L’énaction comme expérience vécue

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Intellectica, 2006/1, 43, pp. 85-92 © 2006 Association pour la Recherche Cognitive. L’énaction comme expérience vécue Claire PETITMENGIN * RESUME. Le point de vue en « première personne » peut-il contribuer à évaluer la pertinence de la théorie de l’énaction, selon laquelle l’intérieur et l’extérieur, le connaissant et le connu, l’esprit et le monde, se déterminent l’un l’autre ? A partir d’une exploration de la micro-structure dynamique de l’expérience vécue, nous ten- tons dans cet article d’apporter des pistes de réponse à cette question. Mots clés : énaction, expérience vécue, explicitation, micro-genèse, neuro-phenomé- nologie, première personne, prise de conscience, structure dynamique, transmodalité ABSTRACT. Enaction as Lived Experience. Can the « first person » point of view help in an assessment of the relevance of the theory of enaction, theory in which the inside and the outside, the knower and the known, the mind and the world, determine each other? On the basis of an exploration of the dynamic micro-structure of lived experience, we suggest some means of tackling this question. Key words: dynamic structure, enaction, explicitation, first person, lived experience, micro-genesis, neuro-phenomenology, transmodality La plupart des arguments en faveur de l’internalisme ou de l’externalisme reposent sur des expérimentations « en troisième personne », ou encore des expériences « de pensée », simulant le point de vue d’un observateur extérieur. Pourtant, la perception, l’imagination, la mémoire… sont non seulement des objets d’étude scientifique, mais des processus que nous vivons, éprouvons. Dans quelle mesure la description « en première personne » de ces processus pourrait-elle apporter des éléments nouveaux au débat internalisme/externalisme ? Cette description pourrait-elle notamment permettre d’évaluer la pertinence de la théorie de l’énaction, selon laquelle l’intérieur et l’extérieur, le connaissant et le connu, l’esprit et le monde, se déterminent l’un l’autre ? Dans « L’inscription corporelle de l’esprit », Francisco Varela nomme énaction le point de vue selon lequel « la cognition, loin d’être la représenta- tion d’un monde prédonné, est l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir de l’histoire des diverses actions qu’accomplit un être dans le monde » 1 . Dans cet ouvrage, consacré à démontrer la nécessité d’intégrer une étude disciplinée de l’expérience humaine dans les sciences de la cognition, la plupart des arguments en faveur de l’énaction 2 sont tirés de l’intelligence artifi- cielle, des neurosciences, de la psychologie développementale, de la théorie de l’évolution, de l’immunologie, ou de la linguistique cognitive, non de descrip- * Institut National des Télécommunications et Centre de Recherche en Epistémologie Appliquée, courriel : [email protected]. 1 Varela et al. (1993) p. 35. 2 Par exemple dans le chapitre 8 qui y est consacré.

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  • Intellectica, 2006/1, 43, pp. 85-92

    2006 Association pour la Recherche Cognitive.

    Lnaction comme exprience vcue

    Claire PETITMENGIN*

    RESUME. Le point de vue en premire personne peut-il contribuer valuer la pertinence de la thorie de lnaction, selon laquelle lintrieur et lextrieur, le connaissant et le connu, lesprit et le monde, se dterminent lun lautre ? A partir dune exploration de la micro-structure dynamique de lexprience vcue, nous ten-tons dans cet article dapporter des pistes de rponse cette question.

    Mots cls : naction, exprience vcue, explicitation, micro-gense, neuro-phenom-nologie, premire personne, prise de conscience, structure dynamique, transmodalit

    ABSTRACT. Enaction as Lived Experience. Can the first person point of view help in an assessment of the relevance of the theory of enaction, theory in which the inside and the outside, the knower and the known, the mind and the world, determine each other? On the basis of an exploration of the dynamic micro-structure of lived experience, we suggest some means of tackling this question.

