s’avéra dans l’esprit de chacun
que je faisais un très mauvais maraîcher. Entre nous, je n’avais pas
beaucoup réellement d’intérêt pour ce que je considérais être une
corvée, et ne me souciais guère de ce passe-temps qui n’avait à mon
sens qu’un seul intérêt digne de ce nom : le simple mérite de venir
garnir les assiettes de poissons fraîchement cuisinés par nos pêcheurs
estivants. En y réfléchissant bien, je n’avais pas bien saisi le bénéfice
que l’on pouvait en retirer à s’y consacrer pour certains une grande
partie de la journée sous une chaleur accablante parfois. Pour
conclure, et ne plus avoir à me justifier, je dirais que je trouvais cela
extrêmement ennuyeux, fin de la parenthèse.
Le temps, cette invariable donnée universelle, à la fois féconde de vie
et épuratrice de toutes les essences des êtres, ne me manquait pas. Il
fallait être imaginatif et donner un sens occupationnel à ce sablier
inaltérable. À son échelle, qu’est-ce qui avait le temps de réellement
prendre conscience de son « soi » ou l’intelligence d’avoir « été » dans
cette infinité immesurable ? Chaque petit grain écoulé était égal lui
aussi à une durée sans fin. Les heures s’égrainaient ainsi, certains
jours de cet été-là, je laissais beaucoup libre court à l’oisiveté qui me
137
caractérisait tant et aussi bien d’une manière générale. Je me réfugiais
par moments dans la solitude qui s’avérait être une solide alliée de
choix finalement, et une véritable porte d’entrée principale de l’accès
à la réflexion sur nos rapports avec ce monde. Un rempart imaginaire
avec le domaine d’un univers immatériellement illusoire ; dans ce
vaste territoire de pleine conscience. Votre humble serviteur, votre
âme pouvait vous interdire le passage à des zones de non-droit,
fermées à clé depuis votre première respiration de nourrisson, voyez-
y là une gardienne invisible des secrets liés aux traumatismes non
mesurables et non intentionnels subis sans le savoir dans le ventre de
votre matrice procréatrice, cette pourvoyeuse de vie dans les lumières
de l’immensité terrestre.
J’entrais donc avec entrain dans ce temple suggestif, et méditais sur
moi-même. Ce qui au départ était un peu une sorte de jeu du hasard
devint une habitude dans laquelle j’aimais à me réfugier pour y
exercer une véritable introspection de mon âme. Dans cette
enveloppe charnelle si commune au monde des hommes se trouvait
ma cathédrale intérieure.
De temps à autre, j’accompagnais mes frères jumeaux, mes cadets à la
plage. Je les observais jouer dans le sable comme les deux gosses un
peu puérils qu’ils étaient. À dix ans, ils fabriqueraient encore des
châteaux de sable, était-ce normal ? Je commençais sérieusement à
me poser des questions sur les rapports des individus entre eux, et
leurs idées sur les accointances avec leur environnement. Des
interrogations de l’ordre de l’existentialisme et de la métaphysique
s’immisçaient dans mes pensées. Après tout, moi, l’autre gosse, l’aîné
de la portée, étais-je vraiment normal ? Un enfant, ça fabrique des
citadelles de sable jusqu’à quel âge ? Personne ne le sait vraiment
dans l’absolu.
— « Et vous, vous autres mes lecteurs, qu’en pensez-vous de
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cette histoire-là ? En faisiez-vous autant à nos âges ? Vous n’en savez
peut-être rien non plus ? Ou n’en avez-vous qu’une vague idée ? »
La kermesse des chasseurs
Vers la fin août avait lieu aussi l’incontournable kermesse des
chasseurs, ce rendez-vous insolite de la plus haute importance aux
yeux de mon cher paternel. Dans un hameau de mille habitants,
c’était l’attraction phare de l’année, cette fête fédératrice demandait
beaucoup d’exigences en matière de disponibilité de chacun des
sociétaires obligatoirement détenteurs d’une carte de chasse. Cela
n’était pas une mince affaire en termes de préparatif. Nous n’étions
jamais suffisamment nombreux pour aider à la bonne implantation
des différents stands que contiendrait difficilement ce grand pré de
verdure par manque d’espace, et c’était d’autant plus vrai pour la
participation à l’achat des denrées alimentaires, des hectolitres de
boissons à profusion et le volume embarrassant de l’ensemble des
lots qui seraient distribués aux heureux gagnants des différents
concours qui y étaient organisés à l’occasion chaque année. C’était
notre royaume de jeu, un vrai défouloir, qui accueillait pour ainsi dire,
la majorité du village, le point de ralliement idéal d’une centaine de
mômes qui foulaient ce grand espace de leurs galoches toutes
crottées de monticules de terre. Le speaker ouvrait les festivités, sa
voix résonnait et faisait écho, transportée par les courants d’air qui
diffusaient ses paroles à des kilomètres à la ronde, un peu comme les
annonces de celles des haut-parleurs hurlants des véhicules
burlesques faisant de la réclame pour les cirques ambulants. Dès
potron-minet, la journée débutait par les jeux traditionnels : la pêche
à la ligne, les casse-bouteilles, les casse-boîtes. Sur de hautes et larges
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charrettes de bois, aménagées en scènes de fortune, des loteries
improvisées en plein air étaient organisées. Cette sorte de tombola
hasardeuse soumise aux probabilités était fabriquée à partir d’une
roue de cyclomoteur munie de vulgaires clous et d’une réglette. Tous
les badauds s’agglutinaient dans un vacarme assourdissant devant ce
cercle de la chance susceptible de s’arrêter sur un chiffre de la plus
grande des incertitudes et qui désignerait sur l’instant l’heureux
chanceux propriétaire d’un ticket avec le numéro gagnant inscrit
dessus, acheté quelques minutes avant le tirage. Moyennant quelques
francs de l’époque à l’effigie de Marianne, vous pouviez repartir sous
le bras avec des pintades et des poulets aux deux pattes attachées par
des ficelles pour éviter d’éventuels désagréments ; ou alors selon la
disponibilité des lots restants avec du vin et des cigarettes, cela était à
votre bonne convenance. Du début d’après-midi jusqu’à tard dans la
soirée, ce loto de plein air proposait un tirage tous les quarts d’heure
et venait ponctuer le rythme des autres stands de foire par le biais
d’un animateur amateur zélé. L’annonceur novice, bien souvent trié
sur le volet, criait la plupart du temps plus fort qu’il ne parlait, quand
il ne se contentait pas de tousser et de postillonner dans le micro. Il
en laissait de l’énergie celui-là ! Il distribuait en permanence de la
réclame, laquelle se dégageait des amplificateurs nichés dans des
arbres, et que reliaient tel un sac de nœuds des câbles électriques.
