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Le temps des peuples37 Brésil

Au 18e siècle, l'économie brésilienne futdominée par l'or et le diamant. L'ex¬ploitation des gisements aurifères et autresentraîna le développement des Minasgérais (ou « mines générales », c'est-à-direla région où l'on trouve partout des mines).Etat du sud-est du Brésil qui reste la prin¬cipale région minière du pays. Aujour-

L'or à ciel ouvert

d'hui, le Brésil est le quatrième producteurd'or du monde. La mine de Serra Pelada,ci-dessus, à ciel ouvert, est située à 400 kmau sud de Belém, capitale de l'État de Para,à l'embouchure de l'Amazone.

20 000 ouvriers environ exploitent cettemine qui produit une tonne d'or par mois.

le CourrierUne fenêtre ouverte sur le monde

Le Courrier du mois

L'importance qu'a prise la littérature écrite dans les tempsmodernes est telle qu'elle semble aujourd'hui la norme.Même si l'on sait que de nombreuses cultures ne s'or¬

ganisent ni ne se transmettent par l'écrit, mais bien par l'oral,on constate encore une forte tendance, dans la pensée contem¬

poraine, à réduire les littératures orales à des manifestations d'unfolklore considéré souvent avec une certaine condescendance.

Notre intention, avec ce numéro, a été de contribuer à corrigercette vision trompeuse du rapport de la parole et de l'écrit. Leuropposition en un antagonisme radical, à la fois de civilisationet de forme, apparaît aujourd'hui de plus en plus comme uneanalyse insuffisante, voire schématique, de la réalité culturelle.Entre ces deux formes de l'expression, comme le démontre PaulZumthor, dans son article d'introduction, la frontière n'a jamaiscessé d'être poreuse, l'échange constant. Les sociétés occidentaleselles-mêmes, qui ont le plus activement contribué à cette valo¬risation de l'écrit au détriment de l'oral, ont bien moins échappé

qu'il n'y paraît à cette interdépendance de l'un et de l'autre dansl'histoire de leurs littératures et de leur sensibilité. Et la voix

refoulée fait peut-être en ce moment même un retour en forcedans l'Occident fasciné par l'écriture.

Pour montrer cette puissance de la parole, nous avons voulud'abord éclairer quelques grands textes qui sont tout ensembledes épopées nationales et des poèmes universels. Si chacun pré¬sente dans sa genèse ou son histoire une variation originale durapport entre parole et écrit, ils ont tous pour caractéristiquepremière d'être des textes fondateurs, auxquels s'identifie unpeuple, quand ils ne sont pas le dernier témoignage d'une civi¬lisation, sa mémoire ultime, comme il en va pour la Relation deMichoacán.

Dans certains cas, comme pour le domaine arabe, japonais,basque, chinois ou indien, une, synthèse, un exemple révélateurou un souvenir rendent compte de l'attraction spirituelle, de laforce d'inspiration que possède une qui, transmise par laparole et souvent relayée par l'écrit, voire l'image, ne cesse pasde résonner dans la conscience individuelle, de battre dans le

c collectif, bref, de vivre.

Mais ce trésor spirituel, qui fait partie du patrimoine de l'hu¬manité, est menacé. L'Unesco contribue d'autant plus à sa sau¬

vegarde qu'il est porteur d'identité. Pour essentiels qu'ils soient,le passage à l'écrit ou l'enregistrement sonore ne sont pas encoresuffisants. C'est à une redéfinition de la communication culturelle

qu'il faut en reconnaissant à la parole, dans toute commu¬nauté, sa valeur créatrice.

Notre couverture: Photo Michel Claude, Unesco

Rédacteur en chef: Edouard Glissant

Août 198538e année

Photo Richard Frieman © Rapho, Paris

V^|CBP*. a *** Mr? (X^r

A

4 Permanence de la voix

par Paul Zumthor

9 Le Kalevala

La genèse de l'épopée finlandaisepar Lauri Honko

11 « Le pays des héros »

12 Le Kalevala et l'art finnois

par Heikki Kirkinen ,

15 La Relation de Michoacán

Le testament d'un peuplepar J.M.G. Le Clézio

17 Le dit de la campagne d'Igorpar Igor I. Chkliarevski

19 Chaka le Grand

par Mazisi Kunene

21 Circularités du dire arabe

par Salah Stétié

24 Le dit des Heiké

Une grande épopée sur le petit écranpar René Sieffert

26 Le Mahabharata et le buvetier

par Lokenath Bhattacharya

28 Liu Jingting, le roi des conteurspar Yao Zhenren

30 L'épopée tibétaine de Ge-sarpar Mireille Helffer

32 Hir et Ranjha, les amants du Pendjabpar Hakim Mohammed Said

33 La littérature basqueAux fontaines de l'oral

par Juan Mari Lekuona

34 Latitudes et longitudes

2 Le temps des peuplesBRESIL : L'or à ciel ouvert

Mensuel publié en 32 langues Français Italien Turc Macédonien Finnois Une édition trimestrielle

par I'Unesco, Organisation Anglais Hindi Ourdou Serbo-Croate Suédois en braille est publiéedes Nations Unies pour l'éducation, Espagnol Tamoul Catalan Slovène Basque en français, en anglais,la science et la culture Russe Persan Malais Chinois Thaï en espagnol et en7, place de Fontenoy, Allemand Hébreu Coréen Bulgare coreen.

75700 Paris. Arabe Néerlandais Kiswahili Grec

Japonais Portugais Croato-Serbe Cinghalais ISSN 0304-3118

N» 8 - 1985 - OPI - 85 - 3 - 425 F

Permanence de la voix

par Paul Zumthor

LONGTEMPS ignorée par des his¬toriens presque exclusivementattentifs aux documents écrits, l'im¬

portance du rôle joué par la voix dans laconservation des sociétés humaines n'est

plus aujourd'hui contestée. L'ensemble dece que l'on nomme, au sein d'un groupesocial, ses traditions orales y constitue unréseau d'échanges vocaux lié à des compor¬tements plus ou moins strictement codés,dont la fonction première est d'assurer lacontinuité d'une perception de la vie, d'uneexpérience collective, sans lesquelles l'in¬dividu serait abandonné aux aléas de sa

solitude, sinon au désespoir.

Cela nous paraît évident s'agissant decivilisations archaïques, ou de certainescultures marginales du monde contem¬porain; il nous est toutefois plus difficilede reconnaître effectivement que notreculture occidentale, rationnelle et tech¬nologique, en cette fin du 20e siècle, estelle aussi imprégnée de traditions oraleset aurait du mal à subsister sans elles.

Je me limite ici au champ de la« poésie » : entendons par là, dans l'ac¬ception la plus large du mot, cet art spon¬tanément issu du langage et dont la per¬pétuation est l'une des constantes de¡'histoire, au point que l'on pourrait le citerparmi les éléments d'une définition del'homme. Or, chacun admet comme un faitnaturel que les ethnies africaines ou amé¬rindiennes possèdent une riche poésie detradition orale; il faut, en revanche, uneffort d'imagination pour en repérer parminous plus que des traces mais, par delàun folklore qui se survit, une présence tou¬jours active. Vers 1980, une statistiquerévélait que, en France seulement, secomposent dix mille chansons par année :à raison de trois minutes en moyenne par

chanson, ce sont là cinq cents heures d'au¬dition escomptées, soit une heure vingtminutes par jour, à chaque jour qui passe!Si même l'on défalque les ratés, les échecs,les effets de la sélection opérée avant per¬formance, il reste une masse considérable :et j'emploie à dessein ce mot, tant il estclair qu'il s'agit là d'un fait de « culturede masse », de la principale forme vivanteet collectivement fonctionnelle de poésiedans l'univers des années 80 de notre

siècle. Rien n'indique que la France soiten cela exceptionnelle.

Nous en convaincre exige de notre partquelque dépassement. Il y a beau temps,en effet, que dans nos sociétés occidentalesla passion de la parole vive s'est éteinte,progressivement expulsée du souci de nosintellectuels et, comme on dit, de notre« personnalité de base ». Un préjugé, ins¬crit depuis plusieurs siècles dans les men¬talités et les goûts de l'Occident, nous porteà n'admettre que dans leur forme écriteles produits de tout art du langage : à peinefaisons-nous exception en faveur duthéâtre. D'où la difficulté que nous éprou¬vons à reconnaître la validité esthétiquede ce qui échappe, en intention ou en fait,à l'écriture. Nous avons, durant cinq, sixcents ans à travers toute l'Europed'abord, puis en Amérique, mais aussi, àpartir d'autres prémisses, en Asie à telpoint raffiné les techniques d'écriture, quenotre sensibilité spontanément répugne àl'apparente immédiateté de l'appareilvocal.

Est-ce là simple conjoncture historique,affectant la surface seule des choses; oubien un déplacement des structures pro¬fondes régissant nos perceptions et ladémarche de notre pensée ? Dès 1962, leCanadien Marshall McLuhan se posait laquestion et, dans un livre qui fit grand bruit

« Grâce à la voix, la parole devient exhi¬bition et don (...)A la limite, la significationdes paroles n'importerait plus : la voixseule, par la maîtrise de soi qu'elle mani¬feste, suffit à séduire ... comme les

Anciens nous l'enseignèrent par le mythedes Sirènes. » Ci-dessus, Ulysse et lesSirènes, illustration d'un épisode célèbrede l' Odyssée (Chant 12), du poète épiquegrec Homère. De leur île, elles attiraientles navigateurs par l'enchantement deleur voix. Ulysse leur échappa dejustesseen se faisant attacher au mât de son

navire et en faisant boucher avec de la

cire les oreilles de ses compagnons. Dansl'Antiquité, comme sur cette mosaïque dumusée du Bardo, à Tunis, les Sirènes sontle plus souvent représentées comme desmonstres mi-femmes, mi-oiseaux.

{The Gutenberg Galaxy, La galaxie Guten¬berg), ouvrait à la réflexion sociologiqueet philosophique une avenue que depuislors plusieurs chercheurs ont efficacementprospectée. On connaît le principe qui lesguide : un message ne se réduit pas à soncontenu manifeste, mais en comporte unautre, latent, émanant de la nature même

du medium qui le transmet. L'introductionpuis la diffusion de l'écriture dans unesociété y correspond donc à une mutationd'ordre à la fois mental, économique etinstitutionnel. De l'oralité à l'écriture s'op¬posent ainsi globalement, dans la pers¬pective mac-luhanienne, deux types decivilisations. Dans un univers de l'oralité,l'homme directement branché sur les cyclesnaturels, intériorise sans la conceptualiserson expérience de l'histoire ; il conçoit letemps selon les schémas circulaires d'unperpétuel retour; ses conduites sont, parlà même, impérieusement déterminées par

des normes collectives. L'usage de l'écri¬ture, en revanche, implique une disjonc¬tion entre la pensée et l'action, une abs¬traction qui entraîne un affaiblissement dela puissance propre du langage, la pré¬dominance d'une conception linéaire dutemps, l'individualisme, le rationalisme, labureaucratie...

Une telle dichotomie ne peut être, auxyeux des chercheurs actuels, maintenueque de façon très générale, en théorie, dansla seule mesure où elle jette une lumièrecontrastée sur la réalité concrète, presquetoujours située dans un espace médianentre des extrêmes. Ces derniers définis¬

sent des différences qui, dans les faits, nesont en général que de degré, chaque situa¬tion culturelle particulière comportant undosage original des divers traits en ques¬tion. Encore ces oppositions, pour atté¬nuées qu'elles soient ainsi en pratique, res¬tent-elles de nature moins historique quecatégorielle : à chaque époque, dans laplupart des sociétés, coexistent et colla¬borent des hommes de la voix et des

hommes de l'écriture. Certaines cultures,

il est vrai, ignorèrent l'écriture. C'est cequ'on dit. Mais sans doute furent-ellesmoins nombreuses qu'il ne semble, carqu'est-ce que l'écriture ? Marques sym¬boliques, masques, tatouages, emblèmessociaux divers : en est-ce, ou non ? Le

catalogue reste ouvert.

Ces réserves faites, il n'est pas impos¬sible d'esquisser une typologie générale des« situations d'oralité » dans notre monde.

La multiplicité , de celles-ci, parfois leuréquivocité, peut se ramener en effet àquatre espèces :

une oralité primaire, sans contact avecquelque forme d'écriture que ce soit;

une oralité mixte, coexistant avec l'écri¬ture dans un contexte sociologique où l'in¬fluence de cette dernière demeure par¬tielle, externe et retardée;

une oralité seconde qui, en fait, serecompose à partir de l'écriture ( la voixy prononce ce qui a été préalablement écritou pensé en termes d'écriture) au sein d'unmilieu où l'écrit prédomine, dans l'usageet dans l'imaginaire, sur l'autorité de lavoix;

une oralité médiatisée, celle que nousconnaissons aujourd'hui par la radio, ledisque et autres media.

L'oralité primaire ne s'est épanouie quedans des communautés archaïques, depuislongtemps disparues et, aujourd'huiencore, parmi les cultures dites primitives,en voie de disparition, çà et là sous la cein¬ture équatoriale de la Terre. Les restesqu'en repèrent les ethnologues n'ont plusguère pour nous que valeur de témoi¬gnages, certes émouvants mais partiels etproblématiques. L'oralité mixte et l'oralité

Chez les anciens Egyptiens, l'écriture,d'origine divine, était le métier sacréd'une caste privilégiée, les scribes. Ci-dessous à gauche, le Scribe assis, dumusée du Louvre, statue égyptienne encalcaire peint de l'Ancien Empire (V'dynastie, v.2494-v.2345 av. J.-C). Pas¬teurs nomades africains, les Touaregsutilisent couramment une écriture tradi¬

tionnelle, le tifinagh. Mais leur histoire etleur littérature demeurent de tradition

orale. Véritable gardienne de la mémoirede son peuple, ci-dessous à droite, cettejoueuse touarègue d' imzad (violon mono¬corde) d'Algérie célèbre les hauts faitsdes ancêtres.

seconde se démultiplient en autant denuances une infinité qu'il peut y avoirde degrés, selon la diversité des sociétéset des niveaux de culture, dans la diffusion

et l'usage de l'écrit. Quant à l'oralitémédiatisée, elle coexiste aujourd'hui avecla troisième ou la deuxième des autres,

voire, en quelques régions reculées, avecla première.

Idéalement, l'oralité primaire définit unecivilisation de la voix vive. Celle-ci y consti¬tue un dynamisme fondateur, revêtu d'unefonction, créatrice et préservatrice à la foisde valeurs communes: plusieurs livres ontété publiés sur ce rôle de l'action vocale,en particulier dans les cultures tradition¬nelles africaines; mais le fait est universel.Les formes poétiques produites sous cerégime se distinguent de la poésie écriteen ce qu'elles n'offrent, ni à leur publicni aux historiens, de documents mani¬pulates, aptes à s'inscrire en nomencla¬tures et en catégories closes. Lorsqu'unethnologue procède à un enregistrement,avec ou sans intention de le publier enlivre, le fait même de cette fixation modifieen quelque façon la nature de ce qui estenregistré, comme la photographie le faitd'un visage vivant.

Alors même que, dans une société, serépand l'écriture, l'oralité primitive y sub¬siste' et peut continuer à y évoluer long¬temps encore selon ses lois propres :l'Afrique, de nouveau, en offre un belexemple, qui au cours de son histoire fitdeux fois au moins cette expérience, avecl'islamisation et l'introduction de l'alpha¬bet arabe en milieux lettrés à partir du 10esiècle, puis avec la colonisation au 19e. Plusgénéralement, de nos jours, dans unecommunauté où voisinent une languenationale pourvue d'écriture et des langues

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« De tout temps, la cloison qui sembleséparer poésie orale et poésie littéraire-écrite fut poreuse (...) On citerait sanspeine d'innombrables récits, poèmes,chansons composés par écrit (...) maisqui passèrent dans la tradition orale etparfois s'y perpétuèrent au point que l'onperdit de vue leur origine. » Poème natio¬nal argentin et classique de la littératurehispano-américaine, publié en 1872, Mar¬tin Fierro de José Hernandez (1834-1886)est le chef-d'nuvre de la littérature gau¬cho. Cette ouvre écrite, à la fois savante

et populaire d'inspiration, est entrée trèstôt dans le répertoire des payadores,chanteurs ambulants du Rio de la Plata,

qui improvisent des poèmes en s'accom-pagnant de la guitare. Ci-contre, le gau¬cho Martín Fierro, dessin du peintreargentin contemporain Juan Carlos Cas-tagnino.

« Certaines cultures (...) Ignorèrent l'écri¬ture. C'est ce qu'on dit. Mais sans doutefurent-elles moins nombreuses qu'il nesemble, car qu'est-ce que l'écriture ?Marques symboliques, masques,tatouages, emblèmes sociaux divers : enest-ce ou non ? Le catalogue resteouvert. » Ci-dessous, peinture symbo¬lique sur écorce de l'aborigène australienDjulwarak, plus connu sous le nom deDaodl, racontant comment le feu futallumé par l'homme-lézard et l'homme-crocodile, puis volé par celui-ci (voir leCourrier de l'Unesco de janvier 1980, « Letemps des rêves »).

locales ou dialectes restés ou redevenus

oraux, des tensions souvent se dessinent

entre d'une part une littérature nationaleécrite, une poésie orale plus ou moinspatoisante, et d'autre part les efforts, liésà quelque mouvement régionaliste, pourcréer une variété littéraire (donc écrite)de l'idiome local. En France, l'exemple del'occitan témoigne, depuis un siècle etdemi, de l'étendue des implications de toutordre propres à une telle évolution; mais,de façon plus dramatique, de vastes régionsd'Afrique, d'Asie et même d'Amériqueconnaissent aujourd'hui cette situation.

Aussi bien, la mise par écrit de contesou poèmes (ou même de genres poétiquescomme tels) jusqu'alors de tradition orale,ne met pas nécessairement fin à celle-ci.Un dédoublement peut se produire :désormais on possède un texte (ou unmodèle textuel) de référence, apte àengendrer une littérature écrite; et, paral¬lèlement, la série des versions orales quicontinuent à se succéder dans le temps etl'espace. L'histoire des cultures euro¬péennes offre (depuis, sans doute, la Grèceantique) de nombreuses illustrations de ceprocès. Lorsque, en 1835, Elias Lönnrotpublia le Kalevala, la tradition orale s'enpoursuivit tant et si bien qu'un secondKalevala, quinze ans plus tard, doubla levolume du premier ! Les bylines russes,les ballades anglo-écossaises, le Roman¬cero espagnol, le Heiké japonais, ont d'unemanière ou d'une autre, passé par là. Lecycle africain de Chaka présente un casmoderne remarquable. Chaka, fondateurde l'empire zoulou au début du 19e siècle,devint le héros de chants épiques dont latradition orale se poursuit jusqu'aujour¬d'hui; mais, dès 1925, en fut tiré un roman

dont sortit une tradition littéraire pana¬fricaine à laquelle nous devons plusieurs

importantes, en anglais, en fran¬çais, voire en vernaculaire, issues desrégions les plus diverses, de la Républiquesud-africaine à la Zambie, au Congo, à laGuinée, au Sénégal, au Mali.

Chemin faisant, il arrive que les poètesoraux subissent l'influence de certains pro¬cédés stylistiques pu tendances théma¬tiques appartenant à la tradition écrite. Ceséchanges sont de nos jours la règle; mais,de tout temps, la cloison qui semble sépa¬rer poésie orale et poésie littéraire écritefut poreuse, au point de souvent ne rienséparer. On citerait sans peine d'innom¬brables récits, poèmes, chansons composéspar écrit et appuyés sur une solide traditionlittéraire, mais qui, en vertu d'une inten¬tion de leurs auteurs ou de quelque hasardhistorique, passèrent dans la tradition oraleet parfois s'y perpétuèrent au point que ,l'on perdit de vue leur origine. Tel fut lecas de la plupart des chansons dites « popu¬laires » ou folkloriques en Europe et enAmérique. Inversement, on le sait, cer¬tains de nos plus grands écrivains à traversle monde entier se sont branchés sur une

tradition « populaire » orale d'où leur arttira une partie de sa sève. Lorsque l'ouvreainsi produite appartient au passé, ellecomporte parfois, de ce fait, une ambiguïtéqu'historiens et poéticiens ont bien du malà résoudre: ainsi, pour citer des textesillustres, le Dit russe du prince Igor, oule Chant allemand des Nibelungen... et,sans doute, la plus grande partie de notre« littérature » médiévale.

Ces interférences, lors même qu'ellesparaissent inextricables, laissent néan¬moins subsister une différence essentielle

et qui, elle, demeure irréductible. Tel texteest destiné à la consommation visuelle (enprincipe solitaire et silencieuse) par lec¬ture; tel autre l'est à l'audition (donc à laperception d'effets sonores et, par là, enprincipe offert à une certaine consom¬mation collective). Le premier se présentecomme un objet, feuille de papier, livre;le second, comme une action vocale. Si

l'on situe et il me semble qu'on le doità l'instant de la communication.de

l' son achèvement, sa perfectionpropre, révélatrice de sa nature la plusintime et du dessein initial (peut-être mal

conscient, mais déterminant) de sonauteur, alors, selon que le texte est lu ouperformé, nous sommes en présence dedeux èuvres totalement différentes; et celareste vrai si un même texte est objet à lafois de lecture et de performance: il éclateen deux nuvres auxquelles ne reste encommun que la forme des mots. La Divinecomédie, ouvrage destiné à la lecture, avaitpassé, un demi-siècle après la mort deDante, sur les lèvres du petit peuple deFlorence, qui en chantait des terzine dansles rues de la ville : était-ce la même

« cuvre » ? Evidemment, non.

