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Le val d’Angouire Moustiers la sacrée André Houriez

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Le val d’AngouireMoustiers la sacrée

André Houriez

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----------------------------INFORMATION----------------------------Couverture : Classique

[Roman (134x204)] NB Pages : 224 pages

- Tranche : 2 mm + (nb pages x 0,07 mm) = 17.68 ----------------------------------------------------------------------------

Le val d’Angouire Moustiers la sacrée

André Houriez

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Sommaire

Chapitre I – (avènement) ........................................... 5

Chapitre II – (résistance) ........................................... 39

Chapitre III – (révélation) ......................................... 143

Chapitre IV – (délivrance) ......................................... 183

Lexique ......................................................................... 221

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Chapitre I (avènement)

Il faisait chaud ce jour-là, Notre-Dame de Ségries au soleil couchant brillait de tous ses feux… Les vielles pierres encore chaudes de cet ancien monastère et l’atmosphère générale favorisaient le recueillement et l’introspection.

À l’ombre du blacas1, non loin de l’édifice religieux, un homme au visage ruisselant cherchait un peu de fraîcheur. La casquette vissée sur la tête, on ne pouvait pas distinguer clairement son visage, seuls son allure générale et des vêtements modestes donnaient une idée de sa possible condition sociale.

Sans doute était-il un ouvrier agricole ou un bûcheron, fatigué d’avoir trop travaillé en cette fin d’été.

1 Blacas : Vieux chêne.

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La chaleur étouffante venue d’Afrique avait ruiné l’enthousiasme des habitants de Moustiers-Sainte-Marie.

Dans une petite maison du bourg, non loin de la grande fontaine, alors que nous venions de célébrer la Diane2 de 1929, un cri terrible avait retenti chez les Macquard.

Dans le lointain, au cœur de l’échancrure ayant donné naissance au village, un petit être souffreteux et maigrelet venait d’arracher à sa mère un hurlement de soulagement, après trois garçons, Marie Macquard mettait au monde une petite fille : Une enfant pas très vaillante, dont l’arrivée un peu précoce n’avait pas facilité le développement, osseuse et couverte d’une peau blanche souillée des entrailles maternelles. Ce petit être fragile et mal fini laissait entrevoir, au travers la fine épaisseur de son épiderme translucide, l’étendue d’un réseau veineux complexe semblable à une toile d’araignée anarchique.

La reine des olives venait donc de naître, et le destin d’une communauté tout entière allait s’en trouver perturbé à jamais, non seulement cette enfant influencerait le cours de l’histoire, mais elle allait aussi

2 La « Diano de moutié » est une des plus anciennes fêtes patronales du pays, ainsi qu’un air de musique original joué par des joueurs de fifre et de tambour dès le 31 août jusqu’au 8 septembre.

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permettre à toute une population de retrouver sa dignité perdue…

L’économie de ce village des Basses-Alpes reposait alors à cette époque pour une toute petite partie sur la faïence, depuis que Marcel Provence avait entrepris, en 1925, de faire renaître à Moustiers cet art délicat.

L’âge d’or de cette activité date du XVIIe siècle. Un religieux, venu de Faenza en Italie, avait transmis à un potier du village, Pierre Clérissy, le secret du bel émail blanc laiteux qui devait assurer avec le bleu de « Moustiers » la réputation des faïences locales.

À la fin du XVIIIe siècle, douze ateliers fonctionnaient encore, puis les fours s’éteignirent les uns après les autres, jusqu’au dernier en 1873.

Du fin fond des âges, cette contrée, aux atouts naturels indéniables, avait attiré une quantité incroyable de peuplades diverses en quête de sécurité et de douceur de vivre.

Les recherches archéologiques, menées de longue date, avaient d’ailleurs démontré l’importance des sites bas-alpins durant toute la préhistoire.

Il y a 30 000 ans, à l’époque de Cro-Magnon, une présence humaine existait déjà aux environs de Moustiers. C’est à l’âge de bronze que le peuplement s’intensifia, les tribus ligures occupèrent les plateaux environnants et s’implantèrent en construisant des places fortifiées.

