Le Taurillon en seine #1

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DOSSIER ENQUÊTE SOCIÉTÉ, ÉCONOMIE, CULTURE, DIPLOMATIE, ACTUALITÉS... LE RÉVEIL EUROPÉEN Au coeur des ZAD européennes innovation, numérique, énergie... que se passe-t-il chez nos voisins ? #1 – OCTOBRE 2015 GRATUIT

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Le Taurillon en seine est le journal des sections parisiennes de l'association étudiante Les Jeunes Européens. C'est une des déclinaisons locales du webzine le Taurillon.

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DOSSIER ENQUÊTE SOCIÉTÉ, ÉCONOMIE, CULTURE, DIPLOMATIE, ACTUALITÉS. . .LE RÉVEIL EUROPÉEN Au coeur des ZAD

européennesinnovation, numérique, énergie... que se passe-t-il chez nos voisins ?

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G R A T U I T

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L E TA U R I L L O N E N S E I N E

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O n pourrait croire à une blague. Lancer au-jourd’hui un journal -papier par dessus le marché- pour parler Europe est un pari plutôt risqué. Car il faut se rendre à l’évidence, nous ne sommes pas face au sujet le plus trendy du moment. Cheval de Troie du libéralisme sauvage pour certains, passoire à migrants pour d’autres, projet périmé sentant fort la naphtaline pour la plupart, l’Europe ne fait plus rêver grand monde.

Et pourtant il y a besoin cruel de gens comme nous, par les temps qui courent. Migrants, Grêce, agriculteurs en colère, les sujets européens dominent l’actualité. Et peu sont ceux qui cherchent à réellement entrer dans les dé-tails de la délicate machinerie européenne pour informer correctement les citoyens sur les sujets du moment.

Mais le problème essentiel n’est pas la. Le débat public se focalise aujourd’hui exclusivement sur les décisions prises par l’Union européenne, sur sa capacité-ou non- à régler un certain nombre de problèmes. On se demande si l’Union sera capable de gérer les flux de migrants ou de faire vivre correctement les agriculteurs. Mais per-sonne n’interroge le projet européen en soi, la raison pour laquelle les états européens ont décidé de s’unir. La raison d’être de l’Union Européenne a complètement disparu du paysage, au point de devenir un tabou. De là vient d’ailleurs tout le malaise : l’intégration du conti-nent suit sa lancée, impacte la vie des citoyens dans tous les domaines. Mais aucun dirigeant n’assume politique-ment la responsabilité d’un tel projet. L’Union euro-péenne avance sur sa propre force d’inertie comme un comme un bateau ivre, apparemment sans gouvernail et sans direction.

C’est tout le paradoxe de la situation actuelle. L’Europe est partout et sur tous les sujets, les états sont toujours plus interdépendants mais la conscience parmi les peuples d’appartenir à un ensemble commun n’a jamais été aussi faible. L’Europe est un vaste et froid marché, certes, mais pas un espace de vivre ensemble.

Journal des Jeunes Européens à Paris, affilié au webzine le Taurillon, le Taurillon en Seine vise à faire de Europe, sujet actuellement parmi les plus soporifiques imagi-nables, un vaste et passionnant terrain d’investigation. Nous suivrons l'actualité de l'union Européenne, bien sûr. Mais la n’est pas notre objectif principal. Ce que nous voulons, c’est faire prendre corps à l'Europe. Car nous pensons que nous n’avons pas seulement affaire a un marche mais aussi à un espace culturel commun, que ce qu’il se passe à Paris a toutes chances d’arriver également à Berlin, à Madrid, à Riga ou a Athènes. Notre mission est de faire sortir l’Europe de l’abstraction, de la rendre au contraire visible, palpable, odorante. C’est pourquoi, dans son approche, le Taurillon en Seine en-tend être le plus proche possible du terrain. Enquêtant partout, le Taurillon en Seine entend faire avec ses petits moyens ce que les grands médias font peu : se hisser au delà des frontières pour récolter la voix des européens. En bref, nous voulons redonner ses lettres de noblesse a l'idée d'identité européenne.

Pour servir cette idée nous avons fait le choix de l’ambi-tion tant sur le fond que la forme. Objet esthétique, le Taurillon en Seine est un journal papier, média du temps long, de la réflexion et de la prise de distance. Sur le fond, il respecte une structure bien établie. Chaque numéro sera organisé autour d’un cahier central abordant chaque trimestre un thème particulier sous ses différentes fa-cettes. Un Grand Entretien donnera la parole à une per-sonnalité oeuvrant dans les coulisses de la construction européenne. Des articles thématiques et les pages de début constituées d’un assortiment de rubriques savou-reuses compléteront l’ensemble et offriront un regard nuancé, parfois amusé, parfois critique sur l'actualité européenne.

Si ambitieux qu’il soit, notre journal reste toutefois un projet étudiant qui s’appuie sur des rédacteurs amateurs mais motivés venus de tous les horizons et de toutes les formations.

Nous remercions encore toutes les personnes qui ont rendu possible le premier numéro de cette presque-blague devenue réalité.

L ' É Q U I P E

RÉDACTION & GESTION

MAQUETTE & STRATÉGIE DE COMMUNICATION

CONTRIBUTEURS

Augustin Roncin, Maxime Retailleau, Sandra Bahri, Alexis Ladasic

Chefs de projet – Élodie Plantec, Laetitia GreffetRédacteur en chef – Hadrien Bajolle

Contact : redaction.tauril [email protected]

Ariane Seibert

L ' É D I T O —Hadrien Bajolle

Couverture– Gary Walter © Getty Images

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SOMMAIREBrêves d'actualité ILS ONT DIT...4 5

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Et si Jérémy Rifkin avait raison ?

L'innovation agricole à pas feutrés

L'Internet de l'énergie européen, c'est pour (presque) maintenant

De l'économie du partage au Sharewashing

+ D ' INFOS :

DOSSIER

AGENDA

LE RÉVEIL EUROPÉEN

26Christian Talgorn, président du GEBC (Groupement Européen des Banques Coopératives)

GRAND ENTRETIEN

31EXPO de Milan

L'été de la Rédaction

20Pourquoi l'Europe est impuissante face à la crise des migrants ?

Société

30Zone monétaire européenne, zone monétaire optimale ?

Économie

22Parti Pirate, Reforme du Numérique

Politique

24Riga, nouveau berceau des soirées alernatives ?

Culture Pop

www.je-paris.euwww.tauril lon.org

Zig-ZAD en Europe

Enquête14

L'Europe au coeur des campagnes ukrainiennes

Diplomatie18

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B R Ê V E S

L’actualité récente semble plus que jamais démontrer un besoin d’information et de pédagogie sur les questions européennes. La direction de France Inter décide pourtant de décaler à une heure très heure très matinale la revue de presse européenne. Son auteur historique, le britannique Alex Taylor est viré du jour au lendemain pour avoir regretté le choix de France Inter sur Twitter. Triste pour l’Europe, triste pour la radio de service public.

Les groupes industriels Airbus et Safran rachètent officiellement les 34% d’Arianespace détenus par le Centre National D’Etudes Spatial (CNES). La privatisation du secteur spatial européen est le résultat de l’arrivée surprise en 2013 d’un nouvel entrant : Space X, dirigée par le milliardaire américain Elon Musk.

La Commission européenne a proposé, le 8 septembre, de lancer un fonds d'urgence pour l'Afrique doté de 1,8 milliard d'euros qui aura pour mission de promouvoir le développement dans les pays de transit et d'origine de migrants.Ce fonds sera alimenté par les Etats membres de l’Union européenne (UE).

La Commission a enfin dévoilé sa position officielle sur l’épineuse question des tribunaux d’arbitrage privés censés régler les différends dans le cadre du traité transatlantique. La Commission propose notamment que les affaires soient jugées par une cour arbitrale permanente et non par des juges ad hoc nommés par les parties comme cela avait été évoqué précédemment. Autre changement : la mise en place d’un méchanisme d’appel. Des évolutions qui vont dans le sens d’une plus grande transparence.

Dommage pour les fans de Borgen, Helle Thorning-Schmidt, la première ministre sociale démocrate, qui avait servi de modèle à la série, ne fera pas de second mandat à la tête du pays. Le président du Parti libéral, Lars Løkke Rasmussen,devient le nouveau premier ministre mais devra composer avec les eurosceptiques du Parti populaire danois.

DANEMARKLes eurosceptiques, deuxième force politique au Danemark

Un tribunal de La Haye donne raison à la plainte de neuf cents citoyens qui, avec l'aide de la Fondation environnementaliste Urgenda, avaient porté plainte contre leur gouvernement pour combattre le réchauffement climatique. L’état néerlandais est condamné à réduire les émissions de gaz à effet de serre du pays de 25 % par rapport à 1990, d’ici à 2020.

ÉCOLOGIEL’état Néerlandais condamné à réduire ses émissions de gaz à effet de serre.

C'est le nombre de réfugiés que les États de l'Union doivent accueillir d'urgence, a exhorté le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, le 9 septembre 2015.

LE CHIFFRE

160 000

RADIOFrance Inter supprime la revue de presse européenne

Le nouveau gouvernement de centre droit évoque une allocation de base pour tous les citoyens. Si son montant devait atteindre les 1000 euros mensuels, comme cela a été évoqué, le travail deviendrait alors un simple choix de vie.

EMPLOIEn Finlande, la fin du travail ?

AÉRONAUTIQUEChangement d’orbite pour Arianespace

L’exécutif européen procède à un changement en profondeur parmi les directeurs généraux de la Commission. Parmi les changements les plus importants, le néerlandais Alexander Italianer auparavant à la Direction Générale de la concurrence devient Secrétaire Général (plus haut poste de fonctionnaire à la Commission ndlr). Le portuguais Joao Aguiar Machado passe de la DG affaires maritimes à la DG mobilité et transport. L’ancien directeur espagnol de la DG environnement, Daniel calleja crespo, dirigera la DG Grow (marché intérieur, industries, PME et entreprenariat).

BRUXELLESjeu de chaises musicales dans les hautes sphères de la Commission européenne.

Après plus de deux ans de négociations, l’UE est parvenue à un accord avec le Vietnam sur la mise en place d’un vaste marché commun. Aux termes de l'accord, la quasi totalité des barrières tarifaires sur les biens échangés entre les deux économies seront levées.

ÉCONOMIENouveau Traité de libre échange entre l’UE et le Vietnam.

MIGRANTSUn fond d'urgence pour l'Afrique.

TTIPLa Commission propose une nouvelle version des tribunaux d’arbitrage.

Mardi, les députés européens se sont prononcés pour que la Commission européenne donne enfin de réelles suites à l'Initiative citoyenne européenne (ICE) « Right2water » qui a mobilisé deux millions de citoyens européens pour la reconnaissance d'un droit humain universel à l'eau.

CITOYENNETÉDroit à l'eau

l'image • Vendredi 18 juillet 2015, 700 scouts au parlement européenWikiLeaks a lancé mardi 11 août,, un appel aux dons pour constituer une cagnotte de 100.000 euros pour le "secret le plus recherché du monde". Une récompense destinée à celui qui acceptera de faire fuiter le texte - tenu secret - du traité de libre-échange transatlantique (TTIP ou "Tafta"), en cours de négociation entre les Etats-Unis et l'Union Européenne depuis 2013. L’ancien ministre des finances Grec, Varoufakis, à déjà apporté sa contribution financière.

TTIPWikileaks & Varoufakis : Bras de fer avec le TTIP.

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I L S O N T D I T

"Au lendemain de ce fier non, la force de négociation du pays sera renforcée"

"Une réduction de la dette classique est pour moi hors de question."

"Le grexit a disparu"

"Le peuple grec a donné un mandat clair, nous allons continuer ce que nous avons

commencé ensemble il y a sept mois"

"Voyant qu'il ne dispose plus de majorité, Alexis Tsipras retourne devant le peuple. François Hollande ferait bien de s'en inspirer !"

"L'Italie ne veut pas que la Grèce sorte de la zone euro et je dis à

l'Allemagne : ça suffit!"

“C’est un coup d’état”

"Montrez que vous n'êtes pas un faux

prophète!"

Coup de théatre à Athènes. Afin d’arracher un compromis plus favorable avec ses créanciers, Alexis Tsipras, premier ministre d’un gouvernement anti-austérité, provoque un réferendum sur le plan d’assistance européen.

Le lendemain, à l’occasion du sommet du G7 en Allemagne, la chancelière allemande réitère sa position de fermeté.

Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne annonce la nouvelle. L’eurogroupe a finalement accouché d’un accord : la Grèce reste dans l’euro et bénéficie d’une nouvelle tranche d’aide....

Nouveau rebondissement dans l’affaire Grêce. Laché par l’aile gauche de sa formation politique qui l’accuse d’avoir cédé aux créanciers, Alexis Tsipras démissionne. Partout en Europe, on s’interroge : se dirige-t-on à nouveau vers un Grexit ? Toujours bon esprit, Jean-Luc Mélanchon en profite pour laisser échapper une petite pique

C’est finalement à une nouvelle victoire éclatante de ce Tsipras décidément bien rusé qu’assiste l’Europe médusée. Bien installé aux manettes d’un pays en ruine, que va-t-il décider désormais ? Rentrer dans le rang, ou tenter à nouveau l’épreuve de force ?

