L'Envers du décor… · 2013. 10. 31. · sur les cartes de Québec, à la proue d’un paquebot...

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L’Envers du décor roman Michelle Côté septentrion Extrait de la publication

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L’Envers du décorroman

Michelle Côté

septentrionExtrait de la publication

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L’ENVERS DU DÉCOR

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Michelle Côté

L’ENVERS DU DÉCORroman

septentrion

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Vlan ! claqua la gifle.

— Ça t’apprendra ! ajouta-t-elle.J’avais serré les poings pour ne pas pleurer et, tout de

suite, je courus appeler maman au téléphone. Je la suppliaide venir me chercher. Dès que j’en reçus l’assurance, je meprécipitai dehors et je l’attendis sur le trottoir, prête àdéguerpir. Je rageais et, quand je vis sa voiture, je m’ap-prochai immédiatement du bord de la rue. Elle stationna,ouvrit la portière et je me réfugiai près d’elle, révoltée,muette. Renfrognée, j’attendais qu’elle démarre, mais elleme dit : « Reste ici, je dois parler à Doris. » Lorsqu’elle revint,elle avait l’air plus ennuyée que fâchée, et rendue à la maisonelle me réprimanda : « Tu n’avais pas le droit d’ajouter despersonnages à sa peinture. Ne touche plus jamais à sestoiles. »

À l’affront s’ajoutait l’incompréhension de la plusaimante des mères. J’avais voulu embellir un tableau de Doriset j’en avais été récompensée par la première gifle de ma vie.De plus, maman ne blâmait pas son amie ; cette attitude merendait perplexe et amèrement déçue. Sa tolérance me sur-prenait et m’intriguait. Doris pouvait me frapper sans pro-voquer sa colère, ni l’envie de me venger.

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Quelques heures plus tard, je décidai de ne pas effacerde ma joue le plat de la main de Doris. Pour le moment, jedevais me faire justice. Alors, je pris la résolution d’êtrelongtemps désagréable avec elle. Des semaines passèrentavant que je remette le pied dans son atelier.

Je reporte à cette rancune inassouvie la raison de moncomportement, un jour de mes quatorze ans. Assise près dufeu de la cheminée chez Doris, je faisais griller des guimauvespour son Maurice. Il m’avait souvent paru sensible auxcharmes de ma jeunesse, encore plus ce soir-là. Me vintl’espièglerie de répondre et je commençai à lui témoignerune plus grande sympathie. À ce jeu, je découvrais unmystérieux pouvoir de séduction : nos regards se parlaient,nos sourires se multipliaient et, par inadvertance, nos mainsse touchaient. Consciente de mes manœuvres, Doris n’enprenait pas ombrage mais ne me laissait pas toute la place.Elle ramenait l’attention de son amoureux par des câlins etdes réparties piquantes d’esprit. Plutôt que d’aller chercherce dont elle avait besoin, soit un livre, soit un catalogued’exposition, elle me demandait de les dénicher dans sabibliothèque du grenier. Ils me semblaient à peu près impos-sibles à trouver. Ses ruses ne m’échappaient pas et j’attendaisma chance, mine d’être serviable. Quand Maurice allait nousquitter à la fin de la soirée, je l’embrassai sur la bouche à lasuite de Doris. Elle ferma la porte et, avec une froide colère,me gifla fortement. Cette fois, sans commentaire.

Je restai des semaines sans la visiter. Vers la fin de mabouderie, je conclus que maman ne lui avait jamais défendude me corriger. Donc, elle avait ses raisons. Mais lesquelles ?Sans réponse, je m’appliquai à porter plus d’attention à leursrapports.

