Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

download Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

of 200

Transcript of Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    1/200

    Henri-Raymond Casgrain(1831-1904)

    Lgendes canadiennes(LAtelier typographique de J. T. Brousseau, Qubec, 1861.)

    La Bibliothque lectronique du QubecVolume 124 : version 1.0

    Novembre 2001

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    2/200

    Lgendes canadiennes

    2

    Labb Casgrain, ami de Crmazie, a jou un rle depremier plan dans la vie littraire du Canada de 1860 1890.Critique, historien, fondateur de revues littraires, inspirateurde la premire collection consacre aux crivains de cheznous, labb Casgrain est galement lauteur de Lgendes(1860), un recueil de trois contes o les actions hroques, les

    scnes de meurtre, de carnage se mlent au merveilleux dansun style imag, lyrique. Histoire de la littrature canadienne-franaise par les textes,

    Centre ducatif et culturel, Inc.

    Les lgendes canadiennes sont une oeuvre de jeunesse :elles en ont lempreinte. Je nai pas voulu la faire disparatre.

    Lcrivain modifie sa manire mesure quil vieillit; mais enacqurant plus de maturit, il ne conserve pas toujours lamme fracheur. Chaque ge a ses qualits et ses dfauts.

    En avant-propos, ldition des oeuvres compltes,publies en 1875.

    Les notes reproduites ici sont reproduites de ldition consulte.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    3/200

    Lgendes canadiennes

    3

    Et puis on entendit le soir, sur chaque rive,

    Se mler au doux bruit de londe fugitive,Un long chant de bonheur qui sortait des tombeaux.Octave Crmazie,

    Le vieux soldat canadien.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    4/200

    Lgendes canadiennes

    4

    TablePrface.....................................................................................6Le tableau de la Rivire-Ouelle......................................... 13

    Missionnaire ................................................................. 14Apparition..................................................................... 20Une maison canadienne................................................ 24Silhouette ...................................................................... 28

    Mort .............................................................................. 35Vision............................................................................ 41

    Les pionniers canadiens ..................................................... 48Le dtroit....................................................................... 50Pionnier......................................................................... 53La vespre ..................................................................... 59Agonie........................................................................... 65Lamentation .................................................................. 69

    Rve .............................................................................. 74Sang .............................................................................. 78Serpent .......................................................................... 86

    Fantaisie............................................................................... 96Primavera...................................................................... 97Dpart.......................................................................... 103Retour.......................................................................... 109

    La Jongleuse...................................................................... 115

    Les voyageurs de la nuit ............................................. 116La lampe du sanctuaire............................................... 122Hallucinations............................................................. 127Le mirage du lac ......................................................... 132

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    5/200

    Lgendes canadiennes

    5

    Un esprit! .................................................................... 135Comme un luth divoire.............................................. 140

    Course ......................................................................... 145Le tomahawk .............................................................. 152Lcho de la montagne ............................................... 157Lt des sauvages et les brayeuses............................ 161Une me dfleurie....................................................... 165Les visions .................................................................. 170Gazelles et tigres......................................................... 174Lorchestre infernal .................................................... 181

    Lorphelin ................................................................... 187pilogue...................................................................... 196

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    6/200

    Lgendes canadiennes

    6

    Prface Les lgendes sont la posie de lhistoire. Sans elles, lhistoire chemine tristement, comme les

    prires boiteuses dHomre. Quand, voyageur solitaire travers les sicles, je

    parcours les solitudes mornes et silencieuses du pass, o

    chaque monument, chaque ondulation du terrain est untombeau, mon coeur a froid, mon me est triste jusqu lamort.

    Jai besoin, au milieu de cette nuit, quun rayon desoleil, quune fleur au bord du chemin vienne consoler monoeil attrist. Il faut, mon oreille effraye de tant de silence,un peu de bruit, un murmure de fontaines, un gazouillementdoiseaux.

    Ce murmure, ce rayon de soleil, cette fleur au bord duchemin, cest la merveilleuse lgende, fe mystrieuse quichange le dsert en agrable solitude.

    Ah! ne profanons donc pas tant de tombes en lesdpouillant du peu de verdure qui les recouvre. Jetons pluttquelques fleurs sur ces monuments funbres, un peu de viesur tant dossements.

    Lhistoire, si potique, de notre pays est pleine de cesdlicieuses lgendes, de ces anecdotes curieuses qui lui

    donnent tout lintrt du drame. Il en est encore une foule dautres qui sommeillent au

    sein de nos bonnes familles canadiennes et dont le rcit faitsouvent le charme des longues soires dhiver.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    7/200

    Lgendes canadiennes

    7

    Mais, si nous ny prenons garde, elles sen iront bienvite saltrant, se perdant, tant enfin qu peine pourrons-

    nous peut-tre, dans quelques annes dici, en recueillirquelques lambeaux pars.

    Ne serait-ce pas une oeuvre patriotique de runir toutesces diverses anecdotes, et de conserver ainsi cette noble partde notre hritage historique?

    Nous avons la ferme conviction quune plume plusvigoureuse mnerait bonne fin cette entreprise; et cest afindinspirer cette heureuse ide quelques-uns de nos

    compatriotes que nous avons recueilli la lgende quon valire.

    Tel est le voeu que nous mettions en publiant notrepremire lgende.

    Nous sommes heureux aujourdhui de voir notre dsiraccompli, car le but principal des Soires canadiennesest de soustraire nos belles lgendes un oubli dont elles sontplus que jamais menaces, de perptuer ainsi les souvenirsconservs dans la mmoire de nos vieux narrateurs, et devulgariser la connaissance de certains pisodes peu connus delhistoire de notre pays.

    * * *

    En runissant en volume les lgendes que nous avonspublies diverses poques, nous croyons devoir renouveler

    ce que nous avons dj dit leur apparition :Ce ne sont pas des histoires imaginaires; nous pouvons,

    au contraire, en garantir lauthenticit.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    8/200

    Lgendes canadiennes

    8

    Si nous y sommes pour quelque chose, ce nest quen cequi regarde la couleur, les dtails et la disposition du rcit.

    Quand lpisode des Pionniers canadiensen particulier,loin dtre une fiction romanesque, il est de la plus rigoureusevrit historique.

    Dailleurs, afin denlever tout doute cet gard, nousavons eu le soin, dans cette dition, dindiquer les noms despersonnages.

    Les circonstances particulires o se trouve lauteur lui

    ont rendu trs facile la connaissance de tous ces dtails,puisque lvnement a eu lieu dans la demeure mme de sonaeul, et que la jeune personne, qui joue un rle dans ce rcit,est sa grande tante maternelle.

    Lauteur sest aussi bien donn garde de retrancher decette anecdote, le songe, o quelques-uns nont vu quunepure invention, mais qui est un exemple frappant duphnomne inexplicable des pressentiments.

    Il na t que lhistorien fidle dun de ces drames quifont poque dans les souvenirs dune famille.

    La Lgende de la Jongleuse est une vieille histoire dutemps pass, que lauteur a recueillie, il y a bien des annes,sur les lvres des anciens conteurs de sa paroisse natale.

    Elle retrace un de ces actes datrocit incroyable que lessauvages dAmrique commirent si souvent contre lesPionniers de la Foi et de la Civilisation, et qui semblent avoir

    attir sur toutes les races indiennes cette maldiction quiplane encore sur leur tte.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    9/200

    Lgendes canadiennes

    9

    Le sauvage, a dit le comte de Maistre, nest et ne peut treque le descendant dun homme dtach du grand arbre de la

    civilisation par une prvarication quelconque.1Cette hypothse expliquerait la disparition si prompte des

    nations indiennes lapproche des peuples civiliss.Mais, sans recourir ce problme, nous nhsitons pas

    attribuer leur anantissement ces inqualifiables barbariesdont ils se rendirent tant de fois coupables envers lesMissionnaires et les premiers colons qui venaient leurapporter le flambeau de la Vrit.

    La Lgende de la Jongleuse se mle aux premierssouvenirs denfance de lauteur; et il se rappellera toujoursleffet prodigieux que produisit sur sa jeune imagination lercit de ce drame que lamour du merveilleux, inn dans lepeuple, enveloppait de tout le prestige de linconnu.

    Aussi a-t-il essay, dans sa narration, de faire ressortir, enle potisant, ce caractre fantastique, afin de conserver lalgende toute son originalit.

    Ne vous tes-vous pas extasi parfois devant le sublimepanorama de notre Grand Fleuve, quand, par un beau soirdt, bien calme, il reflte, dans le miroir limpide de sesgrandes eaux, le superbe turban des Laurentides?

    Telle est lide que nous nous formons de laLgende :Cest le mirage du pass dans le flot impressionnable de

    limagination populaire; les grandes ombres de lhistoirenapparaissent dans toute leur richesse quainsi rpercutes

    dans la nave mmoire du peuple.

    1Les Soires de Saint-Ptersbourg, Vol. 1. Deuxime entretien, page 75.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    10/200

    Lgendes canadiennes

    10

    Telle est aussi lide que nous avons essay dexploiter enesquissant la Lgende de la Jongleuse : dun ct, le

    tableau historique, conserv sur des monuments encoreexistants, de lautre limage ferique, reflte dans londepopulaire.

    Comme preuve historique, outre le nom de la paroissede la Rivire-Ouelle2 qui tire son origine du nom des deuxprincipaux personnages de ce drame, nous indiquerons lestraces videntes, laisses sur les lieux mme de lvnement,dans les noms qui les dsignent encore aujourdhui.

    Quant la partie lgendaire, il suffira dun seul coupdoeil du lecteur pour faire la part du merveilleux.

    * * *

    Avant de terminer cette prface, lauteur croit devoirrpondre certaines objections qui lui ont t faites par despersonnes dont il prise trop haut lestime et la prudence pourse croire dispens dy satisfaire.

    Ce genre de littrature, dit-on, indique une tude de lalittrature romantique moderne.

    cette objection, nous rpondons que ce quil y a deplus caractristique et de plus original, dans lcoleromantique, a t recueilli par des crivains dune parfaiteorthodoxie, que lauteur croit avoir tudis fond. Il suffit deciter entre autres M. Louis Veuillot, le cardinal Wiseman(Fabiola), Victor de la Prade, Hyppolite Violcan, le savant et

    pieux lgendaire Collin de Plancy, etc., etc.

    2On crivait autrefois :Rivire-Houel.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    11/200

    Lgendes canadiennes

    11

    Ne serait-il donc pas permis, dans notre tat, de consacrerquelques-uns de ses moments de loisir, ou de se retrancher

    quelques instants de rcration pour une tude agrable etutile?

