Les imaginaires des représentations scientifiques

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Composé en Kepler Std et Grotesque MT StdImprimé au Boulevard, Strasbourg

 Mémoire de DNSEP Communication Graphiqueà la HEAR (Haute École des Arts du Rhin)Sous le tutorat d'Olivier Deloignon2013

Merci à mon tuteur Olivier Deloignon.Grand merci à ma mère pour ses relecturesattentives et à mon père de m’avoir pousséà continuer.Mille mercis à Léo pour tous l es moments que

l’on a passés à parler des sujets abordés dansce mémoire.Merci à Nina et Marianne qui ont relu jusquetard dans la nuit.Merci aussi à Leïla, Marie et Nicolasde faire partie de l’équipe.

PIERRE TANDILLE

H.E.A.R. — 2013

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Les photographies ponctuant chacun des chapitresde ce mémoire sont issues de la série Black Matter  de Grégoire Éloy 

Pour ce projet Grégoire Éloy a photographié pendant cinqmois le quotidien des astronomes et astrophysicien-ne-squi mènent leurs recherches sur l’univers sans quitter leursbureaux et leurs laboratoires.

Plongé dans un milieu centré autour des sciences de l’univers,le photographe, qui n’y connait rien en astrophysique,observe et pose des questions pour comprendre de quoiil s’agit. Ce regard ignorant lui permet de porter un regardsur des sujets rarement rendus visibles, les à-côté s de larecherche : les pauses-café, les posters dans les couloirs quiforment l’imaginaire des chercheurs, les bureaux étriqués,les instruments d’observation bricolés, ainsi que sur leschercheuses et chercheurs eux-mêmes, sans stéréotypes.

Ces images ne cherchent pas à instruire le lecteur sur les

 problèmes de l’astrophysique, elles parlent de la vie delaboratoire, de la manière dont les chercheurs vivent entreeux et de la manière dont ils mênent leurs recherches.

 F93, qui a produit ce reportage, est un centre culturel quicherche a montrer la diversité des liens entre le mondede la recherche et notre société. Ses membres travaillentrégulièrement avec des artistes an de concevoir des éditions,des expositions et des ateliers qui abordent la recherche par des moyens qui s’éloignent de l’habituelle éducationscientique.

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SOMMAIRE ET RÉSUMÉ

Image, imaginaire et mise en doute del’objectivité scientique

 Au milieu du XVIe, Vésale publie un ouvrageemblématique de son temps : par les techniquesqu’il emploie, aussi bien que dans ses préoccupations. 15 Dans les visuels quiillustrent De humani corporis fabrica, le corpshumain est présenté au travers de codes propres àla philosophie du XVIe siècle. 15 Le corps y est montré comme une preuve de la place centralede l’anatomie dans la médecine. 19 Pourfaire de l’image non plus une simple illustration,mais un fait capable de devenir preuve, il lui fautune force qui provienne de quelque chose de plusgrand qu’elle : l’égide de la Vénitie. 20 Ense plaçant dans le rayonnement de Venise, Vésalechoisit son public parmi l’élite intellectuelle deson temps. 24 À la n du XX e siècle la

conception du STM par une entreprise privéerend plausible le rêve des visionnaires : manipulerla matière atome par atome. 27 Lesnanotechnologies sont l’archétype d’une sciencedont la nalité est la productivité technique, ce quicorrespond à l’idée postmoderne de la techniquecomme moteur de la science. 28 Cetteéchelle rend le concept de lumière visiblecaduque, représenter les nanostructures revientdonc à inventer l’image d’un monde invisible etnécessite de fait une traduction, qui ne peut êtreneutre. 31 L’infographie, technologie

naissante, appuie de son aura de Progrès lesérieux de la recherche... 33 ...tandisque les signes convoqués comparent l’avenementdes nanotechnologies aux grands moments del’Histoire. 37

Dans ce mémoire certaines considérations peuvent semblerréduire les sciences aux sciences de la nature. Si c'est

eectivement parfois le cas, cela provient d'un simple attrait personnel pour ces disciplinee et non d'une quelconquehiérarchisation des diérentes sciences.

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L’image comme prise de distance

La foule, le public, les publics et lespectateur. 71 Nous acceptons le termeculture comme le potentiel de déplacer les liens

entre les choses, les idées et les gens en révélantleurs diérences. 73 La remise enquestion des rapports doit bousculer la séparationsimpliste entre les savants et les ignorants et proposer à la place une image des sciences quin’est pas basée sur les compétences, mais surles capacités d’intelligence que nous possédonstous. 76

Autorité scientique et prise dedistance

L’idée d’une science autonome reste pourtanttrès répandue. 47 L’institutionnalisationde la recherche scientique au XVIIe siècle peutsembler isoler la recherche des activités dureste de la société et, par extrapolation hâtive,diérencier les sciences des autres formes deconnaissances. 47 Cependant la penséedes sciences a évolué pour aller vers une priseen compte de plus en plus grande du contextesocial de la pratique scientique. 48 Cetteévolution de la pensée du rapport science-société reète une pratique des sciences qui

 passe d’une science qui observe à une sciencequi fait. 52 Si les sciences sont devenuessi centrales, notamment dans l’économie, c’estque l’organisation sociale s’est construite en les prenant pour principe. 56 L’hégémoniedes préceptes scientiques aux niveaux sociauxcomme individuels peut faire oublier que lesconnaissances scientiques sont des constructionsdépendantes de leurs lieux et de l eurs temps et que, par conséquent, elles ne détiennent pas la seuleforme de connaissance valable. 60 Il estalors nécessaire de trouver les moyens de prendrela distance nécessaire à la réexion par rapportaux logiques, aux connaissances et aux imaginairesqu’elle porte 62 L’un de ces moyens estl’image. 65

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Introduction

Grégoire Eloy,«Abri du cercle méridien, Observatoire de Paris»,

 — in Grégoire Eloy, A Black Matter,éditions Journal / F93, 2012

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Introduction

Nous entreprendrons cette introduction par unecourte analyse du titre de ce mémoire : « Les imaginairesdes représentations scientiques ». Le terme « imaginaire » peut paraître imprécis, il recouvre en eet une multituded’interprétations. D’une manière générale, Jean-Jacques Wunenburger nous le rappelle, l’imaginaire d’un hommes’exprime sous diérentes formes : fantasme, souvenir, rêverie,rêve, croyance invériable, mythe, roman ou ction. Si l’on parlesouvent de l’imaginaire d’un individu, on peut également parlerde celui d’un peuple. Dans ce cas l’imaginaire se retrouve endivers endroits : dans les conceptions préscientiques, la science-ction, les croyances religieuses, les productions artistiques, lesctions politiques, les stéréotypes et préjugés sociaux, etc. 1

Faire suivre le terme « imaginaire » de celui de

«scientique » peut poser question, car ces deux notionsont souvent été considérées comme contradictoires. Unetradition qui va d’Auguste Comte à Gaston Bachelard opposel’imaginaire à la démarche scientique parce qu’elle considèrel’imaginaire comme un obstacle au savoir. Pour les tenants decette opinion, l’imaginaire inhibe et perturbe les recherches,et est tenu pour responsable de « maintenir la raison dans unstade préscientique 2 ». C’est qu’en eet, les représentationsimagées président le psychisme humain, et, fortement chargéesd’aectivités, organisent d’emblée son rapport au mondeextérieur. D’ici vient le problème : cette présence inuente del’imaginaire au centre de la pensée conduit, d’après Bachelard,

à des interprétations biaisées, parce que subjectives. Pourtantune récente épistémologie critique et ouverte aux considérations psychologiques et sociales de la recherche a permis de réévaluerla place de l’imaginaire dans la construction des savoirs. LiseDumasy tient cette position :

1 Jean-Jacques Wunenburger, L’imaginaire,Collection «Que-sais je ?», PUF, 2003 2  Ibid.

  I   n  t  r   o   d   u   c  t i   o   n

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Les imaginaires des représentations scientiques Introduction

Les sciences façonnent non seulement notre quotidien,mais aussi notre imaginaire, mais surtout, et cela e st moinsadmis, l’activité scientique, et ses prolongements techniquestournés vers l’action, reposent le plus souvent sur un véritablesocle imaginaire 3

Nous pouvons trouver certains fondements de cetteassertion dans l’ouvrage Vérité et mensonge au sens extra-moral deFriederich Nietzsche 4, dans lequel l’auteur défend l’idée qu’unescience sans imaginaire n’est qu’une version dévoyée de la pensée. À ses yeux, la science est à l’origine une activité de l’imaginaire,c’est-à-dire qu’au contact des forces spontanées de la vie, la pensée construit d’abord des métaphores, et ne fait que dansun second temps des concepts, qui sont des versions usées etfatiguées de la vérité. Ce point de vue met en doute le rôle annexeet parasite que Bachelard accorde à l’imaginaire en le plaçant aucontraire comme l’origine primordiale du concept scientique.Sous ce regard il paraît donc intéressant de penser sérieusementles images produites par l es sciences en tant qu’expressions etinuences primordiales de l’imaginaire scientique.

Si nous employons le terme d’imaginaire de

l’iconographieplutôt que celui d’imagerie c’est que nous nenous intéressons pas aux images pour juger de leur ecacité,ou de leur réussite didactique ou esthétique, mais nous nousintéressons à ce qu’elles révèlent du système de pensée qui lesa produit. En d’autres mots nous ne nous préoccupons pas desavoir ce que l’image dit, mais de ce qu’elle sous-entend5.

Ce que désigne imaginaire à nos yeux est l’eet d’une imagesur un sujet : ce n’est pas l’image visible, soit un arrangement deformes et de couleurs, c’est l’image qui infuse la mémoire, avecses signes qui font lien, avec tout ce qu’elle provoque comme

3 Lise Dumasy, «Sciences, techniques,

pouvoirs, ctions : discours et représentations,XIXe-XXIe siècles», publié sur le site Cluster 14,<http://erstu.ens-lyon.fr/spip.php?rubrique60>consulté le 28 novembre 2012.4  Qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitudemouvante de métaphores, de métonymies,d’anthropomorphismes, bref, une somme derelations humaines qui ont été poétiquement etrhétoriquement haussées, transposées, ornées,et qui, après un long usage, semblent à un peuplefermes, canoniales et contraignantes : les véritéssont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont,des métaphores qui ont été usées et qui ont perduleur force sensible, des pièces de monnaie qui

ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors

en considération, non plus comme des piècesde monnaie, mais comme métal. — FriedrichNietzsche, Le Livre du philosophe, traduction A. K.Marietti, éditions Aubier-Flammarion, 1969, éditionoriginale 1873, p. 173-183.5 Jean-Jacques Wunenburger fait cett edistinction : Imagerie désigne un ensembled’images illustratives d’une réalité, le contenu del’image étant tout entier déjà préinformé par laréalité concrète ou l’idée. Imaginaire implique uneémancipation par rapport à une déterminationlittérale, l’invention d’un contenu nouveau, décaléqui introduit la dimension symbolique.— Jean-Jacques Wunenburger, 2003, op. cit.

.6 Marie-José Mondzain choisit de tr aduirele terme grec eikon par semblance plutôt que

par icône ( sa traduction courante ), parce que latraduction littérale de eikon, c’est «semblant»,c’est la «chose semblante».7 Marie-José Mondzain , «Image, sujet,pouvoir. Entretien avec Marie-José Mondzain»,Sens-Public, Entretien réalisé par MichaelaFiserova, 8 janvier 2008. <http://sens-public.org/spip.php?article500>. Consulté le 29 novembre2012.8 Marie-José Mondzain, «Qu’est-ce que voirune image ?», Conférence à l’UDTLS, 2004. <http://www.canal-u.tv/video/universite_de_tous_les_savoirs/qu_est_ce_que_voir_une_image.1405.>consulté le 29 novembre 2012.

9 Aussi appelée programme fort, cetteapproche de la sociologie des sciences a étéconçue dans les années 1970 à l’universitéd’Édimbourg par les sociologues David Bloor etBarry Barnes. Elle cherche à expliquer la formationdes connaissances scientiques, leur réussite ouleur rejet, par des facteurs sociaux et culturels.10 Michel Claessens, Science etcommunication : pour le meilleur ou p our le pire?,éditions Quæ, Versailles, 200911 Voir Bruno Latour et Steve Woolgar,La viede laboratoire, La découverte/Poche, Paris, 1996,édition originale 1979

association mentale. C’est une image au sens que lui donneMarie-José Mondzain : distincte d’une visibilité. Deux termesqu’elle distingue ainsi :

Visibilités est le mode sur lequel apparaissent dans le champdu visible des objets qui attendent encore leur qualication par un regard. Image est le mode d’apparition fragile d’unesemblance6 constituante pour des regards subjectifs7.Cette redénition du terme image engendre une certaine

manière de les voir : « voir une image ce n’est donc point voirune réalité, c’est voir un horizon, une ction constituante, unimaginaire éthique et politique8 ». C’est avec cette approche,considérant l’image scientique, comme une puissanceimageante propre à faire évoluer un imaginaire, que nousaborderons l’image scientique.

Nous verrons alors que l’iconographie est porteusede l’imaginaire de l’époque et du chercheur, de valeurs, de jugements et d’opinions. Ce qui nous conduira à penser que lascience n’est pas un isolât autonome, hétérogène du reste desstructures sociales. Nous nous appuierons sur les postulatsémis notamment par l’école d’Édimbourg9 pour qui l’un des

 principes méthodologiques est « le principe de causalité : l’objetde recherche [est] l’élucidation des conditions d’apparitiondes énoncés scientique10 », ce qui signie que pour eux unedécouverte est faite parce que le contexte social, économiqueet politique le permet. Nous prendrons également comme postulat les principes des ethnologues des sciences commeKarin Knorr-Cetina, Bruno Latour et Steve Woolgar11, qui«se proposent d’analyser la science en train de se faire avec leregard de l’ethnologue12 ». Ils refusent de croire ce que disent

L i i i d é t ti i ti I t d ti

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Les imaginaires des représentations scientiques Introduction

12 Michel Claessens, 2009, op. cit., p. 86

13 Ars Industrialis, « Technoscience »,Glossaire, <htt p://www.arsindustrialis.org/technoscience> consulté le 28 novembre 2012

les scientiques, à savoir qu’ils s’intéressent aux faits bruts etqu’aucune médiation n’existe entre les énoncés qu’ils produisentet la « réalité » qu’ils étudient. Nous pouvons alors dire quel’activité scientique prend place dans un système social qui véhicule des orientations et des représentations cognitivesqui forment l’imaginaire des chercheurs. Nous verrons que lesreprésentations sont des constructions qui utilisent une certainegrammaire (certaines méthodes de représentation : infographie,

dessin, gravure, perspective, mise en scène, etc.) et un certain vocabulaire de signes qui sont issus de cet imaginaire. Si lesimages portent en elle les signes d’une époque, d’une cultureou d’une personnalité, il est possible de mettre l’histoire del’iconographie scientique en rapport étroit avec d’une partl’histoire des savoirs et d’autre part l’histoire de l’art.

Dans la première partie nous étudierons au travers desillustrations médicales de Vésales puis des représentations denanostructures d’IBM, une évolution de la pratique des sciences,depuis les sciences qui décrivent ce qui est à la technoscience qui fait advenir ce qui devient 13. Nous verrons deux choses : d’une partcombien la société inuence la recherche et d’autre part combien

les images en gardent les traces et ainsi montrent un certainrapport entre les sciences et la société.

Dans la seconde partie, nous étudierons l’évolution dela pensée et de l a pratique des sciences. Nous chercherons pourquoi l’idée d’une science autonome, que nous avonscritiquée dans la première partie, est toujours si présente. Nous verrons qu’elle a une histoire et des contradicteurs. Nous nousappuierons sur les textes radicaux de Paul Feyerabend, et, touten ayant conscience de sa dimension polémique, nous nousservirons de ses idées comme d’une ligne de pensée inuente pour proposer de nouvelles formes de visibilités pour lessciences. Cet épistémologue qui se disait anarchiste et dadaïste 

s’oppose à la diérenciation entre science et pseudoscience etau culte de la science qui mène au mépris des autres formes deconnaissance. Selon Feyerabend la recherche dégagée du lourdcarcan de la méthode qui « suppose que les gens à qui s’adresseune proposition ne sont pas qualiés pour la juger s’ils n’ont pas

14 Isabelle Stenger, « La mort de Fayerabend.Une pensée en mouvement.», Multitude, no22, 1994

15 Paul Feyerabend, «L’anarchismeméthodologique», t raduction Baudouin Jurdant,

 Alliage, no 28, 1996

d’abord subi la propagande qui permettra de l’imposer commeseule rationnelle14 », permettra une «société libre » où toute personne peut s’impliquer en ayant un avis, en votant ou en participant au cours ou aux applications des recherches.

Dans la troisième partie, nous émettrons des hypothèses pour « introduire subrepticement l’anarchisme dans le cerveau durationaliste »15. Nous nous appuierons sur les idées de Rancièreet de Marie-José Mondzain pour défendre une iconographie

des sciences plus subjective, qui ne présente pas la méthodescientique comme la voie unique du savoir, qui révèle l’aspecthumain et sociologique des sciences, qui révèle les essais, leserreurs et la part de hasard présent dans la recherche, nous proposerons d’ouvrir l’approche des sciences par des images quilaissent libre cours à l ’équivoque, à l’interprétation, au sensible età la critique.

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Image, imaginaireet mise en doute

de l’objectivité scientique

Grégoire Eloy,«Afche d’une image de simulation du ProjetHorizon, accrochée dans un couloir de l’IAP»,

 — in Grégoire Eloy, A Black Matter,éditions Journal / F93, 2012

IImage, imaginaire et mise en doute de l’objectivité scientique

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Image, imaginaire et mise en doute de l objectivité scientique

16 Patrick Pajon, « La c ommunication desnanotechnologies : un bricolage culturel »,  Alliage n°62, 2012

Nous avons choisi d’étudier des images situées dans unentre-deux : entre l’image de laboratoire destinée à un public despécialistes et l’image de vulgarisation destinée au grand public.Ce choix n’est pas anodin, il permet d’écarter les images plusieursfois interprétées par divers média (magazines scientiques, journaux, émission télévisuelle, etc.) qui nous perdraientdans des problématiques trop diverses ainsi que les images delaboratoire qui pourraient nous paraître trop hermétiques.

Nous allons tenter de décrire brièvement à quel endroit sesituent ces images dans l e champ de l’iconographie scientique.Pour nous aider nous utiliserons les distinctions faites par Patrick Pajon : celui-ci classe ces représentations en trois catégories : les images scientiques fournies par les instruments scientiques,les visions « artistiques » et les mises en scène visuelles 16. Poursimplier nous pouvons imaginer un circuit en chaîne qui lie cestypes d’images, depuis l’image de laboratoire vers l’image à largediusion. Entre ces deux extrémités s’intercalent généralement plusieurs étapes de transformation : à chacune d’entre ellesune partie du discours que le visuel transmet est appauvrietandis qu’une autre partie est enrichie. Le plus souvent chacune

des étapes est liée à la précédente dans le circuit suivant : premièrement le chercheur produit des images de travail issuesde ses instruments, ce que Pajon appelle images scientiques, puis il en sélectionne certaines pour les publier dans des revuesà comité de lecture. Puis viennent les visions « artistiques » : lesrevues, de la plus spécialisée à la plus généraliste, emploientles images de laboratoire en les retravaillant, en les adaptant pour les faire correspondre à leurs propos et à leur directionartistique. D’autres fois ces images sont utilisées dans le but dedéfendre un point de vue, dans le cinéma ou la littérature descience-ction par exemple, voire une idéologie, et prennentalors la forme de mise en scène visuelle. À chacune de ces étapes,

une couche sémantique se rajoute, s’additionnant ou masquanten partie la précédente. Cependant ce modèle est simplicateuret a conduit dans les années 70-80 au modèle du décit qui postule que l’on peut alphabétiser les publics à la science,

  I    m   a   g   e , i    m   a   g i   n   a i  r   e   e  t    m i   s   e   e   n   d   o   u  t   e

   d   e l ’   o   b  j   e   c  t i   v i  t   é   s   c i   e   n  t i      q   u   e

I Les imaginaires des représentat ions scientiques

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g p q

17 Ludwik Fleck (1896 – 1961) était unmédecin, biologiste et sociologue polonais. Dansles années 1930, il introduit le concept de « collectifde pensée » (Denkkollectiv) qui aura une inuence

sur la philosophie des sciences et leconstructivisme social. Cette notion qui s’appliqueà l’histoire des idées scientiques est comparableau paradigme de Thomas Kuhn ou à l’épistémè deMichel Foucault.

qu’on peut, par un processus de simplication, lui donner desconnaissances scientiques et calmer ainsi sa peur des nouvellesapplications de la recherche. Ce modèle fut très critiqué et il aaujourd’hui été abandonné. Ludwik Fleck 17 utilise une autremanière de penser : il parle de cercles ésotériques pour qualierles milieux qui produisent et comprennent le savoir scientiqueet de cercles exotériques pour qualier les milieux qui, enobservateurs extérieurs, ne partagent pas le même langage et

ne peuvent avoir la même compréhension du savoir. Mais pourFleck les transmissions de connaissances d’un milieu à l’autrene sont pas des simplications appauvrissantes : certes une part du discours scientique est soustrait, mais il est remplacédans sa traduction par une richesse sémantique encore plusgrande. Les images issues des sciences circulent d’un cercle àl’autre, d’image scientique deviennent mise en scène visuelle, et prennent alors place dans un cercle exotérique des plus éloignésdu cercle ésotérique. Ces images sont intéressantes, car richesde signications, mais possèdent un « imaginaire scientique »tellement vaste et marqué par leur circulation dans la société,que, ce que nous cherchons à faire — comprendre au travers

des images la manière dont les chercheurs conçoivent leurimage— serait impossible, car les indices seraient noyés dansces ajouts successifs de signes. C’est an de ne pas être envahi par ces multiples enrichissements que nous avons choisi detravailler sur des images produites dans un milieu proche dulaboratoire, en émettant l’hypothèse que les discours annexes y soient moins présents. Pour cela nous avons choisi deux imagesde source primaire, c’est-à-dire qu’elles sont commanditées par les laboratoires ou les chercheurs et sont réalisées par desemployés et des machines à leurs services. Elles ne sont pasdes réinterprétations d’une image préexistante. La plupartdes images de ce type restent cantonnées aux publications

spécialisées, cependant certaines, comme celles que nous avonschoisies ont un retentissement, voulu ou non, dans un cercle pluslarge que celui des spécialistes.