L'écriture en effet comporte des valeurspropres, auxquelles du reste la critiqueeuropéenne et américaine a consacrédepuis vingt ans le plus vif de ses réflexions.Mais la voix pose et promeut d'autresvaleurs, qui en performance s'intègrent ausens du texte transmis, l'enrichissent et letransforment, au point parfois de lui fairesignifier ce qu'il ne dit pas. La voix, eneffet, déborde la parole. On ne saurait laréduire à sa fonction de porteuse de lan¬gage : le langage, elle ne le porte pas, iltransite en elle, dont l'existence physiques'impose à nous avec la force qu'a le chocd'un objet matériel. La voix est une chose:on en décrit les qualités mesurables, ton,timbre, ampleur, hauteur, registre. A cha¬cune de ces qualités la plupart des civi¬lisations ont attaché une valeur symboliqueet, dans la pratique ordinaire des relationsinterpersonnelles, on juge un être à sa voixet (parfois, avec mauvaise conscience)nous appliquons ce jugement à la valeurde ce qu'il prononce. ^

« Comme l'écriture n'était pas alors enusage dans certaines régions de l'Afrique,il fallut confier à un groupe social le soinde raconter l'Histoire, et de jouer ainsi lerôle de mémoire du peuple africain. Pourvéhiculer cette histoire, il fallut lui trouverun support musical. Il revint donc à lacommunauté des griots, caste des musi¬ciens, de transmettre l'histoire oralement

(...) Ces derniers sont comédiens, poètes,danseurs, mimes, et font intervenir tousces arts dans leurs représentations. »Ainsi s'exprime le griot sénégalaisLamine Konte dans un récent entretien

avec le journaliste et musicologue fran¬çais Marc Kerjean. Ci-dessus, le Kama-blon, maison sacrée de Kangaba (Mali).Sa toiture est refaite tous les sept ans.C'est l'occasion d'un grand rassemble¬ment pour entendre des griots raconterla genèse du Mali et évoquer la figure dusouverain Soundiata Keita, véritablehéros d'épopée. L'Unesco concourt acti¬vement à la préservation du patrimoinenon physique, objectif inclus dans un deses grands programmes. Au Mali, notam¬ment, a été lancé un projet pilote qui viseà redynamiser le savoir oral traditionnelafin d'en faire un outil de développementau service des communautés dont il est

l'expression.

Souverain dû Cayor (dans l'actuel Séné¬gal), Lat Dior (1842-1886) lutta jusqu'à lamort contre la conquête coloniale. Cehéros chanté par la tradition orale estentré dans la mémoire écrite de l'histoire

africaine. Ci-contre, timbre sénégalais àson effigie.

t- S'agissant de poésie orale, ces enchaî¬nements déterminent, chez moi qui écoute,la perception esthétique. Mais, plusencore : nul doute que la voix ne constitue,dans l'inconscient humain, une formearchétypale, image primordiale et créa¬trice, énergie et configuration de traits quiprédisposent chacun de nous à telles expé¬riences, tels sentiments, telles pensées. Enperformance, l'audition réactive en nous,plus ou moins confusément mais parfoisavec une extrême violence (on l'a vu danscertains festivals de rock), cette énergie.

« Le retour en force de la voix déborde

la technologie des media ; à travers ceux-ci (...) ce à quoi nous assistons, c'est àune résurgence des énergies vocales del'humanité, au sortird'une ère où l'opinionpublique les avait dévalorisées. » Ci-des¬sous, promeneur équipé d'un « bala¬deur» ou walkman, appareil d'écoute decassettes portatif.

Un corps est là, qui me parle, représentépar la voix qui émane de lui. Grâce à lavoix, la parole devient exhibition et don,virtuellement érotisé, agression aussi,volonté de conquête de l'autre, qui dansle plaisir d'entendre s'y soumet. A lalimite, la signification des paroles n'im¬porterait plus : la voix seule, par la maîtrisede soi qu'elle manifeste, suffit à séduire...comme les Anciens nous l'enseignèrent parle mythe des Sirènes.

Tout cela du moins était vrai hier. Qu'en

est-il en 1985 ? Des traces nombreuses,

certes; chez beaucoup d'entre nous unenostalgie et, chez d'autres, la volonté deredécouvrir, en mettant au défi l'écriture

toujours régnante, des valeurs peut-êtreperdues. On connaît le mouvement qui,depuis le début de notre siècle, poussecertains poètes à tenter de réaliser ver¬balement leur poésie. Pourtant, en fait,c'est principalement aujourd'hui sous sesformes médiatisées que nous parvient lavoix poétique. Il en résulte une ambiguïté.

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***-,*.

L'audition demeure (à l'écoute d'undisque, de la radio, au spectacle de télé¬vision) l'instant créateur de 1'« fuvre ».Mais le medium s'est déplacé et occupeun espace décalé par rapport, à la fois,à l'écriture et à la voix vive. Les media

électroniques en effet sont comparables àl'écriture par trois de leurs traits :

ils abolissent la présence du porteur devoix;

ils sortent du pur présent de la per¬formance, puisque le message vocal qu'ilstransmettent est indéfiniment réitérable de

façon identique;par suite des manipulations que per¬

mettent nos systèmes d'enregistrement lesplus sophistiqués, ils tendent à effacer lesréférences spatiales de la voix vive, etrecomposent artificiellement le milieu oùelle se déploie.

En revanche, ces mêmes media diffèrentde l'écriture par un autre trait, capital :ce qu'ils transmettent est perçu parl'oreille, donc ne peut être lu (je laisse encela de côté l'image télévisuelle ou fil¬mique), c'est-à-dire déchiffré commesignes codés du langage. On comprendainsi une opinion assez généralementrépandue depuis peu d'années, et selonlaquelle le triomphe des media représen¬terait une sorte de revanche de la voix,

après des siècles de répression sous ladomination de l'écriture. Certes, mais ceretour en force de la voix déborde la tech¬

nologie des media : à travers ceux-ci, eten vertu peut-être de la fausse représen¬tation que s'en font la plupart de noscontemporains, ce à quoi nous assistons,c'est à une résurgence des énergies vocalesde l'humanité, au sortir d'une ère où l'opi¬nion publique les avait dévalorisées. Lessignes de cette résurgence se rencontrentde toutes parts, et l'on invoquerait aussibien le dédain de beaucoup de jeunes pourla lecture que le regain universel, durantles années 50, 60, 70, de l'art de la chanson.

Que penser de tout cela dans le longterme ? De toute manière, ce qui avec lesmedia est définitivement perdu, c'est lacorporéité, le poids, la chaleur, le volumeréel du corps dont la voix n'est que l'ex¬pansion. D'où, chez celui à qui le mediums'adresse (et peut-être chez celui mêmedont la voix est ainsi transmise), une alié¬nation particulière, une dés-incarnationdont probablement il ne se rend compteque de manière très confuse, mais qui nepeut pas ne point s'inscrire quelque partdans l'inconscient. On se demande à

quelles explosions intérieures ce refoule¬ment conduit d'ores et déjà, à notre insu.Nécessairement, me semble-t-il, la voixvive éprouve un besoin vital de reprendrela parole, selon une expression à laquelleil convient de rendre toute sa force. Et

cela, sans doute, constitue la plus sûre pro¬messe de survie et de renouveau pour lestraditions, aujourd'hui si menacées, de lavoix poétique vivante.

PAUL ZUMTHOR, né à Genève (Suisse), vitactuellement à Montréal (Canada). Spécialisteréputé des littératures médiévales, il seconsacre depuis plusieurs années à l'étude dela poésie orale dans le monde contemporain.Il est l'auteur de nombreux ouvrages, dont Essaide poétique médiévale (1972) et Introductionà la poésie orale (1983).

La genèse de l'épopée finlandaise

Le Kalevalapar Lauri Honko

L% ORIGINE des épopées issues dela poésie populaire s'entouregénéralement d'un épais mys¬

tère et nous nous perdons en conjecturessur la genèse de textes aussi célèbres quele Mahabharata, les poèmes homériques,l'Enéide, Beowulf, le chant des Nibelun¬gen ou l'Edda. Le Kalevala, épopée natio¬nale finlandaise dont la première publi¬cation remonte à 1835, constitue à cetégard une intéressante exception.

Nous savons en effet que le Kalevala( nom qui désigne le pays mythique où sedéroule l'épopée ) a été compilé et publiépar Elias Lönnrot (1802 - 1884 ), un méde¬cin qui après avoir exercé pendant unevingtaine d'années à Kajaani, dans le nord-est de la Finlande, devint professeur delangue et de littérature finnoises à l'Uni¬versité d'Helsinki.

Nous connaissons pour chaque ligne,pour chaque mot, les sources de ce recueilde poèmes traditionnels que Lönnrot arassemblés au cours de ses onze voyagesdans les provinces orientales et septen¬trionales entre 1828 et 1844, ainsi que despoèmes recueillis par des dizaines d'autrescollecteurs qui furent ajoutés à la secondeédition, définitive, de 1849.

Nous connaissons même les méthodes

de travail de Lönnrot : son travail de

compilation est illuminé par ses récits devoyages et ses articles, mais aussi par ladémarche qu'il suivait pour le traitementde la matière poétique brute et par les cinqrefontes successives du texte qui ont aboutià la version définitive. La lecture des

poèmes originaux, recueillis, et publiésentre 1908 et 1948 dans les 33 volumes de

la Suomen Kansan vanhat runot (Ancienspoèmes du peuple finnois), et de multiplesautres sources d'information, nous per¬mettent de suivre pas à pas la démarchede Lönnrot. C'est un peu comme si l'auteurétait assis à son bureau et que nous regar¬dions par-dessus son épaule.

La genèse du Kalevala remonte en faitau 18e siècle, lorsque Henrik Gabriel Por-than, professeur à l'Académie de Turku,commence à publier son ouvrage sur lapoésie finnoise (Dissertatio de poesi fen-nica, 1766-1778), qui accordait pour la pre¬mière fois à la poésie folklorique transmiseoralement une importance plus grande quetoute la « littérature » finnoise antérieure,composée essentiellement d'ouvrages decaractère religieux ou économique.

Autre événement majeur, le traité d'Ha-mina (1809) qui marque la rupture des lienssept fois centenaires avec la Suède et faitde la Finlande un grand duché autonomeau sein de l'Empire russe. Le processustrès avancé d'assimilation à la Suède était

ainsi rompu, une ouverture s'amorçait versles tribus finno-ougriennes d'Europe orien¬tale et la constitution de la première diètedonnait aux Finlandais une image de leurpays autre que celle d'un simple agrégat

de provinces tiraillées entre la Suède etla Russie.

Il en résulta une crise d'identité pourla minorité instruite de langue suédoise quidut choisir entre la russification ou l'adop¬tion de la langue et de la culture « sous-développée » de la majorité de la popu¬lation. Les élites choisirent la deuxième

solution, malgré les énormes difficultésqu'impliquaient cette rupture linguistiqueet la construction d'une identité nouvelle.

Il fallut en effet arracher la langue finnoiseà son état de corruption pour en faire unelangue de culture, la doter d'une littérature

et rassembler les matériaux d'une nouvelle

histoire nationale finlandaise.

A l'automne de 1822, trois étudiantss'inscrivirent à l'Académie de Turku : J. V.

Snellman, J.L. Runeberg et Elias Lönnrot.Qui aurait pu dire à l'époque que le pre¬mier deviendrait le théoricien du natio¬

nalisme finlandais, le second le plus grandpoète finlandais de langue suédoise et letroisième le compilateur de l'épopée natio¬nale finlandaise ?

Dans ce trio, Elias Lönnrot faisait un

peu piètre figure. Ce fils d'un humble tail¬leur n'avait dû qu'à ses talents de pour-

Ceffe caricature de 1847 représente EliasLönnrot, l'auteur-compilateur du Kale¬vala, parcourant inlassablement le payspour recueillir les antiques chansons deson peuple.

// n'existe pas de portrait connu desgrands bardes dont Lönnrot recueillait lespoèmes. Ce n'est qu'à partir de 1890 queles photographes et les artistes entre¬prirent de retracer ses itinéraires et devisiter les régions qu'il avait parcourues.En 1894, I.K. Inka, le pionnier de la pho¬tographie en Finlande, fit un voyage dansle nord-est de la Carélie et en rapportade merveilleux portraits et paysages. Surla photo, Inka (à droite) et son compagnonde voyage K.F. Karjalainen ( à gauche),entourés de paysannes de la région aucours d'une halte au bord du lac Kuit-

tijàrvi.

^ suivre des études que le manque de moyensmatériels avait souvent failli interrompre.Son enthousiasme l'incitait à entreprendredes tâches dont l'ampleur aurait découragétout autre que lui et sa modestie lui valaitd'être également apprécié des érudits etdes gens ordinaires. Son expérience per¬sonnelle, son origine sociale et sa for¬mation de médecin contribuaient à lui don¬

ner une connaissance profonde et intuitivedes conditions de vie des couches popu¬laires, tout en l'aidant à supporter lesfatigues d'une existence itinérante.

Ayant contracté la passion de la poésiefolklorique en suivant les cours de Rein-hold von Becker, son professeur de finnoisà l'Académie de Turku, Lönnrot entrepritses premières expéditions de collecte en1828, d'abord en Carélie finlandaise, puisau-delà de la frontière russe, là où le dia¬lecte carélien se rapprochait le plus dufinnois.

Que trouvait-il au cours de ses expé¬ditions ? Des poèmes, des rhapsodes etl'environnement vivant dans lequel cespoèmes étaient chantés, formant un inter¬lude après le labeur quotidien ou marquantl'apogée des cérémonies. Les variantesconsignées dans les carnets de note descollecteurs devenaient ainsi pour lui un flotvivant de poésies recueillies sur les lèvresmêmes de dizaines, et plus tard de cen¬taines de chanteurs. Bref, Lönnrot vivait

dans un monde où la poésie épique étaitvivante, et son esprit n'assimilait pas seu¬lement le texte des poèmes, mais aussi lalangue versifiée, très riche et rigoureu¬sement codifiée, qui constituait l'humusdans lequel ils s'épanouissaient. Si Lönnrotn'avait pas acquis une maîtrise aussi totalede cette langue, la genèse particulière duKalevala n'aurait pas été possible.

Les 2 000 variantes de poèmes collectéespar Lönnrot représentent au total quelque40 000 vers chantés dans l'ancienne pro¬sodie finnoise. Cela ne représente d'ail¬leurs qu'une partie des textes qu'il avaitréunis, puisqu'il avait également recueillides fables, des devinettes, des proverbes,en somme un matériel ethnographique etsurtout linguistique considérable.

Les expéditions de Lönnrot étaient rela¬tivement courtes : quelques semaines ouquelques mois tout au plus, pendant les¬quels il passait le plus clair de son tempsà se déplacer d'un point à un autre. Il nesemble pas en effet s'être jamais arrêté trèslongtemps quelque part, ni avoir enregistréintégralement le répertoire de tel ou telinterprète renommé. Rien ne permet depenser que Lönnrot se soit vraiment inté¬ressé au contexte dans lequel les poèmesétaient interprétés ou à la condition deschanteurs de runes, dont il n'a presquejamais noté les noms, preuve qu'il existaitun fossé culturel considérable entre eux

et lui.

Ce refus de s' identifier à une région ouà une collectivité particulières est compré¬hensible dans la mesure où Lönnrot ne

s'intéressait au folklore moderne que poury retrouver les traces de ce qui le pas¬sionnait vraiment : l'ancienne société fin¬

noise; et il a aussi joué un rôle essentiel,en lui permettant de recréer en touteliberté un univers poétique entièrementfidèle à sa propre conception de la tra¬dition, au lieu de se plier à celles de telou tel interprète ou groupe d'interprètes.

Selon nos critères actuels, les méthodes

de Lönnrot pécheraient par manque derigueur scientifique;- pourtant, il sembleavoir inconsciemment compris qu'il lui fal

lait du temps pour assimiler les matériauxqu'il avait assemblés. Avec les principauxinterprètes qu'il a rencontrés, Lönnrot aconservé presque jusqu'au bout, tout dumoins jusqu'à la publication de la premièreédition du Kalevala, l'attitude d'unapprenti devant ses maîtres.

Du point de vue des études comparéessur les littératures épiques, le problèmede l'authenticité du Kalevala est très inté¬

ressant. Dans quelle mesure le texte repro¬duit-il fidèlement les poèmes populairespréservés par la tradition orale, autrementdit quel est le degré d'authenticité de cetteépopée du folklore? Que recherchait aujuste Lönnrot en compilant le Kalevala,et dans quelle mesure a-t-il atteint sonobjectif avec le matériel poétique à sa dis¬position ?

Les chanteurs traditionnels qui tentaient,d'harmoniser les récits concernant le per¬sonnage de Väinämöinen, par exemple,ont bien réussi à créer quelques cyclesépiques que l'on pourrait qualifier d'épo-pées populaires, mais qui ne dépassent pasle millier de vers. Rien ne permet d'af¬firmer que la situation ait pu être différentequelques siècles auparavant et que ^Jespoèmes aient été intégrés à l'origine dansdes ensembles plus vastes. Aussi, la formeet la structure du Kalevala représentent-ils la solution, propre à Lönnrot, du pro¬blème qui a dû le préoccuper au cours deson travail de compilation: celui de l'ordrechronologique des événements évoquésdans les poèmes narratifs. Son interpré¬tation est moins une de recons¬

truction que de mise en forme d'élémentsépars.

L'étude du matériau prosodique révèleque la part d'invention propre à Lönnrotest très faible; selon certains, elle ne dépas¬serait pas 3%. Lönnrot s'est donc contentéd'assembler les vers que lui-rnême etd'autres collecteurs avaient recueillis; si

l'on se base sur l'authenticité de chaquevers, le Kalevala apparaît ainsi comme unevéritable épopée populaire.

Qu'en est-il des 97% restants ? Pro¬

viennent-ils directement des poèmes ori¬ginaux ? Dans près de la moitié des cas,Lönnrot n'a pas hésité à modifier l'ortho¬graphe, la langue ou la métrique des vers.Dès le début de son travail, il avait comprisen effet que les ruptures de ton duesnotamment aux différentes formes dialec¬

tales devaient être harmonisées au maxi¬

mum pour ne pas trop rebuter un publicqui, dans son esprit, ne se réduisait pasà une poignée d'érudits, mais s'étendaità l'ensemble de la nation. Par ailleurs, 14%

des vers du Kalevala, qui n'ont pas d'équi¬valent littéral dans les poèmes, ont étéreconstruits à partir de différentesvariantes par Lönnrot. Enfin, le nombredes vers transcrits fidèlement à partir despoèmes originaux représente environ untiers de l'ouvrage.

Ces chiffres montrent que Lönnrot n'ajamais cherché à exprimer sa propre per¬sonnalité poétique. Les libertés qu'il aprises sont d'un autre ordre. En raison desméthodes de travail qu'il avait choisies, leKalevala reproduit rarement dans leurintégralité les plus longues séquences despoèmes originaux. Autrement dit, lecontexte de la plupart des vers a été modi¬fié, ce qui n'entraîne pas nécessairementune perte d'authenticité. Simplement, la

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présentation est différente de celle que l'ontrouve dans la tradition orale. Cela signifieaussi qu'il est pratiquement impossible desituer géographiquement tel ou tel poème,étant donné que le texte définitif entremêledes vers provenant de versions recueilliesdans différentes régions. Cette techniquefait du Kalevala une épopée vraimentnationale et non pas régionale. Il est dif¬ficile de savoir si cela répondait à unevolonté délibérée de la part de Lönnrot,car en prenant ces libertés, il a surtout

cherché à structurer les divers épisodesnarratifs du poème.

Ce faisant, Lönnrot n'a pas pris au fondplus de libertés avec les textes que les chan¬teurs traditionnels, qui n'hésitaient pasapparemment à donner du même poèmedes versions différentes selon l'occasion.

Toutefois, il est évident que donner unestructure cohérente à une ruvre comme

le Kalevala pose des problèmes beaucoupplus difficiles que la simple interpétationdes poèmes. Pour les résoudre, Lönnrotest parti d'un point de vue qu'il partageaitavec nombre d'érudits de son époque, àsavoir que les événements décrits dans lespoèmes traditionnels étaient inscrits de

façon naturelle dans l'existence quoti¬dienne des anciens Finnois.

Lönnrot souhaitait également donner uncadre géographique à son épopée. Il choisitpour cela la région située au sud de la merBlanche, où certains de ses contemporainssituaient le berceau de la race finnoise. Du

point de vue chronologique, cela voulaitdire que les textes étaient vieux de plusd'un millénaire. Cette conception pseudo¬scientifique de l'antiquité du poème a entous cas permis à Lönnrot de reconstituerde l'intérieur le monde du Kalevala beau-

Le pays des hérosLE Kalevala est une monumentale anthologie de la tradition

poétique populaire finnoise dont la version définitivecomprend 22 795 vers en 50 poèmes, qui furent patiemment

recueillis entre 1828 et 1849 par Elias Lönnrot des lèvres desbardes populaires de la Carélie, région écartée du nord de laFinlande où les antiques chansons du peuple finnois avaientconservé toute leur richesse et leur pureté.

La vieille poésie finnoise ignore la rime, mais exige l'allitérationet surtout le parallélisme : chaque pensée doit être répétée entermes différents dans deux ou plusieurs vers consécutifs. Cesprocédés de style, que l'on retrouve souvent dans la traditionorale, contribuent à donner au Kalevala une sorte de fluidité

envoûtante, comme en témoigne cet extrait du premier chantde l'épopée, qui s'ouvre sur une description des chanteurs popu¬laires, lesquels avaient coutume de réciter leurs poèmes assis faceà face, se tenant les mains et se balançant lentement d'avant enarrière :

Frère aimé, compagnon chéri,Beau camarade de jeunesse,Viens vite chanter avec moi,Approche-toi pour réciter,Puisque nous voilà réunis, (...)Approche ta main de ma main,Glisse tes doigts entre mes doigtsPour entonner nos plus beaux chants,Pour réciter nos meilleurs contes.

Viennent ensuite le récit de la création du monde et la pré¬sentation des héros, dont les exploits et les passions constituentla trame de l'épopée. Ce sont les fils du Kalevala, le « pays deshéros », contrée mythique et berceau du peuple finnois. Ces per¬sonnages aux pouvoirs surnaturels, réminiscences d'anciennesdivinités païennes, luttent pour la conquête d'un objet magique,le Sampo. Couvercle ou moulin aux propriétés merveilleuses, leSampo est destiné à Louhi, la maîtresse de Pohjola, froide contréenordique, terre des magiciens et de l'obscurité. C'est là que se

Väinäimöinen, un vieux barde dont la sagesse est sourcede force et qui se sert de la puissance du Verbe pour charmer

les éléments, Lemminkäinen, vaillant guerrier et séducteurvolage, et le dynamique et entreprenant forgeron Ilmarinen, toustrois prétendants de la très belle fille de Louhi.