Parallèlement des déflagrations aux rythmes de quatre coups toutes
les deux minutes perçaient l’air chaud de cette après-midi aoutienne.
De véritables chasseurs en tenue de camouflage s’adonnaient au ball-
trap, tandis que d’autres curieux venaient se mesurer à ces types plus
expérimentés, par fierté masculine, et pour exercer par la même
occasion leurs réflexes. La finalité de cette activité payante consistait à
abattre des objets projetés en plein vol, avec deux coups possibles
tirés d’un fusil de chasse. La plupart du temps, il s’agissait de disques
en argile, que des plombs brisaient en mille morceaux sans difficulté à
140
l’impact. Mais rassurez-vous, il n’y avait pas que des tireurs d’élite sur
ce stand, loin de là, au vu du nombre d’objets que nous récupérions
intacts les jours suivants lors des nettoyages des zones aux alentours.
Des buvettes servaient en continu, tout au long du jour, des grillades
et des frites, et surtout des boissons rafraîchissantes tant que vous en
vouliez. L’un de mes oncles avait été assigné d’office au service de
l’une d’elles. C’était pour moi un avantage en nature considérable : le
nombre de fois quand la chaleur devenait oppressante, ou il m’avait
servi à plusieurs reprises, et sous le manteau, un de ces petits verres
de limonade avec une rondelle de citron vert, qui rafraîchissait tant
ma gorge bien sèche. Posé là devant moi sur le rebord des planches
de bois cirées, souillées de liquide, qui sentaient à plein nez l’odeur
aigrelette de ce tord-boyaux de raisin transformé en vin de mauvaise
qualité. Le liquide douceâtre était une bénédiction et le bienvenu
après m’être dépensé des heures durant à courir dans ce champ
animé d’un jour.
Mais bien souvent, nos imprévisibles limonadiers consommaient
autant d’alcool qu’ils n’en vendaient ; par la seule répétition des
tournées avalées dans ces moments heureux de franche camaraderie
avec les copains. Ayant tous répondu présents à l’appel, ils finissaient
tous dans la majeure partie des cas leur service dans des états
d’ébriété avancés.
— « Si vous me le permettez, et si vous le voulez bien, j’aimerais
vous faire part d’une petite mésaventure qui vous fera très
certainement son petit effet par la nature de sa risibilité » l’un d’entre
eux, cuisinier de métier, que l’on surnommait plus populairement
« Cuistot » et dont les services culinaires étaient fortement appréciés
jusqu’ici et depuis les débuts ; figure incontournable et participative
des animations locales, pas toujours favorablement connu ces
derniers temps de tous par son comportement un peu douteux
141
parfois, était ce jour-là à la manœuvre. Il avait la lourde responsabilité
de la rôtisserie. Il y avait là de la cochonnaille à tous les menus et à
toutes les sauces. Complètement éméché depuis un bon bout de
temps déjà, il faisait à ce moment présent lui aussi honneur à son aloi,
et pour une raison indéterminée et que seul lui connaissait, il prit la
responsabilité de rentrer les barbecues géants avec l’assistance de
deux ou trois fûts sur patte en état de cuvaison manifeste. Ils
déplacèrent manu militari ces grills du mieux qu’ils purent, mais la
chance que connaissent les ivrognes les quitta et malheureusement,
l’un des quatre pieds céda sous le poids de l’objet qui se renversa
lourdement et avec fracas sur le sol garni d’herbes sèches. Sur
lesquelles les charbons ardents dispersés en nombre enflammèrent
instantanément la cuisine de campagne. Le feu se propagea aux toiles
sur le dessus du mastroquet de campagne. Nous avions affaire dans le
moment à un grand brasier qui se consuma lentement jusqu’au bout
de la nuit, car ni les seaux d’eau et ni les bonnes volontés ne purent
contenir l’incendie. Inutile de vous dire que les années suivantes, le
responsable, ce trouble-fête, c’était le cas de le dire n’était plus du
tout le bienvenu dans l’organisation. Rassurez-vous !, ce fut le seul cas
majeur de déconvenue qui fut recensé dans les mémoires de cette
kermesse. Il y avait bien un peu de rififi le soir lors des bals
champêtres qui clôturaient les réjouissances ; engendré par quelques
ivrognes notoires complètement saouls qui mettaient un peu
d’ambiance supplémentaire à notre soirée western. Quand j’y repense
et en y réfléchissant d’un peu plus près, il s’avérait qu’ils étaient
souvent relativement en nombre. Nous aussi d’une certaine manière
étions aussi des perturbateurs, tiens, parlons-en un peu justement !
