Les aventures alsaciennes de Sherlock Holmes

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les enquêtes rhénanes CHRISTINE MULLER OLICIER LES AVENTURES ALSACIENNES DE SHERLOCK HOLMES

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Extrait du livre de Christine Muller

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les enquêtes rhénanes

Christine Muller

OLICIER

les aventures alsaCiennes de sherlOCK hOlMes

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de Sherlock Holmes

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CollectionLes enquêtes rhénanes

Christine Muller

Les aventures alsaciennes

de Sherlock Holmes

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L’auteur et l’éditeur tiennent à remercier François Hoff pour sa lecture attentive et ses nombreux et précieux conseils,

ainsi que l'équipe des «Évadés de Dartmoor».

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Du même auteur

Juillet Écarlate, inédit en feuilleton dans Les Affiches-Moniteur d’Alsace-Lorraine, 2005Les Dames du vignoble, éditions de L’Écir, 2006On achève bien les cigognes, éditions de L’Écir, 2007Qui rira le dernier, nouvelles, éditions Les Petites Vagues, 2007La Chambre aux herbes, éditions de L’Écir, 2008Un Escarpin de soie bleue, éditions de L’Écir, 2009Femmes d’Alsace – De Sainte Odile à Katia Krafft, éditions Place Stanislas, 2009Les plus beaux Noëls d’Alsace, collectif sous la direction de Michel Loetscher, Editions Place Stanislas, 2009.

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L’énigme du croquis sanglant

Sherlock Holmes posa son modeste bagage sur le lit étroit et soupira de soulagement.

— Voyez-vous Watson, il y a de fortes chances pour que personne ne vienne nous déranger avec de sombres affaires criminelles dans ce lieu reposant où souffle l’esprit.

— Je vous crois volontiers. Quel endroit magnifique ! Vous avez vu ? De la terrasse, nous surplombons toute la plaine d’Alsace. C’est un réel enchantement pour les yeux.

Mon ancien camarade de faculté chez qui nous résidions depuis quelques jours nous avait recommandé de passer le week-end au mont Sainte-Odile, un endroit au charme envoûtant que nous devions absolument visiter. Le docteur Jordan n’avait pas exagéré dans la description de ce couvent qui datait du haut Moyen-Âge, édifié par le père de sainte Odile, patronne de l’Alsace. Bien qu’anglican, Holmes restait fasciné par les rituels de la religion catholique. Son esprit avide de savoir s’intéressait d’ailleurs à des sujets très divers. Ses connaissances m’avaient toujours étonné ; elles allaient de la chimie à l’étude des empreintes des pneus de bicyclettes en passant par la cendre des cigarettes, cigares et pipes, la musique de Roland de Lassus, les partitions de Mendelssohn, la lutherie (pour les violons), la science des crânes et l’étude approfondie des faits divers. C’est pourquoi je restai perplexe le jour où il

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m’avoua sans honte qu’il ignorait tout du système solaire et de la révolution copernicienne. À ses yeux, l’analyse de la nature humaine avait largement de quoi remplir sa vie jusqu’à son dernier souffle. Ainsi était mon ami Sherlock Holmes.

Assis sur le lit en fer dont je doutais qu’il pourrait caser ces longues jambes grêles, Holmes s’étira et bailla non sans grâce.

— Vous avez la même chambre, Watson ?— Oui. La porte à droite de la vôtre.— Une ancienne cellule de nonne. Voyez la fenêtre, on

dirait une meurtrière de château fort. Néanmoins, il règne ici une qualité de silence qui n’a rien d’oppressant.

— L’endroit idéal pour vous reposer, ajoutai-je. Vous n’avez pas emporté, je l’espère, votre étui de maroquin vert diabolique…

Holmes me décocha un fin sourire mais ne répondit pas. J’en déduisis fort logiquement – j’avais été à bonne école avec mon colocataire – que la seringue avait, elle aussi, fait le voyage jusqu’au mont sacré.

