Le Sublime Et Le Pittoresque

15
 Monsieur Francis D. Klingender Le sublime et le pi ttoresque In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 75, novembre 1988. Sur l’art. pp. 2-13. Citer ce document / Cite this document : Klingender Francis D. Le sublime et le pittoresque. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 75, novembre 1988. Sur l’art. pp. 2-13. doi : 10.3406/arss.1988.2864 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1988_num_75_1_2864

description

article sur le sublime et le pittoresque.

Transcript of Le Sublime Et Le Pittoresque

  • Monsieur Francis D. Klingender

    Le sublime et le pittoresqueIn: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 75, novembre 1988. Sur lart. pp. 2-13.

    Citer ce document / Cite this document :

    Klingender Francis D. Le sublime et le pittoresque. In: Actes de la recherche en sciences sociales. Vol. 75, novembre 1988. Surlart. pp. 2-13.

    doi : 10.3406/arss.1988.2864

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/arss_0335-5322_1988_num_75_1_2864

  • ZusammenfassungPas Erhabene und das Pittoreske.In diesem Abschnitt aus Francis D. Klingender Kunst und industrielle Revolution werden dieasthetischen Theorien des Erhabenen, des Pittoresken und des Romantischen in Beziehung gesetzt zuden verschiedenen Vorstellungen und Darstellungen industrieller Ttigkeit im England des 18. und 19.Jahrhunderts (anhand von technischen Zeichnungen, naiver Ausdruck lokalen technologischen Stolzeswie Werken anerkannter Knstler). Der Bezug auf die sthetik des Pittoresken, von William Gilpin undUvedale Price formuliert, ermglicht den Knstlern und deren Auftraggebern die Darstellung industriellerTtigkeit, allerdings unter Auslassung der fnsteren Aspekte : Maschinen und Bergwerke sind alsdekorative Elemente zulssig, wenn sie das Alter des Verfalls zum Vorschein bringen. Am Beispiel vonCoalbrookdale, Brennpunkt der industriellen Revolution und zentrale Inspirationsquelle der Knstler,wird sichtbar, in welcher Weise die Theorien des Erhabenen von Edmund Burke in einer vonindustriellen "Schrecken" heimgesuchten romantischen Naturvorstellung am Werk sind. Sichtbar wirdschlielich auch in den vernderten Vorstellungen industrieller Arbeit, die fortan auf dem harmonischenBndnis von Vergangenheit und Gegenwart, Natur und Technik basieren, die Vermittlung desErhabenen in die Romantik.

    RsumLe sublime et le pittoresque.Dans ce texte, extrait de L'Art et la rvolution industrielle, Francis D. Klingender met en rapport lesthories esthtiques du sublime, du pittoresque et du romantisme avec les diverses reprsentations del'activit industrielle en Angleterre au 18e et au 19e sicles, qu'il s'agisse de dessins techniques,d'expressions naves de la fiert technologique locale ou d'oeuvres d'artistes confirms. La rfrence l'esthtique du pittoresque, formule par William Gilpin et Uvedale Price, permet aux artistes et leurscommanditaires de reprsenter l'activit industrielle en en vacuant ses aspects les plus sinistres, lesmachines et les mines tant admises comme lments de dcor, condition qu'elles prsentent tousles signes du dlabrement. A travers l'exemple de Coalbrookdale, foyer de la rvolution industrielle etsource majeure d'inspiration pour les artistes, on voit comment les thories du sublime d'Edmund Burkesont l'oeuvre dans la reprsentation d'une nature romantique envahie par les "horreurs" industrielles.Enfin, la transmission du sublime au romantisme apparat dans la transformation des reprsentationsdu travail industriel, dsormais axes sur l'alliance harmonieuse entre le pass et le prsent, entre lanature et la technique.

    AbstractThe Sublime and the Picturesque.In this extract from Art and the Industrial Revolution, Francis D. Klingender relates the aesthetic theoriesof the sublime, the picturesque and Romanticism, to the various representations of industrial activity in18th and 19th century England, including technological designs, naive expressions of local pride intechnology, and the works of confirmed artists. Reference to the aesthetic of the picturesque,formulated by William Gilpin and Uvedale Price, enabled artists and their patrons to represent industrialactivity while divesting it of its most sinister aspects : machines and mines were allowed in as elementsof decor so long as they presented all the signs of age and dilapidation. Through the example ofCoalbrookdale, a centre of the industrial revolution and a major source of inspiration for artists, it can beseen how Edmund Burke's theories of the sublime are at work in the depiction of a romantic natureinvaded by industrial "horrors". Finally, the transmission of the sublime to Romanticism can be seen inthe transformation of images of industrial labour, which now hinge on the harmonious alliance betweenpast and present, nature and technology.

    ResumenLo sublime y lo pintoresco.En este texto, extrado de El Artey la Revolucon Industrial, Francis D. Klingender pone en relacon lasteorias estticas de lo sublime, lo pintoresco y el romanticismo con las diferentes representaciones dela actividad industrial en Inglaterra en los siglos XVTII y XIX, que se trate de diseos tcnicos, deexpresiones inocentes del orgullo tecnolgico local o de obras de artistas confirmados. La referencia a

  • la esttica de lo pintoresco, formulada por William Gilpin y Uvedale Price, permite a los artistas y a suscomanditarios representar la actividad industrial desalojando sus aspectos ms siniestros ; lasmquinas y las minas son admitidas como elementos de decoracin, a condicin que presenten todoslos signos de la antiguedad del deterioramiento. A travs del ejemplo de Coalbrookdale, centro de larevolucin industrial y mayor fuente de inspiracin para los artistas, se ve como las teoras de losublime de Edmund Burke estn actuando en la representacin de una naturaleza romntica invadidapor los "horrores" industriales. En fin, la transmisin de lo sublime al romanticismo aparece en latransformacin de las representaciones del trabajo industrial, en lo sucesivo orientadas hacia la alianzaarmoniosa entre el pasado y el presente, entre la naturaleza y la tcnica.

  • f rancis d. klingender

    sublime

    et le

    pittoresque Traduction de Sophie Biass et Jean-Louis Fabiani Est source du sublime tout ce qui, ts de quelque manire, suscite l'effroi ; ^ tout ce qui se rapporte des objets p< effroyables, ou tout ce qui agit "f d'une manire analogue l'effroi. " Edmund Burke (1) ^_ Une architecture de Palladio peut S tre lgante au plus haut degr ; ss, pour lui confrer une beaut pittoresque, nous devrions en renverser g" une moiti, dformer l'autre et disperser en tas ses lments mutils. < En bref, d'un btiment poli 55 faire une ruine rude. William Gilpin (2) L'lment qui domine dans le dessin topographique de la priode classique reprsente par le travail de Paul Sandby et de ses disciples dans les annes 1770-1780, est la description claire et rassurante des faits. La con

    fiance de l'artiste en son sens de la dcouverte se reflte dans l'harmonie claire et brillante de ses dessins. Dans la priode du sublime et du pittoresque, l'intrt se dplace de la dcouverte vers la contemplation, et vers la description potique des motions de

    1 Les citations de Burke sont tires de l'dition critique de J. T. Boulton, A Philosophical Enquiry into... the Sublime, Londres, Routledge, 1958, Les rfrences aux pages ont t omises. 2 Ws Gilpin, Trois essais sur le beau pittoresque, Londres, 1792, traduction franaise, Paris, ditions du moniteur, 1982, p, 15,

    l'artiste face la scne. Les mines de charbon se trouvent places dans des landes recules et dsoles. Les carrires sont reprsentes comme des cavernes flanc de montagne. Les moulins eau semblent en quilibre prcaire sur les rives escarpes de torrents tumultueux. Les forges se dcoupent travers le flamboiement du fer en fusion sur le ciel nocturne. Tous ces lments voquent parfois le sentiment menaant d'une puissance prolifrante ou incontrlable. Ils prennent un air cyclopen. Face de telles manifestations de l'industrie, quelques artistes tournrent le dos la scne contemporaine dans son ensemble et recherchrent le confort d'un pass arcadien ou firent une sorte de retraite mlancolique.

