Lecointre Simone, Le Galliot Jean. Le je(u) de l'énonciation. In Langages, 8e année, n°31, 1973....

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Simone Lecointre Jean Le Galliot Le je(u) de l'énonciation In: Langages, 8e année, n°31, 1973. pp. 64-79. Citer ce document / Cite this document : Lecointre Simone, Le Galliot Jean. Le je(u) de l'énonciation. In: Langages, 8e année, n°31, 1973. pp. 64-79. doi : 10.3406/lgge.1973.2236 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726X_1973_num_8_31_2236

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Simone LecointreJean Le Galliot

Le je(u) de l'énonciationIn: Langages, 8e année, n°31, 1973. pp. 64-79.

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Lecointre Simone, Le Galliot Jean. Le je(u) de l'énonciation. In: Langages, 8e année, n°31, 1973. pp. 64-79.

doi : 10.3406/lgge.1973.2236

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SIMONE LECOINTRE, JEAN LE GALLIOT. Paris X - Nanterre

LE JE(U) DE L'ÉNONGIATION

1. La théorie linguistique a récemment circonscrit, avec le concept d'énonciation, un nouveau champ exploratoire. Largement opérationnel au plan d'une linguistique du discours, ce concept n'a jusqu'à ce jour donné lieu, en sémiotique littéraire, à aucune investigation systématique К La recherche oscille entre deux pôles où elle s'avère également insuffisante pour des raisons opposées et cependant complémentaires : ou bien, au fil d'une démarche factuelle qui demeure discrète sur son projet théorique, sont exploitées dans les limites de leur caractère opératoire pour un texte donné, les analyses linguistiques portant sur l'appareil formel de renonciation 2; ou bien, à un niveau plus élaboré d'abstraction, on tente de cerner certains concepts — distance, tension, modalisation — sans répertorier pour autant leurs réalisations textuelles. La sémiotique littéraire devrait dépasser à la fois cet effort théorique coupé de la pratique des textes, et cette soumission aveugle à la saisie des catégories linguistiques.

1.1. Une constatation s'impose qui, pour évidente qu'elle soit, n'a jamais été formulée : les faits d'énonciation se posent en termes différents selon qu'ils se manifestent dans le discours oral ou dans le texte écrit — et à plus forte raison dans la catégorie particulière du texte reçu pour littéraire. La situation de discours propre à l'écriture permet à la pratique scripturale de se soustraire partiellement aux contraintes de la communication, en même temps qu'elle lui attribue certains traits spécifiques. Les jeux et les masques sont autorisés par la clôture du texte et sa vertu de permanence. La constitution globale de la signification d'un texte est en effet un concept pertinent et opératoire dans la mesure où le texte réalisé est une achronicité pure. Cette même notion cesse d'être pertinente au plan du verbal où une dynamique irréversible implique une successivité chronologique et la saisie analytique des structures de signification. Les conséquences de cette évidente disparité n'ont guère été perçues. Et entre autres, que la levée des ambiguïtés, le dévoilement des comportements

1. Cf. Langages, n° 13 : L'analyse du discours (J. Dubois et J. Sumpf); Langages, n° 17 : L'énonciation (T. Todorov); Langue française, n° 15 : Langage et histoire (J.-C. Chevalier et P. Kuentz).

2. Cf. notamment Todorov (1966) et S. Lecointre-J. Le Galliot (1972).

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simulés, bref la traversée des apparences de renonciation verbale repose obligatoirement sur la mémorisation de cette énonciation. Mémorisation fatalement aléatoire, fragmentaire et trompeuse, tant au plan de l'énoncé qu'à celui de la situation de discours où cet énoncé a été produit. Cette reconstitution extra-discursive voue un tel dévoilement à la non-pertinence. Au plan du texte, au contraire, le dévoilement demeure immanent au discours. Il intervient dans la mise en rapport structurée des énoncia- tions successives et conserve sa pertinence.

1.2. Ainsi une pratique complexe et singulière de renonciation se manifeste dans le texte, qui n'a pas toujours été analysée dans ses formes spécifiques. Quand Benveniste, pour citer un exemple des plus connus, oppose à la structure personnelle je /tu, la non-personne (dite troisième personne), il songe bien, corollairement, à indiquer l'exploitation en discours du contenu de cette opposition : la substitution de la troisième à la deuxième personne est dénoncée comme une échappée à la structure personnelle qui peut avoir pour effet, soit de magnifier l'allocutaire (type : Votre Majesté voudra-t-elle...), soit au contraire, l'abolissant en tant que personne, de le « chosifier » (type : Qu'on m'apporte à boire). Benveniste suggère encore l'exploitation psychanalytique à laquelle se prête l'allocution Je est un autre de Rimbaud, mais il ne marque nullement l'importance particulière que revêt, dans le texte littéraire, cette structure d'opposition. Il est banal de rappeler que le producteur du texte peut s'énoncer explicitement en tant que tel sous la forme d'un morphème discontinu (Je jme \ moi), ou, à l'inverse, s'abolir totalement aux frontières du récit, du moins en apparence (cf. Flaubert, formellement absent de son texte et qui, proclamant ailleurs : Madame Bovary, c'est moi!, invite à s'interroger sur la référence du je dans ce récit).

Entre ces cas-limites du je et du поп-je, on peut inventorier tout un paradigme d'allocutions 3 que le discours oral ne présente pas communément : le je qui se réfugie dans l'impersonnalisation (l'auteur consent que...), le je du récit autobiographique, qui occulte le je du discours sans parvenir à l'abolir totalement (c'est le célèbre Longtemps je me suis couché de bonne heure qui ouvre A la recherche du temps perdu), le je qui se reversifie dans le tu ou le vous (Vous le prenez entre vos doigts, vous disant : II me faut écrire un livre. M. Butor. La Modification). Les réalisations textuelles de cette systématique de l'allocution se révèlent au demeurant beaucoup plus complexes que ne peut le montrer le présent rappel introductif. On en proposera un seul exemple emprunté à l'ouverture du Père Goriot où Balzac argumente : Après avoir lu les secrètes infortunes du père Goriot, vous dînerez avec appétit en mettant votre insensibilité sur le compte de l'auteur, en le taxant d'exagération, en l'accusant de poésie. Ah! Sachez-fe : ce drame n'est ni une fiction ni un roman, All is true (in L'Intégrale, t. 2, p. 217, Le Seuil, c'est nous qui soulignons). Allocution faussement objective : si le syntagme l'auteur dépersonnalise le locuteur, la présence du