    Key words: dynamic structure, enaction, explicitation, first person, lived experience, micro-genesis, neuro-phenomenology, transmodality

    La plupart des arguments en faveur de linternalisme ou de lexternalisme reposent sur des exprimentations en troisime personne , ou encore des expriences de pense , simulant le point de vue dun observateur extrieur. Pourtant, la perception, limagination, la mmoire sont non seulement des objets dtude scientifique, mais des processus que nous vivons, prouvons. Dans quelle mesure la description en premire personne de ces processus pourrait-elle apporter des lments nouveaux au dbat internalisme/externalisme ? Cette description pourrait-elle notamment permettre dvaluer la pertinence de la thorie de lnaction, selon laquelle lintrieur et lextrieur, le connaissant et le connu, lesprit et le monde, se dterminent lun lautre ?

    Dans Linscription corporelle de lesprit , Francisco Varela nomme naction le point de vue selon lequel la cognition, loin dtre la reprsenta-tion dun monde prdonn, est lavnement conjoint dun monde et dun esprit partir de lhistoire des diverses actions quaccomplit un tre dans le monde 1. Dans cet ouvrage, consacr dmontrer la ncessit dintgrer une tude discipline de lexprience humaine dans les sciences de la cognition, la plupart des arguments en faveur de lnaction2 sont tirs de lintelligence artifi-cielle, des neurosciences, de la psychologie dveloppementale, de la thorie de lvolution, de limmunologie, ou de la linguistique cognitive, non de descrip-

    * Institut National des Tlcommunications et Centre de Recherche en Epistmologie Applique,

    courriel : [email protected]. 1 Varela et al. (1993) p. 35.

    2 Par exemple dans le chapitre 8 qui y est consacr.

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    tions prcises dexpriences vcues. Dans les textes plus tardifs o Francisco Varela dfend lurgente ncessit pour les chercheurs en sciences cognitives de disposer de mthodes rigoureuses de recueil de descriptions en premire personne, et contribue leur dveloppement3, le terme naction apparat plus rarement. Mon but nest pas ici dessayer de comprendre lvolution de la pense de Francisco Varela sur ce point, mais dapporter quelques pistes de rponse la dlicate question suivante, qui semble en germe dans la thorie de lnaction ds Linscription corporelle de lesprit : le processus de co-mergence du moi et du monde peut-il tre tudi du point de vue du sujet, peut-il faire lobjet dune exprience intime, concrtement vcue ?

    1. DECRIRE LA STRUCTURE DYNAMIQUE DE LEXPERIENCE VECUE Dans notre exprience vcue la plus immdiate, la sparation entre intrieur

    et extrieur, entre moi et le monde semble prdonne. Les objets, les autres, sont l-bas au dehors , distincts de moi qui suis l, et de mes penses, perceptions et motions qui semblent localises lintrieur . Pouvons-nous pourtant identifier une dimension de notre exprience o cette distinction est moins nette, et y dceler une activit destine construire et maintenir cette fracture ? Pouvons-nous remonter en de de cette fracture et observer com-ment elle se constitue ? Pour rpondre cette question, nous ne pouvons nous contenter de rflchir de manire abstraite sur les conditions de possibilit dune telle exploration. Il nous faut tenter concrtement, dans la poussire du chemin et non sur la carte, laventure consistant dcrire la structure dynami-que de lexprience vcue.

    Comment raliser une telle description ? Quelles conditions, quel entrane-ment, quelle expertise requiert-elle ? La premire condition requise est de rompre avec la croyance nave que laccs la conscience de son exprience vcue est immdiat, et la description de cette exprience une activit triviale. tre conscient de sa propre exprience est une expertise qui sapprend. Notre exprience la plus immdiate, celle que nous vivons ici et maintenant, nous est en grande partie trangre, difficilement accessible. En prendre conscience, et a fortiori la dcrire, suppose un travail intrieur, un entranement particulier. Le plus tonnant est que nous ne sommes pas conscients de ne pas tre pleine-ment conscients. Notre exprience tant ce qui nous est le plus proche, le plus intime, nous nimaginons pas quun travail particulier soit ncessaire pour en prendre conscience, ce qui est le premier et le principal obstacle cette prise de conscience.