IImage, imaginaire et mise en doute de l’objectivité scientique D  e 

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 g.1 

 J   anv  an C  al   c ar  (  ?   )   ,

« P r i  m am u s  c ul   or  um t   a b  ul   a»  ,

 gr  av  ur  e s  ur  b  oi   s  , 3 4  0 x 2 1  0 mm

—i  nAn d r  é V  e s  al   e ,

eh 

 um

 a ni  

 c  o r  p

 o r i   s  f   a  b r i   c 

 a l  i   b r i  

 s  e  p t   e m , ,

 l  i  v r  eI   , é  d i   t   é  p ar  J   o anni   s  O p or i  ni   ,

B  â l   e ,1  5 4  3  , p.1 7  0 

18 Claudine Cohen, « Rhétoriques dudiscours scientique » , La rhétorique : enjeux deses résurgences, sous la direction de Jean Gayon,Jean-Claude Gens et Jacques Poirier, éditionsOusia, 1998, p. 141

Au milieu du XVIesiècle, André Vésalepublie un ouvrage emblématique de sontemps : par les techniques qu’il emploie,aussi bien que dans ses préoccupations.

 Vésale publie à Bâle en 1543 De humani corporis fabrica :cet événement marque une révolution dans le domaine de l areprésentation médicale du corps. Jusqu’alors, les médecins et

les étudiants se référaient aux écrits inexacts et souvent faux publiés par Galien au IIesiècle. Dans ces ouvrages anciens,certaines descriptions étaient réalisées sur l’observationd’un animal, comme le cochon, puis étaient extrapolées pourcorrespondre à l’humain, ce qui conduisait à des interprétations parfois douteuses. L’ouvrage de Vésale marque un renouveaude l’anatomie où l’observation du corps humain est ànouveau primordiale. Protant des possibilités oertes parle développement technique de l’imprimerie, notamment enterme de reproduction des images, et du regain d’intérêt pourl’anatomie que le climat ambiant de l’époque suscite, De humani corporis fabrica marque le début d’une diusion élargie des

connaissances scientiques.

Dans les visuels qui illustrent De humani 

corporis fabrica, le corps humain estprésenté au tra vers de codes propres àla philosophie du XVIesiècle.

Selon Claudine Cohen,les sciences font partie intégrante de la culture de leurtemps. Tout au long de leur histoire, les gures discursiveset rhétoriques à l’œuvre dans les énoncés de science, lestechniques et les modes de l’iconographie scientique qui

accompagnent et illustrent les textes écrits, les modalitésmatérielles de l’édition et de la présentation des écritsscientiques, appartiennent à l’espace global du savoir etmobilisent les ressources de la culture d’un temps. 18

I Les imaginaires des représentat ions scientiques

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19 Frédérique Calcagno-Tristant, L’image dansla science, L’Harmattan, 2010, p. 97

Ce qui mène à penser que l’on peut lire dans cette imagetout aussi bien la description anatomique du corps humain quela pensée de Vésale en tant qu’habitant de son temps. Selon cetteidée nous allons rechercher les signes qui dans notre imagemontrent les indices du contexte socioculturel qui a entouré laréalisation du De Fabrica.

Dans cet ouvrage richement illustré, nous choisissonsd’étudier ici l’un des dix-sept écorchés en pied. En observant

cette illustration (voir g.1) il nous est en fait dicile de laqualier de simple écorché tellement la gure, malgré lesopérations de dissection qu’elle subit, semble vivante. Il semble plus approprier d’utiliser le terme homme. Vésale humaniseainsi la représentation impersonnelle du corps en anatomie.Ce corps a alors tout à dire, il montre bien plus que la simpledisposition de ses muscles et de ses tendons, il devient uninstrument de communication entre l’auteur et nous, lecteurs.C’est au travers de lui que l’on peut comprendre la philosophiequi anime Vésale. Il faut rappeler qu’au XVIsiècle l’ensemblede l’Europe redécouvre les écrits byzantins et les goûtsartistiques de l’Antiquité rejaillissent, notamment en matière

de représentation du corps humain. La position du corps,maniérée, sa musculature tempérée et les cheveux bouclés quel’on peut voir dans l’illustration no XX( voir g.2 ) rappellent lecanon apollinien(voirg.3 ), dieu grec des purications et de laguérison. La position théâtrale du modèle — le visage en arrièreet les yeux levés vers le ciel, la main gauche pointée vers le solet la droite ouverte vers nous — est profondément symbolique :il semble touché par la grâce divine, s’incluant dans unehiérarchie où il serait entre Dieu et la Terre, soumis au premieret inclus dans la seconde. Symboliquement, Vésale s’inscritainsi doublement dans l’héritage antique, par la perfectionapollinienne et par la gestuelle théâtrale de son modèle.

Le corps, sur un promontoire surplombant la vallée,occupe entièrement l’espace : il apparaît comme un géantau milieu d’un décor miniature. Cet anthropocentrisme estencore accentué par un système binaire grand–petit, haut–bas, vertical–horizontal : le corps y est grand, haut et vertical tandis

IImage, imaginaire et mise en doute de l’objectivité scientique«  g

 D  e h 

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29

 g.2

 J   anv  an C  al   c ar  (  ?   )   ,

D e ci  m am u s  c ul   or  um t   a b  ul   a»  ,

gr  av  ur  e s  ur  b  oi   s  , 3 4  0 x 2 1  0 mm

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B  â l   e ,1  5 4  3  ,l  i  v r  eI  I   , p.1  6  5 

20 André Vesale, De humani corporis fabricalibri septem, Joannis Oporini, Bâle, 1543

21 Georges Canguilhem, « L’homme deVésale dans le monde de Copernic : 1543 », Étudesd’histoire et de philosophie des sciences, Paris,Librairie Philosophique J. Vrin, édition originale1968, p. 146

que le paysage est petit, bas et horizontal19. Le corps est mis enspectacle, mais la nature est tout de même présente, parseméede plusieurs monuments architecturaux, réduite à un décord’arrière-scène, comme pour montrer, selon cette idée de laRenaissance, que l’Homme gouverne la nature. L’Humanisme estexalté par les procédés visuels : l’hyperbole, la composition et la perspective utilisées de manière idéologique.

Nous pouvons voir dans cette image les canons de

l’Antiquité qui rejaillissent à l a Renaissance sous l’impulsion denouvelles traductions des littératures grecque et romaine. Cesréférences à la philosophie ayant court au XVIesiècle montrentun ancrage profond de l’imaginaire visuel du scientique et dudessinateur dans un style de pensée propre à son époque.

Le corps y est montré comme une preuvede la place centrale de l’anatomie dansla médecine.

Observons plus en détail cette représentation du systèmemusculaire humain. Elle est généreusement placée en pleine

 page, l’écorché d’un homme y est présenté debout face au lecteur.Il est au sommet d’une colline et dans son dos, en contrebas,se déploie une plaine parsemée de quelques bâtiments de styleantique. Dans cette image, probablement dessinée par Jan vanKalkar, élève de Titien, le trait est n et précis, les volumes ducorps sont habilement traités par des contrastes d’ombres et delumières marquées qui donnent un sentiment de réalisme que Vésale semble rechercher. En eet, il précise qu’il a « inséré desreprésentations si dèles des divers organes qu’elles semblent placer un corps disséqué devant les yeux de ceux qui étudientles œuvres de la Nature20 ». Cette sensation de réalisme donne àl’image la valeur de preuve dont Vésale se sert pour nous montrerque l’anatomie est la matrice de la recherche médicale. En eet pour Vésale « le corps humain est le seul document véridique surla fabrique du corps humain21 ». Ce dernier arme le primat du visuel, il veut ouvrir le corps pour contempler ce qui est caché

I Les imaginaires des représentat ions scientiques

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30

22 La théorie des humeurs fut l’une desbases de la médecine antique. Selon cette théorie,le corps était constitué des quatre élémentsfondamentaux, air, feu, eau et terre. Ces éléments,mutuellement antagoniques devaient coexister enéquilibre pour que la personne soit en bonne santé.

23 Nous verrons plus loin que la Fabricas’adresse clairement à l’élite intellectuelle de sontemps.24 Frédérique Calcagno-Tristant, 2012, op.cit., p. 88

à l’intérieur. Ce geste qui n’était ni évident ni capital au regardde l’ancienne médecine humorale22 doit devenir selon Vésale leseul et unique point de départ de la médecine. L’auteur défend sa position d’anatomiste en armant visuellement que l’étude ducorps tel qu’il est, est d’une nécessité absolue pour la médecine.

Encore faut il à Vésale pouvoir armer que l es illustrationsqu’il présente valent l’étude du corps tel qu’il est, valent ladissection. En plus de la précision et du réalisme du tracé,

 Vésale semble compter sur une mise en scène qui met l’écorchédans le monde de tous les jours pour nous convaincre que sesillustrations ne sont pas en deçà de la réalité. Il place pour celale corps dans un décor. Debout devant nous, projetant sonombre au sol, le corps est bien présent là, face à nous. Le paysagede facture réaliste s’inspire d’une région existante : il s’agit desenvirons de Padoue. Le spectateur peut donc se projeter danscet environnement qu’il a des chances de connaître, car cetterégion italienne était le cœur de la vie intellectuelle22 de l’Europede la Renaissance. Ainsi Vésale se tient proche de son lectorat,il le prend en compte en faisant réaliser des illustrations qui luicorrespondent.

Pour faire de l’image non plus unesimple illustration, mais un fait capablede devenir preuve, il lui f aut une forcequi provienne de quelque chose de plusgrand qu’elle : l’égide de la Vénitie.

On dit de Vésale qu’enfant il aimait à démanteler lescorps humains. Fasciné par les dépouilles qui restent desexécutions capitales, la légende raconte qu’il ne se contentait pas de contempler les squelettes, mais qu’il furetait dansle charnier à la recherche des plus beaux ossements. Autresouvenir, il capturait et tuait des souris, des rats, des taupes...dont il détachait les muscles et dont il nettoyait les os pourles ranger dans un tiroir.23

IImage, imaginaire et mise en doute de l’objectivité scientiqueA 

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33

24 Vésale écrit dans la préface de sonouvrage : Il est facile de faire une peinture quiressemble à celle des Anciens ; ce qui est difcile,c’est de peindre de manière telle que ce soient les

 peintures des Anciens qui ressemblent à la nôtre.Sa volonté est de se comparer aux anciens sans les

rejetter, de se placer dans leur continuité t out envoulant les dépasser.25 Frédérique Calcagno-Tristant, L’imagedans la science, op. cit., p. 8926 Ibid., p. 93

L’attirance précoce de Vésale pour l’anatomie acertainement joué un rôle important dans l’attention particulièrequ’il mettait à la réalisation de son œuvre. Mais au-delà decette passion légendaire pour l ’anatomie, dans quelle optique Vésale réalise-t-il ce colossal ouvrage ? Comme nous l’avons vu précédemment Vésale ne se place pas en révolutionnaire,mais au contraire dans la continuité de l’Antiquité en occupantune position de réformateur-conservateur24, nostalgique d’un

«ancien éclat de la médecine antique», qu’il cherche à raviver.Il se sent investi d’une mission supérieure et tient un discoursrassembleur en phase avec la pensée de l’élite dont il se montre proche. En plaçant le corps devant un décor et en choisissantles environs de Padoue : haut lieu des arts et des sciences au XVIesiècle, Vésale se place sous l’égide de cette ville reconnuecomme le foyer intellectuel de l’Europe. Le lien qu’il tisse avec son public hérite ainsi de cette autorité. Il redouble cette inscriptiondans le foyer intellectuel italien en employant pour la réalisationde ses illustrations un artiste italien fameux : Jan Van Kalkar,élève de Titien. Celui-ci, parmi les meilleurs artistes de sonépoque, donne aux images du De Farbica une force de conviction

frappante. Celles-ci captivent à la manière d’un spectacle : ellesconstruisent un univers dans lequel elles nous plongent. Ellesont été copiées, imitées, détournées, maintes fois reproduitesau l des siècles jusque dans l es ouvrages actuels, et aujourd’huil’écorché de Vésale est devenue une gure emblématique del’anatomie tout entière. On peut d’ailleurs se demander d’où vientcette force que les images dégagent, et surtout pour quel eet.Selon Frédérique Calcagno-Tristant « Vésale traite de l a véritéscientique sur le mode de la persuasion et selon des procédés derhétorique visuelle propres à asseoir sa vision de l’ homme et dumonde25 ». Eectivement nous avons pu voir que les images decet ouvrage faisaient usage courant d’artices d’embellissement,de mises en scène, de références aux valeurs antiques, tellementqu’un simple amour de la Beauté et de la Vérité semble ne pasêtre susant pour l’expliquer. Cette rhétorique visuelle permet

 g. 3

p o l  l   o n

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 p o l  l   o n

 d  e  C  a  s  s  e l   ,

I  I   e s i   è  cl   e a p. J  .- C . ,

d’   a pr  è  s  un or i   gi  n al   a t   t  r i   b  u é 

di   a s  (  ?   )   cr  é  é v  er  s 4  9  0 -4  3  0  av . J  .- C . ,

m ar  b r  e ,H.1  9  9  cm ,

C a s  s  el   , S  t   a a t  l  i   ch  eM u s  e um.

II Les imaginaires des représentations scientiques Image, imaginaire et mise en doute de l’objectivité scientique

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3534

31 Christine Heilmann, 1999, op. cit., p. 45

32 André Vesale, De humani corporis fabricalibri septem, préface, cité par Christine Heilmann,1999, op. cit., p.38

un public non professionnel par des arguments sensibles plutôtque scientiques. Cependant, l’ouvrage de Vésale est encore loind’être un ouvrage de vulgarisation. Car si Vésale se préoccupeeectivement de la divulgation de sa production ce n’est pasdans le but de faire un guide pratique à l’usage de tous, mais aucontraire d’en faire un ouvrage de référence incontestable31.En eet, il parle du vulgaire, c’est à dire du grand nombre en cestermes : « c’est avant tout cette détestable opinion du nombre

qui nous empêche de remplir complètement notre tâche demédecin32 ». Son but est donc moins d’instruire cette « masseignorante » que d’imposer des états de fait indiscutables. Iladresse d’abord ce livre à cette « foule d’hommes savants etlettrés » qui se presse à son cours. Les visuels de cet ouvrage etl’imaginaire qu’ils transportent répondent donc à l’attente d’unecertaine catégorie sociale plus qu’à une nécessité scientiquede vulgarisation et œuvrent plutôt à imposer un état de fait qu’àmettre un savoir en commun.

Pour nir, il faut également ne pas oublier qu’un livreest un produit manufacturé par un éditeur, Oporinus dansle cas présent, soucieux d’asseoir contre ses concurrents

(éditeurs vénitiens principalement) la supériorité de son atelier.L’ouvrage scientique est donc soumis à des intérêts personnelsmultiples, bien éloignés des préoccupations intellectuelles ethumanistes dont Vésale fait part dans ses t extes. Il serait doncfaux de croire que De Fabrica diuse une connaissance au statut particulier, pure présentation du corps dénuée de considérationsextrascientiques.

27 Christine Heilmann, « La Fabrica de Vésaleou la mise en scène de la raison médicale.»,op.cit., p. 3828 Johannes Oporinus (Bâle, 1501 – Bâle,1568) était un imprimeur, latiniste et humanistesuisse. On lui doit l’édition de nombreux travauximportants d’humanistes, de théologiens réforméset de scientiques de son temps ainsi que celle

de textes anciens. Il est not amment l’imprimeurde la première version latine du Coran (1542) et dela première anatomie scientique d’André Vésale(1543).30 André Vesale, Préface du De humanicorporis fabrica libri septem, cité par ChristineHeilmann, 1999, op. cit., p.38

à Vésale d’imposer son autorité et de montrer le prestige de sonsavoir et de ses réexions. Il s’agit d’amener ses confrères à seranger à son avis au moyen de l’illustration26. Il faut savoir que Vésale vise à l’époque le titre convoité de premier médecin del’empereur Charles Quint. Il est donc n écessaire pour lui d’êtreun anatomiste des plus reconnus. Sa préface intitulée Au DivinCharles Quint est « une défense et illustration du savoir et du pouvoir médical27» et montre tout l’intérêt qu’il porte à faire

 valoir sa discipline et lui-même au regard du roi.

En se plaçant dans le rayonnement deVenise, Vésale choisit son public parmil’élite intellectuelle de son temps.

Si De Fabrica acquiert une telle notoriété, c’est aussi grâceà ce que l’on appellerait aujourd’hui une stratégie commerciale.En eet Johannes Oporinus28, son éditeur, décide que deuxsemaines après l’édition du De Frabrica, une version abrégéede l’ouvrage, L’Épitome, dédié au prince Philippe, ls de CharlesQuint, sera imprimé. Il contient seulement le frontispice et neuf 

 planches du De Fabrica, spécialement agrandies29

. Selon lestermes de Vésale, ce « raccourci [s’adresse aux] apprentis pressésde parvenir à une connaissance poussée de la distribution des vaisseaux et des viscères30 ». Moins coûteux et plus maniable,d’abord édité en latin comme le De Fabrica, puis traduit enlangue vulgaire (en allemand en l’occurrence), il permit à Vésalede toucher un nouveau public : celui des chirurgiens barbiers(ignorant la langue savante, le latin), comme celui d’amateurséclairés, désireux de s’instruire ou bien sensibles aux qualitésesthétiques des gravures. Cet aspect commercial n’est donc pasnégligeable dans le succès de l’ouvrage et fut pris en comptedans la conception des images. La nécessité de vendre expliqueégalement l’attention portée aux images et leur nombre élevé.Elles se devaient d’être séduisantes et explicites an de toucher

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36

Pour clore cette étude d’un écorché de Vésale nous pouvons dire que ce visuel montre des signes de nombreuxliens entre le chercheur, la culture, les croyances, l’économieet la société en général. Premièrement nous avons vu combienles idées de la Renaissance : humanisme et inspiration antique,étaient visibles dans la composition, dans les motivations et dansles canons esthétiques utilisés par Vésale. Nous avons vu que parle décor et la technique qu’il choisit, l’auteur se place sous l’égide

du centre intellectuel de l’époque, Venise, dans le but d’hériter deson autorité. Puis nous nous sommes intéressés à la manière dontles contraintes de l’édition ont décidé d’une certaine stratégiede communication participante au choix de l’iconographie pourses qualités de séduction et ont mené à la diusion d’un ouvrageabrégé. Pour nir, au travers de la rhétorique des images et del’adresse au roi, au regard des intérêts personnels de Vésale, nousavons pu distinguer l’inuence de la personnalité du chercheursur la réalisation de l’ouvrage.

Il parait maintenant nécessaire de mener le même typede raisonnement au sujet d’images contemporaines an de voircomment ces problématiques ont évolué.

IImage, imaginaire et mise en doute de l’objectivité scientiqueD on al   d M

P  o  s 

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33 Richard Phillips Feynman (1918 – 1988) estl’un des physiciens les plus inuents de la secondemoitié du XXe siècle. Il reformula la physiquequantique grâce notamment à son intégraledu chemin et aux diagrammes qui portent sonnom. Son discours donné le 29 décembre 1959 àla Société américaine de physique (Caltech) estconsidéré comme visionnaire dans le domaine desnanotechnologies.

34 Richard Feynman, « There’s Plenty ofRoom at the Bottom » (Il y a plein de place aufond), discours au Caltech, 29 décembre 1959.35 En 1981 le STM permet l’observation desatomes, mais leurs manipulations ne sont renduespossibles qu’en 1989 lors de l’expérience deslaboratoires d’IBM dont nous étudions le visuel.

À la n du XXe siècle la conception duSTM par une entreprise privée rendplausible le rêve des visionnaires :manipuler la matière atome par atome.

En 1981, en voulant améliorer la détection des défauts présents sur les très petites surfaces de silicium des processeurs,deux employés d’IBM mettent au point le microscope à eet 

tunnel (que l’on nommera ici par l’abréviation STM, pour Scanning Tunneling Microscope). Le « monde » des atomes devientobservable et, rapidement, manipulable.