3. Allocution est pris ici au sens technique de inondation d'un discours adressé à un destinataire.

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vous et de la forme intimatoire rétablit implicitement le processus de personnalisation. Oscillant entre les deux pôles de l'opposition personne / non-personne, l'allocution inscrit subtilement le texte romanesque dans un procès spécifique d'échange, culturellement marqué. Ses formes sont à correlier aux idéologies qui orientent la production littéraire dans une formation socio-historique donnée. Il suffit de rappeler comment, au xvnie siècle, le procédé d'énonciation dans le texte du roman (le je de l'auteur se masquant par exemple sous le il d'un éditeur hypothétique pour mieux s'énoncer dans un je différent), en même temps qu'il date et typifie une forme d'allocution, renvoie à un phénomène culturel, la désarticulation délibérée du roman classique, lui-même correliable à une superstructure idéologique (ici la transgression de certaines valeurs dont on découvre l'ambivalence et la réversibilité 4). Encore convient-il de mentionner que la fonction d'un même appareil allocutoire varie avec l'instance idéologique qui le produit, et peut même se résoudre dans une instance psychanalytique. Dans le texte de Marguerite Duras, L'Amante anglaise 5, le dispositif allocutoire confronte un enquêteur et un enquêté. L'enquêteur est en même temps auteur, narrateur et acteur. L'enquêté est acteur, mais aussi destinataire, c'est-à-dire en dernier ressort, lecteur. La formalisation du modèle allocutoire ne ferait apparaître aucune spécificité remarquable par rapport à certains textes du xvine siècle. L'allocution est pourtant liée ici à une fonction particulière de l'écriture dont la catharsis psychanalytique est évidente : au fur et à mesure de l'engendrement objectif du texte s'opère la purgation de l'inconscient et non le viol de la conscience. L'échange des propos qui constitue l'enquête mime le procès qui, selon une certaine idéologie de la littérature, exprime la relation dialectique de l'auteur au texte et du texte au lecteur. Dans cette analyse — au sens clinique du terme — qu'est devenue l'écriture, s'accomplit la triple transformation de la relation à l'autre, au monde et à soi, dans une assomption progressive du sujet de renonciation. Le dispositif allocutoire ne représente ici que le cadre structurable d'un modèle plus puissant.

1.3. Les exemples qui précèdent montrent assez qu'en dépit de son caractère formaliste, la description systématique des points perceptibles du procès d'allocution dans le texte mérite d'être exploitée plus avant. Pour s'en tenir aux modalités de la réalisation personnelle, il resterait à répertorier les fonctions relatives dans un énoncé littéraire de formes aussi diverses que le ta explicite (type : Dites-moi, lecteur), le tu implicite (On lui lia les mains, on vous le suspendit, La Fontaine), le tu aboli dans la non-personne (type : on me dira, certains penseront), enfin le iunié en tant qu'allocutaire, dans un statut de la non-présence, occulté par le refus d'une structuration au plan du signifiant. Une analyse approfondie des modalités de la présence littéraire devrait aller bien au-delà de ces réflexions préliminaires. On entrevoit quel en serait l'intérêt pour peu

4. Cf. S. Lecointre et J. Le Galliot, « Pour иде lecture de Jacques le Fataliste », in Littérature, n° 4, décembre 1971, p. 30.

5. Gallimard, 1967 (cf. notamment p. 141).

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qu'on applique le même type de recherche à l'ensemble des embrayeurs. Si, dépassant le problème des réalisations personnelles de l'allocution (pronoms et formes verbales), on parvenait à caractériser l'ensemble des modalités par lesquelles le je du discours s'énonce dans un texte, il serait peut-être possible de fonder sur cet inventaire une typologie des textes littéraires 6.

2.1. Une réflexion analogue conduit à s'étonner que la sémiotique littéraire n'ait pas encore tiré parti des recherches entreprises depuis une quinzaine d'années par la philosophie analytique du langage 7. C'est le concept de force illocutoire qui, dans cette perspective, apparaît le plus directement opératoire. Défini comme le soulignement de la valeur de son allocution par le locuteur 8, cette notion de valeur illocutoire est susceptible d'enrichir le champ du sémiotique dans la mesure où elle autorise la redéfinition des concepts de distance et de modalisation. Au niveau d'une pratique sémiotique, la force illocutoire doit être cernée dans les modalisations qu'elle imprime à l'énoncé. La recherche, dans son état présent, n'en a cependant pas répertorié avec précision les formes linguistiques, et moins encore démonté le jeu spécifique dans le texte littéraire. Cette spécificité existe pourtant. A titre d'exemple, on se reportera à cet archétype énonciatif des Nourritures terrestres : je -f Y + ai (Natha- naël, j'e te dirai, je renseignerai, ]e te parlerai de, etc.), où la force illocutoire, portée par la modalisation du futur, ne peut être décrite sans que soit pris en compte un fait (con)textuel essentiel : le projet investi dans la forme verbale au futur est immédiatement réalisé. Or, si l'on substitue au futur la forme du futur proche (je vais -f infinitif), la valeur illocutoire des énonciations devient plus difficile à cerner. Il appartient au linguiste, se fondant sur un corpus étendu, de définir la valeur illocutoire que traduisent de telles modalisations 9. Une expérience tentée avec des étudiants a montré que si quelques-uns font de la modalité, comme on pouvait s'y attendre, l'équivalent d'une auxiliarisation par devoir, la majorité d'entre eux estime que ce futur gidien a pour fonction d'engager le texte entier et symbolise la fonction de l'écriture. Je te dirai, dans ce contexte spécifique, se trouverait pourvu de deux contenus de connotation dans lesquels se dilue le contenu de

6. Dont il resterait à montrer dans quelle (faible) mesure elle recouvre la traditionnelle classification par genres.

7. Le travail de L. Marin, « Les femmes au tombeau » (Langages n° 22, pp. 39-50) ne fait qu'évoquer allusivement la valeur idéologique de l'emploi du performatif dans le texte évangélique : une analyse passionnante s'ébauche, qui semble tourner court.

