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Les paysans, variable d’ajustement de la modernisation de l’agriculture ? Par André Neveu

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Les paysans, variable d’ajustement de la modernisation de l’agriculture ?

Par André Neveu

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L’accroissement de la production agricole a longtemps été une préoccupation majeure desgouvernementsdumondeentier.Seulslesmoyensutilisésontbeaucoupdifféré,demêmequelesrésultatsobtenus.Unpointcommuntoutdemême:lepeud’attentionportéauxpaysansenchargede ce développement. Pire, la violence fut bien souvent la méthode employée par certainsgouvernementspourarriveràleursfins.

Ilestvraiquelaformulationetlamiseenœuvred’une politique agricole efficace ont suscitébeaucoup de tâtonnements et bon nombred’erreurs, donc d’échecs. Comment en effetmieuxnourrirlesvillesquandlescampagnessontsurpeuplées et affamées ? Peut-on faireconfianceauxpetitspaysans,oudoit-onfavoriserla création de grandes exploitations ? L’exoderuralest-ilunefatalitéouunmalnécessaire?

Toutes ces questions et bien d’autres se sontposées aux gouvernements à la recherche de la formule magique. On va montrer les différentesréponsesquiontétéretenues,souventpourleplusgrandmalheurdespopulationspaysannes.

1L’éliminationdespopulationsautochtones

Le massacre ou la traque des populations autochtones pour les repousser sur des espacesinhospitaliers,constituentlasolutionlaplussimplepourfaired’unterritoirerécemmentconquisun«paysneuf».C’estainsiqu’ontprocédélesEtats-Unispendantplusieurssièclesvis-à-visdesindienspeunombreuxetsansdéfense.Mais,ilsnefurentpaslesseulsetd’autrespaysontutilisélesmêmesméthodes.

Ilrestealorsàfaireappelàdesémigrantspourexploiterlesterresdevenues«libres».Chaquefamillereçoituneconcession,àchargepourelledelamettreenvaleur.Silamaind’œuvremanque,qu’àcelanetienne,onimportedesesclavesd’Afriquepourtravaillerdanslesnouvellesplantations.Maismêmesansrecoursàl’esclavage,leCanada,l’Argentine,l’AustralieoulaNouvelleZélandecréenteuxaussi,etde lamêmemanière,uneagricultureprospère.Cespayssont toujoursdegrandspaysagricolesexportantdanslemondeentier.

2Lacolonisationmetlespaysansàlamerciducolonisateur

EnAfriqueduNordetduSudleséleveursnomades,maisparfoisaussidesagriculteurssédentaires,sontdèslaconquêtechassésdesterreslesplusfertiles,ilestvraisouventsous-exploitées.Descolonsvenus de lamétropole les remplacent et créent une agriculturemoderne largement tournée versl’exportation.Lesanciensoccupantssontparfoisembauchéscommeouvriersagricoles,évidemment

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fortmalpayés.D’autresrestentsansemploioucultiventdemaigreslopinsdanslesmontagnesousurlesterreslesplusarides.

Aprèslasecondeguerremondiale,onfaitappelàcettepopulationdémuniepourallertravaillerdanslesusinesquicherchentunemaind’œuvrecourageuseetpeuexigeante.Aprèsl’indépendancedespaysduMaghreb,lesterresdescolonssontreprisesparlesnouveauxgouvernementsetattribuéesàdesressortissantsautochtones.Maislesgrandesexploitationsnesontpaspartagées.

EnAfriqueduSud,c’estseulementaprèslafindedurégimedel’apartheidqu’unprogrammederachatdesterresdescolonsestdécidé.Maisenraisonducoûtfinancierdecesopérations,lechangementdepropriétaireprendbeaucoupdetempsetestaujourd’huitrèsloind’êtreachevé.Trèstôtégalement,unexoderuralintensepermetl’exploitationàboncomptedesnombreusesminesdecepays.