Mais la rigueur allemande finit par agacer. Dans un entretien au journal il Messagero, le premier ministre italien plaide pour plus de compréhension envers le voisin méditerranéen. Voila qui sonne comme du miel aux oreilles du président français.

“...en contrepartie de réformes drastiques : retraite, système fiscal, privatisation de pans entiers de l’économie pour 50 milliards d’euros. L’accord choque jusqu’aux fonctionnaires européens chargés de sa rédaction. “C’est un coup d’état” s’écrit-on sur Twitter

Une décision qui n’est pas du gout de tout le monde. A la tribune du Parlement Européen, Guy Verhofstadt, président du groupe des libéraux et habitué des envolées lyriques, s’emporte.

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illustrations : Émi Clarke pour Le Taurillon

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A G E N D A28/1 1

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Forum des Carrières de l'Europe

Alliance Française

Maison de l'Europe

Le Secrétariat Général des affaires européennes (SGAE) organise pour la première fois le Forum des carrières de l’Europe qui se tiendra à Paris, le 28 novembre 2015, dans les locaux de la Fondation Alliance Française.Évènement d’envergure, ce 1er Forum des carrières de l’Europe a pour finalité d’améliorer la visibilité des carrières européennes et de susciter des vocations, tant chez les étudiants que chez les jeunes actifs français, à occuper des fonctions dans les secteurs publics et privés sur l’ensemble du territoire de l’Union européenne.

+ D ' I N F O S

+ D ' I N F O S

Retrouvez le programme officiel, sur le site du SGAE.

Locaux de l’alliance française, 101 Boulevard Raspail, 75006 Paris 9h-18h.

Maison de l’Europe de Paris 35-37 Rue des Francs Bourgeois, 75004 Paris

 Au programme : Tables rondes d’actualités, ateliers avec des professionnels de l’Europe et stands de rencontre avec des institutions, universités et organismes divers.

Université d’automne de la Fédération française des maisons de l’Europe.

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LE DOSSIERéconomie plus sobre, davantage soucieuse des ressources. Conséquence logique : ils ont massivement adopté l’économie collaborative et parviennent à en être acteurs comme le montrent certaines belles réussites économiques comme Blablacar.com, KissKissBankBank ou encore Peerby. Issu de la société civile et non pas impulsée par les gouvernements, la révolution silencieuse que nous vivons transforme progressivement le capitalisme dans le sens d’une meilleure prise en compte des valeurs sociales et de solidarité. En témoigne l’essor de l’économie sociale et solidaire partout en Europe, une évolution que l’Union Européenne a d’ailleurs su capter et accompagner.

Le champ politique lui aussi est chamboulé par le réveil européen. Inconnus du grand public il y a seulement quelques mois, des partis comme Podemos en Espagne et Syriza en Grèce secouent aujourd’hui l’establishment par leurs positions radicales . A l’autre bout de l’échelle des valeurs, l’essor des partis xénophobes en France, dans le nord de l’Europe, en Grèce, est incontestable. Mais le changement le plus important est peut être l’irruption de l’écologie politique à la fois dans le jeu politique traditionnel et également à ses marges, comme nouveau support d’une opposition radicale au système.

Dans les marges, c’est le mouvement européen des ZAD (pour zones à défendre) qui lutte contre des décisions d’aménagement insoucieuses de l’environnement, prises de manière verticales, sans concertation avec les habitants des territoires concernés. Signe des temps, ce printemps, l’ancien des brigades rouges Erri de Luca était arrêté pour avoir appelé au sabotage du projet de tunnel Lyon-Turin. Preuve que la radicalité en politique n’est aujourd’hui plus tant rouge que verte.

Mais l’écologie fait également son chemin dans des instances plus traditionnelles. Elle investit l’académie (voir notamment le dernier livre d’Edgar Morin, l’aventure de la méthode) et les partis de gouvernement. Dans toute l’Europe, c’est sous sa poussée que les états procèdent dans le calme à une évolution fondamentale pour nos modes de vie : la transformation en profondeur de notre mode de production d’énergie. Partout en Europe, les énergies renouvelables produites localement concurrencent des énergies fossiles ou nucléaires produites de manière centralisée.

En 2011, Rifkin écrit un essai sur la troisième révolution industrielle fondée selon lui sur une économie du partage, davantage soucieuse de l’environnement, une énergie décarbonée et décentralisée. Qui pourra maintenant dire que l’Europe n’est pas à l’avant-garde du changement ?

En 2004, l’essayiste américain avait fait sensation en publiant « the European Dream », un ouvrage qui voyait à nouveau dans l’Europe le phare de la civilisation occidentale. Constatant la faillite de « l’american dream », il y faisait l’éloge d’une Europe capable de faire coexister liberté de marché et conditions de vie décente pour tous. Par opposition à une Amérique étroitement nationaliste et militariste, il voyait dans l’Union Européenne une puissance civique capable d’assurer un leadership sans contrainte. Face aux Etats-Unis hyper-consommateur de ressources, il reconnaissait la clairvoyance d’une Europe ayant pris à bras le corps les enjeux écologiques avant les autres. Oui mais, voila : c’était avant la faillite de Lehman Brothers, c’était avant la plus grande crise économique de l’histoire depuis 1929, c’était avant la quasi-faillite des états européens. C’était un autre monde.

Importée d’Amérique, la crise économique a frappé plus durement de ce coté-ci de l’Atlantique, car en Europe, à la crise économique s’est ajoutée une profonde crise morale. Ici, ce ne sont pas tant les risques pris par les acteurs privés qui ont occasionné la crise, mais les déficits publics excessifs. Autrement dit, ce sont nos choix de vie collectifs, notre modèle de société qui ont fait faillite. Et face à l’amer constat de la fragilité de nos sociétés, les citoyens se sont rapidement rendus compte qu’ils ne pourraient pas compter sur l’Etat. Au contraire, l’Etat providence à l’européenne a été plus que jamais remis en cause ces dernières années. Quant à l’Union Européenne, perçue par beaucoup comme un cheval de Troie de la mondialisation, son incapacité à proposer une réponse coordonnée à la crise et les tensions autour d’une zone euro peut être construite trop vite ont achevé de décrédibiliser son projet politique aux yeux des citoyens. Résultat des courses en 2015 : une Europe divisée qui doute de ses valeurs et de ses gouvernants.

Pour autant, le rêve entrevu par Rifkin est-il mort ?

Parce qu’elle y a frappé avec plus d’acuité, la crise a permis à l’Europe d’être un laboratoire pour de nouvelles idées. Derrière son apparente sinistrose, l’Europe invente discrètement le monde de demain.

C’est peut être d’abord nos modes de consommation qui ont fait les frais de ce printemps des idées sur le continent. Moins sensibles aux signes extérieurs de richesse que par le passé, les européens promeuvent une

Et si Jérémy Rifkin avait finalement raison ? —P ar notre envoyé spécial à Bruxelles

Parce qu’elle y a frappé avec plus d’acuité, la crise a permis à l’Europe d’être un laboratoire pour de nouvelles idées.

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L’internet de l’énergie européen, c’est pour (presque) maintenant

Imaginons un futur où l’on pourrait adapter sa consommation d’électricité en fonction du prix de l’énergie calculé en temps réel, où la technologie déciderait du moment le plus opportun pour lancer sa machine à laver, mettre en route la climatisation ou mettre en charge sa voiture électrique.

En bref un monde où le consommateur d’électricité ne serait plus un client passif, captif de tarifs rigides mais un « prosummer » conscient et acteur de sa consommation.

Ce futur est déjà en route, partout en Europe. Il résulte du rapprochement de deux mondes jusqu’ alors bien différents, celui de l’énergie et celui des technologies de l’internet. Une révolution dans laquelle l’Europe est en pointe..

D O S S I E R

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Inventer la distribution d’électricité 2.0

Inventé dans les années 90, l’idée d’Internet est de créer un ré-seau décentralisé ou chaque ordinateur connecté est à la fois un producteur et un consommateur d’information. De l’autre coté, historiquement, l’industrie de l’énergie a longtemps été centra-lisée autour de grandes entreprises qui détiennent tous les sec-teurs du marché depuis la production jusqu’à la fourniture chez les particuliers. Les réformes successives du marché de l’énergie imposées par l’Union Européenne (voir encadré) et l’apparition de technologies nouvelles est pourtant sur le point de changer la donne. Grâce aux compteurs intelligents, tout le monde est sur le point de devenir à la fois producteur et consommateur, comme sur internet.

Un compteur intelligent ? A première vue, rien de très neuf. Une apparence de brave compteur, quoique légèrement plus coloré :

Sauf qu’à la différence de ses ainés, il est capable de communi-quer avec les entreprises de fourniture et de distribution d’élec-tricité. Premier avantage : plus de levers matinaux pour accueillir l’agent chargé de relever la consommation, le compteur intelli-gent s’en chargera tout seul. Surtout, le compteur pourra pro-poser une tarification plus fine que celle actuellement employée (qui se décompose en heures pleines et en heures creuses). En France par exemple, Linky, le nouveau né d’ERDF propose six tarifs différents par jour pour le client final. Ainsi l’électricité sera plus chère à 19h lors du pic journalier de consommation mais bien moins couteuse en pleine nuit lorsque la plupart des appa-reils électriques sont éteints.

Réduire sa facture et réussir la transition énergétique

Très bien, mais quelles implications concrètes ? D’abord celle de réduire sa facture, en lissant sa consommation électrique dans le temps. Au compteur intelligent viendront en effet se connec-ter des périphériques permettant d’adapter la consommation de nos principaux appareils électroménagers pour les déclencher au moment le plus opportun. Le soft lancera par exemple automa-tiquement votre machine à laver en pleine nuit. Cela revient en quelque sorte à revendre sa non-consommation. En terme tech-nique, c’est ce que l’on appelle l’effacement ou demand-reponse dans l’affreux jargon bruxellois.

Les compteurs intelligents sont en outre une première maille de la transformation complète des réseaux électriques classiques en smart grid, évolution rendue nécessaire par la montée en puissance des énergies renouvelables. Car le courant électrique ne se stocke pas : il faut donc en permanence s’assurer que la consommation est parfaitement égale à la production. Or, pro-blème de taille, la production des énergies renouvelables n’est pas constante : le soleil peut soudainement se couvrir ou le vent tomber. Une solution possible consiste dans ce cas à agréger l’effacement de millions de consommateurs pour permettre au réseau de s’adapter, non plus via le segment production, mais en bout de chaine via la consommation. Ce travail, c’est celui d’opé-rateurs spécialisés appelés justement agrégateurs. Sur ordre de l’opérateur de réseaux, ils décaleront la consommation de mil-lions de consommateurs en même temps. Bref, le compteur intel-ligent c’est le moyen pour le consommateur de réduire sa facture et pour tout le monde de réussir la transition vers une économie moins carbonnée.

L’Europe est en pointe dans ce domaine. En 2009, l’Union euro-péenne a fixé à ses Etats membres l’objectif de déployer des compteurs d’électricité communicants dans 80% des foyers euro-péens d’ici 2020, dès lors que la mise en place de ces compteurs

donne lieu à une évaluation coûts/avantages favorable. Ils sont dès aujourd’hui massivement déployés en Finlande, en Italie et en Suède (45 millions de compteurs communicants déjà installés dans ces trois États membres). L’Autriche, le Danemark, l’Estonie, la France, la Grèce, l’Irlande, le Luxembourg, Malte, les Pays-Bas, la Pologne, la Roumanie, l’Espagne, et le Royaume-Uni ont décidé d’un déploiement à grande échelle d’ici 2020. En France, après une phase d’expérimentation réussie dans l’agglomération lyonaise et dans la région de Tours, le gouvernement a décidé de la généralisation du compteur Linky, l’objectif étant d’en ins-taller 35 millions d’ici 2021.

Palabres à Bruxelles

Malgré tout, nombre de questions demeurent encore irré-solues. Certains pays d’abord refusent pour l’instant le déploiement en masse de compteurs intelligents. C’est le cas en premier lieu de l’Allemagne où sont installé des cen-taines de distributeurs électriques différents (contre un ac-teur dominant en France-ERDF) ce qui rend le déploiement d’un standard unique de compteur intelligent moins aisé. C’est ensuite la protection des données personnelles issues du compteur qui pose problème. Connaitre la consomma-tion de tous les appareils électriques d’un foyer c’est en réa-lité pénétrer chez lui. Aux Etats-Unis où ce problème est en-core mal pris en compte par la législation, les publicitaires se sont emparés des data pour faire du marketing ethnique : pas de consommation le vendredi, on doit être en présence d’un foyer de confession juive, un pic de consommation les nuits pendant le mois de Ramadan, probablement un foyer musulman. Une utilisation évidement problématique, qui n’a d’ailleurs pas manqué de déchainer l’internet, en France comme ailleurs en Europe.