    Est-ce une poque comme la ntre, o lon ne cesse dejeter la face du clerg les pithtes de rtrogrades,dobscurantistes, quon lui ferait un reproche de ne pas setenir en dehors du mouvement littraire, le plus grand levierpeut-tre du monde moderne?

    Mais, ajoute-t-on, ce genre de littrature ne convient pas

    notre pays. Cest un genre tout nouveau. Eh! tous les genres nous sont nouveaux, car notrelittrature est encore crer, pour ainsi dire. Dailleurs, enessayant de conserver nos traditions lgendaires, lauteur necroit pas avoir fait une oeuvre inutile.

    Malheur nous si nous tournons le dos notre pass.Notre aurore a t si pure!Et, le prsent nest pas sans nuage...Que sera notre avenir?Essayons donc de runir en faisceaux les purs rayons de

    notre matin pour en illuminer les ans qui viennent.Du reste, il ne faut pas se le dissimuler, les crits

    modernes, mme les plus dangereux, sont plus en circulationparmi nos populations canadiennes quon ne le pense biensouvent.

    O vont ces avalanches de livres de littrature franaise etautre qui pleuvent, chaque mois, dans plusieurs librairies de

    nos grandes villes?Puisquil nous est impossible darrter le torrent, htons-

    nous, du moins, dimprimer aux lettres canadiennes une saine

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    12/200

    Lgendes canadiennes

    12

    impulsion, en exploitant surtout nos admirables traditions, eten les revtant dune forme originale et attrayante.

    Essayons de photographier notre littrature sur lesadmirables crits des Louis Veuillot, des cardinal Wiseman,des Victor de la Prade, etc., etc., en leur donnant le colorislocal.

    Que chacun apporte sa pierre ldifice commun.Voici notre grain de sable.Nous laissons des plumes plus savantes et plus exerces,

    telles que celles de M. labb Ferland, de M. Crmazie, etc.,

    etc., de cueillir dabondantes moissons dans les champs delhistoire et de la posie.Quon nous permette seulement de glaner les pis qui

    tombent de leurs gerbes.

    Qubec, mai 1861.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    13/200

    Lgendes canadiennes

    13

    Le tableau de la Rivire-Ouelle

    Hommage M. Octave Crmazie, notre pote.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    14/200

    Lgendes canadiennes

    14

    MissionnaireVous souvient-il des jours de votre enfance,Objet constant de regrets superflus,Si chers, si purs, si doux quand on y pense,Si beaux enfin quand nous ny sommes plus?Car le bonheur dans lhumaine carrireMarche toujours ou devant ou derrire;La mme loi toujours nous le dfend;

    On le regrette, on lattend, on le nomme!Que dit lenfant? Oh! quand serai-je un homme!Que dit son pre? Oh! quand jtais enfant!...

    Madame Amable Tastu.

    tes-vous jamais entr dans la vieille glise de la Rivire-Ouelle?

    Dans une des chapelles latrales, on voit un ex-votodpos l, il y a bien des annes, par un tranger arrach

    miraculeusement la mort.Cest un tableau bien vieux, bien poudreux, sans grandevaleur artistique, mais qui rappelle une touchante histoire.

    Je lai apprise, bien jeune encore, sur les genoux de mamre, et elle est reste grave dans ma mmoire aussi fracheque si je venais de lentendre.

    * * *

    Ctait, oh! il y a bien longtemps, par une froide soiredhiver; la neige fouettait les vitres; la bise glaciale pleuraitparmi les branches plores des grandes ormes du jardin; ilfaisait unepoudrerieaffreuse.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    15/200

    Lgendes canadiennes

    15

    Toute la famille tait runie au salon. Notre mre assiseau piano, aprs avoir essay quelques airs, laissait errer au

    hasard ses doigts distraits sur le clavier. Sa pense ny taitplus.

    Un nuage de mlancolie passait sur son front. Mes enfants, nous dit-elle enfin aprs un instant de

    silence, vous voyez comme le temps est mauvais ce soir.Combien de malheureux vont avoir souffrir du froid et de lafaim! Vous devez bien remercier le bon Dieu de vous avoirdonn une bonne nourriture et un lit bien chaud pour dormir.

    Nous allons dire le chapelet pour les pauvres et lesvoyageurs qui vont tre exposs bien des dangers pendantcette nuit.

    Tenez, si vous voulez tre bien sages et bien prier le bonDieu, je vous raconterai une belle histoire.

    Oh! comme nous avions hte que le chapelet ft fini!Limagination est si vive, lme est si sensible aux

    impressions, cette ge naf.Crpuscule dor de la vie, lenfance en possde tous les

    charmes. Revtant tous les objets dombre et de mystre, elleleur donne une posie inconnue aux autres ges.

    Runis autour de notre mre, prs du pole qui rpandait,dans tout lappartement, une dlicieuse chaleur, nouscoutions, dans un religieux silence, sa voix douce et tendre.Il me semble lentendre encore.

    coutons ensemble ce quelle nous racontait :

    * * *

    Vers le milieu du sicle dernier, un missionnaire,accompagn de quelques sauvages, remontait la rive sud du

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    16/200

    Lgendes canadiennes

    16

    fleuve Saint-Laurent, une trentaine de lieues au-dessous deQubec.

    Le missionnaire tait un de ces intrpides pionniers de lafoi et de la civilisation dont les sublimes figures se dtachentsur la nuit des temps, entoures dune aurole de gloire etdimmortalit.

    Clous sur le Golgotha pendant les jours de leur sanglantplerinage, ils brillent aujourdhui transfigurs sur unnouveau Thabor et lclat qui jaillit de leur face claire leprsent et se projette jusque dans lavenir.

    leurs noms seuls, les peuples, saisis dtonnement et derespect, inclinent la tte; car ces noms rveillent tout ce quele courage a de plus surhumain, la foi de plus admirable, ledvouement de plus sublime.

    * * *

    Celui que nous suivons en ce moment est un de cesillustres enfants de la Compagnie de Jsus, dont la vie toutentire fut consacre la conversion des sauvages duCanada.

    Sa taille peu leve, ses paules votes, sa barbe que lesfatigues ont blanchie avant le temps, ses traits ples etamaigris par les austrits, semblent indiquer quil nest pasfait pour une vie aussi dure. Mais cette frle enveloppe cacheune de ces grandes mes qui puisent dans lnergie de leurvolont une force sans cesse renaissante.

    Son large front chauve tmoigne dune vaste intelligence,et ses regards, que lhabitude de la mditation tient presquetoujours abaisss, sont empreints dune sorte de navettimide et dune incomparable douceur.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    17/200

    Lgendes canadiennes

    17

    Les derniers vestiges dun mlancolique sourire errentsans cesse sur ses lvres.

    En un mot, toute sa figure semble entoure de ce nimbemystique dont la saintet illumine les mes prdestines.

    quelques pas devant lui savance le chef de la petitetroupe.

    Cest un vieux guerrier indien, converti depuis longtempsau christianisme par le saint missionnaire et devenu ds lorsle compagnon fidle de toutes ses courses aventureuses.

    * * *

    Les voyageurs savanaient lentement en raquettes surune neige paisse et mouvante.

    Il faisait une de ces superbes nuits de dcembre quelanne qui finit semble semer sur ses pas pour saluer lannequi va natre et dont la merveilleuse splendeur est inconnueaux peuples du midi.

    Sur lazur fonc du ciel, dinnombrables toiles versent enlarmes dargent leur frache lumire. On dirait les pleursdallgresse que lclat du Soleil de Justice arrache aux yeuxblouis des bienheureux.

    La lune gravit les diverses constellations et samuse contempler dans le miroir des neiges son disqueresplendissant.

    Vers le nord, des gerbes lumineuses slancent dunnuage obscur qui flotte lhorizon.

    Laurore borale sannonce dabord par quelques jets deflamme ple et blanchtre qui lchent lentement la surfacecrule du ciel; mais bientt la scne sanime; les couleurs

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    18/200

    Lgendes canadiennes

    18

    deviennent plus vives; la lumire slargit, sarrondit en arcautour du nuage opaque, et revt les formes les plus diverses.

    On voit paratre tour tour de longs cheveaux de soieblanche, de gracieuses plumes de cygne, ou des faisceaux defil dor et dargent; voici une troupe de blancs fantmes auxrobes diaphanes qui excutent une danse fantastique;maintenant cest un riche ventail de satin dont le sommettouche au znith et dont les rebords sont baigns de teintesroses et safranes; enfin cest un orgue immense, aux tuyauxde nacre et divoire, qui nattend plus quun cleste musicien

    pour entonner lhosanna sublime de la nature au Crateur.Le ptillement trange, qui accompagne le brillantphnomne, ressemble aux soupirs qui schappent destuyaux dorgue gonfls par un puissant soufflet et compltelillusion : cest le prlude du divin concert quil nest pasdonn des oreilles mortelles dentendre.

    * * *

    Le spectacle qui, sur la terre, soffre aux regards na pasmoins de charmes, dans sa sauvage beaut, que celui du ciel.

    Latmosphre sche et froide nest agite par aucunsouffle.

    On nentend que les ronflements sourds et monotones dufleuve gant, endormi sous une couche de glaons pars etflottants sur ses eaux noires, semblables la peau tachetedun immense lopard.

    Une vapeur blanche et lgre sen lve, comme le soufflequi jaillit des narines du monstre marin.

    Au nord, se dessinent les crtes bleues des Laurentides,depuis le cap Tourmente jusqu lembouchure du Saguenay.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    19/200

    Lgendes canadiennes

    19

    Au sud, sallongent les dernires racines des Allganys,couvertes de pins, dpinettes, de sapins et de grandes

    rablires.Presque tout le littoral tait aussi ombrag de forts; car,

    lpoque recule que nous dcrivons, on ne voyait sur cesrives ni ces vastes dfrichements couverts dabondantesmoissons, ni ces jolies maisons blanchies la chaux etgroupes en villages le long du fleuve dune manire sicoquette, quon dirait des bandes de cygnes endormis sur laberge.

    Une mer de forts stendait sur tous ces rivages.Quelques petits groupes de maisons slevaient et l;mais voil tout.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    20/200

    Lgendes canadiennes

    20

    ApparitionLa lgende des saints que fte lglise et

    lhistoire des hros que glorifie la postrit nerenferment pas toutes les sublimes penses que jelus au front de ce cavalier.

    Col.-Baron Joachim Ambert,soldat.

    Nos voyageurs savanaient donc en silence, au milieu dubois, lorsque tout coup le chef de la petite troupe sarrta etfit, en mme temps, signe de la main ses compagnons denfaire autant.

    Tu te trompes, camarade, lui dit le missionnaire; ce bruitque tu viens dentendre, cest celui dun arbre qui se fend lagele.

    LIndien se tourna lentement vers lui; un sourireimperceptible passa sur sa figure.