— Holmes, quand allez-vous renoncer à ce stimulant artifi-ciel qui détruit les facultés exceptionnelles de votre cerveau ?

— Quand l’existence me présentera un visage avenant, loin de la morne routine qui me tue.

— Mais cher ami, votre vie est passionnante !Le grand logicien leva alors sur moi un regard où transpa-

raissait un désespoir dont l’intensité me bouleversa.— Passionnante ? Oui, Watson. Quand des affaires retorses

occupent mon esprit jour et nuit. Sorti de là, mon quotidien est un porridge insipide que j’ai du mal à avaler.

— Personne ne peut vivre jour et nuit occupé à démêler des affaires passionnantes, rétorquai-je.

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— C’est bien vrai. Voilà pourquoi j’ai fait de la seringue une alliée. Et toutes vos objurgations calamiteuses n’y feront rien, docteur. Je vous prierai donc à l’avenir de ne plus aborder ce sujet. Votre obsession va finir par me persuader que la cocaïne est votre marotte, et non la mienne.

— Holmes !J’imaginai un instant mon ami occupé à poser à l’aide

de ses dents un garrot sur son bras maigre constellé de traces de piqûres, sortir la seringue de l’étui vert, pomper la solution à sept pour cent avec le piston et s’injecter le poison sous le regard horrifié d’une brave religieuse. Holmes se leva alors et me gratifia d’un pâle sourire avant d’ajouter :

— Venez mon ami. Nous allons visiter les chapelles avant le dîner. J’ai cru comprendre que le sol de l’une d’elles se serait creusé sous le flot des larmes de sainte Odile, pleurant son père coincé au purgatoire pour avoir commis quelques crimes peu reluisants.

— Comment savez-vous cela, Holmes ? fis-je, ébahi.— Elémentaire, mon cher Watson. J’ai lu hier soir, avant de

me coucher ; un ouvrage très instructif, prêté par la charmante épouse de votre camarade, qui traite de l’histoire du mont. Je procède toujours ainsi avant de visiter un site. Cela donne du sens à ce que je vois.

— Personne ne peut pleurer au point de creuser la pierre, Holmes ! m’indignai-je.

— L’humidité fait cela aussi bien, je vous le concède, Watson. Mais la légende est belle et les hommes ont besoin du merveilleux pour ne pas sombrer dans le désespoir.

Nous n’étions pas tout à fait engagés dans le couloir qu’une jeune religieuse nous accosta avec tous les signes d’une grande agitation.

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— Vous êtes messieurs Holmes et Watson, n’est-ce pas ?— Oui ma sœur, répondit fort gracieusement mon ami en

s’inclinant respectueusement.— Monsieur Charles Spindler vous demande à la récep-

tion de l’hostellerie. Le cher homme semble être dans tous ses états !

— Monsieur Charles Spindler ? fit Holmes, intrigué. Qui est-ce ?

— Un artiste peintre, monsieur. Mais aussi un grand jour-naliste et illustrateur. Il a remis la technique de la marqueterie au goût du jour.

Holmes se tourna vers moi. Ses yeux gris perspicaces brillaient d’une lueur joyeuse qui me fit chaud au cœur. Au même moment, je me dis que cet inconnu allait proba-blement bouleverser nos plans de repos, d’épaisses soupes monacales et de silence prévus pour ces deux jours.

La religieuse fit demi-tour et nous escorta jusqu’à l’entrée de l’hostellerie ; elle nous demanda ensuite si nous désirions boire quelque chose dans la petite pièce d’à côté. Je fis un grand sourire à la charmante jeune couventine ; tous deux tournions le dos à Holmes resté près du comptoir de l’accueil. Quand j’eus arrêté mon choix sur un bon pichet de riesling, je me tournai vers le salon. Un homme de haute taille, vêtu dans le goût local d’un long manteau brun et d’un fedora nous y attendait déjà. Quand il se retourna pour nous faire face, je retins un cri de surprise. C’était ma foi un spécimen de mâle tout à fait superbe, tant par la belle régularité de ses traits, sa silhouette à la fois svelte et vigoureuse que l’intelligence de son regard bleu. Une splendide moustache soigneusement taillée donnait à cette physionomie frappante une touche