8. Autrement dit comme 1' intentional ité qui pré-existe à renonciation et lui confère un « registre » déterminé. En manifestant comment il convient d'interpréter la relation singulière qu'il établit avec son allocution, le locuteur produit un acte (illocutoire), dans lequel renonciation se résout. « Sortez » est un ordre ou une prière. L'impératif est la manifestation linguistique de l'acte (illocutoire) par lequel le locuteur entend indiquer qu'il s'agit d'un acte ou d'une prière. L'intonation est la manifestation linguistique par lequel le locuteur permet à l'auditeur de discerner s'il s'agit d'un ordre ou d'une prière.

9. Les valeurs illocutoires étant définies comme structures de convention, leur analyse parait devoir être limitée à une synchronie donnée et à une pratique discursive réglée.

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dénotation. Je te dirai signifie conjointement je vais te dire et mon texte te dit. Par le jeu de la syntagmatique au plan de la dénotation s'effectue une contamination par le contexte : je te dirai recueille le contenu de connotation futur proche qui modifie l'un des sèmes de la structure sémantique modalisant la temporalité (éloignement > proximité). Par ailleurs, le contenu connoté mon texte te dit (chaque moment de mon texte te dit, t'a dit et te dira) procède d'un phénomène de spatialisation temporelle, le futur projetant une dimension élargie du temps dans l'achronicité pure. Cette interprétation subjective n'est pas au demeurant incompatible avec la précédente.

2.2. Austin insiste sur le fait que la force illocutionnaire, valeur d'une énonciation, n'intervient pas directement dans la signification. Inscrite dans l'énoncé comme aspect particulier de la modalisation, l'allocution comporterait donc une valeur surimposée au sens. Valeur qui se détermine à travers les actes par lesquels l'énonciateur tente de modifier les éléments de la situation de discours. Dans une telle perspective les valeurs illocu- toires, caractérisées par leur seul fonctionnement linguistique, seraient assimilables à des connotations, — la modification de la situation de discours produisant non plus un sursignifié, mais un déplacement de signifié.

Pour qui se refuse à réduire le texte à une structure de niveaux superposés, il apparaît que la prise en compte du concept de valeur illocutoire dans l'analyse sémiotique devra éviter de se limiter à Y énonciation énoncée pour se déterminer au niveau du travail du sens — d'une sémanalyse. Il n'est pas douteux qu'au plan du discours, la force illocutoire ne soit un paramètre pertinent de ce travail. On en prendra pour exemple, dans l'épilogue de Jacques le Fataliste, renonciation suivante :

Et moi, je m'arrête, parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que j'en sais.

— Et les amours de Jacques? — Jacques a dit cent fois qu'il était écrit là-haut qu'il n'en finirait pas

l'histoire, et je vois que Jacques avait raison. Je vois lecteur, que cela vous fâche ; eh bien, reprenez son récit où il l'a laissé et continuez- le à votre fantaisie, ou bien faites une visite à Mademoiselle Agathe... 10.

L'analyse de la valeur illocutoire confère à cette énonciation le caractère d'un acte de refus — refus d'appropriation d'un texte dont la responsabilité est, en apparence, imposée tantôt au personnage, et tantôt au lecteur. Dans la situation conventionnelle de discours où ils sont produits, ces actes sont voués à l'échec. Échec qui accomplit la transformation de la valeur illocutoire 1 (refus d'appropriation) en valeur illocutoire 2 (dérision), dans un processus de décalage parodique. Dans l'ensemble de l'épilogue, la saisie des valeurs illocutoires 1 (éventuellement différenciées, contradictoires, donc non structurables) au plan décalé 2 réalise le milieu homogène où s'avoue le projet qui instaure le sens. Ce procès de transfert

10. Œuvres, La Pléiade, p. 708. C'est nous qui soulignons les points perceptibles de renonciation.

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détermine ce que nous appellerons la valeur illocutoire du texte, laquelle ne peut trouver son elucidation (registre du texte) que dans la prise en compte du lieu de production de ce texte. Ce lieu est double ici : un modèle socio-culturel déjà figé (la critique du genre romanesque) y devient prétexte à circonscrire l'espace d'un spectacle où le texte, simultanément, se joue comme un roman et comme son propre pastiche.

On voit que Y acte illocutoire délimite le lieu où le scripteur se situe en même temps au regard de l'histoire et au regard du texte. Car ce qui détermine les valeurs illocutoires imposées à une allocution, c'est précisément le rapport qui s'établit entre la lecture que le scripteur pratique du texte historique et le travail de transformation qu'il opère à partir de cette lecture. Pour cerner la valeur illocutoire et en lever l'éventuelle ambiguïté, il convient de se situer exactement en ce lieu de l'écriture où apparaît l'ensemble des facteurs qui la conditionnent : situation du discours, conventions de la pratique signifiante, déterminations socio-historiques et psychanalytiques. Il est constant qu'à ce niveau du discours apparaisse une ambiguïté de la valeur illocutoire déplacée par rapport à celle que traduit la forme marquée dans l'énoncé. L'énonciation de discours du type : Je défends qu'on interprète ce que j'écris de telle manière (cf. la pétition de principe de Diderot : Je ne fais pas un roman) est parfaitement uni- voque au plan de l'énoncé : il s'agit du cas-limite où la forme verbale rend explicite la force illocutoire qu'elle supporte, et il est évident que ce n'est pas à ce niveau que l'on pourra espérer cerner la spécificité d'une énonciation qui peut éventuellement masquer l'intention véritable du locuteur.

A côté du contenu pose, le contenu présupposé par renonciation citée plus haut exhibe la possibilité des choix de lecture. A la faveur de cette présupposition n, l'énonciateur peut inscrire son désir inconscient d'une lecture différente. Si bien que l'énoncé : Je défends qu'on me lise ainsi, dessine fondamentalement la trace d'un double aveu :

• On pourrait me lire ainsi, trace d'un remords... mais aussi d'un désir : je défends qu'on me lise ainsi.