Moi et quelques chenapans avions de la suite dans les idées et nous
découvrions par un hasard que nous qualifierons de fortuit, la cache
des bouteilles de soda. Pendant que les gens chantaient et dansaient
dans la frénésie des chansons des années quatre-vingt, derrière l’un
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des baraquements improvisés coulait la rivière, la même que celle qui
traversait notre petit bois dont vous savez l’existence, et figurez-vous
que se tenaient à cet endroit précis à l’abri des regards, par centaines,
les divins nectars ! Ils reposaient sagement sans un bruit au fond du
courant par environ un mètre de fond dans la pénombre, où les
bouteilles étaient attachées une par une par le goulot à une cordelle,
lacée à l’autre extrémité autour d’un pieu. Je vous laisse imaginer la
suite, rien que du bonheur ! Malheureusement, le pot aux roses fut
découvert bien assez vite par le type responsable du comptoir. Après
nous être respectablement bien rincé le gosier aux frais de cette
société, dans ce genre de situation favorable aux excès, nous n’eûmes
pas suffisamment de loisirs pour en emporter quelques-unes avec
nous. Notre discrétion laissait à désirer, le gargotier ayant observé des
va-et-vient assez soutenus et incessants toute une bonne partie de la
soirée et dans la direction des fioles sucrées qui se rafraîchissaient
sereinement dans l’eau froide, était intervenu pour faire cesser le
petit manège. Pris sur le fait, la main dans l’eau dirions-nous, et bien
contents de nous en sortir à si bon compte, loin du bruit de la foule et
de la musique qui transperçait les tympans et qui continuait à faire
siffler les oreilles, nous décidâmes, les copains de l’école et les
connaissances d’un jour, d’aller nous coucher sur la partie haute des
« roundballers » de foin. Un autre spectacle se jouait à cet instant
même sous nos yeux dans le firmament : nous étions en extase et en
admiration devant les furtifs passages des étoiles filantes qui
traversaient le ciel d’une extrémité à l’autre, d’un trait lumineux, dans
l’immensité de ces nuits d’été claires et chaudes. Comme le voulait la
tradition, il était de bon augure de faire un vœu, sans parler. Il fallait
juste le penser tout haut dans sa tête.
La cueillette des champignons
143
La chaleur commençait à s’estomper progressivement au fil des jours
de l’été ; les matinées, encore pleinement ensoleillées récemment, se
comptaient désormais sur les doigts de la main. Elles s’effaçaient peu
à peu, au profit de la capricieuse météo bretonne, contrariée par
l’apparition de plus en plus nombreuse de frêle nimbus s’étirant dans
une invraisemblable symphonie d’orangé au-dessus de l’horizon,
laissant de la sorte la place à la fraîcheur de plus en plus
omniprésente. Cette transition saisonnière devenait à présent
perceptible dans les prémices automnales. D’ailleurs, avec la
diminution des heures d’ensoleillement, l’aurore semblait être de
connivence avec l’aube, laissant ainsi très peu de répit à la clarté.
Avec les premières ondées de l’arrière-saison viendraient les pousses
des champignons qui recouvriraient partiellement, dans les premiers
temps, les fossés forestiers de mycélium. Cette partie végétative des
champignons que sont ces bactéries filamenteuses est très
dépendante de la météo. Elle laisserait apparaître, après quelques
jours de conditions idéales, de jolis spécimens éphémères, tels que
nous les connaissons sur nos étals commerciaux. Lors des cueillettes,
nos eucaryotes pluricellulaires ou unicellulaires, comme ils sont
nommés et référencés dans la grande encyclopédie de Papy, feraient
bien assez vite leur apparition dans la forêt domaniale. Sans doute
possible, ils feront le bonheur de la famille et d’une horde de
connaisseurs de tout poil et de tout âge armés de solides bâtons, et
d’un panier d’osier prêt à être garni des précieux végétaux sauvages
qui régalent si bien les palais avertis des véritables connaisseurs. Ces
immersions forestières étaient aussi l’occasion de s’aérer et de
s’époumoner, mais surtout de s’extérioriser au cœur de ce grand
poumon vert, vecteur d’oxygène, indispensable à la vie des êtres. Il
144
représentait à lui tout seul les deux tiers de la superficie communale.
Vous pouviez joindre l’utile à l’agréable lors de vos sorties au fur et à
mesure que vous vous enfonciez dans les sous-bois en profitant
d’instruire les enfants sur les différents milieux naturels, et par la
découverte des biotopes de la faune et de la flore de ces immenses
domaines boisés constitués d’écosystèmes spécifiques et variés,
profitables et visibles de tous. J’avais été initié à la mycologie par
Maman, qui m’avait instruit très tôt à cette science ancestrale qui fut
jadis partie intégrante de la botanique. Après quelques coups de
pédales, vous aviez vite fait et bien fait d’y arriver dans les cinq
minutes suivantes, car le bois se situait à vol d’oiseau à environ deux
kilomètres de la maison. Les bogues épineux des châtaigniers
s’ouvriraient eux aussi et laisseraient échapper sans regret leur
progéniture, déjà prête pour certaines à être consommées sur place
et dans l’état, une fois l’épaisse peau lisse écartée. Elles
s’échoueraient sur des sols humides, en se précipitant dans le vide,
finissant leur désescalade à même le plancher terrestre, parmi les
feuilles que le vent avait dans un premier temps fait tourbillonner
dans ses caprices mouvementés, et rejetés tout aussi abruptement
autour d’un autre arbre nourricier ; lequel nos aïeux appelaient
banalement « l’arbre à pain providentiel des pauvres ». Les grosses
enveloppes charnues contenant les solides coquilles des fruits du
noyer étaient rugueuses et dépourvues de piquants, elles
concurrenceraient celles des châtaigniers, qui laisseraient échapper à
leur tour leurs fruits comestibles dans les mêmes précipices.
