Les Nouvelles d'Archimède 55

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l e s n o u v e l l e s d le journal culturel de l’Université Lille 1 Archimède OCT NOV DÉC # 5 5 2010 Mohandas Karamchand Gandhi « À force de vivre œil pour œil, le monde finira aveugle » « Migrations », « Université » Rendez-vous d’Archimède /  « Résistances 2 » Question de sens /  De la bougie au laser Exposition patrimoine scientifique / Visages de la justice Parution collection Les Rendez-vous d’Archimède

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Revue culturelle de l'université Lille 1 « Migrations », « Université » Rendez-vous d’Archimède / « Résistances 2 » Question de sens / De la bougie au laser Exposition patrimoine scientifique / Visages de la justice Parution collection Les Rendez-vous d’Archimède

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l e s   n o u v e l l e s

dle journal culturel de l’Université Lille 1

’ A r c h i m è d eOCTNOVD É C

# 5 5

2010Mohandas Karamchand Gandhi

« À force de vivre œil pour œil, le monde finira aveugle »

« Migrations », « Université » Rendez-vous d’Archimède / « Résistances 2 » Question de sens / De la bougie au  laser Exposition patrimoine scientifique / Visages de la justice Parution collection Les Rendez-vous d’Archimède

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En période de crise, c’est majoritairement la crise économique et financière qui préoccupe l’homme. Bien avant la crise, l’économique dominait ; en période de crise, il domine toujours et occulte même les autres crises ! Celle dont je souhaite parler ici est la crise de l’éducation. Elle est planétaire et dangereuse, non pas pour la reprise de la croissance économique mais pour l’avenir de la démocratie  ! Pourtant, elle ne semble pas présenter suffisamment d’intérêt pour être traitée comme une priorité po-litique et sociétale. Pourquoi peut-on parler d’une crise de l’éducation et en quoi est-elle une menace pour la démocratie ? La soumission du politique à l’économique et aux finances, depuis des décennies, a engendré une culture de renoncement à l’ homme porteur de sens et de pensée au profit de celui devenu « demi machine », formaté pour être performant dans le cadre strict de l’utilité économique ! Les conséquences néfastes sont nombreuses et constituent une véritable menace pour le fondement même de la société occidentale et de sa vision démocratique du vivre ensemble !La domination du politique et des politiques par les finances est connue et reconnue, celle de l’éducation – qui subit des mutations permanentes du fait de cette nécessaire adaptation sociale et politique aux besoins incontournables de l’économique et des finances – l’est en revanche beaucoup moins.Les cultures disciplinaires tendent à disparaître au profit de l’hyperspécialisation, toute prise de recul nécessaire pour laisser le temps à la réflexion face à des réformes politiques et pédagogiques est rendue impossible.« Les humanités et les arts ne cessent de perdre du terrain, tant dans l’enseignement primaire et secondaire qu’à l’université, dans presque tous les pays du monde. Consi-dérées par les politiques comme des accessoires inutiles, à un moment où les pays doivent se défaire du superflu afin de rester compétitifs sur le marché mondial, ces disciplines disparaissent à vitesse grand V des programmes, mais aussi de l’esprit et du cœur des parents et des enfants. Ce que nous pourrions appeler les aspects humanistes de la science et des sciences sociales est également en recul, les pays préférant recher-cher le profit à court terme en cultivant les compétences utiles et hautement appliquées adaptées à ce but. 1 »Le temps n’est-il pas venu pour le politique d’assumer pleinement ses responsabilités ?

La saison 2010-2011

La revue Les Nouvelles d’Archimède, allégée des pages programmation, se recentre sur sa vocation de support de réflexion alors qu’un nouveau programme trimestriel vient renforcer la visibilité de notre programmation.

Les Rendez-vous d’Archimède

Deux cycles sont au programme, déclinés comme chaque année en une série de conférences et une journée d’études : Migrations et Université.En novembre paraîtra le 21ème titre de notre collection d’ouvrages collectifs, dirigé par Jean-François Rey, sous le titre « Visages de la justice ». 

Le patrimoine scientifique

Dans le cadre du PRES Université Lille Nord de France, un ouvrage commun aux Universités de la région Nord-Pas de Calais a été édité en juin 2010 : il met en évidence la richesse du patrimoine scientifique des universités régionales 2.Enfin, c’est une citation de Gandhi qui nous accompagnera cette année : « À force de vivre œil pour œil, le monde finira aveugle ».

L’éducation, l’autre crise

L’équipe

Jacques LESCUYER directeur Delphine POIRETTE chargée de communicationEdith DELBARGEchargée des éditions et communicationJulien LAPASSET graphiste - webmestreAudrey BOSqUETTEassistante aux éditionsMourad SEBBATchargé des initiatives étudiantes et associativesMartine DELATTREassistante initiatives étudiantes et associativesDominique HACHE responsable administratifAngebi ALUwANGA assistant administratifJohanne wAqUETsecrétaire de directionAntoine MATRIONchargé de mission patrimoine scientifiqueJacques SIGNABOUrégisseur techniqueJoëlle MAVETresponsable café culture

Nabil EL-HAGGARVice-président de l’Université Lille 1, chargé de la Culture, de la Communication et du Patrimoine Scientifique

1 Martha Nussbaum, philosophe, Not for profit : Why Democracy Needs the Humanities, Presses de l’Université de Princeton, 2010.2 http://culture.univ-lille1.fr/publications/patri-moine.html

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LES NOUVELLES D’ARCHIMÈDE

Directeur de la publication : Philippe ROLLETDirecteur de la rédaction : Nabil EL-HAGGAR

Comité de rédaction : Rudolf BKOUCHEYoucef BOUDJEMAI

Jean-Marie BREUVARTAlain CAMBIER

Nathalie POIssON-COGEzJean-Paul DELAHAYE

Bruno DURIEzRémi FRANCKOWIAKRobert GERGONDEY

Jacques LEMIÈREJacques LEsCUYER

Bernard MAITTERobert RAPILLY

Jean-François REY

Rédaction - Réalisation : Delphine POIRETTEEdith DELBARGEJulien LAPAssET

Impression : Imprimerie DelezenneIssN : 1254 - 9185

À noter page 43 : Nouvelle parution « Visages de la justice », Coll. Les Rendez-vous d'Archimède

En couverture : Migrant mother, 1936

Photo de Dorothea LangeLibrary of Congress, Prints & Photographs

Division, FSA/OWI Collection,[LC-DIG-ppmsca-23845]

Migrations

4-5-38 Mobilités - Migration et Libertés - Contraintes (XVIème-XIXème siècles) par Daniel Roche

6-9 En route vers l’ailleurs. L’émigration française au cours des siècles par Gildas Simon

Université

10-11 À quoi sert l’histoire des universités ? par Jacques Verger12-13 Enseigner ou former par Rudolf Bkouche 14-15 Université, culture et politique. Le cas français par Nabil El-Haggar

Rubriques

16-17 Paradoxes par Jean-Paul Delahaye18-19 Mémoires de sciences par Marc Moyon20-21 Humeurs par Jean-François Rey22-23 Repenser la politique par Charles Capet24-25 Jeux littéraires par Robert Rapilly26-27 À lire par Rudolf Bkouche28-29 À lire par Youcef Boudjémaï30-31 L’art et la manière par Nathalie Poisson-Cogez32-33 Vivre les sciences, vivre le droit… par Jean-Marie Breuvart34-35 Questions de sciences sociales par Bernard Convert36-37 Chroniques d’économie politique par Nicolas Postel

Au programme

38-39 Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Migrations » 40 Rendez-vous d’Archimède : Cycle « Université » 41 Question de sens : Cycle « Résistances 2 »42 Exposition « De la bougie au laser » / Conférences43 Collection Les Rendez-vous d’Archimède : nouvelle parution « Visages de la justice »

Migrations

Université

Rubriques

Au programme

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Notre monde est devenu celui de l’instabilité et du désir de mobilité générale ou locale. Le point de vue d’un

historien de la période moderne peut contribuer à décaper des idées reçues et retransmises par l’historiographie et à remettre à sa vraie place le XVIIIème siècle dans un processus de plus long terme. Deux interrogations sont à prendre en considération. La première renvoie à la confiance des his-toriens des idées en la capacité de transformer les hommes par le voyage et d’imposer de nouvelles visions du monde. C’est le modèle heuristique que Paul Hazard reprend de Montaigne pour écrire la Crise de la Conscience européenne. S’il n’est pas question de dire que la mobilité n’aurait aucune influence dans le changement des comportements, il s’agit de voir comment cette vision biaise la façon de com-prendre l’ensemble des mouvements dans les sociétés mo-dernes. En second lieu, on peut s’interroger sur la confiance accordée à une histoire littéraire des voyages, déconnectée par rapport aux conditions générales, politiques et sociales, intellectuelles et matérielles, des circulations. Cette attitude favorise le modèle des échanges pré-touristiques et savants, personnels et institutionnels, sans le replacer dans une ins-tabilité générale méconnue car silencieuse et banale. Parler de mobilité révèle les contraintes de l’espace et du temps, les fonctionnements de l’ouverture et de la fermeture des territoires, l’encouragement fait à l’ invitation au voyage, les possibilités réelles de la circulation et leurs conséquences sur les changements sociaux et intellectuels. Il ne faut pas oublier que cette tension entre une conception libre et enri-chissante du voyage et l’idée d’une mobilité de contrainte, d’obligation souvent associée à l’échec, est fondamentale dans la conception ancienne du mouvement des hommes partagée entre deux traditions.

La première insiste sur l’Histoire des sociétés stables, des mondes inertes embourbés dans la coutume comme dans le local, des villages immobiles. Elle rejette les mouvements aux périphéries du royaume paysan, car ils sont dangereux, facteurs de rupture. Elle interroge le rôle moteur des villes, société de la dépense et réceptacle de la transformation des migrants. L’urbanité liant mobilité et changement réduit la migration au choix entre mouvement et résidence, souvent au déracinement et à toutes les libérations. Les physiocrates et J-J. Rousseau se rencontrent sur cette articulation des échelles spatiales et des transformations éthiques et éco-nomiques. Une deuxième façon de lire les choses met en valeur l’enrichissement et le changement des individus, et la capitalisation des expériences et des découvertes amas-

sées dans les récits de voyage : on en recense plus de 6 000 publiés en Europe entre 1500 et 1800, dont les deux tiers au XVIIIème siècle. Ils traduisent en même temps la transforma-tion d’une mobilité de curiosité en mouvement d’enquête et de découverte scientifiques, le passage d’une obligation d’apprentissage du monde qu’incarnent les grands Tours à une pédagogie de liberté et d’expression du moi. Ces modèles interprétatifs ont besoin d’être confrontés à la mul-tiplicité des échelles de déplacements et aux contraintes qui les régissent, à la relation qui unit pratiques de la mobilité et division socioculturelle, à la réalité de la capacité de trans-former par le déplacement. Le XVIIIème siècle nous y invite avec Kant et l’Anthropologie pragmatique à penser autrement la métaphore du grand livre du Monde, le passage du que pouvons-nous savoir ? au que voulons-nous savoir ? On peut l’esquisser en rappelant les grands traits d’une culture de la mobilité, leur rapport au contrôle des hommes, leur efficacité en ce qui concerne les rapports à l’espace, leur dimension cachée.

Les cultures de la mobilité

Des mouvements et des choix divers jettent les hommes sur les routes au terme d’une pulsion de rupture 1 inscrite dans la dimension personnelle. On peut la lire dans les auto-biographies. Toutefois, cette décision est inséparable d’un monde d’information, d’un univers de signes qu’il faut maîtriser pour réussir sur la route. Cet apprentissage, ces savoirs sont à lire à travers trois plans principaux où s’imbriquent dimension matérielle et intellectuelle. Celui de la spatialité confère au mouvement sa valeur purgative, mais sa réussite est souvent liée à la dimension des déplace-ments et aux logiques d’intégration dont ils sont, ou non, porteurs. L’apprentissage et l’ancrage des coutumes, l’ima-ginaire de la réussite ou de l’exotisme, la recherche d’un salut animent différemment le pèlerin, le Compagnon du Devoir, le Touriste. Le rapport au temps confère au mouve-ment une autre force de rupture par rapport aux rythmes ordinaires de la vie. Il est tiraillé entre l’exceptionnel et le répétitif, la contrainte et la liberté selon les trajectoires personnelles. Mais le temps de la mobilité est celui où va se jouer la conquête de la vitesse, la relation à l’aléatoire et à l’aventure, l’investissement dans la mémoire qui pousse au récit. Enfin, la mobilité investit un rapport au social diffé-

1 A. Dupront.

Mobilités - Migration et Libertés - ContraintesXVIème - XIXème siècles

Historien, professeur honoraire au Collège de FrancePar Daniel ROCHE

En conférence le 12 octobre

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rent de celui des relations habituelles, c’est le double phé-nomène mis en valeur dans le Stage Coach qu’évoque déjà Rousseau, et sa création d’échanges spécifiques, la redéfi-nition d’une autre société dans d’autres lieux (l’auberge, le salon mondain). Ils peuvent aboutir à une vraie acculturation que Kant postule pour la vérité de la lecture du récit de voyage comme dans la réalité du déplacement. Elle donne vie au lu. C’est un fondement anthropologique du Doux commerce que l’on peut lire dans sa relation économique et interrelationnelle. C’est aussi une fiction que la littérature apodémique interroge. Ces tensions montrent que tous les mouvements des sociétés anciennes sont soumis à une sus-picion et suscitent de multiples contrôles.

Au centre du mouvement, les contrôles

Les études sur les migrations anciennes ont montré l’importance du lien étroit entre l’errance, la mobilité et la pauvreté, voire la dangerosité ; Le vagabond et la machine ( J-C. Beaune), Surveiller et punir (M. Foucault) ont amplement illustré ce thème. On peut y lire le développe-ment d’un rapport de méfiance et d’exclusion qui multiplie les contrôles et l’identification voulus par les sociétés, régir par le droit. L’historien a conscience d’alimenter la connais-sance du lien permanent entre la mobilité et la surveillance qui doit assurer la sécurité des personnes et des biens et qui voit s’accroître l’intolérance pour l’autre. De nouvelles organisations sociales vont gérer, entre le XVIème et le XIXème, cette transformation liée à la montée urbaine et à la construction des états.

On peut la lire dans la construction identitaire des frontières nationales négociées et surveillées par les états modernes. Leur franchissement, selon l’échelle des déplacements et leur nature, peut être un enjeu politique et vital ainsi des rapports entre communautés frontalières sur les limites des Pyrénées ou des Alpes. La contrebande, avec ses figures romanesques, montre comme se pratique le jeu avec limites et contrôles, ceux-ci sont dénoncés, en 1789, comme atten-tatoires aux libertés. On retrouve, à tous les niveaux de la vie, le contrôle dans l’institution policière, gestionnaire en ville et en campagne des flux de circulation. Le lien entre

contrôle et connaissance du mouvement s’y révèle en clair car indispensable à la panoplie du gouvernement éclairé. L’utopie transparente du policier parisien Guillauté, qui enregistre tous les mouvements des individus, se retrouve dans la mise en place de l’Anagrafo Lombard. Cette gestion met en évidence des échelles de connaissance et de fonction dans le contrôle du village à la ville, de la pratique religieuse au recensement. Le droit des uns et le non droit des exclus s’y définissent, l’intégration et le rejet peuvent se combattre dans les pratiques d’identification et de surveillance. Les enquêtes sur les migrations et la science de l’identification des personnes révèlent les attitudes face aux mesures régle-mentaires : l’appropriation, l’accommodement et la fraude, parfois les résistances révèlent l’intégration des usages dans les milieux populaires et le succès des procédures. À travers elles apparaissent un savoir d’État généré par la mobilité et une culture de pratiques et de normes. On doit à cette dernière le succès des identités de papier et elle accompagne le déplacement de l’inquiétude des prétendues classes dange-reuses en général vers les étrangers réels.

Contraintes et libertés dans les mobilités anciennes

La meilleure connaissance que l’on a de l’écart existant entre les récits de voyage et les pratiques révélées par les archives de la police ou de l’économie met en évidence trois oppositions structurelles entre le proche et le lointain, entre l’obligation et le choix libre, entre l’ouverture et la fermeture des milieux. La vie du plus grand reste longtemps dépendante des moyens matériels et enracinés dans le local, les relations de toute espèce se jouent dans l’espace proche. On y lit d’abord l’assujettissement à l’économie agricole et commer-ciale et le déroulement de l’existence quotidienne dans la mobilité du travail des champs et de l’échange réglé par le rythme des foires et des marchés. La perfusion du colpor-tage entretient dans les villages les souffles du grand large. La démographie et la recherche des alliances matrimoniales favorables alimentent des échanges locaux multiples. Les aléas de la conjoncture ou la fièvre aventureuse peuvent dé-clencher des mouvements plus lointains.

[... suite page 38]

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L’espoir d’une Nouvelle France

Depuis le XVIème siècle et l’aventure des Grandes Découvertes, les Français ne cessent de jouer un rôle très actif dans l’exploration d’un « nouveau monde » et la prospection de nouveaux territoires outre-mer – même si ce mouvement n’aura déplacé, au total, à travers océans et continents que quelques dizaines de milliers de migrants. Les premiers à s’établir au Canada sont des pêcheurs et des commerçants ; puis, vient le temps des premiers colons issus principalement des campagnes et des provinces de l’ouest de la France (Maine, Poitou, Charente). Champlain fonde Québec sur l’embouchure du Saint-Laurent en 1608 et obtient de Richelieu (1627) la création de la Compagnie de la Nouvelle France pour les territoires situés en Amérique du Nord et s’étendant jusqu’à la Floride. Après la reconnaissance des rives du Saint-Laurent par Jacques Cartier et ses malouins, sous le règne de François Ier, le pouvoir royal, conscient des enjeux géopolitiques de ces implantations outre-mer, investit le domaine de la mobilité outre-mer et en fait, théo-riquement, l’une des bases de la politique d’appropriation coloniale. 30 000 Français se sont embarqués pour la belle province entre 1635 et 1760, mais, après le traité de Paris (1767) qui consacrait la perte de la Nouvelle-France, ils n’étaient plus que 9 000 en 1780. Néanmoins, ils ont fondé une forte communauté à forte identité francophone (6,8 mil-lions au recensement canadien de 2006, auxquels on peut ajouter 3 millions de ceux qui se sont déclarés d’origine canadienne-française au recensement américain de 2004).

L’exode des Huguenots

La vive tension religieuse autant que politique, apparue en Europe continentale avec la Réforme, la « guerre de reli-gions » qui ensanglante la France au cours du XVIème siècle sont à l’origine de flux migratoires importants. Les massacres de la Saint-Barthélemy et, surtout, la révocation de l’Édit de Nantes en 1681 (suppression des temples et des écoles, bannissement des prêtres refusant de se soumettre, obliga-tion du baptême et de l’éducation catholique) provoquent le départ de 300 000 à 400 000 réformés (« Huguenots ») qui partent vers le « Refuge », en Grande-Bretagne, en Suisse, en Prusse, dans les Provinces-Unies [ et, de là, en Afrique du

Sud où ils font alliance avec les colons néerlandais (Boers) ], aux États-Unis et en Nouvelle-Zélande. L’apport de cette population instruite, détentrice de savoir-faire variés dans l’artisanat, a été une véritable aubaine pour l’économie des pays d’accueil, où elle a contribué, d’ailleurs, à répandre l’usage de la langue française. Par contre, l’exode des protestants a été une perte d’importance pour l’économie française avec le départ du cinquième environ de l’ « élite » professionnelle du pays. Dans un mémoire, Vauban a tenté de convaincre Louis XIV d’annuler l’édit de Nantes, mais en vain.

L’ « émigration » française sous la Révolution

Aux temps de la Révolution française, le terme d’émigration prend un sens politique très marqué et la question des émigrés ne cesse d’agiter le monde politique et de troubler l’opinion publique depuis la prise de la Bastille et jusqu’à la Restauration. La tournure politique de la Révolution, le développement des troubles révolutionnaires amènent 140 000 personnes à quitter le territoire, soit pour com-battre le nouveau régime en place et son évolution, soit pour tenter de protéger leur vie et/ou leurs biens. La majorité est constituée d’aristocrates et de personnes très attachées à la monarchie, de riches bourgeois, de membres du haut-clergé mais aussi, à partir de la Constitution civile du clergé (12 juillet 1790), de simples prêtres dits « réfractaires ». Les émigrés s’établissent en Angleterre, aux Pays-Bas, en Alle-magne dans les villes de Coblence et de Worms, principaux lieux de résidence de l’opposition monarchique, en Italie et en Espagne, aux États-Unis. L’escalade du conflit s’aggrave à partir de la fuite de Louis XVI et de son arrestation à Varennes (17 juin 1791) qui renforcent la volonté des « émigrés » de combattre le nouveau régime par tous les moyens, à l’extérieur comme à l’intérieur de la France (participation armée à la coalition anti-révolutionnaire lors de la bataille de Valmy, échec du débarquement avec les Anglais à Quiberon en 1795). La politique du gouverne-ment se durcit sous la Convention (interdiction de sortir du territoire, confiscation des biens, établissement d’une liste d’émigrés équivalant à une véritable condamnation à mort comme « traîtres » à la patrie en 1792). Leurs biens

En route vers l’ailleursL’émigration française au cours des siècles

Géographe, professeur émérite de l’Université de PoitiersPar Gildas SIMON

Par rapport à leurs voisins européens, les Français sont réputés casaniers ; pourtant, la France, terre traditionnelle d’im-migration et d’asile depuis l’Ancien Régime, patrie de la liberté et des droits de l’Homme, a été, à plusieurs reprises au cours de son histoire, une terre d’émigration et même d’exodes importants. En ce début de XXIème siècle marqué par une nouvelle phase de la mondialisation, les Français s’expatrient de plus en plus fréquemment.

En conférence le 7 décembre

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sont vendus comme biens nationaux. L’exécution du roi et l’instauration de la Terreur portent le conflit et ses effets migratoires à leur paroxysme.Bonaparte prend des mesures d’apaisement en permettant le retour de tous les émigrés (amnistie générale du 26 avril 1802) – « ni vainqueurs, ni vaincus, ni bonnets rouges, ni talons rouges » dira-t-il –, mais à condition de ne pas réclamer la part de leurs biens vendus comme biens natio-naux. Avec le retour de la monarchie et la Restauration, une fraction influente de la noblesse obtient une mesure financière destinée à compenser la perte des biens nationaux par la loi dite du « milliard aux émigrés », qui accorde près d’un milliard de francs aux 50 000 nobles émigrés, tout en confortant, par ailleurs, la propriété des détenteurs de biens nationaux. Cette mesure, fort mal reçue par l’opinion pu-blique, a renforcé l’impopularité de Charles X et contribué au renversement des Bourbons par la révolution des « Trois Glorieuses » (1830).