Les modalités de la protection des données ne sont au-jourd’hui encore pas tout à fait claires. Elles font l’ob-

jet de discussions au niveau national (loi sur le numé-rique prévue en France à l’automne) et également au niveau européen, avec le règlement sur la protection des données en cours d’élaboration par la Commis-sion européenne. Ces discussions portent surtout sur la question du consentement au traitement des don-nées : quand et selon quelles modalités le consomma-teur doit-il exprimer son accord pour que ses données personnelles soient exploitées ?

Enfin l’immense interrogation du partage de la valeur ajoutée induite par les compteurs intelligents reste entière. Acteurs régulés, placés en situation de mono-pole, les distributeurs ne sont pas censés se lancer dans des activités que des acteurs de marché pour-raient mener aussi bien. La Commission souhaite que le marché du big data de l’énergie soit géré par entreprises commerciales. A priori les distributeurs devraient donc simplement transmettre des données agrégées à des entreprises qui, elles, seraient chargées de les traiter pour le compte du consommateur. Mais d’un autre coté, les distributeurs ont également be-soin de données techniques pour gérer efficacement leur réseau. La controverse sur l’identité des futurs data handlers de l’énergie européenne est ouverte et ne risque pas d’être réglée dans l’immédiat. La Commission a ouvert une consultation pour tous les acteurs du secteur le 25 juillet et ne devrait pas légifé-rer sur le sujet avant 2016.

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D O S S I E R

C’est avec optimisme que le Pôle agronomique de l’Ouest (PAO) vient de répondre à l’appel d’offre lancé par les Régions Pays de la Loire et Bretagne dans le cadre d’un « Partenariat Européen pour l’Innovation » (PEI). Intégré au second pilier d’une politique agricole commune réformée, ce nouvel outil pensé par la Commission européenne s’insère dans l’ambitieuse stratégie « Europe 2020* » dont l’innovation est le maître mot.

L'innovation agricole à pas feutrés

illustrations : Emiliano Ponzi

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Toute l’équipe du PAO est actuel-lement mobilisée pour finaliser le dossier du programme « SOS Protéines », en réponse à cet appel d’offre inter-régional. Concrète-ment, ce projet vise à limiter la dé-pendance au soja, principale nour-riture protéique des élevages de l’Ouest. Cette denrée est produite en quantité astronomique en Amé-rique du Sud. Seulement, si son prix et sa disponibilité en font une ressource privilégiée, sa traçabilité et l’augmentation de la demande mondiale remettent en cause sa du-rabilité. En effet, en terme de pers-pective, la production animale aug-mente. La Chine, l’Inde, le Pakistan, ou encore les pays d’Afrique du Nord sont de nouveaux clients. Il est donc temps de chercher une autre alternative, encore mieux si elle est garantie sans OGM et n’engendre pas la déforestation.

S’il s’avère pertinent, le projet du PAO sera financé à hauteur de 80% via le FEADER et 20 % par les 2 Régions. C’est un choix fait par ces collectivités territoriales que de mobiliser les fonds européens dont elle dispose à travers le lan-cement d’un PEI. Encore inconnu du grand public, cet outil entend répondre au besoin de valoriser l’innovation agricole ainsi que mettre en relation la production formelle de connaissances et les pratiques locales. En ce sens, le PAO s’appuie sur des organismes relais auprès des agriculteurs tels que des centres techniques ou les chambres d’agriculture mais égale-

ment sur des centres de recherches tel que l’INRA ou des écoles d’ingé-nieurs spécialisés. Pour garantir une application concrète, plus de cent fermes seront suivies et étu-diées. Une vingtaine d’entre elles, réparties dans les deux régions participeront activement au projet. Elles vont devoir intégrer à leur système d’alimentation du bétail des alternatives au soja. Ainsi, leur suivi permettra la production de données pouvant alimenter divers modèles agricoles à plus grande échelle. Comme l’explique Stéphan Rouverand, les exploitations ont l’opportunité de « tester des solu-tions innovantes dans le cadre d’un programme global de recherche et d’expérimentation ». Pour le PAO, toute la perspicacité du PEI réside dans cette idée de globalité. La force de frappe est « sans commune mesure » puisque les budgets sol-licités sont très importants. Finale-ment, l’outil s’apparente à un levier de l’innovation pour la promotion d’une agriculture durable et donne l’opportunité de « mettre en œuvre un grand programme en une seule fois ». Mais patience, car il faudra attendre quelques années avant de tirer les premières conclusions de l’initiative menée par le PAO.

Ailleurs en France, des appels à projet dans le cadre du PEI fleu-rissent. Par exemple, la région Bour-gogne en a récemment lancé quatre dans le but « d’accompagner des projets collaboratifs et innovants en agriculture et en foresterie ». Le PEI s’avère être une méthode moderne de mobilisation des fonds et au delà de nos frontières nationales. Ainsi, la région de Schleswig-Holstein, au Nord de l’Allemagne s’est engagée à financer 17 projets sélectionnés à hauteur de 10 millions d’euros. Chercheurs, entreprises et exploi-tants vont travailler ensemble pour les 5 prochaines années sur divers sujets, tels que l’amélioration des systèmes de rotation agricole ou encore l’optimisation de la produc-tion animale.

Comme l’explique Stéphan Rouverand, les exploitations ont l’opportunité de « tester des solutions innovantes dans le cadre d’un programme global de recherche et d’expérimentation »

Finalement, le PEI laisse le choix à chaque collectivité de mobiliser les fonds européens sous une forme nouvelle. Si cette option n’a pas le même écho partout en Europe (les Pays Bas refusent d’y avoir recours), elle permet néanmoins d’exploiter les potentialités locales d’un terri-toire et ainsi de s’adapter à ses par-ticularités. Par contre, chaque projet doit s’ins-crire dans une politique plus vaste qui est celle de la promotion d’une agriculture durable et plus écolo-gique. C’est d’ailleurs l’ambition générale de la nouvelle politique agricole commune de l’Union européenne sur laquelle la Com-mission travaille depuis cinq ans. S’appuyant sur un budget préservé d’environ 375 milliards d’euros (36% du budget communautaire), la grande réforme de 2015 introduit

pour cela le « paiement vert ». Une nouvelle aide en complément d’un paiement de base sera versée à l’exploitant dès lors que celui ci s’engage à respecter trois pratiques bénéfiques pour l’environnement : La diversification des cultures, le maintien d’un ratio de prairies per-manentes et la préservation de sur-faces d’intérêt écologique (jachères, terres d’agroforesterie, surface de plantes fixatrices d’azotes…) équi-valentes à 5% des terres arables de l’exploitation. Ce verdissement de la PAC œuvre ainsi à la limitation de l’érosion concernant actuellement près de 45% des surfaces agricoles européennes, à la régénération des sols mais également au maintien de la biodiversité. A coté de cela, la Commission a décidé de soutenir l i e n s

– http://ec.europa.eu/eip/agriculture/Ce site permet de suivre au quotidien l’actualité et l’avancée des projets en lien avec le PEI-agri. Un abonnement à la news-letter est également possible.Pour plus d’information sur le projet mené par le PAO, voir la rubrique “Appel à projet” sur le site de la région des Pays de la Loire : Appel à projet « Autonomie protéique accrue pour les élevages de l’ouest » - PEI- AGRI.

– Pour plus d’informations sur la PAC, rendez vous sur le site : CAPeye, La cellule de veille et de prospective sur la Politique agricole commune.

– Pour comprendre le paiement vert : http://www.terre-net.fr/actualite-agricole/politique-syndicalisme/article/les-paiements-verts-representent-30-de-l-enveloppe-des-aides-du-1er-pilier-205-108815.html

la PAC en chiffres37,7

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du CFP (Cadre financier pluriannuel) de l’UE sur la période 2014/2020.

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versées directement à l’exploitant sous forme d’un soutien au revenu en fonc-tion de la surface d’exploitations.

dépense de l'Europe

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"Europe 2020", qu’est ce que c’est ?

Pour les dix années à venir, l’Union européenne s’est engagée dans une stratégie de croissance appelée « Europe 2020 ». Elle se fixe 5 objectifs en matière d’emploi, d’innovation, d’éducation, d’inclusion sociale et d’énergie. Le PEI s’inscrit dans cette démarche.

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d’avantage la filière BIO mais éga-lement de renforcer la conditionna-lité des aides. L’exploitant est ainsi contraint de respecter d’avantage de normes environnementales sous peine de sanction pécuniaire lors de contrôles aléatoires réalisés par l’ASP (Agence de Service et de Paie-ments ).

La commission s’est heurtée à la pression du lobby agro-industriel lors des dernières négociations et tractations relatives au verdis-sement de la PAC. L’Union euro-péenne perdure ainsi dans sa « politique des petits pas » comme le souligne Vincent Chatelier, écono-miste à l’INRA. Elle semble néan-moins tenir le bon bout avec une PAC réformée et la mise en place de nouveaux outils comme le PEI. Ce-pendant, ne devrait-elle pas revoir le sens de ses priorités ? Les récents évènements montrent un monde agricole lassé d’une politique euro-péenne non adaptée. Avec une pro-duction soumise à la volatilité des prix et des aides non régulées, les exploitants sont avant tout concen-trées sur la rentabilité de leur activi-té et non sur son caractère durable et respectueux de l’environnement.

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D O S S I E R

De l'économie du partage au Sharewashing

Qu’est ce que l’économie collaborative, la sharing economy, la consommation collaborative ?

Faire du covoiturage, fréquenter des espaces de co-working, faire ses courses dans une AMAP, utiliser Airbnb plutôt qu’un hôtel, sont des pratiques qui ont deux points en commun : elles font des économies en limitant le plus possible les intermédiaires et substituent l’usage à la propriété. Pour autant, limiter l'économie du partage à la location de parti-culier à particulier serait très réducteur. Cela n’aurait en fait rien de nouveau. L'économie du partage, selon ses théoriciens, se double d’une dimension éthique. Rachel Botsman, professeur américaine et auteur en 2010 de “What’s Mine is Yours”, a proposé quelques 5 critères d’identification de l’économie colla-borative Il n’engagent qu’elle mais clarifient le débat ::

— L'activité doit libérer des capacités produc-tives sous-utilisées ou non utilisées. —La mission des sociétés productrices de ser-vices collaboratifs doit être transparente.—La plate-forme qui met en relation fournis-seurs et clients doit prévoir des droits égaux pour les deux parties.—Il doit exister un clair avantage à l’usage plutôt qu’à la propriété—L'activité doit se dérouler dans le cadre d’un réseau décentralisé créant un sens d’ap-partenance à une communauté

Les GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) ? Beaucoup trop 2014. Place au NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, et Uber). Le Peer to peer prend de plus en plus de place, au point de chatouiller les géants d’Internet. En France, un verbe nouveau vient même de faire son apparition : uberiser. La ‘sharing economy’ bouscule les vieux modèles, abolit les privilèges et fait souffler un vent d’air frais, en Europe comme ailleurs. Mais, après tout, ces nouveaux acteurs sont attirés par la recherche du profit, comme les autres, ils cherchent à éliminer la concurrence, comme les autres. Et au fait, que partagent-ils vraiment ? Alors, l'économie du partage, vrai modèle alternatif ou pur marketing ?

L’Europe, pionnier de l’économie collaborative

L’économie collaborative s’est particulière-ment bien développée en Europe où l’accès à internet est quasi généralisé, où la crise a frappé fort et où les populations accordent de l’importance au local. C’est là que de nom-breuses entreprises dites collaboratives ont vu le jour et c’est aussi là qu’est née une ré-flexion autour de ce qui pourrait faire figure d’un nouveau modèle économique. Ce chan-gement est plutôt vu d’un bon oeil par les pouvoirs publics européens. Ainsi, un récent rapport du Comité Économique et Social de l’Union Européenne suggère que l'économie collaborative “partage de nombreux objectifs avec les politiques de l’Union, notamment concernant le marché intérieur, par exemple celui d’augmenter l’efficacité des ressources et de progresser dans l’innovation sociale, tout en créant de l’emploi et de la prospérité économique. ». Parce que ce nouveau mode de consommation représente « une importante mutation économique, sociale et culturelle », le Comité invite la Commission à définir un cadre réglementaire afin de faire de l’Europe où se concentre déjà de nombreuses initia-tives, un continent incubateur de nouveaux modèles d’entreprises plus durables.

Le simili-sharing est partout

Malgré cet optimisme ambiant, l'économie du partage semble aujourd’hui connaître une crise de croissance. Comme l'écrivait récem-ment Antonin Léonard, fondateur du groupe de réflexion Ouishare dans le magasine We Demain : “L'économie collaborative est vue depuis sa naissance comme une source d'in-novation rendant possible la "transition". Mais toutes ses promesses n'ont pas été te-nues et aujourd'hui beaucoup de questions se posent autour de ce que serait cette fameuse "société collaborative". En cause, la perte de l'éthique collaborative et du sens d’appartenance a une communauté au profit d'intérêts purement mercantiles. En clair, ce sont les grandes plate-formes com-merciales comme Uber ou Airbnb qui sont visées. Michel Bauwens, l’un des principaux théoriciens des “communs” prévenait ainsi dans les colonnes du Monde cet été :”Il faut faire attention au vocabulaire qu’on emploie. L’« économie de partage » que j’appelle « pair-à-pair », où les individus s’auto-organisent pour créer un bien commun, a un potentiel émancipatoire important. Mais Uber ne re-lève pas de cette « économie collaborative » ou « de partage ».[...] La différence entre une pro-duction pair-à-pair et Uber, c’est le morcelle-ment du travail, la mise en concurrence entre les travailleurs pour obtenir un service, sans qu’ils aient accès à ce service, ce « bien com-mun », en l’occurrence l’algorithme contrôlé par la firme. Cela entraîne des déséquilibres, et avec eux la précarité”.