Plus de vingt ans auparavant, en 1959, Richard Feynman33,dans son discours ere’s Plenty of Room at the Bottom34,imaginait que la technoscience serait rapidement capable defabriquer des microscopes cent fois plus grossissants que ceux del’époque, d’assembler des composants nanométriques à la basede nouveaux ordinateurs et de faire naître des machines imitantle fonctionnement des molécules vivantes. Par ce discours,avant même la possibilité technique de voir les atomes, lesapplications des nanostructures sont déjà imaginées et l’utilité

de ce qui sera le microscope à eet tunnel (STM) est semble-il déjàtrouvée. Quand le STM est mit au point, il est donc préalablementchargé d’une histoire et son futur fait immédiatement rêver l eschercheurs. Rapidement, les dérives de cette technologie sontégalement anticipées. Dès 1986, soit cinq années après l’inventiondu premier STM35, Kim Eric Drexler, dans l’ouvrage Engines of Creation, décrit un scénario de n du monde hypothétique oùune molécule toxique autoreproductrice et hors de contrôleforme ce qu’il appelle la gelée grise et réduit la vie à néant. Lesnanotechnologies, avec ces deux « visionnaires » qui ont anticipéleurs applications et leurs dérives, sont entourées dès leursnaissances d’un imaginaire particulièrement présent.

 g.4

M.E i   gl   er  e t  E r h  ar  d K. S  ch w ei  z  er  ,

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II Les imaginaires des représentations scientiques Image, imaginaire et mise en doute de l’objectivité scientique

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4140

40 Marina Maestrutt i, « Rendre visiblel’invisible », Alliage, no70, Juillet 2012, § 24, <http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4058>,consulté le 12 janvier 2013.

41 Marie-José Mondzain qualied’iconocratique nos sociétés occidentaleschrétiennes, car l’image y exerce ses pouvoirs surles corps et les esprits.— Mar ie-José Mondzain,Image, icône, économie. Les sources byzantines del’imaginaire contemporain, Paris, Seuil, 2008

acte, l’écriture. Car le STM a cette particularité, celle de pouvoirdéplacer les atomes en même t emps qu’il les perçoit. Alors quel’écorché de Vésale montre un état de fait naturel (la dispositionde nos muscles) l’image que nous étudions maintenant montre lerésultat d’une modication technique de la matière. Cependantnous ne voulons pas faire croire que les recherches du XVIe étaient toutes tournées vers la connaissance de l’ humain etque celles du XX e et du XXIesiècle sont toutes tournées vers le

développement technique, mais en choisissant des images quimarquent l’histoire des sciences nous y retrouvons les idées en vogue dans leurs périodes respectives. C’est ainsi que cette image produite par un STM se fait archétype de son temps en montrant« comment la capacité de voir aboutit immédiatement à cellede faire40 ». L’instrument permet de manipuler et d’étudierles atomes dans un même geste, faisant ainsi des images qu’il produit, à la fois les témoins de la présence de la matière et lerésultat de sa manipulation. Tout l’imaginaire de la sciencecomme force productive est donc contenu dans cette image.

Cette échelle rend le concept de

lumière visible caduque, représenterles nanostructures revient donc àinventer l’image d’un monde invisible etnécessite de fait une traduction, qui nepeut être neutre.

Mais malgré cette apparente simplicité qui donnel’impression que l’image sortie des laboratoires d’IBM seraitune représentation visuelle directe des atomes déplacés (uneempreinte), un problème se pose face à la fabrication desimages du « nanomonde », c’est celui de la visibilité . Car, dansnos sociétés où l’image est prédominante dans les moyensde communication41, les défenseurs des nanotechnologiesn’échappent pas à la nécessité d’utiliser en première instance lemode visuel comme langage. Alors que Vésale pouvait reproduirece qu’il voyait, les nanotechnologies ne sont pas par nature 

36 Roland Barthes, Mythologie, éditions duSeuil, 195737,  Mais un arbre dit par Minou Drouet, cen’est déjà plus tout à fait un arbre, c’est un arbredécoré, adapté à une certaine consommation,investi de complaisances littéraires, de révoltes,d’images, bref d’un usage social qui s’ajoute à la

 pure matière. — Roland Barthes, 1957, op. cit., p.182

38 Notamment Peter Sloterdijk, Lamobilisation innie : vers une critique de lacinétique politique, éditions Christian Bourgois,2000, édition originale allemande : 1989.39 Bernadette Bensaude-Vicent, Les vertigesde la technoscience, éditions La Découverte, Paris,2009, p. 55

Les nanotechnologies sont donc dès l’origine et mêmeavant à la fois une technologie physique, avec des applications pratiques et un ensemble de croyances et d’hypothèses. À ce titre,à la manière des Mythologies de Roland Barthes36, nous pouvonsaborder les nanotechnologies par la face du mythe, c’est-à-direavec l’idée qu’elle est une matière décorée d’un usage social 37.Nous chercherons les traces de cette mythologie, ses formes etses eets, dans une image de nanostructure. Nous prendrons

comme exemple l’illustration créée en 1989 par DonaldM.Eigleret ErhardK.Schweizer au sein des laboratoires d’IBM (voirg.4).Celle-ci est la première représentation à être publiée d’unemanipulation réalisée et observée par un microscope à eettunnel. Elle montre les initiales IBM composées de 35 atomes de xénon déposés un à un sur une surface de nickel.

Les nanotechnologies sont l’archétyped’une science dont la nalit é estla productivité technique, ce quicorrespond à l’idée postmoderne de latechnique comme moteur de la science.

Le développement des nanotechnologies prend placedans notre époque, que certains38 nomment postmodernité etdistinguent de la modernité par la valorisation culturelle de latechnique. En eet pour Bernadette Bensaude-Vincent tandis quela modernité « s’évertuait à dissimuler le rôle des techniques dansla construction du savoir, à les subordonner aux sciences dans lamarche du progrès, la postmodernité proclame que la science n’ade valeur que dans la mesure où elle contribue à la productivitétechnique39 ». La société actuelle serait donc profondémentutilitariste et placerait la technique au-dessus de la science dansun rapport de n et de moyen : la technique serait une n et lascience seulement un moyen. C ’est eectivement ce que l’on peut voir dans l’image de l’expérience que nous étudions : elle est nonseulement une observation, c’est-à-dire une lecture, mais aussi un

II Les imaginaires des représentations scientiques Image, imaginaire et mise en doute de l’objectivité scientique

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4342

44 Patrick Pajon, « La c ommunication desnanotechnologies : un bricolage culturel »,  Alliage,no 62, avril 2008

45 Sur le plan scientique, lesnanotechnologies ne peuvent être comparéesaux OGM, mais, du point d e vue des opinions,les deux s’inscrivent dans des perspectives detransformation, voire de recréation, de la nature, quisont sujets de beaucoup d’inquiétudes. — Ibid.

interface peuvent apparaître les points de vue et les intérêts descommanditaires, des auteurs et des diuseurs de ces images.C’est parce qu’il y a ce ltre que nous pouvons étudier ce qui suit :la présence d’un contexte extérieur à la recherche rendu visibleau sein des visuels scientiques. C’est aussi parce qu’il y a celtre qui rend impossible de croire en une pure objectivité desimages qu’il y a nécessité pour Eigler et Schweizer de trouver desmoyens visuels pour défendre leur image face aux doutes sur sa

 véracité. Tout comme Vésale s’est placé sous l’égide de la Vénitieet de l’Antiquité pour acquérir l’autorité scientique suscitée parcette région à l’avant-garde intellectuelle, et par cette époquefantasmée, les chercheurs d’IBM ont dû trouver les formes visuelles qui ont donné à la première image d’une structurenanométrique l’apparence d’une preuve.

L’infographie, technologie naissante,appuie de son aura de progrès le sérieuxde la recherche...

Faire une image qui impose son autorité, qui s’impose en

tant que preuve, était particulièrement important étant donnéle contexte à priori défavorable. Dans le milieu scientique,il a fallu convaincre les pairs qui doutaient de l a valeur et dela signication des images présentées : pour eux les reliefsreprésentés ne montraient pas forcément des atomes déplacés.Quand les pairs furent ralliés, restait à convaincre le public non plus seulement de la véracité, mais de la valeur et de l’innocuitédes nanotechnologies. Dans un article de l a revue Alliage44,Patrick Pajon rappel qu’en dehors des laboratoires le publicn’est pas particulièrement enclin à ces technologies à causenotamment du déclin du prestige de la notion de progrès et desdébats précédents sur les OGM qui ont vu un rejet massif desopinions45. Il est donc n écessaire, an de mener à bien leurs projets, que les pouvoirs publics et privés mettent en place unestratégie de communication basée sur la proposition de projetsde société et sur la négociation de l’acceptabilité. Naturellement

42 Les physiciens Stroscio et Celotta ontutilisé dans leurs recherches le son produit parla pointe du STM. <htt p://www.sciencemag.org/content/306/5694/242.full> Consulté le 6décembre 2012. • Victoria Vesna (media artiste) etJim Gimzewski (physico-chimiste) ont collaborédans la réalisation de compositions sonore à based’enregistrements provenant d’un STM. <http://www.darksideofcell.info/composition.html>Consulté le 6 décembre 2012.

43 Ces données proviennent du niveaud’intensité électrique variant suivant la distanceentre la pointe du STM et le centre de l’atomeobservé.

 visibles. En eet le nanomonde n’a pas d’image : à cette échelle le photon ne peut nous donner d’informations sur le visible. Alorsque les images du De Fabrica ont pour objet un corps visible, cequi est vu des propres yeux de Vésale existe incontestablementd’une manière ou d’une autre, comparativement, les imagesnanométriques, par l’invisibilité de l’objet, posent égalementla question de ce qui est représenté, car seule l’image atteste del’existence de l’objet étudié. Les images du nanomonde posent la

question de la véracité d’une mise en forme visuelle d’un objet parnature non visible. Car les images produites par le STM ne sonten aucun cas des photographies, ni même une trace de la lumière visible. Nous pouvons y voir une sorte de topographie. C’est eneet le relief qui est mesuré quand le STM balaie à très courtedistance la surface du matériau étudié. Cela dit, nous pouvonsseulement les en rapprocher et non pas les assimiler à destopographies. Car à la vérité la surface n’est pas palpable, il n’y a pas même de surface, la pointe du STM mesure sa distance avecles noyaux d’atomes, mais entre ces noyaux il n’y a qu’un nuagedispersé d’électrons, rien qui y fasse surface, contrairement àce que nous indique l’image. Certes, de ces valeurs de distance

il est possible de construire une traduction visible, cependant,c’est une simple possibilité et nous pourrions, par exemple, toutaussi bien en faire une traduction sonore42. Traduire le signald’un STM en image relève donc d’un choix et non d’une nécessité.Cela signie qu’il n’y a pas d’équivalence formelle entre ce quiest et ce que l’on voit. Les images sont des interprétations desdonnées que les instruments capturent43. Alors que la vue ducorps par les yeux de Vésale se faisait sans intermédiaire, il y anécessairement, entre les données fournies par le STM et l’imagerésultante, un ltre, c’est-à-dire un appareillage, qui est fait dechoix de conception et de codes de représentation ayant leurssignications propres. Ce ltre, ce nouvel endroit à l a jonctiondes deux mondes, le nano et le nôtre, est le point où les indicesdu premier se transmettent au second, et au niveau de cette

I Les imaginaires des représentat ions scientiques

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44

46 Le premier lm à utiliser des imagesde synthèse 3D, Futureworld , est sorti en 1976.Cependant il faudra attendre 1982 pour que lecinéma en fasse une ut ilisation ambitieuse dansle fameux Tron de Steven Lisberger produit parWalt Disney Pictures. Lorsque les images des

nanotechnologies sont diffusées à partir de 1989,soit 7 ans après Tron, l’image de synthèse 3D estencore rare dans la production visuelle grandpublic. Au milieu des années 1990 la s ynthèse 3Dse démocratise au travers de son utilisation dansles jeux vidéo.

les chercheurs se joignent à leurs eorts et les images qu’ils produisent laissent voir cette volonté de proposer de grands projets pour la société tout en rassurant sur le sérieux de larecherche.

L’image que nous étudions présente une surfacerectangulaire relativement plane où des reliefs forment leslettres IBM. Ce plan est vu depuis un point surélevé d’environ45° ce qui fait ressembler l’image à la prise de vue d’un petit

objet. La surface sur laquelle sont inscrites les lettres ressembleà une ne plaque de métal et a l’air faite d’un matériau solideet palpable, du même type que ceux que l’on rencontre auquotidien. Nous savons pourtant qu’à cette échelle il n’existerien de plan, rien de palpable, mais que la matière y est unnuage indistinct d’électrons invisibles mouvants autour d’unnoyau formé de neutrons et de protons, formant quelque chosed’extrêmement éloigné de cette image précise évoquant une plaque de métal gravée. L’analogie avec notre monde connu estdonc arbitraire et l’illustration aurait pu prendre des formesdiérentes rendant caduque la comparaison avec nos matériauxquotidiens. L’illustration n’évoquerait alors ni un objet, ni rien

de connu. Mais si ce choix avait été fait, le projet de rassurer autravers des images, de faire connaître le nouveau nanomonde  par des preuves visuelles montrant sa ressemblance au mondeconnu aurait été mis à mal, comme on peut le voir dans une autreillustration moins travaillée de la même expérience (voir g.5).La manière de traduire les données du STM en image relève doncd’une volonté orientée dans un certain but et certainement pasd’une traduction automatique faite par une machine objective.Certes c’est une machine qui opère la transformation, mais cettedernière est guidée par un programme écrit de main d’ homme.

De même le choix d ’utiliser l’image de synthèse,technologie encore nouvelle46, porte en soit un signe. Alors que Vésale emploie un élève de Titien, provenant du milieu artistique

le plus proche de l’élite de son temps, les laboratoires d’IBM usentdu même recours à l’avant-garde : en utilisant les toutes dernièrestechnologies en matière d’imagerie par ordinateur ils se placent

IImage, imaginaire et mise en doute de l’objectivité scientiqueD on al   d M.E i  

W o r l   d 

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 a l  l   e 

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47 Vannevar Bush, Science, the EndlessFrontier ; a report to the President on a programfor postwar scientic research, National ScienceFoundation, Washington, 1960

au eurons du progrès technique. La dextérité avec laquellel’artiste réalise les gravures du De Fabrica et la sophisticationlogicomathématique avec laquelle l’informaticien réalise le programme de visualisation des données du STM servent lemême dessein : montrer au monde que les recherches illustrées par ces images sont parmi les plus avancés de leur temps, les plus sérieuses, les plus progressistes, celles qui vont être les plus intéressantes à tous les niveaux, y compris économiques (si

le chercheur a pu s’orir les services des meilleurs artistes ouinformaticiens c’est que sa recherche doit être rentable).

... tandis que les signes convoquéscomparent l’avènement desnanotechnologies aux grands momentsde l’Histoire.

Tout comme Vésale se place dans la continuité del’Antiquité pour donner du poids à ses propos, les chercheursd’IBM produisent une image qui fait référence, de manière certesmoins explicite, aux grands moments de l’Histoire.

Nous nous posons la question de ce que signiel’inscription d’une signature (au sens large : un nom, un logo,un drapeau) sur un territoire encore vierge d’humains : unedimension restée jusque-là inaccessible. Nous y trouvons le mêmegeste symbolique que celui de l ’alpiniste plantant un drapeausur un sommet réputé infranchissable ou celui de l’astronautequand il le plante sur le sol d’une lune. Car les chercheurs d’IBM,lorsqu’ils mettent au point le STM, marquent également unterritoire nouveau d’un signe distinctif an de dire au monde«Nous sommes les premiers». L’expérience prend alors la formed’un exploit : la conquête d’un nouveau territoire : le Nanomonde.Comme la navette spatiale a conduit à l a lune, le STM incarnel’instrument d’exploration du nanomonde. Il semble mettre à

 portée de main les atomes en dépassant la frontière entre lemonde commun et celui de l a nanodimension. La prédictionScience, the Endless Frontier 47, prononcée au lendemain de laSeconde Guerre mondiale par un pionner d’Internet, Vannevar

 g. 5

 gl   er  e t  E r h  ar  d K. S  ch w ei  z  er  ,

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I Les imaginaires des représentat ions scientiques

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48

48 Vannevar Bush (1890 – 1974) est uningénieur américain, conseiller scientiquedu président Roosevelt et chercheur auMassachusetts Institute of Technology (MIT). Il estprincipalement connu en tant que maître d’œuvrede la recherche scientique des États-Unis lorsde la Seconde Guerre mondiale et comme l’un despionniers d’Internet. (source : Wikipedia)

49 Bernadette Bensaude-Vicent, 2009, op. cit.50 Avant l’institutionnalisation des sciencesau XVIIe siècle, la gure de l’humaniste, del’artiste-ingénieur ou, plus tard, du savant,portent l’image de la science en train de se faire.Voirp.57 du présent ouvrage.

Bush48, semble être à nouveau conrmée. Il faut rappeler quel’idée de nouveau territoire à conquérir résonne particulièrementfort dans un pays qui s’est construit sur la légendaire conquêtede l’Ouest, puis qui a « conquis » la Lune. La frontière, « limitetoujours repoussée dans la conquête de l’Ouest49 », y représentetoujours un dé à relever, et la promesse d’un monde meilleur.Mais alors que les signes qui marquent l’appropriation d’unterritoire font généralement référence au nom d’un homme ou

aux couleurs d’un pays (une signature ou un drapeau), dans notreimage la signature est le sigle d’une entreprise mondiale. Celamarque que la compétition pour le «progrès » ne se fait plusdorénavant entre les personnalités50, ni entre les États, maisentre les entreprises. IBM se présente ainsi comme le premier«explorateur » à fouler le sol du nanomonde.

Nous voyons également une analogie entre cettesignature nanométrique et les premières formes d’écriture surtablette d’argile. Bien que séparées par 6000 ans et d’autant dechangements techniques, les similarités sont pourtant marquées.Dessinant par appuis successifs, la pointe de tungstène commecelle du calame marquent en relief les signes de leurs écritures.Les supports rectangulaires, qu’ils soient de nanostructures decuivre ou de tablettes d’argile, sont marqués au moyen de touchessuccessives déplaçant la matière. Cette comparaison paraîtétonnante, mais permet de saisir la force d ’évocation de cetteimage. En eet, pourquoi écrire à cette échelle inaccessible àl’homme, si ce n’est pour convoquer toute l’histoire de l’écritureet pour s’y confronter. Eigler et Schweizer comparent leurdécouverte à celle de l’écriture en mettant en parallèle l’atomeavec la lettre, comme deux briques élémentaires, l’une de lamatière et l’autre du langage. Alors que l’écriture ordonne leslettres qui forment le langage de nos idées, les nanotechnologiesassemblent les atomes qui font la matière de n os machines. L’unfaçonne les idées, l’autre la matière. Alors que le cunéiforme

marquait le début de l’ère de l’écriture, nous pouvons voir danscette image l’ambition de Eigler et Schweizer au sein d ’IBM

IImage, imaginaire et mise en doute de l’objectivité scientiqueT 

 a  b l   e 

 t   t   e 

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 p é r i   o d  e Ur  u

m é  s  o p o t   a

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51

52 Marina Maestrutti, 2012, op. cit.

d’ouvrir l’ère de l’assemblage du monde atome par atome. Toutcomme Vésale en reprenant les canons Antiques compare sarecherche à celle des anciens, Eigler et Schweizer comparentleur découverte à celle de l’écriture. Alors que Vésale, au traversdes écorchés, nous fait voir que l’anatomie, qu’il remettait aucentre des préoccupations, allait réformer la médecine, Eigleret Schweizer nous montrent que les nanotechnologies vontrévolutionner la physique et les techniques.

 Alors que Vésale faisait la promesse de comprendreentièrement l’homme par l’étude de son enveloppe corporelle,IBM et ses chercheurs promettent un monde dont lesatomes seraient malléables à merci. Pourtant le STM et lesnanotechnologies en général, sont, encore aujourd’hui, loin detenir la promesse que Drexler faisait miroiter : celle de façonnerle monde atome par atome. Ainsi, quand Eigler et Schweizer publient l’image que l’on est en train d’étudier, ils sont encore« très loin du projet drexlerien, mais très proche de l’espoirdont on investit les nanotechnologies [...] la réussite d’Eigler [etSchweizer] joue un rôle ambigu entre ction, promesse et exploittechnoscientique »52. Dans l’image que nous avons étudiée, lafrontière entre ce qui est possible et ce qui relève du mythe estencore une fois brouillée. Pour IBM qui communique autour deson projet pour le rendre attrayant, aux yeux du public commedes pouvoirs publics et privés, cette confusion permet d’alimenterles promesses tout en restant dans un discours scientique.

Nous avons pu observer, au travers des représentations visuelles des écorchés de Vésale et des nanostructures deslaboratoires IBM, que la conception des sciences pures,autonomes évoluant pour elles-mêmes sans être inuencés parla personnalité du chercheur ou par les aléas de la société, relèved’une idée reçue.

 Au travers de ces études d’images, nous avons pu voir

 g. 6

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 t   e n

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 t  r  a  t  i   f   s  , J   am d  a t  N a s r  ,

k  I  I  I   (   3 1  0  0 –2  9  0  0  av . J  .- C . )   ,

ami   e , ar  gi  l   e ,H. 5  , 3  cm

II Les imaginaires des représentations scientiques Image, imaginaire et mise en doute de l’objectivité scientique

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5352

54 Mathieu Potte-Bonneville, « La pensée deFoucault », Offensive, n°5, 2005

nous y être attardés, nous y avons vu, tout autant que dansl’écorché de Vésale, les marques de l’époque et des intérêtséconomiques et personnels des acteurs de la recherche. Nousavons vu que des images d’une apparente objectivité pouvaienten fait être des promesses séductrices : promesse de comprendrele fonctionnement de l’homme par l’étude de son enveloppecorporelle ou promesse d’une liberté absolue dans la fabriquede la matière, voire du vivant. D’autre part ces promesses,

loin d’être anecdotiques, peuvent servir les intérêts d’uneentreprise—médecin, éditeur ou multinationale—dans unelutte face à ses concurrents.