Dans cet extrait, Louhi, la maîtresse de Pohjola, après avoirrecueilli Ilmarinen dans son logis, lui dit :

« O forgeron Ilmarinen,Puissant marteleur éternel,

Sauras-tu forger un Sampo, (...)Ma fille sera ton salaire,La récompense de tes peines. »Le forgeron IlmarinenRépondit de cette façon :« Je saurai forger un Sampo,Façonner le couvercle ornéAvec une plume de cygneLe lait d'une vache brehaigneUn petit grain d'un épi d'orge,Quelques poils d'une peau d'agneau,Car jadis j'ai forgé le ciel,Battu le couvercle de l'air

Sans avoir la moindre matière,Pas le plus petit bout de fil. »

Ilmarinen fabrique donc le Sampo et épouse la « vierge dePohjola ». Mais après la mort de sa femme, le Sampo, devenul'enjeu d'une lutte féroce entre les peuples du Kalevala et dePohjola, est brisé au cours d'une furieuse bataille en mer. Sesdébris apportent prospérité et bonheur au Kalevala, que son chef,Väinämöinen, doit toutefois défendre contre les sortilèges ven¬geurs de la maîtresse de Pohjola. Entre ces grandes fresques,il y a place pour maints épisodes mythologiques ou folkloriques,comme le rapt du soleil, de la lune et du feu, ainsi que pourd'autres intrigues parallèles aux personnages' tout aussi vivantset attachants, comme l'infortuné Kullervo, condamné par la ven¬geance et la haine à une vie d'esclavage. Dans le chant final,Väinämöinen s'efface devant un héros messianique miraculeu¬sement conçu par une vierge et s'en va, laissant aux Finnois lekantélé, sa « belle cithare ».

Cette médaille en bronze, de l'ar¬tiste finlandais Pekka Pitkänen, a été frap¬pée cette année à l'initiative du Comitéjubilaire du 150e anniversaire du Kalevala.Elle est décernée aux personnes qui ontcontribué à mieux faire connaître la

culture finlandaise. Sur l'une de ses faces

sont figurées une mâchoire et les dentsd'un brochet, allusion directe à l'épopée.C'est avec cet os de poisson, en effet,que Väinämöien, le personnage centraldu Kalevala, façonne le premier Kantélé,sorte de cithare qui est l'instrument natio¬nal de la poésie lyrique finnoise.

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t- coup plus profondément qu'on n'aurait pul'imaginer. Il était à la fois l'érudit soucieuxde ne rien négliger pour faire la lumièresur le passé de la Finlande et le poète quiempruntait les mots du folklore pour lefaire revivre, en prenant à témoin les chan¬teurs populaires, héritiers directs de la tra¬dition. Pour lui, les temps immémoriauxdu Kalevala appartenaient à l'histoire.

Dans ces conditions, on conçoit queLönnrot ait cru voir dans le Kalevala une

source d'information scientifique digne defoi sur le mode de vie des sociétés

archaïques. Cela prouve qu'il sous-estimaitl'importance de sa propre contribution etsurestimait la valeur historique et eth¬nographique de ses sources.

Aucun poète n'oserait annoncer àl'avance qu'il va écrire l'épopée nationalede son peuple. C'est au public qu'il appar¬tient d'en décider. Toutefois, l'enthou¬

siasme que suscita le Kalevala fut tel quecertains n'hésitèrent pas à qualifier l'ou¬vrage d'épopée nationale avant même qu'ilne fût disponible en librairie. En l'occur¬rence, personne n'eut à regretter d'avoirparlé trop vite, car le Kalevala ne tardapas à être considéré, tant en Finlande qu'à¡'étranger, comme un chef-d'nuvre de lalittérature finlandaise et universelle. Ceux

qui s'efforçaient au même moment de fon¬der la toute jeune identité nationale fin¬landaise puisèrent une nouvelle foi enl'avenir à la lecture de cette épopée oùla nation retrouvait en même temps salittérature et son histoire.

Cet enthousiasme portait naturellementsur l'avenir plutôt que sur le passé. L'ou¬vrage fut traduit et commenté avant mêmed'avoir pu être étudié de manière appro¬fondie. De fait, point n'était besoin desavoir ce qu'il contenait, l'essentiel étaitde savoir qu'il existait.

Ce n'est que vers le milieu des années1870 que des recherches critiques sur lapoésie populaire furent entreprises; oncessa alors de considérer le Kalevala

comme une source documentaire et on

commença d'étudier les poèmes originauxdont il avait été tiré. L'étude du Kalevala

s'inscrivait désormais dans le cadre des

recherches sur la littérature finnoise et la

littérature épique en général.

En revanche, en tant que symbole del'identité nationale finlandaise, le Kalevala

appartient à l'histoire de la pensée occi¬dentale et de la culture universelle. La

nature mystérieuse du Sampo, objetmagique, enjeu de tous les affrontementset source de toutes les richesses, illustre

bien le message qu'Elias Lönnrot a voulutransmettre à ses compatriotes. Car cetobjet mythique est si bien métamorphosépar l'art du Kalevala qu'il y devient le sym¬bole du progrès culturel de toutel'humanité.

LAURI HONKO, de Finlande, est professeurde folklore et de religions comparées à l'Uni¬versité de Turku et directeur de l'Institut nor¬

dique de folklore. Il est également le présidentde la Société de littérature finnoise et de l'As¬

sociation internationale de recherche sur la nar¬

ration populaire. Il a consacré de nombreuxouvrages aux médecines et aux religions tra¬ditionnelles, à la poésie élégiaque et auxméthodes de recherche dans le domaine de

la tradition.

Le Kalevala

et l'art finnoispar Heikki Kirkinen

LE Kalevala vit le jour dans uneatmosphère de romantisme natio¬nal, exacerbé par les luttes auto¬

nomistes qui se déroulaient à l'époque enEurope. Au moment de sa publication, laFinlande était devenue un grand duché del'Empire russe. La langue officielle en étaitrestée le suédois, reliquat d'une domi¬nation de plus de six cents ans de la Suède,qui prit fin avec l'invasion de la Finlandepar les Russes en 1809. Le finnois, quin'était pas enseigné à l'école, était unelangue pratiquement inconnue des gensinstruits. Plus de 80% des 1,5 millions deFinlandais la parlaient, mais la littératurefinnoise se réduisait à quelques textes ethymnes religieux.

Au début, le Kalevala suscita beaucoupd'enthousiasme mais fut très peu lu. Il fal¬lut 12 années pour épuiser les 500 exem¬plaires de la première édition. S'il y eneut huit autres au 19e siècle, au 20e on en

publia plus de soixante, dont six en Unionsoviétique et quatre aux Etats-Unis.

La beauté poétique du Kalevala, les élé¬ments dramatiques qu'il contient et seshéros mythiques et pourtant populaires onttoujours été une source d'inspiration pourles artistes et les poètes.

Les thèmes qui ont eu la préférence desartistes sont la création du monde, les

manifestations des pouvoirs magiques dugrand sage Väinämöinen, la fabrication etle vol du Sampo, cet objet merveilleux quiapporte le bonheur, ainsi que les aven¬tures, la mort et la résurrection de Lem-

minkäinen, l'amant volage, et le sort tra¬gique de Kullervo, qui vécut dansl'esclavage.

Les premières picturales et sculp¬turales inspirées du Kalevala furent réa¬lisées au cours des années 1850 dans le styleromantique par des artistes suédois. R.W.Ekman peignit un portrait stylisé de Väi¬nämöinen et quelques scènes du Kalevala,et J. Takanen s'en inspira pour des sculp¬tures néo-classiques au lyrisme raffiné.Puis, sous l'influence des écoles italienneset françaises, les artistes finlandais évo¬luèrent du classicisme au réalisme. Jus¬

qu'aux années 1890, l'art du Kalevala, toutcomme la culture finnoise en général, cher¬cha ses propres formes d'expression.

Cette recherche était également mani¬feste dans la musique et la littérature. Ontrouvait déjà des thèmes tirés de la poésiepopulaire ou du Kalevala dans la pro¬duction littéraire en langue suédoise dudébut du 19e siècle, mais l'esprit kalévalienne devait véritablement imprégner la lit¬térature finlandaise que beaucoup plustard. 1869 fut l'année de la présentation

d'une pièce de théâtre, Prinsessan avCypern ( La Princesse de Chypre), oùl'antiquité grecque servait de toile de fondaux aventures des héros du Kalevala. L'ou¬

verture qui fut composée pour cette piècepar F. von Schantz est l'une des premièresauvres de musique orchestrale inspirée duKalevala.

Aleksis Kivi, qui allait devenir le plusgrand écrivain finnois, reçut un prix pre¬stigieux pour Kullervo, une pièce dethéâtre qui ne put être représentée qu'en1885, des critiques ayant exigé par confor¬misme que des changements y fussentapportés. La langue et la métrique du Kale¬vala marquèrent fortement l'iuvre poé¬tique de Kivi, par ailleurs prosateur réa¬liste. H.J. Erkko et de nombreux autres

poètes montrèrent une prédilection pourles thèmes du Kalevala, bien que dans l'en¬semble ceux-ci fussent momentanément

éclipsés par les questions d'ordre politiqueou linguistique du jour.

1885, l'année du cinquantenaire de lapublication du Kalevala, marqua un tour¬nant dans le développement culturel de laFinlande. Ce fut également l'année de lapublication de Suomalaisen Kirjallisvudenhistoria ( Histoire de la littérature finnoise)de J. Krohn, où le Kalevala occupait uneplace de choix.

Après une période de maturation, leKalevala et la tradition populaire qui lesous-tendaient devinrent, entre 1890 et1917, date de l'indépendance de la Fin¬lande, les principales sources de référencede la culture nationale. L'Europe et l'Amé¬rique découvrirent alors la culture finnoise,grâce notamment aux du peintreAkseli Gallen-Kallela (1865-1933), ducompositeur Jean Sibelius (1865-1957) etdu poète Eino Leino (1878-1926).

Gallen-Kallela, formé en France, futd'abord un peintre réaliste. Après unelongue lune de miel en Carélie, le berceaudes chants populaires traditionnels, il seforgea un nouveau style, introduisant deséléments décoratifs et symboliques ainsiqu'une sorte de rudesse monumentale dansla représentation réaliste de la nature etdes héros mythiques du Kalevala.

L'Exposition universelle qui se tint en1900 à Paris fut pour les Finnois l'occasionde faire connaître leur culture et leur

volonté d'indépendance. Gallen-Kallelaréalisa pour le pavillon finlandais quatrefresques inspirées du Kalevala, dont lecaractère monumental et le contenu idéo¬

logique firent sensation dans le mondeentier. La Finlande s'était donnée une

culture et la défendait, comme le Sampomerveilleux, contre la volonté de domi-

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Portrait d'un vieil aveugle jouant du kan¬télé, une sorte de cithare qui est l'ins¬trument de la poésie lyrique finnoise, prisen 1915 dans le village de Hanhiselkä, aunord du lac Ladoga.

nation de la Russie. Tel était aussi le mes¬

sage du poème symphonique de Sibelius,Finlandia, qui fut également exécuté àl'Exposition universelle.

Sibelius fit ses études en Europe cen¬trale, mais il s'était très tôt pris de passionpour l'atmosphère particulière du Kale¬vala. Il rendit visite au grand chanteur derune Larin Paraske, car il voulait savoir

comment étaient interprétés les poèmestraditionnels. Il fit également plusieursséjours en »Carélie. En 1892, il dirigea lapremière présentation publique de sa sym¬phonie Kullervo, dont le langage tonal bienparticulier montrait à quel point il étaitpénétré de l'esprit mythique du Kalevala,une impression que viennent confirmer sessuites Karelia et Lemminkäinen.

Originaire de la Carélie, Eino Leino futinspiré par le Kalevala dès son jeune âge.Dans les thèmes et le style de sa poésie,il cultive le néo-romantisme, le symbolismeet le culte des héros. L'un de ses premierspoèmes, Tarina suuresta tammesta (Leconte du grand chêne), est une allégoriede l'émergence de la nation finnoise, quisort de l'ombre d'une puissance étrangèrepour' s'épanouir dans la lumière.

Le Kalevala illumine également sonrecueil de poèmes Helkavirsia, publié en1903. Dans une adaptation raffinée de laprosodie traditionnelle, il fait des person¬nages mythiques de ses ballades les porte-paroles des tendances et des aspirationsde son époque. Ces poèmes exprimentl'amertume de la haine et de la vengeance,mais aussi la douceur de l'amour. Le

second volume, de ce recueil projette cesthèmes dans une vision humaniste, etmême cosmique, de la liberté de l'espritet des limites de la vie.

La Finlande conquit son indépendanceen 1917 à la faveur des bouleversements

de la révolution russe. Ce grand rêvedevenu réalité, une nouvelle phase de

reconstruction matérielle et culturelle

s'amorçait. Parmi les plus représentativesde cuvres des jeunes artistes de l'indé¬pendance inspirées des thèmes et de l'es¬prit du Kalevala, figurent les sculptures deW. Aaltonen, les illustrations de l'épopéedues à M. Visanti, la suite pour orchestreKalevala d' U. Klami et la compositionVäinämöinen soitto (Väinämöinen jouantdu kantélé) de L. Madejota. La célébrationdu centenaire du Kalevala, en 1935, vint

témoigner de l'extraordinaire rayonne¬ment de l'épopée nationale.

Après la Seconde Guerre mondiale, laFinlande perdit une partie de la Carélie,la patrie du Kalevala, et recueillit les popu¬lations qui en furent évacuées. Elle entre¬prit alors de mettre en place une sociétéindustrielle fondée sur les principes de ladémocratie. Les artistes commencèrent

d'expérimenter de nouveaux procédés destyle dans le traitement des thèmes duKalevala. U. Alanko peignit un portraitcubiste d'Aino et J. Sievanen un portraitabstrait de la mère de Lemminkäinen. T.

Sakki remporta un concours de sculptureavec une huvre au rythme sinueux évo¬quant la métrique du Kalevala.

En poésie, l'influence du Kalevala semanifesta d'abord sous la forme d'une

recherche tâtonnante des richesses de la

langue finnoise à travers de nouveauxmodes d'expression. Les thèmes du Kale¬vala furent juxtaposés à des thèmes

Salle de lecture des Archives du folklore,à Helsinki. Cette institution, spécialiséedans la collecte, l'étude et la publicationdu patrimoine oral, possède plus de3 millions de manuscrits et environ

10 000 heures d'enregistrementssonores. Ces archives appartiennent à laSociété de littérature finnoise, centre derecherche national extrêmement actif

fondé en 1831. De 1964 à 1972, elles ont

eu pour directeur le folkloriste finlandaisUrpo Vento.

La célèbre chanteuse Larin Paraske,connue sous le nom de Paraskeva Nikitin.

De son très riche répertoire de chants,quelque 32 000 vers ont été recueillis. Ceportrait fut fait en 1892.

contemporains et sa prosodie particulièreintroduite dans des, poèmes de facturemoderne, comme le rocailleux Betoni-myllari (La bétonnière) de L. Viita et lapoésie pleine de sensibilité féminine de S.Selja. M. Rossi écrivit une délicate ber¬ceuse dans le mètre du Kalevala et A.

Turtiainen s'en servit dans un poèmeempreint d'idéaux sociaux consacré auxouvriers de la métallurgie, Leivän sampo(Le Sampo donneur de pain).

La renaissance du Kalevala dans les arts

atteignit son apogée dans les deP. Haaviko. Son recueil Kaksikymmentàja yksi (Vingt et un, 1974) associe lamétrique du Kalevala aux structures duvers moderne pour décrire le voyage imma-ginaire d'un groupe de Finnois, qui se ren¬dent à Byzance en traversant la Russiepour voler la machine à fabriquer l'argentde l'Impératrice, le Sampo. Après s'êtreconsacré pendant quelques temps à dessujets contemporains, il écrivit Rauta-aika(L'âge du fer, 1982), analyse fouillée etpronfondément personnelle des principauxépisodes du Kalevala. Ceux-ci ont éga¬lement été représentés au théâtre et, dansle courant de 1985, à l'occasion du cent

cinquantième anniversaire du Kalevala,l'épopée sera intégralement mise en scèneen Carélie.

Dans l'ensemble, le Kalevala et la poésiepopulaire qui lui est apparentée ont connuun renouveau dans la vie culturelle fin¬

landaise. Les Finnois s'en sont inspirés,dans presque tous les domaines, pourexprimer leur propre tradition en un lan¬gage moderne.

HEIKKI KIRKINEN, de Finlande, est professeurd'histoire à l'Université de Joensuu. Il a pourdomaine de recherche l'histoire culturelle de la

Carélie et de la Russie. De 1971 à 1981, il aété recteur de l'Université de Joensuu et en

1984-1985 professeur associé à l'Université deParis, au Centre d'études finno-ougriennes.

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Remise au vice-roi de la Nouvelle-

Espagne de la Relation des cérémonies,des rites, du peuple et du gouvernementdes Indiens de la province de Michoacán.Le religieux espagnol anonyme qui en futle compilateur Indique dans le Prologue :« Ce sont les Anciens de cette Cité de

Michoacán qui présentent à Votre Sei¬gneurie cet écrit ou relation, et moi éga¬lement en leur nom, non point commeauteur, mais comme leur interprète. » Lesillustrations du présent article sont desfac-similés d'un manuscrit datant de 1541

conservé dans le palais de ¡'Escorial.

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Michoacán, en náhuatl : « lieu des poissons », désignait au16' siècle la ville indienne de Tzintzuntzan, capitale desPorhé-pecha. Cette civilisation de l'Amérique centrale aurait disparusans laisser de traces, s'il n'y avait eu la Relation de Michoa¬cán, véritable testament écrit en langue espagnole aux alen¬tours de 1540, où sont consignés l'histoire de ce peuple, sescroyances, sa foi, les noms de ses dieux et de ses héros. Ecrità la demande du vice-roi de la Nouvelle-Espagne par un scribe

inconnu, sous la dictée des derniers nobles porhépecha à laveille de la mort de leur civilisation, c'est un livre purementindien, dont la force orale et poétique fait l'égal des plusgrandes cuvres épiques de la littérature universelle. L'écrivainfrançais J.M.G. Le Clézio, qui a traduit etprésenté enfrançaisla Relation de Michoacán (Gallimard, 1984), évoque ci-aprèsce récit légendaire de la mémoire indienne.

La Relation de MichoacánLe testament d'un peuple par J.M.G. Le Clézio

LES grands récits historiques sontaussi des genèses : ils nous racon¬tent la création de la terre, son pre¬

mier peuplement et l'avènement des dieuxet de leurs créatures. Ils racontent cela avec

simplicité, comme si le monde n'était quece territoire lié à un peuple et qu'au-delàdes frontières étaient une autre vie, un

autre temps, irréel et dangereux commeles songes.

Il en est ainsi des premiers récits dupeuple iranien, de l'épopée du géant Gil-gamesh, ou de l'établissement du peupled'Israël ou encore des légendes grecquesou Scandinaves. L'histoire ne peutcommencer qu'avec ces textes sacrés, quilient aux mythes les plus anciens l'appa¬rition d'une nation, d'un langage, d'unereligion ou d'un gouvernement. Ce sontaussi des textes de la première créationdu monde puisqu'ils nous révèlentcomment furent nommés les lieux. En les

nommant, lès hommes arrachent au néantles montagnes, les fleuves, les sources, lesforêts et découvrent en eux les bases des

villes et des temples futurs. C'est cet acted'appropriation de la terre qui est la véri¬table source de l'histoire, inventant, parenchantement, l'instant où les hommes etles dieux se sont rencontrés.

La Relation de Michoacán est l'un de

ces textes rares tels les livres du Chilam

Balam des Mayas du Yucatán ou le PopolVuh des Mayas Quiche qui nous donneà connaître cette genèse. Texte où est arrê¬tée par la vertu de l'écriture occidentalela magie verbale du passé fabuleux dupeuple du Michoacán, quand, après dessiècies d'errance, au milieu des guerrestribales commença à apparaître la destinéed'une nation qui joua un rôle importantdans les civilisations de l'Amérique cen¬trale.

Pourtant l'écriture, ici, est secondaire.

Elle ne sert qu'à transmettre un messageà la postérité et donne à ce texte son carac¬tère étrange, presque onirique testa¬ment laissé par un peuple avant de mouriret dont nous ne pouvons comprendre quedes parcelles. L'écriture cette main ano¬nyme du 16e siècle," cahotique, redondante,et ces illustrations naïves où la symboliqueindienne se mêle à la tradition d'enlu¬

minure des moines de la Renaissance

est ici l'ultime moyen d'arrêter la fuite dutemps, de sauver une mémoire en trainde se perdre. L'écriture, c'est l'interven¬tion du copiste, la traduction peut-être de

textes écrits en langue porhé, cette compi¬lation d'un religieux inconnu qui a restituéen espagnol le message des derniers prêtresdu Michoacán, sous la dictée parfois deDon Pedro Cuinierengari, fils d'un peta-muti nom des prêtres historiens de lacour du Cazonci ou souverain et témoin

des derniers instants du règne des Porhé¬pecha.

C'est le caractère sacré de ce livre pro¬fondément indien qui nous trouble et nousémeut. Ce récit légendaire porté de géné¬ration en génération par les prêtres peta-muti est solennel et empreint de beautéoratoire, comme l'enseignement des col¬lèges religieux et militaires de MexicoTenochtitlán qui servirent à Bernardino deSahagún (1500-1590) pour écrire VHistoiregénérale des choses de la Nouvelle-Espagne. Mais l'on pense aussi aux épo¬pées encore vivantes aujourd'hui chez lespeuples ignorant l'écriture, Tule de SanBlas, Inuit du GrBnland, Dogon del'Afrique équatoriale ou Tiwi de l'Océanie.

L'un des plus puissants et plus har¬monieux de l'Amérique indienne, leroyaume des Porhépecha est tout entier

Le Cazonci, souverain des Porhépecha,siégeant sur son tfône devant l'assem¬blée des Uri, représentants des princi¬pales corporations du royaume (peintres,pêcheurs, chasseurs, etc.).

dévoué aux forces surnaturelles qui l'ontengendré et ne peut survivre à la chutede ses dieux. Dans cette société religieuseet hiérarchisée, seuls comptent les repré-sentants^du dieu du feu Curicaueri et dela déesse lunaire Xaratanga. Mais cette foiqui a fait la force des hommes aux premierstemps de la Conquête, lorsque les deuxfrères chichimèques Uapeani et Pauacum,les héros fondateurs, erraient avec leursguerriers à la recherche d'une terre pro¬mise et d'une fondation pour leurs dieux,cette foi qui animait aussi Tariacuri, lefondateur de l'empire, et ses neveux lors¬qu'ils gagnaient, village après village, ledomaine de leur maître Curicaueri c'est

cette même foi qui maintenant paralyseles Porhépecha dans la crainte supersti¬tieuse des présages, et les voue à la des¬truction.