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Le procès du share-washing

De fait, les critiques se multiplient contre des groupes devenus des géants du commerce en ligne qui profitent de leur affichage “collaboratif” pour échapper a la régu-lation, comme si le “sharewahing” était devenu le nou-veau “greenwashing”. Il se trouve que c’est Uber qui a déchaîne la chronique cet été, mais Airb’n’b ou Blablacar auraient bien pu faire de même. D’ailleurs, la fédération nationale de transports en bus d’Espagne a attaqué Bla-blacar pour concurrence déloyale en avril 2014. En mettent en lien propriétaires et consommateurs, ces intermédiaires, parce qu’ils sont d’un nouveau genre, échappent aux règles qui s’appliquent aux secteurs qu’ils concurrencent. Cette concurrence est en elle même révé-latrice du détournement qui est fait du principe d’écono-mie collaborative. Un véritable logement collaboratif ne devrait pas être une concurrence pour l’industrie hôte-lière, il ne vise pas le même public. Couchsurfing propose gratuitement de mettre en relation des voyageurs et des propriétaires pour qu’ils cohabitent quelques jours voire quelques semaines : il y a véritablement un esprit de soli-darité et la création d’un lien social. Un objectif différent de ce que recherche un utilisateur d’Airbnb à savoir les prestations de l’hôtellerie classique à bas coût. Preuve en est un récent rapport de l’université de Boston. Il montre que pour 1% de croissance de l’offre d’Airbnb, le secteur hôtelier perd 0,05 % de chiffre d’affaire.Lorsque ce n’est pas le modèle même de ces plates-formes qui est critiqué c’est leur évolution vers un fonc-tionnement principalement commercial qui inquiète. Blablacar en est la parfaite illustration : après 8 ans de fonctionnement l’entreprise s’est mise à faire payer ses services et s’est implantée dans 19 pays, majoritairement européens mais aussi en Inde et bientôt au Mexique. Si l’objectif de Vincent Caron, fondateur de covoiturage.com, ancien Blablacar, était de participer à la création d’un nouveau modèle économique moins marqué par les situations monopolistiques, c’est raté. Les plate-formes en ligne bénéficient de plus d’un avan-tage de poids. Elles représentent un certain “esprit start up” et revendiquent l'énergie de la Silicon Valley contre les blocages du vieux continent. En s’appuyant sur cette image, elles sont en mesure de mobiliser l’opinion contre les régulateurs. En vérité, comme l’expliquaient il y a peu Frank Pasquale et Siva Vaidhyanathan dans le Guardian, les Uber et consorts ne sont philosophiquement pas neutres. Ils apportent avec eux une certaine idéologie du progrès fondée sur des valeurs libertariennes : pas for-cement celles du mouvement de l'économie du partage originel.

L'économie collaborative n’est pas morte pour autant

Pourtant pour Antonin Leonard de Ouishare : “des mo-dèles alternatifs se dessinent, notamment grâce aux cryp-tos-monnaies.” Le projet La’zooz par exemple, un service réellement collaboratif de vovoiturage : La voiture pro-duit une monnaie convertible en action de l’entreprise. Plus l’on conduit, plus l’on monte au capital. Dans le domaine politique, la logique des communs n’a pas non plus dit son dernier mot. Elle est par exemple à la base du programme de Podemos en Espagne. En France, la plate-forme Parlement & Citoyens permet aux citoyens de par-ticiper à la rédaction de lois. Des initiatives qui donnent envie de croire encore a l'économie du partage.

*  “The Rise of the SharingEconomy: Estimating the Impact of Airbnb on the Hotel Industry

illustration : Vesa S

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Zig-ZADen Europe

E N Q U Ê T E

Notre Dame des Landes, Juin 2015.

En entrant dans la ZAD -l’acronyme administratif pour Zone d’Aménagement Différé, détourné par les militants en Zone A Defendre- on remarque d’abord les débris calcinés et les restes de barricades qui jonchent la départementale D42, barrée depuis plusieurs années par les zadistes. A intervalle régulier s’élèvent quelques miradors de fortune sur lesquels s’écrivent en lettres noires incertaines des slogans anarchistes. Des champs, certains bien cultivés, la plupart en jachère, des abris en tôle rudimentaires, quelques vieilles maisons en pierre, plusieurs fermes et 200 occupants permanents. Pas d'eau courante, l'électricité quand les générateurs ne sont pas en panne. Ici s’étend sur 2000 hectares l’une des plus anciennes ZAD de France, en tout cas la plus connue. Depuis plus de 40 ans, les zadistes y ont organisé la lutte contre la construction d’un aéroport international en plein bocage, en occupant les lieux. Mais il n’y a pas qu’un seul Notre Dame des Landes. Partout en Europe, comme à Sivens, en France, le long de la ligne de TGV Lyon-Turin, aux abords de la mine d’or à ciel ouvert de Rosia Montana en Roumanie ou de celle de la forêt d’Hambach en Allemagne, les ZAD contestent l'ordre établi.

Elles ont en commun la lutte contre ce que les zadistes appellent les GPII pour « Grands Projets Inutiles et Imposés  » : un barrage à Sivens, un tunnel ferroviaire entre Lyon et Turin, des mines,des routes, des bâtiments publics.

Luttes locales, portée globaleMais quel point commun peuvent bien avoir ces luttes très locales, dont les motivations s'apparentent à ce que les anglo-saxons appellent des mouvements nimby (pour « not in my backyard »*) ? « A chaque fois, le processus est le même explique Pierre Decharte, jeune journaliste

travaillant sur le sujet : lorsqu’un projet est décidé, les premiers à lutter sont souvent les habitants des lieux. Ils se battent pour défendre leurs lieux d’habitation sans forcément trop d’idéologie derrière. Mais ce genre de luttes très locales peut rapidement prendre une ampleur nationale et même dépasser les frontières. J’ai par exemple vu pas mal de manifestations contre la mine de Rosia Montana dans la capitale, Bucarest, pourtant située à plus de 400km. Les militants qui s’investissent à ce moment-là sont souvent plus engagés politiquement, souvent à gauche ou chez les écolos, parfois dans des mouvances anarchistes».Des propos confirmés par Sylvie Ollitrault, directrice de recherche au CNRS et professeur à Sciences Po Rennes : «  au départ les revendications des zadistes sont ultra locales mais elles se doublent assez rapidement d’enjeux plus globaux, comme le réchauffement climatique par exemple. L’idéologie des zadistes est inspirée par trois courants principaux : les mobilisations paysannes d’abord comme celles auxquelles on a pu assister dans le Larzac des années 70. Il y a également une dimension libertaire qui est très forte, marquée par la rupture avec l’Etat, le capitalisme. Enfin, plus récemment on voit apparaitre une culture de l’opposition violente aux forces de l’ordre ».

Ils se situent à la fois dans la société et en dehors, défendent des causes ultra locales et en même temps globales. Anarchistes ou utopistes, vrais écolos ou juste marginaux, les zadistes sont une mouvance difficile à cerner. Pourtant, ces mouvements d'occupation illégale des grands projets d'aménagement du territoire se multiplient partout en Europe. Symboles de quoi ? D'une attention accrue pour la défense de l'environnement ? D'un désir d'émancipation vis à vis de décisions trop verticales, décidées par des élites trop éloignées des territoires ? Ou simplement d'une Europe en crise qui ne laisse à certains d'autre issue que celle de l'errance ? Enquête sur le nouveau visage de la radicalité politique.

« Lorsqu’un projet est décidé, les premiers à lutter sont souvent les habitants des lieux. Ils se battent pour défendre leurs lieux d’habitation sans forcément trop d’idéologie derrière. Mais ce genre de luttes très locales peut rapidement prendre une ampleur nationale et même dépasser les frontières. »

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« Au départ les revendications des zadistes sont ultra locales mais elles se doublent assez rapidement d’enjeux plus globaux, comme le réchauffement climatique par exemple. L’idéologie des zadistes est inspirée par trois courants principaux : les mobilisations paysannes d’abord comme celles auxquelles on a pu assister dans le Larzac des années 70. »

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dernier.Mais ces tentatives de mise en places de sociétés alternatives se heurtent au refus de toute organisation de type hiérarchique. Parce qu'elles sont dénuées de leadership clair, les ZAD sont souvent des lieux extrêmement conflictuels où la prise de décision est particulièrement compliquée. Les initiatives collectives sont rares et aboutissent la plupart du temps à des résultats décevants. A cela, il faut ajouter la grande diversité des zadistes. Car sous ce nom générique se cache en réalité une grande hétérogénéité : les occupants des lieux d'abord, souvent agriculteurs, des idéologues, des révolutionnaires professionnels œuvrant de ZAD en ZAD en fonction des opérations de police. Des marginaux enfin, souvent drogués ou alcooliques, attirés par ces zones de non droit après un long parcours d'errance. Unir un public si différent autour de projets communs relève de la gageure.

« Le rapport à la violence est également différent selon les contextes. Il y a une culture de l'affrontement en France et en Italie, ce qui était moins vrai en Roumanie par exemple »

Difficile pourtant de généraliser, tant les enjeux, les terrains, les manières de lutter diffèrent selon les ZAD. « En France, on a le cliché de mecs très alternatifs qui peuvent lâcher leur boulot du jour au lendemain et occupent physiquement les ZAD nuit et jour. Mais ce n'est pas le cas partout. A Rosia Montana, il n'y a pas d'occupation réelle des lieux. Les gens se rendent sur place occasionnellement pour empêcher le bon déroulement des travaux. Le rapport à la violence est également différent selon les contextes. Il y a une culture de l'affrontement en France et en Italie, ce qui était moins vrai en Roumanie par exemple » selon Pierre Decharte.

Anarchie ou utopie ?

Pour Sylvie Ollitraut « il y a depuis longtemps des mouvements écologistes radicaux. Ce qui est nouveau en revanche c'est le fait qu'une vie collective s'organise autour des lieux occupés avec une démarche contre-culturelle ». De fait, de nombreuses ZAD se sont peu à peu transformées en laboratoires pour de nouvelles idées d’organisation politique et économique.A Notre Dame des Landes par exemple, la ZAD produit elles même certaines denrées comme du pain ou du fromage qui sont vendus à prix libres par et pour les occupants. Sur certaines parcelles les zadistes font des essais de permaculture et d'agro-ecologie. Au niveau politique, ils tentent de mettre en place des institutions plus démocratiques que celles du dehors. Entre les différentes ZAD, des passerelles existent, créant de nouveaux types de solidarités qui ne sont plus réellement « transnationales » mais « translocales ». C'est le rôle notamment du Forum européen contre les Grands Projets Inutiles et Imposés dont la deuxième édition s'est tenue à Turin en mars

*Littéralement pas dans mon arrière cour. Le mot nimby regroupe les mouvements d’opposition des riverains à l'installation de projet d’aménagement dans leur environement immédiat.

Force d'exempleAlors les ZAD ne sont-elles que des utopies, qui comme toutes les utopies finiront au cimetière des idées ? Peut-être. Mais leur simple existence sert de révélateur aux failles de nos sociétés. Elles pointent les faiblesses des procédures censées impliquer les populations dans les décisions d'aménagement mais qui sont trop souvent perçues comme un prétexte pour justifier des choix décidés à l'avance. Elles montrent les carences d'un système représentatif qui ne sait plus représenter grand monde, au point que certains préfèrent exprimer leur citoyenneté davantage par l'occupation que par leur vote. Elles sont enfin le symptôme du grand vide idéologique dans lequel est plongé notre génération : entre partis de gouvernement simplement précoccupés par la gestion quotidienne et gauchisme moribond, que reste-t-il à ceux qui croient que la politique peut encore changer le monde et qui refusent les thèses à la mode de l’extrème droite ? Et si l’écologie radicale était le refuge des derniers idéalistes ?

Les ZAD européennes

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a l l e r + l o i n– ZAD partout, édition l’insomniaque Montreuil, 2013.

– Le petit livre noir des Grands Projets Inutiles, edition Le Passager Clandestin.