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aristocratique tout à fait remarquable. À côté de cet ornement pileux digne du roi de Prusse, ma propre moustache faisait figure de balai fatigué ayant perdu des fibres en chemin. Nul doute que Charles Spindler n’était pas n’importe qui ici, ni même à Strasbourg. S’étant approché de nous, Holmes le dévi-sagea de cette manière subtilement inquisitoriale qui lui était propre ; à son lent sourire satisfait je déduisis que l’inconnu ne lui déplaisait pas. Au regard admiratif que lança Spindler à mon ami, je supposai que cette sympathie était réciproque.

Nous serrâmes une main chaude et ferme, digne de son propriétaire. Nouveau miracle, Charles Spindler s’exprimait admirablement dans notre langue. Il nous proposa de nous asseoir. À cette heure de la journée – il était près de six heures du soir – le petit salon était heureusement désert.

— Messieurs, je ne voudrais pas abuser de votre temps libre, mais je suis confronté à une affaire qui me laisse absolument perplexe. Je connais votre réputation, monsieur Holmes, et c’est pain béni que vous soyez justement dans les environs.

— Monsieur Spindler, répondit Holmes, vous ne nous dérangez pas du tout. Mais comment avez-vous su pour notre présence ici ?

— L’une des religieuses de ce couvent est aussi une parente du côté de ma mère. Elle a appris ce matin votre arrivée et m’en a tout naturellement touché un mot.

— Et elle a bien fait, répondit mon ami. Que pouvons-nous faire pour votre service, cher monsieur ?

— Vos capacités de déduction, devenues si célèbres grâce aux récits de votre ami le docteur Watson, ne seront pas de trop pour démêler cette intrigue décidément bizarre.

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À ce préambule mystérieux en diable, mon ami sourit de toutes ses dents. Spindler, lui, se tut et nous servit le vin apporté par la religieuse dans ces ballons de blanc à pied vert caractéris-tique de la région. Après quoi il soupira et alluma une cigarette, non sans nous avoir préalablement tendu son étui. Le nouveau venu devait avoir la petite trentaine, donc une dizaine d’années de moins que Sherlock Holmes, mais la gravité de ses traits et son port de tête royal lui conféraient une assurance et une maturité supérieures à son âge. Nous bûmes et fumâmes en silence ; l’artiste reprit alors d’une voix précise aux modulations de baryton :

— Eh bien voilà : j’ai acheté il y a quelques temps dans les bâti-ments de l’ancienne collégiale de Saint-Léonard – un hameau qui se trouve juste au pied du mont – une propriété pour y ins-taller mon atelier de peinture ainsi que celui que je destine à la marqueterie, un art qui s’est perdu ici et que je voudrais remettre à l’honneur. Je vis non loin de là, chez mon ami Anselme Laugel, car mes nouveaux locaux ne sont pas encore prêts pour y vivre.

Il se tut et en profita pour boire une gorgée de ce vin délicieusement frais et crissant dont Holmes et moi ne nous lassions pas. Puis Charles Spindler reprit sur un ton attristé :

— C’est un endroit paradisiaque, messieurs, comme il en existe peu, même en Alsace. La propriété n’est entourée que de quelques fermes et aussi loin que peut porter le regard, vous ne verrez que des vignes et des vergers avec la silhouette imposante du couvent de sainte Odile surplombant le massif vosgien pour fermer le paysage. Vous pensez bien que je ne ferme jamais à clé quand je quitte la collégiale. Tout le monde me connaît ici et je ne fais pas mystère de mes activités. Pourtant, la nuit dernière, quelqu’un s’est introduit chez moi. Non pas pour me voler,

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messieurs. Non. Bien au contraire. Pour déposer dans un coin de l’atelier un étrange croquis que voilà.