Frappé dans ses vives, sestemples ruinés, ses idoles renversées etsurtout l'unique incarnation de son dieuCuricaueri, le Cazonci Tangaxoan Tzint-zicha, déchu et réduit en esclavage par leconquistador Ñuño de Guzmán, leroyaume porhépecha ne sait pas résister.Figés par une terreur sacrée, les gens dece peuple guerrier ne songent même pasà combattre. « D'où peuvent-ils venir,ceux qui arrivent, si ce n'est du ciel ? »dit le Cazonci à ses seigneurs. « Là où leciel se joint à la mer, c'est de là que vien¬nent ces cerfs (les chevaux) qu'ils amènentavec eux, selon ce qu'on raconte. Et quisont-ils donc ? »

Pour accueillir ces nouveaux dieux quiarrivent, les Indiens leur envoient desoffrandes. Comme à leurs dieux, le

Cazonci envoie des peaux aux couleurs desquatre parties du monde. Et au centre dela cour, pour le dieu principal HernánCortés, il fait déposer de l'or.

Mais ces « dieux du ciel », messagersterrifiants de l'autre monde, les Indiens

comprendront bientôt qu'ils ne viennentpas apporter la réponse à leurs prières età leurs offrandes, mais accomplir la parolefuneste des oracles.

La nouvelle de la destruction de l'empireennemi de Mexico Tenochtitlán, loin de

soulager le Cazonci, l'inquiète encoredavantage. « Qui êtes-vous ? » demande-t-il à Montano, le premier Espagnol quipénètre sur son territoire. « D'où venez-vous ? Que cherchez-vous ? Car des

hommes tels que vous, nous n'en avionsencore jamais vu. Pourquoi êtes-vous ^

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Les prêtres curitiecha (ceux qui offraientl'encens) des temples, entourant le GrandPrêtre ou Petamuti, qui porte les insignesde son rang : la lance et la calebasse ser¬tie de turquoises. « Et l'on disait quec 'était le peuple tout entier qu 'ils portaientainsi sur leur dos. »

venus de si loin ? Est-ce que dans votrepays natal il n'y a plus rien à manger età boire, pour que vous soyez venusconnaître des peuples étrangers ? Et quevous avaient fait les Mexicains pour que,étant dans leur ville, vous les ayezdétruits ? », comme le rapporte Cervantesde Salazar, dans sa Crónica de la NuevaEspaña.

Les questions angoissées du peupleporhépecha recevront bientôt leurréponse. Immobiles et sans force, leshommes regardent ces nouveaux dieux quiarrivent. Les dieux anciens Xaratanga,Curicaueri, la mère Curicauaperi, Huren-dequauecara, les gardiens des grottes etdes montagnes, les esprits des sources etdes lacs, les dieux des quatre parties dumonde et de l'enfer, tous sont déjàretournés au néant. Ce que désirent lesnouveaux venus, c'est l'or, 1'« excrément

du soleil », le symbole de la puissancedivine. Insatisfaits des trésors de guerreque leur livre le Cazonci, ils en veulentsans cesse davantage, et pour cela pillentles temples et violent les sépultures desplus grands rois.

Déjà la ville frontière, l'inexpugnableTaximaroa, a été réduite en cendres parles nouveaux conquérants. Les maladiesdéciment le peuple et anéantissent les vil¬lages : grippe, variole, rougeole. Pres¬sentant le sort terrible qui l'attend, dansla solitude de cette fin du monde que les

dieux ont déserté, le dernier roi de Porhé¬pecha ne peut plus être silencieux : « Ilsviennent », s'écrie-t-il,« devrons-nousdonc disparaître ? »

Le capitaine de guerre du Cazonci,Timas, sait déjà qu'il n'y a d'autre issueque dans la mort : « Seigneur, faites appor¬ter du cuivre, nous le chargerons sur nosépaules et nous nous noierons dans le lac,ainsi nous arriverons plus vite, et nousrejoindrons ceux qui sont déjà morts. »

C'est la chute des dieux qui marque lafin de l'empire des Porhépecha. Commeà Campoalla ou à Tlaxcala, comme àMexico Tenochtitlán, les nouveaux venusdétruisent d'abord leurs ennemis les plusredoutables : les statues sont jetées au basdes temples et réduites en poussière, sousles yeux des Indiens : « Pourquoi nos dieuxne se mettent-ils pas en colère ? Pourquoine les maudissent-ils pas ? » Mais les dieuxrestent silencieux. Vaincus sans avoir

même combattu, ils ont abandonné leurs

domaines et leurs temples, et ils sontretournés vers les lieux mystérieux de leurorigine, sous la terre au sein des volcans,au fond des lacs, ou bien dans l'épaisseurdes forêts des terres chaudes où ils étaient

peut-être nés.

Avec la chute de dieux des Porhépechacommence une autre conquête du Michoa¬cán, celle qui se fait, non pour la gloireet la puissance des anciens dieux chichi-mèques, mais pour la possession des terres,pour le pouvoir sur les hommes et pourl'or. Devant ces conquérants, tout a dis¬paru, tout est devenu silencieux, commel'avaient annoncé les augures. Sur les bordsd'un fleuve, au gué de Nuestra Señora dela Purificación ( sans doute près de la villede Puruandiro, sur la frontière de l'actuelEtat mexicain de Guanajato), en cette

Lespremiers Espagnols entrentau Michoa¬cán. Dans sa résidence de Tzintzuntzan,au bord du lac de Pátzcuaro, le Cazoncidonne l'ordre d'envoyer des présents(vivres, haches de cuivre, jarres de vinet peaux aux couleurs des quatre côtésdu monde) aux étrangers qu'on dit desdieux, car « D'où peuvent-ils venir, ceuxqui arrivent, si ce n'est du ciel ? ». Auxpieds du roi, déjà, les rondaches d'or etles demi-lunes d'argent qui seront la rai¬son de la mise à sac du royaume.

année 1530, le dernier Cazonci est torturé

et mis à mort par le conquistador Ñuñode Guzmán après une parodie de procès.Avec lui s'éteint la glorieuse lignée desUacusecha, les Aigles, qui avaientconstruit l'empire, et le règne du dieu Curi¬caueri, dont il était la dernière incarnation

sur la terre. Une autre parole, une autreconquête vont commencer, qui vont recou¬vrir le silence indien.

Seule demeure aujourd'hui, comme untestament, par la grâce de cette Relationanonyme, la mémoire de cette grandeur,la légende émouvante et vraie du tempspassé, quand la poésie et l'histoire ne fai¬saient qu'un, et que le royaume deshommes ressemblait au domaine des

dieux.

JEAN MARIE G. LE CLEZIO, d'origine franco-mauricienne, est l'auteur d'une impor¬tante de romancier et d'essayiste. Outre la Rela¬tion de Michoacán (1984), qu'il a traduite etprésentée en français, il faut citer, parmi sesnombreux ouvrages, sa traduction de textesmayas, Les prophéties de Chilam Balam (1976),et son dernier roman, Le chercheur d'or (1985).Il fait des séjours répétés au Mexique depuis1973 et il est chercheur à temps partiel au Cole¬gio de Michoacán.

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Le dit de la campagne d'Igorpar Igor I. Chkliarevski

Drusse.

ES hordes barbares déferlaient sur

la steppe, leurs vagues venaientbattre les murs de bois de la terre

Du haut du mur, l'ancien donnaitl'alerte : « Les Khazars ! »

Le fils, à son tour, criait : « Les Pet-chenègues ! »

Le petit-fils reprenait : « LesPolovtses ! »

Et leurs descendants de relancer l'appelsans fin. Par la force des choses...

Une des gravures que fit l'artiste sovié¬tique Vladimir Favorsky (1886-1964), quireçut le prix Lénine en 1962, pour illustrerune réédition du Dit de la campagne d'Igorparue en 1954. La scène se situe à la findu poème, lorsque Jaroslavna, l'épousedu prince, supplie les forces du ciel defaire revenir Igor sur la terre russe :« Tôtle matin Jaroslavna pleure sur le rempartde Putivl', disant: "O vent, aquilon IPourquoi, Seigneur, souffles-tu impé¬tueusement ? Pourquoi portes-tu lesflèches des Huns sur tes ailes légèrescontre les guerriers de mon époux bien-aimé ? Ne te suffisait-il pas de soufflerlà-haut sous les nuées, berçant les vais¬seaux sur la mer bleue ? Pourquoi, Sei¬gneur, as-tu dispersé ma joie sur l'herbede la steppe ?" » (Le Dit de la campagned'Igor , traduit par Jean-Yves Le Guillou,Les Presses de l'Université du Québec,

Montréal 1977, page 113).

Avec le ciel pour seul refuge, la lumièrepour seul abri, la Russie du sud semblaitoffrir une proie facile. Les hôtes indési¬rables frappaient à coups de lourdes pierresaux portes de Pereiaslavl, de Tchernigov,de Kiev. Les flèches incendiaires volaient.

Les assises craquaient. Et l'herbe, ensuite,n'en finissait pas de repousser sur ces buttescalcinées.

Lorsque les gens de Novgorod mar¬chaient contre ceux de Kiev, ou ceux deKiev contre les gens de Tchernigov, lessouffrances ainsi infligées par des prochesn'en étaient que plus insupportables. « Lefrère dit au frère : ceci est à moi. Et cela

est aussi à moi. Et ils se mirent à faire

grand bruit pour peu de chose ». Au dés¬espoir des chroniqueurs, pour des siècles...

Qui était celui du Dit de la campagned'Igor ? Vécut-il longtemps ? Qu'advint-ilde lui après qu'il eut écrit le Dit ? On nele sait pas. Mais c'était un homme d'unrare courage : il a dit bien haut tout cequ'il pensait. Or un prince a sa troupe etses remparts, mais le poète est sansdéfense...

Il a prédit les malheurs de la terre russepour plusieurs siècles. Il a collé contre elleune oreille prophétique et entendu le sourdmartèlement des chevaux mongols dont lasoif asséchait les rivières. Il ne pouvait passavoir que là-bas, à l'autre bout de lasteppe, se formait l'empire de Gengis-khan. Mais il avait l'intuition politique d'ungrand poète.

L'angoisse pèse sur le Dit de la campagned'Igor. La ville russe de Glebov a été

dévastée, ses défenseurs taillés en pièces.Comme si un brandon de Glebov en

flammes était tombé sur sa chemise et le

brûlait, le prince de Novgorod Igor Svia-toslavovitch (1151-1202) est torturé par lahonte. Et voilà que l'état des chemins, encette fin d'hiver, l'a empêché de se joindreaux autres princes russes qui se sont levéscontre les Polovtses.

La crainte que ceux-ci ne mettent endoute son désir de participer à l'expédition,la volonté de racheter sa faute devant la

terre russe, l'ambition, la vaillance tenail¬lent Igor. En hâte, il se lève, seul, faceà la steppe polovtsienne...

Le jour de la bataille, au réveil, les sol¬dats d'Igor voient la steppe envahie d'unevéritable forêt ! Le khan Kontchak a ras¬

semblé toutes ses forces. Une autre chro¬

nique raconte que les princes auraientencore pu sauver leurs troupes, se frayerun chemin et s'enfuir au galop. Mais lesprinces ne furent pas déloyaux envers lapiétaille et les simples hommes d'armes.Igor donna à tous l'ordre de marcher enavant...

De cette défaite, sans importance pourl'histoire russe, d'un prince de Novgorod,le génie du poète a fait une immense vic¬toire spirituelle, qui marque aussi la nais¬sance d'une grande poésie épique.

Plaines, forêts, steppes, la terre russetout entière est présente dans le Dit de lacampagne d'Igor. Jusqu'à l'horizon on voitles rapides du Dniepr, les bancs de sablesur le Don bleu, les kourganes herbeux,les murs de bois de Novgorod, de Polotsk,

5£Tr-,ii*.*i

Le Dit de la campagne d'Igor ( Slovo opolku Igoreve ), célèbre épopée de la lit¬térature russe ancienne, sans doute écriteau 12" siècle et découverte au 18? siècle,raconte en slavon un événement d'im¬

portance secondaire dans l'histoire de laRussie : l'expédition malheureuse duprince Igor Sviatoslavovitch contre lesPolovtses (ou Coumans) en 1 185. Si sonauthenticité en tant que texte médiévala été contestée par certains, ce récit poé¬tique d'environ 3 000 mots n'en est pasmoins unanimement considéré comme un

chef-d'uuvre de la littérature universelle.

Pour le slaviste soviétique André Niko-laievitch Robinson, l'originalité du Ditvient notamment de sa richesse sym¬bolique et de la force de son sentimentnational: «Au point de vue géogra¬phique, historique et poétique, le Dit dela campagne d'Igor occupe une positionintermédiaire entre les épopées d'Occi¬dent et celles d'Orient, ainsi qu'entre lestade archaïque (païen) et le stade féodal(...) L'originalité poétique du Dit est lar¬gement fondée sur les emprunts à l'an¬cienne poésie populaire russe (...) Cer¬tains symboles majeurs de la poésiehéroïque médiévale, issus d'anciennesconceptions mythologiques sur unenature personnifiée en rapport étroit avecles hommes, semblent y retrouver unenouvelle vie... Par la force de la poésie,l'auteur a tenté de se dresser contre

l'émiettement féodal de la Russie d'alors

(...) L'idéalisation inspirée de la réalité quiapparaît dans cette �uvre à la fois lyriqueet épique, et qui s 'accompagne d'une atti¬tude critique envers cette même réalité,annonce un des caractères majeurs dela littérature russe : l'esprit civique. » Trèstôt, ce poème fit partie du fonds de laculture littéraire russe et inspira notam¬ment au compositeur Aleksandr Porfirie-vitch Borodine (1833-1887) un opéra, ina¬chevé, le Prince Igor , un des sommetsdu théâtre lyrique. Ci-contre, deux scènesde cet opéra, dans une Interprétation duthéâtre Bolchoï de Moscou.

de Kiev. Toute la terre russe du 12e siècle !

Et l'auteur du Dit plane au-dessus de cet.espace comme un homme aux sandales devent, les joues rougies par le vent de lacourse.

Le manuscrit original del' décou¬vert par le comte Moussine-Pouchkine(1744-1817), brûla dans l'incendie de Mos¬cou en 1812. Dans les flammes, les lettresdu Dit se sont tordues, comme vivantes.

C'est un peu de l'âme de la Russie qui s'enallait avec elles. Ne subsista que la copiefaite par Moussine-Pouchkine pour Cathe¬rine II ainsi que le triste dicton : « Lesmanuscrits ne brûlent jamais tout à fait »...

L'authenticité du texte a été mise en

doute. Mais plus on lit le Dit, plus il devientévident que même un poète de l'étoffe dePouchkine n'aurait pu le fabriquer.Comment retrouver la langue, le rythmeet une telle vérité de sentiments face aux

événements du 12e siècle ?

Si vraiment le Dit a été écrit au début

du 18e siècle, comme certains l'affirment,comment expliquer cette hostilité de l'au¬teur à l'égard des Polovtses, six cents ansaprès ? Seul un contemporain pouvaitéprouver de tels sentiments avec cetteintensité ! Un témoin des incursions

polovtsiennes. Quand l'odeur du feu et dusang flottait encore dans l'air... Il y a bienlongtemps qu'il n'y a plus de Polovtses,qu'ils se sont fondus au sein d'autrespeuples. Dès le 12e siècle, durant les annéesde calme et de trêve, les princes russes etles khans polovtses contractaient des liensde sang. Les mariages entre « la steppeet la forêt » n'étaient pas chose rare,comme le Dit, d'ailleurs, le reflète bien.

Derrière l'anonymat du Dit de la cam¬pagne d'Igor se cache tout un peuple. Lepoète a accompli un exploit. Il a bandéson esprit comme un arc et décoché à tra¬vers le temps les flèches de sa pensée, tout

affûtées de courage. Dans ce poème âgémaintenant de huit cents ans, tout est enmouvement, tout est en vie : les troupesen armes, les nuages dans le ciel, lesherbes, les vents, les oiseaux et lesmots... Le Dit fait partie intégrante denotre langue. Il est mêlé à l'air que nousrespirons, au sang qui coule dans nosveines. Il nous apprend à aimer notre terresans exclusive. À penser large. A par¬donner les offenses et à respecter les autrespeuples.

IGOR IVANOVITCH CHKLIAREVSKI, poètesoviétique de renom, est l'auteur de quinzerecueils de poèmes et d'un recueil de nouvellesintitulé L'ombre d'un oiseau . On lui doit la tra¬

duction en russe moderne d' aussi

importantes que le Dit de la Campagne d'Igoret la Geste de la bataille de Mamaev.

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Chaka

par Mazisi Kunene

DANS le monde africain, la famillese définit comme une unité sociale

englobant un grand nombre d'in¬dividus liés par une filiation commune. Lesvaleurs qui y sont reconnues sont cellesqui valorisent la tradition, le consensusdans l'action et l'épanouissement par l'élar¬gissement du cercle des relations. On nesaurait trop souligner le rôle de ces facteursdans l'élaboration des formes et du langagelittéraire. Ils impliquent en effet que lalittérature est' un phénomène de sociéténécessairement collectif, qui doit exaltersur le mode de la célébration l'intégrationcollective et les réalisations du groupe.Une telle littérature ne prend tout son sensque si elle utilise le langage oral et l'actioncollective (théâtre, chants, mimes, danses)pour renforcer son effet.

Si l'on considère la littérature zouloue

proprement dite, il faut souligner quel'épopée ou poème Héroïque colle étroi¬tement aux événements de son époque,dont l'luvre s'attache à dégager la valeurd'illustration d'une morale collective. C'est

pourquoi le choix des événements qu'ilconvient de célébrer est une activité

sérieuse qui. exige du poète intégrité etacuité intellectuelle. A cet égard, le poètese double d'un philosophe et se trouveinvesti du même statut inviolable que legrand prêtre.

Son discours poétique doit intégrer lesvérités sociales les plus hautes. Il ne s'agitpas seulement pour lui de consigner lesévénements, mais de choisir soigneuse¬ment ceux qui lui paraissent se prêter lemieux à l'affirmation des idéaux de la

société à laquelle il appartient. Leslouanges adressées au héros n'ont d'ail¬leurs pas un caractère très personnel. Ils'agit bien plutôt de célébrer, à traversl'approbation ou le blâme, la permanenced'un ordre social. Ainsi, le poète est toutà la fois un exécutant qui a besoin de laprésence d'un auditoire, un philosophechargé de rattacher le particulier à l'uni¬versel et un historien dont les moindres

erreurs ne sauraient échapper à un publicaussi attentif que critique.

Quels sont les facteurs politiques qui ontabouti à la grande époque héroïque zou¬loue et favorisé l'épanouissement dupoème épique ?

Au milieu du 17e siècle, les peuples afri¬cains d'Afrique australe traversent unepériode de troubles territoriaux graves liésà la conjugaison de plusieurs facteurs, quicontribuent à déstabiliser toute la région :surpeuplement dû à l'accroissement natu¬rel de la population de cette partie du conti¬nent africain, pressions croissantes de l'ex¬térieur par suite des guerres coloniales et

. des expéditions esclavagistes des Portugaiset des Bers et enfin, caractère essentiel¬

lement agraire et pastoral de l'économie

le Grand

Chaka (1786 - 1828), le fondateur de l'Em¬pire zoulou, est une figure de légendedont la vie et l'action Inspirèrent despoèmes épiques parmi les plus beaux dela littérature d'Afrique australe et inspi¬rent encore un grand nombre d'écrivainsdu continent africain. Dans son recueil

Ethiopiques (1956), Leopold Sédar Seng-hor (Sénégal) dédie « aux martyrs ban-tous de l'Afrique du Sud» son poèmedramatique « Chaka », où il prête à celui-ci les paroles suivantes:

« Ce n'est pas haïr que d'aimer sonpeuple.Je dis qu'il n'est pas de paix armée, depaix sous l'oppressionDe fraternité sans égalité. J'ai voulu tousles hommes frères. »

Sur la photo, Chaka vu par lepeintre séné¬galais Alpha Diallo.

africaine. Cette période voit l'émergencede nombreux Etats nationaux, dont chacuns'enorgueillit de ses origines héroïques,qu'elles s'incarnent dans un individu ouune lignée. C'est alors que se constitue lanation zouloue, d'abord sous la forme d'unpetit Etat fréquemment contraint de payertribut à ses voisins plus puissants tels quele Ndwandwe. Par la suite, on verra l'Etatzoulou s'intégrer dans une confédérationaux liens très lâches. Le tournant de l'his¬

toire de la nation zouloue est l'arrivée au

pouvoir de Chaka, dont l'exceptionnelgénie militaire et la finesse politique vontlui permettre de dominer et d'annexer denombreux Etats jadis très puissants et cecien un peu plus d'une dizaine d'années, de1815 à 1828.

Non content d'être un guerrier et unstratège hors pair, Chaka est aussi l'ini¬tiateur d'un mode de gouvernement quivisait à rétablir un code social affaibli parun pouvoir égoïste. Cette loi sociale,conformément à la pensée zouloue, s'ex¬primait dans les codes sacrés des ancêtres.

L'action de Chaka s'inspire de la notionde service, qui signifie que le chef lui-mêmedoit payer de sa personne au même titreque le reste de son peuple. Dès lors, l'undes principes fondamentaux de l'Etat zou

lou allait devenir celui de l'abnégation auservice de la communauté, et le mérite lecritère d'accession aux postes de respon¬sabilité à tous les niveaux.

Etudier l'impact et l'influence de l'épo¬pée de Chaka revient inévitablement à ana¬lyser cette évolution de la société zouloueet l'affirmation progressive du principed'abnégation. Alors que. dans d'autrescontextes sociaux, il pourrait s'agir d'unsimple précepte moral, dans la société zou¬loue, influencée par les idées de Chaka,ce principe devient une loi dont la non-observation entraîne divers châtiments,allant de l'ostracisme communautaire à la

peine de mort dans les cas les plus graves,i

Il est normal que l'épopée de Chakacélèbre ces vertus. Dans la mesure où elle

s'appuie sur une série d'événements réels,cette célébration cesse d'être un discours

didactique et moralisateur! On assiste d'ail¬leurs en même temps à une transformationradicale du style poétique, qui doit désor¬mais transmettre un sentiment d'urgence.Il fallut élaborer une nouvelle techniquevouée essentiellement à la projection d'unmessage social. Le choix même des méta¬phores et des symboles témoigne d'unesociété exigeante à l'idéal élevé. Le cou¬rage et le sens de l'initiative cessent d'êtredes vertus guerrières pour s'appliquer àtoutes les circonstances de la vie en société.