• je défends qu'on me lise ainsi : trace d'un remords qui masque un désir : c'est pourtant ainsi qu'il convient de me lire. La saisie naïve de l'acte I de défense, on le voit, ne tenant pas compte du contexte de production, ne permettra pas d'opérer la transformation de cette valeur simple en une valeur double non disjunctive (défendre / suggérer). On ne peut décider de la valeur illocutoire d'un tel énoncé qu'en le ramenant au lieu de renonciation et de ses modalités. Toute situation de censure en particulier est déterminante en ce lieu pour la saisie de la force illocutoire : les caractères de transparence et d'opacité d'un texte sont relatifs à des pratiques potentielles de déchiffrement liées à la situation socio-culturelle.

11. L'analyse de la présupposition, poursuivie en France par 0. Ducrot, est à suivre aussi attentivement que les travaux de l'école d'Oxford.

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3.1. L'énonciation performative manifeste un aspect particulier de la valeur illocutoire. Ce phénomène pourtant limité est susceptible de procurer à l'analyse sémiotique des informations pertinentes. Si cet article s'y attarde, c'est que l'on dispose avec le concept d'énonciation performative d'un exemple probant du processus de métaphorisation dont on a pu prétendre qu'il est inséparable du projet sémiotique : si d'une part, travaillant sur le matériau langue, la sémiotique des textes emprunte les modèles et formalisations linguistiques, d'autre part, opérant sur des textes, elle reconstruit à son usage ces modèles et ces formalisations.

On a parfois limité l'entreprise sémiotique à une adaptation qui consisterait à retenir les traits du modèle linguistique pertinents pour son objet : c'est en fait d'un modèle autre qu'il devrait s'agir, propre à définir une pertinence singulière. Pour ce qui nous concerne ici, il ne peut s'agir que d'un faux problème. Notre propos est sans équivoque : disposant pour définir renonciation performative de critères linguistiques relativement précis, on espère montrer que ce concept doit faire l'objet d'une redéfinition au plan sémiotique telle que d'une part, il cesse d'être exclusivement opératoire au niveau de la phrase pour le devenir au niveau du texte; mais d'autre part, toute théorie des niveaux paraissant menacée de caducité à plus ou moins longue échéance par les orientations récentes de la recherche sémiotique 12, renonciation performative doit apparaître relever moins du « texte » que de Г « écriture », c'est-à-dire d'un travail qui s'affranchit précisément de l'organisation linguistique référentielle.

3.2. Le concept d'énonciation performative est reconnu formellement par les linguistes. Emprunté par Benveniste à la philosophie analytique du langage, il reçoit de ce linguiste une formulation qui le rend apte à s'intégrer sans ambiguïté dans le système grammatical. Il n'est pas sans intérêt de confronter en la matière les positions respectives des linguistes de stricte obédience et des philosophes de l'école d'OxFORD. Les premiers, refusant généralement le concept de valeur illocutoire (c'est le cas de Benveniste), acceptent celui d'énonciation performative à la condition toutefois de donner couleur scientifique à l'analyse d'AusTiN, entièrement intuitive et non formelle 13. Sera « performative » renonciation qui comportera un verbe performatif, dont on admet qu'il peut être défini selon des critères linguistiques déterminés 14. Le verbe performatif a pour fonction

12. Cf. l'évolution amorcée en 1966 par Tel Quel et les tendances actuelles dans la construction théorique d'une linguistique du discours.

13. Zeno Vendler, « Les performatifs en perspective », in Langages, n° 17, p. 73. 14. A la définition du verbe performatif par Benveniste (lre personne du singulier

du présent de l'indicatif d'un verbe déclaratif-jussif construit avec un dictum), Zeno Vendler apporte diverses précisions linguistiques : « verbes à complétives, prénominaux faibles, dont la conjugaison est celle des verbes d'accomplissement et dont, au présent, la lre personne du singulier n'a pas besoin de qualification » (p. 83) Par « accomplissement » sont désignés les verbes perfectifs par opposition aux verbes imperfectifs. Par « qualification », on entendra l'ensemble des modalisations (adverbiales, temporelles, modales).

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d'expliciter la force illocutionnaire d'une énonciation. Dire : je te promets que je viendrai, c'est évidemment promettre, mais c'est aussi expliciter formellement l'intention qui préside à renonciation je viendrai. Intention qui serait marquée identiquement quoique de façon plus ambiguë si l'on substituait à l'énoncé cité plus haut renonciation je viendrai sûrement : pour Austin, de telles énonciations, pour être implicites, n'en sont pas moins performatives; cependant, les critères grammaticaux diversifiés qui en constituent les marques sont évidemment complexes et difficiles à cerner.

Il faut admettre ici que l'exigence linguistique est en contradiction avec la logique. Écrire : J'avertis le lecteur qu'il ne doit pas... ou : Attention le lecteur ne doit pas... correspond à deux énonciations logiquement identiques. La position du sémioticien, différente de celle du linguiste, le conduit à ne pas refuser la systématisation logique, laquelle devrait d'ailleurs recevoir, dans une étape ultérieure de la recherche, une formalisation grammaticale. Les travaux consacrés aux modalités donnent à penser que cette formalisation devrait être prochainement acquise. La position de retrait des linguistes n'est pas une pétition de principe : elle est liée à une insuffisance transitoire de la recherche 15. Provisoirement des ambiguïtés demeurent : le concept d'énonciation performative implicite conduit à ne plus distinguer fondamentalement renonciation performative et la valeur illocutoire. Zeno Yendler fait remarquer à juste titre que, si l'on en croit Austin, le concept d'énonciation performative n'est qu'une simple mise en relief de la force illocutoire. Selon Vendler, il faut admettre que l'intérêt du performatif est de fournir l'unique repère linguistique dont on puisse disposer pour cerner la force illocutoire d'une énonciation. En se servant du performatif comme d'une marque pour la détermination linguistique de la valeur illocutoire, Yendler fait preuve d'un scrupule que le sémioticien ne peut ignorer complètement. Cependant ce dernier ne saurait perdre de vue la pertinence que revêt, pour son propos spécifique, l'opposition (de degré) entre valeur illocutoire et énonciation performative, même si cette opposition ne procède pas d'une marque formelle spontanément repérable dans l'énoncé : le degré de la force illocutionnaire importe autant, pour cerner le caractère spécifique d'une énonciation, que cette force elle-même. La mise en relief de la valeur illocutoire exprime non seulement l'intention du locuteur mais aussi sa volonté, tout aussi importante, de rendre évidente et pour ainsi dire primordiale par rapport au sens, cette intentio/inalité première. De ce point de vue la notion de performatif, même élargie, restera opératoire par opposition à celle de valeur illocutoire, comme restera utilisable, à l'intérieur même de la notion de performatif, l'articulation [implicite vs explicite] de renonciation.