L’exception française dans les migrations de masse européennes du XIXème siècle

La mutation introduite, au XIXème siècle, par la révolution industrielle, l’extension du système capitaliste et les progrès techniques, tout particulièrement dans le secteur des trans-ports, ont ouvert l’ensemble de la planète aux migrations de masse. Ces vagues migratoires sans précédent, issues pour l’essentiel des différents pays européens, provoquèrent des flux d’une ampleur inégalée depuis, proportionnellement à la masse démographique de l’époque. La France n’a pas connu, contrairement à ses voisins, le puissant mouvement d’émigration qui a touché l’ensemble de l’Europe pendant la deuxième moitié du XIXème et le début du XXème siècle. Alors que 60 millions de migrants européens s’embarquèrent vers les Amériques entre 1820 et 1914, moins d’un million de Français ont franchi l’Atlantique jusqu’à la Première Guerre mondiale. 400 000 d’entre eux débarquèrent à Ellis Island, principale porte d’entrée aux États-Unis au cours de cette période, moins de 100 000 se fixèrent en Argentine, une petite minorité au Canada ; certains pays européens captent aussi cette émigration (Belgique, Suisse, Grande-Bretagne). Au cours du Second Empire, qui a été une forte période d’émigration, les départs n’ont pas excédé 100 000 par an, mais les f lux s’amplifient à l’occasion des crises politiques et économiques : annexion de l’Alsace-Lorraine à l’Allemagne et crise du phylloxéra dans les vignobles (1881-1891) où l’émigration vers l’Algérie prend progressivement le relais des flux transatlantiques. 

L’émigration du XIXème siècle affecte la région parisienne et principalement les régions rurales et pauvres, situées au sud d’une ligne Bordeaux-Strasbourg (Gironde, Basses-Pyrénées, Hautes-Pyrénées, Alsace-Lorraine, Alpes) ; l’émi-gration bretonne démarre à la fin du XIXème siècle. De véri-tables filières migratoires s’organisent vers les Amériques : de la région de Gourin dans la montagne noire bretonne vers New-York (spécialisation dans la restauration), du Pays Basque vers l’Argentine (spécialisation dans l’élevage), en passant par le port de Bordeaux ; de la vallée de Barce-lonnette, au cœur de la vallée de l’Ubaye (Basses Alpes), vers le Mexique. Les migrants, activant un modèle migratoire du commerce textile déjà développé dans la région alpine, exploitent une niche économique, celle du commerce des tissus, et créent un véritable réseau de comptoirs à Mexico et dans les principales villes du pays. Ce courant migratoire, qui s’arrête définitivement dans les années 1950, a fondé à Barcelonnette une véritable tradition culturelle établie sur les liens avec le Mexique (musée, festival).

Flux et reflux des migrations vers les colonies

Au cours des années ayant suivi l’indépendance des territoires coloniaux (1954-1962), 1 500 000 rapatriés environ ont migré vers la métropole où beaucoup n’avaient jamais résidé aupa-ravant. L’ampleur de ces flux pourrait laisser penser qu’une émigration française massive s’est réalisée au fur et à mesure de l’appropriation des territoires, consécutive à la prise d’Alger en 1830, au partage officialisé de l’Afrique au traité de Berlin (1884-1885), à l’établissement du protectorat français en Tunisie (1881) et au Maroc (1911). En réalité, l’émi-gration française vers les colonies n’a jamais eu, au XIXème siècle, une intensité comparable à celle des migrations de masse des autres pays européens, en dépit des appels et des intentions affichées par le pouvoir politique sous le Second Empire et sous la IIIème République, ainsi que le montre le cas de l’Algérie. Lors de la perte de l’Alsace-Lorraine en 1871, sur 125 000 réfugiés partis des territoires occupés par l’Allemagne, 4 000 à 5 000 seulement ont fait souche sur le territoire algérien ; les effets migratoires de la crise du phylloxéra ont été plus importants, non tant à cause de la proximité géographique qu’en raison de l’espoir ouvert aux petits vignerons du midi languedocien et provençal de re-constituer des vignobles dans les domaines de colonisation en Oranie (l’étendue du vignoble algérien passe de 20 000 hectares en 1879 à 180 000 en 1923, 400 000 en 1936). Une part importante du peuplement européen provient, en réalité, des autres pays de la rive nord de la Méditerranée,

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principalement des régions côtières alors très pauvres, des provinces d’Almeria, d’Alicante, de Murcie en Espagne, du Mezzogiorno italien (Sicile) et de Malte. Les Espagnols se dirigent en priorité vers l’Algérie occidentale, les Italiens et les Maltais se fixent dans la Tunisie du Nord (Cap-Bon). Le gouverneur général de l’Algérie observe dans les années 1880 : « puisque nous n’avons plus l’espérance d’augmenter la population française au moyen de la colonisation officielle, il faut chercher le remède dans la naturalisation des étran-gers » 1. Cette politique sera appliquée par l’adoption de la loi de 1889 qui a étendu le droit du sol (jus soli) aux trois départements algériens, entraînant la francisation automa-tique des naissances européennes enregistrées en Algérie. Ainsi s’est formée une communauté originale de statut français dont les différents courants originaires de la Méditerranée nord se sont mélangés au cours des générations. Le même principe a été appliqué en Tunisie pendant l’entre-deux-guerres, afin de bloquer les visées du régime mussolinien sur ce territoire fortement marqué par l’immigration italienne.

L’accession à l’indépendance du Maroc et de la Tunisie, puis celle de l’Algérie et des différents territoires de l’Afrique subsaharienne ont provoqué le départ et même l’exode de ces Français d’outre-mer (800 000 d’Algérie, 400 000 du Maroc et de Tunisie) tout particulièrement lors des crises les plus aigües de la période 1954-1962. Si la majorité des « pieds-noirs » a gagné la France, principalement le Midi méditerranéen, d’autres ont rejoint les pays d’origine de leurs ancêtres, l’Espagne (région d’Alicante et d’Almeria) et l’Italie, tandis que certains migraient vers des États latino-américains (Mexique, Argentine, Uruguay).

L’établissement de systèmes relationnels préférentiels entre métropoles et anciens territoires coloniaux, la forte représen-tation des Maghrébins et des Africains de l’Ouest en France, tout comme celle des Sud-Américains et des Philippins en Espagne, des Brésiliens et des Cap-Verdiens, des Angolais au Portugal renvoient à la géographie à la fois spécifique et planétaire des appropriations coloniales européennes dont les implications sont encore très présentes dans le domaine politique, économique et culturel des pays du Sud. Ce fait historique a une grande importance dans la mondialisation des flux migratoires en France et dans plusieurs États de l’UE (Belgique, Italie, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni).

1 Claude Liauzu, 1996, p. 65.

Partir travailler à l’étranger aujourd’hui, un phéno-mène devenu presque banal

Partir à l’étranger pour valoriser ses diplômes ou ses com-pétences est devenu un projet relativement banal dans la société française. En 2007, 1 373 000 Français sont inscrits dans les consulats de France, dont la moitié environ de bi-nationaux ; selon les estimations du Sénat, leur nombre réel est estimé entre 2 et 3 millions. La tendance est à la hausse si l’on en croit la forte croissance des immatriculations ob-servée de 1991 à 2002 (solde migratoire positif compris entre 220 000 et 280 000). La forte croissance des transferts financiers des Français de l’étranger 2 démontre l’apport méconnu de cette nouvelle économie migratoire française, dont les revenus sont désormais nettement supérieurs à celui des remises effectuées par les immigrés en France vers leur pays d’origine (en 2007, 12 milliards d’euros contre 8 milliards d’euros).Cette évolution spatiale démontre l’intégration de la France (5ème rang des exportateurs mondiaux) dans les processus de globalisation économique, de mise en connexion des espaces auxquels les entreprises françaises participent très activement. Pour la population en âge d’activité, les techni-ciens de haut niveau, les ingénieurs et les cadres, l’interna-tionalisation de la formation et des références profession-nelles devient la règle au sein de cette noria mondiale des savoir-faire et des compétences et, pour ceux qui participent à ce type de mobilité, la notion de carrière en France et à l’étranger est fondamentale. Chacun développe une straté-gie personnelle qui l’amènera à changer d’emploi, de société et donc à migrer pour accéder à une fonction et à une rému-nération supérieure.

Du schéma colonial à la mondialisation spatiale

La géographie de leur implantation, longtemps calquée sur l’ancien dispositif colonial (Afrique du Nord, Afrique sub-saharienne, Indochine), s’est totalement modifiée à la suite de la décolonisation ; l’exode des Français de Côte-d’Ivoire à la suite de la dernière crise (2004) a marqué la fin de cet espace migratoire colonial ; elle exprime désormais le nou-veau schéma de la mondialisation économique. Après le temps de la préférence accordée à l’Afrique, renforcée par l’importance de la coopération (1960-1980), s’est produit celui de la longue diminution du nombre des Français dans ce continent. L’Afrique du Nord et l’Afrique francophone

2 Source : Banque mondiale.

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ne cessent de voir leur part, dans les Français à l’étranger, décliner depuis la décolonisation (perte de 11 % de 1984 à 2002). À l’inverse, celui de la présence dans les pays les plus développés ne cesse de se renforcer et l’Amérique du Nord, associée à l’Union Européenne, regroupe les trois quarts des Français à l’étranger.  Les destinations préférées sont les États-Unis (183 000), le Canada (116 000) et les pays d’Europe occidentale (Suisse : 129 000 ; Allemagne : 108 000 ; Royaume-Uni : 106 000), mais l’attrait croissant des économies émergentes de l’Europe de l’Est, et plus ré-cemment d’Asie (Inde et Chine), s’affirme nettement depuis le début des années 2000.

Des statuts et des projets différents, un ensemble social en mutations

La communauté française à l’étranger n’est pas homogène sur le plan du statut juridique et social, et se répartit en plusieurs catégories : « les détachés » présents dans le pays pour une période déterminée, mais si leur part relative baisse en Afrique francophone (déclin de la coopération, repli économique et changement de stratégies des entreprises), elle croît dans les pays les plus développés et les économies émergentes d’Asie ; un quart des actifs français ont un véritable statut d’ « expatrié », c’est-à-dire de détachés à l’étranger par une entreprise ; les « résidents permanents » dans le pays étranger en grande partie binationaux dont la part augmente plus vite que la population totale ; enfin, les jeunes qui tentent une expérience d’expatriation sans projet à long terme (effets du chômage, recherche d’un métier plus qualifiant à l’international, recherche d’exotisme). Tel est le cas des Français de Londres (plus de 100 000), certains

travaillant à des postes élevés de la City, d’autres employés dans les services de proximité et sans véritable qualification. Le phénomène de la retraite hors frontière complexifie encore l’équation ; de plus en plus nombreux sont les seniors qui passent la majeure partie de l’année dans les pays de la façade ensoleillée de l’Europe (Espagne, Italie) et, de plus en plus fréquemment, dans les pays de la rive sud de la Méditerranée (Tunisie, Maroc).

Une profonde transformation de la géographie tradition-nelle des lieux d’origine (autrefois Bretagne, Pays Basque, Alpes du Sud, Corse) et de la sociologie de leurs émigrants, où prédominaient les ruraux, accompagne l’évolution récente de l’espace migratoire des Français de l’étranger. Issus de catégories sociales moyennes ou « élevées », pourvus d’un niveau de formation et de qualification supérieur à celui des générations précédentes, ils partent des plus grandes villes françaises et principalement de l’agglomé-ration parisienne qui assure, à elle seule, plus du tiers des Français de l’étranger. Le poids des migrants originaires des grandes métropoles urbaines est un signe supplémentaire de la mondialisation migratoire qui s’accomplit actuellement et la différencie nettement de la phase précédente du XIXème siècle où la majorité des émigrés était issue des so-ciétés rurales. Bien que l’attachement culturel et affectif au pays d’origine demeure et reste l’une des bases actives de la francophonie migrante, l’évolution récente en cours, avec des séjours à l’extérieur plus courts, laisse présager à terme la transformation des liens affectifs avec les lieux d’origine ; beaucoup possèdent ou ont acquis, grâce à leurs revenus mi-gratoires, un appartement dans une grande agglomération française ou une maison en province.

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Cet appel à la caution de l’histoire, qui semble parfois re-lever du rite obligé, est-il légitime ? Est-il surtout utile ?

L’historien a d’autant moins de raisons de se dérober à ce questionnement que celui-ci n’est pas nouveau. Au XIXème siècle déjà, c’est dans le contexte de la naissance de l’univer-sité moderne, qui va de la création de l’université de Berlin (1810) à la « loi Liard » ressuscitant les universités françaises (1896), et en appui explicite à celle-ci, qu’est née l’histoire scientifique des universités anciennes, fondée sur la publication des sources et la multiplication des monographies érudites.Mais s’il veut que son propos serve réellement la réflexion et ne se contente pas de conforter des stéréotypes ou de conférer à des propositions nouvelles la fausse évidence d’une an-cienneté vénérable, l’historien doit aujourd’hui, au vu des acquis récents de la recherche, maintenir une double exigence que les politiques et les technocrates ont parfois du mal à entendre.

La première est celle d’un récit complet et nécessairement nuancé, qui ne se limite pas à quelques épisodes réputés fon-dateurs, et ne fait pas l’économie de la complexité du réel et de la diversité des cas concrets.Au premier rang de ces épisodes fondateurs vient le temps des origines, ces premières décennies du XIIIème siècle qui ont vu la naissance quasi simultanée des universités à Paris, Bologne, Oxford ou Montpellier. C’est alors que se cristal-liseraient et convergeraient, pour donner corps à l’insti-tution nouvelle, les facteurs qui en constitueraient l’essence même : l’autonomie gagnée de haute lutte par les maîtres et étudiants eux-mêmes contre les autorités ecclésiastiques et laïques qui prétendaient les contrôler, l’universalité du savoir enseigné (dans une langue unique, le latin), fondée non sur des considérations d’utilité immédiate mais sur les struc-tures mêmes des classifications des sciences alors admises, la validation des compétences acquises par un système objectif d’examens et de diplômes sanctionnant la réussite des études et fondant le prestige social des gradués sur la seule certification de leurs mérites intellectuels, le rejet enfin des contraintes locales et des divisions politiques, symbolisé par le célèbre ius ubique docendi, c’est-à-dire, en pratique, la

libre circulation des livres, des étudiants et des maîtres et la validité universelle des grades. Le paradigme de l’université comme communauté idéale de savants (universitas magis-trorum et scolarium) trouvait là sa plus ancienne et incontes-table référence historique.

Second épisode célébré à l’envi dans cette pratique sélective de l’histoire des universités, celui du projet humboldtien de l’université libre, vouée à la poursuite exclusive du savoir désintéressé, menée selon des règles fixées par les seuls professeurs, sous la protection bienveillante d’un État idéo-logiquement neutre. L’histoire permettait de suivre la pro-gressive diffusion de ce modèle, depuis sa formulation par les pères fondateurs de l’université prussienne, Alexandre de Humboldt, Fichte et Hegel, au début du XIXème siècle, à l’ensemble du continent européen, et même au-delà avec l’essor des premières universités américaines appelées à prendre le relais au XXème siècle, après l’effacement des universités allemandes emportées dans la tourmente des guerres et du nazisme.Il est exact que l’historiographie universitaire traditionnelle avait elle-même privilégié et exalté ces moments natifs, au détriment des longues phases d ’immobilisme, voire de décadence, qui les auraient séparés et ne mériteraient guère de retenir l’attention des historiens : sclérose de la scolastique médiévale, fermeture sociale et rétrécissement du recrutement géographique caractéristiques des XIVème et XVème siècles, rendez-vous manqué avec la Renaissance, l’humanisme et le renouveau évangélique au tournant du XVIème siècle, asservissement à l’État absolutiste et dé-sorganisation presque complète des études aux XVIIème et XVIIIème siècles alors que triomphaient ailleurs la révolution cartésienne puis la philosophie des Lumières.Les XIXème et XXème siècles n’auraient pas non plus été à l’abri de semblables défaillances, spécialement en France : jusqu’à l’adoption de la très imparfaite loi Liard (1896), une longue atonie laissant le champ libre au développement concurrent des Grandes Écoles, suivie jusqu’en 1968 au moins par l’in-capacité à affronter les défis économiques et sociaux de la massification de l’enseignement supérieur (démocratisation,

À quoi sert l’histoire des universités ?

Professeur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)Par Jacques VERGER

Le rôle et la place de l’université dans la société d’aujourd’hui et de demain sont au cœur des débats politiques actuels. Les enjeux sont considérables : l’accès à l’enseignement supérieur, le développement et le pilotage de la recherche, la part respective de l’État, des régions et du secteur privé, les conditions et les limites de l’autonomie. S’agissant d’une institution vieille de huit siècles, l’histoire est volontiers convoquée pour éclairer les termes du débat, aider à définir, si elle existe, l’essence même de l’institution universitaire et, à travers l’évocation des expériences passées, proposer des modèles ou du moins indiquer des pistes à suivre ou des pièges à éviter.

En conférence le 19 octobre

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féminisation, ouverture aux populations non européennes).De nombreux travaux menés depuis quelques années, fondés sur la mise en œuvre d’une documentation renou-velée, abordée de manière sérielle, ne permettent plus de passer quasiment sous silence ces épisodes jugés moins glorieux de l’histoire des universités. Ces travaux ont, dans une certaine mesure, permis une réévaluation, voire une réhabilitation, des universités mal aimées de la fin du Moyen Âge, de l’Ancien Régime ou du XIXème siècle, à qui – ou du moins à certaines d’entre elles, surtout en pays protestant – on reconnaît désormais un rôle persistant dans la formation des élites et la diffusion des savoirs. Plus que d’un déclin généralisé, on préfère parler d’une diversifica-tion croissante en fonction des appartenances nationales ou confessionnelles.Une telle approche n’échappe pas au risque du jugement de valeur et suggérerait surtout l’idée qu’après avoir mis en exergue des modèles et des invariants l’histoire des univer-sités pourrait aussi indiquer aux décideurs actuels les pièges à éviter et les pistes de réforme qui permettraient de résister aux sirènes de la décadence et aux tentations du corporatisme. Mais l’historien doit, et c’est là sa seconde exigence, préférer à une démarche essentialiste, inévitablement téléologique et moralisante, un souci permanent de mise en contexte. Les universités sont d’abord filles de leur temps et leurs transfor-mations s’expliquent avant tout par leur rapport complexe à des sociétés elles-mêmes en devenir.

Certes, il y a des continuités et des invariants, des inerties institutionnelles et des permanences conceptuelles : auto-nomie, universalité, excellence sont des notions qui ont un sens à toutes les époques de l’histoire universitaire. Mais ce sens ne peut être donné de manière immuable et abstraite, il est lui-même modelé par les réalités politiques, sociales et culturelles du temps.Reprenons l’exemple de l’universitas originelle, celle des premières décennies du XIIIème siècle, telle que nous la font connaître l’histoire de la naissance et des débuts des univer-sités de Paris, Bologne ou Oxford. S’affirme alors, dira-t-on, l’autonomie universitaire, la libertas scolastica ; sans doute, mais cette libertas à la mode du XIIIème siècle était une liberté bien tempérée, promue sous le contrôle vigilant de la papauté et reposant, à l’intérieur même de la communauté universitaire, sur de fortes hiérarchies qui garantissaient le primat des sciences religieuses aux dépens de la philo-sophie et des disciplines dites profanes. S’imposerait aussi l’universalité du savoir enseigné, qui nous offrirait l’image

nostalgique d’une culture européenne une, loin de sa bal-kanisation moderne en traditions nationales hétérogènes, voire antagonistes : sans doute aussi, mais ce savoir universel restait contenu dans un cadre disciplinaire et méthodo-logique étroit et rigide, qui excluait (les sciences exactes, les techniques et autres « arts mécaniques », l’histoire et les belles-lettres, toute la production vernaculaire) autant qu’il rassemblait, et restait soumis aux exigences de l’orthodoxie religieuse et aux menaces de la censure. Rayonnement international enfin, ignorant les différences d’origine sociale et géographique : souvent célébrée, cette mobilité universi-taire primitive était en fait assez marginale, ne concernant probablement qu’une petite minorité d’étudiants, entravée par l’insuffisance des moyens économiques dont disposaient les universités médiévales pour assumer la fonction d’accueil et de promotion sociale dont on veut parfois trop généreusement les créditer.

On pourrait multiplier de telles remarques pour toutes les époques de l’histoire universitaire. N’en concluons pas que la seule règle qui vaille pour celle-ci, la seule voie efficace de réforme soit la simple adaptation aux « lois du marché » et à la demande sociale. Les projets novateurs et l’esprit critique ont toujours eu et doivent garder leur place à l’université. Ce n’est pas à l’historien de les dicter, mais son travail peut utilement rappeler que c’est toujours dans son rapport, nécessairement complexe, à la société environnante que l’université prend conscience d’elle-même et définit le rôle qu’elle entend jouer.

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Si la première de ces finalités, l’émancipation des indi-vidus, s’inscrit dans la tradition des Lumières, celle-ci

s’appuie sur un mythe, celui de l’harmonie entre l’éman-cipation des individus et le développement des sciences et techniques. Si ce mythe semblait raisonnable à l’époque des Lumières, il est aujourd’hui remis en cause dans une société marquée par un développement technique non maîtrisé. Quant à l’intégration, elle présente deux aspects contradic-toires selon qu’elle s’appuie sur l’autonomie des individus à l’intérieur de la société ou qu’elle se réduit à l’adaptation des individus aux normes sociales. Si la tension entre ces deux aspects de l’intégration est ancienne, l’idéologie de l’adap-tation s’est renforcée avec le développement de ce que l’on appelle la société de la connaissance. Ce dernier terme désigne une société techniquement développée s’appuyant sur le développement des connaissances, en ce sens la société de la connaissance se présente comme la forme moderne du mythe des Lumières cité ci-dessus ; mais, à y regarder de près, elle en est la négation.

Pour comprendre les fondements de la société de la connais-sance, nous renvoyons à une publication européenne de la fin du siècle dernier, le Livre blanc pour l’ éducation et la formation, au sous-titre alléchant : « Enseigner et apprendre, vers la société cognitive ». La société de la connaissance, ou cognitive comme on dit pour faire plus savant, s’appuie sur ce que l’on appelle aujourd’hui les technologies de l’infor-mation et de la communication (les tic) qui constitueraient, à notre époque, l’analogue de ce que furent l’agriculture et l’élevage à l’époque néolithique. Ces tic conduiraient non seulement à une transformation des manières de penser et de faire mais également à une fusion du penser et du faire comme le laisse entendre cette phrase extraite du texte cité ci-dessus :« Les technologies de l’ information pénètrent de manière mas-sive aussi bien les activités liées à la production que les activités liées à l’ éducation et à la formation. En ce sens elles opèrent un

rapprochement entre les « manières d’apprendre » et les « ma-nières de produire ». Les situations de travail et les situations d’apprentissage tendent à devenir proches sinon identiques du point de vue des capacités mobilisées. »

Ainsi disparaît la distinction entre l’apprentissage des savoirs et leur utilisation une fois ces savoirs acquis. Il est vrai que, dans la société dite de la connaissance, le savoir est celui de la machine et la question de l’enseignement se réduit à l’apprentissage de l’utilisation de la machine comme le montre le développement de ce que l’on appelle l’informatique pédagogique. La société dite de la connaissance peut alors être définie comme la démission de l’homme devant les machines qu’il a construites. Cette démission est ancienne et, dans les années trente du siècle dernier, Denis de Rougemont parlait déjà de prolétarisation de la pensée.

À l’enseignement qui relève de l’artisanat, la formation oppose une conception industrielle, produire le matériel humain nécessaire au fonctionnement de la machine éco-nomico-sociale. L’homme n’est qu’une machine parmi les machines et la formation peut être définie comme la pro-duction de la machine humaine. Lors de la mise en place des IUFM, un universitaire présentait les élèves-professeurs comme des ingénieurs en formation ; il ne s’agit pas ici de la formation des professeurs mais de leur futur métier, lequel consisterait à former les élèves comme les métallurgistes donnent forme au métal en fusion pour les besoins de la production d’objets. C’est ainsi que l’on peut parler de la fin de l’homo sapiens.