Si les images sont si inuencées par la société, les scienceselles-mêmes ne peuvent en être isolées. Il est dicile de croireque l’individu, inscrit dans une construction sociale, puisse s’ensoustraire lorsqu’il devient chercheur. Ce qu’il pense « s’inscrittoujours dans ce réseau de déterminations, qui font qu’à telleépoque on parle à l’intérieur d’un certain nombre de possibles,dénis par le discours ambiant54 ». Pour Gaston Bachelard lasolution consiste à isoler le domaine scientique du reste de lastructure sociale an d’éradiquer l’imagination de la science. Cequi selon lui peut être réalisé par l’édiction de règles encadrantla recherche. Cependant, comme nous montre l’étude que nous venons de conduire, séparer le domaine scientique du reste de lasociété apparaît comme une ambition inaccessible.

53 Ce concept décrit par Ludwik Fleckest l’un des principaux aspect de sa t héorie dela connaissance qui met en avant le caractèreessentiellement collectif de la recherchescientique. Toute hypothèse, toute connaissanceet toute théorie scientique émergent, selon lui,au sein de ce qu’il appelle unstyle de pensée (Denkstil). Le style de pensée correspond àl’ensemble des normes, des principes, desconcepts et des valeurs propres à l’ensemble dessavoirs et des croyances à une époque donnée.Ce concept peut donc être comparé à ce que l’on

appelle un style en art ou en architecture, lequelcorrespond à l’ensemble des règles et des valeurspropres à une époque ou un courant artist ique. Lanotion de style de pensée a souvent été comparéeau paradigme chez Thomas Kuhn qui a d’ailleursété inuencé par les travaux de Fleck.— LudwikFleck, Genèse et développement d’un faitscientique, traduit de l’allemand par Nat halie Jas,Paris, Les Belles Lettres, 2005, édition originaleallemande : 1935. • À propos du paradigme de Kuhnvoirp.70 de cet ouvrage.

que les représentations visuelles relatives à deux événementsscientiques majeurs du milieu du XVIe et de la n du XX esièclemontrent de nombreux signes de leurs époques respectives. Lescorps de Vésale, grands, athlétiques, jeunes, ainsi que leurs misesen scène valorisantes montrent un grand attachement à l’humainqui est propre à son époque. Quant à l ’aspect mécanique,froid et rationnel de la représentation de la nanodimension par IBM, il dénote un attachement à la technique qui est au

centre des préoccupations contemporaines. Nous avons pu voir que l’un comme l’autre avaient recours à des signes et destechniques de représentation qui entourent les images d’ununivers les rapprochant d’une part des des plus grands momentsde l’Histoire et d’autre part de l’élite la plus érudite de leursépoques. Nous en avons conclu que les chercheurs utilisaient cesréférences pour renforcer la valeur de l’image pour lui donner lestatut de fait .

Mais il faut dire que si la présence d’un style de pensée53 propre à l’époque, inuant sur les recherches et sesreprésentations, est bien visible dès le premier regard portésur l’œuvre de Vésale, elle l’est moins dans le visuel présentantla première nanostructure réalisée par IBM. Si l’écorché de Vésale montre une idéologie si marquée c’est certainement parce que les siècles qui nous séparent de sa réalisation ont faitressortir les traits inhérents à son époque. Ceux-ci, inhabituels,en sont d’autant plus remarquables. Si la représentation desnanostructures réalisée par IBM paraît au premier abord plus objective, c’est donc peut-être moins dû à l’utilisationd’instruments technologiques qui minimisent l’interventionhumaine (images de synthèse et microscope à eet tunnel) qu’aumanque de recul dont nous disposons. Ce que nous pouvonsarmer c’est que le style de pensée de l’époque n’a pas moinsinuencé la réalisation de ce second visuel. En eet, après

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Autorité scientique

et prise de distance

Grégoire Eloy,«Eléments du détecteur de neutrinos NEMO dans

le laboratoire souterrain de Modane (LSM)», — in Grégoire Eloy, A Black Matter,

éditions Journal / F93, 2012

IIAutorité scientique et prise de distance

L’idée d’une science autonome reste

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57

L idée d une science autonome restepourtant très répandue.

La conclusion de notre première partie montre que laconception des sciences « pures », c’est-à-dire relevant d’undomaine autonome vis-à-vis du reste de la société est un mythe.Cette idée reste pourtant répandue dans l’imaginaire collectif. À titre d’exemple les chercheurs parlent régulièrement de leur

autonomie dans un sens vague, en général pour se défendreface à l’entrée de la sphère privée dans la recherche publique.Ils font alors valoir le risque pour leur autonomie, sans préciserexactement quelle autonomie serait en danger : de l’institution,du chercheur ou de la méthode ? L’expression de cetterevendication alimente l’idée reçue que la recherche est uneentité à l’extérieur de la société, protégée par une bulle au-dessusdes constructions sociales et des intérêts personnels, politiqueset commerciaux.

L’institutionnalisation de la recherchescientique au XVIIesiècle peut semblerisoler la recherche des activités du restede la société et, par extrapolation hâtive,différencier les sciences des autresformes de connaissances.

Pour Robert K. Merton, l’émergence de la science commesous système social indépendant date du XVIIsiècle, au momentoù l’Angleterre, en pleine expansion, institutionnalise les professions intellectuelles1. En créant des institutions telles quela Royal Academy of London2, l’État souhaite rendre la recherche plus performante grâce a une réorganisation et une claricationdes activités de ses chercheurs. L’institution possède ses propresinstances de décision, garantes des normes et des valeurs censées

à la fois permettre et justier l’indépendance de la communautéscientique. Dans un article de 19423, Merton identie un certainnombre de ces valeurs, à la fois normatives et descriptives :

1 Michel Claessens, Science etcommunication : pour le meilleur ou p our le pire?,éditions Quæ, 2009, p. 842 En 1662 est créé la Royal Academy of London,qui inspire en France la création de l’ Académiedes Sciences en 1666, puis de nombreuses autres

institutions scientiques dans toute l’Europe.3 Robert K. Merton, « The NormativeStructure of Science », The Sociology of Science,University of Chicago Press, 1973, édition originale1942, p. 267-278

    A   u  t   o  r i  t   é   s   c i   e   n  t i      q   u   e

   e  t   p  r i   s   e   d   e   d i   s  t   a   n   c   e

IIII Les imaginaires des représentations scientiques Autorité scientique et prise de distance

— L’universalisme qui suppose que les connaissances système véhicule aussi des orientations et des représentations

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5958

4 Michel Claessens, 2009, op. cit., p. 845 Thomas Kuhn, The Structure of ScienticRevolution, Chicago University Press, 1962

 L universalisme qui suppose que les connaissancesscientiques soient considérées indépendamment de leurs producteurs.

— Le communalisme qui fait de la science une productricede biens publics circulant librement entre individus, laboratoireset nations.

— Le désintéressement conviction que les chercheurss’abstiennent de toute considération extrascientique.

— Le scepticisme organisé qui fait que le travail deschercheurs doit être inséré dans un dispositif institutionnelencourageant la mise en doute et la critique des résultatsscientiques.

Merton explicite ainsi les valeurs qui se sont développéesau sein des institutions de l a science professionnalisée, valeurssupposées fonder l’autonomie de la science et conférer audiscours des chercheurs une « aura à nulle autre pareille4». Dansla continuité de la vieille philosophie positiviste du XIXsiècle(voir p.66 de cet ouvrage), la sociologie de Merton permetd’expliquer la présence encore vive d’un mode de communicationqui justie l’autonomie de la science par des moyensrevendiquant son objectivité.

Cependant la pensée des sciencesa évolué pour aller vers une priseen compte de plus en plus grandedu contexte social de la prat iquescientique.

Merton et ses élèves soutiennent que la connaissancescientique est une forme distincte des autres formes deconnaissances et que l’activité scientique au sein desinstitutions est indépendante des autres champs sociaux. Maisdès 1950 la critique est vive et en 1962 omas Kuhn publie

La structure des révolutions scientiques où il décrit unescience qui progresse par ruptures et où ces dernières ne sont pas sans rapport avec l’histoire économique et politique5. Ilmontre que «l’acte scientique prend place dans un systèmesocial qui contrôle ses membres et leurs activités, mais que ce

6 Michel Claessens, 2009, op. cit., p. 85-867 Notamment par Barry Barnes et David

Bloor qui fondent la théorie du programme fortdans les années 1970. Cette approche de lasociologie des sciences cherche à expliquer laformation des connaissances scientiques, leurréussite ou leur rejet, par des facteurs sociaux etculturels.—David Bloor, Sociologie de la logique.Les limites de l’épistémologie, Pandore, 1983,édition originale : 1976.8 Notamment par Bruno Latour et SteveWoolgar qui observent la manière dont s’effectuele travail scientique dans un laboratoire à traversune description des routines et des pratiques delaboratoire qui tient compte également des enjeux

entourant la publication d’ar ticles scientiques,de la notoriété des chercheurs ou des moyens

nanciers dont ils disposent pour réaliser leursrecherches. — Bruno Latour et St eve Woolgar,La vie de laboratoire : La production des faitsscientiques, traduction Michel Biezunski, Paris,La Découverte, 1996, édition originale 19799 Isabelle Stengers, « La mor t de Feyerabend.Une pensée en mouvement»,Futur Antérieur,numéro 22, 199910 Paul Feyerabend, Contre la méthode,esquisse d’une théorie anarchiste de laconnaissance, éditions du Seuil, 197511 Paul Feyerabend cité par Léo Lafon, AgainstMethod , Université Strasbourg, 2010

système véhicule aussi des orientations et des représentationscognitives qui inuencent le développement des connaissancesscientiques6». Aujourd’hui la recherche est généralement pensée comme une activité liée au milieu social qui la contientet l’étude de la pratique scientique se fait au moyen d’outilssociologiques7, ou bien ethnographiques8. Il est donc possiblede penser la recherche comme un domaine de connaissanceayant des liens réciproques avec la société, soumise à des choix

culturels, économiques et politiques, sans que cela soit une tare àéliminer, mais un fait avec lequel elle doit composer.C’est en tout cas ce que Paul Feyerabend soutient avec

une radicalité particulière. La pensée de ce philosophe dessciences, qu’Isabelle Stenger qualie de pensée-mouvement 9,est moins une étude destinée aux spécialistes et aux théoriciensqu’une philosophie favorable à l’émancipation des individus.Dans son essai Contre la méthode10, il s’oppose à la conceptiontraditionaliste des sciences. Pour lui il n’y a pas une méthode parnature scientique:

les événements, procédés et résultats qui constituentles sciences n’ont pas de structure commune ; il n’y a pasd’éléments qui apparaissent dans la recherche scientiquequi n’apparaissent pas ailleurs11

Paul Feyerabend relève ici que ce qui lie les événements, les procédés et les résultats au sein de la science est une constructionhumaine donc culturelle, et que par conséquent ce qui est visible et déductible par la méthode scientique l’est aussi pard’autres moyens. Il va plus loin en armant que dénir uneméthode scientique cause plus de dégâts que de progrès. Enréponse Feyerabend prône une méthodologie pluraliste qui prenden compte toutes les formes de connaissance. Ce qui signie

IIII Les imaginaires des représentations scientiques Autorité scientique et prise de distance

que selon lui les théories ne doivent pas s’appuyer seulement Feyerabend rompt avec l’autorité des conventions

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12 Paul Feyerabend, 1975, op. cit., p. 50 et 34613 Notamment Claude Lévi-Strauss,

 Anthropologie structurale, Plon, Paris, 1958.14 Feyerabend tire cette aversion enversla science qui s’édicte face aux culturestraditionnelles, de sa rencontre «avec cesauditoires californiens, peuplées de Mexicains, deNoirs, d’Indiens » qui lui ont fait ressentir «horreuret terreur » quand il a vu ces «gens à qui on a voléleurs terres, leur dignité et qui étaient maintenant

supposés absorber patiemment » les «platitudes »et les «arguments compliqués » qu’il était senséleur enseigner. — Isabelle Stengers, 1999, op. cit.,p.16215 Karl Popper (voir notice biographiquepage suivante) attaque ces deux dernières formesde connaissance scientique en raison de leurcaractère infalsiables.16 Paul Feyerabend, 1975, op. cit., p. 25

q p pp ysur des expériences des données ou des faits, mais elles doiventégalement se confronter à d’autres théories. Des théories issuesd’un autre temps ou d ’un autre lieu, prises n’importe où : « dansles mythes de l’Antiquité, comme dans les préjugés modernes ;dans les élucubrations d’experts, comme dans les fantasmesde charlatans ». Il prend plusieurs exemples qui démontrentl’ecacité des modes de connaissances non scientiques12 :

l’idée pythagoricienne que la terre est douée de mouvement,ridiculisée par Ptolémée puis nalement reprise par Copernicdeux millénaires plus tard ; le Vaudou, considéré commeun «paradigme d’arriération», que l es chercheurs étudientnalement à partir de la n des années 1950 an d’enrichirle domaine de la physiologie13 ; ou encore celui la médecinechinoise qui a révélé d’importantes l acunes dans notre propremédecine. Prenant conscience que la méthode scientiquemoderne donne une vision bornée du monde et détruit toute vision non conforme14 (les connaissances traditionnelles et populaires aussi bien que la psychanalyse et le marxisme15),Feyerabend prend le contre-pied en armant un principeà défendre « en toutes circonstances et à tous les stades dudéveloppement humain. C’est le principe : tout est bon » qu’ildéfend en ces mots :

Il est clair que l’idée d’une méthode xe ou d’une théoriexe de la rationalité, repose sur une conception trop naïvede l’homme et de son environnement social. Pour ceux quiconsidèrent la richesse des éléments fournis par l’histoireet qui ne s’eorcent pas de l’appauvrir pour satisfaire leursbas instincts – leur soif de sécurité intellectuelle, sous formede clarté, précision, « objectivité », « vérité » – pour ceux-là,il devient clair qu’il y a un seul principe à défendre en toutecirconstance et à tous les stades du développement humain.C’est le principe : Tout est bon.16 17  Ibid., p.26

18 Il faut entendre l’anarchisme d’une manière

moins réductrice que celle dont les Français onttendance à user, le réduisant à quelques imagesfolkloriques de drapeaux noirs. Dans le mondeanglo-saxon, l’usage du mot anarchisme désigne[…] d’abord une manière de décrire le pouvoir sanss’arrêter aux effets oppressants de la dominationou de l’aliénation, an de prêter une attention

 particulière aux modes de résistance et aux possibilités d’émancipation. — Joseph Confavreux,« L’art de ne pas être gouverné», Médiapart,25février2013, <http://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/200213/l-art-de-ne-pas-etre-gouverne>, consulté le 26 février 2013.

19 Paul Feyerabend, 1975, op. cit., p. 2520 Karl Raimund Popper ( Vienne, Autriche,1902 – Londres, Royaume-Uni, 1994) est unphilosophe des sciences du XXe siècle. Il critiquela théorie véricationniste de la signication (selonlaquelle un énoncé n’a de signication cognitive

 – c’est à dire est susceptible d’être vrai ou faux – que s’il est vériable par l’expérience) et invente laréfutabilité comme critère de démarcation entrescience et pseudo-science. Il sera maître puis rivalde Feyerabend.21 Paul Feyerabend, 1975, op. cit., p. 191

y pscientiques qu’il qualie sèchement quelques lignes plus loinde « tyrannie de systèmes de pensée constipée17 ». Au traversde cette adresse directe et emphatique aux lecteurs, l’auteur propose en fait une nouvelle manière de concevoir la recherchequ’il appelle théorie anarchiste18 de la connaissance19. Il opposecette manière de penser et de faire la science au rationalismecritique de Karl Popper20, qui mène selon lui à faire de l’homme

un « mécanisme misérable, froid, pharisaïque, sans charmeni humour 21 ». On comprend alors que ses préoccupationssont avant tout humaines dans le sens ou il soutient que lesthéories scientiques doivent être pensées également dans leursconséquences et doivent être questionnées sur leurs caractèressouhaitables ou non. Cette manière de penser rompt avec la l’idéeque la recherche avance sans intérêt pour les considérationsextrascientiques, les yeux bandés face à la politique (entenducomme choix, comme souhait ), guidée seulement par le possible(c’est-à-dire le non-choix de suivre toute voie ouverte). C’est une position qui nous intéresse particulièrement pour ce mémoire,car elle mêle la recherche à la société, à la culture, aux souhaitsdes citoyens non seulement évidemment par ses eets, mais aussi pendant qu’elle se fait. C’est-à-dire que l’on part du principe quetout citoyen intéressé peut y trouver une place, et pour cela, selonFeyerabend, la recherche doit s’ouvrir à des formes de discoursmoins normés. C’est à cet endroit que l’image scientique doit serepenser, pour qu’elle soit un moyen de faire sortir la recherchedu langage scientique et qu’elle en fasse un sujet cultureldont on peut parler sans être du cercle des professionnels dela recherche. Pour Feyerabend cette démocratisation doit sefaire sans les « intermédiaires » — éducateurs, pédagogues,

IIII Les imaginaires des représentations scientiques Autorité scientique et prise de distance

 philosophes de la rationalité et de la moralité, experts — jugés en pratique. Les membres d’ Ars Industrialis24 voient dans cette25

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22 Isabelle Stengers, 1999, op. cit., p. 16323  Ibid.24 Créée en 2005 par Bernard St iegler, ArsIndustrialis est l’association de cinq individusqui, au travers de publications et de conférences,étudient la place et l’inuence de la te chnique et

plus particulièrement des nouvelles technologiesdans les constructions sociales et la psychologiedes individus. Ils s’intéressent notamment auxrelations ambiguës entre science, technique etpouvoir.

néfastes, car, par dénition, ils « supposent que les gens à quis’adresse une proposition ne sont pas qualiés pour la juger s’ilsn’ont pas d’abord subi la propagande qui permettra de l’imposercomme seule rationnelle22 ». Il veut abandonner la méthode quioccupe pour lui une position similaire aux intermédiaires (unebarrière qui met à distance tout individu qui n’en connaîtrait pas ou qui en refuserait les règles), et ainsi permettre aux gens

intéressés de contrôler toutes propositions. Cependant il restetrès vague sur sa mise en pratique en arguant que c’est à ceux quise serviront de son modèle d’en imaginer les formes concrètes.Nous restons dubitatifs sur certaines conséquences de sesthéories, notamment sur le danger que souligne Isabelle Stenger,celui de réaliser « une société libre où, exemple par vocationscandaleux, les contribuables californiens auraient bel et bienle droit de choisir que leurs universités d’État enseignent lesmédecines parallèles et les rites de l a pluie, et non la physiquethéorique et l’épistémologie23 ». Cependant nous pensons qu’ilest nécessaire de construire, dans une structure qui permettede faire se rencontrer projet collectif et intérêts particuliers, desformes qui permettent aux individus de prendre de la distance,

de s’exprimer, de débattre et d’agir sur le cours des rechercheset sur l’éventuelle mise en pratique hors du laboratoire de leursrésultats.

Cette évolution de la pensée du rapportscience-société reète une pratique dessciences qui passe d’une science quiobserve à une science qui fait.

Si ce rapprochement du cours de la science avec celui dela société a été opéré par les penseurs c’est que les rapports entreces domaines ont évolué. Nous verrons dans cette partie que les

orientations générales de la recherche scientique ont suivit uneévolution au l des siècles, opérant ce rapprochement également

25 Ars Industrialis, «Technoscience»,Glossaire, <htt p://www.arsindustrialis.org/technoscience>, consulté le 15 décembre 2012.26 Gaston Bachelard, La formation de l’espritscientique, Vrin, 1993, édition originale : 1938, p.1127 Gaston Bachelard, 1938, op. cit., p. 1128  Ibid.

29 Ars Industrialis, «Technoscience»,Glossaire, <htt p://www.arsindustrialis.org/technoscience>, consulté le 15 décembre 2012.30 Gaston Bachelard, 1938, op. cit., p. 1131  Ibid.32 Ars Industrialis, «Technoscience», op. cit.33 Ibid.

histoire trois périodes25 qui correspondent assez précisémentaux trois périodes décrites par Gaston Bachelard dans  La formation de l’esprit scientique26.

— La science antique correspond selon Bachelard àl’état «abstrait » ou «préscientique», elle prend place dansl’Antiquité classique puis de la renaissance au XVIIIsiècle.Dans l’esprit de l’époque, l’expérience sensible prédomine et

se traduit en images comme «principes explicatifs de tout phénomène27»(voir p.29 de cet ouvrage ). La science gloriela Nature, « chantant curieusement à la fois l’unité du monde etsa riche diversité28». Pour Ars Industrialis « La science antiquecoïncide avec la philosophie ou l’ontologie régionale29 », c’est-à-dire qu’elle est inuencée par la philosophie, et qu’elle chercheà résoudre les questions générales sur l’existence, la durée ou ledevenir. Elle spécule et invente de manière largement animiste.

— La science moderne correspond à la mathématisationdu monde et la géométrisation de l’espace. État que Bachelarddécrit en ces termes : « [période où] l’esprit adjoint à l’expérience physique des schémas géométriques et s’appuie sur une philosophie de la simplicité30 », et nomme par l’expression, qui

semble paradoxale, « état concret-abstrait ». Par cette expressionil signie la « concrétisation de l’abstrait31 », c’est-à-dire l’eortde faire correspondre à l’expérience sensible des explicationsmathématiques abstraites. Pour Ars Industrialis cette périodemarque la transition vers une science technicisée même si ellereste radicalement diérente de la technique32. Par exempleGalilée avec sa lunette utilise scientiquement la technique, maissa science reste opposée à la technique : la technique reste unmoyen de connaître et n’est pas encore une n.