Tout de même, la sévérité de Doris n’était pas dépourvuede patience ni de générosité. Combien de fois lui ai-je piquéun vêtement, un parfum, un billet de dix sans qu’elle me lesréclame lors d’aveux tardifs ! Sa réaction se limitait à : « C’estdu passé, n’en parlons plus. »

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Malgré ces deux incidents, mon attachement pour magardienne restait profond. Mais, quand maman et moi étionsen présence de Doris, je montrais ma préférence pour cellequi ne m’avait jamais flanqué une taloche. Tandis que j’étaissuave avec elle, je restais plutôt distante avec Doris. Toutefois,je savais que le lien qui les unissait depuis l’enfance était trèsfort. Le pacte dans leur collusion me forçait à m’en accom-moder. Au lieu de le ressentir comme une frustration, j’en fismon profit car j’avais trop à gagner des deux pour ne pasjouir des avantages que chacune m’offrait. Doris m’aimaitcomme une grande sœur, et Solange, ma mère, avec infini-ment de patience et de tendresse. Je tirais un bon parti deleurs sentiments, et ce manège m’a permis de développer,très tôt, mon pouvoir de fasciner ou d’écarter les autres.Quand Doris me fixait de ses yeux glauques, les lèvres pin-cées, je jubilais intérieurement de ma victoire. Sans dire unmot, je lui rappelais que je ne lui reconnaissais pas l’autoritéque j’acceptais de maman. J’étais à l’école du théâtre.

À la puberté, je choisis d’imiter Doris qui me fascinait parson marivaudage avec les hommes. Cette femme, vive etenjouée avec eux, leur plaisait follement et, les uns après lesautres, ils lui rendaient visite. J’assistais souvent à leurs ren-contres pleines de rires, de discussions, de chants et dedanses. En témoin attentif, je découvrais comment êtreadorée à mon tour. Moi aussi j’aurais des amis en admirationdevant moi et, comme elle, je jouirais d’une vie libre. Je nevoulais plus être retenue par la barrière de pudeur entre-tenue par maman, avenante, gaie mais réservée. Je voulaisêtre audacieuse comme Doris. Alors, j’épiais son donjua-nisme quand elle posait ses yeux couleur de la mer dans ceuxd’un ami, ourlait sa démarche, ramollissait son port de têteet de corps. Je sentais en moi les mêmes forces secrètes etmystérieuses qui déclenchaient en elle ces agissements avecl’autre sexe. La nature m’avait donné ce pouvoir magnétiquequi exigeait d’être exorcisé et j’allais m’en servir autantqu’elle, sinon plus, pour conquérir le cœur des hommes.

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L’incident de la seconde gifle m’avait confirmé montalent d’actrice car j’avais pu faire croire à cette femmelucide que son amant me plaisait. Dans le jeu, j’avais dégagéassez d’érotisme pour la troubler et la rendre jalouse. Cettenouvelle prérogative me grisa tellement que, le lendemain,j’entrai dans la troupe de théâtre de l’école.

Dès mon premier rôle, je me rendis compte qu’il mesuffisait de dénouer certains nœuds pour que passent descris, des sanglots et des chants d’allégresse. Je partageais desjoies et des souffrances tapies en moi et, dans cette commu-nion avec les spectateurs, je rejoignais l’humanité. C’est alorsque je réalisai que cette union me serait nécessaire ; doncmon secondaire fini, j’allai m’inscrire au Conservatoire d’artdramatique.

Toutefois, l’attitude de maman continuait à me hantercar je n’avais pas trouvé la raison de sa tolérance envers l’au-torité que Doris pouvait exercer sur moi. La quête du mys-tère revenait inopinément dans mon esprit depuis desannées et elle me poussait à scruter leur passé. Je voulaissavoir quand et pourquoi elle avait conclu cette ententetacite avec Doris à mon sujet. Je la questionnais à l’improvistesur sa vie avant et après ma naissance. Elle me répétaitm’avoir attendue avec joie, qu’elle avait posé mille fois samain sur le ventre pour me sentir bouger, me parler, m’avaitreçue dans ses bras, émue, remplie du plus grand des bon-heurs. Rassurée, je retournais à mes occupations.