Dans une société qui se propose d’inclure les hommes dans l’ensemble des objets techniques, la conservation de l’homo sapiens devient l’un des objectifs essentiels de l’enseignement tendant à préserver ce qui fait la spécificité de l’homme, la capacité d’acquérir des savoirs et d’en user. Autrement dit, il faut remettre le savoir au centre de l’enseignement. Cela ne concerne pas seulement l’université mais l’institution dans

Enseigner ou former

Professeur émérite de l’Université Lille 1Par Rudolf BKOUCHE

La loi Savary sur les universités a transformé les UER (Unités d’Enseignement et de Recherche) en UFR (Unités de Formation et de Recherche). Ce changement d’intitulé, loin d’être anodin, consacre une évolution de l’institution scolaire et universitaire : l’enseignement disparaît derrière la formation. On enseigne des savoirs, on forme des individus. Dans le premier cas, on transmet des savoirs à des étudiants qui sont libres ou non de les prendre, dans le second cas, on forme des individus, c’est-à-dire qu’on leur apprend à devenir de bons rouages de la machine économico-sociale. Pour comprendre les raisons de cette transformation de l’enseignement en formation, il faut revenir sur la finalité de l’enseignement. Cette finalité est double, d’une part, l’émancipation des individus, d’autre part, l’intégration des nouvelles générations dans la société.

En conférence le 16 novembre

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son ensemble, d’autant que l’université ne peut remplir la tâche de conduire les étudiants à la connaissance des savoirs contemporains si l’enseignement antérieur ne les y a pas préparés.

L’enseignement se heurte alors à un double écueil, celui d’ignorer la modernité, celui de vouloir au contraire ensei-gner la modernité, comme cela fut le cas lors de la réforme dite des mathématiques modernes. La difficulté vient de ce que l’on ne sait pas définir a priori la part de tradition et la part de modernité qui doivent intervenir dans l’enseignement. C’est cela qui nous a conduit à définir la notion de savoirs pérennes, non parce que ces savoirs n’auraient pas d’his-toire mais parce qu’ils jouent un rôle premier (qu’ils soient anciens ou récents importe peu) dans l’appréhension des savoirs plus complexes. Sans la maîtrise de ces savoirs pé-rennes par les étudiants, il ne saurait y avoir d’enseignement universitaire digne de ce nom.

L’enseignement repose sur des disciplines bien identifiées. La déf inition de ces disciplines peut varier au cours de l’histoire, certaines disciplines disparaissant tandis qu’apparaissent des disciplines nouvelles, mais, dans une époque et un lieu donné, la distinction des disciplines enseignées est un élément structurant de l’enseignement. Cela pose la double question, celle de la définition de ces disciplines et celle de leurs relations. Cela nous conduit à parler de pluridisciplinarité et d’interdisciplinarité, termes qu’il est nécessaire de préciser tant leur usage a pris une connotation idéologique, voire magique.

Lorsque l’on dit d’une équipe de chercheurs qu’elle est pluri-disciplinaire, on souligne qu’elle est constituée de chercheurs de disciplines différentes qui travaillent ensemble sur un projet commun, lequel fait appel à plusieurs disciplines. Le terme « pluridisciplinaire » reste ici purement descriptif.

Quant au terme « interdisciplinaire », il a pris une connota-tion morale laissant entendre que le travail interdisciplinaire est meilleur que le travail dans une seule discipline. C’est alors la notion même de discipline qui disparaît.

Les disciplines sont définies par le domaine qu’elles étudient. Si ce domaine peut varier dans le temps, il possède une certaine stabilité et c’est cette stabilité qui définit la disci-pline. Cela dit, le travail scientifique ou pédagogique peut conduire à des rencontres entre disciplines et c’est alors seu-lement que l’on peut parler d’interdisciplinarité.

Pour revenir à l’enseignement supérieur, il est nécessaire de distinguer entre la pluridisciplinarité qui permet à un étu-diant d’étudier plusieurs disciplines et l’interdisciplinarité qui prend en compte les liens entre deux ou plusieurs disciplines.

La pluridisciplinarité universitaire prolonge celle de l’en-seignement secondaire, elle n’implique en rien un rapport entre les disciplines concernées. Cela peut être un choix personnel de l’étudiant ou une obligation imposée par l’université.

L’interdisciplinarité est liée à la rencontre effective de deux ou plusieurs disciplines. Celle-ci peut se pratiquer à l’inté-rieur d’un enseignement disciplinaire, c’est même dans ce cas que l’interdisciplinaire prend son sens. Ce qui importe c’est la rencontre de deux ou plusieurs disciplines autour de questions communes. Cette rencontre suppose que celui qui enseigne soit capable de l’organiser, ce qui implique une maîtrise des disciplines en question, travail difficile qui suppose que les enseignants se soient confrontés à de telles rencontres.

Enfin, question trop négligée dans l’organisation de l’ensei-gnement, le temps de compréhension nécessaire pour qui se confronte à la connaissance. Alors que la formation se réduit à donner à l’étudiant un répertoire de gestes à rete-nir, l’enseignement suppose la compréhension de ce qui est enseigné, ce qui relève de l’intimité de l’étudiant et par consé-quent de son travail personnel. Le temps de compréhension est un point fondamental du travail intellectuel. Pourtant, ce temps est remis en cause avec les découpages en modules trop courts qui, d’une part, cassent la cohérence de l’ensei-gnement, d’autre part, empêchent les étudiants de prendre leur temps. L’étudiant, soumis aux contraintes du temps (la courte durée d’un module et l’examen qui arrive en fin de module), n’a plus le temps de comprendre. L’apprentissage se réduit à retenir les quelques bribes de savoir à restituer le jour de l’examen. Quant à celui qui enseigne, il n’a plus le temps de construire un cours, c’est-à-dire de lui donner consistance et cohérence. Dans un tel concentré de savoir, il n’y a plus rien à comprendre, il suffit de retenir les gestes qui permettront d’assurer la réussite aux examens. Mais que signifie une telle réussite ?

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Pour nombre d’universités françaises qui se sont donné une mission culturelle, elle se limite à l’organisation de

quelques événements dont la finalité reste l’animation de la vie étudiante sur des campus construits il y a quarante ans et qui peinent souvent à se donner une âme. Cette vision réductrice et médiocre de la culture universitaire est d’ailleurs confirmée dans l’organisation politique du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche. La culture, qui n’est pas identifiée en tant que telle, est placée dans la case « vie étudiante » et, à ce titre, relève de la responsabilité du Bureau de la « vie étudiante ».La culture ne serait donc qu’une « affaire de vie étudiante », ce qui n’est pas sans conséquences autant sur un plan politique que culturel, universitaire et financier. En cantonnant la culture à cette dimension minimaliste, les pouvoirs publics confirment que l’université française est ac-culturelle. Ils l’exonèrent de toute responsabilité en matière de culture et donc, directement ou indirectement, des problé-matiques qui en découlent comme les questions d’éthique en sciences par exemple ! Plus grave, l’université acculturelle ne peut assumer son rôle culturel envers les enseignants-chercheurs et encore moins celui des universitaires envers l’université et la société.

Les pouvoirs publics ne sont pas seuls responsables de cette vision politique médiocre des responsabilités de l’institution universitaire. L’université et les universitaires qui la font en sont aussi responsables. Un grand nombre d’universités et une part non négligeable de la communauté universitaire de notre pays « partagent » consciemment ou non cette vision qui sévit depuis si longtemps. Heureusement, une minorité a pris conscience que la culture, dans toutes ses dimensions, contribue à donner à l’institution le plein droit de se reven-diquer universitaire !C'est pourquoi, para l lèlement à l ’enseignement et à la recherche, l’université et les universitaires ont aussi de grandes responsabilités en matière de culture.

Comprendre le monde

Selon Kant, les Lumières devaient répondre à la question : Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?  Ce qui revient à penser par soi-même, autrement dit : « chercher la pierre de

touche de la vérité en soi – c’est-à-dire en sa propre raison 1 ».

Depuis, Kant a été rejoint par Condorcet, Ricœur et par nombre de sociétés riches et pauvres qui affirment que l’accès à la culture, aux savoirs et aux connaissances est indispensable pour accéder à l’intelligibilité du monde et permettre ainsi à chacun de se construire sa propre vision du monde. L’université est le maillon fondamental qui rend cet accès possible.

Or, l’université française de masse n’est pas le pivot de la créa-tion, de la réflexion ou de la vie intellectuelle de la Cité et ne cherche pas à l’être pour plusieurs raisons, dont deux essen-tiellement : 1 - Elle n’a pas hérité de cette tradition culturelle,2 - La République a fractionné l’enseignement supérieur en deux grandes familles : d’une part, la « noble » qui regroupe les grandes écoles, instituts divers, Collège de France, etc., à qui l’on a confié la formation des élites de la nation et, d’autre part, celle dite « populaire » dont l’université, chargée de for-mer une masse d’étudiants avec des moyens dérisoires !

Cette configuration a secondarisé et marginalisé l’université durant les quarante dernières années. Ces années ont forgé l’institution universitaire et sa culture actuelle. D’autre part, les élites qui détiennent le pouvoir et font le quotidien de la France ne connaissent pas l’université. Soit par manque d’intérêt, soit par mépris !Un changement est néanmoins en train de s’opérer. Certes, il sera long, mais cette situation, très désavantageuse, pourrait changer !

N’oublions pas que l’université se conçoit naturellement comme productrice d’une recherche scientifique, sans pour autant s’intéresser ou se préoccuper spontanément de la culture qu’engendre cette même recherche. Tout comme elle ne se préoccupe pas non plus de la conservation et de la valorisation du patrimoine scientifique qui a rendu cette recherche possible. Cela est très symbolique de cette « non tradition culturelle » de l’université française de masse.

Il est vrai qu’une prise de conscience est en cours et elle

1 Emmanuel Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, éd. Vrin, Paris, 1959 (1786), pp. 87-88. Trad. Alexis Philonenko.

Université, culture et politiqueLe cas français

Vice-président de l’Université Lille 1, chargé de la Culture, de la Communication et du Patrimoine Scientifique

Par Nabil EL-HAGGAR

L’histoire singulière de l’université française fait qu’elle ne se pense toujours pas, ou peu, en dehors de l’enseignement et de la recherche, comme une institution productrice de culture, une institution culturelle.

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conduit certaines universités à reprendre en main une partie de leur supposée responsabilité culturelle.

C’est par le biais de la diffusion de la culture scientifique que certaines universités ont décidé de s’intéresser à la culture. Hélas, la tradition guette : « morcellement, séparation, place-ment » ! Elle est si forte, tant dans les universités que dans les rouages ministériels, qu’elle impose quasi naturellement son impitoyable logique de tiroirs. Ainsi, la culture scientifique ne peut se mélanger avec la culture ! Ou ponctuellement lors d’ « opérations » arts et sciences !

Cet intérêt pour la culture scientifique se manifeste trente ans après la décision de l’État de confier la diffusion de cette culture scientifique à de nouveaux lieux appelés CCSTI 2, construits dans les années 80 et gérés par des « médiateurs » chargés d’expliquer la science à la Cité, plutôt qu’aux univer-sités qui la produisent.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, les universités et les universitaires ne se sont pas montrés concernés ! Quant aux pouvoirs publics, ils n’ont pas exigé de la communauté et de l’institution universitaires qu’elles prennent en charge la diffusion de la culture scientifique qu’elles produisent ! Ce qui résume bien la vision que l’on avait de l’université et le manque de confiance dans sa capacité à s’ouvrir à la Cité. Un état de fait vécu comme totalement ordinaire !Nous ne ferons pas ici la critique de cette médiation scien-tifique. Celle-ci est sans doute nécessaire. Il est néanmoins temps d’en faire le bilan et de mettre fin aux confusions récurrentes dès qu’il s’agit de transmission et d’accès à la culture dans son ensemble ! La culture scientifique est culture et, à ce titre, elle n’en est pas épargnée.

La pensée à l’université

Commettrais-je une erreur en postulant que l’Université est une institution au sein de laquelle la pensée et la critique de-vraient se développer et progresser, et que ce sont les univer-sitaires qui sont garants du développement de la pensée et de sa diffusion sur la Cité ?C’est dans cet esprit que nous avons conçu la politique cultu-relle de l’Université Lille 1 il y a plus de 17 ans, et c’est sur la base d’un tel postulat que nous avons organisé et mis en place l’ensemble de ce dispositif culturel dont font partie

2 Centre de Culture Scientifique Technique et Industrielle.

Les Rendez-vous d’Archimède, cycles thématiques de confé-rences et cette revue « Les Nouvelles d’Archimède ». L’un des cycles de cette nouvelle saison sera d’ailleurs consa-cré au thème de l’ « Université ».

Donner suite à ce postulat nous conduirait à une impasse ! L’universitaire est débordé par les contraintes administratives quotidiennes, la « course » à la publication et rattrapé par la hantise d’une carrière qui progresse peu. Si l’on ajoute à cette situation peu glorieuse le risque de sous-tendre la réflexion intellectuelle universitaire aux résultats de la recherche, l’appauvrissement intellectuel de l’universitaire, déjà amorcé par une spécialisation et une technicisation à outrance, ne peut qu’empirer 3. La vérité est que l’universitaire s’éloigne chaque jour du monde qui l’entoure et de la richesse d’une réflexion intellec-tuelle globale. Une alliance entre deux barbaries dévastatrices, celle de l’utile et celle de l’immédiateté, s’exerce quotidiennement par « la diffusion sous nos yeux d’une civilisation de pacotille qui est la contrepartie dérisoire de ce que j’appelle la culture élémentaire » 4.

Ainsi s’achève l’industrialisation de l’activité intellectuelle, ce que Denis de Rougemont appelait, en 1935, la prolétarisation de la pensée 5.

Les pouvoirs publics, l’institution universitaire ainsi que la communauté universitaire dans son ensemble portent une grande responsabilité dans l’acceptation d’une dévalorisation du savant devant la vulgarisation des savoirs, ce qui constitue une menace pour l’institution universitaire comme lieu de pensée libre !

Derek Bok, Président de Harvard, déclarait dans son rapport annuel de 1986 : « Ni le jeu normal de la concurrence, ni les efforts délibérés des réformateurs extérieurs n’ont été capables de garantir un haut niveau constant d’activité. C’est à l’Uni-versité en définitive que doit revenir cette tâche vitale » 6.

3 Jürgen Habermas écrit à ce propos : « la science moderne a jeté son masque et a renoncé à l’exigence plénière de la connaissance théorique au profit de l’utilité technique... les sciences ont été absorbées par la raison instrumentale ».

4 Paul Ricœur, Civilisation universelle et cultures nationales, in Histoire et vérité, éd. du Seuil, 1967.

5 Denis de Rougemont, Penser avec les mains (1935), éd. Gallimard, coll. Idées, Paris, 1972.

6 Cité par Edgar Morin, Ibid.

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Professeur à l’Université Lille 1 *

ParadoxesRubrique de divertissements mathématiques pour ceux qui aiment se prendre la tête

* Laboratoire d’Informatique Fondamentale de Lille,UMR CNRS 8022, Bât. M3 extension

LE PARADOXE PRÉCÉDENT : LES DEUX PAIRES DE CHAUSSETTES

Il fait très froid, Lucien a décidé de mettre deux paires de chaussettes : l’une est rouge et l’autre est noire. Elles sont rangées dans son tiroir qui ne contient rien d’autre. Il fait nuit et, pour ne pas déranger, il n’allume pas la lumière. Il met ses chaussettes au hasard. Lucien se demande quelle est la probabilité pour qu’il réussisse du premier coup à mettre ses 4 chaussettes d’une façon convenable (la même couleur visible à droite et à gauche).

Raisonnement 1. Lucien prend une chaussette au hasard, il la met à son pied droit. Il en prend une seconde, il la met à son pied droit par-dessus la première. Tout sera correct à cet instant si la seconde chaussette – prise parmi trois – n’est pas la jumelle de la première. Cela se produira deux fois sur trois (car la chaussette jumelle de celle déjà enfilée est l’une des trois qui restent). Ensuite, il met à son pied gauche une troisième chaussette (prise parmi deux différentes). Elle doit être la jumelle de la première de droite, cela se produira une fois sur deux. La dernière sera alors nécessairement convenable. En tout, la probabilité de réussir est donc P = 2/3 x 1/2 = 1/3.

Raisonnement 2. Lucien prend deux chaussettes au hasard et les met à son pied droit. Il faut qu’elles soient différentes. Les choix possibles sont rouge-rouge, noire-noire, rouge-noire, noire-rouge. Lucien a donc une chance sur deux d’enfiler ces deux chaussettes sans s’engager vers une configuration insatisfaisante. Ensuite, il doit mettre les deux autres chaus-settes (qui sont de couleurs différentes) dans le bon ordre, et cela donnera quelque chose de convenable une fois sur deux. Lucien réussira donc une fois sur quatre. P = 1/4

Raisonnement 3. Lucien prend deux chaussettes au hasard et en met une à droite, l’autre à gauche. Pour que cela ne l’engage pas vers une mauvaise configuration, il faut que les deux chaussettes choisies soient de la même couleur. Les possibilités sont rouge-rouge, noire-noire, rouge-noire, noire-rouge. Donc une configuration convenable se produira une fois sur deux. Si c’est le cas, les deux autres chaussettes seront aussi convenablement placées. La probabilité de réussir est donc 1/2 : P = 1/2.

Par Jean-Paul DELAHAYE

Les paradoxes stimulent l’esprit et sont à l’origine de nombreux progrès mathématiques. Notre but est de vous provoquer et de vous faire réfléchir. Si vous pensez avoir une solution au paradoxe proposé, envoyez-la moi (faire parvenir le courrier à l’Espace Culture ou à l’adresse électronique [email protected]).

Voilà qui est étrange et paradoxal : la probabilité de réussir ne peut pas être à la fois 1/4, 1/3 et 1/2.

Quel raisonnement est bon ? Expliquez alors pourquoi les deux autres sont faux. Autre possibilité : ils sont tous bons, car la probabilité de réussir dépend de la procédure qu’on utilise, et la conclusion doit donc être qu’il faut utiliser la troisième méthode puisqu’elle conduit au meilleur résultat.

SolutionMerci et bravo aux lecteurs qui ont découvert la solution et me l’ont fait parvenir. Ce sont, par ordre d’arrivée des réponses, Virginie Delsart, Nicolas Vaneecloo, Thomas Delclite, Jef Van Staeyen, Hervé Louis Moritz, Jean-Baptiste Leroy et Florent Delhaye.

Le raisonnement 1 est le seul correct et la réponse est donc 1/3. Il n’y a pas de raisons que les différentes procédures donnent des résultats différents car elles reviennent toujours à choisir 4 chaussettes et à les enfiler en procédant à des choix uniformes sans utiliser aucune information particulière.Notons les quatre chaussettes : R1 R2 N1 N2. Les rai-sonnements 2 et 3 commettent la même erreur qui est la suivante :- Quand on prend deux chaussettes parmi les quatre, cela revient à prendre deux éléments dans un ensemble qui en comporte 4. Il y a C(4, 2) = 4.3/2 = 6 façons de le faire. On parle de « combinaisons » et leur nombre est donné par les coefficients du binôme qu’on trouve dans le triangle de Pascal. Mais ici pas besoin de connaissances savantes, les six cas équiprobables sont faciles à énumérer :{R1, R2}, {R1, N1}, {R1, N2}, {R2, N1}, {R2, N2}, {N1, N2}Il s’agit d’ensembles, l’ordre n’est pas pris en compte.Il y a donc une chance sur trois pour que, lorsque l’on prend deux chaussettes parmi les 4, il y en ait deux de la même couleur, et non pas une chance sur deux comme c’est proposé dans les raisonnements 2 et 3 qui se trompent en énumérant les cas comme s’il s’agissait de tirages succes-sifs à pile ou face, ou de tirages avec remises. Si vous doutez de ce 1/3, faites une expérience : 20 fois de suite, choisissez deux chaussettes parmi 4 en fermant les yeux, puis faites le compte. Environ une fois sur trois – donc environ 7 fois – vous aurez choisi deux chaussettes de même couleur.

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Le raisonnement 2 est donc faux, il faut y remplacer le premier 1/2 par 2/3 ce qui conduit finalement à P = 1/3, comme avec le raisonnement 1.Le raisonnement 3 est faux pour la même raison et il faut remplacer le 1/2 par 1/3, ce qui conduit à 1/3.Les trois raisonnements donnent donc la même probabilité : P = 1/3.

Si vous avez encore des doutes, voici une quatrième méthode.

Les diverses façons de placer les chaussettes sont au nombre de 24, car il y a 4 x 3 x 2 x 1 = 24 façons d’ordonner un ensemble à 4 éléments. Les voilà en convenant d’indiquer, dans l’ordre, la chaussette mise en premier au pied droit, la chaussette mise en second au pied droit, la chaussette mise en premier au pied gauche, la chaussette mise en second au pied gauche :

R1-R2-N1-N2 R1-R2-N2-N1 R2-R1-N1-N2 R2-R1-N2-N1N1-N2-R1-R2 N1-N2-R2-R1 N2-N1-R1-R2 N2-N1-R2-R1R1-N1-R2-N2 R1-N2-R2-N1 R2-N1-R1-N2 R2-N2-R1-N1N1-R1-N2-R2 N1-R2-N2-R1 N2-R1-N1-R2 N2-R2-N1-R1N1-R1-R2-N2 N1-R2-R1-N2 N2-R1-R2-N1 N2-R2-R1-N1R1-N1-N2-R2 R1-N2-N1-R2 R2-N1-N2-R1 R2-N2-N1-R1

Les configurations satisfaisantes sont celles de la forme : N-R-N-R et R-N-R-N qui sont 8 parmi les 24, ce qui conduit à nouveau à P = 1/3.

NOUVEAU PARADOXE : S’OPPOSER AU HASARD DES NAISSANCES ?

Dans un pays lointain, les femmes ont des enfants qui sont de sexe masculin dans 50 % des cas exactement et, bien sûr, de sexe féminin dans 50 % des cas. Aucun biais d’aucune sorte n’a jamais été observé chez aucune femme ou catégorie de femmes. Autrement dit, tout se passe comme si le sexe d’un enfant à naître était tiré au hasard avec une pièce de monnaie non truquée. Le gouvernement décide que seuls les couples ayant eu au moins une fille tou-cheront leur retraite. En réaction à cette mesure, chaque couple adopte alors la stratégie suivante :- si leur premier enfant est une fille, il n’en a pas d’autres ; - si le premier enfant est un garçon, le couple a un second enfant qui sera le dernier si c’est une fille ;- et ainsi de suite, chaque couple ayant des enfants jusqu’à avoir une fille qui est alors leur dernier enfant.

Cette stratégie a en particulier deux conséquences :- (a) il n’y a aucune famille sans fille ;- (b) une famille sur deux n’a pas de garçon.

Cela favorise donc clairement les filles. Pourtant, au bout de quelques années, lorsque le ministère des statistiques évalue le rapport [nombre de filles]/[nombre de garçons] depuis que la mesure a été adoptée, il trouve qu’à très peu de chose près il y a eu autant de garçons que de filles. Comment expliquer ce paradoxe ?