— La science contemporaine désigne pour Ars Industrialis«une époque au cours de laquelle l a science devient une fonctionde l’économie : la science y est requise par l ’industrie33 ». La

technique n’est alors plus seulement le moyen d’observation,

IIII Les imaginaires des représentations scientiques Autorité scientique et prise de distance

elle est à la fois le milieu dans lequel prend place la science et led d d è d l h ’

La science contemporaine est liée à un stade de lal d l hè l é l d l

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34 Ibid.35 Ibid.36 La grammatisation pour Ars Industrialis désigne un processus de description,de formalisation et de discrétisation descomportements humains (voix et gestes) qui permetleur reproductibilité. Grammatiser, c’est isoler desgrammes et des graphes (éléments constitutifs ennombre ni formant un système). Grammatiser 

c’est donc discrétiser un signal et de ce fait pouvoirle reproduire. Par exemple, je peux discrétiser lalangue avec une trentaine de signes diacritiques :les lettres de l’alphabet. L’alphabet permet deretranscrire n’importe quelle langue du monde dontil accomplit la discrétisation littérale.—  Ars Industrialis, « Grammatisation », Glossaire,<http://www.arsindustrialis.org/glossaire/grammatisation> consulté le 12 janvier 2013

 produit de cette dernière. Dans ces conditions la technique n’est plus seulement un moyen, mais devient une n.

Il ne s’agit plus, pour la science, de décrire ce qui est, mais defaire advenir ce qui devient : de faire accoucher le monde desa transformation34

Cette nouvelle approche des sciences, la recherches’oriente moins vers la description que vers la conception. Ars Industrialis prend l’exemple des nanotechnologies qui sontun domaine de recherche où, comme nous l’avons vu dans la première partie, connaître c’est façonner. Cette nouvelle donneest généralement nommée technoscience an de bien montrer lanon-séparation de la science et de la technique.

La technoscience signie ainsi que le milieu de lascience—au double sens de l’umwelt (milieu de vie et deconnaissance) et du médium (intermédiaire)—est technique,et que la te chnique n’est pas un ensemble de moyens pouragir sur la nature, puisque précisément elle fait milieu. Il n’y a rien à mesurer sans instrument de mesure : c’est l’opérationde mesure qui crée le sens d’objet de la réalité à mesurer.Parler de milieu technique c’est déjouer une compréhension

naïve de la technique comme instrument au service d’unsavoir.35

 Ars Industrialis critique ici l’idée obsolète de la techniquecomme simple médium entre la nature et l’observateur. Eneet la technique a pris une place beaucoup plus importante,elle est certes l’intermédiaire, mais elle est aussi le milieu devie et de connaissance. Elle est présente à tous les niveaux dela recherche : dans l’objet des observations, dans l’instrumentd’observation et dans l’application. Elle est également dansla «grammatisation36» des observations, c’est-à-dire latranscription de l’observation en un langage qui rend possible lareproduction de l’objet étudié.

37 Ars Industrialis, «Technoscience», op. cit.38 Bruno Latour, «Why Has Critique Runout of Steam ? From Matters of Fact to Matters ofConcern », Critical Inquiry, vol. 30 no 2, 2004, p. 225-248, <http://www.jstor.org/stable/10.1086/421123>consulté le 24 février 2013.

39 Isabelle Stenger, Une autre science est possible ! , édition La Déc ouverte, 2013, p.940  Ibid., p.9

 grammatisation—celui de la synthèse littérale du logos.Quant à la technoscience, en tant qu’âge industriel de lascience, elle est liée à des avancées de la  grammatisation,et elle est en quelque sorte elle-même l’avancée de la

 grammatisation : l’une des principales activités scientiquescontemporaines consiste précisément à grammatiser — y compris le vivant : le séquençage de l’ADN est par exemple un processus de grammatisation du vivant.37 Ce qui signie que la science en devenant technoscience,

non seulement traduit ses observations dans un langagecompréhensible par l ’homme, mais aussi rend possiblel’utilisation de ce langage dans la reproduction de l’objetétudié. C’est-à-dire que la technoscience transforme leslogiques observables en grammaire, et emploie celle-ci dansle but de modier ou répliquer l’objet étudié. Par exemple lacompréhension de l’enchaînement des nucléotides d’un brind’ADN permet de modier voire de recréer ce brin d’ADN.

La pratique des sciences a donc évolué depuis unescience qui observe et contemple vers une science qui fait et quimodie. Elle s’est peu à peu rapprochée de la technique dans un

mouvement que l’on a qualié du néologisme technoscience, ensoulevant ainsi des problèmes éthiques et politiques, autrefoisréservée à la technique. Les questions qu’elle soulève, loin du vaseclos du laboratoire, nous concernent donc en tant que citoyen.Bruno Latour38 puis Isabelle Stenger39 utilisent à ce proposle terme anglais matter of concern, qui a l’avantage «de fairecommuniquer préoccupation et option40». À la diérence de PaulFeyerabend qui voulait en quelque sorte politiser la recherche(en mettant par exemple en place des jurys citoyens an del’orienter), pour Isabelle Stenger et Bruno Latour les sciences, unefois sorties des laboratoires, ne peuvent pas être l’occasion pourl’expression d’un engagement politique, car c’est à elles que doit

revenir le pouvoir de faire penser ceux qu’elle concerne. Et pour

IIII Les imaginaires des représentations scientiques Autorité scientique et prise de distance

se faire, il est n écessaire de «refuser toute évocation de matter of fact i d i t t l s s s41 E d’ t s

1597 dans sa fameuse maxime « Savoir, c’est pouvoir44 » qui meté id l i s l s h s s i t d l iss

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41  Ibid., p.942  Ibid., p.1043 Nécessaire, car chaque fois que l’onfait taire, au nom de la science, des intérêts, desexigences, des questions qui pourraient mettreen cause la pertinence d’une proposition, nous

avons à faire à un double court-circuitage : celui del’exigence de la démocratie et celui de la mise enrisque qui donne sa abilité au savoir. — IsabelleStenger, Sciences et pouvoirs, la démocratie face àla technoscience, éditions La Découverte, 2002

of fact qui devraient emporter le consensus41». En d autresmots les discussions autour des sciences doivent cesser de seconcentrer sur les faits et les innovations que la «propagande etsouvent l’expertise scientique42» laissent parfois voir commela bonne solution, pour s’orienter autour des matters of concerns qui engagent des processus plus longs exigeants des hésitations,des concertations et une veille attentive, malgré les protestationsdes entrepreneurs pour qui le temps compte. Il paraît doncnécessaire43 de penser aux images qui accompagnent ce typede rapport avec les sciences an qu’elles ne le contredisent pas par une représentation qui, à l’exemple des deux imagesque nous avons présentées dans la première partie, se place enenseignantes et se veulent en qualité de fait.

Si les sci ences sont devenues sicentrales, notamment dans l’économie,c’est que l’organisation sociale s’estconstruite en les prenant pour principe.

Si la science n’est pas le juge impartial et le sage guide

que l’on peut croire, il semble au contraire qu’elle pose plus dequestions qu’elle n’en résout. En eet nous venons de voir queles sciences, dès qu’elles sortent du laboratoire, sont politiques,car elles posent des questions qui requièrent de faire des choixqui dépassent son domaine. Elles engagent ainsi l’ensembledes individus, ou tout au moins un cercle bien plus large de personnes que les simples experts scientiques.

Pourtant, nous verrons dans les lignes suivantes quesouvent les méthodes et les connaissances scientiques ainsi queles chercheurs, orientent la politique.

Le XVI siècle a vu Francis Bacon s’attacher à comprendrele fonctionnement de la nature avec l’idée que la connaissance

 permettra de commander cette nature. Il résume cette idée en

44 Francis Bacon, Œuvres philosophiques deBacon, éditions Hachette, 1834, éditionoriginale:1597, p. 47445 Francis Bacon, La Nouvelle Atlantide,Payot, 1983, édition originale : 162246 René Descartes, Discours de la méthode.Pour bien conduire sa raison, e t chercher la véritédans les sciences, La Haye, 163747 Comte de Saint-Simon Claude Henri DeRouvroy (Paris, 1760 – 1825) est un économiste etphilosophe français. Il est le fondateur de la

doctrine Saint-Simoniste. Saint-Simon fut surtoutle chantre de l’industrialisme. Pour avoir prédit, audébut du XIXe siècle, tous les développements de lasociété industrielle et le rôle croissant desproducteurs, il est considéré comme le père de latechnocratie moderne.48 On retiendra cette phrase célèbre deSaint-Simon : Il faut remplacer le gouvernement deshommes par l’administration des choses.49 Auguste Comte (Montpellier, 1798 – Paris,1857) est un philosophe français. En plus d’être lefondateur du positivisme il est considéré commeun des précurseurs de la sociologie. Il est l’auteur

de la célèbre loi des trois ét ats selon laquellel’esprit humain passe successivement par l’âgethéologique, par l’âge métaphysique pour aboutirenn à l’âge positif, dans lequel la seule vérité n’estaccessible que par les sciences. Il fut le secrétaireparticulier, puis le disciple de Saint-Simon.50  Pour Auguste Comte, il n’y a de science que

 positive. L’adoption du terme et de lanotion estcependant liée à un double problèmeépistémologique et social, celui de la nécessité derendre positive la politique, de la compter à la fois

dans les sciences de théorie et dans cellesd’application, que Comte à cette époque veut relierles unes aux autres. [Auguste Comte cherche doncà rendre la politique positive, c’est-à-dire, à lasoumettre à l’exigence d’administrationscientique. Science qu’il ne juge positive qu’àcondition qu’elle se fonde] exclusivement sur d esfaits observés et dont l’exactitude est généralementreconnue. — Angèle Kremer-Marietti,«Positivisme», Encyclopædia Universalis enligne,<http://www.universalis-edu.com/encyclopedie/positivisme/> consulté le13janvier2013

en évidence que le pouvoir sur les choses vient de la connaissancedu sujet. En 1622, en se basant sur cette idée que le pouvoir vientde la connaissance et que la connaissance est acquise et détenue par les savants, il décrit dans son roman utopique La Nouvelle Atlantide45 une île gouvernée par une société philosophiquesavante.

 Au XVII siècle René Descartes écrit le Discours de laméthode46, où il déclare que les hommes doivent se « rendrecomme maîtres et possesseurs de la nature », par le progrès destechniques. Idée qui deviendra représentative de la modernité.

 Au XVIII siècle Les Lumières, de manière théorique, maiségalement dans la pratique politique, se donnent comme objectif de remplacer le mythe par la raison, au moyen du Progrès.

L’idée du Progrès vertueux devient de plus en plus populaire, si bien qu’au XIX siècle, Saint-Simon47 préconiseune société dirigée, à la manière d’une entreprise, par lesscientiques, les ingénieurs et les personnes jugées les pluscompétentes dans chaque domaine48.

Cette foi dans le progrès et la rationalité est perpétuée parl’un des disciples de Saint-Simon du nom d’Auguste Comte49, qui,

en 1854, fonde l’église et la pensée positiviste50.En 1920, le Cercle de Vienne, inuencé par la doctrine

 positiviste d’Auguste Comte, se met en place autour du

IIII Les imaginaires des représentations scientiques Autorité scientique et prise de distance

concept de positivisme logique51. Ce club de scientiques52 signe en 1929 le manifeste de La Conception scientique du

 pas émancipée, mais garantie par la science, et pour laquelleon requiert moins l’avis du sage universel que celui du

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51 Pour les défenseurs du positivismelogique toute connaissance doit être vériablepar l’expérience. Dès lors, les énoncés éthiqueset métaphysiques sont, en tant qu’énoncésprescriptifs et non descriptifs et vériables,nécessairement vides de sens. Le positivismelogique est ainsi à l’origine de la dichotomietranchée entre les faits et les valeurs.52 Composé de Walter Dubislav, JosefFrank, Kurt Grelling, Hasso Härlen, Eino Kaila,Heinrich Loewy, F. P. Ramsey, Hans Reichenbach,Kurt Reidemeister, and Edgar Zilsel comme

Sympatisants du club de Vienne et Albert Einstein,Bertrand Russell et Ludwig Wittgenstein comme

 principaux représentants de la conceptionscientique du monde.53 Ouvrage collectif, « La Conceptionscientique du monde : Le Cercle de Vienne »,Manifeste du Cercle de Vienne et autres é crits,Paris, PUF, 1985.54 Patrick Juignet, «Le Cercle de Vienne»,sur le site Philosciences, 2010. <http://www.philosciences.com/Nouvelles/GVienne.html>consulté le 13 janvier 2013

signe en 1929 le manifeste de La Conception scientique dumonde : Le Cercle de Vienne 53 où ils prennent position contrela métaphysique et cherchent la précision scientique dansl’énoncé philosophique. Ils préconisent l’unication dessciences dans le langage de la physique ou de la logique, car pour eux toute connaissance est soit empirique soit formelle,ce qui conduit à une intolérance radicale à toute autre forme deconnaissance et à un «appauvrissement extrême et en réalitéimpraticable54». Néanmoins ce groupe inuença l’ensemble ducercle philosophique de son époque.

En 1931 en France le cercle de réexion X-crisis est fondéen réaction au krach de 1929. Il rassemble d’anciens élèvesde polytechnique an d’inuencer le gouvernement dans sesconduites face au krach.

Ces exemples nous permettent de voir que les scientiquesont souvent inuencé la politique et que la logique scientiquea construit les structures de la société. Ce système de valeursstructure donc les rapports sociaux, mais se retrouve aussi auniveau individuel dans nos critères de jugement. Nous pouvons voir aujourd’hui l’omniprésence de l’argument de scienticité

comme preuve et justication de tout type dediscours oud’action : commercial, humanitaire ou politique. Àtitred’exemple nous prendrons la critique que Roland Barthesadresse au journalisme, et en particulier à son utilisation de la photographie:

Le journalisme est aujourd’hui tout à la technocratie, et notre presse hebdomadaire est le siège d’une véritable magistraturede la Conscience et du Conseil, comme aux plus beaux tempsdes jésuites. Il s’agit d’une morale moderne, c’est-à-dire non

55 Roland Barthes, Mythologies, éditions duSeuil, 1957, p. 11756 À ce propos Roland Barthes remarquaitque si la photographie se présentait comme unepure présentation du fait, ou pure dénotation, elleest en fait toujours déjà connotée, c’est-à-direinterprétée : il n’y a que des fait s interprétés.Barthes écrit ainsi : Or, ce statut purementdénotant de la photographie, la perfection et la

 plénitude de son analogie, bref son objectivité, toutcela risque d’être mythique (ce sont les caractèresque le sens commun prête à la photographie): caren fait, il y a une forte probabilité [...] pour que lemessage photographique [...] soit lui aussi connoté.La connotation ne se laisse pas forcément saisir

tout de suite au niveau du message lui-même [...],mais on peut déjà l’induire de certains phénomènesqui se passent au niveau de la production etde la réception du message : d’une part, une

 photographie de presse est un objet travaillé,choisi, composé, construit, traité selon des normes

 professionnelles, esthétiques ou idéologiques, quisont autant de facteurs de connotation ; et d’autre

 part, cette même photographie n’est pas seulement perçue, reçue, elle est lue, rattachée plus ou moinsconsciemment, par le public qui la consomme,à une réserve traditionnelle de signes  — RolandBarthes, «Le message photographique»,L’obvie etl’obtus. Essais critiques III, Le Seuil, 1982, p. 12-13

on requiert moins l avis du sage universel que celui duspécialiste.55

 Apparence d’objectivité que le journal obtient notamment par l’emploi de la photographie. Grâce à sa technicité, la prise de vue, soi-disant dégagée d’intervention humaine subjectivante,est perçue comme la preuve d’un fait, rapportée objectivement.Même si cette vision paraît largement erronée56 l’apparenced’objectivité d’un journal est régulièrement mise en avant commeune qualité. Il y a donc ici et en général, dans toute utilisationde l’imagerie scientique dans le but de faire valoir l’argumentindiscutable de la soi-disant objectivité, la volonté de faire tairela critique, le doute, la prise de distance, qui pourtant sontnécessaires à la prise en compte et à la maîtrise de toute sciencesortie des laboratoires et entrant dans la société.

Nous venons de voir que continuellement au cours del’histoire sociale, les valeurs scientiques érigées en moraleont dirigé les esprits qui ont construit la société. Ces valeurs,notamment l’objectivité (dont se targue d’être l’iconographiescientique) portent une construction sociale fondée surdes bases scientiques. Elles valorisent ainsi le progrès et la

logique scientique dans les choix économiques et politiques etacquièrent dans notre imaginaire un jugement favorable.

L’inuence de la t echnoscience sur nos modes de vie etde pensée requiert donc en retour une certaine attention an degarder conscience de la place qu’elle occupe et d’entretenir avecelle un rapport sans asservissement aux possibles, souhaitablesou non, qu’elle permet.

IIII Les imaginaires des représentations scientiques Autorité scientique et prise de distance

L’hégémonie des préceptes scientiquesaux niveaux sociaux comme individuels

observations est la réalité observée directement qui apparaîtraitde manière univoque, mais parce qu’ils ont le même point de vue.

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57 Baudouin Jurdant, intervention«Communication scientique et réexivité »,Espaces réexifs, 2009, <http://reexivites.hypotheses.org/695>, consulté le 25 février 2013

58 Thomas Samuel Kuhn, La structuredes révolutions scientiques, éditions ChampsFlammarion, 1983, édition originale 1962,p. 141-142

au eau soc au co e d due speut faire oublier que l es connaissancesscientiques sont des constructionsdépendantes de leurs lieux et de leurstemps et que, par conséquent, ellesne détiennent pas la seule forme deconnaissance v alable.

Nous avons pu voir que le mode de pensée scientiqueinuence voire structure l’organigramme de la société. Nous pouvons comprendre la place que tiennent les sciences et larationalité scientique dans la société par cette longue histoiredurant laquelle les hommes ont organisé leur société autour de principes scientiques. Mais cette histoire de l’inuence de lascience sur la politique nous a surtout permis de nous rendrecompte que cette omniprésence des préceptes scientiquesau sein même des bases de nos sociétés et de notre manière de penser peut faire oublier que les sciences sont des constructionsde l’esprit et qu’elles sont dépendantes d ’un paradigme.

[Si les chercheurs] peuvent croire sans aucune diculté qu’ils

ont aaire à la réalité elle-même, c’est bien parce qu’ils ont la possibilité d’oublier qu’ils sont à l’intérieur d’un paradigme.C’est-à-dire, que la v ision qu’ils ont de la réalité n’est pas la vision d’un dieu omnipotent et omniscient, mais que celareste une vision humaine dénie par des instruments, desméthodes, toute une série d’appareils et de médiations, maisde médiations qui vous donnent de la réalité une visionattachée à un point de vue. Un point de vue dont ils ne sont pas forcément conscients.57

omas Samuel Kuhn parlait du paradigme58 pourdésigner les convictions qui fondent les bases communesdes sciences. Partagées par l’ensemble de la communauté

scientique mondiale elles ne sont quasiment jamais remisesen cause. Cela signie qu’au sein d’un même paradigme leschercheurs se comprennent : ils ont le même point de vue. S’ilstombent d’accord, c’est donc non pas parce que l’objet de leurs

59 Michel Foucault, Les Mots et les Choses,Une archéologie des sciences humaines, éditionsGallimard, 1966 60 Baudouin Jurdant, 2009, op. cit.

de manière univoque, mais parce qu ils ont le même point de vue.La non-conscience d’appartenir à un certain paradigme

crée le risque de croire en cette vision comme en une réalité.Parce que le paradigme est collectivement partagé, il est faciled’oublier que cette base de réexion est contingente et que,de fait, les résultats sont un point de vue sur la réalité qui estsusceptible de changer. La vision que donne une certaine théoriescientique sur son objet n’est donc pas unique, il y en a eu etil y en a d’autres. Il y en a eu d’autres parce que, selon Kuhn, les paradigmes se succèdent au rythme des révolutions scientiques,(moment charnière entre deux paradigmes) dont les exemples les plus marquant sont le passage à la vision héliocentrique, la miseen place de la théorie de la relativité ou les débuts de l a physiquequantique. Pour Michel Foucault59, l’épistémè (terme comparableau paradigme, qu’il emploie pour qualier les conditions dudiscours, ou circonstances, dont dépend ce point de vue) est enmutation continue : lorsque la grammaire générale se transformeen linguistique, lorsque l’histoire naturelle se transforme enbiologie ou lorsque la science des richesses se transforme enéconomie moderne par exemple. Et il y en a d’autres, parce que

comme nous le rappelle Feyerabend plus tôt, les sciences nesont qu’une manière de voir parmi d’autres, les groupes sociauxd’autres temps et d’autres lieux ont développé d’autres formes deconnaissances tout aussi valables.

C’est cette relativité de point de vue que Baudoint Jurdantrappelle lors d’un discours sur le rôle de la vulgarisation dans laréexivité des sciences60, dans lequel il dit que les scientiquestiennent un discours sur la réalité, et, ce faisant, « construisentune certaine représentation du monde ». Il souligne ensuiteque ce discours peut rapidement devenir une idéologie si lechercheur oublie que son point d ’observation ( le paradigme )donne une certaine perspective à ce qu’il regarde ( les faits ). Il

s’appuie sur cette question de Luis Prieto qui demande « Quelleest la diérence entre une connaissance idéologique, et uneconnaissance scientique ? » et répond :

IIII Les imaginaires des représentations scientiques Autorité scientique et prise de distance

une connaissance scientique est une connaissancequi n’oublie pas qu’elle est connaissance. Alors qu’une

des savoirs réexifs. C’est-à-dire que cette dimension réexive dela connaissance s’attache aux savoirs scientiques eux-mêmes.