Cependant, revenait sans cesse cette curiosité de décou-vrir ce qui rapprochait tant ma mère de son amie. Long-temps, je crus qu’elles me cachaient quelque chose. À mesquinze ans, je finis par faire avouer la vérité à maman. Pourl’accepter, l’assimiler, m’en délivrer, je commençai à l’écriremais j’abandonnai vite la tâche. Récemment, je m’y remismais à la façon d’une actrice : en entrant dans les person-nages. Je me glissais dans chacun d’eux, prenais leur voix,sentais leurs émotions. Dans mon esprit, je me déguisais enfemme ou en homme de la fin des années cinquante et

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début soixante. Comme au théâtre, j’entrais chaque soir dansleur univers et je le faisais revivre. Ainsi naquit ce récit deleur vie et de la naissance de la mienne.

* * *

L’histoire commence à la pointe du cap Diamant, semblable,sur les cartes de Québec, à la proue d’un paquebot quiavance dans le Saint-Laurent. Ses passagers se promènent surle pont, le regard posé sur l’horizon, tandis qu’ils songent àla France et à Rome. Plusieurs y sont allés, d’autres préparentleur voyage.

Un mur de pierre grise entoure la ville ancienne campéesur ce promontoire. Deux rues parallèles, alignées de bassesmaisons de brique et de pierre, amènent les gens à l’avant dece navire où se tiennent les officiers : prêtres et magistrats.C’est à bord de ce bateau catholique-romain que se prennentles décisions importantes.

Québec, ville de fonctionnaires, abrite un port, quelquesindustries et manufactures. Il n’y a à peu près plus d’Anglaiscar ils sont partis à Montréal où s’est implantée la hautefinance. C’est une capitale historique fréquentée par lestouristes.

Les bourgeois francophones habitent les beaux quartiersde la haute-ville. L’été, ils passent leurs vacances à la cam-pagne, en famille. Les plus riches d’entre eux vivent dans devastes et romantiques villas anglaises du dix-neuvième siècleou d’opulentes demeures modernes. Leurs rues sont largeset ombragées.

Juste au-dessous d’eux, dans la partie basse, trime lamajorité de la population entassée dans de petites maisonssouvent mitoyennes. À part quelques commerçants, tous sontpauvres. Quelques années dans les écoles publiques, l’ap-prentissage d’un métier, et chacun gagne son pain. Pendantla saison estivale, ces sans fortune conversent, assis sur lesperrons, pendant que leurs nombreux marmots s’amusent

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sur les trottoirs. Leurs rues sont étroites et sans arbres, et leciment des cours ne laisse pas de place à la verdure ni auxplantes.

C’est dans le plus beau décor de la haute-ville que viventmes parents. Bambins, ils ont eu des espaces verts et clôturéspour jouer, protégés des voitures et des passants malinten-tionnés. Devenus adolescents, ils ont joui de leur chambrepour étudier et d’un beau salon pour recevoir leurs amispendant que, discrètement, les parents jetaient des coupsd’œil dans la pièce. Mineurs jusqu’à vingt et un ans, ilsétaient gardés aux études. Ainsi, la relève était assurée dansle clergé et les professions libérales.

J’ai été élevée dans une maison de style Tudor dont lafaçade est découpée de pans de mur à colombages commedans les manoirs britanniques. Des colonnes blanches sup-portent le toit de son large balcon. Un tympan en hémicyclesurmonte ses portes de chêne. Dehors, des lampadaires éclai-rent ma rue et, en bordure des trottoirs, des plates-bandesgazonnées et fleuries la rendent encore plus attrayante. Lesparterres des maisons situées en retrait sont couvertsd’érables, de bouleaux, de peupliers, d’arbustes de toutessortes et d’une flore variée.