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Les interactions entre sciences et techniques sont d’autant plus complexes à décrire que l’historiographie, avec

le conditionnement classique de l’histoire des idées et de la pensée humaine, a longtemps négligé le « savoir de la main ». En effet, l’histoire des sciences a tendance à privilégier les seuls aspects conceptuels de la science. Et, même si la tech-nique s’impose peu à peu comme une source de connaissance à part entière, son histoire se limite trop souvent à la seule élaboration de catalogues d’inventions (au moins jusqu’au XVIIème siècle). Il faut véritablement attendre la révolution industrielle pour que les ingénieurs s’intéressent à l’évolution de leur propre savoir et, surtout, la fin du XIXème siècle pour qu’une histoire des techniques se développe réellement. La prise en compte, alors récente, des connaissances sur les ci-vilisations antiques, les sciences non-occidentales (voir en-cadré), les pseudo-sciences (magie, astrologie, alchimie par exemple), l’ethnologie ou encore l’archéologie industrielle, n’est pas étrangère à l’évolution de l’histoire des sciences et des techniques vers l’histoire des savoirs. 1

Afin de mieux comprendre la dette de la science envers la technique, intéressons-nous aux témoins éventuels de ces rapprochements. La ville, le monastère, la cour sont autant de lieux d’interfaces des savoirs, quelles que soient leurs natures. S’y développent des processus de translations du savoir des artisans vers les hommes cultivés, les clercs et les savants. Pour caractériser ce processus, la documentation écrite reste le matériau privilégié de l’historien. Dans le domaine de la science savante, le meilleur vecteur de com-munication semble bien être la tradition écrite (manuscrits, codices, incunables et livres) qui, dans le cas où elle est parve-nue jusqu’à l’historien, permet d’établir des conjectures sur l’activité scientifique elle-même, sa pratique, ses domaines d’application, ses moyens de raisonnement, ses institutions… Mais, dans le domaine des techniques, des arts et des métiers, les documents écrits sont insuffisamment représentés. « Quiconque a travaillé de ses mains sait que l’essentiel d’un métier ne se transmet pas par les livres mais par le geste et la parole, du père au fils, du patron à l’apprenti. Un tel savoir ne laisse de traces que dans l’objet fabriqué, que le laboratoire

1 Robert Halleux, Le savoir de la main. Savants et artisans dans l’Europe pré-industrielle, éd. Armand Colin, Paris, 2009.

fait parler et dans le document d’archives, toujours laconique parce que son contexte est supposé connu 2. » La mise par écrit ne peut donc être considérée que comme interprétation des techniques et des pratiques. Elle apparaît naturellement dépendante de l’histoire de la constitution des corpus et de leurs transmissions. Une double question se pose alors, celle du rapport de l’écrit technique avec la pratique des chantiers et des ateliers ainsi que celle du rapport entre ces mêmes écrits techniques et les écrits savants. R. Halleux se livre alors à l’étude de plusieurs types d’écrits techniques, entre comptes rendus élémentaires de la pratique et analyses qui combineraient technique et recherche. Un des types les plus caractéristiques est sans doute le « livre de recettes », texte relativement court décrivant des procédés de tous ordres. Il concerne surtout les métiers d’art (copiste, enlumineur, peintre ou orfèvre) mais aussi la médecine et l’alchimie. Ce type d’ouvrages témoigne effectivement d’une pratique réelle tout en vulgarisant aussi des procédés issus de la science savante, en particulier en médecine. Les écrits techniques concernent plusieurs autres champs du savoir comme les mathématiques, l’agriculture, l’architecture avec leurs acteurs tels que les arpenteurs (fig. 2), les marchands, les architectes et autres ingénieurs. Une nouvelle ère dans l’organisation du savoir accompagne ensuite le XVIème siècle avec la naissance du capitalisme industriel qui entraîne une « standardisation des savoirs artisanaux dans des ouvrages systématiques » : « Les promoteurs des nouvelles activités in-dustrielles doivent persuader les détenteurs du capital qu’ ils peuvent en retirer des profits plus considérables, mais tout aussi sûrs que de l’exploitation de leurs propriétés foncières 3. »

Arrêtons-nous maintenant sur un exemple significatif de l’origine technicienne de la science spéculative que nous a inspiré la lecture du « savoir de la main ». Galilée, un des premiers architectes de la science moderne et promo-teur de la méthode expérimentale, illustre à plus d’un titre cette origine. En effet, homme de science et de culture, il « trouve » les procédés de l’expérimentation chez les artisans et s’en inspire. L’exemple le plus célèbre est probablement le développement de la lunette astronomique, dont Galilée

2 R. Halleux, Le savoir de la main..., op. cit., p. 53.

3 R. Halleux, Le savoir de la main..., op. cit., p. 74.

Le savoir scientifique : histoire de sciences et de techniques

Historien des mathématiques, Centre d’Histoire des Sciences et d’Épistémologie de l’Université Lille 1

Par Marc MOYON

Dans le dernier ouvrage de Robert Halleux 1 (fig. 1), souvenirs personnels, réflexions historiographiques et épistémo-logiques, références terminologiques et étymologiques, anecdotes historiques et techniques convergent vers une seule et même idée : montrer en quoi et comment la science des savants est redevable du savoir des artisans.

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Figure 2 : Débat entre géomètres et arpenteurs dans un manuscrit d’arpentage. >

< Figure 1 : Rober Halleux, Le savoir de la main, Paris, éd. Armand Colin, 2009.

n’est pas l’inventeur mais qu’il a contribué à perfectionner. À ses débuts, conçue par les artisans hollandais, la lunette n’a rien d’un instrument scientifique. Il s’agit plutôt d’un objet de foire, curieux, inspiré par la magie naturelle : des objets très éloignés, observés à travers deux lentilles conve-nablement disposées, se perçoivent comme s’ils étaient très rapprochés. Descartes lui-même ne se trompe pas sur cette origine modeste en écrivant dans la Dioptrique (1637) : « à la honte de nos sciences, cette invention, si utile et si admi-rable, n’a premièrement été trouvée que par l’expérience et la fortune 1.  » Galilée, avec l’aide des polisseurs de lentilles et leur savoir-faire qui a fait la réputation de l’industrie verrière de Venise, ne cesse pas de perfectionner cet instrument qui lui permettra d’observer le ciel. Il est aussi le digne représentant de l’échange des savoirs encouragé, après le quattrocento, par les cours des mécènes avec leurs philosophes, leurs artisans, leurs artistes, leurs peintres… Ses comptes rendus d’observation de la Lune le montrent bien. En effet, n’est-ce pas plongé dans l’ambiance artistique de l’époque nourrie des techniques de perspective, de clair-obscur, qu’il est en mesure de reconnaître des ombres à la surface de la Lune pour en déduire l’existence de montagnes, de mesurer leur hauteur, d’expliquer qu’elles ne peuvent, en raison de la sphéricité de la Lune, apparaître sur ses contours observés ? De même, lorsqu’il fait ses expériences sur le plan incliné, ce sont ses propres compétences musicales (héritées de son père) qu’il utilise pour mesurer le temps au cours de la chute, ralentie, de la bille. Et c’est en observant minutieusement les construc-teurs de navires de l’arsenal de la République de Venise, comme Galilée, représenté par Salviati, le précise dès la première journée des Discorsi 2, qu’il parvient à créer deux sciences nouvelles. L’une concerne le mouvement local, l’autre s’intéresse à la résistance des matériaux.

Nous l’avons compris. « Le savoir de la main » est bien plus qu’un ouvrage sur l’histoire du progrès des sciences et des arts de l’Antiquité jusqu’au XVIIème siècle. R. Halleux nous offre une synthèse intime et engagée qui se montre éclairante pour les historiens des sciences et des techniques, mais aussi pour tous les honnêtes gens épris de culture. N’oublions pas le rôle essentiel tenu par les savoirs pratiques dans la consti-tution des sciences les plus spéculatives.

1 René Descartes, La dioptrique in V. Cousin (ed.), Œuvres de Descartes, t. V, Paris, éd. F.G. Levrault, 1824, p. 3-4.

2 Galilée, Discours et démonstrations mathématiques concernant deux sciences nouvelles, M. Clavelin (trad.), Paris, éd. Armand Colin, 1970, p. 7.

Les savoirs en Pays d’Islam et leur appropriation par les érudits latins

La dualité entre théorie et pratique en Europe a largement été influencée par la philosophie et la science des pays d’Islam. Cette influence est perceptible à deux niveaux du savoir. Le premier est philosophique. Il est permis grâce aux traduc-tions arabo-latines des classifications des sciences capables de rendre compte de l’élaboration du savoir et, en particulier, de son organisation rationnelle. L’ouvrage du philosophe persan al-Fârâbî (m. 950), Ihsâ’ al-‘Ulûm [énumération des sciences], revêt une importance considérable que signale d’ailleurs R. Halleux 3. Il est doublement traduit au cours du XIIème siècle, d’abord par Gérard de Crémone (m. 1180) puis par l’archidiacre de Tolède, Domenico Gundissalinus (m. 1150). Les classifications des sciences postérieures, révélatrices de la place des techniques dans l’activité scientifique et notam-ment de leur valorisation progressive jusqu’au capitalisme industriel du XVIème siècle, en seront partiellement héritières. Le deuxième niveau d’influence se situe au sein même des champs disciplinaires. Plusieurs d’entre eux sont concernés par l’appropriation européenne des savoirs des pays d’Islam, qu’ils soient savants ou techniques. Énumérons simplement quelques exemples : la géométrie pratique 4, l’algèbre, l’arith-métique des transactions commerciales ou encore l’agriculture avec le développement par les latins de nouvelles techniques culturales héritées de « l’agronomie » arabe et, notamment, celle de l’Occident musulman.

3 R. Halleux, Le savoir de la main..., op. cit., p. 90.

4 Marc Moyon, « La géométrie pratique en Europe en relation avec la tradition arabe, l’exemple du mesurage et du découpage : Contribution à l’étude des mathématiques médiévales », Thèse en Épistémologie et Histoire des Sciences sous la direction d’Ahmed Djebbar, Université Lille 1, 2008.

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Préférer Lucrèce à Platon ou le cynisme au néoplatonisme n’a rien de scandaleux tant que la liberté de l’esprit n’en

souffre pas. La difficulté commence lorsqu’on se livre à un procès : il ne sert à rien de contester le « tribunal de la raison » quand, soi-même, on « dénonce » comme idéologiques des pans entiers de l’histoire de la philosophie. On peut, bien sûr, se risquer à penser hors du cadre de cette histoire. Mais la posture d’Onfray n’est pas là. Celui-ci entend réhabiliter, faire entendre, donner à lire ceux parmi les auteurs du passé qu’il considère comme malmenés, délaissés ou méprisés par une supposée philosophie officielle, c’est-à-dire univer-sitaire. Ce que l’on retient notamment de ses chroniques nouvelles du journal Le Monde, c’est une volonté de se faire une place hors institution en accusant celle-ci d’être élitiste, érudite, académique… Ainsi, jouer le récemment disparu Pierre Hadot contre Deleuze rangé, lui, au rayon des auteurs inutilement sophistiqués relève d’un geste populiste qui vise à mettre de son côté tous ceux qui croient que « philosopher » dispense de lire, d’écrire ou d’inventer des concepts. Le cadre proposé par Onfray d’une Université Populaire est bien conçu comme une « zone libérée » de la pensée en général, affranchie de la pensée universitaire en particulier. Sur ce dernier point, on ne redira jamais assez que l’université peut et doit s’ouvrir à des échanges avec des non-professionnels, des hommes et des femmes « communs », qui souhaitent passer deux heures en compagnie d’un au-teur. Le projet, connu ici-même sous le nom de Rendez-vous d’Archimède, peut jouer ce rôle. On n'y entendra jamais des accents populistes insupportables. Mais on peut y rendre compte d’un phénomène de mode.

Sur le fond, rappelons que le nom de Pierre Hadot, souvent associé à celui de Michel Foucault, recouvre une pratique d’exercices spirituels ou naturels que le sujet est invité à pratiquer sur lui-même pour se réjouir sans être esclave de ses plaisirs, pour pratiquer l’ataraxie ou le détachement

intérieur à la manière des écoles antiques de sagesse. Si l’on rapproche maintenant de tels exercices avec la pratique de la psychanalyse, on commencera à entrevoir que ceux-là sont prescrits comme alternative à celle-ci. S’il s’agissait seulement de choisir son mode de travail sur soi-même, on descendrait jusqu’aux rubriques des magazines de mode. Mais le projet d’Onfray se veut beaucoup plus sérieux : il s’agit de pratiquer sur l’inventeur de la psychanalyse une lecture nietzschéenne capable de voir dans la théorie freu-dienne l’expression d’une existence, celle de Freud, vouée aux pulsions mêmes qu’il a repérées : l’inceste notamment. De ce point de vue, l’ouvrage ressasse et réinterprète des éléments biographiques déjà notés par Ernest Jones, Peter Gay et, beaucoup plus récemment, par Gérard Huber. Le mérite de ce dernier est de montrer l’admiration et l’attache-ment de Freud à l’œuvre nietzschéenne. Il n’est pas besoin de « nietzschéiser » Freud en lui appliquant les grilles du soupçon. Onfray entend dénoncer l’ambivalence de Freud à l’égard de Nietzsche mais aussi, par extension, à l’égard de la philosophie dans son ensemble. Freud, pour Onfray, aurait été un homme qui détestait la philosophie mais à qui l’on doit imputer, non pas une découverte scientifique (l’inconscient, le transfert, la cure), mais bel et bien une philosophie. L’essentiel est dit page 50 : « Freud n’est pas un homme de science, il n’a rien produit qui relève de l’uni-versel, sa doctrine est une création existentielle fabriquée sur mesure pour vivre avec ses fantasmes, ses obsessions, son monde intérieur, tourmenté et ravagé par l’inceste. Freud est un philosophe, ce qui n’est pas rien, mais ce jugement, il le récusait avec la violence de ceux qui, par leur colère, posent le doigt au bon endroit : le lieu de la douleur existentielle. » Philosophe manqué, philosophe malgré lui, philosophe honteux ? Que recouvrent de telles questions ?

Un des premiers ouvrages de vulgarisation de la psychanalyse parus en langue française sous le nom de Roland Dalbiez

À l’école du ressentiment avec Michel Onfray

Professeur de philosophie à l’Université d’Artois/IUFMPar Jean-François REY

En parfaite cohérence avec les cours qu’il dispense dans sa propre Université Populaire, Michel Onfray poursuit son combat contre le spiritualisme, l’idéalisme, le « judéo-christianisme » et le platonisme. Dédiant son dernier livre, Le crépuscule d’une idole, à Diogène de Sinope, il se livre à la destruction « à coups de marteau » de l’idole moderne, « l’affabulateur » Freud, selon l’épithète qu’Onfray lui inflige. On est invité à comprendre que Freud représente, à ses yeux, un avatar supplémentaire dans cette longue liste d’illusions par lesquelles la créature opprimée se console d’une vie misérable. Autrement dit, Michel Onfray ferait œuvre d’émancipation, de désaliénation en mettant à jour la duperie freudienne. Le problème est que la psychanalyse elle-même se veut outil d’émancipation, le projet freudien étant un effort de libération. On peut se demander pourquoi Onfray met autant d’acharnement dans son iconoclasme. Ici même, on s’interrogera à la fois sur ce procès aussi peu original de la psychanalyse et sur la position qu’Onfray occupe et revendique à l’égard de la philosophie, de l’université et de l’émancipation.

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distinguait « méthode psychanalytique » et « doctrine freu-dienne ». Avec Michel Onfray, on n’est pas sorti de cette distinction abstraite. Ne voir dans le freudisme qu’une doc-trine revient à se priver de l’analyse. Celui qui entame une analyse n’a pas à se prononcer sur la validité des concepts freudiens, il a même intérêt à oublier le peu qu’il en sait. Quant à la pratique de la cure elle-même, Onfray ne s’attarde que sur celles que Freud a lui-même menées : courtes (Dora), indirectes (Schreber, le petit Hans), « réussies » ou, plus souvent, vouées à « l’échec ». C’est là précisément que nous devons quitter la controverse, le débat argumenté, pour une autre série de questions : que veut Onfray ? avec quelles voix consonne-t-il ?

Car le procès de la psychanalyse est aussi vieux que la psy-chanalyse elle-même. Seul l’habillage a changé dans la présentation malveillante qu’on en propose aujourd’hui. Mais il y a plus grave. La psychanalyse freudienne, puis lacanienne, se voit aujourd’hui délégitimée par des thérapies brèves, comportementales. Là aussi, il ne s’agit pas d’avoir le choix. Le recrutement des enseignants-chercheurs en psy-chologie, les habilitations de masters : tout tend à l’évic-tion de la psychanalyse et d’autres courants de la psycho-pathologie non cognitivistes ou non comportementalistes. Avec la législation sur la formation des psychothérapeutes à l’université depuis le fameux « amendement Accoyer », on voit bien que la normalisation thérapeutique est en marche. Ce n’est pas de doctrine qu’il s’agit quand la psychiatrie redevient contrainte asilaire et quand la moitié de la po-pulation souffrant de troubles psychotiques de ce pays vit en prison sans aucun traitement autre que sécuritaire. Le pacte de résistance de l’après-guerre visant à détruire l’asile, à soigner l’institution de soins avant de soigner les patients, la psychiatrie de Lucien Bonaffé, de François Tosquelles, aujourd’hui encore de Jean Oury, s’est nourrie de la psycha-nalyse, s’est détournée des thérapies brèves et des observa-tions détachées de la clinique. Ici, comme dans l’institution judiciaire, comme dans l’Éducation Nationale, on liquide l’héritage de l’après-guerre, c’est-à-dire un héritage de résistance. En proposant la liquidation de « l’affabulation freudienne », Michel Onfray prête sa voix et sa plume à ce massacre. D’autres ont bien montré dans le détail quelles approximations, quels mauvais procès, quels préjugés char-rie l’argumentation d’Onfray. Nous n’allons pas y revenir. Il serait utile aujourd’hui de rappeler, comme le fait d’ailleurs Onfray dans sa bibliographie, que la psychanalyse est passée à l’épreuve du critère de falsifiabilité de Karl Popper pour

qui elle n’a pas rang de science. Plus près de nous, on peut relire les critiques de Gilles Deleuze et Félix Guattari à l’égard du familialisme et de la toute puissance de l’Œdipe. La nécessaire charge contre le dogmatisme post-freudien et post-lacanien ne doit pas nous cacher l’urgence d’une dé-fense de la psychanalyse, de la psychiatrie, de la clinique et du soin. Tout se passe comme si les années 2000, dans ce domaine, accomplissaient les promesses de l’antipsychiatrie des années 70. La psychiatrie risque bel et bien de dis-paraître, mais pas au profit d’une émancipation, au profit d’une aliénation d’un autre type : celle de l’homme précaire délié de tout cadre institutionnel. La méprise des antipsy-chiatres d’il y a quarante ans était de confondre désalié-nation mentale et désaliénation sociale : « quand on aura fait la révolution il n’y aura plus de maladies mentales ». Aujourd’hui, on ne fait plus de telles promesses mais, à leur manière, les charges d’Onfray vont encore dans ce sens, au besoin avec un habillage freudo-marxiste.

Un projet d’émancipation humaine, comme celui dont nous avons besoin aujourd’hui, ne peut pas dédaigner les humeurs de Michel Onfray. Puisque celui-ci place son livre sous l’autorité de Nietzsche, force nous est de constater qu’aucune de ses analyses n’est exempte de ressentiment. Si cet auteur n’était qu’une voix isolée, on le négligerait bien volontiers pour se consacrer à d’autres travaux plus dignes d’intérêt. Mais, dans la mesure où il s’insère dans des dis-positifs et des discours qui visent la fin de la clinique et la fin d’une perspective même de désaliénation, il faut dire sur tous les tons que l’on refuse cette escroquerie.

Bibliographie :

- Michel Onfray, Le crépuscule d’une idole, l’affabulation freudienne, éd. Grasset, Paris, 2010.- Gérard Huber, Si c’ était Freud, biographie psychanalytique, éd. Le bord de l’eau, Paris, 2009.

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Dans Montesquieu et la liberté, Alain Cambier propose une lecture novatrice et audacieuse de De l’Esprit des lois, où est posée la question de la forme légitime de la pratique du pouvoir politique pour garantir à chacun l’exercice réel de sa liberté. En effet, la liberté apparaît comme la clef de voûte de l’État moderne et son analyse comme principe fondamental de légitimité devient « le véritable tenseur tectonique qui commande la mise au jour d’enjeux originaux 1 ».

Le problème de la liberté n’est pas le pré carré des méta-physiciens. Montesquieu fait grand cas de l’expérience affective de la liberté. Pour révéler ce sentiment de liberté, l’argumentation emprunte ici à Frege et Russel le concept explicatif d’ « attitude propositionnelle », entendue comme « l’attitude qu’entretient un sujet à l’égard de la proposition qu’il formule 2 ». Cependant, cette expression de la liberté vécue et énoncée à la première personne, si elle représente la pointe ultime de la liberté, ne demeure pas moins déter-minée par des facteurs extrinsèques. L’ enquête patiente sur les conditions de possibilité et la réalisation concrète de la liberté chez « des êtres intelligents en général, c’est-à-dire dotés d’une conscience rationnelle 3 », mais aussi dotés de sensibilité, se trouve à l’origine de l’Essai sur « De l’Esprit des lois ».L’épine dorsale aussi bien que le foyer initiateur d’où irradient les commentaires d’Alain Cambier dérivent de l’attention portée à cette expression de Montesquieu : « Il y a donc une raison primitive ; et les lois sont les rapports qui se trouvent entre elle et les différents êtres, et les rapports de ces divers êtres entre eux 4 ». L’importance de cette référence devient le principe et la pensée de derrière qui commandent le déve-loppement de l’exégèse méthodique proposée.Effectivement, une tension dynamique et créatrice s’établit entre la « raison primitive », ce « noyau de réalité antérieur au droit positif 5 », et la réalité empirique taraudée par un réalisme causal aveugle. Contre une lecture positiviste repo-sant sur un phénoménisme légal, l’argumentation souligne,

1 p. 11.

2 p. 209.

3 p. 40.

4 De l’Esprit des lois, vol. 2, La Pléiade, 1951 ; I, 1, p. 232.

5 p. 40.

de manière inédite 6, la présence chez Montesquieu d’ « in-variants normatifs 7 » qui représentent « cette rationalité [qui] s’exerce donc en amont des lois positives 8 ». Notons que ces « invariants normatifs » ne participent pas d’une existence fictive à la manière des êtres de raisons ou des abs-tractions. Cette existence ressortit de ce que Popper, dans sa conférence « Une épistémologie sans sujet connaissant », nomme « le troisième monde 9 », comme monde des contenus objectifs de la pensée.Ainsi, un distinguo s’établit : « l’esprit d’une nation », comme condensé de l’entrecroisement des causes empiriques par-ticulières, est déterminé par « l’esprit des lois », i.e. par des invariants universels qui le débordent et qui « se trouvent en mesure de soumettre ce dernier à une exigence critique de rationalisation 10 ». « L’esprit d’une nation », qui souvent fait signe vers un éternel hier, s’en remet encore aux invariants normatifs qui exercent dès lors un pouvoir de normativité. De même que pour dessiner un cercle, une figure idéale préexiste, de même, avant la formation des règles d’équité particulières, préexistent des règles élémentaires, des « épures

6 Comme l’a également souligné Jean M. Goulemot dans La Quinzaine littéraire (n° 1015) du 16-31 mai 2010, pp. 21-23.

7 p. 43.