EnAfriquesubsaharienne,dèsledébutdelacolonisation,lesadministrateursorganisentunsystèmedetravailforcédespopulations.Outrelaconstructiondediversesinfrastructures,ilsobtiennentuneproductionagricolemodestemaisquasi-gratuite,bienévidemmentdestinéeà l’exportationvers lamétropole.Après la secondeguerremondiale, des sociétés privéesparticipentaudéveloppementdecesproductions agricoles, toujoursdestinées à l’exportation. Enrevanche, les installationsdecolonsmétropolitains sont peunombreuses. Elles se limitent àl’exploitation des grandes forêtséquatorialesouà leurdéfrichementafin d’y créer des plantations depalmiers à huile, d’hévéas ou dethéiers.

Aprèsl’indépendanceen1960,lesnouveauxgouvernements,sansrenoncerauxexportationssourcesappréciablesdedevises,cherchentàdévelopperégalementlesculturesvivrièrescommecelleduriz.Car il faut améliorer l’approvisionnement des populations urbaines de plus en plus nombreuses.Evidemment les grandes plantations modernes sont conservées et même développées. Mais onmultiplieégalementlespetitesplantationsdecafé,cacaooucoton.

Depuis plusieurs décennies, l’excédent de population rurale se dirige vers les villes malgrél’insuffisance des offres de travail.Mais la croissance démographique est telle que les campagnesconserventunepopulationagricoletrèsnombreuseetlargementsousemployée.

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3L’échecéconomiqueetsocialdelacollectivisation

En 1917, les bolcheviques se proposent d’attribuer la terre aux paysans. Sans attendre, ceux-cis’emparentdesgrandsdomainesetselespartagent.Quelquesannéesplustard,lasituationdanslescampagnessemblesenormaliser.Maisàlafindesannées1920,toutchangeànouveau.CarStaline,seméfiedecettepaysanneriefortéloignéedel’idéalsocialisteetencoreplusdeceuxquisesontunpeu enrichis (les koulaks). Il décrète doncbrutalement la collectivisation forcéede l’ensembledesterres.

Acausedesméthodesemployées,c’estuneopérationdramatique,enparticulierenUkraineoùelleconduit à une terrible famine et à des déportations massives. De plus, mal gérées, les nouvellesexploitations(leskolkhozesetlessovkhozes)n’obtiennentquedesrésultatsmédiocres,bienloindesvictoiresannoncées.Caruneadministrationtatillonneetincompétentedirigedeloinlestravauxdeschamps.Deplus,laproductiond’engraisestinsuffisante.Lamécanisations’effectueavecdestracteurstroplourdsquitassentlaterre.Leskolkhoziensmanquentd’ardeurautravail,préférantseconsacreràleurlopinindividuelplutôtqu’auxterrescollectivesquineleurapportentqu’unerémunérationbienmaigre.

Maislebutdugouvernementsoviétiqueestaussid’accélérerl’exoderuralindispensableàlaréussitedesapolitiqueindustriellecarlesplansquinquennauxdonnentlaprioritéabsolueàl’industrielourde.Pourcela,ilfautaccroitrelenombred’ouvriersetoùlestrouversinonparmilapopulationagricoleencorenombreuse?

En Russie et chez ses principaux voisins, la disparition du système collectiviste après 1990 nes’accompagnepasdutoutd’unretourenarrière.Pour laplupart, lesgrandesunitésdeproductionrestent en place avec seulement un changement de statut juridique puis leur transformation enentreprisesstrictementcapitalistesentrelesmainsdesoligarquesdunouveaurégime.Lamajoritédesancienskolkhoziensestchasséesansménagementetsurvitmisérablementsurleursminusculeslopinsindividuels.

Danslesautrespayssocialistes,lacollectivisationdesterresintervientdansdesconditionsetavecdesrésultatssimilairesàceuxobservésenURSS.Sidanslespaysd’Europecentraleetorientale,onéviteles drames les plus terribles, ce n’est pas le cas en Chine. Le « grand bond en avant » puis leregroupementdespaysansdanslescommunespopulairesoccasionnentunedespiresfaminesqu’aconnuecepays.