    Mon frre, dit-il voix basse, si tu me voyais prendre taparole sainte3et vouloir y lire, tu te moquerais de moi; moi,je ne veux point me moquer de toi, car tu es une Robe-Noire;mais je te dirai que tu ne connais pas les voix des bois, et quece bruit que tu viens dentendre est bien celui dune voixhumaine.

    Suivez-moi de loin pendant que je vais aller voir ce qui sepasse l-bas.

    * * *

    3Ton brviaire.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    21/200

    Lgendes canadiennes

    21

    Les voyageurs marchrent quelque temps sans rien

    apercevoir.Le Pre commenait croire quil ne stait pas tromp,

    lorsquarriv une clairire, il vit lIndien sarrter tout coup.

    Quel fut son tonnement lorsquen suivant la direction desregards du Sauvage, il aperut, lautre extrmit de laclairire, une lumire extraordinaire se dtachant surlobscurit des arbres.

    Au milieu de ce globe lumineux apparaissait, soulev au-dessus du sol, une sorte de fantme aux formes vagues etindcises.

    Avant que le missionnaire et pu rien distinguer,lapparition svanouit.

    Alors un autre spectacle, que lclat de cette trangevision lavait empch dapercevoir, soffrit sa vue.

    Un jeune homme, vtu dun uniforme militaire, taitagenouill au pied dun arbre. Les mains jointes et les regardstourns vers le ciel, il semblait absorb par la contemplationdun objet mystrieux et invisible.

    Deux cadavres, qu leurs vtements on reconnaissaitfacilement pour des militaires, gisaient, ses cts, sur laneige.

    Lun deux, vieillard cheveux blancs, tait adoss autronc dun rable et tenait encore entre ses mains un livre prt lui chapper.

    Sa tte tait appuye sur son paule droite, et toute safigure avait cette teinte grise, cendre de la mort, qui annonceque dj le cercueil la rclame.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    22/200

    Lgendes canadiennes

    22

    Un cercle bleutre entourait ses yeux demi-ferms, etune dernire larme stait fige sur sa joue livide.

    Mais, malgr ces ravages de la mort, cette figure ntaitpas horrible voir, car les derniers vestiges dun sourireerraient encore sur ses lvres et indiquaient que lespoirsuprme, que la foi seule peut inspirer, avait consol sadernire heure.4

    * * *

    Au grincement de la neige sous les pas des voyageurs, lemilitaire, qui se tenait genoux, se dtourna tout coup. Mon pre! mon pre! scria-t-il en se prcipitant vers le

    missionnaire, cest la Providence qui vous amne ici pour mesauver.

    Jallais partager le funeste sort de mes infortunscompagnons lorsquun prodige!... un miracle!...

    Suffoqu par ses larmes et ses sanglots, il ne put en diredavantage; mais, se jetant dans les bras du missionnaire, il lepressait contre son coeur et le couvrait de ses baisers.

    Calmez-vous, mon fils, lui dit le vieillard... Dans ltatde faiblesse et dpuisement o vous tes, une trop grandemotion pourrait vous tre fatale...

    Le vieillard navait pas encore achev ces paroles, quilsentit la tte du jeune homme peser plus lourde sur sonpaule et tout son corps saffaisser... Il venait de svanouir.

    Les voyageurs sempressrent de lui prodiguer tous les

    soins quexigeait sa position.

    4 Cest cette scne que reprsente lex-voto dont nous avons parl au

    commencement de ce rcit.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    23/200

    Lgendes canadiennes

    23

    Ses deux compagnons, hlas! navaient plus besoin desecours sur la terre.

    Les Sauvages leur creusrent une fosse dans la neige et lesaint missionnaire, aprs avoir rcit quelques prires surleurs cadavres, traa, avec un couteau, une grande croix surlcorce de lrable au pied duquel ils avaient rendu leurdernier soupir.

    Simple, mais sublime monument despoir et damour,destin protger leurs dpouilles mortelles.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    24/200

    Lgendes canadiennes

    24

    Une maison canadienneCar, pendant les longs jours o la France oublieuseNous laissait nous seuls la tche glorieuseDe dfendre son nom, contre un nouveau destin,Nous avons conserv le brillant hritageLgu par nos aeux, pur de tout alliage,Sans jamais rien laisser aux ronces du chemin.

    Octave Crmazie,Le vieux Soldat canadien.

    Voyez-vous, l-bas, sur le versant de ce coteau, cette joliemaison qui se dessine, blanche et proprette, avec sa grangecouverte de chaume, sur la verdure tendre et chatoyante decette belle rablire.

    Cest une maison canadienne.Du haut de son pidestal de gazon, elle sourit au grand

    fleuve dont la vague, o frmit sa tremblante image, vient

    expirer ses pieds.Car lheureux propritaire de cette demeure aime sonbeau grand fleuve et il a soin de stablir sur ses bords.

    Si quelquefois la triste ncessit loblige sen loigner, ilsen ennuie et il a toujours hte dy revenir.5Car cest pourlui un besoin dcouter sa grande voix, de contempler ses lesboises et ses rives lointaines, de caresser de son regard seseaux tantt calmes et unies, tantt terribles et cumantes.

    * * *

    5Jai entendu un missionnaire des Cantons de lEst me dire quil ne pouvait

    jamais revoir le fleuve sans pleurer.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    25/200

    Lgendes canadiennes

    25

    Ltranger qui, ne connaissant pas lhabitant de nos

    campagnes, croirait pouvoir lassimiler au paysan de lavieille France, son anctre, se mprendrait trangement.

    Plus clair et surtout plus religieux, il est loin de partagerson tat prcaire.

    En comparaison de celui-ci, cest un vritable petit princeparfaitement indpendant sur ses soixante ou quatre-vingtsarpents de terre, entours dune clture de cdre, et qui luifournissent tout ce qui lui est ncessaire pour vivre dans une

    honnte aisance.

    * * *

    Voulez-vous maintenant jeter un coup doeil sous ce toitdont laspect extrieur est si riant?

    Je vais essayer de vous en peindre le tableau tel que je laivu maintes fois.

    Dabord, en entrant dans le tambour deux seaux, pleinsdeau frache, sur un banc de bois, et une tasse de fer-blanc,accroche la cloison, vous invitent vous dsaltrer.

    lintrieur, pendant que la soupe bout sur le pole, lamre de famille, assise, prs de la fentre, dans une chaiseberceuse, file tranquillement son rouet.

    Un mantelet dindienne, un jupon bleu dtoffe du pays etune clinepropre sur la tte, cest l toute sa toilette.

    Le petit dernier dort ses cts dans son ber.

    De temps en temps, elle jette un regard rjoui sur sa figurefrache qui, comme une rose panouie, sort du couvre-pieddindienne de diverses couleurs, dont les morceaux, taills enpetits triangles, sont ingnieusement distribus.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    26/200

    Lgendes canadiennes

    26

    Dans un coin de lappartement, lane des filles, assisesur un coffre, travaille au mtier en fredonnant une chanson.

    Forte et agile, la navette vole entre ses mains; aussi fait-elle bravement dans sa journe sept ou huit aulnes de toile dupays grandlargeur quelle emploiera plus tard faire lesvtements pour lanne qui vient.

    Dans lautre coin, la tte du grand lit courtepointeblanche, et carreaux bleus, est suspendue une croixentoure de quelques images.

    Cette petite branche de sapin fltrie qui couronne la croix,

    cest le rameau bni.Deux ou trois marmots nu-pieds sur le plancher samusent atteler un petit chien.

    Le pre, accroupi prs du pole, allume gravement sa pipeavec un tison ardent quil assujettit avec son ongle. Bonnet delaine rouge sur la tte, gilet et culottes dtoffe grise, bottessauvages, tel est son accoutrement.

    Aprs chaque repas, il faut bien fumer une touche avantdaller faire le train ou battre la grange.

    Lair de propret et de confort qui rgne dans toute lamaison, le gazouillement des enfants, les chants de la jeunefille qui se mlent au bruit du rouet, lapparence de sant etde bonheur qui reluit sur tous les visages, tout, en un mot, faitnatre dans lme le calme et la srnit.

    Si jamais, sur la route, vous tiez surpris par le froid ou laneige, allez heurter, sans crainte la porte de la famillecanadienne, et vous serez reu avec ce visage ouvert, avec

    cette franche cordialit que ses anctres lui ont transmisecomme un souvenir et une relique de la vieille patrie. Carlantique hospitalit franaise, quon ne connat plus gure

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    27/200

    Lgendes canadiennes

    27

    aujourdhui dans certaines parties de la France, semble trevenue se rfugier sous le toit de lhabitant canadien.

    Avec sa langue et sa religion, il a conserv pieusement seshabitudes et ses vieilles coutumes.

    Le voyageur, qui serait entr il y a un sicle sous ce toithospitalier, y aurait trouv les mmes moeurs et le mmecaractre.

    * * *

    Cest dans la paroisse de la Rivire-Ouelle, au sein dunede ces bonnes familles canadiennes, que nous retrouvonsnotre missionnaire et ses compagnons.

    Toute la famille, avide dentendre le rcit de laventureextraordinaire du jeune militaire, stait groupe autour delui.

    Ctait un jeune homme de vingt vingt-cinq ans, auxtraits nobles, mais dlicats.

    Son front lev, ombrag de cheveux noirs naturellementboucls, rayonnait dintelligence, et son regard fier et limpidervlait lme ardente et loyale du vrai militaire franais.

    Lextrme pleur, suite de la fatigue et des privations,empreinte sur sa figure, rpandait sur toute sa physionomieun air mlancolique et touchant.

    lexquise dlicatesse de ses manires, il tait faciledapercevoir une ducation parfaite.

    Son manteau, ngligemment jet sur ses paules, laissait

    voir une paulette dofficier, et une petite croix dorsuspendue sa poitrine.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    28/200

    Lgendes canadiennes

    28

    SilhouetteCtait comme une troupe de dmons qui

    dansaient autour de lui des rondes insenses, setenant par la main, avec des cris, des clats de rire,des contorsions, des pleurs, des grincements dedents, des hurlements sinistres; et des tincellessautillaient devant lui, jaillissant de son cerveauaffaibli, clataient devant ses yeux, et lui semblaient

    des torches que ces dmons agitaient dans leursmains.Cardinal Wiseman,Fabiola.

    Je suis parti, dit le jeune officier, il y a plus dun moisdu pays des Abnaquis, accompagn de mon pre, dunsoldat, et dun Sauvage qui nous servait de guide.

    Nous tions chargs de dpches importantes pour legouverneur de la colonie.

    Dj, depuis plusieurs jours, nous cheminions, sansaccident, travers la fort, lorsquun soir, extnus defatigue, nous allummes notre feu auprs dun cimetireindien, pour y passer la nuit.