15. Gomme le laissait pressentir l'article de J. Dubois (cf. bibliographie), la grammaire generative, intégrant renonciation, est conduite progressivement à analyser la production des formes les plus marquantes de « l'intervention du sujet dans l'objet en voie de réalisation » (p. 110). Pour le traitement de renonciation performative dans la grammaire generative, cf. J. R. Ross et J. D. Me Gawley (bibliographie).

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3.3. Si l'insuffisance des critères défmitoires peut constituer encore un obstacle qui reste à réduire, elle ne doit pas dans l'immédiat paralyser la réflexion sémiotique ni la détourner de repenser, à l'intérieur de son propre champ, les concepts définis plus haut. Ce qui devrait avoir pour effet la mise en place de critères défmitoires spécifiques et l'élaboration d'une théorie formelle. Si compte tenu de l'intention affirmée plus haut, (p. 70), on décide de se limiter à une définition linguistique stricto sensu de renonciation performative, c'est en postulant néanmoins que le texte littéraire ne manifeste pas nécessairement cette forme d'énonciation dans les mêmes conditions et avec les mêmes fonctions que le discours oral, alors même qu'elle serait saisie au niveau de la phrase.

Dans le discours oral en effet, renonciation performative est d'un emploi relativement limité et banal. Elle est acte accompli, par le biais du verbal, soit nécessairement (je promets, je proclame, je conseille, je juge, je refuse...), soit préférentiellement (je choisis, je m'oppose, je révoque, je critique, je supplie...). Il a paru possible de dresser l'inventaire des verbes performatifs et des actes nécessairement ou préférentiellement accomplis par ce biais (cf. Austin, 1970, 12e conférence, pp. 155-163) : la consultation de ces listes est décevante et révèle le caractère limité du phénomène. Mais cette constatation, d'ailleurs prévisible, ne doit pas conduire à exclure le performatif du champ sémiotique comme phénomène marginal et non pertinent. Au contraire. Car si le rapport de renonciation performative en tant qu'acte de comportement à tous les actes de la praxis est négligeable, si le rapport de renonciation performative en tant qu'acte de parole à tous les actes de langage est insignifiant, le rapport de renonciation performative (parole d'une structure close dite texte) à toutes les enunciations de ce texte, peut devenir qualitativement fondamental. Pour la commodité de l'exposé, on reprendra ici l'opposition devenue classique entre récit et discours ie.

4. En dénonçant la traditionnelle illusion du texte-reflet, on invite tout d'abord à considérer que le dialogue du récit (monologue ou conversation) ne doit pas s'analyser comme la pure représentation du dialogue oral. Il convient de rappeler en effet que le dialogue du récit n'est qu'accessoirement le simulacre du dialogue oral. La fréquente intervention dans le récit de renonciation indirecte a pour résultat d'empêcher le faire énon- ciatif, ce dernier étant purement et simplement décrit par un discours autre 17. Considérons encore comme spécifique du récit le fait que les

16. Classique peut-être, mais non dépourvue d'ambiguïté. Pour notre part, nous entendrons par discours le procès d'appropriation que fait de son récit un locuteur, manifestant ainsi comme acte de production ce qui se réalise comme composition structurale, et déterminant le texte comme fait culturel. La notion de récit sera entendue ici dans un sens élargi qui lui permettra d'échapper à l'acception restrictive d'un « genre » littéraire défini, le roman par exemple.

17. Phénomène fréquent dans le texte du roman, mais aussi au théâtre où l'acte est pris en charge par l'indication scénique. Cf. in Malatesta de Montherlant (IV, 4) : « Le pape. — Ramassez votre couteau. (Malatesta fait un signe de refus.) Malatesta. — Et moi je veux... » Le choix de renonciation performative (le pape. — Ramassez votre couteau. Malatesta. — Je refuse...) aurait été significatif et, par-delà le sens du propos, aurait caractérisé l'actant de manière différente.

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propos énoncés directement (ce qui suppose l'intervention de la structure personnelle je jtu), peuvent être néanmoins soustraits à toute actualisation spatio-temporelle. C'est la règle même du récit — de l'histoire — que cette historisation, laquelle peut s'appliquer à l'historien lui-même 18. Il n'est pas question ici du discours qui marquerait l'antériorité chronologique par rapport au temps de renonciation (type : Je me rappelle, quand j'avais neuf ans, sept ans même, des vieillards venaient chez nous, V. Lar- baud, Fémina Marquez, La Pléiade, p. 369) 19, mais du récit, forme textuelle où le destinateur se situe délibérément dans une temporalité de l'événement (cf. Adolphe, par exemple; et le cas un peu particulier du récit au parfait : J'ai refusé une fois de plus de recevoir l'aumônier et non : Je refuse, dans L'Étranger).