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Au Ve siècle, débuta véritablement l’occupation de l’actuel village, les moines de Lérins s’installèrent dans les grottes de tuf et fondèrent un monastère durant le VIe siècle. Cette présence ecclésiastique fut à l’origine du nom de Moustiers-Sainte-Marie, monastério au Moyen Âge.

Aux XIIe et XIIIe siècles, des fortifications et des maisons virent le jour, des moulins furent construits sur le torrent de la Maïre3.

Le petit être malingre, venant à peine de franchir la frontière brutale de la mise au monde, s’était mis à bleuir anormalement, aucun cri n’était sorti de sa bouche étroite, donnant à son immobilisme inquiétant l’apparence d’un enfant mort-né.

Sa maigreur et son imperfection de prématuré faisaient de Fanny, puisque c’est ainsi qu’on la nomma, une pauvre petite âme perdue, vouée à errer pour toujours dans les limbes infinis du néant. Les regards des personnes présentes lors de cet accouchement douloureux ne laissaient pas entrevoir le moindre espoir, l’effarement et la tristesse profonde ayant anéanti le bonheur normalement requis dans de telles circonstances.

Il avait pourtant fallu l’espace d’un éclair, d’une intuition inattendue pour que jaillisse dans le cœur de son géniteur un sursaut de saine colère. Pris d’une

3 La Maïre : cours d’eau, affluent du Verdon.

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rage imprévisible devant la détresse de son enfant, Georges Macquart, son père, mu par le désespoir et la tristesse, s’était emparé sauvagement de la petite sans que personne n’eût le temps de comprendre ses intentions.

Bien qu’à l’époque, l’arrivée d’une fille dans une famille pouvait représenter pour la plus grande partie des gens un signe de malchance évident en matière de force de travail, Georges, sensible et empreint d’une fibre émotionnelle qu’il tenait de sa propre mère, avait attendu vainement à trois reprises l’accomplissement de son vœu le plus cher. Enfin, après autant de désillusions, il pouvait se réjouir à l’idée de vivre une relation complice et intime avec cette enfant providentielle, prunelle de ses yeux émerveillés, perle entre toutes, source d’un inconditionnel et inébranlable amour.

La mollesse de la petite posée dans les mains de son père lui avait rappelé l’état dans lequel, enfant et fils de berger, il avait dû accueillir, fébrile, des chevreaux en perdition après des mises bas laborieuses. Il avait appris alors que ces petits êtres démantibulés pouvaient parfois, grâce à ses bons soins, retrouver leur tonicité et leur vigueur. Le souvenir du bonheur éprouvé à chacune de ces rares résurrections comblait d’espoir ce père aux prises avec le naufrage dans lequel il refusait de sombrer corps et âme.

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Sa fille n’était pas un agneau en détresse estourbi par un travail trop long, mais c’était son enfant, sa petite merveille en danger. Il devait réagir comme autrefois et ne pas perdre de temps, chaque seconde comptait, et lui seul, avec l’aide de Dieu bien sûr, pouvait sauver cette pauvre petite.

Très vite, sans que personne ne puisse comprendre la raison de ce rapt soudain, il se retrouva sous la bégude4, au beau milieu du village, le souffle court et dégoulinant d’une sueur âpre, l’enfant serré contre sa poitrine, Georges avait entrepris de gravir les 365 marches menant à la chapelle de Notre-Dame de Beauvoir.

Il enchaîna alors sans répit, une ascension folle et mystérieuse avec, au fond de son être déchiré, un sentiment étrange nourri par son incroyable foi.

À mi-chemin, il croisa dans sa précipitation un homme inconnu coiffé d’une casquette et un peu trop curieux à son goût. Le vent s’accéléra entre les pics rocheux dominant le bourg, notre père en détresse aperçut alors le balancement violent de l’étoile de Moustiers, il en était certain, sa fille devait vivre, et il savait comment lui redonner l’étincelle salutaire.

Cette étoile légendaire ne serait pas une mauvaise étoile pour son enfant, il en était persuadé, Dieu allait lui rendre grâce et exaucer ses volontés légitimes.

4 Bégude : lune.

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Les muscles de ses jambes ainsi brutalement sollicités lui faisaient terriblement mal, chaque marche étant une épreuve à surmonter.