    Selon la coutume des Sauvages, chaque cadavre,envelopp sparment dans une grosse corce darbre, taitlev au-dessus du sol, soutenu par quatre poteaux.

    Des arcs, des flches, des tomahawks et quelques pisde mas, suspendus ces tombeaux, se balanaient au gr duvent.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    29/200

    Lgendes canadiennes

    29

    Assis, quelques pas devant moi, sur le tronc dunvieux pin gisant, moiti pourri, sur le sol, notre Sauvage

    paraissait enseveli dans une profonde mditation. Le bcher, allum ses pieds entre deux grosses

    racines, dont la flamme tantt vive, tantt presquteinte,lilluminait de son jour vacillant et rougetre rpandait, surtoute sa physionomie, je ne sais quel air effrayant etmystrieux.

    Ctait un homme dune stature gigantesque. Un Indien let volontiers compar un de ces superbes

    rables de nos forts, si, une force herculenne, il netjoint, en mme temps, la souplesse du serpent et lagilit dellan.

    Des plumes noires, rouges et blanches noues avec sescheveux, sur le sommet de sa tte, grandissaient encore sataille.

    Ses traits farouches, son oeil noir et formidable commeune sombre nuit dhiver, son tomahawk et son long couteau,quenfermait une gaine de cuir, demi-cach sous un trophede chevelures flottant sa ceinture, tout contribuait luidonner une apparence trange et sanguinaire.

    * * *

    Il faisait une nuit noire et froide. La vote basse et ingale forme par les branches

    entrelaces des arbres impntrables aux rayons de la lune, et

    quclairait, par intervalles, la lueur douteuse du bcher,semblait un vaste et sombre caveau o les troncs antiques, moiti rongs et ensevelis sous la neige et les lianes,jonchaient la terre comme des cadavres de gants pars et

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    30/200

    Lgendes canadiennes

    30

    l; o les bouleaux, couverts de leur corce blanche, balancspar le souffle de la brise, avaient lair de ples fantmes

    errant au milieu de ces dbris, et o le sourd murmure dutorrent lointain, se brisant en sanglots et le frmissementplaintif et lugubre de la rafale, travers les branchesdpouilles, imitaient de funbres gmissements.

    Un homme un peu superstitieux et cru entendre lesplaintes des mes des guerriers indiens ensevelis auprs denous.

    Malgr moi, un frisson dhorreur courait dans mes

    veines. Cependant parmi ces dcombres, o chaque arbre,chaque rocher, en un mot tous les objets mls, confondusdans lombre, paraissaient autant de spectres anims pianttous ses mouvements, laudacieux Sauvage semblait aussitranquille que sil et t dans sa cabane.

    Il tait l, immobile et silencieux, fixant tour tour surle brasier et sur son tomahawk son regard farouche.

    * * *

    Camarade, lui dis-je, penses-tu que nous ayons encore craindre les bandes iroquoises, dont nous avons dcouvertles traces hier.

    Mon frre a-t-il dj oubli que nous en avonsrencontr encore ce matin?

    Mais il ntaient que deux.

    Oui, mais un Iroquois a bien vite fait un signal pouravertir ses camarades.

    Ceux-l ne marchaient pas sur le sentier de la guerre;ils taient occups poursuivre un orignal.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    31/200

    Lgendes canadiennes

    31

    Oui, mais la neige est paisse et ils auraient bien puavoir la chance de le tuer sans trop de fatigue et alors...

    Eh bien!... Et alors, une fois leur faim apaise... Achve donc. Je dis qualors ils auraient bien pu se donner le plaisir

    de faire la chasse aux Peaux Blanches. Mais les blancs sont en paix avec les Iroquois. LIroquois nenterre jamais qu moiti la hache de

    guerre, et dailleurs ils ont lev le tomahawk contre les

    guerriers de ma tribu, et sils avaient dcouvert la piste dunAbnaquis parmi les vtres... Tu crois donc quils pourraient bien tre notre

    poursuite? Mais alors il serait plus prudent dteindre notrefeu.

    Mon frre nentend-il pas les hurlements des loups?Sil aime mieux se faire dvorer par eux que de recevoir uneflche de la main dun Iroquois, il peut lteindre.

    * * *

    Les paroles de notre guide taient peu rassurantes, maisjtais si extnu de fatigue que, malgr le danger videntauquel nous tions exposs, je mendormis.

    Mon sommeil fut agit de mille rves fantastiques. La grande ombre de mon Sauvage que javais vue, au

    moment de mendormir, sallonger et ramper derrire lui,

    noire et menaante, se dressait devant moi comme un spectre. La rafale passait dans mes cheveux comme un esprit de

    tnbres.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    32/200

    Lgendes canadiennes

    32

    Les morts du cimetire, secouant la neige de leurslinceuls dcorce, descendaient de leurs tombeaux, et se

    penchaient vers moi; je croyais our leurs grincements dedents, en entendant les craquements des arbres agits par labise de nuit.

    Je mveillai en sursaut. Mon Sauvage, appuy contre un des poteaux dun

    tombeau indien, tait toujours l devant moi. Au bruit sourd et rgulier de sa respiration, je maperus

    quil dormait profondment.

    Je vis au-dessus de lui, comme sortant de lcorce dutombeau, prs duquel il tait appuy, une ombre et deux yeuxfixes et flamboyants.

    Cest une suite de mon rve, me dis-je en moi-mme, etjessayai de me rendormir.

    Longtemps je demeurai, les yeux moiti ferms, danscet tat de somnolence, qui participe de la veille, la fois, etdu sommeil, et o les facults engourdies ne laissent jugerdes objets qu demi.

    Cependant lombre se balanait et se penchait toujoursdavantage au-dessus du Sauvage enseveli dans un profondsommeil.

    Un moment le bcher jeta une clart plus vive et je visalors bien distinctement la figure dun Indien quclairait unelueur fauve.

    Il tenait entre ses dents un long couteau. Et, fixant ses yeux dilats sur son ennemi, il sapprocha

    encore davantage et sassura sil tait bien endormi. Alors un sourire divresse infernale contracta ses lvres,

    et saisissant son couteau, il le brandit un instant en ledirigeant au coeur de sa victime.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    33/200

    Lgendes canadiennes

    33

    Un clair jaillit de la lame. Au mme moment, un cri terrible retentit et les deux

    Sauvages allrent rouler dans la neige. Lclair de lacier, en rveillant notre Sauvage, avait

    trahi son ennemi. Ainsi laffreux cauchemar se terminait par une horrible

    ralit.

    * * *

    Je saisis prcipitamment mon fusil; mais je nosai tirerdans la crainte de blesser notre Sauvage. Une lutte mort stait engage entre les deux Indiens. La neige, rougie de sang, jaillissait de toutes parts

    autour deux et les enveloppait dun nuage. Le fer dunehache brilla et un son mat retentit, suivi dun lgercraquement dos.

    La victoire tait dcide. Un bruit sourd et guttural schappa de la poitrine du

    vaincu : ctait le rle dagonie.

    * * *

    Tenant dune main une chevelure sanglante, levainqueur, le sourire aux lvres, se redressait firementlorsquune balle vint latteindre en pleine poitrine, et notreSauvage (car ctait lui) tombait raide mort la face dans le

    bcher. Diriger le canon de mon fusil et envoyer une balle dans

    la direction do le coup tait parti et o je voyais encore une

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    34/200

    Lgendes canadiennes

    34

    ombre se glisser travers les arbres, fut pour moi laffairedun instant.

    LIndien, poussant un cri de mort, bondit, et son corps,dcrivant un arc, saffaissa sur lui-mme.

    Le drame tait fini. Notre Sauvage tait veng, mais nous navions plus de

    guide. Je me rappelai alors notre conversation de la veille;

    comme on le voit, ses apprhensions, au sujet des Sauvagesdont nous avions rencontr les traces le matin, ntaient

    malheureusement que trop fondes.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    35/200

    Lgendes canadiennes

    35

    MortOh! breathe not his name, let it sleep in the shade.Where cold and unhonord his relics are laid;Sad, silent and dark, be the tears that we shed,As the night dew that falls on the grass oer hishead.

    TH. MOORE,Irish Melodies.

    Dormez, dormez, foule des cimetires;Ne levez pas vos fronts inanims;Pour vous la terre a chant ses prires,

    Dormez! dormez!BRUGNOT.

    Abandonns, sans guide et sans exprience, au milieudinterminables forts, nous nous trouvmes dans uneperplexit extrme.

    Nous hsitmes longtemps pour savoir si nous ne

    devions point retourner sur nos pas. Le danger de tomber entre les mains des Iroquois, qui

    infestaient alors cette partie du pays, nous dcida continuernotre route.

    Le seul moyen que nous eussions pour nous guider,ctait une petite boussole dont mon pre avait eu le soin dese munir avant notre dpart.

    * * *

    Quelques jours plus tard, nous marchions pniblementau milieu dune tempte de neige.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    36/200

    Lgendes canadiennes

    36

    La poudrerie nous aveuglait; nous ne pouvions voir deux pas devant nous.

    De tous cts, nous entendions les arbres craquer ettomber avec fracas.

    Un de ces arbres faillit nous craser sous ses dbris. Mon pre, atteint par une branche, fut enseveli sous la

    neige, et nous emes toutes les peines du monde lenretirer.

    Quand il se fut relev, la chane qui retenait sa boussoleautour de son cou tait brise, et la boussole avait disparu.

    Malgr de vaines recherches, nous ne pmes jamais laretrouver. Dans sa chute, mon pre avait reu une grave blessure

    la tte. Pendant que jessayais de panser la plaie, do le sang

    jaillissait avec abondance, je ne pus retenir mes larmes envoyant ce vieillard, cheveux blancs, supporter la souffranceavec tant de fermet, et montrer tant de calme au milieu desangoisses qui le dvoraient et quil me cachait soigneusementsous les dehors de la confiance.

    Mon fils, me dit-il en voyant mes pleurs, souviens-toique tu es soldat... Si la mort vient nous, elle nous trouverasur le chemin de lhonneur. Il est beau de mourir martyr dudevoir.

    Dailleurs, rien narrive que par la volont de Dieu;soumettons-nous donc davance, avec courage et rsignation, ce quil lui plaira de nous envoyer.

    * * *

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    37/200

    Lgendes canadiennes

    37

    Nous marchmes encore deux jours, par un froidintense; mais alors mon pre fut incapable davancer

    davantage. Le froid avait envenim sa plaie, et la fivre, qui lavait

    saisi, devint dune violence extrme. Pour comble de malheur, notre petite provision

    damadou tait devenue humide, et il nous fut impossible denous procurer du feu.