Mes parents habitent cette résidence depuis leur retourde Paris. Maman a vingt-cinq ans et elle est sans enfant niprofession. Ce soir encore, elle craint de se retrouver seule.Sans lui à la tombée du jour, elle est envahie par des peursindéfinies, bizarres, paralysantes. Attentive à chaque bruit dudehors, elle attend Laurent. Dès qu’elle reconnaîtra le ron-ronnement du moteur de sa voiture, la joie la poussera versla porte. Mais, une autre fois, il ne rentrera pas cette nuit.

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Maman le regardait fixement depuis quelques instants,l’air indécis.

— Solange, ça suffit ! J’aime Dieu et toi ! s’exclama-t-ilavec un crescendo d’impatience dans la voix.

Puis, il ferma son livre brusquement et le posa sur sesgenoux. Elle reçut le claquement sans broncher, résoluequ’elle était de rester imperturbable .

— Tu peux l’aimer, Lui, avec ton esprit et ton cœur. Maisc’est avec moi que tu atteins l’union complète, du corps et del’âme.

— L’amour n’est pas absolu comme tu l’entends. Parleavec plus de nuances, je t’en prie.

Il tapota sa cigarette dans le cendrier placé à sa droite surune table basse de même style que la bergère Louis XV qu’ilavait fait sienne, face au fauteuil Régence de sa femme.

— Je suis certaine que Dieu se réjouit de mon amourexclusif. C’est sa volonté que je l’aime en toi. Sinon, pour-quoi le sacrement de mariage?

Elle ne le quittait pas des yeux dans l’attente d’uneréponse tout à fait sincère.

— Celui qui aime sa femme s’aime lui-même... Maris, aimezvotre femme comme le Christ a aimé l’Église : pour elle il a donné savie...

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Sa voix tremblait aux derniers mots et il penchait la têteen disant ces paroles qu’elle et lui avaient souvent lues,ensemble, en préparation de leur messe de mariage.

Soudain, elle se sentit plus bouleversée et se faisait desreproches : «Lui si près de la parole de Dieu ! Comment puis-je douter de cet homme qui me rappelle son engagementreligieux? Quel démon peut bien m’habiter pour harcelerainsi mon bien-aimé ? » Ces questions lui étaient venues àl’esprit avec la rapidité de l’éclair. Mal à l’aise, elle se leva etse dirigea vers le buffet de la salle à manger où Thérèse avaitmis deux verres de liqueur de menthe. Elle revint lentement,impassible. Selon son habitude, elle lui en offrit un.

À la fin du repas, il avait choisi la sorte de liqueur :— Une menthe pour moi, avait-il ordonné à la bonne.Pour l’accompagner, Solange avait ajouté :— Une pour moi aussi.Son romantisme la poussait à tout partager avec lui. Leur

tête-à-tête était plus achevé quand elle goûtait aux mêmessaveurs et plaisirs. Son bonheur était le sien, tout autant queses inquiétudes. Ce soir, il avait l’air soucieux. Néanmoins,elle s’était dit, pendant le dîner, que cette fois elle ne seretiendrait pas de lui poser certaines questions. Trop souventdepuis quelques mois, elle s’était tue dès qu’elle voyaitpoindre une certaine tristesse sur son visage. Elle était sur lepoint de céder mais se ravisa. Maintenant, elle devait savoirce que Laurent cherchait loin d’elle, quitte à le rendrefurieux.

— Est-ce que je te plais toujours ? lui demanda-t-elle àbrûle-pourpoint.

Il sursauta. Puis, il la regarda droit dans les yeux etaffirma :

— Je n’aime pas d’autre femme que toi. J’ai besoind’être seul avec Lui.

— Nous sommes son couple de chair. Comment peux-tului plaire sans moi ?

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Il sembla excédé et se contenta de hausser les épaules. Àl’instant où il remarqua le frémissement de la liqueur dans leverre de Solange, il devint irrité. La sensibilité à fleur de peaude sa femme et son entêtement à vouloir qu’il s’expliquemenaçaient son aplomb. Sur-le-champ, il répliqua :

— Si seulement tu voulais voir la réalité, tu réaliseraisque l’amour humain est imparfait et limité.