La chasse aux champignons s’était institutionnalisée de génération en
génération du côté maternel. Maman était issue d’une des familles
des plus modestes du patelin. Inutile de vous dire qu’un sou était un
sou ! Son père, que je n’eus l’honneur ni le privilège de connaître,
était bourrelier de métier, un métier pas des plus aisés, et dont les
145
différentes tâches laborieuses consistaient à réparer et à fabriquer
tout le matériel à base de cuir, mais surtout équin, par exemple les
licols, les harnais, les rênes de direction. Lui qui ne possédait pas
d’auto, comme beaucoup à l’époque, intervenait chez les clients à des
kilomètres à la ronde avec son vélo aménagé et son matériel
professionnel par des chemins carrossables pas toujours en bon état.
Comme le répétait Maman, ton grand-père, lui, c’est l’homme de
cœur. Ce rude travailleur s’est tué à la tâche dans son travail avec ses
problèmes de diabète. Elle faisait allusion aux nombreuses heures que
représentait son activité dévoreuse de temps. Le pilier de famille était
indisponible des journées entières ; parfois même, lorsque le client le
réclamait le lendemain, il dormait dans les granges de foin de ces
derniers, dans la plus grande des simplicités au beau milieu des bêtes,
c’est pour dire ! Sa mère, ma grand-mère, femme au foyer, tenait la
maison en ordre et s’occupait de l’éducation des rejetons, ses quatre
enfants, dont ma mère était l’unique fille. Dans ce temps-là, les
cueillettes se faisaient bien plus généreuses qu’actuellement par le
simple fait que la majorité des gens, par manque de connaissances,
étaient bien incapables de différencier les bons champignons des
mauvais, et avaient une peur bleue d’en avaler malencontreusement
un mortel. En cas d’ingestion malencontreuse, l’issue s’avérait
tragique, voire fatale, par le manque de traitement disponible sur le
marché à cette époque, à ce que nous aurions pu qualifier
d’intoxication mortelle. Et pour trouver une solution pharmaceutique
salvatrice, il aurait fallu dans ces conditions se rendre prestement à la
ville voisine qui n’était pas à la porte à côté ; scénario imprévisible
dont l’issue laissait cent fois la possibilité à l’Ankou de faucher votre
âme en perdition le temps de s’être vue administrer un éventuel
remède ; cette fossoyeuse funeste représentant la personnification de
la mort chez les Bretons ne demanderait certainement pas son reste.
Pour les autres, ceux qui avaient cette chance de savoir les identifier,
146
leur commerce devenait une manne financière non négligeable et
parfois très lucrative, ce qui constituait de ce fait un vrai revenu
d’appoint pour certains. Cette marchandise locale, non contrôlée,
pouvait se vendre à de très bons prix, et cela aux quatre coins des
rues, et vous n’aviez de compte à ne rendre à personne, aucune limite
commerciale n’était fixée nulle part sur un quelconque cahier des
charges. Chaque soir, il n’était pas rare de croiser des gamins qui
frappaient aux portes des pénates pour vendre leurs précieux
végétaux. Le jour dominical, à la sortie de la messe, il y avait foule
devant les étals de fortune, où la marchandise recherchée et
fraichement ramassée du jour était exposée, reposant délicatement
sur du papier à journal au fond de cagettes à fruits et légumes. Des
produits sains et bien proportionnés attiraient l’attention des fidèles
regroupés en nombre sur le parvis dallés lors des ventes sauvages. Ces
petits délices délicats, très prisés des fins gourmets, viendraient
donner une note subtile et boisée en parfumant d’une odeur
inimitable la peau des gros poulets fermiers cuits au four traditionnel ;
accompagnés des grosses pommes de terre des variétés communes
de la culture des jardins. Mon oncle Pierrot n’avait pas la même vision
commerciale. Il m’avait fait remarquer, lorsque nous abordions le
sujet, qu’il était possible de troquer la marchandise. Combien de fois il
avait échangé une pochée de chanterelles ou de beaux cèpes contre
quelques paquets de cigarettes, et une bouteille de pinard, avec
l’accord express de Roger le buraliste, ou encore contre un plein
d’essence dans sa mobylette chez le gros Bibendum, le garagiste du
coin. Selon lui, un service en valait un autre ; personne n’était très
regardant là-dessus, halte au sketch ! disait-il.
Ma mère, et mes oncles avaient cet autre avantage bien pratique
d’habiter à l’orée du bois. Ils n’avaient qu’à traverser la route
départementale de deux enjambées pour y accéder et y pénétrer.
147
Chaque matin au réveil dans leur jeunesse, on s’habillait et on se
lavait expressément, et après s’être rempli l’estomac d’une tranche de
pain et d’un morceau de lard salé bien gras, la course à la chasse au
trésor débutait déjà dans la chaumière. Cette ruée incontrôlable était
déclenchée par l’intention irrépressible de fouiller les meilleurs coins.