    Alors tout espoir mabandonna. Depuis plusieurs jours, nayant pu tuer aucun gibier,

    nous navions pris presquaucune nourriture. Malgr tous mes avertissements, le soldat qui nousaccompagnait, extnu de faim et de fatigue, et livr audcouragement, cda au sommeil, et quand, au bout dequelques heures, jallai le secouer pour le rveiller, il taitdj mort de froid.

    * * *

    genoux auprs de mon pre expirant, je demeuraiabm dans un dsespoir inexprimable.

    Plusieurs fois il me conjura de labandonner pourchapper la mort.

    Quand il sentit sa dernire heure approcher : Mon fils,me dit-il en me prsentant le livre de lImitation de Jsus-Christ quil tenait entre ses mains, lis-moi quelquespassages.

    Je pris le livre et, louvrant au hasard, je lus traversmes sanglots :

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    38/200

    Lgendes canadiennes

    38

    Faites-vous maintenant des amis auprs de Dieu, afinquaprs que vous serez sorti de cette vie, ils vous reoivent

    dans les tabernacles ternels. (Luc, XVI. 9.) Comportez-vous sur la terre comme un voyageur et un

    tranger qui na point dintrt aux affaires du monde. Conservez votre coeur libre et levez-le vers Dieu,

    parce que vous navez point ici-bas de demeure stable. Cest au ciel quil faut tous les jours adresser vos

    prires, vos gmissements et vos larmes; afin quaprs cettevie, votre esprit puisse passer heureusement au Seigneur.

    * * *

    Je remis le livre entre ses mains. Un sourire dimmortel espoir passa sur ses lvres; car

    ces lignes rsumaient toute sa vie. Aprs un moment de silence, il me dit : Mon fils, quand je ne serai plus, tu prendras la petite

    croix dor que je porte mon cou, et que jai reue de ta mrele jour de ta naissance...

    Il y eut quelques moments de silence. Un nuage dinexprimable douleur passa sur son front, et

    prenant mes deux mains dans les siennes, il ajouta : Ta pauvre mre!... oh! si tu la revois, dis-lui que je

    meure en pensant elle et mon Dieu. Puis, faisant un effort suprme, comme pour loigner

    une pense trop douloureuse devant laquelle il craignait de

    voir faiblir son courage, il continua : Cette petite croix dor, porte-la toujours en souvenir de

    ton pre; elle tapprendra tre toujours fidle ta patrie et ton Dieu...

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    39/200

    Lgendes canadiennes

    39

    ... Approche-toi, mon fils, que je te bnisse, car je mesens mourir...

    Et, de sa main dfaillante, il fit sur mon front le signe dela croix.

    * * *

    ces paroles, le jeune homme se tt. Tandis que deslarmes abondantes coulaient le long de ses joues, il pressaitcontre ses lvres la petite croix dor qui pendait sur sa

    poitrine.Tous ceux qui lentouraient, par respect pour une si nobledouleur, gardaient le silence.

    On et mme pu voir plus dune main essuyer furtivementquelques larmes.

    La douleur est si touchante sur un front de vingt ans!Il y a tant de sourire sur la figure cet ge quon ne peut y

    voir ces fleurs dlicates se faner avant le temps sans prouverun serrement de coeur.

    Le missionnaire rompit le premier le silence : Mon fils, dit-il en sadressant au jeune homme, vos

    larmes sont lgitimes, car ltre chri que vous pleurez taitdigne de vos regrets.

    Mais ne pleurez pas comme ceux qui nont pointdesprance...

    Celui que vos avez perdu jouit maintenant l-haut de larcompense promise une vie voue au sacrifice et au

    devoir... Ah! mon Pre, interrompit le jeune homme, si, du

    moins, vous eussiez t prs de lui pour le consoler cedernier moment!...

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    40/200

    Lgendes canadiennes

    40

    * * *

    Aprs une pause, il continua : Je pressai mon pre une dernire fois entre mes bras; sur

    son front ple et glac je dposai un dernier baiser. Je crus quen ce moment il allait mourir. Il se tenait immobile, les yeux tourns vers le ciel,

    lorsque tout coup, comme clair par une inspiration denhaut, il me dit :

    Je dsire que tu fasses voeu de donner un tableau laprochaine glise que tu rencontreras, si tu parviens tchapper.

    Je le promis. Quelques instants aprs, des mots vagues et sans suite

    schapprent de ses lvres, et ce fut tout.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    41/200

    Lgendes canadiennes

    41

    VisionIl y a des journes critiques dans lexistence

    dun homme, comme il y a des journes critiquesdans lexistence de lhumanit... Chacun de nous,quelque humble et insignifiante que soit sapersonnalit, nous avons eu tous notre jour critique :nous avons eu tous un jour, une heure, un instantqui a dcid de toute notre existence; notre jour

    providentiel, qui a modifi notre positionpersonnelle et nos relations avec les autres; un jourde grce, dans lequel lesprit la emport sur lamatire. De quelque manire que ce soit, toute me,comme Jrusalem a eu son jour.

    CARD. WISEMAN, Fabiola.

    Tristis est anima mea usque ad mortem.St. Math : XXVI. 38.

    Vadam et videbo visionem hanc magnam.Exode : III. 3.

    Jignore combien de temps je demeurai l ananti,abm dans une douleur sans nom, genoux auprs ducadavre de celui qui avait t mon pre.

    Plonge dans une sorte de lthargie, mon me taitdevenue insensible tout.

    La mort, la solitude de la fort ne leffrayait plus; hlas!la solitude tait autrement effrayante au fond de mon coeuro nagure tout tait encore en fleur.

    Rves! illusions! javais vu ces fleurs de la vie tomberfeuille feuille, balayes par lorage.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    42/200

    Lgendes canadiennes

    42

    Gloire! bonheur! avenir! ces anges du coeur, quinagure chantaient encore au fond de mon me leurs

    mystrieux concerts, staient envols, voilant de leurs ailesleurs visages plors.

    Tout avait disparu : tout... il ne restait plus que le vide,lhorrible nant.

    * * *

    Seulement, au milieu de ma nuit, une faible toile

    veillait encore. Un soupir sur mes lvres, une dernire prire, plelampe du sanctuaire intrieur qui ntait pas encore teinte,jetait un dernier reflet.

    Songeant au voeu que mon pre mourant mavaitinspir de faire, jinvoquais, avec toute lardeur du dsespoir,la Vierge, consolatrice des affligs; et voil que tout coup...

    Mais je renonce dire ce qui se passa alors en moi. La parole humaine est impuissante dvoiler les

    mystres de Dieu. Que dirai-je donc aux enfants de la nuit, et que peuvent-

    ils comprendre? Et des hauteurs du jour ternel ne suis-je pas aussi

    retomb avec eux au sein de la nuit dans la rgion du tempset des ombres...

    * * *

    Et voil que tout coup, au milieu de mes tnbres, toutmon tre tressaillit, frapp comme dune commotionlectrique; et il se fit, au fond de moi, comme un vent

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    43/200

    Lgendes canadiennes

    43

    imptueux, et lesprit... tait port sur ces eaux de latribulation.

    Et soudain, comme lclair qui, rapide, fend la nuedorage, la lumire se fit dans cette nuit, dans ce chaos;lumire blouissante, lumire surhumaine. Et la temptesapaisa en moi.

    Et il se fit un grand calme. Et le rayon divin, pntrant jusquaux dernires

    jointures de lme, y rpandit une douce chaleur, et une paix!cettepaix qui surpasse tout sentiment.

    Et, travers mes paupires fermes, je vis quunegrande lumire tait devant moi...

    * * *

    mon Dieu! oserai-je dire ce qui se passa alors!... Nest-ce pas profaner, en les affaiblissant trop, les

    merveilles de votre puissance?

    * * *

    Je sentais que quelque chose dextraordinaire, desurnaturel se passait autour de moi.

    Et une mystrieuse motion, cette sainte horreur quetoute crature mortelle doit prouver, lapproche dun tredivin, sempara de moi.

    Comme Mose, mon me se disait elle-mme :

    Jirai et je verrai cette grande vision. Et mes yeux furent ouverts, et je vis... ce ntait pas un

    rve, ctait bien une ralit, un miracle de la droite du Trs-Haut...

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    44/200

    Lgendes canadiennes

    44

    Non, loeil de lhomme na jamais vu, son oreille najamais entendu ce quil me fut donn de voir et dentendre

    alors.

    * * *

    Au milieu dun nuage dclatante lumire, la Reine descieux mapparut, tenant dans ses bras son divin enfant.

    Les splendeurs ineffables, qui jaillissaient de sa figure,taient si blouissantes quen comparaison le soleil nest

    quune ple toile. Mais cet clat, loin de fatiguer la vue, lareposait dlicieusement. Douze toiles formaient son diadme! Larc en ciel tait son vtement; et sous ses pieds, les

    nuages de pourpre de laurore et du couchant. Et derrireleurs franges dores, des myriades danges souriaient etchantaient des hymnes qui nont point dcho ici-bas.

    Et ce que jentendais et ce que je voyais tait si vivant,mon me le saisissait avec une telle puissance, quil mesemblait quauparavant tout ce que javais pu voir et entendrentait quun songe vague de la nuit.

    * * *

    La divine Vierge me regardait avec ce sourire immortel,quelle droba sans doute aux lvres de son divin enfanteletle jour de sa naissance.

    Et elle me dit :

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    45/200

    Lgendes canadiennes

    45

    Me voici, mon fils, je viens vous parce que vousmavez appel... 6

    Dj le secours que je vous envoie est proche... Souvenez-vous, mon fils... Mais quallais-je dire, malheureux!... Il ne mest permis de rvler de ce cleste entretien que

    ce peu de paroles qui regardent ma dlivrance. Le reste est un secret entre Dieu et moi... Il suffit de dire que ces paroles ont jamais fix ma

    destine.

    * * *

    ... Longtemps elle me parla, et mon me, dgage de sesentraves, ravie, transfigure, coutait, dans une extaseinnarrable, la divine harmonie de sa voix.

    ternellement cette voix retentira dans mon me!... Et des torrents de larmes, se faisant jour travers mes

    paupires, inondaient mon coeur dune roserafrachissante...

    Enfin, peu peu, le mystrieux prodige svanouit... Nuages, figures, anges, lumire avaient disparu, et mon

    me appelait encore par dineffables gmissements la clestevision.

    Quand enfin je me dtournai, le secours qui mavait tmiraculeusement promis, tait dj arriv.

    Cest alors, mon Rvrend Pre, que je vous aperus

    prs de moi. Vous savez le reste.

    6Imitation de Jsus-Christ.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    46/200

    Lgendes canadiennes

    46

    * * *

    Le lendemain, il y avait grand moi parmi toute la petitepopulation dalentour.