– L’interview "Des ZAD, mais pourquoi faire ?" de Nicolas Haeringer sur le Monde.fr

– Le blog Les Echos du vent qui donne un bon apercu de la diversité des luttes écologistes en France et en Europe : https://lesechosduvent.wordpress.com/

– Le projet EJOLT qui propose une cartographie des contro-veses environnementales dans le monde. http://ejolt.org/

Photographies :Paul Wagner

Ruben Neugebauersur labofii.wordpress.com/

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L’Europe au coeur des campagnes ukrainiennesOn peut accéder au centre de l’Europe en bus ou en auto-stop. Mais il faudra un peu de patience et un estomac solide pour affronter la traversée des Carpates jusqu’à Rhakiv, à la fois capitale de la peuplade des Houtsoules, et milieu géométrique du continent. Cette région ukrainienne transfrontalière avec la Roumanie et la Slovaquie surprend par son isolement. Pourtant, on distingue derrière les fumées des vieux diesels de nombreux autocollants européens collés sur les capots bariolés. Ici, rares sont ceux qui désapprouvent l’idée d’intégration, témoigne la Maire d’une petite ville de 9000 habitants.

Pour cause, les micro-projets financés par l’UE, à travers des programmes comme le Joint Opera-tion Program Ukraine-Moldavie-Roumanie, sont légion. Le financement d’initiatives locales par l’Union européenne s’est multiplié ces dernières années. L’Ukraine, membre du partenariat orien-tal de l’UE lancé en 2009, et dont une partie du pays a fait sécession depuis 2014, manque cruel-lement de moyens pour s’arrimer aux critères européens. En parallèle des grands plans d’aides décidés à Kiev, l’UE cherche alors à revitaliser

directement les contrées les plus reculées du pays, ce qui permet de contourner les défaillances du gouvernement central.

Dans une région où les besoins en infrastructure sont criants, la population locale voit souvent d’un très bon oeil ces aides permettant le financement de projets inabordables pour les budgets locaux.

L’UE en quête de visibilité

Une voiture est spécialement affrétée pour visiter les nouvelles infrastructures, fiertés de la ville de Veliky Bychkov. L’adjointe au maire, rare anglophone du district, s’étonne de la modernité du nouveau jardin d’enfants qu’elle découvre pour la première fois. Un plaque à l’entrée affiche en caractères cyril-liques: « financé par l’UE ». Ce jardin d’en-fants, pourrait se trouver dans n’importe quel pays membre, avec son système anti-incen-die et ses chaufferies solaires. Entièrement financé par la Commission à hauteur de 490 000 euros, il accueillera en Septembre pour la première fois les enfants de cette partie la plus pauvre de la ville. Une jeune mère ravie, le fichu traditionnel sur la tête, nous montre du doigt le drapeau aux douze étoiles sur la Lada familiale, en signe de gratitude.

L’excursion se poursuit par une visite de la station de traitement des eaux, dans une par-tie reculée du village. Selon son contrôleur technique, plusieurs années de communisme et de transformation du bois ont considéra-blement pollué les sols. Personnes dans le coin ne puisait de l’eau de la source. Depuis la construction de la station, l’eau est désormais

potable. Le contrôleur s’amuse de savoir que derrière son Windows 2000, Budapest contrôle en direct l’activité de la station, financée par un consortium d’entreprises européennes. S’il faudra compter sur plusieurs stations à divers points de la commune pour assainir la totalité des eaux, ce premier projet a permis de fournir l’élan nécessaire, et le savoir-faire.

Pour autant, la Maire n’est pas dupe. Depuis la révolution Evromaïdan et la guerre à l’Est, les finances ne sont pas aux projets ambitieux. La région s’est de plus considérablement appauvrie ces dernières années depuis le départ d’IKEA, remplacé par une entreprise roumaine, qui paye beaucoup moins, selon une femme prenant part à la visite. Le salaire moyen est d’environ 2000-2500 hryvnia par mois (75-100euros). Et le soutien aux soldats sur le front prend une large place dans le bud-get des foyers.

Plus au Sud, dans la région de Chernivtsi, ancienne capitale de la Bucovine, les projets européens visent principalement à créer une dynamique d’échange transfrontalière. À trente kilomètres des portes de l’Europe, les frontières ukraïno-roumaines semblent bien imaginaires. En témoigne une pratique révélée par une passagère du train: chaque citoyen ukrainien dont un parent a vécu dans la région alors qu’elle était encore roumaine (1918-1944) peut se procurer un passeport roumain. Cette pratique très répandue de-meure pourtant illégale en Ukraine d’autant plus que l’acquisition de la double nationalité est impossible. Pourtant, beaucoup bravent tout de même les interdits.

D I P L O M AT I E

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Soutien à l’éducation et sensibilisation

Fort d’un budget de 127 millions d’euros pour la période 2007-2014, le programme de coopé-ration Roumain/Ukrainien/Moldave s’organise autour de trois axes: culturel, économique et environnemental. Visant à renforcer les liens transfrontaliers, un vaste marché de projets locaux a vu le jour, chacun espérant décrocher les fonds du programme européen.

“Ces projets cherchent à sensibiliser et éduquer les populations locales aux risques que com-portent une mauvaise gestion des ressources”, explique Daniela. Cette experte ayant participé à trois différents projets raconte son expérience pour bâtir un centre d’informations contre le risque de crues du Prout, la rivière de la région. Il a fallu du temps et beaucoup d’évènements sociaux pour faire accepter l’idée aux popula-tions. En effet, plusieurs habitants s’interrogent sur le bien-fondé d’allouer plus d’un million d’euros à un centre de prévention des crues et au renforcement des berges. Les routes sont notre principal souci, pourquoi ne pas plutôt investir là dedans ? s’insurge une habitante de la région.

Mais les résultats ont fini par apparaître, et la population est désormais rassurée. Des évène-ments aussi folkloriques qu’une compétition entre brigades fluviales roumaines, moldaves, et ukrainienne ont permis de gagner le coeur des habitants (L’Ukraine sortant victorieuse). Chaque fois, l’UE exigeait d’être visible sur ces évènements. Cette experte se rappelle même d’un micro-projet de fanfare composée de mu-siciens des trois pays, sillonnant pendant un an les salles communales des petites bourgades.

Pour l’Union, le financement de ce type de mi-cro-projets est un puissant instrument de poli-tique étrangère qui lui permet d’étendre son influence dans la région. Face à ces initiatives, le

Photographie :Max Resdefault

sentiment de la population ukrainienne oscille entre joie, impatience et parfois incompréhen-sion. Guidés par une ferveur quasi religieuse à l’égard de l’idée d’intégration, certains ukrai-niens réalisent cependant que la route reste longue d’ici toute perspective d’adhésion. En témoigne cette petite anecdote de voyage:

Arrêté sur le bord de la route après deux crevai-sons, un sexagénaire répond par les signes à la question de l’avenir européen de l’Ukraine. En guise de métaphore, il pointe d’abord le bout de la route miroitant, en direction de l’Europe; il montre ensuite successivement la route par-semée de nids de poules puis le pneu percé, symboles des embuches que l’Ukraine devra surmonter pour arriver au bout. Le chauffeur en a vu d’autres, et s’apprête à remonter la roue rafistolée, pour repartir au plus vite avant que la nuit sombre des Carpates ne tombe.

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Depuis quelques mois, le monde entier tombe des nues en découvrant une crise des migrants pourtant largement prévisible depuis 2011. L’Europe est une nouvelle fois pointée du doigt pour son incapacité à faire face à la situation. Mais au delà des jugements hâtifs, peu sont ceux à mettre le doigt sur l’une des causes du problème actuel, à savoir les règles techniques de répartition du traitement des demandes d’asile, aussi connues sont le nom de règlement de Dublin.

Avant d’aller plus loin, il est nécessaires d’établir quelques distinctions fondamen-tales entre le migrant, le réfugié ou le de-mandeur d’asile. Le terme de « migrant » a une connotation large et désigne tous les individus quelle que soit leur nationalité, européens ou non-européens, qui se dépla-cent à l’intérieur de l’Union, ou vers l’Union depuis un État tiers. C’est donc un terme générique, pour désigner principalement une personne qui se déplace, qu’elle soit en situation régulière ou non. Le statut du demandeur d’asile ou du réfu-gié est régi par la Convention de Genève du 28 juillet 1951. Ce texte reconnaît le droit de se mettre à l’abri à toute personne fuyant la guerre ou la peur de mourir injustement, d’être condamné à mort ou réduit à l’escla-vage, pour sa race, sa religion ou ses opi-nions politiques. Son but est d’assurer « que nul ne sera renvoyé là où il risque à nou-veau d’être persécuté”. Dans le cas actuel, la plupart des migrants sont en réalité des réfugiés dans la mesure où ils proviennent majoritairement de Syrie, pays ravagé par la guerre civile.

Migrants ou demandeurs d’asile

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Pourquoi l’Europe est impuissante face à la crise des migrants ?

La convention de Genève a été transposée en droit européen par le règlement de Du-blin du 18 février 2003, Ce texte établit les critères de détermination de l’État en charge du traitement d’une demande d’asile. Le principe est apparemment simple : L’État responsable est celui par lequel le deman-deur d’asile est entré dans l’Union Euro-péenne. Si sa demande de droit d’asile lui est favorable, celui-ci se voit attribuer soit un titre de séjour, soit un visa.

Oui mais voila, le Règlement de Dublin, a été conclu d’une part, sans prendre en compte le caractère limitrophe de certains États membres du sud avec les États tiers, et d’autre part, sans l’instauration d’un méca-nisme de répartition équitable des migrants, entre les États membres, par exemple à l’aide d’un système de quota. Il condamne ainsi directement, la Grèce, Malte ou l’Italie à accueillir massivement ces réfugiés. Ces

États se retrouvent responsables du traite-ment des dizaines de milliers de demandes d’asile, qu’ils n’ont pas les capacités de trai-ter dans les temps.De plus, chaque État membre est libre de définir sa politique de droit d’asile. Cela fait partie en réalité de leurs compétences dite « exclusives » ; c’est-à-dire que l’Union européenne, ne peut intervenir dans ce do-maine, au nom du principe de subsidiarité*. Il existe ainsi une réelle inégalité de traite-ment en fonction des États par lesquels les demandeurs d’asile parviennent dans l’UE. La Hongrie, la Pologne ou le Danemark manifestent par exemple ostensiblement leur volonté d’adopter une politique extrê-mement restrictive en matière d’asile alors que d’autres, comme l'Allemagne ou la Suède ont fait le choix d’ouvrir leurs portes. Un manque de cohérence en Europe récem-ment dénoncé par Jean-Claude Juncker, Président de la Commission européenne lors du Discours sur l'état de l’Union en septembre dernier : « notre Union euro-péenne n’est pas un bon État. Il n’y a pas

assez d’Europe dans cette Union et il n’y a pas assez d’union dans cette Union ».Des solutions sont pourtant possibles. Pour la député européenne italienne Cé-cile Kyenge, il serait nécéssaire d’établir de manière concrète, une “reconnaissance mutuelle du statut de réfugié” qui n’existe toujours pas à ce jour. Une telle décision mettrait enfin en oeuvre une application uniforme de la libre circulation des per-sonnes dans l’espace Schengen. Enfin, pour désengorger les Etats membres du sud tels que la Grèce ou l’Italie, la Bulga-rie ou la Roumanie, il faudrait que chaque Etat membre s’engage à être véritablement un Etat d’accueil et non pour certains, un simple point de passage.

*Le principe de subsidiarité est un principe important du droit de l’Union Européenne. Il prévoit que les politiques publiques doivent être exercées au niveau de la plus pe-tite entité possible. En principe, l’Union européenne ne prend ainsi en charge que les compétences que les États membres pris séparément ne pourraient pas exercer avec autant d’efficacité.

Le règlement de Dublin, une des causes du problème actuel

« Il n’y a pas assez d’Europe dans cette Union et il n’y a pas assez d’union dans cette Union »

S O C I É T É

Photographie :Courtesy of Getty Images

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P O L I T I Q U E

Son apparence ne laisse rien dévoiler de ses opinions. Tailleur classique sombre, lunettes carréesstrictes, Julia Reda n’a pas vraiment l’air d’une corsaire de la politique. Et pourtant, chargé en… de rédiger un rapport parlementaire sur laréforme du Copyright, (rapport adopté en juin dernier NDLLR) elle est devenue en quelques moisl’ennemie numéro un des ayant-droits, notamment français. Seule élue du parti pirate au Parlement européen à 28 ans seulement, elle incarne un renouveau de la politique européenne. Démocratie, terrorisme, Google et neutralité du net, entretien avec une franc-tireuse à Bruxelles.Le Taurillon – Qu’est ce qui vous a fait en-trer en politique et pourquoi avoir choisi le parti pirate ?JR  : J’ai toujours été active en politique. Au début j’ai été membre du SPD (le parti socia-liste allemand NDLR). Mais j’ai rapidement été très frustée par la manière avec laquelle on traitait les jeunes. On nous mettait devant sur la scène pour faire beau, mais au fond, on n’avait pas accès aux réelles décisions poli-tiques. Une loi votée par le SPD sur le blocage de l’internet m’a décidé à changer de camp et à opter définitivement pour le parti pirate. Les partis pirates représentent une nouvelle façon de faire de la politique, c’est cela ce qui m’a plu immédiatement. Ce sont des partis qui ont vraiment compris le changement civilisa-tionnel que représentent les nouvelles tech-nologies liées à Internet. Internet est compa-rable en cela à la révolution industrielle, cela concerne tous les secteurs de la société.