Ainsi, la première partie de l'épopée deChaka est une invocation cosmique àtoutes les forces de la réalité et de l'ima¬

ginaire. Le héros triomphe de tous les obs¬tacles. Possédé de l'esprit des aïeux sym¬bolisé par Ndaba, il incarne en fait lavolonté ancestrale. Redoutable au combat,il a dompté nation après nation. S'il méritela gloire, dit le poète, c'est par sa sagesseet ses vertus guerrières.

Pouvoir sauvage et sans repos ! Fils deNdaba

Toi qui fus le tourbillon de la brigadeMbelebele

Qui ravageais les vastes villages deshommes

Et les bouleversais jusqu'à l'aube,Toi dont la gloire s'étend sans effort,

grand fils de Menzi!Chaka l'invincible, qui, au contraire de

l'eau, vaincs mais n'es pas vaincuHache dont le tranchant surpasse celui de

toutes les autres

Chàka ! J'ai peur de te nommer, toi lechef

Aux innombrables prouesses guerrièresSiffleur aux réflexes de lionQui a pris les armes dans l'épaisseur de

la forêtTu fus le possédé offert en spectacle aux

yeux des hommes ! ^

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Les Zoulous, descendants des clansNguni, auraient reçu leur nom de Chaka.Dans le célèbre ouvrage que lui aconsacré Thomas Mofólo (1877 1948 ),du Lesotho, grand écrivain de languesouto (appartenant au groupe deslangues bantoues), un devin suggère àChaka de donner un autre nom à son clan.

Après avoir regardé le ciel orageux,Chaka s'écrie :« Zoulou ! Amazoulou I (leciel ! le clan du ciel I) ». Puis il dit à seshommes : « Aujourd'hui, vous avezvaincu tous vos ennemis, c'est pourquoije vous al cherché un nom magnifique. »Sur la photo, un kraal (village) semblableà ceux qu'habitaient les contemporainsde Chaka. Le kraal regroupe un ensemble ,de familles autour d'un enclos à bétail.

Les nombreux épisodes de la vie deChaka, dramatisés et reformulés de façontrès élaborée par le poète, ont été soi¬gneusement sélectionnés en vertu de leursignification nationale et collective. Il nes'agit pas seulement d'évoquer une réalitéhistorique, mais aussi d'affirmer une fidé¬lité au principe du service public. La légi¬timité du chef ne découle pas de sa nais¬sance, mais d'actes sociaux approuvés parla communauté.

Tout au long de ce panégyrique, on netrouve aucune référence à l'apparence deChaka. Par contre, les événements acquiè¬rent une signification primitive et sym¬bolique; leur sens, leur importance et leurdiversité sont exaltés avec emphase. Alorsque les poèmes antérieurs mettaient l'ac¬cent sur la personnalité du chef, ceux quifurent composés sous le règne de Chakaprivilégient l'événement par rapport à l'in¬dividu, qui n'est mentionné que pour enconfirmer la portée sociale.

On peut regretter qu'il faille aujourd'huipasser par le texte écrit pour se faire uneidée de la grandeur des poèmes épiquesde l'ère de Chaka, qui n'étaient pas conçuspour être lus, mais pour être récités etreprésentés en public sous une forme dra¬matique destinée à en renforcer la signi¬fication. Ainsi, les signes muets sur la pageimprimée sont impuissants à rendre l'uti¬lisation hautement élaborée des sons idéo-

phoniques. Le texte écrit ne constitue doncque le squelette du poème. En outre,puisque l'épopée est impérativement des¬tinée à être représentée devant un audi¬toire attentif et chaleureux, sa significationcollective ne saurait être pleinement expri¬mée, sous la forme « privatisée » de l'écrit.

Cela ne veut pas dire que l'épopée deChaka soit un fragment de littératurearchaïque. Dès sa composition, ce poèmea exercé une énorme influence sur la lit¬

térature zouloue. Pratiquement tous lesenfants d'Afrique australe apprennent àen réciter un ou deux extraits. Son styletrès élaboré a influencé la langue poétiquezouloue, qui se caractérise par sa conci¬sion, et a également assuré la pérennitédu mode de représentation du poème

héroïque. Nombreuses sont les manifes¬tations publiques en Afrique australe quidonnent encore lieu à des récitals poé¬tiques, au cours desquels les récitants pren¬nent pour modèle de leur discours l'épopéede Chaka.

Dépuis leur conversion au christianisme,certaines communautés ont pris l'habitudede représenter publiquement, sous uneforme dramatique, certains épisodes de lavie de Jésus-Christ. Ces représentationss'inspirent invariablement de l'épopée de

Génie militaire, Chaka créa une arméeredoutable, qui devait plus tard opposerune résistance farouche à l'occupationcoloniale. Cette armée était constituée de

régiments qui se distinguaient par desinsignes de couleurs différentes, ainsiquepar la forme et l'ornementation de leurcoiffure. Les guerriers allaient pieds nus,« car les sandales les empêchaient demarcher vite » (Thomas Mofólo), étaientarmés de courtes sagaies qui les contrai¬gnaient à affronter l'adversaire au corpsà corps et portaient de grands boucliersparsemés en leur centre de taches noires.

Chaka. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'af¬firmer qu'avant cette il n'existaitpas de grande poésie héroïque zouloue,bien au contraire; mais il n'y avait jamaiseu auparavant un poème épique écrit dansune langue aussi raffinée, puissante etriche, ni aussi idéalement tourné vers la

vie publique que l'épopée de Chaka. Iln'est donc pas étonnant qu'une telleait influencé toute la poésie ultérieure. Soninfluence se fait même sentir dans la poésieenfantine. Et surtout, toute la littératurezouloue ultérieure met l'accent sur les évé¬

nements plutôt que sur les individus.

Beaucoup de nos poètes contemporainsd'expression écrite ont pris pour modèlela grande poésie héroïque de la périodede Chaka. Cette influence est particuliè¬rement sensible chez Vilakazi, le plusgrand poète zoulou moderne, notammentdans son célèbre ouvrage Amal'ezulu. Ence qui me concerne, j'ai été très influencépar le langage et le style de cette puvrelorsque j'ai écrit mon poème épique L'Em¬pereur Chaka le Grand. J'estime d'ailleursque mes véritables maîtres sont Magol-wane et Mshongweni, deux grands poèteszoulous du règne de Chaka. La combi¬naison du style épique de Chaka et del'exigence disciplinaire de l'écrit dans latranscription de l'oral est venue à pointposer des problèmes inédits et originauxà une poésie dont les qualités de précisionet de perfection technique dissimulaientmal l'inspiration faiblissante.

MAZISI KUNENE, d'Afrique du Sud, est l'auteurde nombreux recueils de poésie en zoulou, salangue maternelle. Parmi les qu'il apubliées, traduites en anglais par lui-même, lepoème épique Emperor Shaka the Great (L'em¬pereur Chaka le Grand, 1979) et deux antho¬logies, Zulu Poems (Poèmes zoulous) etAnces¬tors and the Sacred Mountains (Les Ancêtreset la Montagne sacrée, 1980). Il fut pendantplusieurs années le représentant en Europe eten Amérique de /African National Congress etenseigne actuellement la littérature et leslangues africaines au Département des languesde l'Université de Californie.

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/

Circularités du dire arabepar Salah Stétié

L5 ARABE est un fait verbal. Plusqu'un fait, c'est un acte. Avantd'être brodées en lettres d'or sur

les murs de la Ka'ba, alors temple des troisdivinités mekkoises, les sept ou dix ?grandes odes de l'Arabie anté-islamique, lescélèbres Mu'allaqât ou « suspendues »par allusion, précisément, à leur suspensionmagnifiante sur les parois de l'enceintesacrée auront été pendant une longuepériode un intense événement de natureauriculaire, gloire du discours poétique à sonsommet par qui, de tribu à tribu, se redé¬finissait l'identité culturelle ressourcée dans

la parole du poète et, ainsi revigorée, prêteà défier non sans superbe ni panache lesautres identités tribales regroupées à leurtour autour de leur propos.

Oui, fait verbal majeur, la qacîda, le grandpoème inspiré, à la thématique toutefoisassez rigoureusement préétablie il s'agitpour chaque porte-parole, et le barde tribalest d'une certaine façon l'admirable porte-parole de sa communauté, d'amener jusqu'àl'excellence tel ou tel motif imposé par leprofond jeu rhétorique la qacîda sera,peut-on dire, l'étendard du groupe et levisage impressionnant de son défi existentiel.La qacîda est un fait de mémoire pour despopulations mémoratives. Mémoratives etcommémoratives. Tous les ans, dans l'Ara¬

bie jâhilyte (à savoir : « païenne » et « igno¬rante ») d'avant l'avènement de l'Islam, l'onvenait des quatre coins de la péninsule etde derrière les horizons sans ombre se

retrouver à Souk-Oukaz, le marché ou, si

l'on préfère, la foire d'Oukaz au sens ori¬ginel où foire se confond avec fête échan-

« Je crois, je suis persuadé que la pre¬mière langue, la plus archaïque, est néecontre le désert (contre tous les désertsdans la multiplicité de leurs possiblesdéfinitions), et qu'elle est née comme uneiuvre primitive de sauvegarde et desalut. »

ger, sur la place publique, par la médiationdes poètes, devant des publics passionnés

fascinés, orageux, extasiés , les versfortement frappés du délire et de la sagesse,du désir et de la sérénité, du triomphe etde l'invective, de la désespérance et du ver¬doiement de l'espoir, de l'attachementcomme amoureux à quelque cavale ou cha¬melle ou encore de l'irrésignation éploréepour celle qui fut, femme où jeune fille, letout de la présence avant de se convertiren quelque totalité du néant. Tout cela, gloiredu dit, opéra fabuleux du verbe, se déployantdans la splendeur scénique et non ornée ouguère qui est celle, sable et vent, du vieuxdésert four solaire, théâtre pour prota¬gonistes démesurés et d'absente figure.

Le dit de l'homme est, dès lors, la seulefigure. Le verbe lui permettant, cet homme,de tenir tête à l'élément. Je crois, je suispersuadé que la première langue, la plusarchaïque, est née contre le désert (contretous les déserts dans la multiplicité de leurspossibles définitions), et qu'elle est néecomme une primitive de sauvegardeet de salut. Opération de magie primordiale,talisman, façon de viatique. D'où, par celamême et par quelques autres caractéris¬tiques, l'antiquité attestée de l'arabe, qui estl'une de nos langues mères et dont, dès

avant Massignon1 mais très particulièrementgrâce à lui, l'on sait mieux qu'elle est matriceimmémoriale. L'immémorial, c'est aussi lemémorial. Longtemps, les Arabes, inven¬teurs des chaînes généalogiques, récitèrent.Les autres abrahamiques, juifs et chrétiensqu'ils côtoyaient et fréquentaient, étaient àleurs yeux, par le seul recours au texte écrit,suffisamment exceptionnels pour être définispar la spécificité énigmatique de ce recourscomme « Gens du Livre » ; catégorie àlaquelle les Arabes eux-mêmes un jour s'an¬nexeront, quand, à leur tour, ils accueilleront,par la révélation muhammadienne, le dépôtentre tous sacré du Livre.

Mais tel était en eux le sillon créé par l'ar-chétypal, dont la voie est d'oralité pure, quele livre confié au Prophète et par lui commu¬niqué aux hommes, c'est par l'oreille queMuhammed, illettré majeur, l'aura reçu sousla dictée de l'Ange Gabriel. Ce Livre, il letransmettra lui-même par la récitation,séquence après séquence, verset après ver¬set, sourate après sourate, et ces étonnantssilences venus se placer entre un verset etl'autre comme pour mieux faire ressortir cequ'il y a de proprement miraculeux dans l'ir¬ruption de la parole dans le cirque sonore,oui, verset après verset, silence aprèssilence, sourate après sourate, le Prophètetransmettra verbalement le dit-reçu à ceux

de leur côté, le retransmettront jusqu'àce qu'enregistrement soit fait de la parolede Dieu par ceux, scribes et graphes, qui

/. Louis Massignon (1883 - 1962), orientaliste français,auteur d'importants travaux sur la mystique de l'Islam.

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D'une immense popularité dans le mondearabe, la Geste hilalienne est un récit poé¬tique de la migration historique des Hila-liens, nomades arabes qui essaimèrentde la péninsule arabique en Egypte et auMaghreb. Cette épopée aurait été compo¬sée soit au 11° siècle, soit au plus tardau 14s siècle, car le sociologue et his¬torien arabe Ibn Khaldoun (1332-1406) enrapporte quelques passages versifiés.Des recensions multiples de la Geste setrouvent un peu partout dans le mondearabe. Mais les versions encore audibles

par la voix des poètes transmetteurs ourhapsodes sont sur le point de s'éteindre.Lucienne Saada, chercheur au C.N.R.S.(Centre national de la recherche scien¬tifique) de Paris, a recueilli du conteurtunisien Mohammed Hisni une version de

la Geste hilalienne qui compte plus de3 700 vers, récités en alternance avec degrandes périodes de prose, et couvre neufsiècles d'histoire arabe. La traduction

française qu'elle a faite de cette nuvrecapitale a paru cette année ( La Gestehilalienne, version de Bou Thadi (Tunisie),Gallimard, Paris). Ci-dessus, peinturesous verre d'un artiste anonyme du 19"siècle représentant Jazia, l'une desgrandes héroïnes du récit.

ont l'usage et l'art de l'écriture ainsi que lascience de la conservation sacrée.

Cela étant, de sa profonde racine orale,le Coran gardera le signe : il est, pour l'éter¬nité, le Coran, à savoir la Lecture. On peutcertifier que le Coran a donné à l'écrit, dansle monde arabo-islamlque, ses lettres denoblesse. Il est l'articulation métaphysique

et physique qui fait passer d'une phaseà l'autre l'ensemble du processus culturel enses dynamismes visibles et ses latences invi¬sibles. A partir de lui dont la Mère, lamatrice absolue, préexiste à toute créationet à toute formulation ou émanation exis¬

tentielle, établie qu'elle est de toute éternité,esprit et lettre, dans l'éternité même de Dieu

le texte se densifie et l'oralité, sans cesserd'être ferveur créatrice et fermentation mul-

tiplicatrice, se laisse capter, s'affinant, auxpièges symboliques de la page, ligne aprèsligne. Après la bibliothèque grecque, la biblio¬thèque arabe, héritière de toutes celles quil'ont précédée mais elle-même prégnante etféconde, sera l'une des plus riches qui soientet, pillée, donnera naissance à d'autres

bibliothèques et à d'autres encore, selon laloi du genre qui est constellation. Pourquoidénierions-nous à Borges2, pour citer quel¬qu'un, le droit d'être le descendant de Maï-monide et d'Averroès, lui-même se reven¬

diquant comme tel ? Il a dit aussi très souventsa dette de conteur à l'égard des Mille etune nuits.

Le conte est avant tout, lui aussi, un faitverbal. Le récit, le roman, viendront beau¬

coup plus tard, et profiteront pour se mieuxconstituer en genres distincts de l'apport, àla fois qualitatif et quantitatif, de l'imprimerie.Dans le récit arabe, le conte vient de loin,

histoire et géographies mêlées. Le mondearabe s'est établi sur la poussière des plusvieux empires en qui se mélangent Sumeret Babylone, et ce qui vint un jour d'Athèneset d'Alexandrie, et ce qui vint de l'Asie cen¬trale et de la Chine, et ce qui vint de l'Indeet de la Perse et ce qui, sur les rivages dela Méditerranée, traînait, avant l'Islam, d'his¬toires et de légendes. Sans compter ce qui,dans la Presqu'île arabique elle-même,grouillait, hommes et djinns mêlés, espritset goules, et toutes fantasques dérives ettoutes imaginations souvent cruelles confon¬dues en de prodigieux désarrois dans lavaste fantasmagorie vide issue du désert.La tradition orale du conte arabe est au

confluent de toutes ces influences et de

toutes ces interférences.

C'est pourquoi l'on ne s'étonnera pas outremesure de découvrir; par exemple, dansKalîla et Dimna, d'Ibn al-Muqaffa' (v.720 -v. 756), à côté du vieux fond indien des récitsanimaliers de Baydaba le Bidpaï des Euro¬péens telle ou telle évocation recueilliechez Esope ou tel autre fabuliste, peut-êtrechinois, dont le nom s'est effacé au profitd'une « histoire » de qui le sens continue denous être blé. On ne s'étonnera pas non plus,dans les Mille et une nuits que, sous les traitsde Sindbâd le Marin et dans bien des aven¬

tures de celui-ci, transparaissent tel ou telépisode de l'Odyssée, l'ingéniosité reconnueà Ulysse et sa malicieuse sagesse. Plus énig-matiquement encore, et plus profondémentdans la vrille du temps, peut-être osera-t-onreconnaître dans des récits qui mettent enscène des lieux retrouvés et perdus, desseuils interdits, de magnifiques infranchis-

2. Jorge Luis Borges, écrivain argentin, né en 1899,auteur de poèmes, de nouvelles et d'essais.

« Oui, verset après verset, silence aprèssilence, sourate après sourate, le Pro¬phète transmettra verbalement le dit-reçuà ceux qui, de leur côté, le retransmettrontjusqu'à ce qu'enregistrement soit fait dela parole de Dieu par ceux (...) qui ontl'usage et l'art de l'écriture ainsi que lascience de la conservation sacrée. Cela

étant, de sa profonde racine orale le Corangardera le signe : il est, pour l'éternité,le Coran, à savoir la Lecture. On peut cer¬tifier que le Coran a donné à l'écrit, dansle monde arabo-islamique, ses lettres denoblesse. » Ci-dessus, vue partielle dusanctuaire de la Ka'ba, à la Mecque,recouverte d'une kiswa ou parement,voile de brocart noir changé tous les ans.

sables frontières, des sources vivantes et

revivifiantes, des arbres miraculeux, des

génies offensifs ou défensifs, oui, dans cesrécits où se fragmente l'histoire extraordi¬naire de la quête babylonienne de Gilgameshà la recherche de son ami En-Kidu, peut-êtreosera-t-on reconnaître quelques-unes desfigures profondes de l'imaginaire collectifsémitique dont nous sommes tous plus oumoins les héritiers après des millénaires.

Aussi bien le thème du voyage initiatiquereste aujourd'hui l'un des sujets les plusconstants du roman arabe contemporain.Ainsi, entre le plus vieux fond légendaire dontse firent les mythes d'une antiquité qui dégor¬gera sa substance en d'autres mythes parla médiation de récits transmis oralement

d'une génération à l'autre et certaines desinspirations actuelles les plus significativesdu domaine écrit, un lien s'est perpétué querien n'a réussi à rompre, ni la modificationdes structures de pensée ni l'évolution deshommes telle qu'elle s'inscrit dans l'histoire.

Il faut admettre que l'Orient reste un lieud'aimantation unique pour tous ceux pour quil'homme est, en quelque point de lui-même,blessé par l'invisible. L'homme, dit l'Orient,est aussi un invisible. Dont il découle

naturellement que l'histoire apparente deshommes et de leurs civilisations n'est qu'uneavancée équivoque et illusoire à partir d'unpoint d'ancrage absolu, puits central en quise manifeste l'éternel, s'il affleure, et si de

lui l'on a goût de s'abreuver. Dans bien desrécits, dans bien des légendes, dans biendes épisodes de la mystagogie orientale, il

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y a un puits. Un puits, ou un point d'eau.C'est souvent là que les goules, les ogressesdévoreuses des vieux contes arabes, atten¬

dent leur proie ce pauvre homme à qui,comme le sphynx dont triomphera ,dipe,elles poseront l'absurde question dont ilmourra.

Je ne cite que pour mémoire et à titred'exemple deux puits sacrés : c'est, en effet,dans un puits que Joseph fut jeté par sesfrères, et c'est d'un puits, celui de Zemzem,éclos miraculeusement pour la soif de l'en¬fant Ismaël, que les pèlerins de la Mecque,au terme de leur pèlerinage, se désaltére¬ront.

Mais revenons à la poésie. Borges assureque si, selon la tradition grecque, Homèreétait aveugle, c'était façon d'affirmer la prio¬rité du lyrique, à savoir du musical et duverbal, sur le visuel. Il y a en quelque sorte,dans le verbal à l'état brut, un pouvoir d'abs¬traction qui limite la charge imaginative iné¬vitablement resserrée dans les frontières

mêmes de l'image. Le système d'images dela poésie arabe classique me paraît, mêmedans l'inattendu, l'insolite et le précieux,assez étrangement restreint d'abord parune codification consentie des thèmes,

signes et symboles, ensuite par une décan¬tation de nature comme musicale d'un vécu

ontologique en qui tout est perçu par réfé¬rence non point seulement aux constellationsde la langue selon un mode déjà quasimentmallarméen, mais aussi, assez mystérieu¬sement, par allusion à quelque ébranlementoriginel de la sensibilité, d'ampleur cos¬mique, dont la sensibilité propre du poète,mise en mots, ne serait qu'un épiphéno-mène.

Ainsi, dans la poésie arabe classique seconjoignent au niveau de l'inconscientcollectif l'archétypal et le très étroitementsingulier. Cela ne manque pas d'accentuer,de cette poésie, au travers même de sa cor¬porate souvent insistante insistante parrévocation du plus naturel et, s'il y a lieu,du plus dénudé et cru , l'effet abstractisant.Que vient aussitôt non pas vraiment compen¬ser mais au contraire, et paradoxalement,élargir de façon concentrique la projectionde la parole dans une oralité déclamatoire,rythmée fortement par le jeu des brèves etdes longues. Le chant arabe est incantation :il est cela surtout, comme magique. A lalimite, l'on pourrait s'autoriser à dire que laqacîda est un schéma d'univers. Elle estcentration, elle est équivalence d'un universregroupé, reformé autour de ses pulsionsprincipales : l'amour et la nostalgie, la des¬truction et la gloire, le désir et son exaltationdans le fantasme, l'exaltation également dela fête en sa substance unificatrice de mani¬

festation communautaire, l'espace et lamesure connue de l'espace : ce cheval affinéet nerveux, cette chamelle jeune et bellecomme fille belle et jeune, qui sont pour lepoète l'un des noms possibles de son iden¬tification à sa solitude la plus intime, cheval,cavale ou chamelle étant pour lui confidencefaite à soi-même, destin de son avenir,

détournée magnification d'une plus secrèteidentité. J'ajoute que si l'espace est partoutprésent dans la qacîda, le temps, ce pointéternel, sans en être véritablement absent,

ne s'y propose que sous l'aspect d'une intem-poralité sans figure : il est, pour l'essentiel,ce qui fut, bien plus que ce qui est ou cequi sera, c'est-à-dire qu'il est un réfèrent fixe.