Les quatre audacieux arpentaient déjà les allées des sombres bois aux
aurores, lorsque la nuit s’effaçait et tirait sa révérence à l’intention des
premières lueurs du jour. Les yeux fermés, ils quadrillaient l’immense
domaine ou les frênaies et les châtaigneraies dominaient les autres
espèces arboricoles communes à travers les broussailles et
l’abondante végétation, avec dans leur petite boîte à idées, la carte
virtuelle géographique de chaque secteur. Imaginez d’ici ces petits
écoliers munis de sabots à leurs pieds, à des heures très matinales,
courant en tous sens à travers bois, défiant de coriaces ronces, et
écartant fermement les fougères qui obstruaient leur passage, dans
une frénésie incontrôlable, pendant qu’une bonne partie des âmes de
la cité étaient encore endormies. La vraie motivation de cette
étonnante expédition nocturne résidait dans le fait de précéder les
trois autres, et de réaliser les meilleures cueillettes, garnissant ainsi
les plus beaux paniers qu’il faudrait bien assez vite ramener à la
maison avant le départ pour l’école. Pour rejoindre l’institution
scolaire, il fallait venir à bout au quotidien et vice versa des six
kilomètres qui séparaient l’école de la chaumière, à travers les mille et
un chemins de traverse escarpés et les routes campagnardes
communales, qu’avaient déjà empruntés mille et une fois les parents
avant eux. Car dans l’esprit de mes arrières grands-parents rien n’avait
plus de prix que l’instruction scolaire que notre République dispensait
dans ses temples du savoir. Le soir, quand la cloche sous le préau
annonçait la fin de la journée des écoliers, ceux-ci se précipitaient en
direction du lieu-dit « du pot », qui leur faisait office de résidence, en
faisant le chemin inverse, dans le but de récupérer les paniers, qu’ils
148
avaient entreposés dans le cellier parmi les outils du père, pour
s’empresser d’écouler la récolte du jour. De ce que me rapportaient
mes oncles, Maman, la seule fille de la fratrie, ne se débrouillait pas si
mal pour une nénette, et il n’était pas rare qu’elle surpassât nos
autres chenapans certains jours, par sa logique et son sens de
l’observation nettement plus affinés ; sens premiers qui faisaient
cruellement défaut à ses frères. Nos garçons, eux se contentaient de
rallier un point A à un point B en un temps record, mais en laissant
derrière eux la plupart des beaux spécimens, par faute de n’avoir pas
pris le temps nécessaire de bien reconnaître la zone, et de ne pas
avoir suffisamment non plus écarté les feuilles et les branches qui
masquaient certains bolets bien tapis dans l’ombre. En plus de les
vendre, ils s’octroyaient le droit exclusif de s’en réserver quelques-
uns, surtout lorsque l’on décidait de tuer un lapin ; ils faisaient une
parfaite garniture parfumée du plat.
Je découvrais à mon tour cet univers de l’infiniment petit, et me jetais
à corps perdu dans ce microcosme invisible à l’œil nu, avec pour
formateur, la reine de ces bois, Maman. La transmission orale et
pratique de cette science intergénérationnelle se faisait d’une
manière naturelle, sans forcer le bon vouloir de chacun, qui bien au
contraire se réjouissait de ce passage de témoin, mettant en
perspective de belles futures découvertes, assistées de la
connaissance dans la réussite par cette alliée de choix. Cela était
certainement dans l’ordre des choses, car effectivement, je vous
l’accorde, en soi il n’était pas si difficile pour tout un chacun d’aller
ramasser des champignons. La difficulté première résidait dans la
localisation des familles en fonction des différents critères qui
composent leur milieu élémentaire, et d’autres facteurs
caractéristiques qu’il fallait prendre en ligne de compte, et qui vous
épargnaient le dur labeur d’une recherche interminable, au risque de
149
vous égarer dans cet immense écrin verdoyant, mettant votre
patience à rude épreuve.
En fonction des catégories, chères à votre palais raffiné, vos
préférences pouvaient s’orienter vers l’une d’entre elles en particulier,
et ainsi permettre une sélection plus ciblée dans vos recherches.
J’aimerais solliciter votre attention justement sur tous ces éléments
qui conditionnent un succès assuré et assez rapide propre à ce plaisir
occupationnel, dans la mesure où celle-ci a lieu en pleine saison. Si
vous voulez bien m’accorder un peu de votre temps, nous allons ici
répertorier les différents signes et critères distinctifs des espèces
communes les plus représentatives de la région, et aussi par ordre de
préférence.
Commençons tout d’abord par le plus noble, ce roi discret, le plus
goûté et de loin le plus prisé, faisant l’objet de toutes les attentions
des mycologues les plus chevronnés : le cèpe. Il en existe quatre
variétés, classées par ordre de popularité et pour leurs valeurs
gustatives. Pour bénéficier de l’appellation de cèpe, il faut que nos
sujets répondent à des normes bien distinctes. Car figurez-vous qu’il
existe une centaine de bolets, parmi lesquels huit bénéficient de
l’appellation. Le numéro un, toutes catégories confondues, le fameux
cèpe bronzé, appelé boletus aereus, et dans le jargon des
champignonneurs dénommé usuellement « tête de nègre », qui
autrefois poussait bien volontiers est le plus représentatif dans les
régions méridionales. À l’heure actuelle, depuis ce nouveau
millénaire, avec les nouvelles conditions dues au changement
climatique, il n’est plus étrangement une espèce aussi rare que cela. Il
possède un chapeau hémisphérique noir, parfois un peu plus clair en
fonction de la présence de la végétation immédiate et peut atteindre
les trente centimètres de diamètre. Son pied ventru et obèse, mais
robuste, d’une hauteur très courte, se confond très bien avec la
150
végétation, le rendant difficilement repérable. Sa chair blanche,
épaisse et ferme ; en fait un met d’exception très croquant, qui se
tient superbement bien à la cuisson, rendant très peu d’humidité. Ce
royaliste apprécie les bois aérés de feuillus avec une préférence quand
même pour les chênaies. Il se plaît également dans les lisières et
certains taillis.