    Ces deux attitudes divergentes furent mises en valeur par les proclamations esthtiques d'Edmund Burke (1727-1797) et de Sir Uvedale Price (1747-1829). Burke publia son Enqute philosophique sur l'origine de nos ides du beau et du pittoresque en 1757. Une seconde dition augmente parut en 1759 et il y eut encore douze ditions avant la mort de Burke. \JEssai sur le pittoresque de Price parut pour la premire fois en 1794 ; une dition augmente fut publie en 1796. C'tait un essai de mise en forme prcise des thories sur le pittoresque promulgues par l'infatigable artiste et voyageur qu'tait le rvrend William Gilpin (1724-1804). Les rcits de ses voyages dans diverses rgions de la Grande-Bretagne, illustrs d'aquarelles de sa main, parurent partir de 1781. Un certain nombre de volumes furent publis aprs sa mort par ses excuteurs testamentaires.

    Burke considre que le sublime produit la plus forte motion que l'esprit soit capable de ressentir. Il est associ l'infiniment grand, aux tnbres et l'obscurit. Dans la nature, les images sombres, confuses et incertaines ont le pouvoir de produire dans l'imagination des passions plus grandes que les images claires et distinctes. Le vide, la pnombre, la solitude et le silence voquent le sublime, comme le font l'clat blouissant, l'alternance brutale de lumire et d'ombre, le bruit de vastes cataractes, d'orages dchans, celui du tonnerre ou de l'artillerie, les saveurs amres et les puanteurs intolrables. Le pote du sublime par excellence est Milton. Les passions qui sont de l'ordre de l'auto-conservation, crit ailleurs Burke, excitent la douleur et le sentiment du danger ; elles sont simplement douloureuses quand leurs causes nous affectent immdiatement ; elles sont dlectables quand nous avons une ide de la douleur ou du danger sans tre rellement placs dans de telles circonstances... Tout ce qui excite cette dlectation, je l'appelle sublime.

    Burke considre que le sentiment de la beaut est infrieur celui du sublime. Il est veill par des choses qui sont petites et douces, prsentant de la varit dans leurs lments qui, de toute faon, ne doivent pas tre anguleux, mais doivent se fondre entre eux, des choses dlicates aux couleurs claires et vives sans tre soutenues ni clatantes. La beaut est identifie la tendresse de l'amour. Plusieurs parmi les uvres voques dans cette tude seraient compltement rejetes par Burke en dehors du cercle des ides agrables. Tout au plus elles veilleraient la premire et la plus simple motion... de l'esprit humain, savoir la curiosit, la plus superficielle de toutes les affection^ . L'ide selon laquelle l'illustration et l'explication, ou la clart et la transparence, ont de plein droit des attributs esthtiques serait incomprhensible pour Burke et pour la plupart de ses contemporains. En dpit du talent de persuasion de Burke, le sublime et le beau, mme accompagns du sentiment infrieur de la curiosit, ne pourraient pas suffire bien longtemps rendre compte de tous les aspects de l'exprience esthtique. Il n'est donc pas surprenant que Gilpin et Price aient trouv ncessaire d'ajouter une autre dimension esthtique, le pittoresque, thme annonciateur du romantisme (3).

    Gilpin est imprcis et utilise le mot pittoresque dans plusieurs cas et avec des sens diffrents, qui dpassent de loin la porte de sa dfinition lmentaire selon laquelle de tels objets... sont des sujets propres la peinture (4). Il est possible cependant de reconstituer partir de son uvre une vaste explication de ce qu'il pensait. Si le beau de Burke est net et poli, le pittoresque de Gilpin est rude et

    3 Sur William Gilpin, voir C . P . Barbier, William Gilpin, Oxford, Oxford University Press, 1963. 4 W. Gilpin, op. cit.,p, 13,

  • Illustration non autorise la diffusion

    Le sublime et le pittoresque 3

    sauvage. La symtrie, l'quilibre, l'querre doivent tre vits. Il conseille aux paysagistes de transformer le gazon en une pice de terrain accidente, de planter de rudes chnes la place d'arbustes d'agrment, de briser la rgularit des bords de l'alle, de lui donner l'pret d'une grand-route, de la marquer de traces de roues, de dissminer quelques pierres et des broussailles. En un mot, crit-il, si vous la rendez rude, vous la rendez aussi pittoresque (5).

    L'introduction de personnages dans un paysage exige certaines prcautions. D'un point de vue moral, crit Gilpin, l'ouvrier industrieux a un caractre plus plaisant que le paysan qui flne. Mais il en va tout autrement sous un clairage pittoresque. Les arts de l'industrie sont rejets. Et mme le dsuvrement... ajoute de la dignit un personnage. Ainsi il est permis d'introduire le vacher paresseux qui s'appuie sur son bton ou le paysan qui se prlasse sur un rocher dans les scnes les plus grandioses comme sont permis les personnages en draps longs et plisss, les bohmiens, les bandits et les soldats, pourvu que ces derniers soient toujours en uniformes soigneusement dpenaills (6). Des rides de patriarche

    5 -Ibid., p. 16/ 6 W. Gilpin, Observations, relative chiefly to Picturesque Beauty... particularly the Mountains, and Lakes of Cumberland, and Westmoreland, 1786, vol, 2,p. 44.

    et une barbe folle sont prfrables aux tendres fossettes de la jeunesse. Au coursier arabe, il substituerait le cheval de trait fourbu, la vache, la chvre ou l'ne (7).

    Selon Price, la scne pittoresque doit exclure non seulement le champ labour et le travail agricole mais aussi en gnral tous les travaux de l'homme. De toute faon, les dformations , qu'il dfinit comme quelque chose qui ne se trouve pas l'origine dans le sujet reprsent, comme le flanc d'une douce colline verdoyante dfonc par l'inondation, les carrires, les gravie res et de grands amas de terreau ou de pierres, sont transformes en scnes pittoresques sous l'influence molliente du temps et du climat (8). Comme lments de dcor, Price admet non seulement les chteaux et les palais mais aussi les taudis, les chaumires, les moulins et les intrieurs misrables de vieilles fermes et d'tables. L'enchevtrement complexe des roues et des pices mcaniques de bois d'un moulin eau, combin avec la mousse, les marques du climat et les plantes qui poussent travers les joints des murs, tout cela donne au peintre un difice plein de charme, condition qu'il soit vieux et dlabr (9).