Où #

* _ * *

Le livre de Kalîla et Dimna, célèbre recueil

d'apologues mettant en scène des ani¬maux, est la traduction arabe, due à AbdAllah ibn al-Muqaffa (2a siècle de l'Hégire,VIIIe siècle ap. J.-C), des Fables indiennesde Bidpaï. Ci-dessus, épisode de Kalîlaet Dimna, le lion tombant dans le piègetendu par le lièvre, sur un manuscrit arabedu 15e siècle.

Ainsi, l'oralité de la qacîda est-elle, invi-siblement, l'un des arcs de sa structure onto¬

logique et, face à l'espace cristallisé dansl'imaginaire de la parole, elle est, de cetteparole, la dimension temporelle. Oralitéguère simple, on le voit. Oralité du niveausecond. Les Arabes avant même d'être gensdu Livre avaient donc pressenti cela qu'unjour, beaucoup plus tard, à travers une autrelangue et une toute autre expérience for¬mulera admirablement Joë Bousquet3 : « Lapoésie est la parole de la parole. »

Est-ce cela dont eut l'intuition Labîd (560-661 ?), poète qui se situe à la charnièredes deux temps et qui se convertit à l'Islamnaissant ? Sa célèbre Mu'allaqa, la voilà qui

3. Joë Bousquet, poète français (1897 - 1950).

s'ouvre par les quelques vers suivants, queJacques Berque4 commente ainsi : « Leretour à la masse est aussi un retour à l'ori¬

ginel » :

Effacées les demeures à Mina

pour l'étape ou le séjourRijâm et Ghawl retournent aux permanencesainsi que les versants du Rayyândont l'empreinte se dénude jusqu'à la massecomme la pierre recèle une inscription.

Commentaire de Berque en note : « Ladu poème coïncide en l'espèce

avec la dynamique de ses contenus.Circularités. »

4. Jacques Berque, né en 1910, sociologue et orien¬taliste français, est un spécialiste de la culture arabe.Citation extraite de Les dix grandes odes arabes del'anté-lslam, traduites par Jacques Berque, Paris,Sindbâd, 1979.

SALAH STETIE, du Liban, est l'un des prin¬cipaux poètes et essayistes contemporains dumonde arabe. Après avoir longtemps repré¬senté son pays auprès de I'Unesco, il en estaujourd'hui l'ambassadeur au Pays-Bas. Troisde ses livres traitent plus particulièrement dela culture arabe : Les porteurs de feu (1972),La unième nuit (1980) et Firdaws, essai sur lesjardins et les contre-jardins de l'Islam (1984).

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Le dit des Heiké

Une grande épopée sur le petit écran

par René Sieffert

!

ii

A partir des années 1320, l'on ren¬

contre sur les routes du Japon des« moines au biwa » (le biwa est un

luth à quatre cordes venu du Moyen-Orientpar la Chine). Aveugles pour la plupart, ilsportent le costume des moines pérégrinantset vont de village en village, de château enchâteau, chanter les exploits des héros dela grande guerre qui dans les années quatre-vingt du 12e siècle opposa les deux grandsclans, tous deux issus de la Maison Impé¬riale, des Taira et des Minamoto, dans unelutte implacable pour le pouvoir.

Voilà qui rappelait singulièrement les rha¬psodes qui en d'autres temps colportaienten Hellade les épopées homériques. Et rha¬psodes, ils l'étaient assurément à en jugerd'après les innombrables variantes et les

épisodes visiblement interpolés que compor¬tent les centaines de manuscrits aujourd'huirecensés du principal de ces récits épiques,à savoir le Heiké monogatari (que j'ai traduit

Le chef du clan des Heiké tenant dans

ses bras la femme de son pire ennemi...Cette scène vient d'un feuilleton télévisé

tourné au Japon dans les années 70 etadapté d'un roman de cape etd'épée, ShinHeiké monogatari (1950-1957). L'auteurde celui-ci, Eiji Yoshikawa, y a repris lespersonnages du Dit des Heiké, une deséuvres les plus populaires de la litté¬rature japonaise.

par « Le dit des Heiké »). La version la pluscourte est en six « livres » (maki ou rou¬leaux), la plus développée en quarante-huit...

L'étrange, toutefois, est que cette épopée,monument apparemment de littérature orale,naît au Japon après quelque cinq siècles delittérature l'on ne peut plus écrite, qui a pro¬duit, entre autres chefs-d'euvre, le Man. yô-shû, anthologie de poésie pour une bonne

partie savante (8e siècle), et le Gengi mono¬gatari, véritable roman d'analyse psycho¬logique, que l'on pourrait dire « proustien »s'il n'était antérieur de près d'un millénaireà La recherche du temps perdu.

Le paradoxe cependant n'est qu'apparent :il semble bien établi, en effet, qu'à l'origineil y avait un texte écrit, une sorte de chroniquedont l'auteur reste inconnu bien que l'on aitau fil des siècles cité divers noms, de moines

en général. Ce Heiké primitif, en trois livres,était vraisemblablement le troisième volet

d'une trilogie dont les deux premiers,conservés sous les noms de Hôgen mono¬gatari et Heiji monogatari, nous ont été trans¬mis à peu près dans leur premier état.

Nous avons donc là, dans un pays de civi¬lisation avancée, un cas original de formationd'une littérature épique, orale et populaire,à partir de l'écrit. Mais ce n'est pas tout. Lephénomène s'est propagé, en effet, dans un

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milieu les environs de la capitale oùles lettrés sont nombreux. Ces gens de laCour, de l'administration ou ces moines des

grands monastères témoignent d'une curio¬sité et d'un intérêt rares pour ce que nousappellerions aujourd'hui les « arts popu¬laires » ou le « folklore ». Ils nous ont laissé,

en de multiples écrits, chroniques, essais,journaux, des descriptions qui rendentcompte de la permanence et de l'évolutionde la nouvelle culture, dont la diffusion des

récits épiques constitue un des élémentsfondamentaux. Ce sont eux aussi qui ontassuré l'enregistrement écrit des états suc¬cessifs des textes. Ainsi pouvons-noussuivre, en gros du 14s à la fin du 16e siècle,les multiples avatars de ce qui sera le livrede référence essentiel de la culture nationale

japonaise jusqu'au siècle dernier.

Dès la fin du 16a siècle, l'impression vafiger dans une version « définitive » unetuvre jusque là collective et malléable, etdiffuser, dans une société en voie d'urba¬

nisation explosive, ce Dit, qui va devenir àla fois le best-seller absolu de l'édition japo¬naise et le livre le plus imité et le plus adaptéaux nouvelles formes d'expression, en par¬ticulier au théâtre.

Notons en passant que l'une des toutespremières éditions imprimées est cellepubliée à Nagasaki en caractères latins àl'usage des missionnaires ibériques pour leurfaciliter l'étude de la langue du pays. Le choixest significatif : quel meilleur modèle, eneffet, pour prêcher l'Evangile au plus grandnombre, que ce texte connu de tout un cha¬cun, lettré ou illettré.

Car les « moines au biwa », devenus

entretemps les « moines au Heiké » ouHeiké-hôshi, poursuivent leur activité ambu¬lante de musiciens et de chanteurs, et la

poursuivront jusqu'à nos jours. Ainsi a-t-onpu enregistrer, ces récentes années, lesrécits des derniers chanteurs de heikyoku(chant épique), qui sont non point desreconstitutions plus ou moins arbitraires,mais une manière de dire transmise de

maître à élève depuis le Moyen Age.

Et par un nouveau paradoxe de son his¬toire, ce genre, que les médias modernessemblaient définitivement condamner, a

retrouvé, grâce à ces mêmes médias, grâceaussi à la civilisation des loisirs qui se déve¬loppe rapidement au Japon, un renouveauinespéré et une singulière popularité : un seulchanteur, par le disque et surtout par la télé¬vision, atteindra aujourd'hui, en une seuleséance, un public cent fois, mille fois plusnombreux que celui que tel maître du passépouvait espérer toucher en une vie.

Et ce n'est pas tout encore : ces dernierssurvivants d'un art que l'on croyait moribond

on dénombrait trois ou quatre chanteurs

Le Dit des Heiké est une version épiquede l'affrontement de deux clans guerriersqui luttèrent pour le contrôle du pouvoirdans le Japon de la seconde moitié du12? siècle : les Taira (ou Heiké) et les Mina-moto (ou Genji). Après une irrésistibleascension, les Heiké garderont le pouvoirabsolu jusqu'à la mort en 1181 de leurchef, Taira no Kiyomori, dont on voit, ci-dessous à droite, une statue en bois peintconservée dans un temple bouddhiquede Kyoto. Mais les Genji finiront par écra¬ser le clan rival pour instaurer le gou¬vernement des shogun de Kamakura aubénéfice de Minamoto no Yoritomo (1 147-1199) dont cette effigie, ci-dessous àgauche, se trouve dans un temple shin¬toïste.

en tout voilà une trentaine d'années ont

non seulement trouvé des successeurs quien assureront la pérennité, dans des condi¬tions matérielles infiniment plus satisfai¬santes, mais de plus en plus nombreux sontles jeunes gens qui viennent l'étudier sousleur direction comme d'autres se mettent à

l'école des acteurs de nô (ces amateurs actifssont quelque deux millions à l'heureactuelle), ou se livrent aux joies du haiku(dix millions), de l'arrangement floral ou detout autre art classique.

Cette brève évocation du destin singulierde l'épopée japonaise, des échanges conti¬nus dont elle est l'objet entre l'écrit et l'oral,laisse de côté peut-être l'essentiel, à savoirles emprunts que toutes les formes de lit¬térature et de spectacle n'ont cessé d'y fairedepuis sept siècles. Le théâtre classique toutd'abord nô, jôruri (bunraku) et kabuki ,mais aussi le roman, avec la vogue trèsrécente d'une sorte de récit de cape etd'épée, qui est immédiatement transposé enfeuilletons télévisés tous ces genresanciens et récents trouvent leurs thèmes,

leurs personnages, leur inspiration, dans lecycle épique. Et ce qui, plus que tout,témoigne d'une popularité jamais démentie,c'est l'emploi constant qu'en fait aujourd'huila publicité audio-visuelle.

RENE SIEFFERT, de France, est professeurà l'Institut national des langues et civilisationsorientales (Paris) où il est également directeurdu Centre d'études japonaises. Il a traduit etprésenté en français un grand nombred'majeures de la littérature japonaise. Outre Ledit des Heiké (P.O.F. et Unesco, 1976), il apublié notamment La tradition secrète du nôet Une journée de nô (Gallimard et Unesco,1960), Le dit du Genji (1979, réédité en 1985)et, cette année, Les contes des provinces deSaikaku (P.O.F).

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Le Mahabharata

et le buvetierpar Lokenath Bhattacharya

JARATKARU, ou Jamadagni ? A moinsque ce ne soit Jayadratha, ou Jara-sandha ? Qui était qui et qui a fait

quoi ? Avec tous ces personnages duMahabharata dont le nom commence par un .J, je finis par m'y perdre.

Notre groupe de voyageurs et de pèlerinsvenait de couvrir à pied les 9 km qui séparentBhairongat de Gangotri, près de la sourcedu Gange. A peine arrivés, nous nous étionsentassés dans l'unique buvette de la halteen attendant l'autobus du lendemain matin

qui nous mènerait en 48 heures à Rishikeshà partir de Lanka, sur l'autre rive du Gange.Le soir était tombé et nous frissonnions de

froid; nous étions à quelque 3 000 mètresd'altitude et les montagnes autour de nousse dressaient comme autant de sentinelles

géantes, gardant tous les points de l'horizonet bouchant la vue de tous côtés. Seul bruit

perceptible, la voix du fleuve en contrebas,tour à tour murmurante et grondante, englou¬tissait nos chuchotements, avec tant d'autresnéants, dans un océan de silence.

Notre bavardage, qui nous aidait à passerle temps et à lutter contre le froid, commeles tasses ébréchées pleines d'un thé bouil¬lant que nous tenions à la main, tournaitautour d'une question banale : comments'appelait ce roi dont le nom commençait parun J et qui présidait le grand sacrifice aucours duquel fut récité pour la première foispar un sage le dit du Mahabharata ?

Alors que nous nous perdions en conjec¬tures, la réponse nous fut donnée par le pro¬priétaire de la buvette, un homme entre deuxâges, très simple et d'un type plutôt courantmais dont le visage, le sourire et la voix évo¬quaient l'Inde immémoriale. « Non, dit-il dansun hindi que tous les membres du groupe,qu'ils fussent originaires du Bengale ou del'Inde du sud, n'eurent aucun mal à

comprendre, non, il s'agit de Janamejaya,fils du roi Parikshit; c'est lui qui au cours d'unsacrifice qu'il présidait, pria le sage Vaisam-payana de lui réciter le poème épiquecomposé par son maître, Vyasa. »

Mais Jaratkaru alors ? Eh bien, c'était le

père du sage Astika qui intervint pour sauverla vie du serpent Takshaka lorsque Jana¬mejaya entreprit de faire un grand sacrificede serpents pour les exterminer.

A partir de là, le buvetier commença àpasser en revue tous les autres personnagesque nous avions évoqués Jamadagni,Jayadratha, Jarasandha ... et à nousraconter par le menu qui ils étaient et ce qu'ilsavaient fait.

Le temps passait et nous écoutions, sub¬jugués, le buvetier, nous imaginant être l'as¬sistance rassemblée à la cour de Jana¬

mejaya devant le sage Vaisampayana, quisemblait revivre en cet homme illettré. Dans

un coin de la buvette, la pauvre lumière d'unelampe permettait tout juste de distinguer lasilhouette d'un homme, peut-être un sadhu,debout sur une jambe, dans la pose del'arbre. Nous apprîmes qu'il avait fait le vcude rester ainsi toute une année sans inter¬

ruption et que son vtu prenait fin le len¬demain. Ce personnage qu'on eût dit sortitout droit du Mahabharata était en harmonie

avec l'environnement et les propos que noustenions. Transportés dans un espace horsdu temps, nous nous sentions imprégnés dela vérité du proverbe qui dit qu'en fait, cequi ne figure pas dans le Mahabharata n'estpas bharata, c'est-à-dire indien. De mêmeque chacun de nous porte le Gange dansses veines, notre c est le champ debataille de Kurukshetra, où s'affrontèrent 18

jours durant les Kauravas et les Pandavas.Car cette bataille est une bataille intérieure,

celle que nous livrons contre nous-mêmes.Et pour en revenir au Gange, sa source n'est-elle pas la source même du Mahabharata,puisque c'est la déesse du fleuve qu'unemalédiction contraignit à prendre la formehumaine pour épouser le roi Santanu et luidonner huit fils dont le dernier, Bhisma, est

le personnage clé du poème ?

Le Mahabharata est une épopée orale quicontinue à être récitée et écoutée par desmillions de gens dans tout le pays à l'oc¬casion des fêtes, dans une infinité de spec¬tacles comme le Kathakali ou le Yakshagana,ou encore les théâtres de marionnettes des

diverses régions de l'Inde. Qu'il soit un intel¬lectuel ou un humble illettré, aucun Indien

n'échappe à son extraordinaire pouvoir defascination. Lés petits l'apprennent dans legiron de leur aïeule et encore aujourd'hui,tous les villages s'animent lorsque les pay¬sans s'assemblent à la tombée du jour dansle temple ou sous un arbre pour écouter unrécitant leur en lire les histoires. Et même

dans des villes comme Calcutta, les placesde marché les plus animées semblent s'im¬prégner le soir d'une atmosphère de magielorsque les gens s'agglutinent dans lemoindre recoin pour écouter l'un d'entre euxréciter et commenter tel ou tel. épisode.

L'oralité même du Mahabharata est pro¬videntielle. Dans'un pays où le taux d'anal¬phabétisme s'élève encore à 37%, combienpourraient accéder au texte écrit du poème ?Par contre, demandez à n'importe quel pas¬sant qui était Arjuna, par exemple, et il sauravous le dire.

Le nom d'Arjuna me rappelle un incidentqui remonte à mon enfance. Je me souviens

qu'un jour, en visitant le temple de Maha-balipuram en compagnie de mon père, je fisquelque remarque stupide sur le célèbrerocher sculpté représentant la pénitenced'Arjuna. Le héros y était figuré debout sur

Le Kapalike est l'une des deux écoles duPandavani , forme importante de narrationorale en Inde, presque exclusivementconsacrée au Mahabharata. Un conteur

récite et chante plusieurs épisodes del'épopée, en jouant d'une « tamboura »,luth à long manche et à trois cordes, dontla caisse de résonance formée d'une

demi-calebasse est recouverte d'une

peau de salamandre. Cet instrument rus¬tique est généralement fabriqué par lechanteur lui-même. Celui-ci est accom¬

pagné par deux joueurs de tambours, unjoueur d'harmonium portatif et un chan¬teur qui lui donne la réplique au rythmed'un tambourin à sequins. Sur la photo,Teejan Bai, l'une des plus célèbres inter¬prètes contemporaines du Pandavani.

une seule jambe, exactement dans la posturedu sadhu rencontré plus tard dans la buvettede Bhaironghat. Je m'étais mis à ricanerdevant ce que je croyais être une futile miseen scène à propos de quelqu'un qui n'avaitpeut-être jamais existé. La réponse de monpère fut aussi cinglante qu'immédiate : « SiArjuna n'existe pas, qui peut prétendre exis¬ter, toi ou moi? Nous ne faisons que passer,mais Arjuna demeure. Et parce qu'il existevéritablement en nous, et qu'il vit dans notreimagination, il est beaucoup plus réel quetoutes les prétendues réalités du mondeconcret. »

Vieux de plusieurs millénaires, le Mahab¬harata, l'exemple même du poème épiquedans toute son authenticité, demeure une

source infaillible de réconfort spirituel pourles peuples de l'Inde. Des générations d'au¬teurs talentueux n'ont cessé d'enrichir

l' originale de Vyasa, pour aboutir auxquelque 90 000 versets du poème dans sonétat actuel, ce qui en fait incontestablementle plus long du monde. Les ajouts qui se sontaccumulés au cours des siècles sont de toute

nature historique, mythique, géogra¬phique, philosophique , en fait tout ce quel'on considérait comme méritant d'être

conservé. Le Mahabharata représentait pourtous ces auteurs, surtout avant l'apparitionde l'imprimerie, une sorte de trésor littéraire,et ils avaient le sentiment d'enrichir le patri¬moine national en y apportant leur contri¬bution.

Plus que dans le texte iul-même, c'est dansle c�ur des hommes qu'en réside toute lagrandeur.

LOKENATH BHATTACHARYA, de l'Inde,directeur du National Book Trust of India , estl'auteur de plus de vingt recueils de poèmes,essais, pièces de théâtre et romans en bengali.Ont paru en français, Pages sur la chambre(1976) et Des aveugles très distingués (1983).

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Liu Jingting,le roi des conteurs

par Yao Zhenren

LIU Jingting (1 587-1 670), celui que l'onpeut considérer comme le créateur del'art des conteurs sous sa forme

moderne en Chine, a vécu pendant unepériode agitée de l'histoire chinoise, celle durenversement de la dynastie Ming par lesQing.

Né à Taizhou, dans la province de Jiangsu,il s'appelait en réalité Cao Fengchun. A l'âgede quinze ans il eut des ennuis avec lesautorités et dut s'enfuir pour éviter le châ¬timent. Arrivé dans la région de Xuyi, ilcommença à s'initier à l'art des conteurs pourtenter de gagner sa vie, sans savoir qu'ilinaugurait ainsi une carrière qui allait durerplus de soixante ans. Un jour, accablé parses malheurs et sans doute dans l'espoir dedéjouer les poursuites, il adopta le nom deLiu Jingting, « Liu le grêlé », sobriquet quelui avaient valu ses traits assez grossiers etson visage constellé de taches noires.

Il alla consulter un érudit vénérable et

chargé d'ans, Mou Houguang, qui avait lon¬guement médité sur la théorie de l'art desconteurs. Selon lui, en dehors de l'acquisitiondes techniques de base, un bon conteurdevait avant tout se familiariser avec le mode

de vie des diverses classes sociales, bienconnaître les différents dialectes, être au fait

des coutumes et des pratiques des diversesrégions du pays et absorber toutes sortesd'informations. Mais surtout, Mou estimait

qu'un conteur digne de ce nom devait pouvoirse mettre à la place de chacun de ses per¬sonnages, qu'il fût homme, femme, héros oubouffon, au lieu de se contenter d'être leur

porte-parole. Il devait également mimer leursgestes et exprimer leurs émotions afin d'en¬traîner son auditoire dans le monde du conte.

Comme on le voit, les idées de Mou

n'étaient guère différentes des théories occi¬dentales du théâtre réaliste au 19s siècle.

Au prix d'un long travail, Liu finit par si biensaisir l'essence de l'art du conteur qu'il devintcapable d'émouvoir son auditoire avantmême d'avoir prononcé un seul mot.

Son métier de baladin l'amena à visiter

Yangzhou, Suzhou, Hangzhou et d'autresvilles. Il se fixa en définitive à Nanjing, quel'on appelait alors la capitale des six dynas¬ties et où l'éclat de son art ne tarda pas àsusciter l'admiration enthousiaste du public.

Des contemporains de Liu nous ont laissédes descriptions quine donnent qu'une faibleidée de son talent exceptionnel. Zhang Dai,érudit qui vivait à la fin de la dynastie desMing, a tracé un portrait de Liu en train deraconter l'histoire « Au bord de l'eau »: « Au

moment le plus dramatique, on entend unetelle explosion de cris et de braillements quela maison tout entière tremble et semble sur

Image saisissante de l'art populaire desconteurs, qui mimaient leurs récits ens'accompagnantd'un tambour, cette figu¬rine représentant un conteur fut décou¬verte dans une tombe Han, à Tianwei, pro¬vince de Sichuan. Elle date des dernières

années de la dynastie des Han de l'Est(2s siècle apr. J.-C), et appartient aux col¬lections du musée d'Histoire de la Chine.

Des statuettes du même genre, en boisou en terre cuite, ont été retrouvées dansd'autres localités des provinces deSichuan et de Jiangsu.