— Double raison de prier ensemble !— On le fait chaque dimanche. Il est nécessaire de s’age-

nouiller seul de temps en temps.— Tu n’as pas besoin d’aller à la trappe pour cela.— J’y trouve le recueillement dont j’ai besoin.Il tirait de longues aspirations de sa cigarette puis exha-

lait des cercles de fumée qu’il regardait flotter devant luiplutôt que de porter attention à Solange. Visiblement, il secachait derrière cet écran ou voulait l’exaspérer. Elle sentitune colère sourde la gagner.

— Enfin, quel problème te pousse à la solitude ? J’ai ledroit de savoir ce qui t’inquiète, demanda-t-elle avec fermeté.

— J’ai simplement besoin de silence et je le trouve aumonastère.

Son ton se voulait sans réplique.— Pour penser à quoi ? continua-t-elle avec plus de

douceur.— À tout.— Si tu ne veux pas être plus précis, c’est que tu as un

secret.Sa voix avait eu un trémolo dans les dernières syllabes.

Son expression était inquiète.— Que vas-tu chercher là ? Tu es déçue de rester seule

quelques jours. Si je partais pour un voyage de chasse ou depêche, comme la plupart de mes collègues se le permettent,ça serait bien le désespoir !

Droit dans les yeux, il l’avait regardée avec un courrouxà peine dissimulé.

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— Tu ne t’éloignais pas de moi avant.— Je pensais rarement à mon salut éternel.— Et plus à moi !D’une intonation cassante, il répliqua :— Tu refuses de comprendre.Outragée, elle riposta :— Quoi ?Elle était décidée à ne pas céder et ne le cachait pas.— Que je n’aie plus vingt ans et que je me pose des ques-

tions. C’est ça vieillir, non ?— Devenir sage et fuir sa femme ?Le visage de Solange s’était rembruni, elle ne pouvait

plus dissimuler son dépit.— Tu m’exaspères à la fin ! On dirait que tu ne veux pas

entendre raison, lui reprocha-t-il avec sévérité.— Ça ! C’est trop ! Figure-toi que moi aussi je cherche la

vérité !Elle luttait contre ses réticences à l’impatienter. Se taire

ou le forcer à s’expliquer ? Il ne voulait tellement pas... Ellefinit par lui dire :

— Rester impénétrable t’amuse ?Son calme avait soudainement volé en éclats dans le der-

nier mot qu’elle avait prononcé d’un ton acrimonieux. Illeva les bras et s’exclama :

— La vérité ! La vérité ! Elle est simple ! Je voudrais m’iso-ler pour méditer sans que tu en fasses un drame.

Elle le dévisagea, incapable de croire son accusation.Sèchement, elle répondit :

— Tu fais semblant de ne pas me comprendre. Tu veuxme faire croire que je ne suis pas raisonnable. Si tu penses àte faire prêtre, dis-le.

— Cessons cette discussion inutile. Je n’ai pas la vocationreligieuse et je n’ai pas de maîtresse. Tu es contente ?

Brusquement, il éteignit sa cigarette. D’une main ner-veuse, il l’écrasa plus d’une fois jusqu’à ce qu’elle se rompe.

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Solange restait immobile, incapable d’ajouter un mot. Lavoix tremblante, il continua :

— Seulement, j’apprécie de temps en temps de mangeret de prier avec des mystiques dans un silence monacal.

Il se leva vivement et, d’un pas rapide, se dirigea versl’escalier qu’il monta précipitamment. La porte de son cabi-net de travail craqua si fort derrière lui qu’elle sursauta.Jamais, il n’avait eu ce regard dur et cette voix glacée avecelle. Les mains accrochées aux bras du fauteuil, elle restaitinerte, sonnée, abattue par cette violence inattendue. Toutce qu’elle arrivait à imaginer était de regarder, à la lumièrede la lampe, son alliance. Elle se sentait si accablée que,malgré son effort pour retenir ses larmes, celles-ci coulaientsur ses joues. Subitement, elle manqua d’air. Elle s’avançavers le placard, l’ouvrit, prit son blazer, et sortit en toute hâte.Sur le trottoir, elle leva la tête. Une ombre bougea derrièreles rideaux.