Ce disant, Spindler extirpa de la poche intérieure de son manteau plié sur le dossier de la chaise voisine un papier au format carré et le déposa sur la table devant nous. Holmes qui était assis à côté de l’artiste observa longuement le dessin visiblement exécuté au crayon gras, puis il me le fit voir non sans arborer dans les yeux une étincelle d’intérêt passionné. J’aperçus alors la silhouette de ce qui semblait être un corps allongé par terre, la tête à un angle improbable du tronc et dans une position qui ne laissait pas de place au doute : l’individu du dessin n’était assurément pas en train de faire la sieste sur le plancher de sa salle à manger. Le reste du décor représentait un intérieur campagnard, un séjour flanqué d’un buffet ancien et d’une grande et lourde table de bois.

— Qu’en pensez-vous, ami Watson ?— Le sujet est d’un goût douteux, fis-je.— D’autant plus douteux, ajouta Spindler, qu’un brave

paysan de Boersch vient d’être retrouvé tôt ce matin, la gorge tranchée, dans le séjour de sa maison. Exactement dans cette position et dans la pièce qui a été reproduite ici.

Je sursautai et Holmes dut se retenir pour ne pas sourire jusqu’aux oreilles. Il adorait résoudre des énigmes bien retorses. Et celui-là semblait fort peu banal, à en juger à ce croquis.

— Passionnant, murmura Holmes. Vous connaissez la victime ?

— Oui, c’est un vigneron tout ce qu’il y a de charmant et d’accommodant. Pas le genre à tremper dans des affaires louches. Sa mort est dramatique mais le fait que quelqu’un ait laissé chez moi le croquis de l’assassinat de cet homme ne l’est pas moins.

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— Je ne vous le fais pas dire, répondit mon ami. On voulait sans doute vous faire endosser le meurtre. Imaginez que vous n’ayez pas trouvé ce dessin tout de suite : vous étiez mûr pour passer la nuit en garde-à-vue.

Charles Spindler déglutit péniblement puis il ajouta :— C’est bien ce qui a failli arriver. J’étais heureusement

passé très tôt ce matin à l’atelier. D’ordinaire, je consacre la matinée à mes écrits – mon journal de bord et l’expédition d’illustrations pour diverses revues alsaciennes, notamment – et ne me rends à Saint-Léonard qu’après le repas de midi. Mais ce matin, j’avais en tête de retoucher une aquarelle et j’ai découvert ce croquis. Je l’ai tout de suite mis en lieu sûr et une heure plus tard, la gendarmerie locale est venue me voir pour me questionner au sujet du meurtre de Boersch. Imaginez la scène si je n’avais été là : les pandores seraient entrés – tout est ouvert – et auraient trouvé le dessin…

— La personne qui a fait ça connaissait bien vos habitudes. Elle a déposé le dessin criminel chez vous tôt ce matin, juste après avoir égorgé le malheureux, dis-je alors.

— Le meurtrier n’est peut-être pas forcément celui qui l’a déposé chez monsieur Spindler, rétorqua Holmes.

Spindler opina du chef et nous resservit en vin. Holmes plongea alors ses yeux perçants dans ceux, d’un bleu tran-quille, de l’artiste.

— Monsieur Spindler, vous connaissez-vous des ennemis ?Spindler se renversa sur son siège et tira lentement sur

sa cigarette. Puis il passa une main hésitante dans la masse luxuriante de ses cheveux blond foncé.

— Cher monsieur Holmes, tout le monde a, plus ou moins, des ennemis. Vous n’êtes pas sans savoir que c’est encore plus

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vrai en Alsace qu’ailleurs. Depuis que Guillaume II a annexé notre province au Reich, la région est une poudrière qui menace de sauter à chaque instant.

— Vos rapports avec l’occupant sont donc difficiles ? demandai-je.