4Lesréformesagrairessuscitentespoirsetdéceptions

Vingtsiècleset10000kilomètresséparentleslégionnairesromainsetlespaysanssansterreduBrésil.Mais les uns et les autres désirent ardemment devenir propriétaires d’un lopin de terre qui leurpermettradevivredeleurtravail.C’estcetteaspirationmillénaireàl’accèsàlaterremaisaussilesinégalités criantes entre les grands propriétaires et leurs misérables ouvriers agricoles qui sont àl’originedesrévoltesagrairesdes19èmeet20èmesiècle.Ellesdébutentdemanièrerelativementsereinedanslespaysnordiquesmaisc’estuneautreaffaireauSuddel’EuropeetenAmériquelatine.Cardans

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cespays,d’immenses latifundia sontpossédéespardespropriétairesabsentéistesetpeusoucieuxd’enaméliorerlamarche.Ilsnesontpasnonplusdécidésàselaisserexpropriersansrésistance.

D’oùlamultiplicationdesrévoltespaysannesavecleurcortèged’exactionsetdeviolence.

Bien que soumis à la pression des grands propriétaires, mais craignant l’extension de cesmanifestations,lesgouvernementsfinissentparfoisparsesaisirduproblème.Desréformesagrairessont annoncéesmais l’opposition des possédants est tenace et ils font tout pour s’y opposer. Lespouvoirspublicstemporisentdonclepluslongtempspossibleavantdeprendreunedécision.Etbiensouvent,cenesontquedesdemi-mesuresquisontfinalementadoptées.Alorslesexpropriations,lepartagedesterres, l’attributiondeslotset l’installationdesbénéficiairessonttrès lentes. Ilestvraiqu’il s’agit d’opérations toujours délicates qui sont aussi coûteuses et dont les résultats sont trèsincertains.

LeMexiqueestsansdoute lepaysqui,audébutdesannées1920réalise laréformeagraire laplusambitieuse. Mais d’autrespays d’Amérique du Sudtentent aussi l’expérience,généralement à une échelleplusmodestecarl’oppositiondespropriétairesestpartouttrèsforte.Onpeutciteraussil’Italie de Mussolini, laTurquie d’Atatürk, l’Egyptede Nasser, l’Iran de laRépublique islamique, l’IndedeNehruouencoreleJaponaprès la seconde guerremondiale.

Auplanéconomique,lesrésultatsdecesdifférentesopérationssesontsouventavérésdécevantsetlesaccroissementsdeproductionespéréssefontattendre.Car,outrelesmultiplesfreinsévoquésci-dessus,lesdifficultéssontmultiples:superficiesdesnouvellesexploitationstropréduites,manquedecapitaux lors des installations, insuffisance de formation des attributaires, endettement excessif,absencedesystèmed’organisationdesdébouchés…

Certainsbénéficiairesdeladistributiondeterresonttoutdemêmeréussiàaméliorerleursconditionsde travail et leur revenu. Mais pour beaucoup, que d’espoir déçus après des années de lutte etd’efforts!

Enraisondetoutescesdifficultés,l’èredesréformesagrairessembleaujourd’huiterminée.D’ailleurs,lapetiteexploitationpaysannen’apluslacoteauprèsdesgouvernements.SeulleBrésil,oùsubsistentdevivestensionsdanslescampagnes,poursuitunmodesteprogrammededistributiondeterres.Mais

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c’estsanscomparaison avec les efforts déployés en faveur des exploitations capitalistes quiconstituentdessourcesdedevisesappréciées.

Danstouslescas,onestbienloindel’idéald’unmonderuralapaiséetégalitairequ’espéraientcréerlespromoteursdesréformesagraires.

5Moderniserl’agriculturesanslespaysans

En France, après les terribles faminesdu17ème siècle, les gouvernements se préoccupent enfin demieuxnourrirleurspopulationsenparticulierurbaines.Lepremierobjectifestd’imposerlalibertéducommercedesgrains,cequiestdéjàcompliqué.A lasuitedupasteuranglaisMalthus,faut-ilaussi«conseiller»auxpauvresdefairemoinsd’enfants?Maislespauvrespréfèrentmigrerverslesvillesquis’industrialisent,ouchercherfortuneoutre-mer.