Jamais durant toute son existence, même quand il était jeune, il n’avait gravi aussi vite le chemin de la chapelle.

Bientôt, il vit ses efforts récompensés, il allait enfin pouvoir poser l’enfant sur l’autel de la résurrection.

Du haut de son promontoire, tel un pèlerin au bout de ses forces, il regarda une dernière fois sa maison perdue dans le fond de la faille creusée par le Riou.

Un sentiment de toute puissance gagna son esprit, et comme une offrande aux cieux étoilés, il brandit la petite au bout de ses bras pour implorer la clémence divine.

À peine entré dans l’édifice, il remplit une gourde d’eau bénite dans l’idée d’exercer lui-même le baptême de sa fille.

Sur l’autel, l’enfant n’avait pas bougé, son père l’ayant étendue sur une couverture enveloppante et chaude.

Elle était nue, bleue et blême, offerte au caprice d’une destinée encore bien incertaine.

Une eau fraîche et sacrée ruissela sur son petit corps osseux et mal fini, Georges prononça alors les mots entendus lors des onctions divines de ses trois fils.

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Maladroitement, il pria Dieu et la Sainte Vierge, car il avait besoin d’aide.

L’effet de cette eau froide contracta les petits muscles de l’enfant et une glaire visqueuse sortit de sa bouche à demi ouverte.

Soudain, l’homme à genoux entendit avec soulagement un cri de délivrance retentir dans l’immensité du néant dans lequel il s’était perdu.

Des larmes chaudes et salines lui roulaient sur le visage rougi par l’effort, il avait été entendu, maintenant c’était certain, son enfant, sa fille, son trésor, allait vivre…

C’est ainsi, dans cette contrée traversée de longue date par les hommes, que naquit la petite Fanny, surnommée pour toujours par les gens du village « Fannette la miraculée ».

Cette enfant, revenue de nulle part, allait devenir au fil des années, une superbe jeune fille amoureuse de son « païs », à la fois représentante d’un mystère ancestral, et bénéficiaire exclusive d’une reconnaissance villageoise sans failles.

Son goût pour la culture et la connaissance, doublé d’une passion incommensurable pour la nature environnante, faisaient de Fannette une enfant prodige, adorée et adulée aussi bien par les petites gens que part les notables et érudits du village. Les augures avaient été favorables, et la communauté restreinte de Moustiers ne l’oubliera jamais.

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Le conseil des sages du village, dont l’appartenance aux indissolubles5, affiliés à la grande loge Provençale ne faisait aucun doute, s’était réuni le lendemain même de cette bénédiction, parce qu’il s’agissait de statuer sur le cas de Fanny dans la perspective louable de définir en quoi cet avènement curieux pouvait servir le bien collectif. Pour eux, bien sûr, cet incroyable événement n’avait rien à voir avec un possible miracle de plus à Moustiers, mais relevait davantage d’une explication rationnelle et scientifique.

Plusieurs petits miracles avaient eu lieu à Moustiers durant les siècles écoulés, donnant aux yeux des chrétiens du monde entier une identité sacrée à cette perle Bas-Alpine. L’Église bien entendu en avait profité grassement pour vendre des indulgences6 aux nombreux pèlerins.

La petite, pour notre loge maçonnique, avait bénéficié de la réactivité de son père, et sans nul doute, d’une chance inimaginable pouvant au fond, si on prenait le temps de bien interpréter la chose, rejaillir sur tout le village. 5 Indissolubles : loge maçonnique moustiéraine affiliée à la Grande loge Provinciale de Provence en 1788. 6 Le commerce de l’indulgence (du latin indulgere, « accorder ») vient de la possibilité dans l’Église catholique romaine de vendre des pardons en contrepartie d’un acte de piété (pèlerinage, prière, mortification).Ce commerce lucratif des indulgences va être la cause principale du schisme du XVIe siècle entre catholiques et protestants.

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Ils décidèrent de ne pas démentir les rumeurs locales afin de faire de cette histoire miraculeuse, une véritable légende moustiéraine s’étendant au-delà des limites du département, et pourquoi pas d’ailleurs à travers toute la France.

En effet, faire de notre village un lieu saint pouvait être utile pour le commerce et les affaires.