    La deuxime condition est dapprendre stabiliser notre attention, ordinai-rement extrmement capricieuse. Il suffit pour sen convaincre dessayer de la concentrer par exemple sur une image intrieure (ou mme sur un objet ext-rieur). Au bout dun temps trs court, quelques secondes au maximum, des penses surgissent, par exemple des souvenirs lis limage ou lobjet qui me sert de support, des commentaires sur lexprience ralise, ou des penses sans aucun rapport avec cette exprience. De plus, ces penses vont tellement mabsorber que je vais mettre un certain temps (parfois plusieurs minutes) avant de prendre conscience que mon attention a quitt son support, que je suis parti . Cette grande instabilit rend trs difficile lobservation prcise de la structure de notre exprience, et a fortiori de sa structure dynamique : com-

    3 Par exemple Varela (1996), Varela and Shear (1999a et 1999b), Depraz et al. (2003).

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    ment observer prcisment le processus extrmement rapide dmergence dune perception, si je narrive mme pas focaliser mon attention sur son contenu, pourtant beaucoup plus stable ?

    Mme lorsque notre attention est concentre sur un objet donn, notre pro-fonde mconnaissance de notre propre exprience fait que nous ne savons pas sur quelles dimensions la porter. La difficult est proche de celle que rencontre un biologiste novice : il ne lui suffit pas de disposer d'un microscope perfec-tionn pour savoir sen servir. Sans entranement, et en l'absence de connaissances thoriques prcises, il ne sait pas quoi regarder, et il est incapa-ble de reconnatre ce qu'il a sous les yeux. Comme le biologiste novice, nous sommes pour ainsi dire aveugles lorsquil sagit dobserver notre propre exp-rience. Pour prendre conscience de la dimension dynamique de notre exprience, il nous faut apprendre orienter notre attention sur elle, en rali-sant un ensemble de gestes intrieurs trs prcis.

    Le premier consiste dtourner lattention du contenu de lexprience, du quoi , qui labsorbe habituellement compltement, vers le mode dapparition de ce contenu, cest--dire le comment . Prenons lexemple dune image mentale qui merge la conscience. Il sagit de dtourner lattention du contenu de cette image (par exemple un cerisier en fleurs) vers ses caractristiques structurelles, dont je nai gnralement aucune conscience rflchie : les dimensions de cette image, sa localisation dans lespace, son ventuel dplacement, ma position de perception ventuelle (gocentre ou allocentre) dans la scne, lassociation ventuelle de cette image avec des sons, des sensations corporelles, des odeurs...

    Le deuxime geste va permettre la prise de conscience de la structure dynamique ou diachronique de lexprience. Pour reprendre lexemple de limage, il consiste dtourner lattention de limage une fois stabilise, vers la dynamique de son apparition, son processus de constitution : les diffrentes phases, gnralement trs rapides, qui prcdent sa stabilisation ; chaque phase, la succession trs rapide de micro-gestes intrieurs que je ralise pour la susciter, la stabiliser, la reconnatre, lapprcier, ventuellement lcarter

    La prise de conscience de la dimension profondment prrflchie o se dploie cette micro-activit suppose en outre ladoption dune position dattention particulire, la fois priphrique, panoramique, diffuse, non sen-soriellement dtermine, et trs fine, sensible aux discontinuits les plus subtiles.

    Cette prise de conscience, trs difficile raliser seul, est grandement faci-lite par la mdiation dun interviewer expert, lui-mme entran raliser ces gestes, et utiliser des procds qui permettent de les susciter chez une autre personne, dans le cadre dun entretien4. En rsum, la technique consiste, grce un questionnement portant sur la structure de l'exprience sans induire de contenu, amener le sujet interview rejouer lexprience plusieurs fois, tout en guidant son attention vers une facette diffrente de lexprience, et une maille temporelle de plus en plus fine, chaque passage. Le processus de prise de conscience du droulement microtemporel d'vnements subjectifs particu-

    4 On trouvera la description de ces gestes et procds dans Vermersch (1994 et 2000), Depraz et al.

    (2003), Gendlin (1962). Petitmengin (2006a) en fournit une synthse.