Le Taurillon – Le fondateur du parti pirate suédois, Rickard Falkvinge s’est présenté au départ comme un «  ultracapitaliste  ». Que cela vous inspire –t-il ?JR : Vraiment ? Je n’étais pas au courant. Les partis pirates ont été fondés au départ pour combattre le copyright et la surveillance des citoyens par les états. Mais il est très réducteur de voir en eux des partis ultra-capitalistes. Nous voyons dans internet un catalyseur pour nouvelles opportunités. On agit en faveur de l’équité et de la justice sociale. Par contre, c’est vrai que nous nous différencions de la gauche

traditionnelle sur un point : nous ne rejetons pas la mondialisation. Au contraire, nous voyons internet comme un produit de la mon-dialisation. Ce que nous voulons c’est rendre la mondialisation plus démocratique.

Le Taurillon – Le Parlement Européen est-il une échelle pertinente pour les questions qui vous interessent ?JR : par définition, l’internet est global. Vouloir le réguler au niveau national n’a aucun sens. Beaucoup de gens l’ignorent mais pour réel-lement influencer les choses, il est nécessaire d’agir au niveau européen. Comme le rejet du traité ACTA l’a montré (accord commer-cial anti-contrefacon rejeté par le parlement européen en juillet 2012 NDLR), le Parlement européen peut parfois arriver à des résul-tats spectaculaires. La raison principale c’est que les parlementaires européens sont plus libres vis-à-vis de leur appareil partisan que leurs collègues nationaux et donc ils dis-posent d’une plus grande autonomie pour agir. Mais le revers de la médaille c’est que les partis politiques ne prennent pas le Par-lement européen au sérieux. En tout cas, c’est mon impression en Allemagne. On manque parfois de l’expertise que peuvent apporter les grands partis. L’autre problème est que les partis européens sont encore un assem-blage de partis nationaux et donc il n’y a pas de réelle démocratie européenne. Le fait que le président de la Commission ait été élu au terme d’un affrontement partisan en 2014 constitue un progrès mais on est encore loin du compte.

Le Taurillon  – Mais le Parlement dispose –t-il de de suffisamment d’expertise pour traiter correctement des sujets très tech-

niques pour le copyright ou la gouvernance d’internet ?JR  : Tous les hommes et femmes politiques doivent être un peu généralistes, c’est comme ca. Moi il se trouve que je suis dans une posi-tion un peu plus favorable parce que mon electorat ne m’en voudra pas si je ne me pré-occupe pas de tous les sujets. Je me concentre sur les sujets liés à l’Internet. Ceci dit, c’est vrai que l’on manque de staff et d’informa-tion. On dépend de ce fait de manière trop im-portante et dangereuse des études produites par des lobbyistes.

Le Taurillon  – Cet hiver Charlie Hebdo, aujourd’hui l’attentat manqué du Thalys, l’Europe semble plus que jamais menacée par le terrorisme international. Comment trouver un équilibre entre liberté et sécu-rité sur internet ?

JR : Une première remarque à faire , c’est que l’internet est bien moins libre qu’il y 10 ans. L’internet est plus surveillé. Il s’est surtout centralisé autour de grandes compagnies, fa-cebook, google qui de fait ont un pouvoir sur l’architecture du réseau. Internet fonctionnait autrefois davantage grâce aux universités. Pour ce qui est du terrorisme, la régulation d’internet n’est pas la vraie réponse. Les der-nières attaques terroristes n’ont pas grand-chose à y voir. Ce qu’il faut, c’est une politique sociale qui empêche la radicalisation. Mais l’austérité en Europe réduit les budgets né-cessaires à la conduite de ces politiques.

Le Taurillon – vous avez parlé de centrali-sation d’internet autour de grandes socié-tés, quelle est votre position sur la neutra-lité du net ?

« Ce que nous voulons c’est rendre la mondialisation plus démocratique »

Interview – Julia Reda, Parti Pirate

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JR  : C’est quelque chose sur lequel il ne faut pas transiger. Il faut garantir absolument la neutraltié du net car le contenu doit être in-dépendant de l’infrastructure. Il y a quelque temps, le Parlement européen a voulu définir de façon précise le concept de neutralité du net pour le protéger, sans exception. Mais sous la pression du conseil (le conseil est la réunion des ministres d’un sujet donné-économie, agriculture, culture par exemple. Dans l’UE, le conseil est co-législateur avec le Parlement NDLR), le nouveau compromis fait apparaitre beaucoup d’exceptions, justifiées d’ailleurs de manière absurde. Günther Oettinger, le com-missaire au numérique a par exemple expliqué dernièrement que la neutralité du net pourrait être un problème pour les futures voitures sans conducteur, qui devraient être prioritaires sur le réseau. Mais cet argument est absurde : Il est évident que les Google cars ne fonctionneront pas grâce à l’internet mais sur un réseau dédié. Le résultat de tout cela est que l’on se retrouve avec une protection de la neutralité plus faible qu’aux Etats-Unis.

Le Taurillon  – Que vous inspire l’enquête menée par la Commission Européenne contre Google pour abus de position domi-nante ?JR  : Les enquêtes sur le terrain de la concur-rence sont supposées être menées de manière technique et indépendante des partis poli-tiques.

Le Taurillon – Il y a pourtant bien sur des pressions politiques…JR : Google est parfois critiqué pour de bonnes raisons  : le niveau de protection des données personnelles, l’optimisation fiscale. Mais aussi pour de mauvaises raisons. Mon impression est qu’un certain nombre d’entreprises du net européennes s’aperçoivent qu’elles n’arri-vent pas à monétiser internet aussi bien que Google. Elles cherchent donc des moyens lé-gaux pour affaiblir l’entreprise américaine. La fameuse Google tax fournit un bon exemple en Allemagne. Il s’agit en réalité uniquement de fournir une rente aux éditeurs de contenu aux dépens de Google.

Le Taurillon  – Autre sujet, celui très clas-sique de la démocratie en Europe. L’UE souffre-t-elle vraiment d’un déficit démo-cratique ?JR  : Oui c’est tout à fait exact. La première chose c’est le droit d’initiative. Le Parlement

n’a à l’heure actuelle pas le droit de proposer des lois européennes. Seule la Commission peut le faire. Cela crée un déficit d’attention de la part des médias et du public. Les gens ont besoin de voir du débat, des idées différentes s’opposer. Or la Commission est censée être un organe purement technique. Forcément c’est ennuyeux à regarder. D’autre part, du fait du monopole de la Commission sur le droit d’initiative, les eurodéputés ne peuvent pas se présenter à une élection et dire aux électeurs « je vais changer ceci ou cela ». Ils sont dépen-dants du bon vouloir de la Commission. Et donc forcément cela remet en cause leur légi-timité. L’autre grand sujet c’est la zone euro. Il est nécessaire de démocratiser le fonctionne-ment de l’Eurogroupe.

Le Taurillon – Quel lien avez-vous avec vos électeurs en Allemagne ?JR : J’entretiens des liens grâce à internet. Lors de la rédcation de mon rapport sur le copy-right par exemple, certains amendements ont été proposés par des internautes. Au final un amendement est resté dans la version finale. Le réseau des partis pirates européens présent dans quasiment tous les pays européens est aussi un bon moyen pour atteindre les élec-teurs de base. Je donne également beaucoup d’information sur mon site internet. Elles sont traduites dans plusieurs langues européennes. Enfin j’entretien des contacts réguliers avec des ONG et des think tanks comme la Quadra-ture du Net en France.

Le Taurillon  – Les partis pirates évoquent un concept de « démocratie liquide » pour qualifier leur mode de fonctionnement. Pouvez en dire plus ?JR  : Le problème de la démocratie représen-tative est que la décision échappe au citoyen. Dans une démocratie directe, les citoyens qui disposent de plus de temps pour s’investir sont mieux représentés que les autres. La démocra-tie liquide prend le meilleur des deux modèles. On élit un représentant mais avec un mandat impératif : il est élu pour mener à bien un pro-gramme précis. Il ne peut s’en écarter. Un cer-tain nombre de pays européens expérimentent la démocratie liquide, notamment grâce à un logiciel, liquidfeedback. Mais une démocratie liquide européenne est difficile à mettre en place : il n’existe pas de partis politiques euro-péens et la communication n’est pas toujours facile entre 28 etats parlant des langues diffé-rentes.

P a s c a l P e r i n n e a uDirecteur du CEVIPOF, professeur des Universités à Sciences po

 En dehors des questions liées à inter-net, quelles thèses défendent les partis pirate en Europe ?En dehors des enjeux d'Internet, ces partis mettent l'accent sur la défense des droits individuels et sur une conception "horizon-tale" de la démocratie  (notion de "démo-cratie liquide"). Sur le plan économique et social et sur le plan international, les propositions sont beaucoup plus absentes ou faibles.

 Est ce que les partis pirates se placent à une place définie de l'échiquier politique (gauche, droite..) ou tentent-ils d'échapper aux logiques partisanes traditionnelles ?Ils ne revendiquent pas d'appartenance précise. Cependant certaines de leurs pro-positions et de leurs positionnements les rapprochent de la mouvance écologiste.

 Ont-ils les moyens pour se développer et représenter une alternative aux partis traditionnels ?Ils bénéficient de la crise des partis traditionnels et de celle du clivage gauche/droite. A leur place, certes modeste, ils sont caractéristiques de ce nouveau type d'organisation qui semble rencontrer un écho dans les jeunes générations et que les politologues anglo-saxons appellent les "mouvements à enjeu unique" ("one single oriented movement")

3 questions à

Le Parlement européen a adopté le 19 juillet en séance plénière le rapport Reda censé fixer les grandes lignes d’une réforme du copyright par la Commission européenne attendue avant la fin de l’année. Présenté comme explosif par une partie du monde de la culture, notamment en France, il a pourtant été considérablement vidé de sa substance lors de son adoption par la Commission des affaires juridiques du Parlement en juin.Parmi les propositions écartées par les eurodéputés figure l’harmonisation totale des exceptions et des limitations au droit d’auteur, comme le droit de citation ou le droit au détournement par exemple. Les États

membres conserveront ainsi le droit de légiférer en fonction de leurs intérêts culturels et économiques. Autre reculade, les eurodéputés ont choisi de laisser inchangée à 70 après la mort de leur auteur-contre 50 dans la version initiale du rapport- la durée de protection des oeuvres culturelles.Sur le geo-blocking - ces dispositions qui empêchent d’avoir accès à certains contenus provenant d’autres états - le texte final reste là encore en decà de ce que l’on aurait pu espérer puisqu’il maintient le principe de la territorialité de la protection des œuvres.Pire encore, un amendement proposé par le député francais Jean-Marie Cavada a failli

faire disparaitre la liberté de panorama des exceptions au droit d’auteur. Une telle disposition aurait rendu nécessaire l’accord des ayant droits (des architectes notamment) pour toute photographie d’une œuvre architecturale rendue publique. Une catastrophe pour des sites comme Wikipedia par exemple dont les illustrations sont produites par des amateurs. L’amendement a heureusement été supprimé lors du vote final en plénière. Reste maintenant à voir ce que fera la Commission européennes de ces recommendations.

Vers une réforme du Copyright au rabais ?

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C U LT U R E P O PJ’ai traîné mes guêtres dans la capitale de la Lettonie, après avoir lu plusieurs articles vantant sa culture alternative et ses nuits trépidantes, histoire de prendre le pouls de la ville balte. J’avais entendu parler de deux bars un peu déglingués qui avaient l’air sympatoches, semblant parfaits pour entamer mon plan d’attaque. L’idée était la suivante : me pointer là-bas, et repérer un individu qui semblerait capable de monter un groupe électro experimentalo-postmoderne, lequel enregistrerait ses morceaux dans une fabrique de slips à paillettes abandonnée. Ensuite, il ne me resterait plus qu'à aller tailler le bout de gras avec lui, avant de lui demander ses tips. Explosant le dernier record d’Usain Bolt pour fuir le centre touristique, je n'ai ensuite pas tardé à aller m'accouder au zinc du Kanepes Kulturas Centrs (“Kanepes” significant “Cannabis”). Ce bar accueille régulièrement des concerts, des projections cinés, des expositions et des artistes venus se rafraîchir le gosier en enchaînant les pintes. Après m’être commandé un shot de Black Basalm (un alcool local qui fait la fierté des Riganais), je me suis mis au travail, abordant divers groupes de jeunes Lettons qui m’ont fait part de leurs meilleurs plans. Tous m’ont conseillé d’aller faire un tour au deuxième bar dans lequel j’avais prévu de passer : Chomski. Il rappelle vraiment le Kanepes : tous deux affichent une déco délabrée mais charmante, et possèdent une petite cour ayant comme un air de terrain vague. Mais ça, c'est pour les préliminaires.

Riga, nouveau berceau des soirées alternatives ?

"Sachant qu'on peut trouver un bâtiment abandonné à tous les coins de rue de Riga, y a t-il beaucoup de soirées qui y sont organisées ni vu ni connu ?"