Il était parfois fréquent de trouver ensemble plusieurs exemplaires
d’une famille différente. Lors de certaines sorties en forêt, je
remarquais ce phénomène : ils poussaient ensemble, dans des lignes
imbriquées. Leur différenciation n’était pas aussi aisée qu’il
paraissait ; leur variation dans les tons de couleur du chapeau et du
stipe, ainsi que l’étendue du réseau demandait une attention
particulière. Il était possible avec ledit test du couteau de faire la
différence et de démêler les espèces. À titre de comparaison, le cèpe
bronzé possédait une chair bien plus dure, plus blanche, sans aucune
mesure avec les autres espèces nobles. Aux fourneaux, sa valeur
gustative détrône tous ses concurrents, par ses parfums de noisette
torréfiée, et de brisures de truffe. Il s’accommode avec la meilleure
des gastronomies.
Vient en deuxième position de notre classement des prédilections,
l’autre sire de nos espaces forestiers, indiscutablement l’un des plus
connus par son nom usuel et apprécié par l’ensemble du commun des
mortels : le cèpe de Bordeaux, identifié sous le nom scientifique de
boletus edulis. Ce champignon est relativement répandu et pousse
dans toutes les régions de France. Vous le trouviez assez facilement
après les ondées estivales dans les débuts de l’été de la Saint-Martin.
Celui-ci possède un chapeau en forme de coupole plus ou moins
convexe et de couleur allant du beige au marron, voire à brun
noisette, et d’une circonférence avoisinant les dix à vingt centimètres
en général. Ce spécimen est doté d’un gros pied bien ferme, devenant
151
blanc vers sa base ; cependant il peut être allongé dans certains cas.
Notre hôte affectionne les pinèdes et les forêts de conifères, de même
que son congénère bronzé les bois de feuillus, avec une prédilection
pour les endroits dégagés, les clairières, les herbus, et les talus bordés
d’arbres.
Au tour des deux autres seigneurs, pour finir notre présentation
générale des boletus : le cèpe d’été, boletus aestivalis, et le cèpe des
pins, boletus pinophilus. Ils jouissent d’une notoriété légèrement
moindre il est vrai, mais présentent un grand intérêt gustatif tout de
même. Cet état de fait est constaté par beaucoup de passionnés et
apparaît dans beaucoup de commentaires relatifs au sujet.
Maintenant, je vous laisse libre dans votre partialité, car vous le savez
bien les goûts et les couleurs d’une personne à une autre peuvent
faire l’objet d’une divergence de point de vue. L’aestivalis pousse dans
nos contrées dès début juin. Celui-ci il est tout dans le chapeau
comme dirait l’autre ; il possède un réseau qui recouvre quasiment
tout son pied. Il est identifiable la plupart du temps dans les lisières
des châtaigneraies, mais aussi sous les chênes et les charmes dans les
sous-bois aérés. Dans la pyramide monarchique, le pinophilus serait
plutôt l’empereur. Le bolet acajou, coiffé d’un chapeau à pruine
blanche, contrairement comme l’indique son nom, ne se ramasse pas
que dans les pinèdes et les landes : il fréquente aussi parfois certains
bois communs, et en principe, assez rarement ceux des feuillus.
Permettez-moi, je vous prie, de faire aussi la part belle à une autre
pensionnaire de ces bois, et de lui rendre les honneurs qui lui sont
dus : la discrète et coquette girolle.
Nos demoiselles à ombrelles jaune orangé n’ont rien à envier à ces
gros rivaux imposants et austères. Ces impératrices toutes en couleur
aiment à se montrer au grand jour dans le grand monde végétal.
Lorsque les beaux jours font leur apparition, elles éclairent la
152
pénombre de ces lieux dans des lueurs immaculées, et laissent
apparaître des rayons de soleil réchauffant et salvateurs à travers les
branches vertes des fougères. Quand elles se laissaient cueillir par des
petites mains expertes sur la mousse végétale du mois de mai jusqu’à
parfois fin novembre, et à condition qu’il n’y ait pas de gelées
matinales ou que la terre ne soit pas trop humide, il était possible de
remplir au plein des paniers de confection artisanale. Elles
cohabitaient parfois au sein de belles colonies qui tapissaient les sols
secs, entre les feuilles mortes, dans les boqueteaux des noisetiers et
des bouleaux. Côté cuisine, elles savent parfumer et accompagner
n’importe quel aliment par l’exhalaison odorante qu’elles diffusent de
leurs parfums agréablement fruités, semblables à ceux de la mirabelle
et d’abricots secs acidulés.
153
Chapitre 4ème
Le cours élémentaire 2ème année
Une rentrée en musique
Voilà déjà neuf ans que je foule de mes deux pieds ce globe terrestre
sans trop savoir quelle était vraiment ma destinée ; toujours les
mêmes questions existentielles qui revenaient sans cesse. Qu’est-ce
que cela voulait dire ? Il y avait-il une signification vraiment
intelligible ? Je vais peut-être arrêter de me casser la tête maintenant,
lâcher prise et puis advienne que pourra, la vie m’appartient, j’ai la
jeunesse pour moi !