    Le bruit du miracle stait rapidement rpandu, et la foulepieuse et recueillie, runie dans la modeste glise, assistait une messe solennelle dactions de grce, clbre par le saintmissionnaire.

    Plus dun regard attendri se tournait, pendant la pieuse

    crmonie, vers le jeune officier qui, agenouill prs dusanctuaire, priait avec une ferveur anglique.On dit que plus tard, dans un autre pays... loin, bien loin,

    par del les mers, un jeune militaire, chappmiraculeusement la mort, abandonnant un brillant avenir,stait consacr Dieu dans un clotre.

    tait-ce lui? Personne na jamais pu lassurer.

    * * *

    Si jamais vous passez prs de la vieille glise de laRivire-Ouelle, noubliez pas de vous y arrter un instant.

    Vous y verrez suspendu dans une des chapelles latrales,lantique ex-voto qui rappelle le souvenir du miraculeuxvnement.

    Le tableau na pas de valeur artistique; mais cest unevieille relique quon aime voir, parce quelle nous dit une

    touchante histoire.Souvent des voyageurs, venus de loin, sarrtent devant

    cette poudreuse peinture, frapps de ltrange scne quelleretrace.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    47/200

    Lgendes canadiennes

    47

    Souventes fois aussi, on y voit de pieuses mres defamille indiquer du doigt les divers personnages, et raconter

    leurs petits enfants merveills la merveilleuse lgende; carle souvenir de cette touchante histoire est encore vivant danstoute la contre.

    Qubec, janvier 1860.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    48/200

    Lgendes canadiennes

    48

    Les pionniers canadiens

    pisode

    Hommage M. Garneau, notre historien national.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    49/200

    Lgendes canadiennes

    49

    Le Potowatomis

    pigraphe compose par M. O. Crmazie, pour les Pionnierscanadiens.

    Il est l sombre et fier; sur la fort immense,O ses pres ont vu resplendir leur puissance,Son oeil noir et perant lance un regard amer.La terre vers le ciel jette ses voix sublimes,Et les pins verdoyants courbent leurs hautes cimes

    Ondoyantes comme la mer.

    Mais le vent souffle en vain dans la fort sonore;En vain le rossignol, en saluant laurore,Fait vibrer dans les airs les notes de son chant,Car lenfant des forts, toujours pensif et sombre,Regarde sur le sable ondoyer la grande ombre

    De ltendard de lhomme blanc.

    Aux bords des lacs gants, sur les hautes montagnes,De la croix, de lpe, invincibles compagnes,Les pionniers franais ont port les rayons.Lenfant de la fort, reculant devant elles,En frmissant a vu ces deux reines nouvelles

    Tracer leurs immortels sillons.

    Son coeur ne connat plus quun seul mot : la vengeance,Et quand son oeil noir voit ltendard de la France,On lit dans son regard tout un drame sanglant;Et quand il va dormir au bord des larges grves,Il voit toujours passer au milieu de ses rves

    Une croix prs dun drapeau blanc.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    50/200

    Lgendes canadiennes

    50

    Le dtroit

    Connaissez-vous cette riante et fertile contre, riche ensouvenirs historiques, dont les Franais nos anctresfoulrent les premiers le sol encore vierge?

    Connaissez-vous ces prairies verdoyantes et onduleuses,arroses de rivires limpides, ombrages drables, de

    platanes, de figuiers, dacacias, au milieu desquelles slve,brillante de jeunesse et davenir, la florissante ville duDtroit?

    * * *

    Si vous voulez jouir pleinement du spectacle enchanteurque prsente cette contre dlicieuse, dont le climat na rien envier au soleil dItalie, remontez la rivire du Dtroit par

    une frache matine du printemps, quand laurore a secouson aile humide sur ces vastes plaines et que le soleil de maitrace un lumineux sillage travers les vapeurs diaphanes dumatin.

    Nulle part le ciel nest plus limpide, la nature plusravissante.

    Nulle part les lignes onduleuses de lhorizon ne sedessinent, dans le lointain, avec un plus pur azur.

    Vous rencontrerez des sites agrestes et potiques, deromantiques paysages, de petites les boises, semblables de gracieuses corbeilles de verdure, toutes retentissantes desrires moqueurs dune multitude doiseaux; de jolis

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    51/200

    Lgendes canadiennes

    51

    promontoires dont les bras arrondis encadrent des golfespleins dombre et de soleil, o la vague caresse par de tides

    haleines vient dposer sur la rive une frange dcumeargente.

    Vous apercevrez des valles et des collines couronnes degrappes de verdure, qui semblent se pencher tout exprs pourse mirer loisir dans londe voisine.

    * * *

    De chaque ct, la plage se dploie tour tour rocailleuse,ou couverte de sable fin et gristre, ou brode dune dentellede gazon, ou hrisse de hauts joncs, couronns de petitesaigrettes, parmi lesquels se perchent et se balancent detimides martins-pcheurs que le moindre bruit fait envoler.

    Ici de frais ruisseaux coulent en murmurant sous lesogives fleuries des rameaux entrelacs; l de petits sentiers,bords de fraises et de marguerites, serpentent sur lpaule ducoteau; plus loin, la brise printanire frissonne sur de vertspturages, et parfume lair de dlicieuses senteurs.

    * * *

    Les mille bruissements confus des eaux et des feuillages,les gazouillements des oiseaux et des voix humaines, lesmugissements des troupeaux, les voles lointaines etargentines des cloches des bateaux vapeur, qui parcourent

    la rivire, montent, par intervalles, dans lair et rpandent uncharme indfinissable dans lme et dans les sens.

    De distances en distances, de gracieux villagesschelonnent le long de la grve, tantt groups dans

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    52/200

    Lgendes canadiennes

    52

    lchancrure dune anse, tantt penchs aux flancs dunecolline, ou la couronnant comme dun diadme.

    Enfin vous arrivez devant Dtroit dont les clochers et lestoits tincellent sous les rayons du soleil.

    Mille embarcations, que son industrie fait mouvoir, sedtachent sans cesse de ses quais et sillonnent le fleuve entous sens.

    * * *

    Si jtais pote, je comparerais volontiers la gracieuse citau superbe cygne de ces contres qui, sveillant le matin aumilieu des joncs de la rive, secoue ses blanches ailes enprenant son essor et fait pleuvoir autour de lui les plumes etles gouttelettes de rose; ou bien encore au splendidemagnolia, qui crot sur les bords du fleuve et qui, balanc parle souffle embaum de la brise matinale, rpand, sur londeo il se mire la poussire fconde de sa corolle.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    53/200

    Lgendes canadiennes

    53

    PionnierQuand tu passes ainsi comme un rayon de flamme,Ton aspect vnr fait briller dans notre meTout ce monde de gloire o vivaient nos aeux.Leurs grands jours de combats, leurs immortels faits darmes,Leurs efforts surhumains, leurs malheurs et leurs larmes,Dans un rve entrevus, passent devant nos yeux.

    Octave Crmazie,Le Drapeau de Carillon.

    Ibant et flebant mittentes semina sua. Venientes autem venientcum exultatione, portantes manipulos suos. Ps. 125.

    Fonde en lanne 1700 par M. de la Mothe-Cadillac, leDtroit demeura longtemps attach au Canada.

    Les Anglais en firent la conqute en 1760 et leconservrent jusqu la guerre de 1812.

    Depuis lors les tats-Unis sont devenus les heureux

    possesseurs de toute cette charmante contre que le PreCharlevoix appelait, juste titre, le jardin du pays.

    * * *

    Le Dtroit, dit lhistorien du Canada, a conserv, malgrtoutes ces vicissitudes, le caractre de son origine et la languefranaise y est toujours en usage. Comme toutes les citsfondes par le grand peuple do sortent ses habitants et qui ajalonn lAmrique des monuments de son gnie, le Dtroit

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    54/200

    Lgendes canadiennes

    54

    est destin devenir un lieu considrable cause de sasituation entre le lac Huron et le lac ri. 7

    * * *

    Vers les annes 1770 ou 80, le Dtroit tait loin deprsenter laspect florissant quil offre aujourdhui.

    Ce ntait quun petit fort, entour de faibles remparts etde palissades, peupl par quelques centaines de colonscanadiens.

    Vritable tente au milieu du dsert, ce fort tait lasentinelle avance de la colonie et, par suite, expos sanscesse aux incursions des Sauvages.

    Autour des fortifications stendaient quelques champsconquis sur la fort, que les habitants ne pouvaient cultiverquau risque de leur vie, tenant la pioche dune main et lefusil de lautre; et au-del, en avant, en arrire, droite, gauche, partout le dsert, partout limmense ocan de la fort,autre tnbreux dont les sombres votes recelaient unemultitude dtres mille fois plus cruels, mille fois plusformidables que les tigres et les reptiles.

    Il est facile dimaginer de quel courage indomptabledevaient tre tremps ces hardis pionniers qui avaient osvenir planter le drapeau de la civilisation au milieu de ceslointaines solitudes, malgr des dangers sans nombre.

    * * *

    7Histoire du Canada,par M. F. X. Garneau, vol. 2, page 23.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    55/200

    Lgendes canadiennes

    55

    Une des plus grandes figures quoffre lhistoire dunouveau monde aprs la sublime figure du Missionnaire,

    cest, mon avis, celle du Pionnier canadien.Il est le pre de la plus forte race qui se soit implante sur

    le continent amricain : la race canadienne.Le sang le plus noble qui ait jamais coul dans les veines

    de lhumanit, circule dans ses veines : le sang franais.Partout on retrouve le pionnier canadien sur ce continent,

    et partout on peut le suivre la trace de son sang.Parcourez toute lAmrique du Nord, depuis la Baie

    dHudson jusquau Golfe du Mexique, depuis Halifaxjusqu San Francisco, partout vous retrouverez lempreintede ses pas, et sur les neiges du ple, et sur les sables dor dela Californie; sur les grves de lAtlantique et sur la moussedes Montagnes Rocheuses.

    Un insatiable besoin dactivit le dvore.Il lui faut toujours, toujours avancer vers de nouvelles

    dcouvertes jusqu ce que la terre manque sous ses pas.Mais ce nest pas le seul amour des aventures, ni lpre

    soif de lor qui le pousse; une plus noble ambition letravaille; un mobile plus lgitime le dirige et lanime.

    On sent quil a la conscience de remplir une vritablemission, un mystrieux apostolat.

    Feuilletez un moment les pages de notre histoire et surtoutles Relations des Jsuites, et partout vous verrez le pionniercanadien, anim dun zle admirable pour la conversion desSauvages, frayant, avec dhroques efforts, le chemin aux

    missionnaires et oprant souvent lui-mme de merveilleusesconversions.