    De telles thories permettaient l'artiste et ses commanditaires

    7 W, Gilpin, Trois essais, op. cit. 8 Sir U. Price, An Essay on the Picturesque, 1796, vol. 1, pp. 213-14. 9 -Ibid., pp. 66-67.

    d'chapper aux aspects les plus sinistres de l'industrie en feignant le dlabrement. Les rgles du pittoresque autorisaient l'intrusion de machines vapeur, de moulins eau ou de mines seulement si elles avaient un air de dcrpitude ou si elles paraissaient anciennes ou en ruines, et donc anodines. Par exemple, John Haskell, artiste topographe (ce. 1789-1825) qui manifestait un grand intrt pour les carrires, les fours chaux et le travail du charbon, pouvait justifier la frquence de leur prsence dans ses peintures comme difformits pittoresques au sens de Price ; il existe un merveilleux exemple d'un carreau de mine peint par Paul Sandby au muse national du Pays de Galles de Cardiff (ill. I).

    Julius Caesar Ibbetson (1759- 1817) (10), charmant artiste pittoresque dont le style prsente des affinits avec celui de Thomas Rowlandson (1756-1827), traite souvent des thmes industriels : par exemple Les entrepts de charbon Landore, peint en 1792, et appartenant aujourd'hui la collection Werner, qui montre un chemin de fer primitif tract par des bufs et Les forges de Cyfarthfa. En 1804, Stadler fit une aquarelle, d'aprs une peinture de John Augustus Atkinson (1775-cc. 1833), de l'arche de Tanfeld sur Beckley Burn. Construit par Ralph Wood en 1725, avec une trave de plus de cent pieds, c'tait le

    1 0 R. M, Clare, Julius Caesar Ibbetson, 1948, planche 46.

    1. Paul Sandby, Carreau de mine, 1786 (?)'.

  • Illustration non autorise la diffusion

    4 Francis D. Klingender

    2. Peter le Cave, Fonderie de Gpscote, s.d.

    plus grand viaduc ferroviaire du monde ; il fut dsaffect en 1800, ce qui permit Atkinson de lui donner le statut de monument classique. En dpit d'une batterie de chaudires et d'une machine de Watt, Peter le Cave (ce 1780-1810) russit donner la fonderie de Goscote, prs de Walsall, l'aspect du dlabrement mdival (ill. 2).

    L'architecture gothique, dit Price, est gnralement considre comme plus pittoresque, bien que moins belle, que l'architecture grecque en vertu du principe selon lequel une ruine est plus pittoresque qu'un difice neuf (11). D'ides de ce genre naquit le revival gothique, l'amour victorien des ruines qui imprgna non seulement les architectes et les paysagistes mais aussi, l'occasion, les ingnieurs. Isambard Kingdom Brunei (1806- 1859), qui conut le Great Western Railway, dcida de ne pas terminer une de ses bouches de tunnel, parce que, dans son inachvement, elle ressemblait fort un portail mdival en ruine. Pour accrotre l'effet pittoresque, il y fit grimper du lierre (12).

    1 1 U. Price, op. cit. , p . 63 , 12-E. T. MacDermot, History of the Great Western Railway, nouvelle d,. Londres, Ian Allen, 1964, vol. 1, p . 56 ; J . C .Bourne, The Great Western Railway, 1846, p. 54 et clich Tunnel n 2 near Bristol. L'ouvrage de C. Hussey, The Picturesque (1927), est une tude magistrale sur le sujet.

    Coalbrookdale et le sublime La dcouverte conjointe de charbon et de minerai de fer prs de Coalbrookdale dans le Shropshire fit de cette rgion un foyer de dveloppement de la rvolution industrielle. C'est cet endroit qu'Abraham Darby rsolut le problme de la fusion du minerai en utilisant du coke au lieu du charbon de bois. La production de ses forges tait achemine sur la Severn en pniche vers Bristol et, de l, dans toute la Grande- Bretagne et progressivement vers l'Europe et le reste du monde.

    Comme centre industriel, Coalbrookdale exerait aussi une attraction presque irrsistible sur les artistes de l'cole anglaise de dessins de paysage depuis ses dbuts jusqu' son apoge. Cette situation tait due au fait que l'entreprise industrielle la plus moderne et la plus impressionnante s'tait dveloppe dans un paysage exceptionnellement romantique. Cela devint le lieu exemplaire pour tudier les nouvelles relations entre l'homme et la nature cres par la grande industrie.

    Les premires vues de Coalbrookdale publies en 1758, un an aprs la premire dition de Burke, taient une paire de gravures au trait de Francis Vivares (1709-1780) d'aprs Thomas Smith de Derby (mort en 1767) et George Perry. Elles ont pour titre : Une vue des travaux de Coalbrookdale et de la campagne avoisinante . Smith fut reconnu comme un des premiers peintres de paysage

    anglais (particulirement pour le Peak, le Yorkshire Dales et le Bristol Avon) ; c'tait le pre du clbre graveur John Raphael Smith (1752-1812). Perry tait ingnieur.

    Bien que dans la Vue des Hauts, les usines qui sont au bas du vallon, l'endroit o il rejoint la Severn, soient dans la pnombre, cela contribue surtout faire ressortir les btiments et les jardins tracs au cordeau sur la pente de la colline, clairs par le soleil la manire topographique primitive. La fume qui s'lve des fours coke sur la rive du fleuve n'est pas encore utilise pour crer une atmosphre d'obscurit sublime : elle a le mme aspect cotonneux que les bouquets d'arbres sur la pente oppose. Le Vallon, avec le chariot qui descend une norme pice de fonte sur la route sinueuse au premier plan, voque une vritable ruche humaine au cur d'un paysage souriant que les potes de l'poque aimaient dcrire en distiques hroques. A ce moment, Coalbrookdale semblait belle plutt que sublime.

    Vers la fin du 18e sicle, le mouvement des marchandises de Coalbrookdale vers le Sud par la Severn excdait les capacits d'un bac. Les Darby dcidrent de construire un pont une seule trave en utilisant le fer. Dessin par Thomas Farnolls Pritchard, un architecte de Shrewsbury, et coul aux forges de Madeley d'Abraham Darby, il fut mis en service en 1779 et devint rapidement une des sept merveilles du monde. Une des vues

  • Illustration non autorise la diffusion

    Le sublime et le pittoresque 5

    les plus anciennes de ce pont semble tre une simple aquarelle sans prtention (ill. 3). Le pont enjambe symtriquement la surface du papier entre des fortins maonns de chaque ct et rvle une vue du fleuve avec, dans le lointain, une pniche qui s'engage dans une boucle. A voir le dessin prcis et rigoureux du pont en net contraste avec le paysage de rivire, on pourrait croire que l'artiste ait t un des ingnieurs. De toute vidence, ce dessin est l'origine de la grossire gravure sur bois du Cabinet des estampes du British Museum ; celle-ci fut imprime par J. Edmunds de Madeley avec une longue lgende qui commence ainsi : Cette tonnante structure fut coule Coalbrookdale en l'an 1778 et rige entre 1779 et 1780. La lgende s'achve ainsi : Les paroisses de Madeley et de Benthal sont les Atlas qui portent l'norme charge, un pied tant plac dans la premire, l'autre dans la seconde ; ce pont y est maintenant la preuve indiscutable de la comptence de nos techniciens et de nos ouvriers. L'aquarelle montre avec exactitude une rosette ornementale en fer qui porte un fleuron au centre de la trave. Dans la gravure sur bois lui est substitue une plaque imaginaire portant les initiales entrelaces A. D. ; c'tait sans aucun doute un geste de flatterie gratuite l'gard d'Abraham Darby.