8 p. 40.

9 Par opposition au monde des objets et au monde des contenus de conscience. Voir Popper, La connaissance objective, éd. Flammarion, 1999, pp. 181-210.

10 p. 166.

Repenser Montesquieu

Professeur de philosophie, doctorant-ATER à l’Université Lille 3 (UMR « Savoirs, Textes, Langage »)

Par Charles CAPET

Alain Cambier, Montesquieu et la liberté : Essai sur « De l’Esprit des lois », éd. Hermann,

coll. Philosophie, 2010, 274 p.

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de devoir 11 », « une grammaire pure des rapports sociaux humains 12 », synonymes de principes déontiques prédonnés qui s’imposent comme autant de possibles. Par conséquent, Montesquieu ne doit pas être considéré comme un empiriste positiviste et un normativiste juridique, dans la mesure où « la structure ontologique de l’action humaine est prédonnée à tout règlement positif 13 » et qu'elle incarne a priori le véritable « esprit des lois », qui existe, dans « le troisième monde », au titre d’idéalité primitive. Le droit positif apparaît comme le reflet spéculaire effectif de cette raison primitive, ou comme l’esse qui trouve son puits dans sa conformité avec ce posse prérequis. L’analyse du chapitre 27 du Livre XIX assène un coup fatal à l’antienne consistant à soutenir qu’on ne change pas les mœurs par des lois. Avec la mise au jour du rôle des principes normatifs invariants apparaît ce qu’on peut nommer une boucle de rétroaction ou un principe d’autorégulation entre l’objectivité de « l’esprit des lois », les lois propres à l’existence concrète et « l’esprit d’une nation ».Dès lors, il s’agit de faire ressortir « les degrés de la liberté 14 », puisque la spécificité de la condition humaine « se joue dans l’aménagement de la triplicité des lois dont elle relève : les lois physiques, les lois ‘primitives’ normatives et les lois positives 15 ». La liberté s’affirme dans les entrelacs de causes empiriques diffuses et se présente comme une causalité morale, qui, pour rester attelée « au pli des choses 16 », peut néanmoins exercer un pouvoir d’action : « Ce champ de liberté s’appelle la ‘nature des choses’ et s’étend très largement entre deux pôles : celui des natures premières, c’est-à-dire de ces épures de rapports sociaux apodictiquement possibles qui constituent la rationalité ‘primitive’ des lois positives ; celui, produit par le circonstanciel, auquel sont toujours confrontées les res gestae 17 ». La causalité morale émerge lorsque l’homme se hisse du plan de la nature à celui de « la nature des choses ». La réalité n’est jamais littérale puisque, par le biais de la sensibilité, « en passant par le cœur, les ef-fets des causes mécaniques se chargent d’affects 18 ». Le réel n’est donc jamais perçu avec un regard adamique, puisque la perception est toujours déjà pétrie de références et de pré-férences qui dérivent de l’expérience personnelle, de l’édu-

11 p. 41.

12 p. 42.

13 p. 43.

14 EL, XI, 20, p. 430.

15 p. 98.

16 p. 47.

17 p. 49.

18 p. 128.

cation, ainsi que des mœurs ou de « l’esprit d’une nation ». L’examen de la sensibilité rend raison de la reprise sur le plan symbolique et axiologique d’une réalité intrinsèquement sans valeur. Le travail de subjectivation de la réalité permet la déhiscence, l’épanouissement et le raffinement des mœurs, dans la mesure où elles « correspondent à un pouvoir qui n’agit jamais ex nihilo, mais qui sursume un imbroglio de pesanteurs causales diverses 19 ».Partant des mœurs, le pas à franchir est aisé pour parvenir à l’étude de la culture qui se fait civilisation au sens où, « réappropriée personnellement 20 », elle devient consciente d’elle-même. Mais, si l’opinion se re-présente la réalité, cela n’implique pas que la quatrième forme de gouvernement, celui de la liberté, par-delà le despotisme, la monarchie et la république antique, se réduise à une démocratie d’opinion. Dans le portrait de Montesquieu dessiné par Alain Cambier, qui demeure fidèle tant à la lettre qu’à l’esprit du texte, on voit transparaître l ’image d’un penseur réaliste, qui considère l’Angleterre du XVIIIème siècle comme l’hypoty-pose de l’État moderne, où le gouvernement de la liberté individuelle se réalise dans le débat public, régulé par l’intermédiaire des « média-corps 21 », qui sourd de la société civile représentant « désormais le creuset de la formation d’une opinion publique 22 ». L’État moderne légitime garan-tit l’émancipation de la liberté de la personne individuelle dans le cadre de la société civile, dont l’enjeu devient dès lors un enjeu de civilisation, consistant dans l’ajustement des règles normatives a priori à chaque société particulière.

En définitive, l’analyse de la liberté est ici éclairée par Alain Cambier, notamment par des emprunts conceptuels aux traditions analytiques, phénoménologiques et émergentistes, par l’exposition, toujours claire et érudite, de l’histoire de certains concepts (État, raison d’État, nature des choses…), ainsi que par l’analyse détaillée de problèmes philosophiques majeurs (causalité et pouvoir, réel et possible, condition et conditionnel, disposition et dispositif…). Dans un style vif, qui développe patiemment les thèses, l’auteur propose de repenser Montesquieu, pour faire de lui le théoricien de la liberté moderne qui ne peut s’exercer qu’au conditionnel au sein de situations politiques déterminées : « Les lois renvoient alors à un ‘droit dispositif ’, plutôt que simple-ment ‘positif ’, dans la mesure où elles participent de cette ‘disposition des choses’ nécessaire, selon Montesquieu, à l’épanouissement de la liberté 23 ».

19 p. 120.

20 p. 133.

21 p. 213 ssq.

22 p. 262.

23 p. 266.

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& chatouillements& chatouillements& chatouillements& chatouillements& chatouillements& chatouillements& chatouillements& chatouillements& chatouillements& chatouillementsRime & chatouillements Vos rimes de goût touchent l'œil,

on les sent chatouiller l'oreille...(Lettre de Saint-Saëns à Farelly)

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La précédente rubrique archimédoulipienne évoquait l’alternance scrupuleuse des rimes masculines et féminines en poésie classique.

Rappelons la distinction toute simple d’une rime féminine, s’y trouve un e muet, souligné par nos soins dans les citations qui suivent. Le contre-exemple de Verlaine nous a valu les questions de lecteurs intrigués : à part « Écoutez la chanson bien douce », connaît-on des poèmes à rimes toutes féminines ? Plus largement, d’autres exceptions à la règle d’alternance ? Eh bien oui, déjà chez les contemporains de Verlaine ! Même Banville, le scrupuleux théoricien de prosodie, se régale de laisser vibrer la corde après que l’archet s’en détache :

Et j’ai rimé cette ode en rimes fémininesPour que l’impression en restât plus poignante,Et, par le souvenir des chastes héroïnes,Laissât dans plus d’un cœur sa blessure saignante.

Vent qui flotte sur la plaineAvec des remous d’une onde,Doux vent qui sous le ciel sombreErre comme une âme en peine.

Les heptasyllabes de Fernand Gregh pleurent de même :

Souvenir, souvenir, que me veux-tu ? L’automneFaisait voler la grive à travers l’air atone,Et le soleil dardait un rayon monotoneSur le bois jaunissant où la brise détone.

Faut-il rajouter la monotonie aux sensations suaves ? Verlaine revient, qui s’y entend à rimer « monotone » !

Existe !... Sois enfin toi-même ! dit l’Aurore,Ô grande âme, il est temps que tu formes un corps !Hâte-toi de choisir un jour digne d’éclore,Parmi tant d’autres feux, les immortels trésors !

L'amertume, l'amertume toujours recommencée ! Ainsi chez Valéry, quand l’alternance des rimes se confond à l’oreille :

C’est le chien de Jean de NivelleQui mord sous l’œil même du guetLe chat de la mère Michel ;François-les-bas-bleus s’en égaie.

Verlaine, dont les « Romances sans paroles » innovent toujours davantage, plagie par anticipation ce que l’Oulipo appellera « rime hétérosexuelle » :

yogo

.o, G

uilla

ume L

erou

x, g

raph

iste

El Ricardo III

Je suis Plantagenêt, - Duc d’York, - etc.,Le prince d’Albion à la Tour en carafe :Mon seul Cheval est mort, - et mon luth d’opéraPleure après Shakespeare un sanglant §.

Dans la nuit du Tombeau, Vous qui taillez le grès,Sculptez sur la Tamise une barque, Mme !Car, sans fleur qui ravive à 37°,Des Deux-Roses la Guerre à l’Achéron me damne.

Suis-je Quasimodo ?… Gloucester ?… Richard III ?Mon front, rouge d’abord, après l’&A blêmi dans la Grotte où la Carpe est muette.

Et j’ai deux fois tuteur trucidé d’autres Rois,Détroussant tour à tour l’Angleterre et la £…Qu’un Destrier fringant du Remords me délivre !

R.R.- Source : El Desdichado, Gérard de Nerval

Sonnet respectant la phonétique en s’interdisant la rime pour l’œil. On aura reconnu les mots « et cetera » (etc.), « para-graphe » (§), « Madame » (Mme), « degrés » (°), « trois » (III), « esperluette » (&) et « livre » (£).

Note - Cet article compile grande densité de citations, au risque de devenir illisible si nous avions mentionné chaque source. Mais on retrouvera facilement la plupart de ces vers au rayon poésie des librairies ou sur internet, sinon en écrivant à la revue à l'attention de Robert Rapilly.

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par Robert Rapilly http://robert.rapilly.free.fr/

Pareil à l’Œil !

Dans le mûrier à soie on entend s’élever

Le murmure d’un ver douillet au mental cool

Boudant ces fruits sucrés qui ne font pas d’alcool

Il fait un bruit mouillé quand il mange, le ver

Mais ça n’est pas la mûre il préfère la feuille

Alors il s’assoupit puis sur sa panse pleine

Tisse un cocon tout rond en baveuse oléine

S’enrouler dans un fil rassure la chenille

On tirera le fil pour coudre au pull-over

Un liseré de soie écrin dans quoi se trouvent

La dame et sa beauté la passion majeure

Morte la dame a pris la soie où se lover

Sur sa tombe un mûrier fut planté, fort au vent

Sans fin murmure un ver soutenant la gageure

R.R. - Source : Les vers à soie, Jacques Roubaud

Contrainte inverse : sonnet à rimes limpides sous l'œil,

brouillées dans l’oreille.

Signé Noël Arnaud début 68, tout en alexandrins un conte de Noël additionne ses vers, les cinquante à la suite composés rien qu’à rime hétérosexuelle :

L’Arche depuis Noé était encore à quai,Toutes voiles dehors. Le Ravi cria : « Qu’est-ce ? »Quand Baptiste épuisé, dont la robe grillait,Fonça comme un Butor oubliant sa vieillesse

À propos de loupe, penchons-nous de près sur la « rime pour l’œil », celle qui se voit bien mais s’entend mal. Quatrain d’Yvan Maurage descendu à Monterrey :

J’ai traversé les ponts de céleste, ambiguëEt frontalière rive entre les deux Mexique :Est-ce Rio Bravo, n’est-ce Rio Grande ?Peut-être rime à l'œil à défaut de normande ?

... ainsi que Louis Aragon, insatiable inventeur de formes poétiques :

Ah parlez-moi d'amour ondes petites ondes(...)Ah parlez-moi d'amour voici les jours où l'onDoute (...)

Le comble enfin, par qui ? Verlaine encore, dont l’audace ne se can-tonne pas à la rime. Quel enjambement illicite ci-dessous, tout un sujet de future rubrique archimédoulipienne !

Il va falloir qu’enfin se rejoignent lesSept péchés aux Trois Vertus Théologales.

La rime enjambée, à l'inverse, s'oit sans être zyeutée. Jules Romain l'a pratiquée...

En haut du boulevard le crépuscule humainSe cristallise en arc électrique. Un bruit mince(...)

Un tiers Oulipien, Jean Queval, truffe son poème de rimes hétérosexuelles internes :

Ne prends pas il lui dit mari dans la marineNe va dans la forêt le loup cherche sa loupe

L’OuLiPo et Jacques Roubaud enchaînent alors la rime bisexuelle, dans des tercets. Deux syllabes finales masculines encadrent une fémi-nine, ou inversement :

L’androgyne, IAutant à voile qu’à vapeurSi l’une en rit, un autre pleureEllil ? Ilelle ? auriez-vous peur ?

L’androgyne, IIHélas, mon fils, lui dit son pèreAh ! que le destin est amer !Ma fille, hélas ! lui dit sa mère

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Si1l’auteur veut dépasser le débat entre technolâtres et technophobes, elle n’évite pas le piège de la nouvelle

sociologie des sciences, celle de Bruno Latour par exemple, qui réduit l’activité scientifique à ses seuls aspects sociaux, occultant ainsi la volonté de connaître et de comprendre le monde, volonté qui est la marque de l’homme depuis qu’il est homme. Si le discours de la technoscience conduit, comme le remarque l’auteur, à effacer la distinction entre la compréhension du monde et la volonté de le transformer, cela ne signifie pas que la distinction n’existe plus et la question est moins celle du rêve de l’abolition des frontières que celle de l’articulation entre ces deux aspects de l’activité humaine, le comprendre et l’agir. C’est, selon nous, le point faible d’un ouvrage qui, par ailleurs, montre le développe-ment de ce que l’on appelle la technoscience depuis le projet Manhattan qui a conduit à la construction de la bombe atomique et le rapport de Vannevar Bush sur le dévelop-pement scientifique au lendemain de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au développement contemporain des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’in-formation, sciences cognitives). Les NBIC s’inscrivent dans ce que l’auteur appelle la convergence, ce qu’elle développe dans l’un des chapitres les plus importants de son ouvrage.

Avant de parler de la convergence, nous revenons sur ce que l’auteur appelle la fin d’un mythe, celui de la science pure, une science qui s’appuierait sur ce que Bernadette Bensaude-Vincent appelle le credo galiléen : « la science est inexorable, indifférente à l’ homme, amorale ». Pourtant, ce credo consa-crait une séparation claire entre la science et l’éthique. Ce que l’auteur ne voit pas, c’est que le rejet du credo galiléen constitue une régression de la pensée ouvrant la voie aux dérives moins de la technoscience en tant que telle que de ses usages. Il y a des contre-mythes qui se montrent plus dangereux que les mythes qu’ils se proposent de critiquer.

La convergence marquerait la fin des cloisonnements dis-ciplinaires, mais elle va plus loin dans la mesure où elle se

1 Éd. La Découverte, Coll. « Sciences et Société », Paris, 2009.

propose de définir un faisceau de savoirs qui se développent dans une même direction. Si l’interdisciplinaire peut se définir comme la rencontre des disciplines, cette rencontre, qu’elle soit effective ou mythique, se situe hors de toute téléologie alors que la convergence s’inscrit dans un projet global de société. C’est donc moins la technoscience en tant que telle qui est en cause que les forces sociales qui en ont pris possession et s’en servent pour exercer leur domination. Ce que d’ailleurs remarque l’auteur qui montre, dans un chapitre ultérieur de l’ouvrage, comment la convergence, en incluant les sciences humaines, les instrumentalisent en leur donnant pour objectif de fabriquer un consensus en faveur de ses objectifs. Mais si sa critique est pertinente, l’auteur reste enfermée dans le sociologisme contemporain ; tout est social, ce qui revient à donner, au nom de la critique de la science, une valeur transcendante à une science particulière, laquelle serait l’explication ultime. Ce socio-logisme, loin d’être critique, tend au contraire à renforcer le mythe de la technoscience, ce qui conduit l’auteur à rappeler quelques banalités sur les bienfaits de la science pour éviter de paraître trop critique, comme si la question était de départager les bons et les mauvais aspects de la science et de la technique.

Autre exemple de cette concession à ce sociologisme, la cri-tique du modèle linéaire qui s’exprimerait dans le discours « science vers technique ». Selon ce modèle qui caractéri-serait la pensée scientifique moderne, la science précède la technique, laquelle ne serait qu’une application de la science dite pure. La technoscience marquerait un renversement dans la mesure où la science elle-même s’appuierait sur la technique pour se développer, comme l’a remarqué Gilbert Hottois. Pourtant, comme l’explique Bernadette Bensaude-Vincent, ce modèle linéaire ne tient pas, même à l’époque de la science classique, comme le montre par exemple l’his-toire de la chimie. La question est alors moins de remettre en cause ce qui serait le mythe de la science pure que de ten-ter d’expliciter les articulations entre science et technique, entre le comprendre et l’agir.

Les Vertiges de la Technoscience : Façonner le monde atome par atome de Bernadette Bensaude-Vincent 1

Professeur émérite, Université Lille 1Par Rudolf BKOUCHE

Le terme « technoscience » a été inventé par Gilbert Hottois pour définir le caractère opératoire – technique et mathématique – de la science moderne. Cette définition s’est étendue pour désigner un mixte de science et de technique, lequel façonnerait le monde contemporain. Adorée par les uns, les technolâtres, et détestée par les autres, les technophobes, la technoscience, élevée au rang de mythe, imposerait sa loi aux hommes. C’est ce mythe que propose d’analyser Bernadette Bensaude-Vincent pour en voir les différentes tendances et définir en quoi il marque la société contemporaine.

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Autre thème abordé par l’auteur, le brouillage des frontières et la fin des grands partages. Le discours de la technoscience remettrait en cause les distinctions classiques « science et technique », « matière et esprit », « homme et machine ». Si l’auteur est consciente des limites de ce brouillage, elle hésite à reprendre telles quelles ces distinctions et cherche, via un triangle « nature - artifice - culture », moins à dis-tinguer les sommets du triangle qu’à préciser les relations entre les sommets, ces derniers ne se définissant que par les relations qu’ils ont entre eux. Apparaît ici une confu-sion sur les termes, en particulier sur le terme « nature » ; conséquence du rejet du credo galiléen considéré comme une croyance parmi d’autres, le terme « nature » ne désigne plus cet extérieur auquel l’homme se heurte et qu’il cherche à connaître et à comprendre, mais une construction idéo-logique. Le discours se vide alors de tout sens. Rappeler, comme le fait l’auteur avec raison, que l’homme a remodelé le paysage n’implique pas que l’homme a supprimé la na-ture, et l’on sait que ce remodelage nécessite de se plier aux lois de la nature. La distinction entre la nature (ce qui est indépendant de l’homme) et l’artifice (ce qui est fabriqué par l’homme) reste actuelle.

Il est vrai, comme le rappelle l’auteur, que l’homme cherche à brouiller les frontières, ce qui n’implique pas leur suppres-sion de fait. Il est vrai aussi que ce brouillage des frontières apparaît à certains comme un nouvel espace de liberté, mais que signifie un tel espace de liberté où tout s’aplatit, comme le dit l’auteur ? La question est moins celle du brouillage des frontières, qui relève du mythe, que de l’existence des distinctions qui permettent de comprendre le monde.

Parmi ces brouillages, Bernadette Bensaude-Vincent cite le cyborg, cet être hybride à la fois homme et machine. Pourtant, le cyborg est encore loin d’exister, même si au-jourd’hui on sait munir l’homme d’implants lui permettant de nouvelles possibilités.

Autre brouillage, le développement des nanotechnologies et des biotechnologies, ces nouvelles techniques embléma-tiques de la technoscience qui tendent à transformer la nature par le bas (bottom-up). Mais, ces transformations ne sont possibles que parce que l’on s’appuie sur les lois de la nature. Quelle que soit la volonté de l’homme de dominer la nature, elle se heurte à cet extérieur qui lui résiste. Le prin-cipe baconien qui dit qu’on ne commande à la nature qu’en lui obéissant reste toujours vrai, les nanotechnologies et les biotechnologies en fournissent une preuve de plus.

Les inventions les plus novatrices de la technoscience sont moins radicales qu’on ne le pense et la technoscience se situe dans le prolongement de la science moderne.

Mais il est vrai que, devant un développement scientifique et technique qui le dépasse, l’homme a tendance à s’effacer devant son œuvre et à voir dans la nouvelle révolution scien-tifique et technique que constitue la technoscience une révolution analogue à celle de l’époque néolithique lorsque l’homme prit son indépendance par rapport à la nature en inventant l’agriculture et l’élevage. On pourrait ici parler de fantasme du Néolithique.

Bernadette Bensaude-Vincent, aussi critique soit-elle devant les dérives du discours sur la technoscience, ne va pas jusque-là. Par contre, la gouvernance de la technoscience la conduit à poser la question éthique, question d’autant plus impor-tante que, s’inscrivant dans la continuité de l’idéologie scientiste, la convergence tente d’intégrer l’éthique dans son programme, une éthique scientifisée via les sciences humaines. De telles constructions éthiques devraient fa-ciliter l’acceptation de son programme par les populations. Ainsi, la convergence apparaît pour ce qu’elle est, moins une question scientifique et technique qu’une opération idéo-logique. La notion de convergence apparaît ainsi comme le point fort de l’idéologie technoscientifique et, malgré les réserves que l’on peut faire sur l’ouvrage, on trouve ici l’une des analyses les plus pertinentes de l’idéologie technos-cientifique.