— Oui et non. Il y a comme partout des Allemands charmants et cultivés. Je n’irais pas jusqu’à dire que je n’ai jamais sympathisé avec un sujet de sa majesté Guillaume. Mais la police… Et l’administration allemande… Ils font tout pour nous mettre au pas. Ils veulent nous germaniser, vous comprenez ?

— J’ai étudié la question dans un remarquable ouvrage, prêté par nos hôtes à l’Orangerie, répondit Holmes en joignant les extrémités de ses doigts d’un air pontifiant.

— Je dois vous avouer, monsieur Holmes, que depuis deux ans, mon ami Auguste Michel est à l’origine de la création d’un groupement d’artistes et d’intellectuels nommé le Kunschthafe, mot alsacien qui signifie à peu près « marmite culturelle ». Nous nous réunissons une à deux fois par mois à Strasbourg dans la salle d’un restaurant que nous avons louée à cet effet. Nos discussions sont évidemment d’abord culturelles, mais il va sans dire que nous abordons aussi le problème de la germanisation de notre petite province.

— Ah !Sherlock Holmes se leva précipitamment et se posta

derrière notre interlocuteur jusqu’à lui frôler les épaules, une stratégie un peu théâtrale qu’il affectionnait pour faire impression sur sa clientèle.

— Et je suppose que n’importe qui dans ce local a pu surprendre vos conversations ?

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— Monsieur Holmes, nous avons fait bien pire. Nous avons eu la chance de réunir autour de nous la fine fleur de l’art et de la culture alsacienne. En plus du fondateur Michel et de mon ami Laugel, il y a aussi le peintre Henri Loux, les frères Matthis, poètes, l’historien Adolphe Seyboth, le dramaturge Gustave Stoskopf, des écrivains, aquarellistes et sculpteurs, tous de joyeux esprits et prompts au discours pamphlétaire. Plus d’une fois, l’un d’entre nous a entonné le Parademarsch allemand sur un mode satirique que n’aurait certainement pas apprécié l’usurpateur. Le plus mordant de nos amis est sans conteste Jean-Jacques Waltz, le fils du conservateur du musée Unterlinden de Colmar ; Waltz, plus connu sous le sobriquet de Hansi, est un amoureux enragé de l’Alsace française et ses dessins, splendides mais bien trop caricaturaux pour les Allemands, vont un jour le mener en prison.

— Il y a là amplement de quoi vous jouer un mauvais tour, cher monsieur, dis-je alors.

— Oui docteur, c’est ce qui m’a aussi traversé l’esprit.Holmes se rassit à sa place et plongea une fois de plus ses yeux

dans ceux, étonnés, de Spindler. Je m’étonnais chaque fois de la capacité de mon ami à enrober son interlocuteur d’un charme subtil, de lui seul connu. Si j’avais eu l’esprit tordu, j’aurais pu conclure que le grand logicien cherchait à séduire l’artiste alsacien. Il ajouta d’une voix un peu rauque, volontairement assourdie pour je ne sais quelle manœuvre d’ensorcellement :

— La personne qui a introduit ce dessin criminel dans votre atelier sait maintenant qu’elle a manqué son coup. À votre avis, que va-t-elle faire à présent ?

— Renouveler cette tentative, je suppose ? suggéra l’artiste troublé par son vis-à-vis.

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— Ce serait pure folie ! répondis-je alors. Elle vous sait sur vos gardes, elle n’osera pas.

— Ami Watson, cette personne a probablement été comman-ditée par une instance supérieure qui veut se débarrasser à tout prix de notre client et de cet embarrassant cercle d’intellectuels qui semble compromettre la germanisation de l’Alsace.

Spindler considéra mon ami d’un air à la fois ébahi et extrêmement intrigué, la physionomie d’un homme qui aurait découvert par inadvertance un trésor dans une vieille malle en osier. Le magnétisme de Sherlock Holmes, un mélange d’attitudes baroques et de regards profonds, avait visiblement fait son effet sur le nouveau venu.