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61 Cité par Baudouin Jurdant, 2009, op. cit. 62 Roland Barthes, 1957, op. cit., p. 9

q p q qconnaissance idéologique, c’est une connaissance qui aoublié qu’elle était de l’ordre de la représentation, qu’elle étaiteectivement connaissance.61

L’idéologie se présente alors comme une vision du monde,c’est-à-dire une construction intellectuelle qui explique et justieun ordre social existant, à partir de raisons soi-disant naturelles.Dans une telle conguration, il n’est plus possible de remettre enquestion la connaissance scientique, elle s’impose comme uneréalité manifeste.

Il est alors nécessaire de trouverles moyens de prendre la distancenécessaire à la réexion par r apportaux logiques, aux connaissances et auximaginaires qu’elle porte

Remettre les représentations à leurs places, rappelerqu’elles ne sont que représentations et non pas réalités, c’est,dans un domaine plus large, ce qui motiva Roland Barthes dans

l’écriture des Mythologies : Je sourais de voir à tout moment confondues dans le récit denotre actualité, Nature et Histoire, et je voulais ressaisir dansl’exposition décorative de ce-qui-va de soi , l’abus idéologiquequi, à mon sens, s’y trouve caché.62

Cette déclaration, en tout début d’avant propos, donnetoute la volonté du livre : battre en brèche les idées préconçues,les lieux communs, le bien évidemment, qu’on ne remet pas enquestion, les « bases communes » que l’on prend pour la réalité,mais qui sont des constructions de l’ histoire. C’est aussi ce quinous motive, nous voulons désacraliser les sciences pour lesmettre en discussion des sciences : nous voulons prendre parti,

confronter des connaissances scientiques à d’autres formesde connaissances, débattre de l’utilité de chaque proposition.Nous voulons que les sciences, parce que ce n’est pas encore lecas, appartiennent à la culture. Pour cela « il devient absolumentfondamental que les savoirs qu’elles construisent deviennent

63 Baudouin Jurdant, 2009, op. cit. 64 Michel Foucault, 1966, op. cit, p.101

65 Jean-Marc Lévy-Leblond, Aux contraires,Gallimard, NRF Essais, 1996, p. 18-1966 Baudouin Jurdant, 2009, op. cit.

qSinon, on aura toujours des problèmes63 ».

Pour Baudoin Jurdant la vulgarisation scientiquea au moins ce rôle : celui d’opérer une prise de distancequi permette la critique. Ce qui est opéré par le passage dudiscours scientique d’un langage à un autre « La vulgarisationscientique a ce mérite : elle oralise le discours scientiqueécrit», c’est pour lui « l’usage oral de la langue, qui vous rendréexif ». C’est en eet une remarque que l’on retrouve chezd’autres philosophes, notamment dans Des mots et des choses64,où Michel Foucault lie indissociablement connaissance etlangage en armant que « savoir c’est parler comme il faut » car parler c’est choisir le bon ordre des mots. Le langage est pourlui analyse de la pensée dans le sens où parce que la pensée est ponctuelle, accomplie en une seule unité de temps, le langageavec sa nécessité d’ordonnancement lui impose un ordre linéaire.

« C’est avec des images, des mots et des idées, non desnombres, des symboles, et des formules, que commence ets’achève ( ou de vrait ) toute démarche sci entique. [...] Lanarration [est] nécessaire à la compréhension.65 »

Ce qu’arme Jean-Marc Lévy-Leblond dans ce passagec’est d’une part que la recherche ne commence pas par le nombre pour aller vers le mot ou l’image, contrairement à ce que l’on pourrait croire en lisant vite la fameuse phrase de Galilée « lanature est un livre écrit en l angage mathématique », ce seraitoublier que la recherche ne commence pas par la nature, mais par la formulation d’une idée qui permettra d’observer oud’interpréter une manifestation de la nature. D’autre part ilarme que la démarche scientique doit se conclure en mots ouen images an que nous puissions la saisir. Baudoin-Jurdant va plus loin en armant que toutes les formes de langage n’ont pasla même valeur de prise de conscience. Pour lui « la réexivité

ne peut qu’être liée de façon très intime à l’usage de la parole,et certainement beaucoup moins à l’usage de l ’écriture, et en particulier de l’usage scientique de l’écriture66 ». En eet lelangage scientique, critiqué notamment par Pierre Bourdieu

IIII Les imaginaires des représentations scientiques Autorité scientique et prise de distance

 pour son « style qui cumule la neutralité du compte rendu positiviste et la fadeur du rapport bureaucratique67 », ne peut

modèle du décit71. Le langage en passant d’un cercle à l’autre,du cercle des scientiques à celui des non-scientiques par

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67  Ils produisent des œuvres d’un ton et d’unstyle qui cumulent la neutralité du co mpte rendu

 positiviste et la fadeur du rapport bureaucratique pour obtenir l’effet de respectabilité propre à couvrirde l’autorité de la science les recommandations del’expert. — Pierre Bourdieu, Homo Academicus,Paris, éditions de Minuit, 1980, p. 163

68 Baudouin Jurdant, 2009, op. cit.69 Jean-Marc Lévy-Leblond, (re)mettre lascience en culture : de la crise épistémol ogique àl’exigence éthique, allocution à l’ISEM, Palerme,200770 Jean-Pierre Dupuis, Retour de Tchernobyl,Journal d’un homme en colère, Seuil, 2006, p.94

orir la même distance que la parole.Parce que dès qu’on prend la parole, ce qui est relativementsimple à comprendre, on est immédiatement à la fois parlant la parole, c’est ce que je fais actuellement, je suis porteur dela parole, mais je suis aussi parlé par la parole. Je vois trèsbien que vous vous construisez tous une certaine image dusujet parlant que je suis ici et qui ne coïncide pas forcémentà la croyance que je peux nourrir en mon for intérieur de lamanière dont je suis en train de parler.68

Il y a pour Baudoin-Jurdant dans la parole une mise àdistance de ce que l’on dit par rapport à soi même. Quand on parle, la personne qui nous écoute ne reconstruit pas forcémentla pensée que l’on a formulée exactement de l a même manière,elle se construit une interprétation. Il y a donc un clivage entrele sujet parlant la parole et le sujet parlé par la parole. On aconscience de ce clivage lorsqu’on parle, on sait bien que desoreilles nous écoutent et qu’il est inconcevable de maîtrisertoutes ces oreilles. On est donc obligé de se mettre un peu à leurs places, de se mettre à distance de notre for intérieur. Et c’est bien

cette distance qui va être à l’origine d’une certaine réexivité.D’une certaine réexivité nécessaire pour « mettre la science enculture69 ». Jean-Pierre Dupuis dans Retour de Tchernobyl 70, ditceci :

Pour qu’une activité intellectuelle devienne culture [uneactivité intellectuelle quelle qu’elle soit], il faut au moinsqu’elle soit capable d’un retour réexif sur soi-même, etqu’elle entre en communication intense, avec ce qui n’est paselle. La science hyper concurrentielle, donc hyper spécialisée,est tout sauf une activité culturelle.D’une manière plus générale, on peut dire que toute

traduction dans un nouveau langage apporte distance et

enrichissement à l’énoncé, contrairement à ce qu’armait le

71 Le modèle du décit est une théorieapparue dans les années 70, elle pos tule qu’enterme de science il y a d’un côté ceux qui savent,les scientiques, de l’autre ceux qui ignorent, lepublic, et le vulgarisateur qui agirait c omme unpasseur entre ces deux rives. Avec ce modèlela connaissance passerait du scientique au

public par une simplication, d’où un décit deconnaissance.72 Marie-José Mondzain, « Qu’est-ce que voirune image ? », Conférence à L’UTLS, 2004. <http://www.canal-u.tv/video/universite_de_tous_les_savoirs/qu_est_ce_que_voir_une_image.1405>consulté le 13 janvier 2013.

exemple, mais ce pourrait être aussi du cercle des physiciens àcelui des biologistes, nécessite une traduction qui s’appuie sur desréférences communes et un vocabulaire nouveau. D’une part la valeur des mots change et se charge de nouvelles signications.D’autre part en utilisant certains mots à la place des autres, lechamp sémantique s’élargit et de nouveaux rapprochements peuvent se faire. C’est donc parce que l’on va dire ces théories,qui font un usage scientique de l’écriture, avec les mots dulangage oral ou d’un autre usage de l’écriture, que le sens va êtreaugmenté, qu’un contexte va apparaître, que la découverte, larecherche ou la théorie vont s’enrichir. Le mot, et à plus forteraison la parole, sont donc des moyens pour mettre les sciences àdistance nécessaire pour la réexion, mais il y en a d’autres.

L’un de ces moyens est l’i mage.

Si Baudoin-Jurdant plaide pour la parole, nous soutenonsque l’image joue un rôle tout aussi important dans cette miseà distance réexive qui permet d’intégrer les sciences dans la

culture. Marie-José Mondzain dit que l’image est par essenceune opération de retrait. Pour expliquer son idée elle remonteloin dans la préhistoire et nous demande d’imaginer un homme,debout, face à la paroi sombre d’une caverne :

L’homme de la grotte Chauvet est venu produire du feu, dudiaphane, dans les ténèbres pour y accomplir une opérationimageante avec de la couleur.Debout, face à la roche, il se tient là, dans l’opacité brutaled’un face à face, confronté à son point d’appui qui est aussison point de départ.Le voilà, i l tend le bras, il s’appuie.Sa main se pose, cette main s’écarte, se sépare et tient la

roche de la distance d’un bras.Tel est en eet la première mise à distance de soi […] 72

IIII Les imaginaires des représentations scientiques Autorité scientique et prise de distance

C’est ainsi que Marie-José Mondzain montre par unedémonstration tout à fait pratique que constituer une image c’est

tt à di t d i ê t d d ( i t l

Nous avons vu combien le rapport qu’entretiennent lessciences avec la société a évolué au cours de l’ histoire. Bien quel’idé d l i t i t t j d l’ i i

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73  Ibid.74  Ibid.75  Ibid.

76  Ibid.77  Ibid.

se mettre à distance de soi-même et du monde (qui est par la paroi). Faire une image c’est produire cet écart, cette séparation.C’est aussi produire un lien : avec la distance, un entretien estdevenu possible entre l’homme et « la paroi qui a sa propretenue73 », deux entités séparées, face à face : deux polarités, sont présentes, prêtes à échanger. « L’image est la teneur de ce quise tient entre eux, entre l’homme et la paroi74 » L’image existedépendamment de la paroi comme de l’homme, elle s’inscritentre eux deux : dans cette distance entre deux choses. Nous pouvons alors dire que l’image est la distance.

Marie-José Mondzain décrit l’opération seconde, avec labouche souer le pigment, comme une parole : « cette bouche vidée, je sais qu’elle va parler75 ». Nous retrouvons ici ce quinous rapproche formellement de la parole dont parlait Baudoin- Jurdant. Parler ou peindre en souant, c’est se dessaisir de motsou de pigments, au travers de la bouche.

Enn la troisième opération consiste à retirer la main surlaquelle il vient de souer, « alors apparaît devant les yeux dusoueur l’image, son image, telle qu’il peut la voir parce que sa

main n’est plus là76 ».Une image est donc prête, l’auteur en est retiré, et

cette image nous pouvons la voir. Nous pouvons en devenirspectateurs, c’est-à-dire que nous devons trouver notre place faceà elle.

Faire une image c’est donner à voir à un autre la trace deretraits successifs, de mouvements ininterrompus ou degestes imageants qui produisent un partage des regards.77

L’image est donc la distance qui sépare le sujet du monde,c’est une distance rendue visible. C’est une distance visiblechargée de la valeur du lien qui unit le sujet au monde. Ce lienc’est celui du regard, voir une image c’est donc voir le regard de

l’autre. C’est comprendre ce qui le lie au monde, c’est comprendreson rapport avec ce qui l’entoure. Au même titre que les mots,l’image permet alors la mise en place de cette distance réexive,nécessaire à la conscience des enjeux des sciences.

l’idée de la science autonome existe toujours dans l’opiniongénérale, son bien-fondé est très critiqué. Aujourd’hui lessciences sont pensées comme une activité prenant place dansdes problématiques sociales qui l’inuencent autant que lessciences inuencent la société. Feyerabend va jusqu’à proposerque les orientations de la recherche soient soumises au peupleet que ses résultats soient considérés comme une forme deconnaissance parmi d’autres. Isabelle Stenger ou Bruno Latour pensent, eux, que les sciences sont en elles-mêmes politiques, carelles supposent des choix de la part des citoyens concernés. Si la pensée des sciences change c’est que sa pratique se transformeégalement : la science s’est institutionnalisée, les chercheurs sontdevenus professionnels et la nalité de la recherche est souvent passée de décrire ce qui est à faire advenir ce qui devient . Ce quiconduit les sciences à être aujourd’hui un enjeu économiquemajeur, car les connaissances qu’elles produisent, par exemple par l’intermédiaire de brevets, peuvent en faire une source de prots. Mais plus qu’une marchandise, la méthode scientiqueest devenue, au cours de l’histoire, la logique qui structure nos

sociétés, nos choix politiques et nos manières de penser. Lascience devenue technoscience, s’auto-valorise, s’auto-justie,se développant ainsi selon la logique de capitalisation : elle peutle faire dans une société qui s’est érigée sur les mêmes codes, lesmêmes valeurs, la même exigence de scienticité. Cet ensemblebien construit où les choses se répondent favorablement pourraitdonc continuer de fonctionner ainsi. Mais si nous voulons le penser, il nous faut prendre de la distance par rapport à lui : on peut alors se rendre compte qu’il n’est pas naturel et qu’il pourraitêtre diérent. Il est donc nécessaire de prendre une certainedistance, d’une part, pour le chercheur, par rapport à son objetd’étude et, d’autre part, pour l’individu non-scientique, par

rapport à ce qu’on lui donne à savoir.Nous avons vu que cette distance pouvait être donnée parla parole, ou, ce qui va nous concerner pour la suite, par l’image.Par certaines images.

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L’image commeprise de distance

Grégoire Eloy,«Vivienne Wild, astrophysicienne à l’IAP,travaille sur la forma tion des galaxies.»,

 — in Grégoire Eloy, A Black Matter,éditions Journal / F93, 2012

IIIL’image comme prise de distance

Nous venons de voir dans la deuxième partie quela pratique, la pensée, aussi bien que le statut social dessciences avaient radicalement changé au cours de ces cinq

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sciences avaient radicalement changé au cours de ces cinqderniers siècles. Alors, comment expliquer ce constat auquelnous arrivions en première partie ? Les images de m édiationscientique emploient toujours le même ton, l a mêmegrammaire, les mêmes ressorts rhétoriques, depuis que Vésaleen pose les bases au XVI siècle. La représentation des sciencesn’a pas changé en cinq siècles alors que les sciences en elles-

mêmes se transformaient. Nous ne tenterons pas d’expliquer à proprement parlé ce constat, mais chercherons plutôt des pistes pour proposer un contre-imaginaire des sciences. Nous avonsconclu notre seconde partie sur l’armation que certaines imagesavaient le pouvoir d’émanciper : nous sous-entendions donc qued’autres avaient celui d’asservir . En eet, pour nous, ces vieillesimages, toujours les mêmes depuis Vésale, emploient les mêmescodes stéréotypés sous des formes toujours similaires : gurationet réalisme des représentations, vues en perspective, mises enscène. Elles ont généralement le but d’expliquer . Elles se veulentsans ambiguïté, univoques, et cherchent à faire respecter, pardes moyens qui vont de la conviction à la persuasion, les valeurs

anciennes et pernicieuses de la méthode scientique : objectivitéet universalité appuyées sur des faits pris comme preuves.

Si l’on suppose qu’il y a des images émancipatrices quellessont-elles ? Répondre à cette question servira d’axe de rechercheau développement nos propres images.

La foule, le public, les publicset le spectateur

Dans cette troisième partie nous jugeons opportunde commencer par poser la question du nom et, de fait, dela manière de considérer l’ensemble des personnes qui vont

regarder nos travaux. En médiation scientique en particulieret en communication graphique en général on nomme souventces personnes par le terme générique : le public ; ou bien, de plusen plus souvent, par celui, plus sociologique, qui établit desregroupements en suivant des critères divers : les publics. Ce quinous préoccupe dans la dénomination le public c’est notammentqu’elle est étroitement liée à Auguste Comte, initiateur du

   L ’ i    m   a   g   e   c   o    m    m   e   p  r i   s   e   d   e   d i   s  t   a   n   c   e

IIIIII Les imaginaires des représentations scientiques L’image comme prise de distance

 positivisme dont nous avons parlé dans la partie précédente. Eneet, il faut aller chercher les origines du terme  public au coursdu XIX siècle. Avant cette époque on parle de foule, toujours

L’émancipation commence quand on remet en questionl’opposition entre regarder et agir, quand on comprendque les évidences qui structurent ainsi les rapports du

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1 Reynié Dominique, « L’opinion publiqueorganique. Auguste Comte et la vraie théorie del’opinion publique», Archives de Philosophie, Tome70, 2007, p. 95-1142  Ibid.3  Auguste Comte, Discours sur l’esprit positif ,Paris, Vrin, 2003, § 35, p. 1284  L’aliénation du spectateur au prot de l’objetcontemplé […] s’exprime ainsi : plus il contemple,

moins il vit ; plus il accepte de se reconnaîtredans les images dominantes du besoin, moins ilcomprend sa propre existence et son propre désir.L’extériorité du spectacle par rapport à l’hommeagissant apparaît en ce que ses propres gestesne sont plus à lui, mais à un autre qui les luireprésente. — Guy Debord, La société du spectacle,Gallimard, 1996, édition originale : 1967, p.16

p q p f , j pour la craindre et pour y reconnaître un dé du nombre lancéau gouvernement1. Après la Révolution française, la populationest jugée de plus en plus violente. Savants et l égislateurs veulentcontenir cette puissance, ils « cherchent à organiser cette force, àla désincarner, à la déplacer pour la métamorphoser, en passantde l’action à l’opinion, de la foule au public2 ». Auguste Comte

soutient cette transition, car l’emploi du terme  public, plusneutre que celui de foule, lui permet de continuer à considérerla population comme un ensemble d’opinions uniformes sans pour autant avoir peur de son retournement contre le pouvoir.Il associe cette notion de public à celle d’opinion publique qu’ilentend comme une opinion générale faite de bon sens universel 3.Il peut ainsi fustiger tout élément qui viendrait perturber cetteuniformité, et s’opposer vivement à toute forme de prise de position individuelle.

 Aujourd’hui, le public reste un terme très vague et connoteune masse uniforme, de fait son pluriel lui est de plus en plussouvent préféré : les publics, cette manière de faire permet

de diérencier des groupes, selon des principes hérités de lasociologie : âge, sexe, niveau d’étude, milieu social, etc. et inciteselon nous à percevoir les gens à qui l’on s’adresse de manièrestandardisée, voire stéréotypée. Le terme que nous choisironsd’utiliser est celui de spectateur . Le spectateur est un individu,il n’y a pas de notion de groupe, si ce n’est quand il évoque lespectacle, moment généralement partagé. L’utilisation de ceterme a cependant été violemment critiquée par Guy Debord qui y voyait l’évocation d’un individu passif et aliéné. Pour Debordregarder revient à consommer servilement les spectacles de lasociété4. Cependant, récemment les lectures de Rancière etMondzain nous ont redonné conance en ce terme. Voici ce que

dit Rancière dans Le Spectateur émancipé :

5 Jacques Rancière, 2008, op. cit., p. 196 À ce propos, Ars Industrialis, dont nousavons parlé plus haut, réhabilitent le terme  public en l’opposant à celui d’audience : La distinctionentre l’audience et le public rejoint celle entrele consommateur et l’amateur (et donc celle del’usager et du praticien). Il n’est pas de public quine soit critique, et il n’est pas de critique sans

attention profonde, celle précisément qui estliquidée par les stratégies d’audimat cherchant àaugmenter la disponibilité des cerveaux pour la

 publicité. — Ars Industrialis, «Public / Audience»,Glossaire, <http://arsindustrialis.org/public>,consulté le 25 février 20137 Jean-Marc Lévy-Leblond, 2007, Ibid.

q q ppdire, du voir et du faire appartiennent elles-mêmes à lastructure de la domination et de la sujétion. Elle commencequand on comprend que regarder est aussi une action quiconrme ou transforme cette distribution des positions. Lespectateur aussi agit, comme l’élève ou le savant. Il observe,il sélectionne, il c ompare, il interprète. Il compose son propre

 poème avec les éléments du poème en face de lui.5Nous considérons donc le spectateur comme un individu

actif, qui cherche toujours dans son regard à subvertir les codesde l’image6. À nous alors de lui proposer des images à sa hauteur,c’est-à-dire des images qui se laissent discuter, réassembler, quine soient pas dans la volonté de faire agir d’une autre manièreque dans son observation et son interprétation, c’est à dire qui nerepoussent pas le moment de l ’action à un moment ultérieur (parune incitation à agir, militer, changer, etc.), mais qui proposentl’action du regard immédiatement .

Nous acceptons le terme culture comme

le potentiel de déplacer les liens entreles choses, les idées et les gens enrévélant leurs diff érences.