Wang Shaotang (1889-1968), célèbreconteurpopulaire chinois, était issu d'unefamille de conteurs du Yangzhou. Ildébuta dans le métier à l'âge de douzeans et l'exerça durant plus de soixanteans. Il se rendit fameux par sa versionde l'histoire « Au bord de l'eau », qu'onle voit interpréter sur la photo, et qui finitpar porter son nom. En 1959, fut publiéà partir de ses récits « Le chant de Wu »,un recueil de contes populaires de800 000 mots.

le point de s'écrouler. Lorsqu'il évoque WuSong qui entre chez le marchand de vin et

n'y trouve personne, il pousse un rugisse¬ment si puissant que tous les pots et réci¬pients vides du lieu résonnent à l'unisson. »

Autre témoignage contemporain : « D'unmoment à l'autre, sa voix, de tonitruante,devient murmure mélodieux et son expres¬sion passe du rire aux larmes. Il restitue d'unemanière si vivante les particularités, la voix,le comportement et les gestes de chaquepersonnage que ceux qui l'écoutent se sen¬tent entrer de plain pied avec eux dans l'uni¬vers évoqué par le conteur pendant quecelui-ci semble s'en éclipser discrètement. »

La renommée de Liu lui valut même de

participer directement durant trois ans auxaffaires politico-militaires des Ming du sud.Vers la seizième année du règne de l'em¬pereur Chongzhen (1643), Il fut invité par letrès puissant Zuo Llangyu, gouverneur mili¬taire de Wuchang et marquis de Ningnan,à venir donner des représentations au quar¬tier général de son armée. Il ne tarda pasà devenir l'un des proches collaborateurs dugouverneur, l'aidant à élaborer ses plans età rédiger des documents.

Ce fut une période faste dans la vie deLiu. Mais lorsque les ambitions de Zuo Lian-gyu se furent effondrées en même tempsque la dynastie des Ming du sud, il dutreprendre sa vie de conteur itinérant. Il écrivit

alors et fit circuler un récit épique centré surle personnage de Zuo, à un moment où l'onpouvait penser que le public s'intéressait auxrécits traitant des « affaires de jour ». En fait,cette histoire n'était pas seulement le compterendu de ce qu'il avait vu et entendu, maisbien l'expression d'un profond chagrin faceà l'effondrement d'une nation et à l'éclate¬

ment d'innombrables familles.

Liu Jingting était un vieillard presque octo¬génaire aux cheveux blancs lorsqu'il arrivaà Beijing en passant par Tianjin dans la pre¬mière année du règne de l'empereur Kangxides Qing. Toutefois, il ne semble pas quel'âge ait terni l'éclat de son art, car il étaitencore capable d'évoquer avec autant debrio la bravoure des guerriers et les tendressentiments des jeunes amants.

Malheureusement, la fin de sa vie fut misé¬

rable et sordide. On raconte même qu'il seraitmort de froid et de faim, mais à ce jour nulne peut dire exactement quand et où prit finl'histoire de ce maître conteur.

YAO ZHENREN, de la République populairede Chine, dirige la rubrique artistique de la revued'art Literary and Art Studies que publie l'Institutd'étude des arts de la Chine.

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Ce portrait de Liu Jingting, le seul qu'onconnaisse de lui, est dû à Wang Su, unartiste qui vécut vers la fin de la dynastieQing. Ce personnage grisonnant auregard malicieux, tenant un éventail etportant les vêtements traditionnels de

l'époque correspond presque trait pourtrait à la description que fit du grandconteur Zhang Dai, érudit de la fin de ladynastie des Ming.

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L'épopée tibétaine de Ge-sarpar Mireille Helffer

Xylographie tibétaine récente représen¬tant le roi Ge-sar en dieu guerrier.

DEPUIS le pays des Burushaski àl'ouest, jusqu'à la Mongolie à l'est,en passant par toutes les régions de

culture tibétaine, la tradition orale, aussi bien

qu'écrite, a retenu le nom d'un héros, Ge-sar, dont les exploits remplissent un cycleépique (sgrung) aux multiples ramifications.

Le nom de Ge-sar évoque certes le titredes Césars du monde méditerranéen et de

Byzance; mais il faut aussi envisager la pos¬sibilité d'un Ge-sar historique sur l'existenceduquel les tibétologues s'interrogent, mêmesi des monnaies récemment découvertes -

permettent d'identifier au 9° siècle un certain

Phromo Gesaro qui aurait pris place dansla lignée des souverains du Gandhara (dansle nord-ouest de l'Inde ancienne). Des docu¬ments chinois et tibétains font également étatd'un Gru-gu Ge-sar qui renverrait aux tribusturques d'Asie centrale et enfin, d'un Ge-sar

de Gling, lié au royaume du même nom àl'est du Tibet; ce dernier terme, Gling, pour¬rait d'ailleurs être pris comme une abréviationde 'Dzambu-gling, désignant en tibétain lemonde.

Quoi qu'il en soit, le Ge-sar de l'épopéeapparaît tour à tour comme un roi desarmées, comme un souverain universel vain

queur des démons des quatre orients,comme un dieu de la guerre auquel on rendun culte, et même comme un bouddha.

Parmi les nombreux épisodes illustrant lesqualités exceptionnelles de Ge-sar, onretiendra la naissance miraculeuse du héros,

fils d'un père céleste et d'une mère elle-même fille d'une divinité du monde souter¬

rain; son enfance misérable; son accession

au trône de Gling et son mariage, à la suited'une course de cheval; ses combats vic¬torieux contre Klu-btsan démon du nord, Gur-

dkar roi des Hor, Shing-khri roi des Mon, Sa-tham roi de 'Jang.

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Sur ces épisodes centraux viennent segreffer d'autres épisodes dont la successionn'apparaît pas évidente : conquête du Stag-gzig, du Cachemire, de la Chine, des quatregrands et huit petits châteaux, voire des dix-huit châteaux, descente aux Enfers.

Pour la plupart de ces épisodes, on pos¬sède, sous forme de manuscrits et de xylo¬graphies, des versions couvrant des dizainesde milliers de pages. Une version imprimée,en langue mongole, mais reflétant un originaltibétain, parut à Beijing en 1716; et vers lemilieu du 198 siècle, des savants tibétains

ont vigoureusement contribué au dévelop¬pement du culte de Ge-sar et à l'édition d'uneversion de l'épopée.

Actuellement, on assiste à un renouveau

de l'intérêt des Tibétains pour celui qu'ils. considèrent comme un héros national; cet

intérêt est stimulé par les nombreuses réé¬ditions faites tant en Inde et au Bhoutan qu'enRépublique populaire de Chine.

Cette diffusion de l'épopée sous une formeécrite n'a pas interrompu la continuité de latradition orale qui s'est maintenue grâce auxchanteurs d'épopée, lés sgrung-mkhan. Cer¬tains de ces chanteurs sont supposés êtrehabités par l'un ou l'autre des personnagesde l'épopée; ils entrent parfois en transe etprétendent savoir l'épopée sans l'avoirapprise, par inspiration directe; d'autres sesont formés auprès de maîtres; d'autresenfin, simples amateurs, se servent de livresqu'ils ont pu se procurer ou qu'on leur a lus.

Si l'on analyse les documents sonoresrecueillis depuis une quarantaine d'années,on constate que les chanteurs de Ge-sar,quelles que soient leur formation et leurrégion d'origine, font alterner des récits enprose, débités à vive allure, et des chants

strophiques en vers de sept à huit syllabes,dans lesquels, selon des formules immua¬bles, les personnages mis en scène par lerécit précisent le lieu où ils se trouvent, seprésentent eux-mêmes et, à grand renfortde dictons, font le point de la situation.

Si les chanteurs de Ge-sar sont, devenus

rares en Mongolie et au Bhoutan, ils sontencore relativement nombreux au Ladakh.

En août 1984, une rencontre de chanteurs

de Ge-sar venait d'avoir lieu à Rtse-thang,dans la Région autonome du Tibet. Parmiles vingt participants, on avait particulière¬ment remarqué une jeune femme de 25 ans,illettrée, originaire du Byang-thang, quiconnaissait par cBur une soixantaine dechapitres de l'épopée qu'elle avait appris deson père, mort en 1968.

Ce dernier fait confirme, s'il en était besoin,la vitalité de l'épopée de Ge-sar en milieutibétain et permet d'espérer qu'une étudesystématique des modalités de sa trans¬mission pourra être entreprise dans unproche avenir.

MIREILLE HELFFER, de France, ethnomusi-cologue et directeur de recherche au Centrenational de la recherche scientifique, à Paris,a écrit Les chants dans l'épopée tibétaine deGe-sar, d'après le Livre de la Course de cheval(1977). Spécialiste de l'étude des musiques etdes notations qui accompagnent les rituels dubouddhisme tibétain, elle a édité deux disques :Castes de musiciens au Népal ef Ladakh,musique de monastère et de village.

Le chanteur d'épopée tibétain Rin-chendar-rgyas, photographié en 1956.

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Hir et Ranjha,les amants du Pendjab

par Hakim Mohammed Said

AU Pakistan, où la littérature écrite estde tradition très ancienne, les

iuvres orales ont été intégrées àdiverses époques dans le patrimoine del'écrit, mais la parole est toujours restée leurmode privilégié de transmission. Dans cha¬cune des quatre provinces du pays (la Pro¬vince frontalière du Nord-Ouest, le Pendjab,le Sind et le Baloutchistan), se sont ainsitransmis de génération en génération ungrand nombre de contes populaires, deforme poétique et presque toujours conçuspour être chantés avec accompagnementd'instruments de musique locaux.

L'histoire de Hir et Ranjha est un des récitsles plus appréciés du Pendjab, cetteimmense plaine aux terres fertiles qu'arro¬sent cinq fleuves (l'Indus, le Jhelam, le Che-nab, le Ravi et le Satlej). Pour RichardTemple, une autorité en matière de légendesdu Pendjab, ce conte - serait né il y a 700ou 800 ans, mais certains spécialistes ledatent du règne de l'empereur moghol Akbarle Grand, soit du 16e siècle». La version

considérée comme classique, celle du poèteWaris Shah, remonte à 1766 et est en pend-jabi, l'une des langues-mères de l'ourdou,langue nationale du Pakistan.

L'histoire de Hir et Ranjha, dans cette ver¬sion, est à à la fois simple, symbolique et

fi dramatique. En commençant son récit parces mots : « Loué soit Dieu qui a fait del'amour la base du monde », le poète évoquele lien sacré, fondé sur l'amour, qui unitl'homme à Dieu ; cette philosophie pleined'humanité transparaît à maintes reprises aucours de ce long récit dont voici un résumé.

« Takht Hazara était un endroit très

agréable. Le plus grand propriétaire du lieuavait huit fils. Ranjha, le plus jeune, était sonpréféré ; ses frères, à cause de cela, le détes¬taient. A la mort de leur père, ils le chas¬sèrent. Ranjha chemina à travers forêts etdéserts et parvint aux rives du Chenab. Làil aperçut une embarcation, mais le batelierrefusa de le prendre à bord. Pour passer letemps, Ranjha joua de la flûte ; cette musiqueplut au batelier qui l'autorisa à monter etRanjha s'endormit bientôt. Un peu plus tard,il fut réveillé par un bruit et, à sa grandesurprise, vit à côté de lui une ravissante jeunefille. C'était Hir, la fille du chef de la famille

Sial, de la ville de Jhang. Lorsqu'elle montadans le bateau, elle fut d'abord furieuse d'yvoir cet étranger, mais quand elle l'eutregardé de plus près, elle tomba amoureusede lui.

Elle revint chez elle avec Ranjha et suthabilement convaincre son père de le pren¬dre à son service comme bouvier. Chaquejour elle le retrouvait quand il menait paîtreson troupeau dans la forêt. Mais on ne tardapas à découvrir qu'ils se rencontraient ensecret : Ranjha fut chassé et Hir donnéecomme épouse à Saida, à qui elle avait étépromise dès son jeune âge. Celui-ci appar-

Hir et Randjha, héros d'une très anciennehistoire d'amour qui serait née au 16'siècle dans la vallée du Chenab, au Pend¬jab (Pakistan), sont représentés ici parUstad Allah Bux, célèbre peintre contem¬porain pakistanais.

tenait à une famille de Rangpur. Hir n'étaitpas heureuse avec son mari et Ranjha luimanquait cruellement.

Déguisé en mendiant, Ranjha partit pourRangpur. En chemin, il rendit visite à un gou¬rou et le supplia de l'aider. Le maître le bénit.Une fois à Rangpur, Ranjha parvint à entreren relation avec Hir et, quelque temps après,ils s'enfuirent ensemble. Mais on les pour¬suivit, on les rattrapa et on les ramena àRangpur. Là ils furent jugés et Ranjha futcondamné à l'exil.

Par malheur, juste après ces événements,la ville de Rangpur prit feu. Les habitantsvirent dans la séparation imposée auxamants la cause de cette calamité. On fit

revenir Ranjha et Hir lui fut rendue. Tousdeux allèrent à Jhang, dans la maison deHir. Mais la famille de la jeune femme, sejugeant déshonorée, décida d'employer uneruse. A Ranjha on demanda de rentrer chezlui afin de veiller aux préparatifs de sonmariage solennel avec Hir. Quand il futéloigné, on dit à Hir qu'il avait été assassiné.A cette nouvelle, elle tomba évanouie et pen¬dant qu'elle était inconsciente, on lui donnaà boire un poison qui la fit mourir. Un mes¬sager s'en alla annoncer à Ranjha la mortde la jeune femme. Ranjha revint et aussitôton l'emmena jusqu'au tombeau : le choc futtel qu'il s'écroula, mort, sur la tombe de sabien-aimée. »

Cette histoire, qui rappelle celle de Roméoet Juliette, a un sens symbolique et éso-térique. C'est une protestation contre lesmaux et les vices du système féodal qui étaiten vigueur à l'époque où elle fut écrite parWaris Shah. Hir symbolise l'opposition à l'ex¬ploitation de la femme et Ranjha le refus dela société féodale et des institutions ineffi¬

caces de son temps.

L'histoire de Hir et Ranjha est toujoursaussi populaire aujourd'hui. Le professeurMumtaz Hasan écrit : « Buffles et bouviers

sont restés les mêmes dans l'antique Pend¬jab, où des baladins chantent encore cepoème familier, tout comme les rhapsodesde la Grèce ancienne chantaient Homère.

Et lorsque les laboureurs se rassemblent surla Dara, la place du village, à la fin d'unelongue journée de travail, on est frappé devoir combien ils sont désireux d'entendre Hir

et Ranjha pour apaiser et délasser leur espritfatigué. Un homme qui sait bien réciter cettehistoire est toujours très demandé. La popu¬larité de ce poème ne se borne pas auxvillages. Les citadins écoutent avec un égalravissement l'histoire de Hir et Ranjha racon¬tée à la radio. » ,

HAKIM MOHAMMED SAID, du Pakistan, estle président de la Fondation Hamdard, le rédac¬teur en chef de la revue Hamdard Medicus quepublie cette institution de recherche scientifiqueet médicale, et le responsable de l'édition our-doue du Courrier de I'Unesco.

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Aux fontaines de l'oral

La littérature basquepar Juan Mari Lekuona

LA tradition orale et la tradition écrite

sont étroitement imbriquées dans lalittérature basque.

Pour ceux qui la connaissent bien, il estévident que la littérature basque est aussiriche et variée que celle de toute autre nation,qu'elle est aussi féconde en formes littéraires

originales et authentiques et que l'oralitévéhicule l'essence même de notre culture.

Cette conscience aiguë de l'importance dela tradition orale s'accompagne d'une per¬ception réaliste de la. littérature écrite; mêmesi elle est jugée tardive, peu abondante etrarement représentative, elle apparaîtcomme indispensable à toute adaptation dufait littéraire aux exigences de la vie moderneet, en définitive, à la survie même de la

langue.

Si cet état des choses est aujourd'huiamplement reconnu, il n'en fut pas toujoursainsi et nous pensons qu'un retour en arrièrepeut nous aider à comprendre la complé¬mentarité actuelle de ces deux modes d'ex¬

pression littéraire basques.

Dans un premier temps,- les 168 et 17esiècles virent, sous l'impulsion de la Renais¬sance et des exigences religieuses del'époque, la publication des premiers textesen langue basque. Cette production, assezrare, resta pratiquement confinée dans lenord, dans le pays basque dit français, socia¬lement moins développé que la partie espa¬gnole, où ne se publiaient guère plus àl'époque que les catéchismes paroissiaux.

L'expression orale était alors prédomi¬nante. De par leur vocation pastorale, lestextes sacrés ou d'instruction religieusepubliés sous forme de livres étaient souvent

lus publiquement aux assemblées des fidèlesdans les églises. En les composant, leursauteurs tenaient compte de ce caractèrepédagogique autant dire qu'ils puisaientdélibérément forme et inspiration dans lalittérature orale.

Ces textes à la fois écrits et dits passèrentainsi dans la mémoire collective, imprégnantmême les formes d'expression populaires;on peut les considérer comme les produitsd'une véritable greffe réalisée par les mino¬rités religieuses cultivées.

Par ailleurs, c'est à cette époque queremontent les premières collections écritesde textes oraux. Dans les deux régions dupays basque, sont recueillis divers témoi¬gnages, ainsi que quelques chansonsanciennes, refrains et maximes populaires.Outre leur valeur linguistique et littéraire inap¬préciable du point de vue diachronique, cescollections attestent aussi la vigueur de laveine poétique et la qualité de la traditionlittéraire de la Renaissance au Baroque.

Les liens entre l'oral et l'écrit prennent unenouvelle tournure aux deux siècles suivants

dans le sud du pays, et plus précisémentdans les provinces de Guipúzcoa au 18e et

de Biscaye au 19e, qui connaissent une flo¬raison littéraire et distancent dans leur pro¬duction écrite la région du nord.

L'emprise de plus en plus grande du pro¬fane dans le domaine de l'écrit, s'accom-

pagnant d'une élévation du niveau culturel

et d'un goût plus prononcé pour le classi¬cisme dans la production orale, a eu pourconséquence de créer de nouveaux rapportsde force entre ces deux formes de littérature.

La littérature écrite doit désormais trouver

dans l'oralité la source première des struc¬tures et des techniques de l'expression lit¬téraires, tandis que la tradition orale, surtoutau Siècle des lumières, doit se plier chaquefois davantage aux règles de la littératureécrite, sous peine de perdre de son actualitéou même de disparaître complètement.

C'est alors que commence la transcriptionécrite des vuvres de la littérature orale: des

feuilles volantes où sont diffusés les vers des

poètes populaires, aux revues et pério¬diques, et aux recueils des cuvres du folk¬lore, de nombreuses publications consignentpar écrit ce qui se transmettait auparavantde bouche à oreille. Ainsi, contrainte de se

plier aux rythmes, aux normes et aux méca¬nismes spécifiques de l'écriture, la produc¬tion orale va s'adapter progressivement auxexigences de la littérature écrite. Elle devientplus précise et rigoureuse, fait siennes desstructures plus complexes et donne nais¬sance à une branche particulière de la lit¬térature basque, née de l'oralité mais pré¬servée et actualisée par l'écriture.

Cette photo, prise en 1936 à Rentería,dans la province basque de Guipúzcoa(Espagne), réunit les plus grands ber-solaris (poètes improvisateurs) del'époque, à l'occasion de l'hommagerendu à l'un d'entre eux, Txirrita, que Tonvoit assis au centre du groupe, une canneà la main.

Les genres qui ne purent être sauvegardéspar l'écriture finirent par régresser, pour dis¬paraître tout à fait au 20e siècle. C'est ainsi

que furent perdues ballades, romances,copias, chansons lyriques, compositionschorales et ludiques ou bien festives, say¬nètes et autres formes parathéâtrales, dontl'ensemble avait constitué la littérature tra¬

ditionnelle.

La vie moderne nous a conduits inexo¬

rablement à adopter l'écriture comme moyend'expression et de conservation des ouvreslittéraires. Mais, dans la langue basque, laproduction écrite n'a pas encore atteint levolume, la qualité ou la popularité néces¬saires pour remplir les fonctions qu'on attri¬bue de nos jours à la littérature dans lessociétés contemporaines. L'oral reste doncun réservoir inépuisable de moyens d'ex¬pression suffisamment amples pour atteindrel'universel à partir du particulier et traduirela complexité du monde moderne à partir dela personnalité collective.

Enfin, le 20e siècle a vu se tisser de nou¬

veaux liens d'interdépendance entre cesdeux traditions littéraires. Il est clair, d'unepart, que la littérature basque ne peut pluséchapper à la forme écrite et qu'elle doittendre au niveau des meilleures littératures

nationales environnantes, avec pour seul cri¬tère celui de la qualité. D'autre part, à mesureque s'approfondit la connaissance de la lit¬térature orale, celle-ci devient une référence

indispensable à la constitution d'une litté¬rature nationale moderne.

Dans la période qui précéda la guerre civileespagnole, le peu de retentissement popu¬laire qu'eut la poésie lyrique minoritaire etérudite, auprès du succès de la poésie impro¬visée, du théâtre populaire et de la narrationfolklorique, obligea à redéfinir le projet cultu¬rel établi et à chercher un rapprochementavec les formes d'expression majoritaires etmieux enracinées de la littérature orale.

Parallèlement, naissait un mouvement néo¬

populiste qui ne manquait pas d'attraits pourles auteurs et les lecteurs issus des milieux

linguistiques traditionnels.

Cette tendance s'est maintenue dans la

période de l'après-guerre. Le style oral, avecses fonctions et ses règles particulières, s'esttransformé en un sujet de recherches pourl'écrivain. Celui-ci s'en inspire pour créer uneesthétique nouvelle qui lui permet de passerdu particulier à l'universel à partir des don¬nées fondamentales de sa propre véritéculturelle.

JUAN MARI LEKUONA, spécialiste de la lit¬térature orale basque, a publié une importanteétude en la matière, fruit de 25 ans derecherches. Il est professeur de littératurebasque à l'Université de Deusto, à Bilbao, etl'auteur de deux recueils de poèmes : MugaBeroak (Aimables frontières) et llargiaren esko-lan (A l'école de la Lune).

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Latitudes et longitudesLa Collection Unesco

d'éuvres représentatives

Une nouvelle édition duCourrier de /'Unesco

Nous avons le plaisir d'annoncer le lancementd'une édition du Courrier de /'Unesco en thaï,

publiée sous les auspices de la Commissionnationale de la Thaïlande auprès de I'Unesco.Le premier numéro a paru en janvier 1 985. Aveccette nouvelle édition, le Courrier de ¡'Unescoparaît désormais en 32 langues, sans compterl'édition trimestrielle en braille.

Depuis sa création en 1948, le ProgrammeUnesco de traduction d'muvres littéraires s'ef¬

force de contribuer à une plus large appréciationinternationale du patrimoine littéraire mondialen encourageant la traduction et la publication,essentiellement en anglais et en français, delittératures écrites dans une langue de moindrediffusion. A côté de traductions de textes fon¬

damentaux de caractère philosophique, reli¬gieux ou historique, les diverses séries de laCollection Unesco d'luvres représenta¬tives comprennent des anthologies consacréesà telle ou telle littérature nationale, des poèmesépiques, des sagas, des légendes, des fableset des épopées romanesques, des pièces dethéâtre, des romans et des nouvelles, ainsi quede très nombreuses auvres poétiques, dontnous proposons ici une sélection.