    Je retrouve, runis en lui, les trois plus grands types delhistoire humaine.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    56/200

    Lgendes canadiennes

    56

    Il est la fois prtre, laboureur et soldat.Prtre! sa pit ardente, sa foi vive, son zle pour le salut

    des mes amollissent les coeurs les plus durs, et entranentvers la foi des peuplades entires.

    Fut-il jamais un plus beau sacerdoce?Laboureur! devant sa hache puissante, la fort tombe avec

    fracas autour de lui et sa charrue trace, travers les troncsrenverss, le sillon o frmira bientt le vert duvet de lafuture moisson.

    Soldat! cest par des sicles de combats quil a conquis le

    sol que sa main cultive.

    * * *

    Ah! si jtais peintre, je voudrais retracer sur la toile cettenoble figure avec son triple caractre de Prtre, de Laboureuret de Soldat.

    Au fond du tableau, je peindrais limmense fort danstoute sa sauvage majest.

    Plus prs, de blonds pis croissent parmi les troncscalcins.

    Sur lavant-scne un pan du Grand Fleuve avec sesvagues dmeraude tincelantes aux rayons du soleil.

    On verrait dun ct, avec ses remparts et ses palissades,langle dun fort do surgirait un modeste clocher, surmontde la croix; de lautre ct, une bande de Sauvages fuyantvers la lisire du bois.

    Au centre du tableau apparatrait, les cheveux au vent, unclair dans les yeux, le front sanglant sillonn dune balle,mon brave pionnier, prs de sa charrue, tenant de la maingauche son fusil dont la batterie fumerait encore; de la droite,

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    57/200

    Lgendes canadiennes

    57

    versant leau du baptme sur le front de son ennemi vaincu etmourant quil vient de convertir la foi.

    Oh! comme jessayerais de peindre sur cette mle figure,dans toutes les attitudes de ce soldat laboureur aux musclesde fer, et la force calme et sereine de lhomme des champs, etle courage invincible du soldat et le sublime enthousiasme duprtre.

    Certes, ce tableau ne serait pas indigne du pinceau deMichel-Ange ou de Rubens.

    * * *

    Foi, travail, courage; prtre, laboureur, soldat : voil lepionnier canadien.

    Cest Cincinnatus, le soldat laboureur, devenu chrtien.Cest le guerrier de Sparte qui a pass par les

    Catacombes.

    * * *

    Lecteur canadien qui parcourez ces lignes, vous pouvezlever la tte avec un noble orgueil, car le sang qui coule dansvos veines est le sang de ce hros.

    Regardez attentivement la paume de votre main et vous yverrez encore lonction de la terre, de la poudre et dusacerdoce.

    Il a rempli noblement sa mission; la vtre reste

    accomplir.Le peuple qui la Providence a donn de tels anctres,

    sil est fidle aux desseins de Dieu, est ncessairementdestin de grandes choses.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    58/200

    Lgendes canadiennes

    58

    Mais laissons ces enseignements qui ne sent quauxcheveux blancs et revenons notre rcit.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    59/200

    Lgendes canadiennes

    59

    La vespreSeul sur le sable vierge, jaime regarder au

    ciel les toiles vierges et qui ne luisent que pourmoi. Ce que me dit la mer ou joyeuse ou plaintive,ce que me dit le sable que nul pied na foul, ce queme disent les toiles pures, je lentends bien dansmon coeur; dans mon coeur je rponds. Aucunevoix ne la dit jamais, aucune ne peut le redire.

    Louis Veuillot.

    lpoque recule que nous dcrivons, le commerce despelleteries tait immense au Dtroit.

    Attirs par la facilit dy parvenir, les Sauvages venaienten foule y vendre les produits de leurs chasses.

    On y voyait affluer tour tour les diverses nations desIroquois, des Potowatomis, des Illinois, des Miamis et unefoule dautres.

    * * *

    M. Jacques Du Perron Baby tait alors surintendant desSauvages du Dtroit.

    On conoit facilement quelle devait tre limportance dece poste cette poque. Aussi M. Baby avait-il ralis en peudannes une brillante fortune.

    Presque tout le terrain sur lequel slve aujourdhui leDtroit lui appartenait en socit avec M. Macomb, pre dugnral Macomb qui commandait une partie des troupesamricaines pendant la guerre de 1812.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    60/200

    Lgendes canadiennes

    60

    Cest la suite de cette guerre que M. Baby, pour stredclar en faveur du Canada, sa patrie, perdit toutes les

    proprits quil avait acquises au Dtroit.

    * * *

    Au centre du fort, slevait, comme une charmante oasisau milieu du dsert, une lgante maison entoure de jardins.

    Ctait la demeure du surintendant.Aimant le luxe, il avait prodigu tous ses soins pour

    lembellir.Le jardin, exhauss au-dessus du sol, tait entour duneterrasse de gazon.

    Au centre, la maison lgamment peinte, demi-cachederrire un rideau de branches drables, de poiriers,dacacias, qui balanaient leur feuillage chatoyant jusquau-dessus du toit, ressemblait une escarboucle enchsse dansune guirlande dmeraudes.

    Une nue doiseaux, tantt cachs sous la feuille, tanttvoltigeant dans lair, se croisant, se poursuivant, dcrivantmille chemins tortueux avec une prestesse admirable,abandonnaient auxvents leurs joyeuses chansons, tandis quele petit ramoneur,8planant au-dessus des chemines, mlait leurs voix ses petits cris aigres et saccads.

    Ctait le soir.Les derniers rayons du soleil couchant coloraient de

    teintes roses et safranes le dme de la fort.

    La chaleur avait t touffante pendant tout le jour.

    8Lhirondelle de chemines.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    61/200

    Lgendes canadiennes

    61

    La brise du soir, gazouillant parmi les rosiers, les dahliaset les glantiers en fleur, rafrachissait la nature embrase et

    parfumait lair denivrantes senteurs.

    * * *

    Runis autour dune table dresse, en plein air, au milieudu jardin et charge de mets et de bouquets de fleurs drobsau parterre, le surintendant et toute sa famille prenaient lerepas du soir.

    Un jeune officier, arriv depuis quelques mois au Dtroit,avait t invit se joindre la famille.Des esclaves noirs, occups du service de la table, se

    tenaient debout derrire les convives, attentifs leursmoindres signes.

    * * *

    Quelle charmante soire! scriait le jeune officier,beau jeune homme, aux cheveux blonds, aux traits nobles etexpressifs, au front haut, intelligent et fier, loeil vif, maisun peu rveur; en vrit, je nai vu quen Italie un climataussi doux, une nature aussi dlicieuse, daussi beaux effetsde lumire!

    Voyez donc lhorizon, ces flocons de nuages qui nagentdans lazur du ciel. Ne dirait-on pas une superbe charpe frange de pourpre et dor flottant lhorizon?

    Cette soire est magnifique, en effet, rpondit lesurintendant.

    Nous jouissons dans ce pays, dun bien beau climat.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    62/200

    Lgendes canadiennes

    62

    Nulle part je nai vu un ciel plus pur, une lumire pluslimpide, une nature plus grandiose; mais, dun autre ct,

    nous sommes privs de bien des jouissances accordes auxvieux pays.

    Exils aux dernires limites de la civilisation, combiende dangers ne sommes-nous pas exposs de la part desSauvages!

    Vous, qui venez peine de quitter les rivages civiliss delEurope, vous ne pouvez vous former une ide de la cruautde ces peuples barbares.

    Ah! la vie est encore bien dure dans ce pays. Oui, repartit la femme du Surintendant dont la belle etmle physionomie indiquait une nature fortement trempe, ily a peine quelques annes, jtais encore oblige de faire lasentinelle, le fusil au bras, la porte du fort, pendant que tousles hommes taient occups aux environs la culture deschamps.9

    La conversation fut ici interrompue par un des esclavesnoirs qui vint avertir M. le Surintendant et sa femme quunepersonne trangre dsirait les entretenir.

    Tous les convives se levrent alors de table.

    * * *

    Vous mavez lair bien triste ce soir, Mademoiselle, ditle jeune officier en sadressant une jeune fille de seize dix-huit ans, qu ses traits on reconnaissait facilement pour

    la fille du Surintendant. Quel malheur peut donc jeter ce voilede tristesse sur votre front?

    9Historique.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    63/200

    Lgendes canadiennes

    63

    Tandis que tout sourit autour de vous, votre coeur seul esttriste.

    Il me semble cependant quil est impossible decontempler cette soire si sereine, cette nature si ravissantesans prouver un sentiment de calme et dintime srnit.

    Rien ne mblouit comme laspect dun beau soir.Cette gracieuse harmonie de lombre et de la lumire est

    pour moi pleine de mystre et divresse. Hlas! rpondit la jeune fille, jaurais pu, il y a quelques

    jours, jouir avec vous de ce beau spectacle de la nature.

    Mais aujourdhui, tous ces objets mapparaissent traversun crpe funbre.Ce beau ciel, ces champs de verdure, ces fleurs, ces fruits,

    ces bosquets vermeils, qui charment vos regards, me fontfrissonner; jy vois partout du sang.

    Mon Dieu! scria le jeune officier, vous serait-il doncarriv quelquaffreux malheur?

    Hlas! il y a peine quelques heures, je viens dtretmoin de la scne la plus dchirante quil soit possibledimaginer.

    Je ne saurais distraire ma pense de ce navrant spectacle.Mais pourquoi vous attrister inutilement par ce funeste

    rcit?Jouissez plutt paisiblement de ces heures qui vous

    paraissent si dlicieuses. Continuez, continuez, scria le jeune officier, racontez-

    moi ce tragique vnement.

    Le bonheur est souvent goste, mais il faut apprendre compatir aux douleurs dautrui.

    * * *

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    64/200

    Lgendes canadiennes

    64

    La jeune fille reprit :

    Avant-hier au soir, une bande de Sauvages, moitiivres, arrivrent chez mon pre.

    Ils emmenaient avec eux une jeune fille quils avaient faitprisonnire quelques jours auparavant.

    Ah! si vous aviez vu quelle dsolation tait peinte sur sestraits!

    Pauvre enfant! Ses vtements taient en lambeaux, sescheveux en dsordre, sa figure meurtrie et couverte de sang.

    Elle ne se plaignait pas; elle ne pleurait pas; elle tait l,muette, immobile comme une statue, les yeux fixes; on auraitpu la croire morte, si un lger tremblement de ses lvres nettrahi un reste de vie.

    Cela faisait mal voir.Je navais jamais vu une grande infortune.Les grands malheurs ressemblent aux grandes blessures.Ils tarissent les larmes, comme ces blessures terribles et

    subites qui arrtent le sang tout coup dans les veines.Touches de compassion, ma soeur et moi, nous la fmes

    coucher dans notre chambre.Nous ne pouvions nous faire illusion sur le peu de chance

    de salut qui lui restait; car nous connaissions le caractre desSauvages.