Bon nombre de ces maçons s’étaient lancés depuis peu dans des activités commerciales dont certaines concernaient le redémarrage de la faïence, l’idée de voir arriver des centaines, voire des milliers de pèlerins enclins à la dépense, ne leur était pas déplaisante, et pour tout dire, plutôt réjouissante.

* * *

Dans la forêt, non loin du Montdenier, des hommes courageux exerçaient leur art du bûcheronnage, les coups de hache et de coins, portés avec précision, garantissaient l’abattage de nombreux arbres en quelques semaines.

Il s’agissait d’un groupe de transalpins originaires des alentours de Turin, chaque année, ils venaient travailler à la tâche afin d’assurer à leurs familles respectives, des revenus suffisants.

Ces hommes bruns aux regards noirs avaient au fil du temps pris leur place au sein de la communauté villageoise. Ils ne faisaient pas d’histoires, seules leur

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séduction naturelle et leur gaîté latine pouvait inquiéter les hommes du village parce qu’ils étaient bons danseurs et terriblement séduisants.

Durant la Grande Guerre, 10 % de la population masculine avait disparu, la démographie à cette époque était faible et la grippe espagnole avait laissé des traces. L’immigration et l’apport de mains-d’œuvre masculines représentaient une chance pour notre pays, et cette chance dans notre région venait d’Italie.

Parmi eux, un membre du groupe, portant une casquette bien enfoncée sur la tête, semblait ne pas jouir des dispositions de ses frères de labeur.

Toujours à l’écart, ce jeune homme au regard sombre était préoccupé et constamment perdu dans ses pensées.

Ses camarades s’accommodaient de ce comportement, et prenaient Giuseppe pour un doux rêveur tourmenté.

Il y avait pourtant chez cet homme ténébreux quelque chose d’indéfinissable, jamais il ne vous regardait dans les yeux, et la sociabilité n’était pas son fort…

Les années s’écoulaient, la prospérité s’installait dans ce merveilleux village des Basses-Alpes.

On parlait bien depuis le début du siècle d’un projet de barrage sur le Verdon, mais la population ne voyait pas comment il aurait été possible d’accomplir

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une telle folie, tant les conséquences de cette entreprise titanesque auraient été désastreuses.

Fontaine-l’Évêque rivalisait avec fontaine du Vaucluse, et il était impensable que l’on sacrifiât la plus belle concentration de chênes truffiers et d’oliviers du pays, sans parler des villages comme les Salles-sur-Verdon, Sainte-Croix et Bauduen, qui auraient pu se retrouver plongés sous les eaux glacées.

On avait fini par prendre ces rumeurs pour des Arlésiennes faisant parler, sans jamais croire à aucun moment à l’accomplissement d’une telle folie.

Pourtant, on avait tort, Georges Clemenceau, président du Conseil, avait entrepris en 1908, de parcourir à dos d’âne le cours du Verdon entre Fontaine-l’Évêque et le lac d’Allos. On envisageait déjà à l’époque l’aménagement du Verdon et la construction de plusieurs barrages à certains endroits stratégiques de son cours. L’histoire allait démontrer combien la pugnacité des politiques, l’aménagement du territoire, et les impératifs commerciaux pouvaient être déterminants et inéluctables, quelle que fut l’ampleur des projets.

Fanny, après cette arrivée tonitruante, profita comme tous les autres bébés de la générosité nourricière de sa mère Marie.

Cette année-là, la crise économique mondiale faisait des ravages aux États-Unis, et les journaux

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relataient à longueur de colonnes, les faillites et les conséquences néfastes de cet échec capitaliste.

Notre village, pourtant, éloigné de tous ses tumultes financiers, ne semblait manquer de rien.

La France à cette époque était plutôt un pays rural où bon nombre de ses habitants vivaient de leurs propres productions.

On ne parlait pas encore de développement durable ni de culture raisonnée ou biologique, mais on vivait tout simplement et sainement en toute sérénité.

Le monde pouvait bien s’écrouler, l’autosuffisance permettait de voir venir sans craindre le moindre changement dans ses habitudes.