— « Tiens, quelle surprise Karl ! Mais tu ne m’avais pas dit que
tu redoublais ta classe cette année ! Oui ça c’est sûr ! Vraiment, ce
que je ne suis pas très dégourdi des fois, comme s’il aurait fallu le
crier dans toute l’école ! Ne le prends pas mal ! Comme tu le sais, moi
aussi j’en suis passé par là ! Allez mon ami, on va voir la tête qu’il a le
nouveau maître ! »
Le nouveau maître, à le voir comme cela, de prime à bord, il n’avait
pas l’air bien sévère : sa bedaine bien visible semblait être à l’étroit
dans son pantalon en velours côtelé, de la ceinture duquel ressortait
une chemise toute fripée, bariolée de différentes bandes de couleurs,
floquée à l’unisson par de petits motifs représentant des notes
musicales. Cet embonpoint témoignait de son appétence pour les
excès d’ordre alimentaires aurait dit Papy dans une de ses conclusions
solennelles. Cet homme à type de peau méditerranéenne, au visage
154
boursouflé et tanné par le soleil du sud, sur lequel une grosse et
épaisse moustache brune venait coiffer la bouche, ne parlait pas
vraiment. Il chantait, oui, son accent chantant du pays méridional
réchauffait déjà la classe. Quand je vous dis qu’il chantait, il chantait,
armé de sa guitare en bandoulière, une jambe fléchie prenant appui
sur une chaise, comme cela, sans véritablement se soucier du monde
ou d’un éventuel qu’en-dira-t-on, auquel il aurait répondu par la
même attitude impassible.
— « Vous savez, c’est important l’éveil musical ». Il interprétait à
merveille les plus grands chanteurs paroliers français, Georges
Brassens, Bobby Lapointe, et recevait tout son petit monde en
chanson durant toute cette journée d’intégration, pour la joie des
petits et des grands qui trouvaient cette approche assez originale.
Reposant son instrument de musique, il n’hésitait pas non plus à
engager la conversation et à répondre à toutes les questions relatives
au programme scolaire du cours concerné. Tiens, parlons en un peu
de celui-là ! Tout à l’heure, justement, sans intention curieuse de ma
part, je préfère le préciser pour éviter tout malentendu, j’entendais
notre musico d’instituteur expliquer à un parent d’élève que cette
année était la première classe du cycle d’approfondissement des
connaissances, qui s’étale jusqu’au cours moyen de deuxième année.
Si j’ai bien compris ce qu’il disait pour conclure, il en résultait que
l’écolier à ce stade devrait être en mesure de structurer son
raisonnement et développer sa concentration. À ce stade, l’enfant
devrait pouvoir intégrer les grands axes et les mécanismes de base
des différentes approches disciplinaires communes. En clair, un peu
plus de français, de mathématiques, d’initiation à l’histoire-
géographie, aux sciences expérimentales, à l’approche des techniques
usuelles de l’information et de la communication, on parle de l’outil
informatique pour ce dernier, et tout pour me plaire, un zeste
155
d’éducation physique et sportive pour couronner le tout. Ajoutez à
cela pour conclure de la poésie, beaucoup de poésie, en chansons
bien entendu !
La classe de neige dans le massif du Beaufortain
Nous préparions aussi un évènement spécial, auquel j’accordais plus
d’importance qu’au reste. L’école organisait cette année une classe de
neige. Sur le principe, cette sortie avait pour but de faire découvrir les
sports d’hiver aux jeunes enfants tout en suivant les cours
traditionnels. Elle se déroulait l’hiver sur le temps scolaire et se
déplaçait avec son personnel dans un lieu d’hébergement dans le
relief alpin. Une bonne semaine avant le départ, j’étais déjà excité
comme jamais à l’idée de découvrir les montagnes et la vue sur ces
hauts et superbes sommets, mais surtout par le voyage en lui-même,
pour jouer avec les camarades dans le bus qui avait été affrété pour
l’ensemble du séjour. La vie sur le site était organisée comme dans un
internat, nous alternions les leçons et les cours de ski dans un village
de la région du Beaufortain, dans le département de la Savoie, en
région Rhône-Alpes. Le grand chalet de bois communal, typiquement
de conception savoyarde, accueillait à lui tout seul les deux classes
primaires de l’école. Chaque soir, après les cours de ski qui étaient
dispensés par des moniteurs professionnels, aidés par quelques-uns
de nos instituteurs qui maîtrisaient fort bien eux aussi la discipline,
nous nous rassemblions dans l’amphithéâtre du refuge, où nous
apprenions par cœur la célèbre chanson d’Étoile des Neiges ;
accompagnés par la mélodieuse guitare acoustique de Monsieur
Garcia, notre professeur musicien. Je fis mes premières descentes à
ski comme à l’image d’un skieur peu expérimenté, usant et abusant
parfois à l’excès de la technique facile à assimiler dite du chasse-neige,
156
sur les pistes vertes du magnifique domaine skiable de Val-d’Isère
couvert par un immense océan de poudreuse. Je me contentais de
mettre en application les consignes de sécurité que l’on nous avait
inculquées au début de chaque séance et que quelques heures
séparaient de la suivante. C’était éreintant ! La difficulté se faisait
davantage ressentir, en particulier au moment où il s’agissait de
chausser et de déchausser les énormes chaussures ; ces grosses
bottes carénées comme celles d’un robot. Dans la pratique, elles vous
comprimaient les extrémités sans ménagement.
Hormis de petits désagréments de circonstance, je vous avouerais que
je m’y sentais bien, moi, dans l’air frais et sec des hautes montagnes !
Les matins au réveil, lorsque j’effaçais les simples rideaux des
fenêtres, j’étais émerveillé à la vue de l’adret, le versant montagneux
le plus exposé à l’ensoleillement. La hauteur des cimes me paraissait
vertigineuse et caressée par les effluves de lumières sur les sommets,
par un soleil éclatant de luminosité et généreux, renvoyant des
contre-jours fugaces, tel un jeu d’ombre qui se reflétait
invariablement dans mes pupilles grandes ouvertes par la
contemplation de ce spectacle inoubliable. J’obtins avec succès ma
première étoile des neiges qui était apposée sur la petite médaille en
forme de flocon qui officialisait et concrétisait la bonne réussite à
l’examen de passage avec, en lettres capitales « ESF » qui signifiait
probablement avec un peu de bon sens École de Ski Française. Je n’en
étais pas peu fier. Des sorties éducatives et divertissantes étaient
programmées à l’emploi du temps du séjour ; parmi elles, la fabrique
industrielle du fromage local, qui portait le même nom que son
massif, m’avait fortement plu.