    Le 4 juillet 1782, la Coalbrookdale Company ddia George III une gravure au trait du pont par William Ellis (1747-1810), d'aprs Michael Angelo Rooker (1743-1801), l'lve de Paul Sandby. Mticuleuse- ment reproduit et brillamment clair, le pont occupe toute la largeur du dessin ; l'arche est exactement au centre, laissant fugitivement entrevoir les btiments industriels bien entretenus et des bateaux mi-distance. Des pentes boises bordent le paysage de chaque ct, comme les panneaux des coulisses dans un dcor du thtre Haymarket, dont Rooker tait le principal dcorateur. Il s'agissait d'un travail de commande, sans aucun doute destin produire une impression aussi favorable que possible et gommer les lments les moins attrayants de Coalbrookdale. De telles intentions de propagande devaient jouer un rle croissant dans la relation entre l'art et l'industrie. Aussi tard qu'en 1823, Matthew Dubourg (ce. 1786-1825) publia ce qui tait peut-tre un autre travail de commande, une aquatinte pour la bibliothque d'architecture de J. Taylor, qui combinait une vue romantique du pont avec des dtails reports dans le style le plus pur du dessin industriel. Dubourg tait un artiste pay la tche et un graveur d'une grande habilet, qui semblait capable de faire n'importe quoi. Il exposa des miniatures l'Acadmie royale en 1786, 1797 et 1808 et grava des paysages d'aprs le Lorrain. Il illustra d'innombrables volumes d'archologie classique et d'architecture gothique, mais trouva aussi le temps de se consacrer des travaux qui avaient plus de rapports avec la technique, ainsi l'aquatinte de l'embarquement au port Madoc en 1810, celle

    du pont suspendu du Capitaine Sam Brown prs de Berwick-on-Tweed (1823), des illustrations pour la description des ponts suspendus en fer maintenant rigs sur le dtroit de Menai... et sur la rivire Conway (1824) de T. G. Cummings, et selon Bnzit, une vue du quai en fer Brighton la mme anne.

    En contraste avec les comptes rendus dlibrment artificiels d'artistes comme Rooker et Dubourg, l'impression relle que Coalbrookdale faisait sur le visiteur est bien rsume dans une notation d'Arthur Young pendant son voyage dans le Shropshire de l't 1776, 18 mois aprs la publication des gravures de Thomas Smith et quatre ans avant la vue lche et aimable de Rooker. Le pont en fer n'tait pas encore construit et il dut traverser la Severn en bac pour voir les fourneaux, les forges, avec leurs vastes souffleries dont le grondement rendait tout l'difice horriblement sublime. Il exprimait la dissonance entre le paysage sylvestre et le paysage industriel dans les termes de l'opposition burkenne entre le beau et le sublime : Coalbrookdale lui-mme est un endroit trs romantique, crivait-il, c'est un vallon qui serpente entre deux imposantes collines aux ondulations varies, dont les bois pais forment un magnifique couvert ; le paysage est vraiment trop beau pour tre en harmonie avec la varit d'horreurs que l'art de l'homme a rpandues en contrebas : le bruit des forges, des moulins eau, leur vaste machinerie, les flammes qui jaillissent des fourneaux lorsque s'embrase le charbon, la fume des fours chaux, tout cela est sublime, et pourrait trs bien s'unir avec les rochers escarps et dnuds comme ceux de Saint Vincent Bristol (13).

    Les sentiments de Young trouvent une magnifique illustration dans une srie de six gravures au trait de la Severn prs de Madeley, ralises d'aprs des peintures l'huile aujourd'hui disparues de George Robertson (1724-1788) (14), publies par Boydells le 1er fvrier 1788. Ici, le fleuve exprime rellement le climat

    13 A. Young, Annals of Agriculture, and other useful Arts, 1785, vol. 4, pp. 166-168.

    motionnel de Burke et de Salvator Rosa, dont Robertson a probablement tudi le travail durant sa jeunesse, quand il passa quelque temps en Italie avec William Beckford de Somerley, cousin de Beckford de Fonthill et, comme lui, riche planteur des Antilles. Aprs leur tour d'Italie, ils visitrent la Jamaque vers 1770. Robertson y peignit de nombreuses vues, dont six furent graves et publies par les Boydells en 1778. Il retourna en Angleterre pour s'tablir comme peintre de paysage et professeur de dessin, et s'associa au mouvement d'inventaire des monuments mdivaux de Grande- Bretagne. Son uvre publi comprend des vues de Londres et du chteau de Windsor.

    A Coalbrookdale, Robertson fut aussi conscient que Young du contraste entre la beaut romantique de la valle et les horreurs subi "mes que l'art avait rpandues en contrebas. A la diffrence de Rooker, il ne se souciait pas de faire un compte rendu pictural dtach du pont dans la pleine lumire du jour. Au contraire, il semble avoir divis sa srie de Coalbrookdale en deux groupes de trois, l'un consacr aux beauts, l'autre aux horreurs du Vallon. La principale image du premier groupe (ill. 4) dramatise le pont en 1 insrant dans le paysage avoisinant : les pentes imposantes et les bois pais qui forment un magnifique couvert dominent. L'arche elle-mme est repousse du centre de la compostion vers la droite, dans l'axe du bastion rocheux au-dessus et des cavaliers sur la rive en contrebas, et est silhouette sur le feuillage. Seule, la construction maonne de la butte gauche est claire par le soleil. Avec le rocher trs lumineux au-dessus, la construction grossire sur la rive droite, le fond sombre, la rivire et les pentes ombrages, l'ensemble rvle la beaut romantique de l'endroit.

    Pour montrer les horreurs du Vallon, Robertson nous fait d'abord descendre la rivire jusqu' la clbre fonderie de canons de John Wilkinson

    14 Sur G. Robertson, voir J. Moore, Fresh Light on some Watercolour Painters of the British School, Walpole Society, 1917, vol. 5, pp. 54-59.

    3. Le pont mtallique de Coalbrookdale , vers 1779.

  • Illustration non autorise la diffusion

    Illustration non autorise la diffusion

    6 Francis D. Klingender

    4. George Robertson, Vue du pont mtallique de Coalbrookdale , 1788.

    et l'alsoir Broseley. L, les pentes autrefois verdoyantes sont pleines des fumes qui s'lvent des fourneaux et de la salle des machines, masquant le ciel. La valle rsonne du grondement des vastes souffleries qui semblait si horriblement sublime Arthur Young. Dans une vue d'une fonderie la nuit (ill. 5), quelques personnages, penchs sur leur travail, font apparatre le lugubre atelier encore plus vaste qu'il ne l'est. La scne est seulement claire dans le fond par l'clat aveuglant du mtal en fusion qui est vers du fourneau dans des sillons de sable sur le

    sol. Un levier cyclopen dresse son bras puissant au centre du dessin, ce qui rend, par contraste, cette scne infernale encore plus sublime. L'observateur devine un paysage serein l'extrieur et une lune argente, comme dans les tableaux de Joseph Wright. La troisime imaged' horreur montre l'ouverture d'un puits de mine de charbon, avec l'norme roue tracte par un cheval, la lisire d'un bois dessin dans le style romantique de Rosa. Ces trois images et les gravures excutes d'aprs elles sont les premires reprsentations d'une vision

    apocalyptique de l'industrie qui fera, partir de ce moment, de frquentes apparitions, dans des contextes d'ailleurs souvent improbables. Cette vision culmine avec les illustrations de la Bible et du Paradis perdu de John Martin, dans lesquelles il exprime d'une manire dguise les motions ressenties devant la scne industrielle contemporaine. Les titres complets de toutes ces sries et de leurs graveurs sont les suivants :