Les conditions étant réalisées d'une énonciation directe et actualisée, on peut s'interroger sur la fonction dans le récit de renonciation performative. Il apparaît très vite que, d'une façon générale, la fonction logico- linguistique de renonciation performative dans le langage est d'un médiocre rendement au plan sémiotique. Il importe assez peu à la signification du discours tenu par un actant qu'il affirme je dis que ou je pense

18. Qiu en s'historisant ne dément pas pour autant son dessein, contrairement à ce qu'affirme Benveniste (Cf. Benveniste, 1965, p. 245). Est-il inopportun de rappeler que la plupart des résultats acquis par ce linguiste, s'ils sont irrécusables, doivent être néanmoins interprétés dans les limites précises du projet qui les a produits? En proposant divers exemples empruntés au texte littéraire de type narratif, Benveniste laisse, en effet, le champ libre à la généralisation abusive qui consisterait à transposer purement et simplement au plan du texte des oppositions linguistiques pertinentes dans le discours oral. S'il n'est pas possible, dans le cadre de cet essai, de s'attarder sur ce problème, on peut au moins rappeler, à titre d'exemple, l'un des paradoxes auxquels aboutit Benveniste à propos de L'Étranger. D'après les critères qui sont les siens, on se demandera ce qui permet à Benveniste de faire du texte de Camus un récit historique (p. 244). Sa définition du discours, extrêmement large, devrait l'inciter à inclure le texte entier dans le discours. A l'inverse, si le récit est cet objet où personne ne parle, où les événements semblent se raconter eux-mêmes, on voit mal comment l'Étranger répond à une telle définition. Il convient de dire, évidemment, que le texte littéraire ne se trouvait pas au centre de la réflexion du linguiste qui, d'emblée (p. 242), semble écarter le roman du champ du discours, manifestant ainsi qu'il ne prendra pour illustration que ce type de roman déterminé, modèle socio-culturel d'une époque donnée, dont la fonction est de rapporter des événements passés (Gambara, par exemple). Cette ambiguïté invite à remarquer que l'opposition temporelle sur laquelle Benveniste fonde la dichotomie récit /discours devient aisément équivoque. Quand l'historien d'une histoire s'énonce dans cette histoire, dans le cadre de son actualité spatio-temporelle, cesse-t-elle d'être histoire pour devenir discours? Si au contraire l'historien s'est historisé (cf. dans L'Étranger, Aujourd'hui, maman est morte), pourquoi ne pas admettre dans les temps historiques les parfaits, et, à la limite, les présents et les futurs? En fait, le problème du je conjugué à ces divers temps doit inviter à repenser les conditions de l'opposition dans le texte littéraire. Et doit permettre de dire aussi, quand le temps est accepté, selon Benveniste, aux deux plans de renonciation (imparfait, plus-que-parfait, par exemple), si l'on est au plan du récit ou au plan du discours.

19. Discours, selon Benveniste. Mais il faut alors tenir pour récit à la page suivante, et dans la même allocution : Mon père, il y a quelques années, me fit suivre... Le même je demeurant au cœur de renonciation, il est clair que le système de dichotomie temporelle de Benveniste, linguistiquement pertinent, devient parfaitement inopérant tant pour définir, à l'intérieur du genre narratif, une typologie des textes, que pour analyser, au sein du texte romanesque, le jeu dialectique du récit et du discours, ces notions étant prises ici selon l'acception proposée p. 72.

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que 20. L'énonciation performative importe beaucoup, par contre, à la configuration particulière de l'actant comme élément de structure du récit. Que l'actant se définisse à travers des actes ou à travers des paroles n'est nullement indifférent. C'est ce dont on se persuade devant la réitération gratuite — non pertinente au plan significatif — de renonciation performative dans certains textes. Une scène de la Grande Muraille21 permet de bien souligner ce rôle. Chaque énonciation performative correspond à un acte par lequel l'actant se définit en tant que fonction. L'empereur est par exemple celui qui commande, accorde ou refuse (Je livre à votre jugement, je donne liberté...). Da Hing Yen, le maître des cérémonies fait fonction : de juge chacune des questions qu'il pose à l'accusé 22 est présentée comme l'acte inquisiteur qui le définit en tant que tel (Je te demande donc : est-ce toi?... je te pose la question : avoues-tu ou nies-tu?... je te demande pour la dernière fois : reconnais-tu, oui ou non...).

L'énonciation performative n'a pas ici pour unique fonction de souligner le caractère ironiquement transgressif d'un texte qui rapporte l'interrogatoire d'un muet, ce que ne manquerait pas de mettre en lumière une analyse de contenu spontanée. Sa fonction première est la mise en place fonctionnelle de l'actant. Il va de soi que c'est le théâtre qui doit tirer le meilleur parti de cette propriété, et parfois un parti plus subtil. Ainsi l'énonciation je dis précédant les séquences encore organisées de Winnie dans Oh, les beaux jours! (je dis, je pensais autrefois... je dis, je priais autrefois... je suis l'une, je dis Vune, puis Vautre...) n'est gratuite qu'en apparence. Dans la tentative pour cerner l'ultime fonction d'existante à laquelle elle est réduite, Winnie accomplit les derniers actes de sa vie, et n'existe plus qu'à travers le langage. Toutes les interprétations liées au contenu ne peuvent que se greffer sur cette valeur fondamentale. Il apparaît donc que le modèle proposé par A.-J. Greimas, qui dessine la configuration de l'actant à partir de ses déterminations qualificatives et fonctionnelles, peut encore être précisé à l'intention de ceux qui en ont découvert et exploité le caractère opératoire. Il suffît de distinguer, parmi les prédicats fonctionnels, ceux qui relèvent des énonciations performatives de l'actant (discours direct) et ceux qui représentent la description de ses comportements (discours indirect) : voir figure ci-contre.

20. L'opposition faite ici entre verbes performatifs et verbes non performatifs peut toujours être contestée, tant par les linguistes que par les logiciens. Les premiers refuseront à je dis le statut de verbe performatif (il ne l'est en effet que sous certaines conditions d'énonciation) tandis que les seconds feront remarquer que je pense peut à son tour devenir performatif sous certaines conditions. C'est le cas de certains jeux discursifs de nature métalinguistique (cf. Alice au pays des merveilles ; « Je ne pense pas, commença Alice. Alors vous ne devriez pas parler, dit la chenille. »)

21. « Farce » de Max Frisch, Collection « Théâtre du monde entier », N.R.F., pp. 77-82.

22. L'accusé est un jeune muet.

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Configurations actantielles

prédicats"

qualificatifs prédicats

fonctionnels

énonciations performatives

(actes dans le discours)

discours direct

énonciations constatives

(actes décrits par un discours autre)

discours indirect

Au niveau du texte, les énonciations de type performatif sont sémantique- ment plus chargées que ne le laisserait supposer une simple analyse de contenu. Les actes qu'elles déterminent permettent de cerner non seulement la configuration de l'actant ( — dans le texte réalisé — ), mais encore les déterminations qui se con joignent dans sa production. L'actant d'un récit qui s'énonce par un acte dans le discours dessine ses caractéristiques fonctionnelles, mais invite parfois à revenir à l'économie entière du texte.