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Luc Bronner 1 suit, depuis 2005, l’actualité des banlieues pour le quotidien Le Monde. Il dresse un constat cinglant

des réalités observées. Jusqu’à la fin des années 70 existait encore une certaine mixité sociale. Depuis, le chômage s’est accru, les écarts sociaux se sont creusés. Une ségrégation, liée à l’urbanisme et à la composition sociale et ethnique des quartiers, y a pris forme. Les violences qui affectent les cités dessinent une nouvelle « classe dangereuse » ayant le visage des jeunes « issus de l’immigration ». Si bien que la résolution des tensions sociales par leur mise à distance autorise à parler de « ghetto ». Au-delà de la pauvreté, l’auteur justifie le recours au mot « ghetto » par les problèmes d’enclavement territorial, l’organisation de l’État et les moyens policiers déployés. Le ghetto est donc un enfermement spatial et social délimité par ses propres frontières, ses propres lois et ses propres hiérarchies invisibles. Le ghetto renvoie également à un enfermement « mental ». Il est l’aboutissement d’une logique de « l’entre-soi ». Les volontés individuelles de se protéger, de conjurer la peur du déclassement participent inconsciemment aux phénomènes de ségrégation sociale, urbaine et ethnique. Cette analyse s’inscrit dans la continuité des travaux de Didier Lapeyronnie 2. Pour lui, il y a ghetto quand il y a contre-société. Le ghetto est à la fois « une cage » et « un cocon » : c’est un lieu de protection à court terme, mais également un enfermement qui, à long terme, ren-force les mouvements d’évitements et de ségrégation dans des logiques internes et externes. Le processus de ghettoï-sation se nourrit de l’articulation de deux mécanismes : la discrimination et la formation d’une couche sociale avec ses propres normes et son économie. Dans cette acceptation, il y a ghetto quand la ségrégation sociale, ethnique et éco-nomique enferme les gens dans un espace de relégation et débouche sur l’organisation d’une contre-société construite sur les valeurs d’une culture dominée. Produit de l’extérieur

1 Luc Bronner, La loi du ghetto. Enquête dans les banlieues françaises, éd. Calmann-Lévy, Paris, 2010.

2 Didier Lapeyronnie, Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’ hui, éd. Robert Laffont, Paris, 2008.

par la discrimination, le ghetto s’alimente de récits collectifs constitutifs d’une fiction sociale fabriquée de l’intérieur des quartiers. Les gens mettent en œuvre des modes d’existence qui les protègent de l’extérieur et contribuent à un processus collectif de fabrication symbolique d’un univers particulier. La ghettoïsation renvoie, par conséquent, à un phénomène social et symbolique. Pour ces deux auteurs, le terme de ghetto s’impose d’autant plus difficilement qu’il remet en cause la fiction d’un modèle républicain qui repose sur l’intégration.Loïc Wacquant 3, dont les travaux portent sur une sociologie comparée de la marginalité urbaine, réfute cette approche. Les cités françaises ne sont pas des ensembles institutionnels topographiquement séparés sous l’effet d’une contrainte sociale et ethnique infligée par l’État. Malgré les facteurs apparents de convergence existant entre les deux pays, la comparaison entre le ghetto noir américain, par son histoire, sa structure et son fonctionnement ne peut tenir avec les banlieues « sensibles » françaises auxquelles l’État social vient en aide avec les lenteurs, les maladresses et les erreurs qui caractérisent sa politique. Dans sa comparaison de la structure, des expériences vécues et des fondements politico-économiques des marginalités américaine et française, l’auteur conclut à l’existence de « deux formations socios-patiales » distinctes. La relégation sociale et spatiale aux États-Unis s’édifie sur la base de l’appartenance raciale, accentuée par les politiques publiques de ségrégation sociale et urbaine. Quant à la banlieue hexagonale, la marginalité résulte avant tout d’une logique de classe, redoublée en partie par l’origine nationale de ses habitants et atténuée par l’action de l’État. D’un côté, le ghetto américain est un univers ethniquement et socialement homogène, où la pénétration de l’État est insignifiante. De l’autre, une réalité hétérogène selon la composition éthnonationale et le rôle décisif joué par les autorités publiques. La « banlieue » française ne renvoie pas à une formation sociale homogène, porteuse

3 Loïc Wacquant, Parias urbains. Ghettos - banlieues - État, éd. La Découverte, Paris, 2006.

L’État et la banlieue

Directeur à l’ADNSEA (Sauvegarde du Nord)Par Youcef BOUDJÉMAÏ

Les banlieues françaises sont devenues la scène dramatique de la dissociation sociale où se combinent l’échec scolaire et le chômage de masse. L’aggravation des inégalités a entraîné la déliquescence de la question sociale sur fond de déstabilisation du salariat. Depuis 1979, les émeutes en banlieues expriment, de manière cyclique, les bouleversements structuraux de la France urbaine. Les émeutes de novembre 2005 ont fini par sceller, dans la vision des pouvoirs publics, les liens entre territoires et ethnicité. Plusieurs ouvrages, parus ces dernières années, analysent les enjeux complexes de ce qui est devenu des catégories territoriales de l’action publique.

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d’une identité culturelle unitaire fondée sur un clivage dichotomique entre catégories ethniques officiellement reconnues ou tolérées par l’État. Robert Castel 4 partage cette analyse. La France n’est pas une société de castes ou d’apartheid. C’est un pays devenu pluri-culturel et pluri-éthnique dans un contexte où la République peine à intégrer des gens qui ont un héritage culturel différent. Castel place sa réflexion sur la dégradation du modèle français de l’État social qui se traduit par la mise en concurrence du modèle national de protection sociale et par une promotion exacerbée d’un moins d’État. Il saisit la discrimination négative que subit la population concernée dans trois domaines : l’école, l’emploi et la relation à la police et à la justice. Cette discrimination négative résulte des mécanismes de stigma-tisation et de relégation qui frappent tout particulièrement les jeunes. Elle aboutit à la marginalité d’une citoyenneté sociale et politique, source de violences urbaines exprimant une demande d’égalité. Castel déplore le discours ethnora-cialiste qui brouille les conditions politiques de la discrimi-nation négative et qui a pour effet de construire une logique de ghettoïsation. Deux ouvrages questionnent ce processus d’ethnicisation. Sylvie Tissot 5 analyse la question des banlieues comme une catégorie construite par la politique sociale. Elle restitue avec rigueur les conditions de l’institutionnalisation de la politique de la Ville et de la construction des « quartiers » comme catégorie d’action publique. Dans les années 80, des travaux en sciences sociales mettent en exergue deux approches : l’une portant sur le délitement du lien social et le recul de l’engagement collectif ; l’autre centrée sur les politiques publiques, le rôle de l’État et ses modalités d’inter-vention dans les quartiers. Conjointement émerge, au sein de l’administration centrale, un groupe de réformateurs sensibles aux questions sociales. Ces réformateurs adminis-tratifs œuvrent peu à peu à décentraliser la politique de la Ville en la situant au cœur des quartiers. La construction de cette politique des quartiers se rattache également à l’investissement de la Gauche gouvernementale après la poli-tique de rigueur de 1983. Une nouvelle génération d’élus développe, avec l’appui du secteur associatif et le corps du travail social, une politique de « proximité » arrimée à des dispositifs nationaux comme le Développement social des

4 Robert Castel, La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, éd. du Seuil, La République des idées, Paris, 2007.

5 Sylvie Tissot, L’État et les quartiers, éd. du Seuil, Paris, 2007.

Quartiers. Cette réforme des quartiers amorce le passage d’une politique de redistribution à une politique de « lien social ». L’étude de Milena Doytcheva 6 porte sur l’usage du territoire comme instrument privilégié d’une politique d’in-tégration et, plus récemment, de lutte contre les discrimina-tions et de la promotion de la diversité. La discrimination positive est devenue un instrument de gestion publique de l’ethnicité permettant à la fois d’agir directement en direc-tion des minorités et de conserver le principe républicain de neutralité de l’État. Cette équation entre territoire et ethnicité, qui fait aujourd’hui l’unanimité, est interrogée par l’auteur. L’inscription de la problématique anti-discrimi-nation dans les enjeux politiques vient requalifier les enjeux sociaux et politiques de l’immigration. Il s’agit désormais de prendre en compte, dans la politique de la Ville, la dimension ethnique sans la faire intervenir explicitement dans l’espace public. C’est le rôle dévolu au territoire par l’inscription de la lutte contre les discriminations dans les politiques urbaines. L’ouvrage explore ces évolutions dans trois domaines : le développement et l’institutionnalisation des pratiques de discrimination positive territoriale, l’arrimage au territoire des politiques d’intégration et de lutte contre les discriminations et, enfin, le soutien public aux organisa-tions « communautaires » des migrants et de leurs descen-dants. La lecture de la question urbaine en termes d’ethnicité répond, selon M. Doytcheva, à une stratégie qui assigne le territoire à un rôle « d’équivalent fonctionnel », c’est-à-dire de substitut de l’ethnicité et, par ailleurs, à un outil de mobilisation des populations et des acteurs sociaux. Cette politique se heurte à deux limites : le territoire fait écran. Il sert de faire valoir à une politique anti-discrimination qui peine à se construire. Le territoire n’est pas une catégorie d’intervention comme une autre. Il engage des faits sociaux collectifs et porte en cela une dimension symbolique et politique.Ni démarche journalistique ni objet d’étude sociologique, le livre de Judith Revel 7 croise les approches pour faire le récit d’une banlieue fantasmée. Il invite, avec une rare ori-ginalité, à conjurer nos peurs et nos préjugés car, conclut l’auteur, « le Minotaure n’existe pas ».

6 Milena Doytcheva, Une discrimination positive à la française ?, éd. La Découverte, Paris, 2007.

7 Judith Revel, Qui a peur de la banlieue ?, éd. Bayard, Paris, 2008.

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Cette nouvelle aventure a été déclenchée par un repor-tage télévisé de Philippe Borrel diffusé sur France 5 :

Un monde sans fous ?12 qui aborde la question de la folie et analyse les réponses sécuritaires apportées par la société contemporaine. Dès lors, la chorégraphe Isida Micani, comme elle a pris l’habitude de le faire pour d’autres projets, se plonge dans la lecture de textes et de documents qui vont alimenter la création en cours de gestation. La compagnie, qui ne dispose pas de son propre espace de travail, est accueillie régulièrement en résidence. En l’occurrence, la résidence à l’E.P.S.M. d’Armentières s’inscrit dans le programme de la Maison des Artistes du Vivat 3 (scène conventionnée danse et théâtre). Par ailleurs, la compagnie travaille fréquemment avec la Compagnie de l’Oiseau Mouche à Roubaix et bénéficie du soutien de Danse à Lille (Centre de Développement Chorégraphique) 4. Dans un premier temps, les concepts prennent forme par le biais de l’impro-visation qui autorise toutes les potentialités d’exploration. Puis, les propositions chorégraphiques se dessinent et se cristallisent pour être finalement confrontées au public.

1 Création 2010-2011. Chorégraphie : Isida Micani. Installation audio et vidéo : Spike. Danseurs : Isida Micani, Benjamin Bac. Comédien : Philippe Polet.

2 http://www.mediapart.fr/content/un-monde-sans-fous-ou-les-derives-de-la-psychiatrie

3 http://www.levivat.net/

4 Danse à Lille (CDC) est installé au Gymnase à Roubaix. wwww.dansealille.com

Des destins singuliers

Loin d’être un choix hasardeux, la recherche en cours sur le cerveau fait écho aux autres créations de la compagnie : Hana (2009) 5 et Mira Dora (2007-2008) 6 qui interrogeaient, sous d’autres angles, la question de l’identité et du rapport à autrui. Hana énonce la destinée des « vierges jurées », ces femmes albanaises qui ont pris, pour des raisons personnelles ou sociales, le statut d’homme. Hana, au-delà de la curiosité ethnographique – et de l’attachement d’Isida Micani pour son pays natal – explore plus globalement la question de la normalisation du masculin et du féminin. Quelles sont les codifications en usage ? Sont-elles d’ordre inné ou acquis ? Quels sont les comportements induits par l’éducation ?

Quant au solo Mira Dora, il évoquait la vie de la photographe Dora Maar (1907-1997), compagne de Picasso de 1936 à 1943 qui, suite à leur rupture, s’est délibérément enfermée pendant près de 40 ans. À sa mort, son appartement avait l’allure d’un musée figé, dans lequel elle conservait une collection d’objets, comme autant de reliques de ses propres souvenirs d’un passé perdu. Dans la première partie de la pièce, présentée en 2008 dans le cadre des Repérages (rencontres internationales de la jeune chorégraphie) 7, des bocaux, récipients de verre transpa-rent, fermés hermétiquement, jonchent le sol et dessinent un labyrinthe, métaphore des méandres de la pensée et des émo-tions de l’égérie déchue. Dans la seconde partie 8, le décor est façonné par les jeux de lumière et les projections vidéos. Le corps, éprouvé par le mysticisme et la folie qui l’habitent, se heurte à une camisole immatérielle qui se dessine ou se dilate au fil du temps.

5 Création 2009. Chorégraphie : Isida Micani. Musique, vidéo : Spike. Lumières : Pierre-Yves Aplincourt. Interprètes : Sandrine Becquet, Alexandra Besnier, Isida Micani. Prix du public au concours (Re)connaissance de Meylan en 2009.

6 Création 2008. Chorégraphie : Isida Micani. Musique : Spike. Vidéo et scénographie : Isida et Spike. Interprète : Isida Micani.

7 Festival organisé par Danse à Lille/Centre de Développement Chorégraphique.

8 Version intégrale de la chorégraphie présentée au Garage, Théâtre de l’Oiseau Mouche en décembre 2008.

aKoma névé Quand la danse est ancrée à la vie

Docteur en histoire de l’art contemporain, chargée de cours à l’Université Lille 3, membre associé du Centre

d’Étude des Arts Contemporains (CEAC) - Lille 3

Par Nathalie POISSON-COGEZ

En mai dernier, la Compagnie aKoma névé a passé quatre semaines en résidence à l’E.P.S.M. (Établissement Public de Santé Mentale) d’Armentières. Pure coïncidence ? Certainement pas. Baptisée Synapse 1, la prochaine création – en cours d’élaboration – d’Isida Micani (chorégraphe) et Spike (compositeur et vidéaste) explore les (dys)fonction-nements du cerveau. Mettre en connexion le spectateur avec des tranches de vie, tel est l’objectif de la compagnie.

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Environnement sonore et visuel

De fait, les créations de la compagnie sont caractérisées par leur ancrage humain. Elles évoquent, le temps d’un spec-tacle, des récits de vie, des destins singuliers qui entrent en écho avec la propre expérience du spectateur. Les sens en alerte, il perçoit la parfaite symbiose qui existe entre l’ambiance sonore et l’évolution des corps en mouvement. Élaborés dans la même temporalité que la chorégraphie, la musique, les sons, les bruitages créés par Spike étayent parfaitement le propos. Dans Mira Dora : les informations

déblatérées en espagnol cèdent la place à un tango lancinant qui semble s’échapper d’un bocal entr’ouvert. Pendant un instant, la musique envahit l’espace avant que le son ne soit étouffé par la brusque fermeture du couvercle accompagnée du cliquetis de son propre loquet. Pour Hana : la musique traditionnelle albanaise qui entraîne la ronde des jeunes filles est contrebalancée par des pulsions sonores pour le moins inquiétantes. Outre sa complicité créative au sein de la Compagnie aKoma névé, l’artiste explore par ailleurs d'autres recherches : des propositions plastiques et sonores, souvent interactives, qui ont fait l’objet d’une exposition en septembre 2009 9. Pour Synapse, les déclenchements de sons préprogrammés seront provoqués par le déplacement des deux danseurs et du comédien sur scène à l’aide de capteurs ou lorsque certains faisceaux lumineux seront traversés par leurs corps. Moins que par prouesse, les nouvelles technologies sont employées pour qu’opère « la magie » du spectacle vivant.

Dès lors, porté par les rythmes sonores, c’est le corps qui exprime par les postures, les gestes et le déplacement dans

9 Pile, Studio Bartkowski, Croix, septembre 2009.

l’espace les enjeux défendus par le personnage incarné par le danseur. Ainsi, Isida/Dora tournoie. Corps maladroit qui se heurte au sol. Le paquet qu’elle trimbale un moment sur scène, en référence à l’ultime cadeau du maître espa-gnol, devient socle pour son corps qui pose, modelé par la main invisible du peintre. Mannequin docile qui se plie, se déplie, se replie. Les postures évoquent, par flashs, les célèbres clichés de la photographe détournée de son art par un amant cannibale. Corps qui bouge mais qui, sans vie, finit par être dépecé. Tel un gisant, sa pelure jonche le sol : Marsyas supplicié pour avoir voulu rivaliser avec le dieu Apollon. De même, les trois danseuses qui évoluent sur le plateau d’Hana (lune en albanais) opèrent par leur attitude physique, leur dégaine, une métamorphose qui démontre les codes en usage et la psychologie du genre. Ou quand la féminité s’efface au profit de la virilité.

Dans ces trois spectacles, loin de n’être que de simples accessoires, nombre d’objets occupent une place singulière. Ils donnent sens aux gestes des danseurs. Dans Mira Dora, les bocaux déjà évoqués sont remplis de babioles qui, comme un inventaire à la Prévert, révèlent des éléments biogra-phiques : une rose rouge, un couteau, un réveil, un crucifix, une pellicule et un tirage photographique, un poupon en plastique… De même, les talons aiguilles perchés sur une voiture téléguidée ou les choux plantés symboliquement sur le sol dur de la scène focalisent dans Hana l’attention sur cette abjuration totale non seulement de la féminité, mais surtout de la maternité dans laquelle se sont engagées les vierges jurées. Dans Synapse, des cerneaux de noix, dont la forme alambiquée rappelle étrangement celle du cerveau, seront trifouillés sur scène, trépanation insolite pour « disséquer quelques rouages de la mécanique cérébrale » 10. Générosité partagée, vibration, émotion, questions. AKoma névé signifie « encore nous » en albanais.

La Compagnie aKoma névé a été créée en 2003. Isida Micani (chorégraphe) & Spike (compositeur, vidéaste)Repérée en 2007 par Danse à Lil le (Centre de Développement Chorégraphique). Elle est subventionnée par la DRAC et par la Région Nord-Pas de Calais. http://akoma.neve.free.fr

Synapse sera présenté au Gymnase à Roubaix les 5, 6 et 7 mai 2011.Co-production Compagnie aKoma névé - Danse à Lille/CDC, avec le soutien du Vivat - scène conventionnée danse et théâtre et de la Compa-gnie de l’Oiseau Mouche.

10 Fiche de présentation du projet.

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La vie artificielle 1

Remarquons d’abord que l’idée de la synthèse artificielle d’une cellule n’est pas nouvelle : on la trouve à l’état de pro-jet dans un ouvrage de Stéphane Leduc datant de 1912 2, intitulé La biologie synthétique. L’auteur a conscience d’ouvrir une nouvelle piste 3. Mais il aura fallu presque un siècle entre l’expression de l’idée et sa mise en œuvre effective.Certes, une telle démarche a commencé à s’exercer au moins depuis le XVIIème siècle. La découverte par Harvey 4, et la reprise par Descartes, du dispositif de la circulation sanguine relevait sans doute de la même volonté de s’approprier les mécanismes du vivant par un recours au modèle simple de la physique. On l’a souvent répété, l’investigation sur le vivant a commencé par le plus facile : là où un organe vivant (le cœur) peut être assimilé à une simple pompe aspirante et foulante.Mais cette logique a franchi un seuil avec l’apparition d’un autre modèle, relevant non plus de la simple mécanique, mais de la biologie elle-même : on s’est rendu compte que le vivant fonctionnait selon le modèle d’un développement finalisé complexe. Cette nouvelle approche s’est perfectionnée avec le développement de l’informatique. C’est celle-ci qui a permis de dépasser le modèle cartésien mécaniste, afin de coller au plus près à une dynamique n’ayant plus aucun équi-valent dans le monde de la physique, selon un modèle dont la particularité est de ne convenir qu’au vivant. Pour le dire simplement, c’est l’observation de la vie en son origine même qui a fourni les outils permettant finalement de mieux l'observer en respectant toute sa complexité.Dès lors, et par la même méthode, il est devenu possible de reproduire ce même mécanisme, de le recopier en quelque sorte, en l’ayant vu fonctionner dans le cadre d’une méthode pleinement adaptée. Il est clair que ni Descartes ni aucun de ses

1 Mai 2010

2 Stéphane Leduc (professeur à l’École de Médecine de Nantes), La biologie synthétique, éd. Poinat, 1912. Disponible sur le site http://peiresc.org

3 Les procédés de la biologie synthétique présentent ainsi des méthodes pour des études expérimentales jusqu’ ici inaccessibles et jettent le jour sur les phénomènes les plus mystérieux de la vie (op.cit., fin du chapitre X, Physiogénie de la circulation, fig. 74).

4 En 1628, il publie à Francfort : Exercitatio anatomica de motu cordis et sanguinis in animalibus. Source : Encyclopaedia Universalis 13ème version.

disciples du XVIIème siècle n’aurait pu imaginer un tel résultat à partir du simple modèle mécaniste : non seulement il leur aurait été difficile de recréer sur cette base une cellule mais, même en se limitant au simple fonctionnement du cœur, ils auraient été dans l’incapacité de créer un cœur artificiel à partir de l’observation du cœur « naturel », le cœur vivant ne pouvant à l’évidence être réduit au fonctionnement d’une pompe. En revanche, la cellule artificielle a été créée à partir de simples produits chimiques. Voici les termes mêmes du communiqué de presse transmis par le laboratoire de J.C. Venter : « Nous parlons de cellule synthétique parce qu’elle est totalement dérivée d’un chromosome synthétique, fabriqué à partir de quatre bouteilles de produits chimiques dans un synthétiseur chimique, d’après des informations stockées dans un ordinateur » 5.Qui plus est : cette « prouesse » donne lieu à un copyright de la cellule ainsi créée, puisqu’elle provient simplement de produits déjà réalisés par l’homme lui-même. Bref : la même logique qui a conduit à la production de cette cellule artifi-cielle aboutit également à la production d’une nouvelle réalité juridique : un copyright analogue à celui de n’importe quelle autre production du génie humain.Voyons donc maintenant comment cette nouvelle logique rompt avec celle du vivant, depuis toujours créé selon une auto-organisation qui ne devait rien au génie humain. Pour mieux le comprendre, revenons rapidement sur le sens philo-sophique de cette dynamique originelle.

La dynamique du vivant et sa signification philo-sophique

La cellule « originale » relève d’une dynamique à laquelle on ne peut assigner aucune origine précise, tant la frontière entre l’organique et l’inorganique apparaît de plus en plus comme étant finalement assez floue et diffuse dans l’histoire même d’apparition de la vie. Disons seulement qu’il aura fallu, selon les évaluations les plus basses, quelque 500 millions d’années pour que la vie

5 Cité par Damien Bouhours, Le Petit Journal, 24/05/2010. L’auteur y renvoie également à deux articles, l’un du Journal du Dimanche du 21/05/2010, l’autre du journal Le Monde du 22/05/2010.

Un copyright pour le vivant

Professeur émérite de philosophiePar Jean-Marie BREUVART

La presse s’est fait récemment l’écho 1 d’une découverte présentée comme révolutionnaire : l’équipe du généticien américain J. Craig Venter était parvenue à créer une cellule artificielle. Une fois de plus, l’effet d’annonce a joué : un laboratoire vient de parvenir à créer la vie, avec tous les bouleversements que cela impliquerait dans la compréhension du vivant. Que s’est-il passé en réalité, et comment évaluer l’importance d’une telle annonce ?

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se développe selon sa logique propre. Certes, la technologie actuelle du vivant permet d’aller beaucoup plus vite pour reproduire ces étapes. Mais, en même temps, les millions d’années de l’évolution ont généré une réalité que n’a pu encore produire la cellule artificielle : la pensée. Car c’est bel et bien à partir de cellules élémentaires qu’a pu se développer « l’arbre de la vie », trouvant son couronnement dans un domaine entièrement nouveau : celui d’une pensée gratuite, posant au mercantile la question philosophique du sens de la vie elle-même. Le philosophe Whitehead, que l’on peut considérer comme l’un des penseurs les plus importants sur ce thème de la vie (avec, bien évidemment, son contem-porain H. Bergson), a montré comment se produisait un tel dépassement de la vie dans la liberté d’une pensée devenant autonome. À ses yeux, la vie, premier don à partir duquel tout le reste nous est offert, peut trouver son couronnement dans un autre don : celui d’une pensée libérée de son origine bio-logique. Selon les termes de Whitehead, dans un ouvrage qui date de 1929, l’on ne saurait se contenter de la Raison d’Ulysse qui est finalement celle de la vie, il nous faut finalement la Raison de Platon 6. En d’autres termes, l’homme ne saurait se contenter de se comporter comme un « renard » dans la conduite de sa vie : il lui faut s’adonner gratuitement à l’exer-cice d’une pensée dont l’objet le dépasse.

Y-a-t-il une éthique du vivant ?