 Jean-Marc Lévy-Leblond, physicien largement engagédans la popularisation des questions scientiques, prend commeleitmotiv ce programme : Mettre la science en culture. Il préciseainsi les enjeux de sa volonté :

Mieux vaut utiliser la possibilité neuve d’un certain recul parrapport à l’impérialisme intellectuel de la science, non pournier son importance ou son intérêt et tenter son impossibleoccultation, mais, au contraire, pour essayer d’enn la voir,

de loin, et lui assigner une place propre dans le paysageculturel.7

IIIIII Les imaginaires des représentations scientiques L’image comme prise de distance

Nous nous reconnaissons à priori dans cette devise, mais ilreste à préciser, ou tout au moins démêler et choisir une manièred’employer le vaste mot culture. Couramment, nous désignons

On pense avec la culture. Elle ne crée pas du consensus.Quand ils veulent renforcer le sentiment communautaire par la culture les politiques se trompent. L’œuvre d’art

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8 Olivier Marboeuf est auteur, critique,performer et commissaire indépendant. Il estdirecteur de l’Espace Khiasma depuis 2004.Son parcours s’articule autour des enjeux dela transmission. Depuis plusieurs années, sesrecherches se concentrent sur une relecture ducolonialisme selon des principes de spéculationnarrative qui viennent entrer en friction avec le

récit historique dominant. Très impliqué dans lecinéma d’artistes, il est également producteur delms et programmateur au sein de Phantom, undépartement de Khiasma.9  Khiasma est une structure de production etde diffusion artistique et culturelle dont les actionsquestionnent les relations entre art et pratiquessociales.

 par culture l’ensemble des liens qui nous réunissent autour deconnaissances, de rites, d’habitudes, de goûts, de valeurs, quel’on a plus ou moins en commun. Mais il y a aussi la Culture — àqui l’on donne parfois un grand C pour la diérencier — celleque l’on fabrique dans les lieux et les milieux culturels, celleque l’on fabrique nous, en tant que futurs anciens élèves des

arts décoratifs. De cette culture nous pourrions chercher un périmètre, mais chercher de la précision dans son contour serait peine perdue, parce que justement une des principales activitésde ceux, dont nous, qui faisons de la Culture, est de chercheroù en sont les limites, pour les déplacer. Il faut donc accepterl’imprécision et dénir la culture comme nous aimerions la voiret la faire. Alors pour nous, la culture est une recherche sansméthode établie. Elle est une manière de faire qui cherche à lafois méthode et résultat. De même, les règles, la grammaire, nesont connues ni de l’acteur ni du spectateur, c’est donc un travailde recherche pour celui qui la fait, mais aussi pour celui qui laregarde. Cette caractéristique oppose la culture à l’éducation :

cette dernière est une manière de faire dans laquelle personnene se pose de question, ni le professeur, ni l’élève, en tout cas pasde vraies questions, juste les questions dont les réponses sontconnues ou bien écrites, au dos de la feuille ou à l’envers. Laculture, elle, n’a pas de réponses anticipées, chacun s’en inventeet en général personne n’est d’accord. Enn, dans l’idéal ce seraitainsi, s’il n’y avait personne pour parler plus fort et pour dire àceux qui écoutent ce qu’est la bonne réponse. Alors la culturetend à créer des singularités, des individus singuliers et parfoisessaie de les faire parler ensemble pour qu’ils échangent leursregards, ce qui peut parfois faire changer des choses dans lesconstructions que se font les gens dans leurs pensées et donc

nalement entre eux, dans l a société. Olivier Marbœuf 8

qui dirigela structure culturelle Khiasma9 dit ceci :

10 Céline Piettre, «L’espace KHIASMA,laboratoire visionnaire pour l’éducationartistique», sur le site Blouin Art Info, 13décembre 2012, <http://f r.blouinartinfo.com/news/story/848148/lespace-khiasma-laboratoire-visionnaire-pour-leducation>, c onsulté le 25 février2013.

nous travaille. Elle révèle à quel point nous sommes tousdiérents. Les structures d’éducation populaire fabriquentune communauté asservie. Il faut d’abord créer de lasingularité (c’est de ça dont les gens ont be soin) pour que lacommunauté se forme ensuite d’elle-même.10

Pour Olivier Marbœuf la culture est moins quelque

chose de communautaire que quelque chose qui transforme lesgroupes en révélant des diérences. Mettre en culture les sciencesc’est donc permettre au spectateur de se faire une opinion personnelle sur des sujets à propos desquels les réponses sonthabituellement protégées de la remise en question par le sceaude la vérité scientique, qui nous autorise comme seul lien celuide l’éducation, et comme seule action celle d’apprendre. Mettreen culture consiste à questionner les sciences et les techniquessur des aspects qui n’ont pas l’habitude de l’être, notamment lamanière dont les sciences se font : comment, par qui et pour qui ;et l’aborder d’une manière toujours nouvelle sans généraliser,sans une méthode préétablie. Il s’agit aussi de relativiser le statut

du savoir scientique, c’est-à-dire de confronter des questionssoulevées par les recherches en science à d’autres manières dechercher qui les abordent avec un autre point de vue, celui queFeyerabend dirait dadaïste ou anarchique, ou bien celui descultures  populaires. C’est aussi aborder de manière sensible lesobjets et les sujets employés et déployés par les sciences. Et pournir, c’est créer des espaces, des interstices pour l’implication desindividus en général, dans le déroulement et l’application de larecherche, c’est vouloir une mise en démocratie des sciences.

IIIIII Les imaginaires des représentations scientiques L’image comme prise de distance

La remise en question des rapports doitbousculer la séparat ion simpliste entreles savants et les ignorants et proposer

 Jacques Rancière dans Le Spectateur émancipé , « il n’est pasd’ignorant qui ne sache déjà une masse de choses13 », l’ignorantn’existe pas, il n’est personne qui n’ait jamais rien appris par lui-

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11 La tradition veut que cette phrase ait étégravée à l’entrée de l’ Académie fondée à Athènespar Platon — Platon, République, traduction

Robert Baccou, livre VII, note 492, éditions GFFlammarion, Paris, 196612 Jean-Marc Lévy-Leblond, 2007, op. cit.

à la place une image des sciences quin’est pas basée sur les compétences,mais sur les capacités d’int elligence quenous possédons tous.

L’omniprésence de l’argument de scienticité tend à

nous faire croire que toute personne non-scientique ne serait pas compétente pour juger quoi que ce soit se rapportant à cedomaine. Cette idée a fait du domaine scientique un champ closoù « nul n’entre s’il n’est géomètre11 ». Telle qu’elle est pratiquée,la médiation scientique renforce cette scission entre ceux quiseraient compétents pour penser de manière scientique, et ceuxqui ne le seraient pas.

Nous laissons croire qu’il y a d’un côté le public, les profanes, ceux qui ne savent pas, et de l’autre côté, nous, lesscientiques, ceux qui savent – les savants, [...] Or l’une descaractéristiques profondes de la situation actuelle est quece hiatus n’existe pas. Nous, scientiques, ne sommes pas

fondamentalement diérents du public, sauf dans le domainede spécialisation extrêmement étroit qui est le nôtre. Devantles problèmes, des manipulations génétiques ou du clonage par exemple, je suis exactement – ou presque exactement –dans la même situation que le profane.12

Ce que dit Lévy-Leblond dans ce discours à destinationd’un public de chercheurs, c’est qu’il faut cesser de croire que laconnaissance scientique est diusée depuis un point plus élevé,le laboratoire, l’école, le musée, pour aller vers l’ensemble desconcitoyens qui recevront ainsi passivement la connaissancequ’on leur donne. Il n’y a pas deux pôles, l’un connaissant donccompétent , et l’autre ignorant donc forcément incompétent . En fait,

chacun est, à la fois, connaissant et ignorant. Certes le chercheurconnaît son domaine de spécialisation, mais c’est un domaineextrêmement étroit qui n’a de valeur qu’inséré dans un réseaude connaissances bien plus larges et partagées. C’est ce que dit

13 Jacques Rancière, Le Spectateur émancipé,La Fabrique, 2008, p.1414  Ibid., p. 1415  Ibid., p. 14

16 Jacques Rancière, Le Maître ignorant : Cinqleçons sur l’émancipation intellectuelle,Fayard, 198717  Joseph Jacotot se trouva par hasard,→

même « en regardant et en écoutant autour de lui, en observantet en répétant, en se trompant et en corrigeant ses erreurs14 ».La bipartition entre le maître et l’ignorant est une invention qui justie la logique de la relation pédagogique souvent employée pour aborder les sciences et les techniques. Pour Rancière cetteséparation est une mise en scène :

Le rôle dévolu au maître y est de supprimer la distance entreson savoir et l’ignorance de l’ignorant. [...] Malheureusementil ne peut réduire l’ écart qu’à la condition de le recréersans cesse. Pour remplacer l’ignorance par le savoir, il doittoujours marcher un pas en avant, remettre entre l’élève etlui une ignorance nouvelle. La raison en est simple. Dans lalogique pédagogique, l’ignorant n’est pas seulement celui quiignore encore ce que le maître sait. Il est celui qui ne sait pasce qu’il ignore ni comment le savoir. Le maître, lui, n’est passeulement celui qui détient le savoir ignoré par l’ignorant. Ilest aussi celui qui sait comment en faire un objet de savoir, àquel moment et selon quel protocole.15

Selon Rancière dans Le Maitre ignorant 16

puis dans LeSpectateur émancipé , la relation pédagogique est une manière pour le maître de garder toujours une supériorité sur l’élève. Jamais le maître ne donne accès à toutes ses connaissances ;s’il laisse parfois apercevoir l’étendue de ce qu’il sait, c’est ande montrer à l’élève l’ignorance qu’il lui reste à combler pour parvenir jusqu’à lui. Mais, lui, garde toujours une connaissanced’avance. Et entre l’élève et la connaissance, le maître garde lecontrôle par l’intermédiaire du protocole d ’accès, c’est-à-dire parla pédagogie, qu’il est seul à décider. En entretenant l’ignorancede l’élève , celle de l’objet du savoir qu’il diuse par bribes, maisaussi celle du protocole pour l’obtenir, « il enseigne d’abord

[à l’élève] sa propre incapacité ». Ce qui conduit le maître à vérier sans cesse «sa propre présupposition, l’inégalité desintelligences » qu’il met lui même en scène. C ’est ce que Jacotot17,

IIIIII Les imaginaires des représentations scientiques L’image comme prise de distance

 pédagogue que Rancière prend en exemple dans son livre Le Maître ignorant , nomme abrutissement 18. Nous pensons doncqu’il est réducteur pour le spectateur que nous nous placions

éd f à l i C’ t à di d i

 prouvés) est-il vraiment un fact eur d’émancipation ? Foucaultnous enjoint, dans Surveiller et punir 21, à renoncer à l’idéetraditionnelle qu’il ne peut y avoir du savoir que là ou il n’y a pasd l ti d i i i i t i té êt A

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dans les années 1820, enseigner à des étudiantsamands dont il ne connaissait pas la langue et quine connaissaient pas la sienne , par l’intermédiaired’un ouvrage providentiel, un Télémaque bilinguealors publié aux Pays-Bas. Il le mit entre les mainsde ses étudiants et leur t dire par un interprèted’en lire la moitié en s’aidant de la traduction, de

répéter sans cesse ce qu’ils avaient appris , de lirecursivement l’autre moitié et d’écrire en Françaisce qu’ils en pensaient. Il fut, dit-on étonné de voir,comment ces étudiants auxquels il n’avait transmisaucun savoir avaient, sur son ordre, appris assezde Français pour s’exprimer très correctement,comment donc il les avait enseignés sans pourautant rien leur apprendre. — Jacques Rancière,« Sur Le maitre ignorant », Multitudes, mit enligne le 1er novembre 2004. <http://multitudes.samizdat.net/Sur-Le-maitre-ignorant> Consulté le19 décembre 2012.

18 Jacques Rancière, 2008, op. cit., p.1519 Que l’on peut traduire littéralement parEn effet le savoir lui-même est pouvoir. — FrancisBacon, Œuvres philosophiques de Bacon, éditionsHachette, 1834, édition originale 1597, p. 47420 Steven Epstein, « Une sciencedémocratique ? Le mouvement AIDS et laconstruction contestée du savoir », Futur

 Antérieur, Numéro 12-13, 1992. Traduit del’américain par Cécile Gaudin. <http://multitudes.samizdat.net/Une-science-democratique-Le>,consulté le 25 février 2013

en pédagogue face à lui. C’est-à-dire que nous ne voudrions pasélaborer un plan de progression, qui mène le spectateur d’un point A à un point B, en passant par des étapes que nous aurionsétablies. Ce qui nous intéresse n’est d’ailleurs pas non plus que lespectateur acquiert un savoir scientique. Nous ne voulons même pas donner aux spectateurs le goût du savoir scientique. Ce que

nous voulons c’est qu’il apporte son propre savoir aux questionsque soulèvent les sciences.

Par exemple, il est absurde de vouloir d’un individun’ayant pas fait des années d’études de physique qu’il comprennela théorie du modèle standard (qui décrit les interactionsentre les particules élémentaires qui constituent la matière).Cela ne servirait à rien et ne serait qu’un asservissement à desthéories dont il ne saisirait ni les tenants ni les aboutissants.Contrairement à la vieille théorie Nam et ipsa scientia potestasest 19, formulée en 1597 par Bacon, nous ne croyons pas que« savoir, c’est pouvoir ». Cette hypothèse laisse croire que«quiconque a accès au savoir, ou peut le monopoliser, est

 puissant en conséquence20

». Cette vieille conception estinspirée d’une idée de Marx, qui pense que les élites tententde monopoliser le savoir pour s’en servir comme ressource ouinstrument. Ce à quoi l’on échapperait en disant : « Le savoirau peuple ! » en allant chercher le savoir que monopolisentles experts pour le partager démocratiquement. Pour autantcet accès aux Savoirs (à la doxa des savoirs-scientiquement-

21 Michel Foucault, Surveiller et punir.Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 197522 Ibid., p. 3223 Mathieu Potte-Bonneville, «La pensée deFoucault, interview de Mathieu Pot te-Bonneville»,

Offensive, no5, janvier 2005. Article à proposde Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âgeclassique, Gallimard, 1972, <http://offensive.samizdat.net/spip.php?article151>, consulté le 25février 2013

de relation de pouvoir qui impose ses exigences et ses intérêts. Aucontraire :

Il faut admettre que le pouvoir produit du savoir (et passimplement en le favorisant parce qu’il le sert ou enl’appliquant parce qu’il est utile) ; que pouvoir et savoirs’impliquent directement l’un l’autre ; qu’il n’y a pas de

relation de pouvoir sans constitution corrélative d’un champde savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne constitue enmême temps des relations de pouvoir. [...] En bref, ce n’est pasl’activité du sujet de connaissance qui produirait un savoir,utile ou rétif au pouvoir, mais le pouvoir-savoir, les processuset les luttes qui le traversent et dont il est constitué, quidéterminent les formes et les domaines possibles de laconnaissance.22

Selon Foucault diuser tout savoir, notammentscientique, du haut vers le bas est insusant. Car il posela question : qui produit le savoir ? et, quels sont les eetsstratégiques de sa dissémination ? Pour lui, quand il étudie le

 pouvoir d’enfermement, il se rend compte que le savoir n’est jamais neutre : il n’est pas simplement produit par le pouvoir— ce qui dans ce cas pourrait donner au savoir un contenuqui réponde aux intérêts du pouvoir, sans forcément asservirquiconque —, mais il est doublement lié à lui : une relationde pouvoir crée un savoir, mais, ce sur quoi Foucault insiste,tout savoir est également constitutivement nécessaire à unerelation de pouvoir. Ce qui signie que le pouvoir passe par lesconnaissances et que toute connaissance est l’asservissement àune certaine relation de pouvoir. Foucault illustre cette idée parl’exemple de la fabrique et de la transformation des sciences :selon Mathieu Potte-Bonneville, Foucault constate que « les

savoirs reposent sur une organisation, c’est-à-dire une manièredont des corps assujettissent d’autres corps23 ». En eet,l’institution scientique repose sur une hiérarchisation très

IIIIII Les imaginaires des représentations scientiques L’image comme prise de distance

forte des individus, et rien n’indique que cet assujettissementne déborde pas du cercle des chercheurs, cela est visible toutau moins dans le domaine médical où le patient est, comme leconstate Foucault en observant les patients en psychiatrie24

Message détonnant relativement à l’enthousiasmed’habitude provoqué par l’évocation des Fablabs et autres lieuxde bricolages électroniques. Généralement, l’opinion publiques’enthousiasme et certains vont jusqu’à y voir un formidable outil

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24 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âgeclassique, Gallimard, 197225 Steven Epstein est professeur desociologie à l’université de San Diego enCalifornie. Il est l’auteur de Histoire du sida éditéen 2001 chez Les Empêcheurs de penser enrond. Son ouvrage retrace les controverses surla cause du sida et les interrogations éthiques,

méthodologiques, mais également politiqueset sociales que le développement des essaisthérapeutiquesa soulevées aux États-Unis.26 Sabine Blanc, « Les fab labs en route versle Grand Soir », OWNI, 4 décembre 2012. <http://owni.fr/2012/12/04/les-fab-labs-en-route-vers-le-grand-soir> consulté le 13 janvier 2013.27  Ibid., commentaire de Poney

constate Foucault en observant les patients en psychiatrie ,assujettit à son médecin qui a du pouvoir sur lui. Pour prendreun autre exemple, Steven Epstein25 prend celui des membres dumouvement AIDS devenus de véritables experts sur les questionsde traitement contre le SIDA :

D’un côté, il est impressionnant de voir tant de gens atteints

 par le HIV, capables de citer le nombre de leurs cellulesT,de comprendre le sens de leur niveau d’antigènep. 24 oude micro-globuline bêta 2, et même de réclamer à leurmédecin moins bien informé tel ou tel test. De l’autre, undisciple de Foucault pourrait souligner que la possessionde telles informations augmente la dépendance à l’égard dela technoscience qui sert de médiateur dans notre relationaux faits : quelle connaissance avons-nous des cellules T, endehors des instruments coûteux qui les mesurent et de lathéorie complexe qui les conceptualise ? Que peut révéler untel test, au-delà de la nécessité d’autres tests ?Cet exemple peut paraître exagéré, car il met en jeu

une question vitale pour le patient, celle du choix entrel’asservissement dont il se fait sujet en prenant le problème parun angle où la seule solution provient de la technoscience etla possibilité que cette solution améliore son état de santé etle garde en vie plus longtemps. Pour illustrer à nouveau notre propos, un autre exemple s’ore à nous. À la suite d’un articled’OWNI daté du 4 décembre 201226, dans lequel l’auteure setargue d’avoir été invitée au siège national du Parti CommunisteFrançais pour célébrer les bienfaits sociaux des Fablabs, uncertain Poney commente en ces mots la joie de l’auteure de voir laconstruction d’objets électroniques bientôt à la portée de tous :

L’idée me provoque une dystopie, celle d’un monde où l’on

fabrique nous même nos té lés, pour encore mieux s’asservir,s’auto-implémenter… 27

28 Bernard Stiegler, «La sociétéautomatique», conférence dans le cadre del’académie d’été de l’école de philosophied’Épineuil organisée par Ars industrialis, 2012.<http://www.arsindustrialis.org/la-societe-automatique>, consulté le 25 février 2013. 29 Steven Epstein, 1992, op. cit.

s enthousiasme et certains vont jusqu à y voir un formidable outild’émancipation face aux multinationales de l’informatique oumême de l’industrie en général ; un formidable outil d’échangedes savoirs ; un vivier pour l’innovation. Cependant, si l’onsuit la logique foucaldienne, les fablabs, en prenant le savoirtechnoscientique comme sujet, comme outil et comme savoir

à transmettre, loin de nous permettre sa déconstruction, sacritique ou un quelconque empowerment individuel, participentà nous rendre plus dépendants d’une relation de pouvoirentre technosciences, intérêts économiques et foi dans l e progrès. En eet, les fablabs, au développement accéléré par unenthousiasme politique débordant qui les met toujours un pas enavant de ce qu’ils sont vraiment, risquent par leur autopromotion permanente aux yeux du public, de la classe politique et del’industrie, de passer à côté des enjeux que Bernard Stieglerévoque dans sa conférence sur la société automatique28 : fairedes choix qui vont décider de la qualité de notre autonomie oude notre asservissement face aux technologies d’augmentation 

de l’humain (du smartphone aux améliorations génétiques), auxlogiques de gestion, aux systèmes de surveillance et de contrôlede plus en plus automatisés. La vitesse ne laissant pas le temps deconstruire de nouveaux reculs critiques, nous sommes contraintsde penser avec le savoir dominant déjà en place, ce qui ne fait querenforcer le pouvoir qui lui correspond :

Plus nous distribuons le savoir antérieurement monopolisé par les experts reconnus, plus nous donnons consistance àl’hégémonie culturelle de la science sur nous. 29

 Alors, comment parler des sciences sans se contenter dedistribuer leurs savoirs ? C’est une question qui semble simple,mais qui est peut-être trop rarement posée au vu du nombre de

 projets qui éduquent aux connaissances scientiques. L’approchede Rancière nous aide à y rééchir :

IIIIII Les imaginaires des représentations scientiques L’image comme prise de distance

Ma perception et ma pratique, en tout cas, s’opposenttotalement à l’idée qu’elles doivent produire des diagnostics.La philosophie est une activité qui déplace les compétenceset les frontières : elle met en question le savoir des

chose pour parler des sciences : de leurs pratiques, de leurshistoires, de leurs enjeux. Nous pensons que l’intérêt d’une miseen culture des sciences réside dans les liens à réaliser entre lesconnaissances de tous bords et dans l es décalages ainsi opérés.