— « Allez savoir ! C’est peut-être tout simplement la raison pour
laquelle j’appréciais beaucoup ces produits laitiers, qui sait ? » Sur cet
immense site industriel, tous les procédés et savoir-faire étaient
157
expliqués et détaillés dans le cadre d’une visite animée par un guide ;
illustrés dans chaque cellule de fabrication du circuit par des
panonceaux explicatifs, de l’arrivée du bon lait frais des hauts alpages
par l’intermédiaire des camions-citernes, en passant par tous les
processus d’élaboration, jusqu’au produit fini. Ça sentait bon le
fromage là-dedans, beaucoup d’odeurs incommodaient les autres
petits visiteurs qui vous le faisaient savoir en pinçant leur nez et en
grimaçant, de temps à autre. L’autre rendez-vous incontournable
planifié un peu plus tardivement dans l’organisation du séjour, et
intitulé « la découverte d’une bergerie », avait été fortement
appréciée par l’ensemble des séjournant. Chacun pouvait découvrir la
vie pastorale de ces montagnards rustiques et celle de la vie du
troupeau aux différentes saisons, dont la transhumance du bétail
ovin, cette migration périodique de la plaine vers les alpages ou à
l’inverse des estivages à la plaine. Cette escapade de l’homme et de
ses animaux était reprise par un dicton alpin, que nous avions tous
pris la peine, à l’occasion, de recopier sur notre cahier de mémoire tel
qu’il était écrit dans son patois local « Lé vatse, sèn Bernar léprèn é
sèn metsë lé rèn » que l’on doit plus aux vaches, mais qui ne font pas
non plus exception aux brebis, ce qui signifie dans l’argot : « Les
vaches, Saint Bernard les prend et Saint-Michel les rend ». L’on nous
expliquait aussi que depuis quelques années, autour de cet exode
nécessaire, une véritable organisation festive se mettait en place dans
les vallées, elles permettaient de faire connaître le milieu, et pourquoi
pas de susciter des vocations aux différents métiers du pastoralisme.
Une ou deux fois, nous nous étions rendus dans l’une des grandes
villes du département pour y faire l’acquisition de belles cartes
postales très représentatives de la région savoyarde. Sur lesquelles
nous n’omettions pas de rendre compte des évènements marquants
au jour le jour, par quelques lignes soigneusement écrites par la main
des écrivains en herbes que nous aspirions à devenir. Nos petits récits,
158
construits de lettres mal formées et tordues, avares en lignes,
ponctués d’une ou deux fautes dans chacune d’entre elles avaient
aussi vocation à rassurer certaines interrogations des parents qui
devaient supporter un peu d’inquiétude sur le bon déroulement des
opérations ; après avoir vu pour certains leurs petits oisillons quitter
le nid douillet familial pour la première fois. Cette petite ville à taille
humaine, dans l’esprit de ces montagnes, était à la fois restée
authentique par l’aspect de son infrastructure, et en même temps par
la diversité des magasins qui proposaient une large palette de services
et d’objets de souvenir assez insolites pour certains, mais tous à
l’effigie de l’environnement montagnard. J’avais opté aussi pour
l’achat de gros crayons de bois à papier sur lesquels apparaissaient
tous les écussons héraldiques des localités de la Savoie, reliés à leur
extrémité supérieure par une ficelle, qui permettait l’accrochage de
celui-ci à n’importe quel support à crochet. Quoiqu’équipés d’un
mince cylindre composé de graphite et d’argile en leurs centres,
cependant, ils avaient plus une fonction décorative. Un détail
pittoresque s’accrochait avec persistance dans mes souvenirs. Je ne
me souvenais pas avoir vu ailleurs autant de petites fontaines fleuries.
Elles étaient éparpillées ici et là, à travers la longue artère
commerçante principale, pavée de bout en bout, tout au long de
laquelle des haut-parleurs, perchés dans les hauteurs des poteaux
électriques, diffusaient la mélodieuse symphonie du Carnaval des
Animaux de l’œuvre de Camille de Saint-Saëns.
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Épilogue
Le reste de ma scolarité fut assez linéaire à tout point de vue. J’étais
resté égal à moi-même sur le plan comportemental, mais le plus
important était cette prise de conscience à travers laquelle j’avais
enfin ouvert les yeux sur les rapports des individus entre eux. Je
lâchais définitivement prise quant à cette méfiance maladive à propos
des adultes surtout, et effaçait cette barrière de surprotection qui
avait faussé ma relation à l’autre, améliorant ainsi mon savoir-être au
quotidien. Plus aucun doute ne subsistait dans ces instants, quant à la
valeur de chacun dont le foncièrement bon était perceptible dans les
prérogatives de mes jugements. Tout ce petit monde avait un rôle
propre à honorer dans la bonne marche théâtrale d’une société en
mouvement, alors quitte à avancer, nous avancerons ensemble !
Tout était clair dans mon esprit à présent : je prendrais le prochain
train en partance pour la réussite. À la gare des envies, j’étais resté un
moment sur le quai, indécis sur la destination à prendre. Sans me
poser de question, j’achèterais mon billet pour un aller simple et
j’opterais pour le premier train qui se présenterait en partance du
soleil, sans oublier les petites images, si importante dans cette mer
des banalités, car, de toute évidence, ce sont elles qui m’avaient
ouvert la voie.