— Et je suppose, monsieur Holmes, que vous avez déjà trouvé un plan d’attaque ?

— J’ai en effet réfléchi à une stratégie toute simple, qui nécessite votre collaboration. Vous commencerez par apposer un cadenas et une chaîne sur la porte de votre atelier. Après quoi, Watson et moi ferons le guet cette nuit dans l’enceinte de la collégiale.

— Superbe idée ! répondit Spindler. Je peux me joindre à vous ?

— Bien sûr ! Watson, prévoyez votre revolver d’ordon-nance. Je suppose que vous ne l’avez pas laissé dans votre chambre à Baker Street.

— Non, répondis-je assez insolemment. Pas plus que vous n’avez oublié votre étui de maroquin vert.

— Là, vous marquez un point, cher ami.De son côté, notre client resta un peu à quia avec les sourcils

en accent circonf lexe. Ce dialogue à f leurets mouchetés lui parut aussi impénétrable qu’un texte en copte.

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— Je propose donc, messieurs, que nous dînions ensemble. La vieille Marie, la fidèle gouvernante de Laugel, a mis au four un énorme baekeoffe, une terrine alsacienne qui vous enchan-tera sans doute. Après quoi, nous irons à la marqueterie. Ce n’est qu’à cinq minutes à pied de la maison. Marie aura prévu des couvertures car les nuits sont très froides, par ici.

— C’est une excellente idée, monsieur Spindler. Watson, réjouissez-vous : un nouveau chef-d’œuvre de la gastronomie régionale est soumis à vos papilles gourmandes !

Holmes fit une pause stratégique, puis il ajouta l’air de rien :

— Monsieur Spindler, êtes-vous marié ?— Euh… Non.— Vous êtes la sagesse même, cher monsieur !

La vieille Marie n’aurait mieux pu convenir au conseiller général Laugel. Autant le mécène de Spindler était démons-tratif, spontané, vif et alerte en paroles, autant sa domestique restait discrète, digne et pâle dans une robe de taffetas noir. Néanmoins elle nous accueillit avec chaleur, s’enquit de notre séjour alsacien avec toutes les marques d’une éducation parfaite. Elle ne parlait évidemment pas un mot d’anglais et fort mal le français, mais elle semblait lire dans nos yeux le moindre de nos désirs. Laugel avait environ l’âge de mon ami ; avec ses cheveux déjà parsemés de poivre, taillés en brosse, ses yeux clairs et son expression hardie, c’était un homme d’allure aussi remarquable que son ami Spindler. Je m’étonnai fort quand j’appris que notre hôte partageait son temps entre son vignoble, sa propriété de Saint-Léonard et Paris où il fréquentait le monde des artistes. Ce gentleman-farmer

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semblait aussi étonnant et contrasté dans ses goûts que la province qui l’avait vu naître.

Quand nous fûmes installés à table, la cloche de l’entrée résonna sur un mode assez vif. Notre hôte se leva d’un bond.

— C’est Hansi ; il avait promis de passer. Il loge actuelle-ment chez un ami à Rosheim.

Nous vîmes entrer un homme de haute taille à la figure un peu rouge mais flanquée de très beaux yeux cobalt empreints de mélancolie. Le nouveau venu se déplaçait avec gaucherie, comme empêtré dans ce corps massif qu’il semblait habiter à contrecœur. Il nous observa à la dérobée et son regard resta posé sur Holmes le temps d’un battement de cils. Je m’amusai à lire sur ce visage un peu enfantin un large éventail d’impressions diverses, allant de la surprise à l’agacement en passant par une pointe d’envie et de curiosité mêlées.

Puis il baissa la tête, sans doute gêné d’en avoir trop montré et marmonna quelque chose dans le dialecte local. Charles Spindler fit les présentations et l’illustrateur satirique se montra à peine poli avec nous. Laugel se contenta de sourire dans sa moustache. Je me sentis froissé, mais Holmes trouva la situation assez amusante.