    James Fittler, 1758-1835 Une vue du pont de fer, prise de la berge du fleuve Severn Madeley prs de Coalbrookdale, dans le comt de Salop. Une vue de la colline de Lincoln, avec le pont de fer au loin, prise de la berge du fleuve Severn. Francis Chesham, 1749-1806 Une vue du pont de fer Coalbrookdale, dans le Shropshire, prise du pied de la colline Lincoln. Une vue de l'ouverture du puits de mine prs de Broseley dans le Shropshire. William Lowry, 1762-1824 Une fonderie de canons et un alsoir pris du ct de Madeley sur le fleuve Severn, dans le Shropshire. Intrieur d'une fonderie Broseley, Shropshire.

    Fittler et Chesham taient des graveurs aux activits disparates et semblaient capables de faire n'importe quoi. Lowry tait un homme plus distingu qui

    5. George Robertson, Vue d'une fonderie Broseley , 1788.

  • Le sublime et le pittoresque 7

    s'tait spcialis dans les sujets de mcanique et d'architecture. Savant autant qu'artiste, il inventa des intru- ments pour le dessin et joua un rle considrable dans l'invention de la gravure sur acier et fut lu Fellow of the Royal Society en 1812. Pendant 20 ans il se consacra la prparation de planches pour la Cyclopaedia de Rees. Il contribua aussi au Dictionnaire technologique universel de George Crabb, au Magazine philosophique et d'autres publications du mme genre. Il grava des planches pour les Plans de l'glise de Batalha de James Murphy et le Dictionnaire d'architecture de Peter Nicholson.

    Environ trois ans avant la publication des gravures pour Nicholson, l'ami d'Erasmus Darwin, Anna Seward (1747-1809), le cygne de Lieh field, s'intressa aussi Coalbrookdale dans un pome crit vers 1785 :

    La macabre Wolverhampton qui rallume les feux qui couvent, et Sheffield enveloppe de fume, blme, entre des hauteurs qui condensent les sombres volutes en crachins noirtres et incessants. Les collines avoisinantes ouvrent leurs veines profondes et alimentent des flammes caverneuses, tandis qu' sa sur du couchant, Ketley cde le lourd mtal qu'elle tire de son sein dsol et livide. Pas de formes ariennes sur la lande aride de Sheffield ou sur la bruyre de Ketley pour tresser des couronnes de fleurs ou pour tenir en souriant le sceptre de coquillages (16).

    Rprimandant le gnie du heu pour s'tre laiss corrompre par Plutus, Anna Seward prend le parti des nymphes et des naades renvoyes de Coalbrookdale par les cyclopes et se lamente de la transformation des valles tempennes en un Erbe tnbreux. Cependant, les machines et les forges installes Coalbrookdale suscitaient aussi chez Anna Seward un sentiment de grandeur et de puissance. Les ateliers

    Scne de grce superflue, floraison gaspille ; O, Colebrook viole ! En une heure, dfavorable la beaut et au chant, le gnie de tes ombrages, corrompu par Plutus, s'endort paisiblement, au milieu de tes alles herbeuses, de tes vallons boiss, de tes tertres et de tes sources bouillonnantes, de tes rochers, de tes ruisseaux ! tandis que des hordes fuligineuses envahissent les scnes douces, romantiques, consacres ; repaire de la nymphe des bois qui, en des temps aujourd'hui vanouis, parcourait des bosquets non frays, quand les naades aux poignets de perle, tressant leurs nattes blondes, se reposaient sur ton flot cristallin, ombreux et doux. Maintenant nous voyons leur rgne frais, parfum et paisible, usurp par les cyclopes ; entends le brouhaha de leurs barges bondes ! entends le cri strident de leurs lourdes machines qui emplit les vallons effarouchs. On ne compte plus les foyers qui, sur toutes les collines obscurcissent de leur paisse fume le soleil d't ; des colonnes sulfureuses recouvrent de linceuls la robe sylvestre de tes fiers rochers, polluent tes brises et souillent tes eaux claires comme le verre. Vois, en troupes, les artificiers du crpuscule aux gorges d'airain qui grouillent sur tes falaises et hurlent dans tes vallons, escarps et sauvages, mal faits pour ce genre d'invits (15).

    Pour Anna Seward, les industries installes en bas de Coalbrookdale violaient manifestement la beaut pastorale. Pourtant une longue section de son pome, qui comprend aussi une description mtrique du travail de la machine vapeur, est consacre une description enthousiaste de Birmingham, la Londres grandissante du royaume de Mercia, et le centre florissant des sciences et de l'industrie. Pendant que les villes voisines gchent le temps qui fuit sans se soucier de l'art ni du savoir, ni du sourire de chaque muse, Birmingham s'tend de mois en mois. Les haies, les fourrs, les arbres retourns, dracins, sont changs en difices de mortier, en longues rues, en places majestueuses. Anna Seward se rjouit de cette expansion, mais se lamente du fait que Birmingham ne tire pas les ressources de ses entrepts bruyants, massifs et gristres d'autres endroits que des vais sinueux du Coalbrook sylvestre. D'autres villes ont t moins destructrices de beaut. Regardez, proclame-t-elle :

    obscurs et les fourneaux fumants produisaient l'tat que Burke louait dans la description de la mort de Milton o tout est sombre, incertain, confus, effroyable et sublime au plus haut degr. On pourrait croire que les fumes sulfureuses dont Anna Seward se plaignait contribuaient la sublimit de la scne. Burke n'numre-t-il pas parmi les causes de cette motion les amertumes excessives et les puanteurs intolrables ? L'attitude d'Anna Seward est essentiellement ambivalente : c'est un mlange d'horreur et de joie. Sa reprsentation du dveloppement industriel est essentiellement diffrente de celle qui sera exprime un demi-sicle plus tard par Charles Dickens et Emile Zola, entre autres crivains.

    Images de l'industrie Bien que Coalbrookdale exert une fascination particulire sur tous ceux qui l'approchaient, d'autres grandes

    entreprises industrielles avaient aussi leurs attraits. Par exemple, le pont en fer sur la Wear Sunderland, construit en 1796, suscitait presque autant d'attention que celui de Coalbrookdale. Il existe une aquatinte en noir et blanc de J. Raffield d'aprs Robert Clarke, qui montre le pont en construction, sous le titre : Vue est du pont en fer sur la rivire Wear... avant que le cintrage ne soit dmont. Le dessin de Clarke, avec l'effet d'clairage solaire l'ancienne et le souci mticuleux du dtail qu'un artiste un peu plus au fait de la mode aurait probablement vit en 1796, est une expression nave de l'orgueil local due un dessinateur de province, ou peut-tre un ingnieur. Deux ans aprs, Clarke et Raffield ddirent une estampe, complmentaire de la prcdente, du pont achev la Socit pour l'encouragement des arts, des produits manufacturs et du commerce. Dans cette illustration, la maonnerie claire par le soleil contraste avec le ciel sombre, balay par la tempte. Aussi tard qu'en 1807, Robert Surtees (1779-1834) eut l'ide d'inclure une version dramatise du pont de Sunderland dans Histoire et Antiquits... de Durham, autrement consacr au pass ; l'illustration fut grave par George Cooke (1781-1834) d'aprs un dessin d'Edward Blore (1789-1879). Cooke publia plus tard un volume de gravures de la construction du nouveau pont de Londres.