Skepta : un nom qui claque, à l'image de ce MC qui rappe avec ses tripes. Né à Tottenham, dans la banlieue nord de Londres,  l'anglais  au  flow  dévastateur a  su  redorer  le  blason  du  grime  :  ce rap crade issue du UK garage. Il vient de  sortir  The  Tim  Westwood  Mix, une mixtape où l'on peut retrouver nombre de ses classiques  : de "It Ain't Safe" à  "Nasty" en passant pas  "That's Not  Me".  Et  surtout,  surtout,  Skepta travaille actuellement sur Konnichiwa, un  nouvel  album  qui  pourrait  bien envoyer un nouvel uppercut dans le menton du grime game. Stay tuned.

SKEPTA

Après, il y a deux cool clubs où l'on peut remuer son booty au sein du milieu underground letton. Situé dans un bâtiment abandonné, Bruninieku Iela 2 organise les soirées les plus perchées de la capitale, où l'on se trémousse sur de la jungle, de la house ou encore de la techno. Seul inconvénient : le lieu n’ouvre que le vendredi et le samedi soir…Mais le jeudi soir, les puristes de la night peuvent toujours aller à

Aristids : une boîte où notre groupe e x p e r i m e n t a l o - p o s t m o d e r n e aurait toutes les chances de venir se produire. Le lieu a d'ailleurs été nommée d’après notre cher Aristide Briand (cocorico), qui a signé un traité reconnaissant l’indépendance de la Lettonie alors qu’il était ministre des affaires étrangères, en 1921 précisément. Bref, fin du court cours d'histoire : revenons aux choses sérieuses.

Je suis allé à Chomski après le Kanepes, et j'ai alors eu l’occasion de rencontrer Andris, teuffeur de vingt-quatre ans qui occupe ses journées en travaillant chez KIM, un centre d’art contemporain. Le bonhomme connait très bien la scène locale : il a notamment fréquenté Andrejalsa, un ancien squat artistique riganais ayant accueuilli de nombreux évenements culturels undergrounds, fermé il y a cinq ans. Puis certains de ses amis ont monté leur propre squat pour y organiser des séances de débauche collective en toute illégalité.

J'avais donc l'interlocuteur idéal à qui poser la question qui me démangeait depuis quelques temps : "Sachant qu'on peut trouver un bâtiment abandonné à tous les coins de rue de Riga, y a t-il beaucoup de soirées qui y sont organisées ni vu ni connu ? Autrement dit, est-ce que Riga ressemble peu ou prou au Berlin d'après la chute du mur, où tout un tas de lieux inoccupés étaient investis par les raveurs allemands ?" "Non", m'a confié Andris avec une pointe d'amertume. "En fait tout le monde aime ce genre de soirées, mais plus personne n'est prêt à en organiser. La nouvelle génération n'a pas repris le flambeau...". Pour lui, les deux clubs cités plus hauts sont actuellement les meilleurs endroits de la capitale letonne pour s'éclater. Avis aux intéressés !

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Riga, nouveau berceau des soirées alternatives ? Illustration :

Sara Andreasson

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Le Taurillon – Monsieur Talgorn, votre parcours est d’abord celui et professeur de droit public à l’IUT de Vannes. Comment en êtes vous arrivé à travailler dans le milieu de la banque ? C.T. – En parallèle de ma carrière uni-versitaire, j’ai candidaté à Bruxelles dans le but de devenir conférencier européen à la Commission euro-péenne. Nous étions alors en 1981 et cela m’a permis de travailler avec Jacques Delors pendant 10 ans ou encore avec Jacques Santer. Du fait d’une incompatibilité de fonctions avec la commission Barroso, j’ai quitté ce poste en 2005 et saisi une nouvelle opportunité qui s’offrait à moi. En effet, un des administrateur du CA de l’institut de gestion de Vannes que je dirigeais à l’époque était le directeur général du Crédit Agricole Morbihan. Il m’a proposé d’intégrer ce réseau et je suis vite devenu Président du Cré-dit Agricole Morbihan ainsi qu’admi-nistrateur au Crédit agricole Egypte. On comprend là que je ne suis pas véritablement un banquier de forma-tion. Le Crédit agricole se décompose en deux structures, l’une capitaliste et l’autre coopérative. Le mode de gou-vernance n’est pas le même. 39 caisses régionales composent la banque coo-pérative. Elles sont autonomes dans leur gestion et présidées par des per-sonnes élus démocratiquement. Cela permet d’intégrer des administrateurs venant de divers horizons profession-nels, comme moi. J’ai ainsi été élu président de la Caisse régionale du Morbihan.

Le Taurillon – Vous êtes également Président du GEBC. Quelle est la fonction première de cet orga-nisme ?

C.T. – Il y a en Europe 4200 banques coopératives représentant 35 fédéra-tions ou associations. Le GEBC assure leur représentation dans le lobbying européen. J’ai une équipe de 15 per-sonnes qui travaillent à Bruxelles en permanence. Nos réseaux sont éta-blis dans toutes les institutions et nous sommes en contact direct avec par exemple la BCE ou encore l’EBA à Londres. Des équipes d’experts ve-nant parfois des Etats-Unis ou autre se joignent à nous dans l’étude des directives européennes. Notre parti-cularité de banque coopérative com-plique souvent le travail des instances européennes dans la mesure où elles aimeraient que tout le système ban-caire n’existe que sous la loi de la « profitabilité », hors nous allons plus loin que cela.

Le Taurillon – Le système coopératif semble être une réponse à l’actuel manque de confiance envers le sys-tème bancaire. La crise financière aurait-elle joué en votre faveur ?

C.T. – Le système coopératif n’a aucune responsabilité dans la crise financière mais a tout de même res-senti le contre-coup. En effet, à la suite de cet ébranlement planétaire, l’objectif des instances financières européennes et internationales a été de renforcer le système bancaire. Un modèle unique prévalait alors, celui même à l’origine de la crise, le modèle américain. Le comité de Bâle avec qui nous travaillons beaucoup, comme la BCE ou le FMI partagent une même philosophie bancaire qu’est la profi-tabilité. Ils ne connaissent pas le sys-tème coopératif et s’y opposent. La crise financière n’a pas eu d’im-pact réel sur une grande banque coopérative comme le Crédit agri-cole en France, parce qu’elle est solide. Cela dit, il existe beaucoup de petits banques coopératives qui ont été démutualisées par manque de fonds propres comme en Italie. Consolider les banques est un impé-ratif puisqu’on ne peut se permettre la faillite sous prétexte que nous sommes un modèle différent. Nous appliquons les mêmes règles que les banques commerciales et la rentabili-té reste un premier objectif, mais nous n’avons pas la même culture du résul-

tat. Finalement, la crise n’a pas renforcé le système coopératif en lui même mais son image.

En effet, elle a provoqué une hostilité à l’égard de ce système unique que nous défions d’une certaine manière.

Le Taurillon – La banque coopérative a pour réputation de réduire l’exclusion bancaire, pourquoi ?

C.T. – C’est un fait. La banque coopéra-tive prend d’avantage en compte les clien-tèles à l’abandon dans la mesure où elle fonctionne à échelle locale. Il existe par exemple au Crédit Agricole le « réseau des points passerelle ». Il a pour but d’aider et d’accompagner les personnes qui doivent se remettre d'un accident de la vie et éviter l'exclusion sociale. Un conseil en matière psychologique ou encore financière leur est proposé à prix très bas. Nous ne sommes pas directement une banque sociale, mais à la différence d’une banque capitaliste qui gagne de l’argent pour ses actionnaires, la banque coopérative investit ses ressources dans le social. Près de 90% de l’argent col-lecté reste sur le territoire de la banque coo-pérative en question. Il n’y a pas la même centralisation des ressources que la banque capitaliste impose. Cette proximité à l’avan-tage de rassurer le client. On revient alors à cette question de la confiance dans le sys-tème bancaire.

Pour autant, nous ne nous rapprochons pas d’une économie sociale et solidaire. Notre premier objectif est la rentabilité. Nous sommes un système bancaire et si nous vou-lons peser face aux instances européennes et internationales, nous ne pouvons ignorer cet aspect. Une banque coopérative comme les autres à cet égard. Elle obéit aux règles économiques les plus pures mais grâce aux profits dégagés, elle se permet d’investir dans le social. Seulement, cela ne peut être son unique priorité, la BCE ne l’accepterait pas.

"La crise n’a pas renforcé le système coopératif en lui même mais son image."

Actuellement Président de la Caisse régionale du Crédit Agricole du Morbihan (56), Christian Talgorn est un banquier d’un genre un peu spécial. Il vient d’être élu pour un second mandat à la présidence du GEBC (Groupement Européen des Banques Coopératives), l’occasion pour nous d’évoquer le rôle et la place de la la finance coopérative en Europe et de revenir sur une actualité économique bien chargée cet été . 

Christian Talgorn

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G R A N D E N T R E T I E NA chaque numéro, le Taurillon vous fait rentrer par la petite porte dans les coulisses de l’Europe.

Christian Talgorn

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Le Taurillon – Le GEBC assure donc la représentation des banques coo-pératives existantes en Europe. Mais ce système n’est il pas surtout présent dans l’Europe de l’ouest, celle des 15 ?

C.T. – Absolument. Les pays ayant intégré l’Union européenne en 2004 sont encore hostiles à un tel système bancaire dans la mesure où le système coopératif s’apparente pour eux au communisme. Cela se développe dou-cement, nottament en Pologne. Par contre, il y a une volonté d’adhésion incontestable de la part de pays tiers tels que la Corée du Sud, le Brésil ou même l’Iran. Le problème est qu’ils ne sont pas européens alors on réfléchit à mettre en place une structure pou-vant donner satisfaction à ces pays au moins sur le plan du transfert de savoir-faire.

Le système français est le plus déve-loppé en la matière. 70% du marché bancaire appartient aux banques coo-pératives que sont le Crédit agricole, le Crédit mutuel et la Banque popu-laire. Dans les autres pays comme en Allemagne, on ne dépasse pas les 30%. Durant longtemps le Royaume Uni avait lui aussi un système coopératif développé mais la crise financière a entrainé une démutualisation des banques qui reposent alors sur des actionnaires. En effet, la centralisation des fonds financiers rassure et cette conversion permet également l’entrée en bourse. Le GEBC compose ainsi avec diffé-rents modèles et cela se passe bien. Nous n’avons simplement pas tous la même ambition quant au rôle d’un organe centralisateur des banques coopératives qui pourrait garantir la solidité des banques. Par exemple, le système coopératif repose en Alle-magne ou en Autriche sur des petites entités qui auraient besoin d’une telle structure pour assurer leur sécurité. Mais les hostilités de la société civile

se révèlent lorsqu’il s’agit d’accorder de nouvelles prérogatives à un organe supranational, encore plus dans le domaine bancaire.

Le Taurillon – Vous qui êtes au cœur du système financier européen, quel regard portez vous sur le fonction-nement de la zone euro ?

C.T. – Revenons avant tout sur l’ambi-tion du marché intérieur, portée par Jacques Delors. Deux éléments ma-jeurs l’expliquent. D’une part la lutte contre les dévaluations compétitives. A l’époque, quand l’entreprise Ita-lienne FIAT connaissait quelques dif-ficultés, il suffisait de dévaluer la Lire italienne pour être à nouveau com-pétitif. Les pays de l’Europe du Sud usaient massivement de cette com-bine, comme la Grèce. D’autre part, le coût des transactions était bien trop lourd. Le marché intérieur ne pou-vait s’envisager dans ces conditions. Un troisième facteur s’ajoute à cela : l’extraterritorialité du dollar. Lorsqu’il est utilisé comme monnaie de tran-saction, la loi américaine s’applique. Le dollars redevient maître si l’euro n’existe pas. Le marché commun régi par la monnaie unique est une force. La dérive du modèle trouve son ori-gine dans les critères économiques de Maastricht. Ils conditionnaient l’entrée au sein de la zone euro mais en 1997, seul le Luxembourg les res-pectait. On a alors évolué vers l’idée de la convergence économique. Des pays comme la Grèce ainsi sont entrés dans la zone euro alors que leur éco-nomie ne le permettait pas.

D’ailleurs revenons sur la Grèce car elle représente un cas très particulier. Sa place dans l’Union européenne comme dans la zone euro s’explique par l’existence d’enjeux diploma-tiques. On ne peut laisser la Grèce de côté, tout simplement parce que c’est la Grèce. En 1961, on ne voulait pas que la Russie s’en approche alors elle est ren-trée dans l’Union (à l’époque CEE). On ne le veut pas d’avantage aujourd’hui, ce qui rend sa sortie de la zone euro inenvisageable. Comme disait Valérie Giscard d’Estaing : « On ne fait pas jouer Platon en seconde division ». Pourtant la Grèce montre encore son manque de structure administrative qui lui permettrait d’assurer une poli-tique fiscale. En 2015, la Grèce n’a tou-jours pas de cadastre complet et fiable. Il n’y a aucun contrôle de la propriété foncière ni de l’impôt. Ce mode de fonctionnement est incompatible avec l’euro, mais sans lui la Grèce n’est au-jourd’hui plus rien. On pourrait effacer leur dette, mais à quoi bon puisqu’au-cun plan de restructuration ne lui offre de garantie par la suite.