    Cependant nous essaymes de faire renatre quelquespoirdans son me.

    Peut-tre notre pre parviendrait-il gagner les Sauvages

    et la tirer de leurs mains.Enfin, elle parut sortir de sa stupeur et nous fit le rcit de

    son malheur.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    65/200

    Lgendes canadiennes

    65

    Agonie Courage, mon frre, battons-nous bien.

    R.P. Bressani,Relation des Missions,

    Traduction du R. P. F. Martin.

    Et... cecidit et coeteri fugerunt... Et fleverunteum omnes... planctu magno, et lugebant dies

    multes;Et dixerunt : quomodo cecidit potens, quisalvum faciebat populum?

    Lib. II, Machab. Cap. IX. V. 18. 20. 21.

    Jedemeurais, dit-elle, depuis quelque temps prs du fortWaine,10 avec ma soeur, lorsquun matin pendant que sonmari travaillait dans son champ, plusieurs Sauvages entrrenttout coup dans la maison.

    O est ton mari? demandrent-ils brusquement masoeur. Il est au fort Waine, rpondit-elle effraye de leur aspect

    sinistre.Et ils sortirent.Pleines danxit, nous les suivmes des yeux pendant

    quelque temps. Mon Dieu! ma soeur, lui dis-je toute tremblante, jai

    peur, jai peur, sauvons-nous.... Ces Sauvages mont lair de

    mditer quelques mauvais desseins; ils vont revenir.

    10Je ne suis pas bien sr de lorthographe de ce nom; je lcris tel que je lai

    entendu prononcer.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    66/200

    Lgendes canadiennes

    66

    Sans couter mes paroles, elle continuait les regardersloigner dans la direction du fort.

    Le chemin quils suivaient passait peu de distance delendroit o son mari travaillait tranquillement sanssouponner le pril qui le menaait.

    Heureusement quune touffe darbres le drobait leursregards.

    * * *

    Nous commencions respirer un peu.Dj ils lavaient dpass et sloignaient paisiblement,lorsque lun deux se dtourna un moment.

    Ils lont dcouvert! ils lont dcouvert! scria tout coup ma soeur, saisie dpouvante.

    En effet, ils staient tous arrts, et se dirigeaient verslendroit o Joseph, courb vers la terre, ramassait lesbranches dun arbre quil venait de renverser.

    Il navait aucun soupon du danger.Les Sauvages, abrits derrire les arbres, ntaient plus

    qu une petite distance, lorsquon entendit un coup de fusilet Joseph tomba la renverse.

    Le croyant mort, ils savanaient triomphants pour ledpouiller; mais Joseph, que la balle en effleurant la ttenavait fait qutourdir, se redressant tout coup et se faisantun rempart de larbre prs duquel il tait, saisit son fusil et entendit deux raides morts sur la place.

    Les autres, effrays, se retirrent prcipitamment vers lalisire du bois et alors une vive fusillade commena de part etdautre.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    67/200

    Lgendes canadiennes

    67

    * * *

    Joseph tait un habile tireur. chaque coup il abattait un ennemi.Trois avaient dj succomb.Nous attendions dans les transes de lagonie, lissue du

    combat qui naurait pas t douteux si les Sauvages avaienteu affaire un ennemi ordinaire.

    Mais Joseph tait un terrible adversaire.Blotti derrire son arbre, peine avait-il tir un coup,

    quen une seconde il avait recharg son fusil.Alors, avec un sang-froid admirable, pendant que lesballes sifflaient autour de lui et balayaient les feuilles delarbre qui labritait, il passait tout doucement le canon deson fusil travers les branches, et, au moment de viser,faisait un grand signe de croix; puis il ajustait et pressait ladtente; le coup partait et nous pouvions compter un ennemide moins.

    Chaque fois que je voyais tomber une nouvelle victime, jene pouvais rprimer un indicible tressaillement divresse.

    Le plomb de Joseph venait de frapper un quatrimeennemi.

    Nous commencions avoir quelquesprance, lorsquenous vmes un des Sauvages se glisser en rampant derrirelui.

    Le serpent ne savance pas vers son ennemi avec plus deruse et dadresse.

    Sans faire rouler un caillou, sans froisser une feuille, ilsapprochait lentement, se cachant tantt derrire une petitelvation, tantt derrire une touffe de broussailles, ne se

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    68/200

    Lgendes canadiennes

    68

    hasardant quau moment o il voyait Joseph tout entieroccup viser.

    Enfin il arriva deux pas de lui sans avoir t dcouvert.Alors il sarrta et attendit que Joseph et recharg son

    arme.Sans rien souponner, celui-ci levait, un moment aprs,

    son fusil son paule pour viser, lorsque nous le vmesabaisser tout coup son arme et se retourner.

    Il avait cru entendre un lger frlement derrire lui.levant un peu la tte, il couta un instant; puis se pencha

    droite et gauche; mais sans rien apercevoir, car leSauvage tait couch plat ventre derrire un tas debranches.

    Entirement rassur de ce ct, il se retourna et appuya denouveau la crosse de son fusil sur son paule. Mais en mmetemps le Sauvage, avec un sourire infernal, se redressait detoute sa hauteur.

    Au moment o Joseph sapprtait immoler un nouvelennemi, lIndien brandissait son couteau.

    Un dernier coup de fusil retentit, une dernire victimetomba; mais Joseph tomba aussi, frapp au coeur par sonlche ennemi.

    Aprs lui avoir enlev la chevelure, il le dpouilla de sesvtements et sen revtit.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    69/200

    Lgendes canadiennes

    69

    LamentationVos in Rama audita est, ploratus et ululatus

    multus : Rachel plorans filios suos, et noluitconsolari quia non sunt.

    St. Matt : c. II, v. 28.

    Glaces dhorreur et dpouvante, nous ne songions pas

    mme prendre la fuite.Dans son dsespoir, ma soeur, serrant son enfant entre sesbras, se prcipita au pied du crucifix et le saisissant entre sesmains, muette, elle le couvrait de ses baisers et de ses larmes.

    Anantie, hors de moi, je me tenais genoux prs delle,mlant mes prires et mes larmes aux siennes.

    Pauvre mre! elle ne tremblait pas seulement pour elle;mais pour son enfant, ce cher petit ange, quelle aimait tant,quelle adorait. Il tait si beau. Il avait peine dix-huit mois.

    Dj il commenait bgayer son nom. mon Dieu! scriait-elle travers ses sanglots, sil

    faut mourir, je vous offre volontiers ma vie, mais sauvez monenfant!

    Et lembrassant, et larrosant de larmes, et le pressantcontre son coeur, elle saffaissa sur elle-mme, prive desentiment.

    Quoique je fusse plus morte que vive, jessayais

    cependant de la soutenir, quand lassassin de Joseph entratout coup, suivi de ses cruels compagnons.

    Sans profrer une parole, il savana vers nous et arrachaviolemment lenfant des bras de sa mre.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    70/200

    Lgendes canadiennes

    70

    Elle ne stait pas aperue de leur arrive, mais dsquelle sentit son enfant lui chapper, elle tressaillit et parut

    revenir tout coup la vie.Exaspre davoir perdu sept de leurs compagnons, les

    Sauvages ne respiraient que la rage et la vengeance.Lassassin de Joseph, levant lenfant au bout de ses bras,

    le contempla un instant avec ce regard infernal du serpent quisavoure des yeux sa victime avant de la frapper.

    On et dit un ange entre les griffes dun dmon.Le monstre! il souriait.

    Satan doit rire ainsi.Comme pour implorer sa piti, lenfant souriait aussi dece rire de candeur et dinnocence, capable dattendrir lesentrailles les plus endurcies.

    Mais lui, le saisissant par une jambe, le fit tournoyer unmoment au bout de son bras et... horreur!... il lui brisa lecrne sur langle du pole.

    La cervelle rejaillit sur le visage de sa mre.Comme un tigre, elle bondit sur le meurtrier de son

    enfant, et lamour maternel lui prtant une force surhumaine,elle le saisit la gorge; ses doigts crisps senfoncrent dansson cou; il chancela; ses yeux sinjectrent de sang, sa figuredevint noire, et il tomba lourdement, touff par son treintedsespre.

    Elle let infailliblement trangl, si en ce moment unautre Sauvage ne lui et fendu la tte dun coup de hache.

    * * *

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    71/200

    Lgendes canadiennes

    71

    Pauvre soeur! sa mort a t bien cruelle, bien lamentable;mais ses angoisses nont dur quun moment; ses maux sont

    finis; elle est maintenant heureuse au ciel.Mais moi, mon Dieu! que vais-je devenir?...Vous voyez dans quel affreux tat ils mont mise...Mon Dieu! mon Dieu! ayez piti de moi!...Et linfortune jeune fille, se tordant dans lagonie du

    dsespoir, se jeta, en sanglotant, dans nos bras, nous pressantcontre son coeur, et nous suppliant davoir piti delle, de nepas labandonner, de larracher des mains de ses bourreaux.

    Ah! quil est triste, quil est dchirant dtre tmoin dunmalheur quon se sent incapable de consoler!Nous passmes toute la nuit pleurer avec elle, cherchant

    lencourager, et lui donner quelquespoir.Je sentais quil y avait une sorte de cruaut lui inspirer

    une confiance que je navais pas; car je connaissais lesSauvages.

    Je savais que ces monstres nabandonnent jamais leursvictimes.

    * * *

    Le lendemain, mon pre, aprs avoir longtemps caressles Sauvages, intercda auprs deux en faveur de la jeunecaptive, et leur offrit toutes espces de prsents pour laracheter; mais rien ne put les tenter.

    Ils taient encore moiti ivres.

    Il employa tour tour les prires et les menaces pour lestoucher.

    Mais ni les prsents, ni les prires, ni les menaces nepurent larracher de leurs mains.

  • 7/24/2019 Legendes Canadiennes - Casgrain, Henri-Raymond

    72/200

    Lgendes canadiennes

    72

    Linfortune jeune fille se jeta mme leurs piedsembrassant leurs genoux pour les flchir; mais, les monstres!

    ils rpondaient ses supplications par des clats de rire.Et malgr ses prires, malgr ses sanglots, malgr ses

    supplications, ils lentranrent avec eux.11

    * * *

    Hlas! Monsieur, scria alors Mademoiselle Baby enjetant un regard baign de larmes sur le jeune officier, peut-

    on avoir le courage de sourire et dtre gai aprs avoir ttmoin de pareilles scnes? Les dmons! vocifra le jeune homme en trpignant

    dhorreur et dindignation.Ne devrait-on pas exterm