    L'inauguration du nouveau pont de Sunderland inspira la production de nombreux bols, cruches et chopes commmoratifs, dcors au moyen d'une dcalcomanie du pont. Cette mode plaisante semblait avoir commenc par une chope reprsentant le pont en fer Coalbrookdale d'un ct et l'abbaye de Buildwas de l'autre. Coalbrookdale et son pont apparaissaient aussi l'occasion travers de dlicats dessins la main sur de la porcelaine, qui taient peut-tre dus au talent de William Billingsley. L'habitude de clbrer d'importantes entreprises industrielles par l'mission d'objets-souvenirs de ce type subsista l'ge du chemin de fer et n'a d'ailleurs pas compltement disparu de nos jours.

    En plus des ponts de Coalbrookdale et de Sunderland, d'autres grands travaux suscits par la rvolution des transports inspirrent les artistes de l'poque. L'aqueduc de Barton (ill. 6), qui faisait traverser la rivire Irwell au canal de Bridgewater, inspira de nom-

    15 -A. Seward, The Poetical Works, Sir W. Scott (d.), Edimbourg, 1810, vol. 2, pp. 3 14-3 15. \6-Ibid., p. 218.

  • Illustration non autorise la diffusion

    Illustration non autorise la diffusion

    8 Francis D. Klingender

    6. L'aqueduc de Barton, 1794.

    Lithographie par George Sharf (1788- 1860), un pionnier du procd qui devait se spcialiser dans des travaux d'intrt gologique, ce dessin prsente une vision dramatique d'un de ces avant-postes du combat contre la nature. Rendues drisoires par la taille des rochers, les machines et les activits ciel ouvert semblent en quilibre prcaire au-dessus de l'ocan sous lequel les galeries de mines se fraient prudemment un chemin. W. Crane de Chester ouvrit son Paysage pittoresque du nord du Pays de Galles (1842) par une lithographie dramatique des grandes carrires d'ardoise de Penrhyn.

    Les mines de charbon reprsentent un autre aspect de la scne protoindustrielle qui a fait constamment l'objet d'illustrations. La vue de la bouche d'un puits de mine avec une machine tracte par un cheval pour remonter le minerai par Paul Sandby a dj t mentionne (ill. 1). Une grande peinture l'huile d'un artiste inconnu,

    breux artistes et graveurs. Le grand aqueduc de Marple qui permettait au canal de Peak Forest de franchir la Goyt dans le Cheshire, ouvert en 1794, inspira une aquatinte grave en 1803 par Francis Jukes (1746-1812), d'aprs le dessin d'un artiste; de Liverpool, Joseph Parry (1744-1826). Il montre une embarcation de plaisance bonde tire par deux chevaux ; cela rappelle qu' cette poque il y avait sur les canaux des lignes pour passagers rgulires et rentables. L'aqueduc massif de Telford Chirk, prs de Llangollen, est un thme choisi par de nombreux artistes, parmi lesquels Cotman. Une de ses belles aquarelles, qui se trouve au Victoria and Albert Museum, montre quel point son sens classique du dessin fut stimul par la simplicit massive de ce grand travail d'ingnieur (17).

    Parmi les activits industrielles, les mines de cuivre du mont Parys sur l'le d'Anglesey, ouvertes en 1768, semblent avoir exerc un effet puissant sur tous les artistes qui les visitrent. Un exemple caractristique est l'aquarelle pittoresque d'Ibbetson, faite la fin de 1778 ou au dbut de 1779, qui se trouve maintenant au muse national du Pays de Galles (ill. 7). Franois Louis Thomas Francia (1772-1839) fit une tude plus dramatique et plus sublime de la mme scne. Cette dernire influena pleinement une vue de la mine de Dannemora en Sude, aquatinte de Joseph Constantine Stadler (ce. 1780-1812) d'aprs un dessin de Sir Robert Ker Porter (1777-1842) pour les Esquisses de voyage en Russie et en Sude de ce dernier, publies en 1809. Le caractre non fortuit de cette ressemblance est suggr par le fait que Francia et Porter avaient tous les deux appartenu une socit de jeunes peintres, fonde en 1799 et connue sous le nomdesFreVei. Francia en tait le secrtaire, et parmi

    17 -S. D. Kitson, The Life of John Sell Cotman, Londres, Faber and Faber, 1939, p. 48.

    7. Julius Caesar Ibbetson, Les mines de cuivre du mont Parys sur l'le d'Anglesea, vers 1780-1790.

    ses membres on comptait aussi Thomas Girtin (1775-1802). Les dessins d'Ibbetson et de Francia pourraient servir d'illustration un passage de Wordsworth extrait de Promenade du soir, compos n 1787-1789 :

    qui se trouve maintenant la galerie Walker de Liverpool, illustre d'une manire saisissante le pompage de la vapeur et l'entranement de l'engrenage en haut d'un puits de mine de charbon (ill. 9). Contrastant avec

    J'aime observer les convois qui dvalent les carrires les paniers des coursiers nains, les hommes, les chariots ; Voil que toute la ruche s'affaire, tandis que le vacarme retentit en cho ! Certains (entendez le cliquetis de leurs burins) sont la peine, petits pygmes dans le golfe profond ; Certains, qu'on aperoit menus entre les escarpements Traversent de bout en bout le madrier sans voir ; et les cailloux dans les hottes lgres rsonnent (18)

    Non moins dramatiques sont les reprsentations des mines d'tain et de cuivre de Cornouailles ou celles des carrires d'ardoise du nord du Pays de Galles. Joseph Farrington (1747-1821) publia une gravure des mines d'tain de Curlaze en 1813. I. Tonkin de Penzance dessina la mine de Bottalack, prs de Saint-Just, en 1822 (ill. 8).

    l'image de la ruche active que l'extraction ciel ouvert de rtain ou du cuivre avait suggre Wordsworth,