5.1. Au niveau du discours, c'est encore au second degré qu'apparaîtront les fonctions fondamentales de renonciation performative. Dans la mesure où le faire manifesté s'inscrit dans l'exercice de la productivité textuelle, il ne peut s'analyser dans ses réalisations immédiates : non comme un dire plus un faire accompli dans ce dire, mais comme un phénomène autonome et distinct de la pratique discursive, et qu'il convient de rapporter à la pratique scripturale. Au cœur de l'acte même d'écrire, qui n'est autre que la productivité textuelle, les actes accomplis par un énoncé de discours, ramenés à cette instance de l'écriture, en scandent les articulations chronologiques, ou encore installent en son centre l'intelligence consciente ou inconsciente de ses fonctions et de ses modalités, — autrement dit construisent, en son centre, le sujet. — Écrire : Et moi, je m'arrête parce que je vous ai dit de ces deux personnages tout ce que je sais 23, c'est effectivement s'arrêter (d'écrire). Mais la fonction principale de renonciation performative ne se situe pas là : car écrire je m'arrête, c'est aussi accomplir explicitement l'acte par lequel l'écrivain reprend son texte en compte et se l'approprie (s'arrêter = s'arrêter + s'approprier). Le concept de distanciation peut donc s'appuyer, avec ce type d'énoncia- tion, sur une marque spécifique. Mais écrire je m'arrête, c'est expliciter encore la nature de l'acte accompli et démasquer le caractère littéraire de cette pratique (s'arrêter = s'arrêter et s'approprier + démasquer). L'ensemble des énonciations par lesquelles l'écrivain distancie et exhibe le processus de production textuelle sera analysé comme une transgression,

23. Diderot, Jacques le Fataliste, Pléiade, p. 608.

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pour peu qu'on le porte, comme on Га vu (p. 69), au lieu où l'énonciateur se situe entre l'histoire et le texte.

Il est bien entendu possible de cerner ces fonctions fondamentales de l'écriture indépendamment de renonciation performative. Cependant, le caractère délibérément explicite de cette énonciation lui confère une valeur proprement symbolique : sa présence dans un discours est toujours significative de la valeur illocutoire que l'énonciateur confère à son texte entier. Intégrées métaphoriquement dans l'analyse sémiotique, les notions de valeur illocutoire et d'énonciation performative trouvent leur pertinence non plus au niveau de l'unité linguistique (la phrase), mais au niveau de l'unité textuelle. Encore convient-il de revenir souvent à une antériorité du sens où se génèrent les transformations discursives. Dans le discours de Jean-Jacques Rousseau se manifeste fréquemment un type d'énonciation qui ressortit au performatif implicite. (Fixons nos opinions, laissons faire les hommes, etc., in Les Rêveries du Promeneur solitaire.) Ces actes de décision sont interprétables en tant qu'éléments de la structure de signification. Mais leur fonction textuelle spécifique sera élucidée dans une sémanalyse qui établira qu'ils ne sont pas dissociables du regard que le scripteur pose sur sa pratique et de la fonction qu'il lui assigne. Pour Rousseau l'écriture revêt un pouvoir vital, elle est action et modification, elle est ce qui se substitue à l'existence.

L'inventaire des formes performatives constituera nécessairement une étape dans l'élaboration d'une théorie du sujet, dont elles exhibent certaines structures névrotiques et certains transferts. Dans l'exemple proposé, le performatif masque et théâtralise en même temps un déficit existentiel, il articule le passage de la praxis dans le verbe. Ailleurs il fonctionnera comme l'exutoire d'un besoin ou le substitut d'une volonté de puissance 24. La pratique sémiotique aura ici, dans ses moments successifs, à classer, réduire et structurer les énonciations performatives. La confrontation des classèmes ainsi dégagés aux situations de discours pourra manifester de quel faire l'acte d'écriture est, pour l'écrivain, le medium conscient ou inconscient. Écrire comme (= l'écriture, c'est) une délivrance, une transgression, un échange, un don, une connaissance... écrire pour ou contre soi, pour ou contre l'autre, pour ou contre la société : l'analyse pourra détecter des oppositions tranchées entre ces pulsions ou au contraire des interférences complexes selon les textes. Elle soulignera cette constatation que les énonciations performatives sont d'autant plus fréquentes et significatives que l'acte producteur d'écriture ne se suffit pas à lui-même.

Dans les textes les plus représentatifs du nouveau roman ou dans la pratique scripturale issue de la réflexion théorique de Tel Quel jusqu'en 1971, renonciation performative est absente : l'acte d'écriture est ici un en-soi dont la signification s'acquiert indépendamment d'une intentiona- lité. On ne s'étonnera pas en revanche que le performatif fasse une entrée massive dans le discours totalitaire ou didactique. C'est que le sens ici —

24. Cf. dans le roman parodique du xvine siècle le procédé de a démasquage » de la « toute-puissance » du romancier.

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la pratique signifiante — importe moins que Y intention et Y impact qui suppléent à sa déception. Par le faire du performatif , l'intention est clairement manifestée et l'impact plus sûrement acquis que par un dire. L'énon- ciation performative, quand elle implique la transitivité de l'acte et, par conséquent, la présence de l'allocutaire, est toujours représentative non seulement de la configuration du destinateur, mais aussi du mode de coexistence qui s'instaure entre le destinateur et l'allocutaire. Le concept de tension, opératoire dans l'analyse textuelle, bénéficie d'une traduction privilégiée par le biais de ces actes dans lesquels un auteur se pose (s'oppose, s'impose) face à un lecteur dont la présence n'est manifestée qu'à travers les énonciations du locuteur. Convoqué plus ou moins explicitement dans le texte, l'allocutaire n'y est jamais agent, même s'il est parfois convié à l'action. Il est par contre manipulé par une série de manœuvres. Peu importe la signification des énoncés performatifs, ni que le locuteur conseille, promette, refuse, menace, réclame l'indulgence, etc. Le fait capital est cet engagement dans une relation hiérarchisée orientée unilatéralement, et que traduit l'articulation agent vs patient de la modalité performative de renonciation.