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30 Jacques Rancière, « Le philosophe JacquesRancière : La parole n’est pas plus morale que lesimages », propos recueillis par Olivier Pascal-Moussellard, Télérama, no 3074, décembre 2008

et les frontières : elle met en question le savoir desgouvernants, des sociologues, des journalistes, et tente detraverser ces champs clos. Surtout, sans jouer les experts !Car ces compétences sont une manière de rejeter ceux qu’ondira incompétents, alors que le philosophe cherche justementà mettre en évidence la capacité de penser de chacun. Son

but est de sortir de cette vieille tradition intellectuelle,qui consiste à expliquer à ceux-qui-ne-comprennent-pas, pour mettre en valeur des capacités d’intelligence quiappartiennent à tous, exerçables par tous.30

 Vous pouvez relire en changeant philosophie par graphismeet philosophe par graphiste. Allez-y.

Selon nous l’image ne doit pas produire des énoncés clairs,des comptes-rendus, des synthèses, ce que Rancière appelle desdiagnostics. Il y a une diérence entre une visibilité et une image.Certaines visibilités imposent leur autorité et font un diagnostic,c’est le type de visibilités que nous avons étudié dans la première partie : les illustrations de Vésale et d’IBM font autorité. Parce

que leur nalité est celle de promouvoir les découvertes qu’elles présentent pour asseoir l’autorité de ses producteurs : l’autoritéde Vésale comme médecin du roi et l’autorité d’IBM commeleader du marché de l’informatique. Cependant nous n’avons pour notre part rien à promouvoir, nous sommes en dehors duchamp des sciences et nous voulons seulement voir et peut-êtreagir sur ce qu’il s’y passe parce que nous sommes curieux et aussique nous voyons bien que ce qui se passe dans ce champ a desrépercussions sur nos vies.

Puisque nous n’avons rien à promouvoir, nous n’avons rienà défendre. Longtemps la médiation scientique a eu pour butavoué de faire comprendre les découvertes scientiques parce

que les autorités pensaient qu’ainsi le public serait plus rassuréet accepteraient alors plus facilement les nouvelles technologieset les changements qu’elles provoquaient dans leurs vies. Il n’est peut être nalement pas nécessaire de faire comprendre quelque

31 Jean Marc Lévy-Leblond, Aux contraires :l’exercice de la pensée et la pratique de la science,éditions Gallimard, 1996, sur la quatrième decouverture.

32 Ou du moins peut apparaître sous formede visibilité, mais il y a aussi des images olfactives,tactiles, audibles, gustatives.33 Marie-José Mondzain, 2004, op. cit.

connaissances de tous bords et dans l es décalages ainsi opérés.Le temps est venu d’une réexion sur les rapports entrethéories scientiques et pensée commune, analysant etcritiquant le transfert inconsidéré de concepts ( ou, plussouvent, de simples formules ) des unes vers l’autre, et proposant un autre type de relation.31

 An d’impliquer les uns et les autres, il est maintenantnécessaire de mettre en évidence la capacité de penser de chacun.Nous pourrons alors rapprocher ces connaissances issues de tousmilieux : tradition, bon sens, expériences personnelles, cultureslocales, cultures parallèles, goûts personnels, etc. avec cellesissues du milieu scientique, les enrichir mutuellement sanshégémonie scientique, avec un regard critique et en prenant cesrapprochements au sérieux. Pour réaliser cela, nous souhaitons proposer des images «fragiles » qui laissent au spectateur desmarges d’interprétation stimulantes.

Nous aspirons à faire de nos visibilités (de nos formes,dessins et signes) des images. Cela pourrait paraître quelque

 peu prétentieux parce que des images, il n’y en a pas tant que ça.Marie-José Mondzain nous dit même qu’elles sont rares, parcequ’une image, pour elle, est diérente d’une visibilité . L’imageapparaît sous forme de visibilité 32, mais toutes les visibilités nelaissent pas apparaître des images. Une visibilité est en attented’être qualié par un regard, une image c’est ce qu’il y a entre lespectateur et certaines visibilités, c’est le regard du spectateur.Nous devrions donc plutôt dire que nous voulons provoquer desimages, c’est-à-dire faire des visibilités qui provoquent, avec toutce que cela implique de la part du spectateur, une image. Parcommodité nous dirons tout de même faire une image, sous-entendu faire-une-visibilité-provocant-une-image. Voir une image,

toujours pour Mondzain c’est non point « voir une réalité, mais voir un horizon, une ction constituante, un imaginaire éthiqueet politique où se joue la dénition de l’humanité elle-même33 ».Selon cette idée, une image laisse assez de vide et assez de signes

IIIIII Les imaginaires des représentations scientiques L’image comme prise de distance

 pour que ces choses-là (les horizons, les ctions, les imaginaires) puissent arriver. Il ne s’agit pas de prendre « quelque chose, unsavoir, une capacité, une énergie qui est d’un côté – dans uncorps ou un esprit –34 » et de le faire passer dans un autre, non

une gestion de cité par un roi mathématicien. Nous retrouvonslà l’idée, l e rêve d’Auguste Comte dans l a société positiviste, celuide pouvoir gérer la cité de manière totalement scientique. Mais,opposé à Platon sur ce point, il y a Aristote qui a un atout « c’est

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34 Jacques Rancière, 2008, op. cit., p. 2035 Michaela Fiserova et Marie-José Mondzain,2008, op. cit.

36  Ibid.37  Ibid.

p p p plus de mettre ces beaux ingrédients en bloc dans une image,tout simplement parce qu’on ne peut rien mettre dans une imagetelle que nous l’avons dénie et tel que nous la considérons, pourla raison que l’image se fait au moment où elle est vue. Nous pouvons considérer ceci comme un problème ou une faiblesse,

 parce qu’en eet une image ne peut transmettre un discoursexact, moins encore que les mots, car « l’image est indécidable, jamais univoque35 ». Mais cependant nous pouvons aussiconsidérer ceci comme une force qui rend si palpitant de faire etde voir des images, parce que la surprise et la subversion viennentde là, parce ce que c’est à cet endroit même que la puissanceimaginaire et politique se construit.

Il y a une notion importante dans la pensée deMondzain c’est celle de la fragilité de l’image. Pour Mondzainl’image est sans cesse en prise avec l’anéantissement de notre puissance imageante que provoquent les visibilités autoritairesomniprésentes lorsque «les ux audiovisuels deviennent

le marché le plus rentable dans l’organisation des nouvellescécités». Et cette opposition entre image fragile et imageautoritaire nous concerne tout particulièrement dans notredésir de lier science, politique et image, parce que dès l’Antiquitécette même problématique de l’opposition fragile–autoritaire se présentait sous la forme de fragile–mathématique. À l’époquePlaton ne reconnaît de dignité qu’à ce qui permet de construireun savoir et une vérité et n’accorde aucun intérêt à « des choses peu sûres, des vraisemblances, des régimes opinatifs de la parole,des ignorances du lendemain, des contingences, des fragilités36 »qui constituent pourtant ce que les hommes partagent dansla cité. Mais lui « aimerait que le roi soit philosophe et que lemathématicien soit philosophe et donc que le mathématiciensoit le roi et le philosophe, bref, il aimerait que tout ça fabriquedu pouvoir un peu solide37 ». Autant dire que pour lui l’image estd’une faiblesse et d’une inutilité agrante. Il ne laisse place qu’à

38  Ibid.39  Ibid.

pp p y qd’avoir saisi que le politique était un régime de fragilité et dedoute, d’inconsistance, d’ignorance38 ». Aristote voit beaucoup plus clairement qu’une gestion scientique de la cité est absurde« parce que d’abord la vie politique est temporelle et donc liée à lamort du passé et à l ’ignorance du futur, et que le présent était fait,

travaillé par cette disparition des choses et par cette ignorance dece qui vient39 ». Donc pour Mondzain et aussi pour Aristote la vie politique fait partie du régime de semblance, au même titre quel’image, c’est-à-dire qu’elles font partie d’un régime où les chosessemblent , avec lesquelles on ne peut pas construire un savoir.C’est pour cela qu’il est important pour nous de garder cettefragilité de l’équivoque dans les images, parce que c’est bien ellequi permet de comprendre que la science n’est pas une autoritédont les savoirs permettent de répondre à tous les problèmes etsurtout pas à ceux de la vie politique, et même au contraire quec’est à la vie politique, à la population et aux spectateurs, de fairedes choix sur le cours des sciences et de répondre aux questions

qu’elles posent.

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Conclusion

Grégoire Eloy,«Coupole de l’Institut

d’Astrophysique de Paris», — in Grégoire Eloy, A Black Matter,

éditions Journal / F93, 2012

La question de la place de l’imaginaire dans la recherchescientique a motivé l’écriture de ce mémoire. On a souventcherché à s’éloigner de ce mécanisme, qui semble pourtantinévitable — voire même à l’éliminer. Gaston Bachelard le

idé i b l à l é i i S l

Conclusion

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considérait comme un obstacle à la pensée scientique. Selonnous, cette méance se ressent encore dans les images produites par les scientiques eux-mêmes ou par les médiateurs. Cettecrainte, nous la voyons dans l’aspiration des producteurs àfaire des images dites «objectives», c’est à dire des images qui

 veulent être des «faits». La contradiction se révèle quand, pource faire, leurs auteurs usent d’une rhétorique faite de référencesaux prestigieux événements de l’Histoire ou emploient destechniques de représentation nouvelles et sensationnelles. Dèslors, ils ancrent leur discours visuel dans la société, la culture etl’imaginaire de leur temps.

C’est à ce constat que nous sommes arrivés dans la première partie, via l’étude de deux illustrations : l’une médicale,l’autre de nanotechnologie. Le choix de ces images en tantqu’objet d’étude se justie par le fait qu’elles ont été produitesou commandées par un laboratoire ou un chercheur,donc provenant du monde de la recherche, sans intermédiaires

extérieurs. On peut alors faire l’ hypothèse que ces images sont plus «objectives» que des images ayant circulé au travers desmédias, journaux spécialisés ou non, télévision ou cinéma.Pourtant, elles convoquent un ensemble de signes qui en fontl’expression d’un point de vue singulier. Malgré les cinq cent an squi séparent ces deux illustrations, nous percevons dans chacuned’elles un recours à notre imaginaire collectif : à l’Histoire, à la philosophie, à l’art et à la technologie. La prise de conscience quien découle, en outre que les références culturelles inuent sur lesimages, quelles qu’elles soient, questionne l’idée qu’une image pourrait être «objective », et par extrapolation, que les sciences pourraient être «autonomes». En eet, puisqu’au travers de cesimages nous avons vu toute l’importance des problématiquessociales, économiques et personnelles de leur temps, les notionsd’objectivité et d’autonomie paraissent bien éloignées de ce qu’est,

    C   o   n   c l   u   s i   o   n

Les imaginaires des représentations scientiques Conclusion

scientiques pour s’intéresser à d’autres aspects. En observantles sciences, d’une part au niveau de leurs processus, et d ’autre part dans leurs eets sur notre société, il devient alors possibled’ouvrir la culture scientique à de nouveaux sujets en ne secontentant pas de diuser une connaissance établie mais en

en pratique, la recherche. Alors, nous avons cherché pourquoices deux idées avaient leur place dans la pensée commune et d’où venait ce poncif.

Nous avons vu que le sociologue Richard Merton armaiten 1942 que l’institutionnalisation de la recherche au cours du

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contentant pas de diuser une connaissance établie mais eninvitant le spectateur à user de l’intelligence que nous possédonstous.

D’autre part, le philosophe Paul Feyerabend critiqueradicalement le statut particulier et surtout hégémonique

des connaissances scientiques. Selon lui, ce caractère relèved’un consensus général qui lie les événements, procédéset résultats d’une certaine manière et masque les autresconceptions possibles, telle que celles proposées par les culturestraditionnelles. La méthode scientique est pour lui une manière parmi d’autres de former des connaissances et en conséquenceil arme que tout est bon. Pour lui les moyens n’ont que peud’importance et les ns le préoccupent bien plus. En armantcela, il renverse le dogme autorisant le chercheur à ne pas se préoccuper des conséquences de ses recherches ni à se poserde questions sur ce qui est souhaitable ou ne l’est pas. Cetintérêt particulier porté aux conséquences des sciences l’amène

à proposer la mise en place de dispositifs qui permettraientl’implication et la participation des citoyens dans la recherche.Cependant, il reste vague sur une quelconque forme d’application possible de cette proposition. Cet élan que Feyerabend a décidéde laisser en suspens a motivé la suite de ce m émoire vers la proposition d’une manière de faire participer les images àl’ambition d’impliquer les citoyens dans la recherche.

Sans vouloir contrôler les chercheurs, nous pensons qu’ilest important de porter un regard sur la manière dont se fontles sciences et dont les découvertes sortent des laboratoires et prennent place dans notre société.

Faisant communiquer préoccupation et option, nousempruntons le terme matter of concern à Bruno Latour pourqualier les nouveaux questionnements induits par la mise en pratique hors du laboratoire des découvertes. Ce terme nous permet de souligner que les sciences posent des questions mais

en 1942 que l institutionnalisation de la recherche au cours du XVIIe siècle avait permis à celle-ci de s’isoler de toute inuenceextérieure. Selon lui, l’autonomie et le désintéressement deschercheurs permettent aux savoirs qu’ils produisent d’êtreobjectifs et universels. Cette description du monde de l a

recherche ne correspond pas à nos hypothèses formulées d’aprèsles illustrations de Vésale et d’IBM, parce que l’un des piliers desa théorie — la conviction que les chercheurs peuvent s’abstenirde toute considération extrascientique — semble intenabledans la pratique. Nous nous sommes donc tournés ensuite versd’autres points de vue prenant en compte les considérationsextra-scientiques: les circonstances (dans le sens de ce qu’il y aautour ) de l’imaginaire jusqu’à l’économie. La vie de laboratoire, paru en 1979, de Bruno Latour et Steve Woolgard, nous a fait voir l’institution scientique non plus comme un isolât détachéde notre monde, possédant ses propres règles, mais comme lelieu d’une intense activité sociale que l’on peut étudier avec le

regard distant de l’anthropologue pour y voir toute une série derelations qui inuent sur le travail produit. Ce regard nouveau surla fabrique des sciences permet d’écarter une certaine culpabilitéressentie par les auteurs d’images dites «scientiques»face à la subjectivité ou l’équivoque. En eet, si la recherchescientique ne se développe ni dans un milieu autonome nine garantit une objectivité absolue de ses résultats, alors la part de circonstanciel, d’imaginaire et de subjectif doit êtreassumée dans les images que les sciences produisent. Certes, lesillustrations à l’ambition objective doivent exister, car elles sontnécessaires à la compréhension du sujet d’étude et à l’échangeentre les acteurs de la recherche. Mais prendre en compteles circonstances entourant la recherche et armer que lesconnaissances produites sont inuencées par ce contexte ouvrela porte à de nouvelles approches de la médiation scientique,qui s’éloignent d’une forme d’alphabétisationaux connaissances

Les imaginaires des représentations scientiques Conclusion

Sans renier, ce qui serait absurde, l’importance de ladiusion des connaissances scientiques et techniques, nous pensons donc que ce n’est pas la chose la plus importante, et entout cas pas l’unique manière d’aborder la culture scientiqueet technique À la manière de Rancière nous proposons

n’en résolvent pas : elles sont politiques car elles exigent de fairedes choix, mais sont incapables d’être une mère pour la politiquecar elles ne peuvent donner aucune réponse incontestable, et,surtout, factuelle.

Nous nous sommes pourtant rendus compte que les

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et technique. À la manière de Rancière, nous proposonsune approche de l’image scientique libérée des obligationséducatives, de l’expertise, de ce qu’il appelle diagnostic et detoute forme de hiérarchisation des individus suivant leurscompétences. Il nous paraît n écessaire de faire appel aux

capacités d’intelligences de chacun par des formes d ’expressionsgraphiques riches, utilisant la métaphore, l’évocation etl’équivoque pour mettre en doute toute connaissance qui auraitla prétention de vouloir être un fait.

Nous avons choisi de ponctuer ce mémoire des photographies de Grégoire Éloy parce qu’elles témoignentd’une manière de mettre en pratique les idées que nousdéveloppons dans ces pages. En eet, ces dernières portent unintérêt particulier au contexte de la recherche : les bâtiments,les instruments, les bureaux et les images qui les décorent. Les portraits des chercheurs sont travaillés avec des ous,évoquant peut-être les voies lactées, ou la part insaisissable inhérente

à tout travail cognitif. La démarche de Grégoire Éloy avecF93 et les laboratoires d’astrophysique de Paris rappelle cellede Bruno Latour et Steve Woolgar avec le laboratoire deneuroendocrinologie de San Diego en Californie. Grégoire Eloy,comme les deux anthropologues, entre dans un laboratoire sansrien connaître du sujet qui y est étudié, et peut ainsi aborderce milieu avec un regard neuf, capable de discerner ce qu’unchercheur ne voit plus à force d’ habitude. Enn, l'intérêt de ces photographies vient aussi de ce qu'elles procèdent par analogie,métaphores et évocations, en faisant appel à l’intelligencedu spectateur. L’édition des photographies de Gregoire Eloy sous forme d’un livre, A Black Matter , renforce cet appel en nefaisant mention d’aucun texte, laissant au spectateur la libertéd’interpréter les photographies comme il l’entend.

Nous nous sommes pourtant rendus compte que leschercheurs et la méthode scientique se sont en continuimmiscés et érigés en administrateur des pouvoirs quistructurent la société. Par cette présence continuelle, les valeursscientiques, qui ont inuencé nos modes de pensée et nos

 jugements, peuvent nous faire oublier que les connaissances produites sont sous-tendues par ce que omas Samuel Kuhnappelle un paradigme. Baudouin Jurdant nous alerte sur cerisque et nous invite à prendre de la distance par l’intermédiairede la mise en mots, en paroles et en discussions que permet la vulgarisation scientique. Nous ajoutons alors que l’image peut jouer ce rôle-là, et proposons dans la dernière partie de rééchiraux conditions des images pour opérer cette prise de distance.

Pour Marie-José Mondzain, faire une image revient àmettre une distance entre le sujet et le monde. C’est pourquoielle diérencie une visibilité et une image. Pour elle l’image estle lien, soit la distance, entre ce-qu’il-y-a-sous-nos-yeux , qu’elle

nomme visibilité , et nos imaginaires. L’image pour elle est doncinsaisissable, produit de notre regard n écessairement subjectif.Ce que l’image de science cherche en général à faire, c’est faireoublier cette subjectivité en usant d’une rhétorique qui peut luidonner l’aspect d’un fait . Ce que nous proposons, au terme decette recherche, est au contraire d’assumer la subjectivité desimages et les interprétations changeantes nées de la singularitédes regards, an justement de donner la possibilité au spectateurde prendre la distance nécessaire à la réexion.

Nous pensons que cette mise à distance critique ne peutêtre réalisée qu’en sortant les sciences du domaine exclusif del’éducation, qui est, selon nous, une forme d’asservissement à unmaître et à la connaissance qu’il diuse, pour l’introduire dans laculture, au sens d’un système de redénitions des rapports entreles choses et les gens, permettant l’émancipation.

Les imaginaires des représentat ions scientiques Conclusion

 J’ai mené cette recherche car j’ai toujours eus de l’intérêt pour les sciences, notamment les sciences de la nature, ainsi que pour la sociologie. Depuis mes discussions avec mon ami Léo, quiétudiait l’épistémologie, je voulais approfondir cet intérêt, maisje ne savais comment le concilier voire l’utiliser dans mon travail

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 je ne savais comment le concilier voire l utiliser dans mon travailgraphique.

Cette recherche m’a donc permis d’aner la manièredont je souhaitais aborder les sciences, par quels aspects, dansquels but. Je me suis rendu compte que ce qui m’intéressait se

situait dans les à-côté de la recherche (qui ne sont des à-côtéque par rapport à ce que l’on considère comme étant le cœurdes sciences : les théories, la méthode, les expériences, lesdécouvertes...). C’est à dire la vie qu’il y a autour de la recherche:dans le laboratoire, et après en être sorti, ce que ces recherchesdeviennent dans notre société.

Concrètement, je me suis également posé la question dema position par rapport à ce milieu : dois-je m’en tenir proche,travailler comme graphiste pour des laboratoires qui ont engénéral une communication dont il n’y a pas besoin de faire unmémoire pour dire qu’elle est attristante, ou bien en m édiateurentre lui et les spectateurs, ou bien à son encontre, dans la

critique de ses dérives ? Aujourd’hui, je pense à une position plusindépendante, proche de structures telles que F93 qui cherchentde nouvelles manières d ’aborder les sciences, toujours en rapportavec la société.

Les imaginaires des représentat ions scientiques

Livres

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Ivan Amato, Nanotechnology :Shaping e World Atom

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Bilbiographie

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Peter Sloterdijk dans Lamobilisation innie : vers unecritique de la cinétique politique,éditions Christian Bourgois,2000, édition originale 1989

 Jacques Rancière, Le Maîtreignorant : Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle,Fayard, 1987

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Michel Foucault, Surveiller et  punir. Naissance de la prison,Gallimard, 1975

Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard,1972

Guy Debord, La société duspectacle, Gallimard, 1996,édition originale 1967

Michel Foucault, Les Mots et les Choses ; Une archéologie dessciences humaines, Gallimard,1966

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Roland Barthes, Mythologie,Seuil, 1957

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Ludwik Fleck, Genèse et développement d’un fait 

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Articles

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Bilbiographie

Conférences disponibles

sur internet

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 Achevé d'imprimer en Février 2013

 

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MÉMOIRE DE COMMUNICATION GRAPHIQUE

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