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    lirement brefs peut en outre tre facilit par un accs rebours, rgressif, partir de la perception (ou du souvenir, de lide) une fois stabilise5.

    Ce travail dexplicitation est considrablement facilit lorsque linterviewer sadresse un mditant expriment, rompu aux techniques du calme men-tal et de la vision pntrante (wamatha-vipawyana). Ces techniques de mditation issues du bouddhisme indien permettent en effet, dans un premier temps, d'apprendre stabiliser son attention, et dans un deuxime temps, d'ob-server le flux de son exprience subjective afin d'en dcouvrir la structure6. Elles nont cependant pas pour vocation de produire une description verbale de lexprience, qui ncessite une expertise bien particulire, ou la mdiation dun interviewer expert.

    2. PREMIERES DESCRIPTIONS Le recueil de descriptions de lexprience subjective associe lmergence

    dune perception, dun souvenir, dune ide7, et dans le domaine pathologique, dune crise dpilepsie8, puis lanalyse et la comparaison de ces descriptions, mont amene dcouvrir les rgularits suivantes.

    La premire dcouverte est que notre exprience subjective nest pas un brouillon, quelle possde une structure trs prcise, et que cette structure est dynamique. Pour percevoir, mmoriser, imaginer, observer nous ralisons, ordinairement de manire entirement pr-rflchie, un ensemble doprations trs prcises : transformations subtiles de la direction, de lintensit, du rayon et de la source de lattention, modifications de la position de perception (allo-centre ou gocentre), apprciation, comparaison, gestes intrieurs dalignement, douverture, de poursuite, saisie, crispation, abandon, expansion, rtractation, sparation, densification Mme lexprience qui accompagne lmergence la conscience dune ide ou dune image sous la forme dune intuition , traditionnellement considre comme imprvisible et instantane, est constitue dune succession dtermine de gestes intrieurs dune grande prcision.

    La dimension profondment prrflchie de notre exprience o se dploient ces gestes et rythmes subtils possde une structure trs diffrente de sa structure plus superficielle. En premier lieu, la frontire entre les diffrentes modalits sensorielles y est beaucoup plus permable que dans notre exp-rience consciente. Les submodalits sensorielles qui la caractrisent le mou-vement, lintensit et le rythme sont en effet transmodales, cest--dire quelles ne sont particulires aucun sens mais transposables dun sens un autre9 (par opposition par exemple la temprature et la texture qui sont spcifiques au toucher, la couleur qui est spcifique la vue). La transmo-dalit de cette dimension a t reconnue par les quelques chercheurs qui lont

    5 Pierre Vermersch (2000, pp. 294-297) dcrit prcisment un tel travail d'explicitation rebours de

    la perception d'un bruit. 6 On trouvera notamment une description de ces mthodes dans Wallace (1999). (Petitmengin, 2007)

    propose une introduction lpistmologie dynamique du bouddhisme indien et donne de plus amples rfrences bibliographiques. 7 Petitmengin (2001; 2006b).

    8 Petitmengin (2005).

    9 Ces caractristiques transmodales avaient dj t repres par Platon (Thtte 185a-186a) et Aristote

    (De lme II, 6, 418 12 et 18-20), qui les dnommaient les sensibles communs

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    identifie et explore, comme Eugene Gendlin10 et Daniel Stern11, dont Francisco Varela saluait le travail de pionnier12. D'observations trs prcises des interactions mre/enfant, compltes par des entretiens micro-analytiques avec les mres, Stern conclut en effet que le monde que l'enfant exprimente, nest pas un monde d'images, de sons et de sensations tactiles, mais un monde de formes, de mouvements, d'intensits et de rythmes, c'est--dire de qualits transmodales, transposables d'une modalit l'autre, quil appelle vitality affects 13. Cest cette transmodalit qui permet notamment l'enfant d'exprimenter un monde perceptuellement unifi (o le monde vu est le mme que le monde entendu ou senti). C'est aussi elle qui permet la rso-nance, l'accord entre deux univers intrieurs, base de l'intersubjectivit affective14.