Série africaine

Textes sacrés d'Afrique noire. Choix et intro¬duction de Germaine Dieterlen ; préface d'Ama¬dou Hampaté Ba. Paris, Gallimard, 1965.En anglaisKunene, Mazisl. Emperor Shaka the Great (AZulu Epic). Traduit par l'auteur. Londres, Iba-dan, Nairobi, Lusaka et Johannesburg, Hei¬nemann, 1979.

Série européenne

Anthologie des chansons populaires grecques.Choix d'Aghis Théros ; introduction de deGeorges C. Spyridakis et Dimitri A. Petropoulos ;traduction et notes de Jean-Luc Leclanche.

Paris, Gallimard, 1967.

Les clubs des lecteurs du

Courrier de l'Unesco

Le Courrier de /'Unesco a décidé de créer un

réseau de clubs de lecteurs couvrant le plusgrand nombre de pays possible. Des exposi¬tions, qui peuvent être organisées avec l'aidetechnique du Siège de I'Unesco et du Courrier,et des débats sur des thèmes traités dans la

revue, sont deux exemples des nombreuseset diverses activités auxquelles se consacrentces clubs afin de favoriser le dialogue entre lescultures. Il existe déjà des clubs de lecteursdu Courrier de /'Unesco en Bulgarie et enEgypte, où Ils ont été créés dans le cadred'unions d'écrivains ou d'artistes, et au TamilNadou, où ils ont un statut autonome. En Union

soviétique, l'édition en langue russe de la revuea accepté d'en constituer à l'intérieur d'asso¬ciations culturelles déjà existantes, et en Répu¬blique de Corée on s'efforce d'en lancer au seind'associations régionales de I'Unesco établiesdans les collèges, les écoles et les universités.De leur côté, les éditions en swahili et en néer¬landais tentent de créer des clubs du Courrier

de l'Unesco dans le cadre du projet des Ecolesassociées de I'Unesco. Pour plus ample infor¬mation, les lecteurs peuvent écrire au : Rédac¬teur en chef, Le Courrier de l'Unesco, Unesco,place de Fontenoy, 75700 Paris.

Série ibéro-américaine

Tovar, Juan de. Manuscrit Tovar ; origines etcroyances des Indiens du Mexique. Editionbilingue, établie d'après le manuscrit de la JohnCarter Brown Library par Jacques Lafaye.Traduction de Constantino Aznar de Acevedo.

Graz, Akademische Druck- u. Verlagsanstalt,1972. (Chronique.)

Séries orientales

Traduit de l'arabe

Al-Farabl. Idées des habitants de la cité ver¬tueuse (Kitab Ara Ahl Al-Madinat al-Fadilat).Traduction, introduction et notes par YoussefKaram, J. Chlala et A. Jaussen. Beyrouth,Commission libanaise pour la traduction deschefs-d'euvre, 1980. (Traité philosophique.)[Edition bilingue]

Traduit du chinois

Ling Mong-tch'ou. L'amour de la renarde. Mar¬chands et lettrés de la vieille Chine (Douzecontes du XVIh siècle) [tirés du 'P'ai-an king-k'i\. Traduction, préface et notes d'André Lévy.Paris, Gallimard, 1970, 1979. (Traduction fran¬çaise de quatre contes rééditée dans L'honnêtecommis Tchang, Gallimard (Collection foliojunior légendes), 1982.)

Traduit des langues de l'Inde

Banerjl, Bibhouti Bhousan. La complainte dusentier (Pather panchali) [bengali]. Traductionde France Bhattacharya. Paris, Gallimard,1969. (Roman.)Narayaniya Parvan du Mahabharata (Un textePancaratra) [sanskrit]. Traduction et notes deJean Varenne. Paris, Gallimard, 1967.

Traduit du japonais

Le dit des Heiké (Le cycle épique des tairaet des Minamoto). Traduction de René Sieffert.Paris, Publications orientalistes de France,1976.

Traduit du tibétain

Vie et chants de Brug-pa Kun-legs le yogin.Traduction de R. A. Stein. Paris, G. P. Mai-sonneuve et Larose, 1972.

Traduit du kirghlz

Aventures merveilleuses sous terre et ailleurs

de Er-Töshtük, le géant des steppes (Manas).Traduction de Pertev Boratav ; introduction etnotes de Pertev Boratav et Louis Bazin. Paris,Gallimard, 1965. (Epopée.)

Ventes et distributions :

Unesco, PUB/C, 7, place de Fontenoy, 75700 Paris.Belgique : Jean de Lannoy, 202, avenue du Roi,Bruxelles 6.

Reproduction sous forme de microfiches : 150 francs(1 an).

Abonnement

1 an : 68 francs français. 2 ans (valable uniquementen France): 120 francs français. Reliure pour uneannée : 52 francs.

Paiement par chèque bancaire, mandat, ou CCP3 volets à l'ordre de : I'Unesco.

Bureau de la Rédaction :

Unesco, 7, place de Fontenoy, 75700 Paris, France.Les articles et photos non copyright peuvent être reproduitsà condition d'être accompagnés du nom de l'auteur et de lamention Reproduits du Courrier de I'Unesco », en précisantla date du numéro. Trois justificatifs devront être envoyés àla direction du Courrier. Les photos non copyright seront four¬nies aux publications qui en feront la demande. Les manuscritsnon sollicités par la Rédaction ne sont renvoyés que s'ils sontaccompagnés d'un coupon-réponse international. Les articlesparaissant dans le Courrier de I'Unesco expriment l'opinionde leurs auteurs et non pas nécessairement celle de I'Unescoou de la rédaction. Les titres des articles et les légendes des

photos sont de la rédaction. Enfin, les frontières qui figurentsur les cartes que nous publions n'impliquent pas reconnais¬sance officielle par I'Unesco ou les Nations-Unies.

Rédacteur en chef adjoint : Olga RodelSecrétaire de rédaction : Gillian Whitcomb

Rédacteurs :

Edition française : Alain LévèqueNeda el Khazen (Paris)

Edition anglaise : Howard BrabynRoy Malkin (Paris)

Edition espagnole : Francisco Fernandez-SantosJorge Enrique Adoum (Paris)

Edition russe : Nikolaï Kouznetsov (Paris)Edition arabe : Sayed Osman (Paris)Edition allemande : Werner Merkli (Berne)Edition japonaise : Seiichiro Kojima (Tokyo)Edition italienne : Mario Guidotti (Rome)Edition hindie : Rajmani Tiwari (Delhi)Edition tamoule : M. Mohammed Mustafa (Madras)Edition hébraïque : Alexander Broïdo (Tel-Aviv)Edition persane : Hossein Razmdjou (Téhéran)Edition néerlandaise : Paul Morren (Anvers)Edition portuguaise : Benedicto Silva (Rio de Janeiro)Edition turque : Mefra llgazer (Istanbul)Edition ourdoue : Hakim Mohammed Saïd (Karachi)

Edition catalane : Joan Carreas i Marti (Barcelone)Edition malaise : Azizah Hamzah (Kuala Lumpur)Edition coréenne : Paik Syeung-Gil (Séoul)Edition kiswahili : Domino Rutayebesibwa

(Dar-es-Salaam)Editions croato-serbe, macédonienne, serbo-croate,Slovène : Vitomir Sudarski (Belgrade)Edition chinoise : Shen Guofen (Pékin)Edition bulgare : Goran Gotev (Sofia)Edition grecque : Nicolas Papageorgiou (Athènes)Edition cinghalaise : S.J. Sumanasekera Banda

(Colombo)Edition finnoise : Marjatta Oksanen (Helsinki)Edition suédoise : Inger Raaby (Stockholm)Edition basque : Gurutz Larrañaga (San Sebastián)Edition thaï : Savitri Suwansathit (Bangkok)Editions braille : Frederick H. Potter (Paris)

Documentation : Christiane Boucher

Illustration : Ariane Bailey

Maquettes : Georges ServatPromotion-diffusion : Fernando Ainsa

Projets spéciaux : Peggy JulienToute la correspondance concernant la Rédaction doitêtre adressée au Rédacteur en Chef.

BRODARD GRAPHIQUE, COULOMMIERS - Dépôt légal C 1 - Août 1985 - IMPRIMÉ EN FRANCE (Printed in France) - Commission paritaire N° 27.253 - Diffusé par les N.M.P.P.PHOTOCOMPOSITION/PHOTOGRAVURE DAWANT - 13, rue des Arquebusiers - 75003 PARIS.

34

L'Etat moderne est assurément un fait

incontournable de notre temps. A lafois entité protectrice et structure dedomination, il suscite attraction et rejet.Instance de médiation* entre le

politique, le culturel et l'économique, ilintervient dans toutes les sphères de lasociété. L'Etat-nation prend uneextension mondiale, se développantdans les pays du tiers monde, après sonédification dans les pays industialisés. Ilcherche à s'imposer comme la formeprivilégiée d'organisation politique etterritoriale du XXe siècle, tout enrencontrant des difficultés, voire desobstacles, liés à la pluralité deshistoires.

L'Etat au pluriel rassemble les essaisde sociologues, d'anthropologues, depolitologues de premier plan venus dedifférentes régions du monde. Al'origine de leurs problématiques, il y ades questions telles que : Pourquoil'Etat existe-t-il ? Pourquoi lui obéit-on ? L'Etat fait-il un avec la société,avec l'ensemble des processus sociaux,économiques et politiques, ou constitue-t-il une instance à 'part, issue de lasociété, mais située au-dessus d'elle et

autonome ? Que signifie cette

L'ETAT AU PLURIELPerspectives de Sociologie Historique

autonomie ? Comment l'Etat intervient-

il dans les différentes sphères de lasociété et jusqu'où va son intervention ?Est-il un concept juridique(souveraineté, ordre public) ou, dansune perspective sociologique, un lieu oùs'affrontent les forces sociales ? Ou

encore, peut-on indistinctement classersous ce concept toutes les formes dedomination politique depuis leschefferies primitives ?

L'apport exceptionnel du présentvolume est de rendre compte, par sadiversité, de la complexité duphénomène étatique et de sonirréductibilité à des schémas

simplificateurs : tel est bien le sens de« l'Etat au pluriel ».

France : En vente dans les librairies universitaires

ou à la Librairie de l'Unesco, 7, place de,Fontenoy, 75700 Paris, et par. correspondance enjoignant votre règlement par chèque bancaire,mandat ou CCP 3 volets libellé à l'ordre de

l'Unesco.

Autres pays : Consulter notre agent de vente (voirliste ci-dessous).

L'État au plurielPerspectives de Sociologie HistoriqueCoédition Unesco/Economica

1985. 289 p. 95 FFISBN 93.3.202283.4

Comment obtenir les publications UnescoLes publications de I'Unesco peuvent être commandées par l'intermédiaire de toute librairie.

Dans chaque pays ¡I existe un ou plusieurs libraires qui assurent le rôle de distributeurs nationaux(voir liste ci-dessous). A défaut, elles peuvent être obtenues par correspondance,

au Siège de l'Organisation avec règlement joint par chèque libellé en une monnaie convertibleou sous forme de mandat poste international ainsi que de bons internationaux Unesco.

ALGÉRIE. ENAMEP, 20, rue de la Liberté, Alger.RÉP. FED. D'ALLEMAGNE. Mr. Herbert Baum DeutscherUnesko-Kurier Vertrieb, Besaitstrasse 57 5300 BONN 3.

ARGENTINE. Librería El Correo de la Unesco EDILYR S.R.L.

Tucumán 1685 1050 Buenos Aires.

AUTRICHE. Gerold and Co., Graben 31, A-1011 Wien

BELGIQUE. Jean de Lannoy, 202, Avenue du Roi, 1060

Bruxelles, CCP 000-0070823-13. ; N.V. HandelmaatschappijKeesing, Keesinglaan 2-18,21000 Deurne-Antwerpen.RÉP. POP. DU BÉNIN. Librairie nationale, B.P. 294. PortoNovo ; Ets Koudjo G. Joseph, B.P. 1530 Cotonou.BRÉSIL. Fundaçao Getúlio Vargas, Editora-Divisao de Vendas,Caixa Postal 9.052-2C-02, Praia de Botafogo, 188 Rio deJaneiro RJ

BULGARIE. Hemus, Kantora Literatura, bd Rousky 6, Sofia.Librairie de I'Unesco, Palais populaire de la culture, 1000 Sofia.CAMEROUN. Librairie des Editions Clé, B.P. 1 501 , Yaounde ;Librairie St-Paul, B.P. 763, Yaounde ; Commission nationale de

la République-Unie du Cameroun pour I'Unesco, B.P. 1600,Yaounde ; Librairie « Aux messageries », avenue de la Liberté,B.P. 5921, Douala ; Librairie « Aux frères réunis », B.P. 5346,

Douala. Buma Kor and Co., Bilingual Bookshop, Mvog-Ada,B.P. 727, Yaounde ; Centre de diffusion du livre camerounais,B.P. 338, Douala.

CANADA. Editions Renouf Limitée, 2182, rue Ste. Catherine

Ouest, Montréal, Que H3H IM7 ; Renouf Publishing Co. Ltd., 61Sparks Street, Ottawa, Ontario KIP 5A6.

CHINE. China National Publications Import and Export

Corporation, P.O. Box 88, Beijing.COMORES. Librairie Masiwa 4, rue Ahmed Djoumoi, B.P. 124,Moroni.

RÉP. POP. DU CONGO. Librairie Maison de la presse,B.P. 2150, Brazzaville ; Commission nationale congolaise pourI'Unesco, B.P. 493, Brazzaville

RÉP. DE CORÉE. Korean National Commission for Unesco,P.O. Box central 64, Séoul.

CÔTE-D'IVOIRE. Librairie des Presses Unesco, CommissionNationale Ivoirienne pour I'Unesco, B.P. 2871, Abidjan.CUBA. Ediciones Cubanas O'Reilly N° 407, La Habana.

DANEMARK. Munksgaard Export, OG Tidsskriftservice, 35Norre Sogade, DK-1970 Kobenhavn K.EGYPTE {RÉP. ARABE D'|. National Centre for UnescoPublications, N° 1, Talaat Harb Street, Tahrir Square, Le Caire.ESPAGNE. MUNDI-PRENSA Libros S.A., Castelló 37, Madrid 1,

Ediciones LIBER, Apartado 17, Magdalena 6, Ondárroa(Viscaya) DONAIRE, Aptdo de Correos 341, La Coruña ; LibreríaAI- Andalus, Roldana, 1 y 3, Sevilla 4. Librería CASTELLS,Ronda Universidad 13, Barcelona 7.ÉTATS-UNIS. Unipub, 1 180 Ave. of the Americas, New York,N.Y., 10036.

FINLANDE. Akateeminen Kiirjakauppa, Keskuskatu 1, 00100Helsinki. Suomalainen Kirjakauppa Oy, Koivuvaraan Kuja 2,01640 Vantaa 64

FRANCE. Librairie Unesco, 7, place de Fontenoy, 75700 Paris ;et grandes librairies universitaires.

GABON. Librairie Sogalivre, à Libreville, Franceville ; LibrairieHachette, B. P. 3923, Libreville.

GRÈCE. Librairie H. Kauffmann, 28, rue du Stade, Athènes ;Librairie Eleftheroudakis, Nikkis 4, Athènes ; John Mihalopoulos

and Son, 75, Hermou Street, P.O. Box 73, Thessalonique ;

Commission nationale hellénique pour I'Unesco, 3 rueAkadimias, Athènes.

RÉP. POP. REV. DE GUINÉE. Commission nationale

guinéenne pour I'Unesco, B.P. 964, Conakry.HAÏTI. Librairie A la Caravelle, 26, rue Roux, B.P. 111, Port-au-Prince.

HAUTE-VOLTA. Lib. Attie B.P. 64, Ouagadougou. - LibrairieCatholique « Jeunesse d'Afrique ». Ouagadougou.HONGRIE; KulturaBuchimport-Abt., P.O.B. 149-H-1389,Budapest 62.

IRAN. Commission nationale iranienne pour I'Unesco, 1 188Enghlab Av., Rostam Give Building, Zip Code 13158, P.O. Box11365-4498, Teheran.

IRLANDE. The Educational Co. of Ir. Ltd., Ballymount Road

Walkinstown, Dublin 12. Tycooly International Publ. Ltd, 6

Crofton Terrace, Dun Laoghaire Co., Dublin.ISRAËL. A. B.C. Bookstore Ltd, P.O. Box 1283, 71 AllenbyRoad, Tel Aviv 61000.

ITALIE. Licosa (Librería Commissionaria Sansoni, S.p.A.) viaLamarmora, 45, Casella Postale 552, 50121 Florence.

JAPON. Eastern Book Service, Inc. 37-3 Hongo 3-chomeBunkyo-ku, Tokyo 113

LIBAN. Librairie Antoine, A. Naufal et frères, B.P. 656,

Beyrouth.

LUXEMBOURG. Librairie Paul Brück, 22, Grande-Rue,

Luxembourg ; Service du Courrier de I'Unesco, 202 avenue duRoi, 1060 Bruxelles - CCP 26430-46.

MADAGASCAR. Toutes les publications : Commission

nationale de la Rép. dém. de Madagascar pour I'Unesco, B.P.331, Antananarivo.

MALI. Librairie populaire du Mali, B.P. 28, Bamako.

MAROC. Librairie m Aux belles images », 282, avenueMohammed-V, Rabat ; Librairie des Ecoles, 12, avenue HassanII, Casablanca ; Commission nationale marocaine pour l'Unesco

19, rueOqba, B.P. 420, Rabat Agdal.MAURICE. Nalanda Co. Ltd., 30, Bourbon Street, Port-Louis.

MAURITANIE. Gralicoma, 1, rue du Souk X, avenue Kennedy,Nouakchott.

MEXIQUE. Librería El Correo de la Unesco, Actipán 66, Coloniadel Valle, Mexico 12 DF.

MONACO. British Library, 30, bd. des Moulins, Monte-Carlo.

MOZAMBIQUE. Instituto Nacional do livro e do Disco (INLD),

Avenida 24 de Juiho, 1921 r/c e 1a andar, Maputo.

NIGER. Librairie Mauclert, B.P. 868, Niamey. -

NORVÈGE. Johan Grundt Tanum, P.O.B. 1177 Sentrum, Oslo1 ; Narvesen A/S Subscription and Trade Book Service 3, P.O.B.6125 Etterstad, Oslo 6 ; Universitets Bokhandelen, , ,

Universitetssentret, Postboks 307 Blindem! Oslo 3.NOUVELLE-CALÉDONIE. Reprex SARL, B.P. 1 572, Nouméa; i Y.

PAYS-BAS. Keesing Boeken B.V., Joan Muyskenweg, 22,Postbus 1118, 1000 B C Amsterdam.

POLOGNE. ORPAN-Import. Palac Kultury, 00-901 Varsovie,Ars-Polona-Ruch, Krakowskie- Przedmiescie N° 7, 00-068Varsovie.

PORTUGAL. Dias & Andrade Ltda. Livraria Portugal, rua doCarmo, 70, Lisbonne.

ROUMANIE. ARTEXIM, Export/Import, Piata Scienten n° 1,P.O. Box 33-16, 70005 Bucarest.

ROYAUME-UNI. H. M. Stationery Office P.O. Box 276, LondonS.W. 8. 5 DT ; Third World Publications, 151 Stratford Road,

Birmingham B II IRD.

SÉNÉGAL. Librairie Clairafrique, B.P. 2005, Dakar. Librairie desQuatre-Vents, 91, rue Blanchot-avenue Georges Pompidou, B.P.1820, Dakar.

SUÈDE. Svenska FN- Forbundet, Skolgrand 2, Box 150-50,S-10465 Stockholm ; Wennergren-Williams AB Box30004-S-104 25 Stockholm ; Esselte Tidsknftscentrale Gamta

Brogatan 26 Box 62-101 20 Stockholm.

SUISSE. Europa Verlag, 5, Ramistrasse, Zurich, CH 8024.Librairie Payot, 6, Rue Grenus, 1211, Genève 1 1 . CCP. :

12.236. Librairie Payot aussi à Lausanne, Bâle, Berne, Vevey,Montreux, Neuchâtel et Zurich.

SYRIE. Librairie Sayegh Immeuble Diab, rue du Parlement, B.P.704, Damas.

TCHAD. Librairie Abssounout, 24, av. Charles de Gaulle,

B.P.388, N'Djamena.

TCHÉCOSLOVAQUIE. S.N.T.L, Spalena 51, Prague 1. Artia,Ve Smekach 30, P.O.Box 790, III-27 Prague 1. Pour la Slovaquieseulement : Alfa Verlag Publishers, Hurbanovo nam. 6, 893 31Bratislava.

TOGO. Librairie Evangélique, B.P. 378, Lomé ; Librairie du BonPasteur, B.P. 1164 ; Lomé, Librairie universitaire, B.P. 3481,Lomé.

TRINITÉ-ET-TOBAGO. Commission Nationale pour I'Unesco,18 Alexandra Street, St. Clair, Trinidad, W.l.

TUNISIE. Société tunisienne de diffusion, 5, avenue de

Carthage, Tunis ; Société chérifienne de distribution et depresse, Sochepress, angle rues de Dinant & St. Saens, B.P. 683,Casablanca 05.

TURQUIE. Haset Kitapevi A.S., Istiklâl Caddesi, N° 469, Posta

Kutusu 219, Beyoglu, Istambul,

U.R.S.S. Mejdunarodnaya Kniga, Moscou, 121200

URUGUAY. Edilyr Uruguaya. S.A. Maldonado, 1092,Montevideo.

. YOUGOSLAVIE. Mladost, Mica 30/1 1, Zagreb ; CankarjevaZalozba, Zopitarjeva 2, Lubljana ; Nolit, Terazije 13/VIII, 11000Belgrade.

RÉP. DU ZAIRE. La librairie. Institut national d'étudespolitiques, B.P. 2307, Kinshasa. Commission nationale de la

Rép. du Zaire pour l'Unesco, Ministère de l'Education nationale,j'. B.P/32, Kinshasa.*' .- ';'., _

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Lokenath Bhattacharya

Heikki Kirkinen

Mazisi Kunene

J.M.G. Le Clézio

René SieíTert

Salah Stétié

Paul Zumthor