Pourtant, si l’on admet que les sciences d’aujourd’hui, avec les dispositifs complexes qui la rendent possible, sont produites par la Raison d’Ulysse, ne faut-il pas s’en réjouir ? La possibi-lité même de créer à l’infini de nouvelles cellules artificielles ne constitue-t-elle pas un avantage essentiel par rapport aux lenteurs du développement de la vie laissée à elle-même ? Le facteur « temps » n’est-il pas un élément décisif pour accorder une certaine supériorité à l’artifice ? Soudain, nous aurions la faculté de résoudre tous les problèmes de santé, de famines, d’accidents par la création automatisée, non plus seulement de cellules, mais d’organes élaborés selon la logique apprise du vivant. Si l’on situe ces questions sur le simple plan d’une évaluation des performances, alors la cause est entendue : il suffit d’ob-server les projections les plus folles réalisées à partir de cette nouvelle perspective.En revanche, le fait même de poser un copyright sur ces pro-ductions artificielles de la vie, aussi légitime soit-il dans une société de droit, peut masquer un autre fait dont nous devrions nous inspirer : la vie première qui nous habite elle-même se développe et se reproduit hors de tout copyright, et produit en

6 A.N. Whitehead, La fonction de la Raison, Trad. Ph. Devaux, éd. Payot, 1969 (The function of Reason, Princeton University Press, 1929). Plus précisément, Whitehead écrit : Les Grecs nous ont légué deux figures, (…) : Platon et Ulysse. L’un a la Raison en partage avec les Dieux, l’autre avec les renards (p. 106).

toute gratuité une pure activité de penser. La Raison de Platon introduit une question embarrassante dans l’immense travail de domination de la nature opéré par les sciences. Penser, ce n’est plus seulement contrôler la vie pour la recréer, c’est dé-finir celle-ci comme un arc dont la dernière flèche sera celle de la mort. C’est faute d’avoir perçu cette dimension importante de la pensée que les sciences ont pu proliférer de manière aveugle, comme la vie elle-même. L’attention exclusive portée aux pouvoirs du scientifique sur la vie nous a empêchés de com-prendre que la pensée n’était pas faite pour le simple déve-loppement indéfini de la vie artificielle, mais que c’était au contraire la vie qui était faite pour un développement tout aussi infini de la pensée.

Quelles perspectives ?

Partant de ce constat, deux possibilités nous restent : - soit poursuivre la fuite en avant dans le sens d’une abolition de notre dépendance par rapport à la vie ;- soit, au contraire, saisir que toute l’évolution de la vie trouve son sens dernier dans l’exercice d’une pensée visant l’autonomie, par-delà ce que François Jacob a appelé en son temps une Logique du vivant 7.Penser la vie, c’est alors quitter la première voie pour la seconde, comme nous y invite le biologiste Henri Atlan 8. Le bien le plus précieux à garder serait celui d’une pensée attentive à la vie elle-même, non pas pour s’y limiter, mais pour en comprendre le caractère improbable et finalement gratuit, par-delà toute forme particulière de religion. H. Atlan montre notamment comment l’on peut indéfiniment tenter de répondre à la question quoi ? tout en laissant toujours sans réponse la question Qui ?  9. La première touche, par exemple, à l’analyse des cellules et de leurs transformations indéfinies, la seconde à l’exercice personnel et éthique d’une telle analyse.Une telle éventualité débouche sur une nouvelle approche de ce qui fait vraiment crise aujourd’hui. Le développement indéfini des conquêtes de la Raison d’Ulysse ne devrait-il pas conduire, par les perspectives mêmes sur lesquelles elle débouche, à un retour sur ce qui fait l’essentiel de nos exis-tences ? Ce serait ainsi l’ouverture à la Raison de Platon, celle qui nous montre à quel point les investigations sur la nature et sa transformation persévèrent à nous masquer l’essentiel.

7 Cf. son ouvrage La Logique du vivant, une histoire de l'hérédité, éd. du Seuil, 1970.

8 Cf. notamment le tome 2 des Étincelles du hasard, intitulé Athéisme de l’Écriture (éd. du Seuil, coll. La librairie du XXIème siècle, 2003).

9 Op. cit. pp. 153 & svtes.

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LNA#55 / questions de sciences sociales : rubrique dirigée par Bruno Duriez et Jacques Lemière questions de sciences sociales : rubrique dirigée par Bruno Duriez et Jacques Lemière / LNA#55

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Le phénomène a ému, en son temps, scientifiques, journa-listes et politiques et a prêté à beaucoup d’interprétations.

J’ai moi-même essayé de montrer, il y a quelques années, que beaucoup de ces interprétations étaient fausses12. Je reviens ici sur le phénomène à la lumière des évolutions récentes. Mais, d’abord, quelles étaient les principales explications mises en avant :- C’est l’image de la science qui fait fuir les étudiants, disaient les uns. Cette image serait dégradée par les « affaires » (OGM, nucléaire…). Faux ! Les sondages de Daniel Boy, qui étudie l’évolution de l’image de la science sur le long terme, montrent qu’elle reste bonne, y compris chez les jeunes. Elle ne s’est pas soudain assombrie en 1995, date à laquelle les effectifs d’étudiants en sciences ont commencé à chuter. - Tous les pays occidentaux connaissent d’ailleurs le même problème, disaient les autres. Faux encore ! Pour ne citer qu’un fait, en Allemagne, souvent prise en exemple, les effectifs en physique et en chimie s’étaient déjà remis à croître quand ces discours alarmistes faisaient florès. - Les jeunes n’ont que le goût de l’argent facile, disaient d’autres, ils préfèrent aujourd’hui le commerce ou la « comm’» à l’austérité de la science. Faux toujours ! Les en-quêtes sociologiques sur les projets professionnels des élèves des terminales S d’aujourd’hui montrent que les métiers du commerce ou de la communication sont surtout visés par les élèves moyens de la série S, juste avant ceux de l’armée et de la police qui attirent les plus médiocres. Les bons élèves, eux, se voient comme leurs aînés, chercheurs, médecins, ingénieurs…

Mais surtout, ce qu’il était facile de voir, tant les courbes crevaient les yeux, c’était que toutes les disciplines universi-taires (à l’exception des STAPS) connaissaient la même décroissance de leurs effectifs que les sciences. Dans toutes les universités, dans tous les domaines, lettres, sciences hu-

1 Les chiffres de cet article sont tirés de l’exploitation statistique des fichiers de l’Observatoire des Études Supérieures attaché au PRES Lille Nord de France.

2 Bernard Convert, Les impasses de la démocratisation scolaire. Sur une prétendue crise des vocations scientifiques, Paris, Raisons d’Agir éditions, 2006. Ce livre a été commenté dans les pages des Nouvelles d’Archimède (n° 43) par Rudolf Bkouche.

maines, droit, et même médecine à l’époque, les courbes de nouveaux inscrits s’infléchissaient à la baisse à partir de 1995, et de façon pratiquement parallèle. Ce constat jetait définitivement le discrédit sur l’idée d’une « désaf-fection pour les sciences »… De fait, il n’y avait pas plus de désaffection pour les sciences à l’heure où les amphis se vidaient qu’il n’y avait d’ « affection » pour elles à l’heure où ils ployaient sous le nombre. Les choix d’études obéissent à de tout autres mécanismes que le simple « goût pour » la discipline que l’on « choisit ».

Car, en réalité, la fonte des effectifs d’après 1995 était, d’une certaine manière, la conséquence de leur hausse artificielle entre 1985 et 1995. Durant cette période (1985-1995) où régnait le mot d’ordre « 80 % de la classe d’âge au niveau bac », beaucoup des nouveaux bacheliers « bénéficiaires » de la démocratisation du lycée, ceux qui auraient été orientés vers le BEP quelques années plus tôt, auraient préféré à l’issue du bac faire un IUT, une STS ou une école d’infirmières. Mais l’offre en IUT ou STS progressait alors moins vite que le nombre de bacheliers, et beaucoup d’entre eux étaient contraints de « se rabattre » sur l’université, souvent sans trop croire en leur chance. Après 1995, la décroissance générale des entrées post-bac à l’université s’explique par le fait qu’à partir de cette date le rythme de croissance de l’offre de formations professionnalisées (notamment les IUT dont les créations ont été encouragées par le plan Universités 2000) dépasse celui du nombre de bacheliers qui, lui, com-mence à stagner après dix ans de croissance soutenue. Dans ces conditions, de moins en moins de bacheliers aux résul-tats scolaires moyens sont refusés à l’entrée des IUT ou STS et contraints de « se rabattre » sur l’université.

Depuis, le système d’enseignement supérieur français est entré dans un nouveau régime démographique, beaucoup plus stable. Certaines disciplines universitaires ont retrouvé des couleurs. Ce n’est pas le cas des sciences, qui ont conti-nué de perdre du terrain. Pourquoi ? Tout simplement parce que les disciplines scientifiques, à la différence de disciplines comme le droit, les langues, les sciences humaines, ne peu-vent recruter, du fait de leurs pré-requis, que des bacheliers S. Or, les bacheliers S, unique source pour elles de recrute-ment post-bac, sont aussi ceux à qui est ouvert le plus large

Étudiants en sciences : où est la « masse manquante » ?

Directeur de recherche CNRS (sociologie), Clersé(UMR 8019 CNRS / Université Lille 1)

Par Bernard CONVERT

En septembre 1995, 2 906 nouveaux bacheliers S de l’académie de Lille s’inscrivaient en première année de sciences dans une université de la région. En 2008, ils n’étaient plus que 1 103 à le faire 1. En treize ans, les facultés de sciences ont perdu pratiquement les 2/3 de leur flux d’entrée post-bac.

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LNA#55 / questions de sciences sociales : rubrique dirigée par Bruno Duriez et Jacques Lemière questions de sciences sociales : rubrique dirigée par Bruno Duriez et Jacques Lemière / LNA#55

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choix d’orientations, ce qui rend les filières scientifiques particulièrement vulnérables à tout déplacement des orien-tations de ces bacheliers. C’est bien ce qui s’est passé après 2000 avec le desserrement du numerus clausus dans les dis-ciplines de santé, et notamment en médecine. La médecine, elle aussi, ne recrute pratiquement que des bacheliers S. Or, le nombre de places ouvertes au concours de médecine a doublé entre 1997 et 2008 (de 266 places à 538 à Lille) 3. Le nombre de candidats a suivi et le pourcentage de bacheliers S s’inscrivant en médecine est passé, entre ces mêmes dates, de 11 % à 19 %, ceci au détriment, notamment, des études de sciences 4.

Au terme de ces mouvements de déplacement des choix d’orientation, la question que l’on peut se poser est : qui, quels types d’étudiants continuent de rester fidèles aux L1 de sciences ? Pour le dire en quelques mots, nécessairement simplificateurs dans les limites imparties à cet article : des étudiant(e)s d’origine populaire et de réussite scolaire moyenne ou médiocre au lycée (les jeunes filles présentant une meilleure réussite que les jeunes gens). Ajoutons un bé-mol. Il reste encore de très bons élèves pour s’inscrire en L1 de sciences, par opposition notamment aux IUT qui n’en attirent pratiquement pas : 4,7 % des bacheliers S ayant ob-tenu la mention « très bien » s’inscrivent en L1 de sciences mais seulement 0,7 % en IUT.

3 À ceci s’ajoute le fait que, depuis quelques années, certaines professions para-médicales ont comme point d’entrée obligé (sages-femmes) ou possible (kinés) la première année de médecine.

4 Notons que, pendant toute cette période, le nombre de bacheliers S entrant en classes préparatoires est resté tout à fait stable : 1 522 en 1995, 1 469 en 2008. Autrement dit, ce n’est pas de là qu’est venue une concurrence accrue.

Pour situer les L1 de sciences dans l’espace de choix qui s’offre à un(e) bachelier(e) S, caractérisons chaque filière d’enseignement supérieur par le profil des bachelier(e)s S qui y entrent, profil réduit ici à deux dimensions : le niveau de performances scolaires (taux moyen de mentions au bac) et l’origine sociale (taux d’étudiants issus des familles de cadres moyens ou supérieurs) (cf. graphique).

Dans cet espace où les deux hiérarchies, scolaire et sociale, sont grossièrement corrélées, les L1 de sciences apparaissent comme ayant un profil scolaire moyen proche de l’ensemble des autres disciplines universitaires, STAPS excepté (très net-tement inférieur), proche également de celui des IUT et des écoles d’infirmières, mais un profil social plus populaire que toutes les autres filières (STS exceptées). Ce trait spécifique traduit notamment le fait que les bacheliers S d’origine favorisée, même ceux de réussite scolaire médiocre, outre qu’ils ont les moyens financiers d’intégrer les écoles-refuges de l’enseignement privé, s’émancipent plus facilement de leur passé scolaire et hésitent moins à tenter leur chance en médecine, en économie ou en droit, tandis que les élèves d’origine populaire restent plus fréquemment fidèles à ce qui les a distingués jusque-là (le fait qu’ils étaient plutôt bons en sciences) et peuvent voir, dans les études de sciences à l’université, une voie d’accès aux professions d’enseignement (essentiellement les femmes) ou, via les sciences appliquées, aux carrières d’ingénieurs (plutôt les hommes).

Espace des choix d’orientation post-bac des bacheliers S de l’académie de Lille (année 2008-2009). Les pointillés représentent la moyenne de l’ensemble.

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En matière de débat sur les retraites, seules deux positions se font face.

La première consiste à chercher à augmenter les ressources des régimes par répartition. Cela devrait être possible sans trop de difficultés. Le poids croissant des « retraités » est à relativiser : une hausse de trois points de PIB d’ici 2040 (donc sur trente ans… à comparer avec la hausse passée de 5,3 points entre 1970 et 2000 qui s’est faite sans que per-sonne ne s’en aperçoive) avec, selon toute probabilité, un PIB qui va probablement, pour le meilleur ou pour le pire, continuer de croître sensiblement au même rythme que ces vingt dernières années (rappelons que le PIB a augmenté de près de 40 % depuis 1980, date qui paraît aujourd’hui être l’âge d’or des retraites…), et une baisse des autres catégories de personnes dépendant des actifs occupés (le chômage, c’est plus que nécessaire et toute autre hypothèse est cynique, doit diminuer, ce qu’une baisse de la population active devrait faciliter, et la baisse du nombre d’enfants nous met aujourd’hui dans une situation de moins avoir à dépenser pour les plus jeunes). Les marges de manœuvre existent donc, elles sont même évidentes, et le « choc des retraites » n’aura pas lieu si on ne choisit pas de le produire. Comment faire concrètement ? Deux possibilités : (1) la première, qui reste dans le cadre de la répartition, consiste à augmenter les cotisations au pro rata de la dégra-dation du taux de dépendance démographique (nombre de retraités par rapport au nombre d’actifs). Cela reviendrait grosso modo à augmenter de 0,3 points par an le montant des cotisations retraite. C’est indolore et compatible avec une hausse continue du salaire net (pour le cas où il y a une croissance non nulle) sans dégradation de la fameuse com-pétitivité des entreprises (ici non affectée puisque la hausse des cotisations se ferait à l’intérieur d’un niveau constant de salaire brut) 1. C’est surtout facile à opérer rapidement : il suffirait déjà de rapatrier les coûteuses et inutiles exonéra-tions de « charges » (qui sont en fait des baisses de salaire) concédées au patronat… pour compenser la hausse des dividendes versés aux actionnaires.

1 Rappelons que, quand le taux de croissance est de 2 %, les salaires et les pro-fits augmentent de 2 % (avec un partage salaire/profit fixe, donc sans « progrès social » et sans « dégradation de la compétitivité des entreprises »). Une hausse des cotisations se fait alors à l’intérieur du partage salaire net/cotisation  (par exemple, hausse du salaire net de 1,5 % et hausse des cotisations de 2,5 %). Tout augmente, y compris le salaire net, mais les cotisations augmentent plus vite que le salaire net…

(2) On peut aussi chercher à f inancer autrement les retraites, c’est-à-dire à sortir progressivement de la logique de la répartition, en mobilisant des ressources fiscales (impôts et taxes). Cette fiscalisation ferait passer la gestion du régime de retraite dans une logique « citoyenne » plutôt que «  salariale » et affaiblirait encore un peu la logique du paritarisme, déjà malade, et de la propriété salariale construite pendant les trente glorieuses. Mais elle permettrait peut-être de produire un financement plus redistributif (en taxant, par exemple, les dividendes) et politiquement plus facile à « expliquer » (puisque l’on n’ose plus dire que les retraites ont toujours été payées par les salariés sur la base d’une redistribution interne au salariat, essence même de la logique de la répartition). Financer des retraites plus nombreuses en maintenant le niveau du taux de remplacement (première pension re-lativement au dernier salaire : actuellement aux alentours de 70 %) n’est donc pas un problème économique. Mais c’est un choix politique consistant à maintenir, voire à augmenter (tant que l’on ne se décide pas à lutter effica-cement contre le chômage), la solidarité nationale par des ressources socialisées.

L’autre position cohérente, et symétrique, consiste à affirmer et assumer qu’il est désormais impossible de dégager des ressources supplémentaires (parce qu’on ne veut pas être plus solidaire) et qu’il faut donc acter la diminution progressive, déjà engagée par les réformes de 1993 (Balla-dur), 2003 (Fillon) et 2007 (Bertrand), du niveau moyen des pensions servies par le régime par répartition. À charge alors à chacun d’épargner, quand il le peut, ou bien encore, pour la plus grande majorité des Français, de compter sur la débrouille familiale, les petits boulots cumulés avec la pension, d’inventer solitairement des solutions de bouts de chandelles en rêvant avec nostalgie au temps béni des grandes heures de la répartition de la f in des années 80. Position qui serait en un sens socialement rétrograde et fondée sur le choix de l’égoïsme et de l’injustice sociale (puisque les personnes qui vont prendre leur retraite ont supporté tout au long de leur carrière une hausse des coti-sations). Position politiquement difficile à assumer… Mais qui aurait enfin le mérite du panache et de la franchise ! Dépassons les slogans de 1968 : « Mort aux vieux » après « Mort aux vaches » !

Le gouvernement n’a cependant pris officiellement aucune de ces deux positions. Il affirme en effet, comme en 1993,

Vous vivez plus longtemps ? Travaillez donc plus longtemps !

Économiste, Clersé, Université Lille 1Par Nicolas POSTEL

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2003 et 2007, qu’il existe une autre « solution ». Une solution tout à fait byzantine : plutôt que de financer les retraites en augmentant les prélèvements, il s’agit de faire en sorte qu’elles coûtent moins cher, tout en annonçant que l ’on sauvegarde le système. Là est la quadrature du cercle : « trouver un moyen de financer les retraites, sans compter (ou très à la marge) sur des ressources supplémentaires »  ! Pour ce faire, le gouvernement utilise un truisme, déjà sou-vent utilisé mais qui peut visiblement encore bien servir : « puisque l’on vit plus longtemps, il est logique de travailler plus longtemps ». Trois remarques, simples, permettent de douter de la pertinence de ce truisme. Primo, on sait qu’en situation de chômage massif, comme c’est le cas actuellement et depuis de nombreuses années, les salariés ne « choisissent pas » d’exercer ou non un emploi : ils cherchent et souvent ne trouvent pas. Lorsqu’ils passent 55 ans, leur chance de trouver un emploi diminue forte-ment  : le taux d’emplois des seniors, malgré toutes les réformes engagées, est resté dramatiquement faible (1/3 pour les 55-65 ans, ce taux chute au voisinage de 1/6 pour les plus de 60 ans…). Leur demander de « travailler plus longtemps », comme si cela relevait de leur choix, est donc au mieux une illusion, au pire une escroquerie intellectuelle. Elle s’est traduite et se traduira à nouveau par la multipli-cation des carrières incomplètes et la baisse des pensions. Nous pouvons le savoir avec certitude. Secundo, l’égalité devant le temps de retraite est très hété-rogène, les ouvriers et employés ont en moyenne une « es-pérance de retraite sans incapacité » de 12 ans lorsqu’ils la prennent à 60 ans (… contre 17 ans pour les cadres). Que l’on recule l’âge de la retraite, et l’on verra donc l’espérance de retraite se réduire à moins de 10 ans pour les catégories les plus populaires. Tertio, notre civilisation a, depuis toujours, cherché à ré-duire sa peine et son obligation de travail. La tendance de baisse du temps qu’occupe le travail contraint (pas l’activité) dans nos vies est multiséculaire. La récente baisse du temps de travail en France n’en fut qu’un des nombreux épiphéno-mènes. Convertir nos gains de productivité en temps libre est donc au cœur de notre projet « civilisationnel ». N’être plus obligé de travailler pour gagner sa vie, cela ne conduit certes pas à l’inutilité sociale… Ce qui pose la question de l’intégration de nos aînés dans la société autrement que par leur travail rémunéré. Mais cette question est sans rapport avec le truisme « puisque l’on vit plus longtemps il nous faut travailler plus longtemps ». Un aphorisme assez proche est bien plus vrai : « c’est justement parce que le travail prend

un temps moins important dans nos vies, que l’on vit plus longtemps » ! Le choix de l’allongement de la durée de cotisation pour tous et du recul de l’âge légal de la retraite est inefficace, in-juste, et à contre-courant de notre projet collectif de société. Il est surtout en trompe l’œil dans la mesure où, derrière l’illusion d’un sauvetage miraculeux du régime sans hausse des prélèvements et par hausse de la durée de cotisation, on programme en réalité la baisse des pensions. C’est un choix assumé par les décideurs qui connaissent cette baisse (annoncée dans le rapport du COR 2 dès 2001). C’est un choix signé, enfin, par les incitations à épargner en vue de la retraite (création du fameux « plan épargne retraite populaire lors de la réforme Fillon, qui permet de défiscaliser ce que l’on épargne…). En affaiblissant ainsi, sans le dire, le régime par répartition promis à l’essoufflement, et en poussant à un glissement très progressif vers un régime par capitalisation (dissimulé derrière un discours volontariste et mensonger de défense de la répartition), les réformes successives tuent plus sûrement notre régime de retraite que ne le ferait une réforme à la hussarde. Elles poussent encore un peu plus le salariat vers la schizophrénie consistant à voir en partie dépendre ces vieux jours de la rémunération du capital… brisant ainsi toute velléité de combattre la hausse des revenus du capital par l’impôt !

La raison, le courage et l’analyse solide du problème des retraites se trouvent du côté de ceux qui cherchent d’autres sources de financement plutôt que du côté de ceux qui ne comptent, au fond, que sur le recul simultané de l’âge et du montant de la retraite en nous infligeant un refrain aux accents bien connus : « vous vivez plus longtemps, j’en suis fort aise, eh bien travaillez plus longtemps maintenant »… En matière de solidarité intergénérationnelle, on a fait mieux !

2 Conseil d’Orientation des Retraites.

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I ls s’ inscrivent souvent dans la trame établie depuis longtemps entre les villages et leurs différentes aires de relations centrales. Aux mobilités loin-taines des crises s’ajoutent les relations établies de travail et les déplacements qui, à travers bourgs et cités, canali-sent la mobilité à longue distance. Cet ancrage spatial des ruraux a été masqué en partie par le mouvement vers les villes et l’exode rural contemporain. Il nuance l’effet de rupture. Il se conjugue selon les besoins avec les tensions familiales, avec les crises et les guerres. Il rencontre, par ailleurs et autrement, les institutions mises en place pour gérer la circulation générale de l’économie et des pouvoirs. Des mé-tiers et des groupes sociaux incarnent cette médiation entre le territoire et la circulation, l’aubergiste, le maître de poste, les métiers du cheval et de la voiture, les ingénieurs qui construisent le réseau des routes. Progressivement, l’État et l’Église ont adapté leur besoin de gestion à ces nécessités qui débouchent sur l’enquête et le contrôle. Les vraies ruptures se jouent à un autre niveau avec les exils dont le moteur reste longtemps religieux et politique : les mouvements protes-tants ou séfarades, les fuites jacobites ou les besoins de refuge des proscrits politiques alimentent ces ruptures plus ou moins handicapantes par la fuite ou le rejet. L’agrément, la curiosité, le désir de formation entretiennent enfin une dynamique de mouvement dont la spatialité varie. Dans tous ces enchaînements, on découvre une variation intense des facteurs de mise en route et des points de vue qui dépen-dent de la situation de dépendance des individus, de leur réponse à l’offre et à la demande des conditions générales.