— Ainsi donc, monsieur Waltz, vous avez passé votre journée dans les pots de peinture. Vous avez aussi écrit plusieurs feuillets, après quoi vous avez fait un brin de toilette pour honorer monsieur Laugel.

Waltz devint coquelicot. Il fixa mon ami avec les yeux d’un bon chrétien qui aurait croisé le diable à la messe du matin. Holmes venait de s’exprimer dans son français parfait, ourlé d’un irrésistible accent des bords de la Manche. Même la vieille Marie en resta bouche bée.

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— La grand-mère de mon ami était française. Sa sœur a épousé le peintre Horace Vernet, répondis-je en guise d’explication.

Bien qu’il ne parlât pas l’anglais, Hansi avait compris ce que je venais de dire car il répondit non sans rudesse :

— Origines françaises, hum. Cela n’explique pas comment vous avez deviné mon emploi du temps.

Holmes eut un sourire sardonique à l’endroit de l’artiste maladroit qui ne pouvait s’empêcher de le dévorer des yeux.

— Mon cher monsieur Waltz, je ne devine jamais. C’est un affront à l’esprit de logique qui constitue la clé de voûte de ma vocation.

— Je suis intrigué, tout de même, ajouta Charles Spindler. Comment avez-vous procédé ?

Holmes rassembla ses doigts minces en cône et répondit non sans fatuité :

— C’est un raisonnement simplissime, cher monsieur. Voyez les doigts de votre invité, maculés de taches de couleur pâle, la marque d’une peinture légère, de l’aquarelle, sans doute. Et voyez aussi la tranche de sa main droite, barrée d’un pli de chair, provoqué par l’appui de la main sur le rebord d’une table. L’index et le pouce arborent en outre deux marques d’encre noire, l’indice qu’il a tenu une plume entre ses doigts. Vous remarquerez aussi qu’après avoir enfilé une chemise fraîche, M. Waltz n’a pas pu s’empêcher de revenir à l’un des textes qui l’ont occupé toute la journée : la manchette droite est maculée d’une petite pointe d’encre, elle aussi. D’où il résulte que l’artiste a quitté sa table de travail au dernier moment pour ne pas manquer le train de Rosheim.

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Jean-Jacques Waltz fixa mon ami d’un regard qui se voulait orageux tandis que notre hôte dut se retenir pour ne pas applau-dir. Après quoi Holmes demanda à Charles Spindler en anglais si on pouvait mêler Hansi à notre expédition nocturne.

— Pourquoi pas ? C’est un francophile enragé. Il ne pourra qu’aimer l’aventure.

Spindler narra alors au nouveau venu son affaire et ce que nous avions l’intention de faire le soir même. Le regard du dessinateur satirique se fit alors bien plus amène et il consi-déra Holmes avec des yeux neufs.

— Pardon Monsieur d’avoir été aussi désagréable avec vous. Mais je dois vous avouer que je n’aime pas les Anglais. Leur esprit colonialiste me rappelle trop bien ce que nous endurons avec les Allemands.

— Votre franchise vous honore, monsieur Waltz.— Que vous, le grand détective, soyez prêt à servir la

cause de l’Alsace française ne peut que me convaincre qu’il y a parmi vous autres des gens bien, comme partout ailleurs.

— Je le pense aussi, répondit mon ami, sans rire. Vous nous ferez donc l’honneur de vous joindre à nous ?

— Avec joie !— Cela fera bien du monde à ramper devant la collégiale,

objectai-je.— Nous n’allons pas tous ramper au même endroit et en

paquet, Watson, me répondit mon ami non sans humeur.Se tournant alors en direction de Laugel, mon ami ajouta :— Et vous monsieur ? Daignerez-vous ramper avec nous ?— Certainement pas ! J’ai un train à prendre tôt demain

matin. Des affaires me retiennent à Paris. Mais ce bon Charles me tiendra certainement informé de votre expédition.