Lorsqu’au 19ème siècle les campagnes commencent à se vider de leur excédent demain d’œuvre,l’inquiétudes’emparedeshommespolitiquesetplusencoredesgrosagriculteursquiredoutentuneaugmentationdessalairesdeleursouvriersagricoles.Ilstrouventbientôtlasolutionenrecourantauxtravailleursétrangerspourassurerlestravauxlespluspéniblescommelebinagedesbetteravesoulesrécoltes.

Au sortirde la secondeguerremondiale, la Franceestencoreunpays semi-rural avecunnombred’exploitationsencoreélevé.Orlamodernisationaccéléréedel’outildeproductionagricoleimposeladisparitionrapidedesnombreusespetitesexploitations.C’estl’objectifdelapolitiquedesstructuresinitiéeen1960.

Pendant toute cette période, les petits paysans n’ont guère eu leurmot à dire. Les dirigeants lesconsidèrent,selonlesépoquescommetropnombreuxoupasasseznombreux.Maiscesontaussidesélecteursqu’ilfautménager.Onleurfaitdoncdebeauxdiscoursetonnelesbrutalisepastropmaisonnelesécouteguère.

Enguisedeconclusion

Au cours de leur histoire, la plupart des pays ont connu de profonds changements politiques,économiquesetsociaux.L’agriculturen’apasétéépargnéeparceschangements.Sousprétextedelarendre plus productive, on a brutalisé ceux qui travaillaient la terre, désorganisé la production etdétruitlessociétésvillageoisestraditionnelles.

Lespaysde l’Europeoccidentale comme la Franceontété relativementpréservés car lesmesuresenvisagéesàtelleoutelleépoquen’ontétéquepartiellementappliquées,parfoisabandonnéesencheminavantd’êtreremplacéesparunnouveautraindemesurestoutautantinefficaces.Lespaysansn’ontdoncpastropsouffertdecespolitiquesagricolesinabouties.

Maisdansbiend’autrespays,leschangementsimposésaumonderuralontétébeaucoupplusrudes.Denombreuxpaysansontétécontraintsd’abandonnerleurspetitesexploitationsetdetravaillerdansdenouvellesorganisations issuesdesdécisionsarbitrairesd’unpouvoir lointainetmystérieux.Ces

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structuresfurentcollectivesoucapitalistes,selonlesépoquesetleschoixpolitiquesdesdirigeants.Ilestvraiqu’à l’occasiondesréformesagraires,uncertainnombredepaysanspauvresetdesimplesouvriersagricolesontaussipuaccéderàlaterre,malheureusementtropsouventdansdesconditionsextrêmementprécaires.

Etpartout,ungrandnombredepaysansetderurauxdurentmigrerversdesvillesinconnuesetleursgrandesindustries.

Danstouscespays,lesétrangescheminsqu’aprislamodernisationdel’agricultureaétécelled’uneépreuvesansfinpour lagrandemassedespetitspaysans.Carballotésd’unsystèmeà l’autre, leursouffranceaétéinfinieetleurmisèreprofonde.

Aujourd’hui,lamodernisationdel’agriculturenoussembleunfaitacquisdelonguedate.Iln’enestrien.Pendantlongtemps,lestâtonnements,leserreursetleséchecsfurentbeaucoupplusnombreuxquelessuccès.Onasouventaccusélespaysansd’êtreréfractairesauchangement.Cen’étaitpasfaux.Maisdeleurcôté,lesresponsablespolitiquesontétésouventignorants,maladroits,voirecyniques.Ilsprétendaientagirsurlemonderuralsanssepréoccuperdesesaspirationsnidesesbesoins.Bienplus,ilsétaientaniméspardesidéologies,descroyancesoudesimplesconvictionsquisesonttoujoursheurtéesàlaréalitépaysanne.