    La transmodalit de cette dimension profonde de notre exprience saccompagne dune transformation du sentiment didentit individuelle, qui devient plus lger ou mme disparat. Ces caractristiques sont trs nettes dans la description des instants initiaux de lmergence dun phnomne cognitif, quil sagisse dune ide, dun souvenir ou dune perception. Ainsi, toutes les descriptions que jai recueillies de lexprience qui accompagne lmergence l'improviste d'une ide quon a coutume dappeler une intui-tion solution d'un problme, ide scientifique nouvelle, insight psychothrapeutique, intuition cratrice mentionnent un sentiment d'absence de contrle : a m'chappe , a m'arrive , a ne dpend pas de moi , a m'est donn . En cet instant, le sense of agency , cest--dire le sen-timent que cest moi qui gnre lide dans mon courant de conscience 15 est altr, comme le confirme l'analyse des structures linguistiques utilises pour dcrire l'exprience. La forme active est en effet frquemment remplace par une forme plus passive : la personne dcrivant l'exprience ne dit pas j'ai une ide, je vois une image , mais une ide me vient, une image m'apparat . Il semble que le sense of ownership 16, cest--dire le sentiment que cette ide est mon ide, soit aussi altr, comme le suggre l'absence du pronom person-nel Je dans beaucoup de descriptions. La personne dcrivant l'exprience ne dit mme plus une ide me vient , une image m'apparat , mais il y a une ide, il y a une image .

    Cette transformation du sentiment immdiat didentit est associe une transformation de la frontire habituellement perue entre le monde intrieur et le monde extrieur, qui est dcrite comme beaucoup plus permable ou mme absente. Lide, la sensation, mergent dans un espace qui nest ni subjectif ni objectif.

    10 Par exemple dans Gendlin (1992).

    11 Stern (1989).

    12 Varela (1999, p. 15).

    13 ne pas confondre avec les affects catgoriels (ou discrets) que sont le bonheur, la tristesse, la

    crainte, la colre, le dgot, la surprise, et la honte. 14

    Les travaux de Stern lamnent conclure cette capacit transmodale et le monde que le petit enfant exprimente ne correspondent pas une tape de son dveloppement, qui serait ensuite abandonne pour laisser la place dautres modes de fonctionnement. Sous les perceptions, les motions, les penses et les actions qui constituent notre exprience consciente, cette strate silencieuse reste active tout au long de la vie, bien que gnralement au dessous du seuil de la conscience. 15

    Gallagher (2000, p. 15). 16

    Gallagher, op. cit.

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    On retrouve le mme type de structure dans l'exprience qui accompagne l'mergence l'improviste de certains souvenirs. Pendant un instant, s'impose un sentiment vague et flou, mais intense et plein de sens, tout fait spcifique (c'est--dire trs diffrent d'un souvenir l'autre), qui s'accompagne d'une sen-sation de flottement des limites du moi , et o les modalits sensorielles sont indiffrencies.

    L'mergence d'une perception semble elle aussi se caractriser par un ins-tant initial, trs rapide et habituellement compltement pr-rflchi, d'indiffrenciation, o monde intrieur et monde extrieur, sujet et objet, sont encore indistincts. Cet instant est plus facile reconnatre dans le cas dune perception tactile ou auditive. Il est plus facile reconnatre lorsque vous tes surpris, ou lorsque vous tes en train de vous veiller, ou lorsque vous tes trs dtendu, par exemple lors dune marche en fort. Un son se produit, et pendant un instant, vous ne savez pas qui vous tes, o vous tes, vous ne savez mme pas quil sagit dun son. Cest juste un instant de conscience suspendu en lair, qui peut nanmoins tre trs vif et clair.