    18 W. Wordsworth, dition de Slincourt, vol. l,pp, 16-18, nouvelle dition, Oxford, Oxford University Press, 1969.

  • Illustration non autorise la diffusion

    Illustration non autorise la diffusion

    Le sublime et le pittoresque 9

    8. I. Tonkin de Penzance, Vue de la mine de Bot tala ck en Cornouailles, 1822. 9. Carreau de mine, vers 1820.

  • Illustration non autorise la diffusion

    10 Francis D. Klingender

    les nombreuses vues primitives des mines de charbon voquent souvent une ambiance d'une obsdante solitude. Elles rappellent la description des mines de charbon de Cannok Chase, situes en lisire d'une vieille fort, peuple de cerfs nombreux, que Thomas Holcroft (1745-1809), l'auteur dramatique radical, voqua quand il dicta ses souvenirs d'enfance sur son lit de mort. Holcroft se remmorait sa vie des annes 1750 quand il suivait son pre, l'ge de neuf ans, sur les routes du Nord de l'Angleterre, pour faire le ngoce des tissus, des boucles et des boutons, des cuillers d'tain et des poteries : VersLichfield, sur la droite, se trouvent la lande et la ville de Cannock ; attenant la lande, sur la gauche, il y avait des puits de mine situs sur un sol argileux particulirement lourd. Dsireux de se servir de ses nes, mais ne souhaitant pas y aller lui-mme, mon pre m'envoyait souvent ces puits de mine chercher un ne charg pour le conduire travers la lande jusqu' Rugeley et trouver un client pour mon charbon. Le produit tait si bon march et si proche que les profits taient forcment faibles mais c'tait dj quelque chose. Si le temps avait t beau, la tche n'aurait pas t aussi difficile et mon tonnement aurait t moins grand. Mais j'ai le souvenir prcis des ornires profondes, des btes, nes aussi bien que chevaux, incapables de mouvoir leurs pattes dans l'argile ; j'ai aussi le souvenir des chariots et des fourgons qui s'y embourbaient vite... Quand une me secourable se trouvait dans le voisinage, je pouvais m'estimer heureux ; mais quand j'tais contraint de courir de puits en puits pour demander l'homme qui faisait tourner la roue de me

    venir en aide, j'avais peu de chance d'tre entendu. Je n'obtenais souvent pour rponse qu'un juron hargneux et qu'un refus ; jusqu' ce qu'un vnement imprvu m'apportt un soulagement, mon ne, qui gmissait de souffrance, tait oblig de rester sur place. L'exemple le plus remarquable de ce genre d'infortune mrite peut-tre d'tre narr. Un jour mon ne tait pass sans encombre travers les ornires et les routes dfonces et avait commenc de gravir une colline que nous devions franchir pour atteindre Rugeley. Le vent tait trs violent ; en bas, je ne me serais jamais dout de sa force. Mon apprhension commena augmenter dans la monte. Quand nous arrivmes au sommet, le vent soufflait en rafales trop fortes pour que l'animal pt rsister : il tomba. De ma vie je n'avais t aussi dsespr (19).

    Un peintre d'origine alsacienne, qui s'tait install en Angleterre en 177 1 , devait exercer une large influence sur la gnration montante des artistes de la fin du sicle. C'tait Philip James de Loutherbourg (1740-1812) (20). N Strasbourg, il tait le fils d'un peintre de miniatures qui avait migr Paris quand il tait encore enfant. Son premier professeur fut Francesco Casanova (1727-1802), dont les scnes de bataille, les scnes de chasse, les marines et les paysages furent trs admirs en France. Au dbut, Loutherbourg suivit le style et les thmes de son matre, s'inspirant parfois de la manire de Nicholas Berchem (1620-1683). Il devint raem-

    19- Memoirs of the late Thomas Holcroft, 18 16, vol. 1, pp. 46-50.

    10. Usines mtallurgiques, Coalbr ookdale , 1805, d'aprs de Loutherbourg.

    bre de l'Acadmie de Paris et peintre la Cour trois ans avant de venir s'installer Londres en 1771, muni d'une lettre de recommandation pour Garrick. Entre 1773 et 1785, il ne se contenta pas de dessiner des dcors de thtre pour Garrick et Richard Brinsley Sheridan mais contribua aussi puissamment l'essor de l'art du dessin de dcor et des machineries de scne. Son premier travail pour la scne attest est la reconstitution d'un palais en flammes dans Un conte de Nol de Garrick, qui fut reprsent Drury Lane juste aprs nol 1773. Par la suite il se rendit clbre pour ses effets ingnieux suggrant le feu, le soleil, le clair de lune et les ruptions volcaniques. Il apparat comme le premier avoir introduit le paysage en rideau, en janvier 1779, pour Les merveilles du Derbyshire, partir d'esquisses d'aprs nature. Il fut aussi le premier utiliser des cintres et autres mcanismes de scne pour crer une perspective artificielle. Il introduisit aussi le pittoresque du son le tonnerre, le canon, le clapotis heurt des vagues, le crpitement de la grle et de la pluie et les sifflements du vent. Ses dessins pour le Critique de Sheridan, reprsent pour la premire fois le 9 octobre 1779, suscitrent des loges unanimes, particulirement pour la prsentation labore de la destruction de l'Armada la fin de la pice. La scne se change en mer , note l'indication de scne de Sheridan, les flottes s'engagent, la musique joue Britons strike home, la flotte espagnole est dtruite par des navires-incendiaires, etc., la flotte anglaise avance, la musique joue Rule Britannia. La procession de toutes les rivires anglaises avec leurs affluents et leurs emblmes, etc., commence avec Water Music de Haendel (21). La dernire production de Loutherbourg Drury Lane fut Ornai, ou la reine- mre des les Sandwich de O'Keefe, un spectacle musical prsent le 20 dcembre 1785, dont l'action se situait dans le Pacifique Sud et culminait avec l'apothose du Capitaine Cook. Loutherbourg se fonda sur une srie de dessins faits par John Webber pendant le dernier voyage du Capitaine Cook.

    20 Sur Loutherbourg, voir W, T. Whitley, Artists and their Friends in England 1700-1797, 1928 ; W, J. Lawrence, Philippe Jacques de Loutherbourg, The Magazine of Art, 1895, pp. 172-177. Sur l'uvre scnique, voir : D. MacMlan, Drury Lane Calendar 1747-1776, Oxford, Clarendon Press, 1938 ; A. Nicoll, A History of English Drama, 1660- 1900, Cambridge, Cambridge University

    Press, 1952-1959, vol. 3, passim ; G. W. Stone, The London Stage, Southern Illinois University Press, 1 96 2-1 96 5 , p art IV, passim .

    21 -R. Crompton Rhodes (d.), The Plays and Poems of Richard Brinsley Sheridan, Londres, Blackwell, 1928, vol, 2, p. 240, Dans le corps de la pice, Sheridan affirme que le pouvoir miraculeux de Loutherbourg est universellement reconnu , voir p . 2 1 1 .

  • Le sublime et le pittoresque 11

    Le mme sens du mouvement, du groupement dramatique, et de l'atmosphre motionnelle atteinte par Loutherbourg sur les scnes de thtre se retrouve aussi dans les tableaux qu'il peignit cette poque, qui furent trs souvent reproduits en aquatinte. Son succs, attest par son lection comme membre associ de la Royal Academy en 1780 puis membre de la Royal Academy l'anne suivante, n'a rien de surprenant. Il avait acquis une matrise de la prsentation dramatique lors de sa formation baroque sur le continent, tout fait l'oppos de la srnit classique de l'cole paysagiste anglaise encore dominante ; cette matrise tait exactement ce qui correspondait aux attentes de la gnration montante d'artistes la recherche d'un style d'expression plus dynamique et plus motionnel. Loutherbourg pouvait passer avec aisance du sublime au pittoresque et il semble avoir t sensible aux influences qui avaient conduit Gilpin adopter le principe du jour idal que Milton avait utilis dans V Allegro et // penseroso pour tudier la couleur aux diffrents moments de la journe.