Qu’il s’agisse des produits potagers, des volailles, de l’huile d’olive, de vin, des amandes et des noix, de fromage et de lait, de céréales, de pain, de gibier, les bases de l’alimentation locale étaient de proximité, abondantes et complètement naturelles.

Il en résultait, dans cette période où la mortalité infantile était importante dans le pays, que les enfants ayant grandi parmi toutes ses richesses culinaires, poussaient comme des champignons et devenaient vite de solides gaillards.

Dès onze mois, Fanny se mit à tenir solidement sur ses jambes potelées, pour enfin entreprendre de s’aventurer, en quelques pas, vers un monde pourtant bien imprévisible.

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Tous s’émerveillaient, « Fannette la miraculée » brûlait les étapes, elle devançait chacun des apprentissages avec dans son regard d’un bleu intense, un appétit de vie hors du commun.

C’était comme si Dieu en la ressuscitant, lui avait donné toutes les grâces du monde.

Non seulement elle était belle et gentille, mais en plus, il y avait chez cette enfant une indéfinissable séduction innée.

Ses boucles blondes et son teint hâlé donnaient à cette gamine une apparence de princesse, le village tout entier se prosternait devant une telle beauté, seul Giuseppe, « l’estranger », se détournait de cette petite merveille.

Cet homme, mystérieux et distant, avait eu l’occasion de croiser du regard la petite Fanny, à chaque fois l’enfant s’était retournée sur lui, imprimant sans la moindre faiblesse un intérêt surprenant.

Tous les habitants du village avaient été intrigués par la tournure de ces confrontations singulières, car jamais Fanny ne s’était détournée, au contraire, Giuseppe finissait toujours par fuir la situation, avec dans sa démarche fébrile une crainte manifeste.

La teneur de cet étrange comportement entre cette enfant et cet adulte, faisait courir les rumeurs les plus folles, il y avait entre ces deux êtres un lien insaisissable et mystérieux.

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Giuseppe Toti, c’est ainsi qu’il se nommait, originaire de Morenza près de Turin, était un homme trapu et bien charpenté, un bon travailleur.

On ne pouvait pas se plaindre de ses services, rien ne lui faisait peur, et, en dehors du bois, il était de coutume d’utiliser la force de travail des Italiens pour des travaux pénibles, pas uniquement pour les champs d’ailleurs, mais aussi et surtout pour les durs travaux de voirie.

Giuseppe était sollicité pour creuser des tranchées et des trous lors des aménagements concernant par exemple les écoulements et la mise en place de tuyaux pour les égouts.

On n’avait jamais surpris cet homme avec le sourire aux lèvres, contrairement à ses camarades et concitoyens joyeux et bruyants, Giuseppe restait taciturne et d’humeur ombrageuse.

Chacun était en droit de se demander en son for intérieur, l’origine de cette imperturbable tristesse, mais aucune personne ne s’était risquée au moindre interrogatoire.

Des interprétations diverses et parfois saugrenues prêtaient à Giuseppe des origines troubles et perturbées, d’autres s’imaginaient voir en cet homme étrange le vrai père de Fanny, et pourquoi pas, de bien d’autres enfants du village.

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Il ne faisait pas beaucoup de bruit, comparé à ses camarades, mais son charme ténébreux aurait pu faire craquer n’importe quelle femme délaissée.

Bref, il ne manquait pas d’imagination collective pour donner du sens à cette singulière énigme locale.

Giuseppe demeurait pour tous, et encore bien plus au fil du temps pour ses camarades d’infortune, un véritable sujet d’interrogation.

Avec les années, il avait appris le français en écoutant parler autour de lui, mais quelle que fût la langue utilisée, aucune ne lui avait donné envie d’exprimer le moindre sentiment.

L’amertume et le mépris marquaient son visage comme si tout le village avait été hostile et maudit à la fois.

Giuseppe ne disait rien, mais son comportement et sa défiance donnaient une idée précise de son aversion inexpliquée. Que pouvait-il cacher derrière cette sombre attitude, source inépuisable de tous les commentaires possibles ?

* * *

Les affaires marchaient plutôt bien en cette année de 1930, la dévaluation de Raymond Poincaré, en 1928, avait restauré la confiance, et l’économie ne souffrait pas encore du crack de 1929.