5.2. Dans l'optique ainsi définie, une stricte analyse des actions énoncées e^t dépourvue d'intérêt. Le projet sémiotique n'aura de validité que s'il aboutit à mettre au jour la fonction décalée de ces actes, soit démasquage d'une situation culturelle conventionnelle, soit manifestation des pouvoirs de l'écriture. On comprend dès lors pourquoi c'est dans le texte poétique que le performatif sera questionné de la manière la plus opératoire.

5.3. Dans l'exercice de cette fonction décalée, renonciation performative n'est plus du ressort du discret et du formalisable. Loin de la cerner à travers les catégories linguistiques, on la saisira comme une catégorie du texte, susceptible du reste d'organiser le texte entier dont elle devient Je signe. C'est une énonciation performative réitérée et toujours avortée par exemple, qui sous-tend le trajet romanesque du Don Quichotte. Austin, qui mentionne le fait à l'appui d'une démonstration logico- linguistique, n'avait pas à souligner l'importance critique de cette remarque littéraire pour le projet sémiotique. Cette importance est réelle. Le texte poétique en particulier recourt souvent à renonciation performative pour se manifester en tant qu'objet sémiotique constitué par un faire, et c'est alors dans ce faire qu'il trouve sa valeur symbolique. Pour caractériser ce processus, on a choisi deux exemples qu'un rapide commentaire suffira à éclairer. Le premier concerne un poème de Supervielle (in Les Amis inconnus) 25. Ce texte déroule et en-

25. Elle n'est plus que du silence Tremblant à la pointe d'un cil, Son être tient dans une larme Et voudrait que cela suffit.

Comprenez-vous qui je désigne Et je redoute de nommer?

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chevêtre au moins deux isotopies dont la lecture est transparente 2&. Dès le premier quatrain se déchiffre l'isotopie de l'œil et celle du point,

plus exactement celle de la réduction ponctuelle. L'une et l'autre traversant le texte se lisent encore dans le second quatrain. Mais le distique échappe à cette lisibilité, et son articulation sémémique produit une troisième iso- topie qui n'est pas attestée ailleurs, celle du langage en tant qu'il est système symbolique et pratique de la communication. Cette singularité du poème en son centre invite à analyser la forme que revêt renonciation dans le distique. Il ne suffît pas de remarquer l'intervention simultanée du locuteur et de l'allocutaire dans une relation de caractère phatique. Encore faut-il noter qu'en écrivant Je désigne, le destinateur use d'une énonciation performative (En disant Je désigne, le sujet produit un acte d'indication). Mais une telle énonciation ne se justifie que par l'appropriation unificatrice et totalisatrice du texte dans un hic et nunc du discours, lequel s'articule autour de cet acte de désignation. La désignation (est-ce un hasard si le mot comporte le morphème signe?), devient Y acte poétique, et le poème est tout entier identifié à la symbolisation de l'être aimé.

Avec le poème de René Char, Hymne à voix basse (in Le Poème pulvérisé 27) le même processus, qui donne sens au sens, se déploie de manière encore plus significative. Après un développement qui est une description pure et simple, l'acte d'appel, devenu cri et clôturant le texte, ne peut s'interpréter que comme l'ultime transformation du dire en faire, où le mot se fait geste et le verbe engagement. A la lettre se prenant au mot, l'acte illocutoire est la production tardive d'un pré-sens inaugural provisoirement occulté par le dictum descriptif.

6. Entre une linguistique du discret (qu'on ne saurait déjà remiser au magasin des accessoires) et une théorie du texte (qui s'enfante et n'a pas fait ses preuves), un espace existe, qu'il est souvent malaisé de circonscrire. Il ne convient pas de refuser d'en prendre la mesure sous prétexte de divergences d'école. Un essai comme celui qui précède — malgré son caractère nécessairement allusif — peut aider à préciser certains contours de cet espace. On a pu remarquer en effet que le fonctionnement des instances discursives est tel qu'il impose de prendre en compte les décalages

Je pense à la pauvre Marie Sans corps maintenant et sans yeux Réduite à ce point lumineux Derrière quelles jalousies

De bois peint ni de fer non plus, Mais de ciel pur, de modestie.

(Gallimard, 1934, p. 41.) 26. Il est à remarquer qu'aucun des sémèmes de la première isotopie ne se lit sur

la seconde. 27. L'Hellade, c'est le rivage déployé d'une mer géniale d'où s'élancèrent à Гацгоге

le souffle de la connaissance et le magnétisme de l'intelligence... c'est plus loin, une mappemonde d'étranges montagnes : une chaîne de volcans sourit à la magie des héros...

О Grèce, miroir et corps trois fois martyrs, t'imaginer c'est te rétablir... Ton sang incalculable, je l'appelle, le seul vivant pour qui la liberté a cessé d'être maladive, qui me brise la bouche, lui du silence et moi du cri. (Poésie /Gallimard, p. 177.)

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successifs qui, en dernier ressort, reconduisent l'analyse au lieu propre de renonciation. Nous avons vu pour notre part dans renonciation performative l'un des phénomènes linguistiques dont la saisie immanente permet de dépasser la structuration d'un texte réalisé, pour cerner au plus près l'antériorité du sens qui articule la production des signifiants. Car la singularité du performatif est de soustraire l'écriture au descriptif et au narratif, donc à la diegêsis, pour la situer au lieu même où la mimêsis tente de basculer l'ordre du dictum dans l'ordre du factum. Par l'effet des marques spécifiques que le performatif assigne à ce procès — un embrayeur de la première personne qui, ne pouvant s'énoncer qu'au présent, finit par se déployer dans l'achronie pure et simple, dans l'infini présent des lectures successives — l'irruption du faire dans le dire concède à l'écriture le statut d'un être impérissable : entendons que le performatif installe le sujet dans un présent intemporel qui dilue toute chronologie, et où le sens proclamé, et toujours disponible, se perpétue dans une aptitude permanente à sa propre re-production. Le mot qui n'est que dictum inscrit sa propre mort dans l'écriture, même si l'écriture feint de lui octroyer une pérennité d'ordre esthétique. Tandis que le mot qui s'érige en factum échappe au statut diégétique qui fige le sens.

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