En arrivant dans son cabinet de travail, Laurent avaitouvert une fenêtre pour respirer un grand coup. Debout, ilrestait immobile, lui-même surpris de sa saute d’humeur.Après tout, l’inquiétude de sa femme était légitime. Cepen-dant, son refus de discuter énervait Solange et elle le lui avaitmontré ce soir. Il l’avait entendue sortir en coup de vent.Pourtant, il ne voulait pas qu’elle soit malheureuse. Contrai-rement à son habitude, il restait à la fenêtre, trop bouleversépour réagir. Sans la rappeler, il la suivait des yeux, certainqu’elle reviendrait dans moins d’une heure. Pour oubliercette altercation, il décida de travailler. Assis à son bureau, ilregardait la photo de Solange posée à côté de son Code civil.Elle lui souriait quand il avait pris ce demi-profil. Toujours,elle lui plaisait, sa sincérité, sa transparence...

Tandis qu’elle marchait, elle essayait de comprendre cequi leur arrivait. Depuis quelques mois, de réservé, Laurentétait devenu incompréhensible. De plus en plus souvent, ils’imposait des horaires de travail très rigides. En outre,

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combien de fois l’avait-elle surpris, l’air absent, soucieux !Aujourd’hui, il revendiquait une ferveur religieuse. Pourtant,jamais il ne lui avait demandé d’aller prier ensemble et lamesse du dimanche était le seul moment où ils s’agenouil-laient côte à côte. Si longtemps, il lui avait semblé un tièdepratiquant comme elle et, aujourd’hui, elle avait peine àcroire à sa conversion. Les dimanches de ski, impatient departir, il l’entraînait dehors juste après l’élévation. Ce soir,quelque chose d’indéfinissable avait passé entre eux, tangibleau cœur mais incompréhensible à la raison.

Elle pensait à chacun d’eux, à leurs ressemblances, àleurs différences. Une suite de questions accompagnait sespas : « Où et comment avait-elle pu lui déplaire pour qu’in-sensiblement il s’éloigne d’elle ? Pourtant, ne soutenait-il pasle contraire ? Était-elle assez rationnelle pour lui ? Devrait-ellelui exprimer plus souvent son amour et son besoin physiquede lui ? » Elle continuait à marcher. Sans réponse, elle s’impa-tientait : « Si c’était l’appel du Créateur, mieux aurait valuqu’il en choisisse un autre. On ne reprend pas ce qu’on adonné. » Elle se tenait ce soliloque qui la désespérait, la tour-mentait, la contraignait à tourner en rond dans sa têtecomme dans la ville. Seule la fatigue la ramena à la maison.Aussitôt arrivée, elle se retira dans leur chambre et, pour secalmer et se changer les idées, elle téléphona à sa sœur.Longtemps elle parla avec Madeleine, de tout sauf de cela.Épuisée, elle s’endormit après s’être rassurée que le lende-main effacerait cette mésentente passagère. Tard dans lanuit, Laurent vint la rejoindre. Elle sentit la chaleur de sondos contre le sien.

* * *

Quand elle se réveilla, il était déjà debout, habillé et prêt àpartir. Il l’embrassa sur le front.

— Je te téléphonerai de là-bas, lui dit-il, l’air de sesauver.

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composé en new baskerville corps 11selon une maquette réalisée par josée lalancette

et achevé d’imprimer en février 2001sur les presses de agmv-marquis

à cap-saint-ignacepour le compte de gaston deschêneséditeur à l’enseigne du septentrion

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