Entre le XVIème et le XIXème siècle, on assiste à une double accélération, celle des circulations élargies et accrues, celle des indices de leur importance mise en évidence par les livres de voyages ou les correspondances. Cet accroissement, qui se joue à des échelles hiérarchisées et perméables, entraîne une interrogation générale sur les identités dont témoigne le débat sur le cosmopolitisme national. Enfin, il entretient un doute sur les effets des mobilités et leur capacité de trans-formation et de rupture. Ce n’est pas une évidence, mais le résultat souvent aléatoire de pratiques diverses.

[... suite de la page 5]

Cycle Migrations

RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE

u Mobilités, migrations, liberté et contraintes Mardi 12 octobre à 18h30 Par Daniel Roche, Historien, profes-seur honoraire au Collège de France.

Mon propos voudrait inviter à relire autrement l’Histoire de la mobilité héritée de la tradition de l’Histoire des idées et quant à la tension ma-jeure qui existe entre les libertés et les contraintes. Il interroge l’idée des so-ciétés stables qui marginalisent les mou-vements (la ville et l’économie étant surestimées) et celle qui privilégie les effets du changement (le voyage). Entre la Renaissance et le XIXème siècle, on peut mettre en valeur les grands traits d’une culture de la mobilité, voir com-ment le contrôle des populations lié à la mise en place des États s’inscrit dans ce développement, enfin souligner les typologies qui structurent les mouve-ments (proche - lointain, choix libres et obligations, fermeture - ouverture). L’Histoire de l’âge moderne met en valeur l’accélération, la tension iden-titaire, la capacité d’acculturation, en bref les fondements d’un droit de cir-culation dans les pratiques.

Cf article p. 4-5 et 38.

u Les migrations durant la PréhistoireMardi 9 novembre à 18h30Par Agnès Lamotte, Maître de confé-rences en Préhistoire, UFR de Géo-graphie, Université Lille 1.

Aux côtés des traditionnelles questions sur la quête de nos origines se posent souvent celles de comment et pourquoi les hommes ont quitté l’Afrique et sont

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Octobre 2010 – avril 2011

passés d’un continent à un autre. Les migrations ne concernent pas toutes les formes d’hominidés fossiles (Aus-tralopithèque, Homo Ergaster, Homo Erectus, Homo Neandertalensis, Homo sapiens sapiens…), elles ne concernent pas non plus tous les continents au même moment. Les mouvements des populations fossiles sont, la plupart du temps, amorcés par une somme de paramètres liés aux changements climatiques des temps passés (glacia-tion, aridification…) et changements environnementaux qui les accompa-gnent. Nous relaterons les déplace-ments humains sur plus de 3 millions d’années en Afrique, Asie, Eurasie, Australie, Amérique, Arctique et dans les îles océaniques.

u Les nouveaux espaces des poli-tiques migratoires européennes : l'avant-garde italienneMardi 23 novembre à 18h30Par Federica Sossi, Professeur d’esthé-tique à l’Université de Bergame (Italie).

En peu d'années, les politiques migra-toires de l'Union Européenne ont profondément changé la manière de concevoir l'espace de la tradition de l'État-nation. Dans une véritable guerre contre les personnes, c'est-à-dire les migrants, jamais déclarée explicitement et dans un constant horizon de prévention, les frontières, les zones frontalières, les mers, les territoires nationaux, jusqu'aux terri-toires des autres États ont été aspirés en une sorte d'espace indistinct dans lequel arrêter, bloquer, diriger, dévier les personnes qui le traversent devient la tâche à exécuter en priorité, au-delà des lois, des normes, des traités in-ternationaux. De Lampedusa à la

Lybie, de ce point de vue, la gestion italienne des politiques migratoires a représenté et continue à représen-ter, dans bien des cas, une politique d'avant-garde. La conférence passera en revue les épisodes les plus signifi-catifs de ces dernières années.

u Les migrations internationales dans la mondialisation actuelle ou le mouvement de la vie du monde Mardi 7 décembre à 18h30Par Gildas Simon, Géographe, profes-seur émérite de l’Université de Poitiers.

Cf article p. 6 à 9.

À suivre :

u Des migrants économiques aux « réfugiés de l’environnement » : le grand écart des concepts menace-t-il l’asile politique ?Mardi 4 janvier à 18h30Par Luc Cambrézy, Géographe, directeur de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD), direc-teur adjoint du CEPED (Centre popu-lation développement) - Université Paris Descartes, IRD, INED.

u Migrations de travail et de savoir-faire à l’époque moderneMardi 18 janvier à 18h30Par Corine Maitte, Professeure d’his-toire moderne à l’Université de Paris-Est Marne-la-Vallée.

u L’exil et la demeureMardi 1er février à 18h30Par Jean-François Rey, Professeur de philosophie à l’IUFM de Lille/Uni-versité d’Artois.

u L’imaginaire de la communauté d’origine portugaise en France et ses représentations dans le cinéma contemporain Mardi 8 mars à 18h30Par João Sousa Cardoso, Maître de conférences en sciences sociales à l’Uni-versité lusophone des Sciences Humaines et Technologies de Lisbonne et à l’Uni-versité lusophone de Porto, Portugal.

u Désigné étrangerMardi 22 mars à 18h30Par Guillaume Le Blanc, Philosophe, professeur de philosophie à l’Université de Bordeaux.

u Les papiers et le guichet, formes contemporaines du contrôle de l’immigrationMardi 12 avril à 18h30Par Alexis Spire, Chercheur au CNRS (Centre d’Études et de Re-cherches Administratives, Politiques et Sociales - Université de Lille 2).

Retrouvez toutes nos conférences en vidéo sur le site : http://lille1tv.univ-lille1.fr/

Remerciements à Rudolf Bkouche, Youcef Boudjémaï, Jean-Marie Breuvart, Frédéric Dumont, Bruno Duriez, Rémi Franckowiak, Jacques Lemière, Bernard Maitte et Jean-François Rey pour leur participation à l’éla-boration de ce cycle.

www.culture.univ-lille1.fr

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RENDEZ-VOUS D’ARCHIMÈDE

u En quête d’origines : L’Universi-tas médiévaleMardi 19 octobre à 18h30 Par Jacques Verger, Professeur d’his-toire culturelle du Moyen Âge occidental à l’Université de Paris 4 - Sorbonne.

L’université (universitas magistrorum et scolarium), en tant qu’institution auto-nome vouée à l’enseignement supérieur et au savoir désintéressé, est incontesta-blement une création de l’Occident médiéval. Ce modèle originel est volontiers invoqué aujourd’hui pour les idéaux toujours actuels, quoique parfois dévoyés, dont il serait porteur : innovation intellectuelle et universalité du savoir, recrutement international, libertés statutaires, prestige social des diplômes. Mais cette référence his-torique mérite d’être passée au crible d’une double critique : sa réalité sociale, politique et idéologique correspondait-elle vraiment au paradigme imaginé ? Ses valeurs et réussites historiquement incontestables gardent-elles un sens dans notre univers mondialisé ?

Cf article p. 10-11.

u Enseigner ou former, la place du savoir dans l’enseignementMardi 16 novembre à 18h30Par Rudolf Bkouche, Professeur émérite de l’Université Lille 1.

On enseigne des savoirs, on forme des individus. D’un côté, le projet issu des Lumières de l’émancipation des hommes, de l’autre, l’adaptation des hommes aux besoins de la société. La question se pose d’autant plus que, dans la société dite de la connaissance, le savoir est renvoyé aux machines, les hommes n’étant plus que les rouages

de la machine économique. Dans ce cadre, l’université se situe sur une ligne de crête. D’une part, elle reste un lieu de liberté de la pensée, d’autre part, elle est soumise aux normes d’une société réduite à n’être qu’une machine économique. En ce sens, la question de la place des savoirs dans l’enseignement est fondamentale.

Cf article p. 12-13.

u Intellectuel ou expert ? Quelle figure de l’universitaire ?Mardi 14 décembre à 18h30Par Plínio Prado, Philosophe, ensei-gnant à l’Université Paris 8.

À suivre :

u Massification ou démocratisation de l’enseignement supérieur ? Un débat mal poséMardi 11 janvier à 18h30Par François Vatin, Professeur de so-ciologie à l’Université de Paris Ouest, directeur de l’École doctorale « Écono-mie, Organisations, Société », membre fondateur du collectif pour une Refon-dation de l’université française.

u L’évaluation comme « dispositif de servitude volontaire »Mardi 8 février à 18h30Par Roland Gori, Professeur émérite de psychopathologie clinique à l’Uni-versité d'Aix-Marseille 1, psychanalyste, initiateur de l’Appel des appels.

u Le projet universitaire républicain de la troisième à la cinquième Répu-blique, science, démocratie et élites Mardi 15 mars à 18h30Par Christophe Charle, Professeur à l’Université de Paris I Panthéon-Sor-

bonne, membre de l’Institut universi-taire de France, directeur de l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (CNRS/ENS).

u L’Université, inst itut ion ou organisation ?Mardi 5 avril à 18h30Par Pierre Louart, Directeur de l’Institut d’Administration des Entre-prises de Lille.

Retrouvez toutes nos conférences en vidéo sur le site : http://lille1tv.univ-lille1.fr/

Remerciements à Rudolf Bkouche, Youcef Boudjémaï, Jean-Marie Breuvart, Frédéric Dumont, Bruno Duriez, Rémi Franckowiak, Jacques Lemière, Bernard Maitte et Jean-François Rey pour leur participation à l’éla-boration de ce cycle.

Cycle UniversitéOctobre 2010 – avril 2011

www.culture.univ-lille1.fr

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« Créer c’est résister, résister c’est créer » 1

Résister contre tout ce qui est survalorisé, aux moyens qui se prennent pour des butscontre tout ce qui oublie l’ humaincontre les formatages contre l’ inacceptable contre la violence légalisée contre les effets de mode… Donner priorité à l ’ humain et aux chemins d ’ humanisation af in de promouvoir la solidarité internationale et la fraternité.

Michel Deheunynck

CONFÉRENCES

u « Désarmer les dieux » : le christia-nisme et l’islam face à la non-violence *

Jeudi 14 octobre à 18h30Par Jean-Marie Muller, Fondateur du Mouvement pour une Alternative Non-violente (MAN).

Médiation sur le bien et le mal : la violence dans les religions historiques, dans les textes religieux : les versets douloureux !

Dans le cadre de la semaine de la Paix. En partenariat avec l’Institut de recherche et de Formation du Mouvement pour une Alternative Non-violente (IFMAN), le MAN et le Centre Régional de Docu-mentation et d’Information pour le Déve-loppement et la Solidarité Internationale.

u Se réconcilier pour s’émanciper : un nouvel horizon de la solidarité internationale ?Jeudi 18 novembre à 18h30Par Karim Mahmoud-Vintam, Profes-seur de géopolitique à l’Institut d’Études Politiques de Lyon, secrétaire général de l’ONG franco-américaine Bridge Initia-tive International (www.bridge-initiative.org/fr), responsable éditorial de Temps présent.

Dans un contexte de crise globale et multiforme, l’humanité se retrouve face à ses propres contradictions, indi-viduelles et collectives. Toute pers-pective d’émancipation/libération se trouve ainsi subordonnée à un impératif premier de réconciliation présentant un triple visage : - se réconcilier avec nous-mêmes (sortir de la schizophrénie induite par le sys-tème capitaliste), - se réconcilier entre nous (penser la justice en termes de lutte pour une « reconnaissance réciproque » et plus seulement en termes juridiques/procéduraux ou économiques/de re-distribution), - se réconcilier avec le monde (envisagé comme partenaire naturel et comme totalité signifiante afin de sortir de la peur).

Dans le cadre de la Semaine de Solidarité Internationale. En partenariat avec le CRDTM.

DOCUMENtAIRE

u « Liquidation totale » : la résis-tance en entrepriseJeudi 16 décembre à 18h30

Pendant vingt ans, Samsonite a fabri-qué des bagages à Hénin-Beaumont dans le Pas-de-Calais. En 2005, le groupe américain décide de fermer son unique site français, mais présente aux salariés des repreneurs qui offrent une reconversion prometteuse dans la fabrication de panneaux solaires.Dix-huit mois plus tard, pas un pan-neau n’a été fabriqué et l’usine dépose son bilan. Les salariés, sans indemnité, dénoncent une machination juridico-financière crapuleuse. Une longue bataille judiciaire commence, menée par les « pasionarias » de l’usine, avec le soutien de Fiodor Rilov, un avocat spécialisé dans ce genre d’affaires.

Avec Hélène Desplanques, Réalisa-trice, journaliste et Marcel Henne-belle, Ancien responsable du départe-ment technique et acteur majeur de la défense des licenciés.

En partenariat avec les Amis du Monde Diplomatique région Nord.

Retrouvez toutes nos conférences en vidéo sur le site : http://lille1tv.univ-lille1.fr/

www.culture.univ-lille1.fr

Question de sens 2010-2011 :

Résistances 2Résistances contemporaines et spirituelles

Cycle proposé par Jean-Pierre Macrez et l’équipe « Question de sens » (Université Lille 1)

1 Extrait de l’appel à la commémoration du 60ème anniversaire du programme du Conseil National de la Résistance du 15 mars 1944.

* Livre éponyme, éd. du Relié, collection Poche, janvier 2010.

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EXPOSItION PAtRIMOINE SCIENtIFIQUE

De la bougie au laser : une histoire des sources lumineusesDu 18 octobre au 10 décembre Vernissage : lundi 18 octobre à 18h30Entrée libreVisites guidées sur réservation au 03 20 43 69 09

Un exposition qui retrace l'évolution des recherches sur la lumière et ses applications.

Dans le cadre des 50 ans du laser

Quel est le point commun entre le téléphone, Internet par fibre optique, la chirurgie de l’œil, la découpe de matériaux, la mesure de la distance, la lecture de codes barres... ? Le Laser évidemment ! À l’occasion des 50 ans du laser, l’Espace Culture présente une histoire de l’étude des sources lumineuses dans notre université.

Les objets les plus anciens nous montrent quelle a été la complexité du travail des scientifiques pour com-

prendre un phénomène de nature double : corpusculaire et ondulatoire. Mais la lumière se révèlera féconde pour les sciences. Le laser reste, sans conteste, l’application contem-poraine la plus symbolique du phénomène lumineux.

S’il est aujourd’hui omniprésent dans notre quotidien, le laser est également utilisé et étudié par nos chercheurs et représente un domaine majeur de recherche pour les laboratoires de notre université. La technologie du laser est récente mais, comme nous le montrent les différents lasers exposés, elle a connu des améliorations successives et a déjà beaucoup évolué.

La lumière est un phénomène à la fois complexe et fascinant, essentiel à la compréhension du monde. Cette exposition montre l’importance de la recherche lilloise dans le domaine de l ’étude de la lumière à travers son histoire et ses protagonistes.

CONFÉRENCES

u Quel avenir énergétique après le pic pétrolier mondial ?Mercredi 20 octobre à 18h30 Par Pierre Mauriaud, Géologue, chef du Département Formation et Image Technique à la Direction Géosciences du Groupe TOTAL.

Toute vie, tout développement économique nécessite de l’énergie. Cette conférence proposera quelques clefs et don-nées fondamentales sur les ressources, les besoins mondiaux et ce qui peut être imaginé pour les dizaines d’années à venir. Le contexte humain, historique, géopolitique, économique et technique sera la trame qui nous permettra de com-prendre les grands enjeux actuels et de donner quelques pistes pour le futur proche.

u Conférence sur la BiodiversitéDans le cadre de l’Année Internationale de la BiodiversitéJeudi 21 octobre à 18h30 Par Xavier Le Roux, Directeur de la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité, Université Claude Bernard Lyon 1 (sous réserve).

Autour de la science : exposition - conférences

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LNA#55 / au programme / autour de la science au programme / réflexion-débat / LNA#55

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© CNRS Photothèque - VRIGNAUD François

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En présence de Philippe Rollet, Président de l’Université Lille 1,Nabil El-Haggar, Vice-président et des auteurs.

Marqué et motivé initialement par les turbulences de l’actualité touchant l’institution judiciaire, le malaise

de la jeunesse (émeutes de 2005) et les réponses politiques à ces questions, le présent recueil s’articule autour de trois moments forts : - philosophie de la justice- justice divine et institutions humaines : permanence du théo-logico-politique ?- le sentiment d’injustice : après les émeutes de 2005.Par la place qu’elle occupe dans les textes qu’on dit « fondateurs », dus aux premiers philosophes comme aux récits mythiques et religieux des origines, la justice figure au principe de la philosophie pratique. Le lecteur trouvera donc ici des analyses portant sur la place de la philosophie du droit, comme sur la sécularisation ou les traces du théologico-politique dans le discours du droit. Mais aussi sur la tentation d’utiliser les peurs collectives pour asseoir l’autorité de l’État sur la seule fonction sécuritaire.

Olivier Abel, professeur de philo-sophie éthique à la Faculté libre de théologie protestanteJean-Pierre Balduyck, maire hono-raire de TourcoingYoucef Boudjémaï, directeur de la Maison Départementale des Adolescents – Lille (ADN-SEA-Sauvegarde du Nord)Bernard Bourdin, professeur d’histoire du christianisme, Université Paul Verlaine - Metz, chargé d’enseignement en philosophie politique, Institut Catholique de ParisBernard Bourgeois, membre de l’Institut de France, président d’honneur de la Société française de philosophieJean-Marie Breuvart, professeur émérite à l’Université Catholique de Lille

Bernard Charles, adjoint au Maire de Lille, chargé de l’emploi et de l’insertion, président délégué du conseil de quartier de Lille-SudMohamed Deaif, enseignant-chercheur en sociologie à l’Université Catholique de LilleFrançois Dreux, ancien chargé de mission pour la poli-tique judiciaire de la ville, parquet de Lille, chargé de mis-sion « Médiation tranquillité », direction des politiques lo-catives, sociales et de la ville, Lille Métropole HabitatPhilippe Lemaire, ancien procureur de la République du tribunal de grande instance de Lille, procureur général près

la cour d’appel de RiomJacques Lemière, maître de confé-rences, agrégé de sciences sociales, Université Lille 1Dominique Leydet, professeur au département de philosophie, Univer-sité du Québec à MontréalÉric Marteau, éducateur spécialisé, militant en prévention spécialisée, responsable de l’École Européenne Supérieure en Travail Social de LillePierre-François Moreau, professeur des universités à l’ENS de LyonGabriel Périès, professeur de sciences politiques à TÉLÉCOM-École de Management, ÉvryJean-François Rey, professeur de philosophie, Université d’ArtoisÉvelyne Sire-Marin, magistrat, membre de la Ligue des droits de l’Homme et de la Fondation CopernicJean-Louis Vieillard-Baron, pro-fesseur de philosophie à l’Université de Poitiers, membre du centre de recherche sur Hegel et l’idéalisme allemand.

Retrouvez toutes les informations sur cet ouvrage et la collection complète sur : http://culture.univ-lille1.fr/publications/la-collection.html

En vente en librairie et à l'Espace Culture, en consultation à la Bibliothèque Universitaire et à l'Espace Culture (359 p.).

« Visages de la justice »Nouvelle parution dans la collection Les Rendez-vous d’ArchimèdeDirigée par Jean-François Rey, professeur de philosophie, Université d’Artois

Présentation de l’ouvrage le lundi 29 novembre à 17h30Espace Rencontres du Furet de Lille - Entrée libre

Sous la direction de Jean-Francois Rey

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trimestriel. L’ ensemble des manifestations se déroulera à l’Espace Culture de l’Université Lille 1.

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Espace Culture - Cité Scientifique 59655 Villeneuve d’Ascq

Du lundi au jeudi de 9h30 à 18h et le vendredi de 10h à 13h45Café : du lundi au jeudi de 11h à 18h et le vendredi de 10h à 13h45

Tél : 03 20 43 69 09 - Fax : 03 20 43 69 59 

Mail : [email protected] Internet : http://culture.univ-lille1.fr 

Mardi 5 octobre 18h30 Lancement de saison 2010/2011

Mardi 12 octobre 18h30Rendez-vous d’Archimède : Cycle Migrations « Mobilités, migrations, liberté et contraintes » par Daniel Roche

Jeudi 14 octobre 18h30Question de sens : Cycle Résistances 2 « Désarmer les dieux : le christianisme et l'islam face à la non-violence » par Jean-Marie Muller

Jeudi 14 octobre 19hVidéos documentaires « Sahara Chronicle | 2006-2007 » de et avec Ursula Biemann *

Du 18 oct. au 10 déc.Exposition scientifique « De la bougie au laser » Vernissage le 18 oct. à 18h30

Mardi 19 octobre 18h30Rendez-vous d’Archimède : Cycle Université« En quête d'origines : l'Universitas médiévale » par Jacques Verger

Mercredi 20 octobre 18h30Conférence « Quel avenir énergétique après le pic pétrolier mondial ? » par Pierre Mauriaud

Mercredi 20 octobre 18h30 Café langues

Jeudi 21 octobre 18h30 Conférence sur la Biodiversité par Xavier Le Roux (sous réserve)

Mardi 9 novembre 18h30Rendez-vous d’Archimède : Cycle Migrations « Les migrations durant la Préhistoire » par Agnès Lamotte

Mardi 16 novembre 18h30Rendez-vous d’Archimède : Cycle Université « Enseigner ou former, la place du savoir dans l'enseignement » par Rudolf Bkouche

Mercredi 17 novembre 18h30 Café langues

Jeudi 18 novembre 18h30Question de sens : Cycle Résistances 2 « Se réconcilier pour s'émanciper : un nouvel horizon de la solidarité internationale ? » par Karim Mahmoud-Vintam

Jeudi 18 novembre 19h Poésie-Slam « dukõne » par la Compagnie Générale d’Imaginaire *

Mardi 23 novembre 18h30Rendez-vous d’Archimède : Cycle Migrations « Les nouveaux espaces des politiques migratoires européennes : l'avant-garde italienne » par Federica Sossi

Jeudi 25 novembre 19h Écriture théâtrale « Taklamakan » par la Cie du Théâtre K *

Lundi 29 novembre 17h30Présentation de l’ouvrage « Visages de la justice » Collection Les Rendez-vous d’Archimède (Furet - Lille)

Mardi 7 décembre 18h30Rendez-vous d’Archimède : Cycle Migrations « Les migrations inter-nationales dans la mondialisation actuelle ou le mouvement de la vie du monde » par Gildas Simon

Mercredi 8 décembre 18h30 Café langues

Jeudi 9 décembre 19hConférence artistique « Le corps d’exception » par la Cie Les Blouses Bleues *

Mardi 14 décembre 18h30Rendez-vous d’Archimède : Cycle Université « Intellectuel ou expert ? Quelle figure de l’universitaire ? » par Plínio Prado

Mercredi 15 décembre 19h Concert « : Just ask the axis » *

Jeudi 16 décembre 18h30Question de sens : Cycle Résistances 2 Projection-conférence « Liquidation totale : la résistance en entreprise » avec Hélène Desplanques et Marcel Hennebelle