    Cet instant initial dindiffrenciation est immdiatement suivi dun geste infime de distinction, de sparation, puis dune succession trs rapide de mou-vements didentification, reconnaissance, localisation, apprciation. En une fraction de seconde, le phnomne est reconnu comme un son, puis comme le chant dun oiseau, puis comme le chant dun merle qui arrive par la fentre de mon bureau, puis comme agrable loreille Dans la mme fraction de seconde, je viens au monde. Dans ce processus, lmergence de lobjet et celle du moi sont concomitantes. Comme lcrivait Francisco Varela, les frontires entre moi et les autres, mme dans les vnements de la perception, ne sont pas clairement traces, et tre un moi et constituer un toi sont des vnements concomitants. 17 Plus lobjet devient solide et stable, plus mon existence se confirme. Cette confirmation mutuelle, ne dinfimes mouvements initiaux, se poursuit des niveaux de plus en plus grossiers, grce des dispo-sitifs discursifs (comme lincessant dialogue intrieur, reconnu comme essentiel dans la constitution du moi narratif 18), conceptuels, motionnels plus aisment accessibles la conscience.

    CONCLUSION De ces tentatives dexploration de la structure dynamique de lexprience

    vcue, il ressort que la distinction entre intrieur et extrieur, moi et autre, nest pas donne, mais dinstant en instant, cre et maintenue par une micro-activit. A moins de circonstances ou dun entranement particulier, seul le rsultat de cette micro-gense complexe apparat la conscience, sous la forme dun monde et dun moi solides et stables.

    La micro-activit qui cre cette scission ne peut tre considre ni comme un processus interne ni comme un processus externe , puisque cest delle que nat la distinction mme entre intrieur et extrieur. La question nest donc pas de savoir si lobjet connu est produit ou bien reprsent par lactivit du sujet connaissant, mais quelle activit cre la distinction entre objet connu et sujet connaissant. Elle est didentifier, non les relations de

    17 Varela (1999, p. 15).

    18 Gallagher (2000).

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    dpendance entre ces deux branches tardives de larbre, que sont le connaissant et le connu, mais les diffrentes phases de leur dploiement conjoint. Quelles sont les diffrentes tapes du processus par lequel les micro-dynamismes que nous avons cru discerner samplifient, pour produire le monde fractur dans lequel nous nous mouvons habituellement, ou croyons nous mouvoir ?

    Ce nest pas parce que nous sommes ici partis dune analyse de lexprience vcue, que pour tenter de rpondre ces questions, nous sommes condamns rester enferms dans la subjectivit. Nous nadoptons pas une position idaliste ou subjectiviste, mais une perspective qui se situe en de de la scission entre sujet et objet. Cette perspective nexclut donc pas la possibilit de rechercher la confirmation et laffinement de donnes en premire personne par des donnes en troisime personne, dont le recueil pourra son tour tre guid et enrichi par les premires. Seule cette circulation entre les deux ver-sants permettra de porter lhypothse de lnaction jusqu son terme. Plus : cette circulation mme, en mettant en vidence la dynamique dlaboration rciproque des versants phnomnologique et neurophysiologique 19, est dj une preuve de la validit de cette hypothse, un exemple dnaction en action. La perspective nactive, en dcloisonnant lintrieur et lextrieur, lesprit et le monde, restaure (ou instaure ?) la possibilit dune circulation libre entre les deux versants. Elle apporte aux sciences cognitives un espace, un grand souffle dair.

    Lnaction nest pas seulement une position pistmologique. Comme Francisco Varela la soulign maintes reprises, ltude de nos processus cognitifs, motionnels, intersubjectifs dans cette perspective gntique pour-rait, en les clairant dune lumire nouvelle, avoir des incidences importantes sur les plans thique, pdagogique, et existentiel. Les tches les plus urgentes consistent lever, au niveau acadmique comme au niveau individuel, linterdit qui empchait jusqu prsent le chercheur de faire rfrence lexprience vcue, et former une nouvelle gnration de chercheurs experts dans les techniques dinvestigation en premire personne de la conscience.

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