"Le dollar redevient maître si l'euro n'existe pas. Le marché commun régi par la monnaie unique est une force."

Le Taurillon – Comment renforcer la gouvernance de la zone euro après la crise grecque ?

C.T. – Il faut oublier l’idée d’un parle-ment de la zone euro. Notre parlement européen actuel ne remplit déjà pas sa fonction première, dans la mesure où il ne bénéficie pas de l’initiative légis-lative. Lui donner ce pouvoir et donc lui conférer un caractère fédéral serait une manière de renforcer la zone euro. Il y a un tel désaveux des élus natio-naux que la population est prête à dire oui. C’est le moment pour les députés européens de se mettre en avant mais ils sont complètement absents. La fai-blesse de l’Europe pour moi, c’est la faiblesse de son Parlement. D’autre part, le vrai débat repose sur cette interprétation technocratique des « critères de convergence » qu’on appelle aussi « critères de Maastricht ». Les règles économiques tels que les « 3% de déficit public » ou « 60% de dette publique » sont appliquées aveuglement par les instances finan-cières. Il manque des experts pour éréfléchir sur l’amélioration de la zone euro, et la réelle pertinence de ses cri-tères.

Le Taurillon – L’Europe négocie ac-tuellement le Traité transatlantique avec les Etats Unis (TTIP). Considé-rez vous cela comme une opportu-nité ?

C.T. – Je suis contre ce Traité. Cela n’engage que moi et le GEBC n’a pour l’instant pas eu à se prononcer. L’ex-clusion de la société civile des négo-ciations est une aberration. Certains élus n’en soupçonnent même pas l’existence. Regardons aujourd’hui le problème agricole. Nous avons perdu un marché important avec la crise Ukrainienne en sanctionnant la Russie. Le prix du lait ou encore de la viande bovine est extrêmement bas. Quel rapport ? Qu’allons nous faire avec ce traité ?

"C’est le moment pour les députés européens de se mettre en avant mais ils sont complètement absents."

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Depuis le début des années 1990, Etats Unis et Union Européenne réfléchissent ensemble à des accords commerciaux visant l’institution d’une zone de libre échange transatlantique. Entre 1995 et 1997, les pays de l’OCDE ont négocié secrètement un accord multilatéral sur l’investissement (AMI) qui, une fois divulgué, engendra une telle contestation populaire qu’il fut abandonné. Après cette échec, il a fallu attendre 10 ans pour que les négociations reprennent. En 2003, la Commission européenne adopte un projet de mandat de négociations pour la mise en place du TTIP, « Transatlantic Trade and Investment partnership » communément appelé TAFTA pour « Transatlantic Free Trade Area ». Les Parlements nationaux et la population civile en

prennent alors connaissance, ce qui ne manque pas d’éveiller à nouveau les contestations.

Très libéral dans sa philosophie, le TAFTA a pour objectif d’harmoniser les normes sur les deux rives de l'Atlantique. Mais harmonisation à la hausse ou à la baisse ? Si Cecilia Malmström (commissaire au Commerce) à vigoureusement certifié qu’aucune normes protectrices européennes ne seraient bafouées, la question inquiète, d’autant plus que les négociations sont menées de façon très secrète. La question des tribunaux spéciaux d’arbitrage (ISDS en anglais) constitue un autre point de blocage. Ces cours privées permettent d’attaquer les Etats pour leur choix de politique économique, s’ils

contreviennent aux objectifs de rentabilité des entreprises et ce, sans passer par des juges nationaux. Il s’agit d’un instrument régulièrement utilisé dans le cas d’accords commerciaux internationaux avec des pays en développement pour, selon leurs promoteurs, contourner des juridictions nationales trop partiales ou corrompues. L’Union européenne elle-même y a régulièrement recours, dernièrement encore avec le Canada.

Cette pratique est déjà contestable en soi. Mais pourquoi donc utiliser ces ISDS entre deux ensemble à la protection juridique a priori équivalente ? Pour la partie américaine il s’agit semble-t-il d’une conditions sine qua non pour tout

accord alors que les européens sont beaucoup plus divisés. Sous la pression de l’opinion, les gouvernements français et allemands se sont prononcés contre, tandis que la Commission gagne du temps. Un document rendu public le 16 septembre dernier propose une version plus transparente et démocratique de l’ISDS. Reste à voir si cela suffira pour calmer les opinion publiques.

Malgré ces nombreuses zones d’ombre, l’adoption du TTIP est prévue courant 2015. Jean Claude Juncker, actuel président de la Commission européenne a rappelé sa volonté de mener à bien ce projet lors de son discours sur l’état de l’Union le 9 Septembre dernier.

TA F TA , T T I P … La vague du libre échange entre Etats-Unis et Union Européenne.

Importer de la viande bovine massi-vement en éliminant les quotas déjà existants. On se rend tout sauf com-pétitif. L’Union européenne semble incapable d’être autonome vis à vis des Etats Unis alors qu’elle a les cartes en main pour le faire. Finalement, elle s’auto-détruit. Ne nous étonnons pas du vote eurosceptique.

Le libéralisme outrancier s’impose comme seule règle. Cependant on ne peut considérer le produit agricole comme un produit lambda. Sa pro-duction est trop dépendante d’aléas que nous ne maîtrisons pas tel que ll’impact du réchauffement clima-tique sur les cultures par exemple. Il est insensé que le prix des produits agricole dépende des cours du mar-ché, insensé de ne pas voir la mise en place de prix plancher offrant une garantie au producteur. Pour moi, la seule chose que nous pouvons faire afin de nous défendre est de revenir sur la consommation locale et maîtri-sée. Ça nous évitera peut être de man-ger du cheval à notre insu.

a l l e r + l o i n– Docteur TTIP et Mister TAFTA. Que nous réserve vraiment le traité transatlantique Europe - Etats-Unis ? Maxime Vaudano, édition Les Petits Matins, février 2015.Petit livre pour comprendre rapidement, sous forme de questions-réponses, ce qu’est le Traité de libre échange transatlantique et ce qu’il implique en terme d’avantages et d’inconvénients.

– « Libre-échange, la déferlante »Manière de voir, Monde diplomatique, Juin-Juillet 2015. ( Histoire, enjeux du Libre échange. Regard à travers le monde )

en chiffres1970

4200

20%

205M

78M

Fondation du GEBC

Banques opérant au niveau local

du marché bancaireeuropéen

de clients

de membres

Les banques coopératives européennes

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L E TA U R I L L O N E N S E I N E

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Zone euro optimale ?É C O N O M I E

La Grêce peut-elle rester dans la zone euro ?  

La question a finalement été tranchée lundi 13 juillet au terme d’un ultime sommet de la zone euro. Mais au-delà du feuilleton politique, désormais refermé, le débat intellectuel persiste. Dans les cercles politiques d’abord comme Outre-Rhin, où l'essor de l'AfD (Alternative für Deutschland) pousse les Allemands à se demander si la monnaie unique est réellement bénéfique à l'ensemble de la zone euro. Dans le monde scientifique, la crise grecque a ranimé le débat autour des zones monétaires optimales, un domaine de recherche populaire dans les années 1960 sous la plume d’auteurs tels que Robert Mundell et Béla Balassa et quelque peu oublié depuis.

La zone monétaire correspond à une association de pays choisissant de partager une même devise ou dont les devises se raccrochent à une même parité, un même référentiel. Cette union monétaire correspond à l'avant-dernière étape dans la théorie de l'intégration de l'économiste hongrois Béla Balassa. Sa fameuse typologie, développée dans The theory of economic integration (1961), expose le processus d'une intégration économique réussie en cinq étapes: après avoir instauré le libre-échange, la zone économique procède à une union douanière avant l'adoption d'un marché commun; suite à cela, l'union économique et monétaire advient avant de conclure en une union politique.

Quid de l'Union Européenne ? Si l'ordre des premières étapes a visiblement été respecté, il apparaît pourtant que l'union politique a précédé l'union économique et monétaire. Erreur qui mena de fait à des divergences concernant les politiques souhaitées et handicapant par la même occasion la poursuite de la construction européenne.

Face aux difficultés il est légitime de se demander si les pays membres de la zone euro avaient un intérêt absolu à abandonner leur monnaie nationale au profit de l'euro. Cette question trouve une réponse dans les écrits de Robert Mundell - économiste canadien et “Prix nobel d’économie en 1999. Dans un célèbre article paru en 1961, il expose trois principes qui déterminent une zone monétaire optimale: la symétrie des chocs économiques, une forte mobilité interne du facteur travail permettant d’équilibrer l’offre et la demande d’emploi dans l’ensemble de la zone et une intégration suffisante des marchés de biens et de service pour justifier la monnaie unique par la suppression du risque de change.

Une analyse point par point montre que la zone monétaire européenne est encore loin d'être optimale. Au-delà des barrières linguistiques et culturelles, les statuts professionnels différent et les mécanismes d'aide sociale varient d'un pays à l'autre. Résultat, une faible mobilité des travailleurs et un chômage structurellement bien plus élevé qu’aux Etats-Unis par exemple, où les salariés ont l’habitude de migrer d’un État à un autre en fonction de la situation du marché du travail.

Alors, comment achever l’union monétaire européenne ?

Bercy pousse aujourd’hui la mise en place d’une union des marchés de capitaux (UMC), sensée approfondir et intégrer davantage les marchés financiers des états membres. Dans un autre ordre d’idée, le conseil d’analyse économique, organisme placé sous l’autorité du Premier Ministre a récemment apporté quelques pistes de réponses intéressantes pour mieux harmoniser les normes sociales en Europe. Dans leur note datant du premier juillet dernier, Agnès Benassy-Quéré et Alice Keogh promeuvent par exemple l’idée d’une assurance chômage européenne permettant à la fois de limiter les barrières à la libre circulation des travailleurs et de renforcer la solidarité budgétaire entre états membres. Reste à savoir si de telles initiatives pourront trouver un support politique suffisant pour faire leur preuve.

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L ' É T É D E L A R É D A C T I O NL’été du Taurillon à l’EXPO de Milan

Décriée pour son coût (estimé à 3,2 milliards d’euros), non encore achevée au moment de son inauguration, l’Exposition universelle organisée cette année à Milan a beaucoup fait parler d’elle, et pas toujours en très bien. Mais au fait, qu’y a-t-il vraiment à y voir ? On est allés y jeter un coup d’œil pour vous.

« Nourrir la planète, l’énergie pour la vie » : Consensuel et ratissant large, le thème est particulièrement porteur à quelques mois seulement de la COP 21. En témoignent d’ailleurs les visiteurs se pressant par milliers de 10h jusqu’à la nuit, bravant sans ciller la chaleur, la foule et les 40 min de transport depuis le centre-ville.Située sur un vaste terrain vierge au nord-ouest de Milan, l’exposition est organisée autour de deux axes piétonniers : le long du plus grand s’égrènent les pavillons de tous les pays du monde, l’autre est entièrement dédié à des italiens décidément chauvins. On sent d’emblée que beaucoup d’efforts ont été investis dans l’architecture extérieure des bâtiments : les pavillons chinois, russe, allemand, français avec ses cultures céréalières en extérieur, et bien sur l’immense Palazzo Italia forcent le respect par leurs dimensions et leur esthétisme.Mais passée l’entrée, en général après une vingtaine de minutes d’attente, on s’étonne d’un contenu souvent assez banal, pas très approfondi et à de nombreux flagrants délits de bullshit. A aucun moment, on entend parler de débats ou autres conférences pour creuser un sujet particulier. Aucune trace non plus sur internet. Ce type d’évènements doit bien exister pourtant mais apparemment pas pour le visiteur moyen. Justifiés dans notre flemme intellectuelle de vacancier, on erre donc de pavillons en pavillons dans une ambiance de kermesse un peu kitsch. On assiste à des surprises sympathiques (un concert lyrique improvisé, d’étranges individus munis de trompettes déambulant dans un accoutrement médiéval). Mais on se demande souvent quel est le fil conducteur de tout cela. Au final, on arrive avec les meilleures intentions du monde puis les heures passent et l’on s’étonne d’avoir passé beaucoup de temps à manger, boire d’extravagants smoothies et regarder d’autres visiteurs faire de même. Mais c’est toujours une excellente occasion de (re)décrouvrir la capitale lombarde, magnifique pour l’occasion.

L E S + L E S -Les pavillons français et allemands : le premier met l’accent sur les aspects politiques et culturels du sujet à l’aide d’infographies particulièrement bien réussies. Fidèle à la tradition nationale, le pavillon allemand met la science en valeur. Photosynthèse, pollinisation, symbioses entre espèces, on s’instruit sur les interactions complexes qui régissent le monde du vivant sans jamais s’ennuyer grâce à de nombreuses installations interactives.

C’est triste à dire mais la présentation du Pavillon de l’Union Européenne tombe complètement à coté avec un film mièvre qui n’explique rien des nombreuses activités de l’UE en matière d’énergie, d’environnement et d’agriculture.

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