    L'effet de Gilpin sur le dveloppement de la peinture romantique peut peine tre exagr ; il dveloppa ses ides dans plusieurs passages de son pome Sur la pein ture de paysage , publi en 1792. En voici un exemple :

    effet l'extension, sous une forme dramatique, des vues strosco piques pour enfants au divertissement pour adultes. En ajoutant progressivement le mouvement pour prciser la ressemblance, crivait-il en faisant la publicit du spectacle qu'il avait appel VEidophusikon, il esprait qu'on pourrait monter de manire trs vivante et suggestive les scnes captivantes que la Nature inpuisable prsente notre regard divers moments et dans diverses parties du globe (24). Plusieurs annes plus tard, en 1823, YEidophusikon fut dcrit avec force dtails par l'enthousiaste Ephraim Hardcastle, pseudonyme du portraitiste W. H. Pyne (25). Selon Pyne, le peintre avait une telle matrise des effets et du dispositif scientifique que les scnes reprsentes donnaient l'illusion d'tre relles, de sorte que l'espace paraissait avoir une profondeur de plusieurs miles.... Les scnes taient claires du dessus par de puissantes Argands, des lampes huile mche annulaire et chemine de verre d'un type toujours familier. Loutherbourg les avait trouves en Europe continentale, car elles n'taient pas connues en Angleterre, jusqu'au moment o Boulton et Watt les utilisrent trois ans plus tard en 1784. Il monta des plaques de verre color sur la face des lampes. En manipulant ces verres, seuls ou en combinaison, il tait capable de pro-

    Examine ensuite d'un il attentif la vote thre : remarque la forme et la couleur des nuages flottants ; vois-les, renfermant le changement perptuel depuis la tendre couleur du matin jusqu'au dernier rayon du soir enflamm, varier la scne au-dessus d'eux par des ombres aussi changeantes que leurs formes. Observe aussi les rayons du soleil tremps par la rose du matin jeter sous chaque partie saillante une ombre forte, tandis qu'claires par les reflets des rayons peine temprs d'un midi touffant, les ombres du soir tombent d'une manire moins opaque (22).

    En fait Gilpin anticipait la thorie romantique de la couleur que Baudelaire devait exprimer plus tard magnifiquement, dans la troisime section de son essai sur le Salon de 1846, dans les Curiosits esthtiques : Cette grande symphonie du jour, qui est l'ternelle variation de la symphonie d'hier, cette succession de mlodies, o la varit sort toujours de l'infini, cet hymne compliqu s'appelle la couleur (23).

    C'est cette symphonie que Loutherbourg avait dj essay de reproduire ds 1781 dans l'exposition d'images en mouvement avec effet de son, une ide sur laquelle il avait travaill pendant 20 ans. C'tait en

    22 W. Gilpin, Trois essais, Pome sur la peinture de paysage, op. cit., p, 90, Sur Gilpin, voir Nature, representing the Effect for a Morning, a Noontide, and an evening Sun, 1810 ; J,H. Clark, Practical Illustration of Gilpin's Day, 1824. 23 C. Baudelaire, Oeuvres compltes, Paris, Gautier-Le Dan tec, 1918-1943, Curiosits esthtiques, vol. 5, p, 87,

    duire des effets de sublimit rjouissante ou d'horreur. Huit ans plus tard, dans les Amours des plantes, Erasmus Darwin suggra que les Argands fussent utilises pour produire une musique lumineuse en animant l'aide des touches d'un clavecin des verres colors contre une source lumineuse. Loutherbourg donna vie et mouvement ses scnes par toutes sortes d'effets mcaniques et optiques, y compris par des nuages peints de couleurs semi-translucides sur des bandes de toile montes sur des cadres et actionnes lentement de haut en bas et en diagonale avec un clairage arrire.

    La premire reprsentation de YEidophusikon eut lieu le 26 fvrier 1781 avec une scne intitule Aurora ou les effets de l'aube, avec une vue de Londres depuis Greenwich Park. Toute la ville de Londres apparaissait,

    24 -Cit par W. T, Whitley, op. cit., vol. 2, p. 352. 25 -E. Hardcastle (ie, W. H. Pyne), Wine and Walnuts, 1823, chap. 2, pp. 281-304,

    de Chelsea Poplar, avec au-del les collines de Hampstead, Highgate et Harrow. Au deuxime plan, le port de Londres tait plein de bateaux. Le tout tait dcoup dans du carton- pte. Pour reconstituer l'aspect d'une lande au premier plan, on avait utilis des petits morceaux de lige pour rendre l'impression pittoresque d'une sablire, couverte de petites mousses et de lichens ; l'effet tait captivant et l'illusion presque parfaite. Au lever de rideau, la scne tait enveloppe d'une lueur mystrieuse, caractristique du moment qui prcde le lever du jour ; l'effet tait si russi que le spectateur pouvait humer en imagination le souffle tendre de l'aurore. Une faible lumire apparaissait l'horizon ; la scne prenait alors une teinte gris vaporeux ; on voyait miroiter une couleur safran, pareille aux varits de jaune qui teintent les nuages cotonneux qui moutonnent dans la brume matinale. Le tableau s'clairait par degrs, le soleil apparaissait, dorant le sommet des arbres et les saillies des difices, donnant de l'clat aux girouettes des coupoles. Toute la scne s'illuminait de l'clat splendide d'une belle journe. Suivaient alors les scnes : midi, crpuscule, coucher de soleil et clair de lune, reprsentant divers endroits romantiques de la Mditerrane et spares par des interludes durant lesquels madame Arne chantait des airs de Michael Arne, de Jean -Chrtien Bach et du docteur Burney. Le spectacle s'achevait sur la scne finale, un orage sur la mer avec naufrage. Lors des saisons suivantes, on y ajouta des scnes pastorales anglaises, les chutes du Niagara, le relief de Gibraltar et, chose qui a plus d'importance pour le dveloppement futur du romantisme, Satan dployant ses troupes sur la rive du lac Fiery avec l'rection du palais du Pandemonium. Dans ce tableau, des lgions de dmons se lvent l'injonction de leur matre tandis qu'un volcan entre en ruption au milieu du tonnerre et des clairs.

    Finalement, Loutherbourg vendit YEidophusikon qui brla au dbut du sicle suivant. Il trouva un prolongement dans un divertissement plus populaire, le Panorama. Ce fut un des anctres directs du cinma (26). Que ce ft dans YEidophusikon ou dans ses peintures, le sens de l'effet dramatique propre Loutherbourg n'tait pas limit l'expression du sublime dans la nature, mais s'tendait aussi au traitement des tres humains et de leurs travaux. Ses paysages sont des scnes de genre avec des fonds paysages : l'atmosphre de l'ensemble est gnralement dtermine par quelque forme d'activit humaine. Ainsi l'attrait dramatique des nouvelles industries exera sur le peintre une fascination particulire. Ses sujets publis relatifs l'industrie incluent une Vue d'une mine de plomb dans le Cumberland (1787) et La mine d'ardoise (1800). line pouvait manquer

    26 Olive Cook tudie Loutherbourg comme prcurseur du cinma dans Movement in Two Dimensions, Londres, Hutchins on, 1963, pp. 28-31 ,

  • Illustration non autorise la diffusion

    12 Francis D. Klingender

    Le terme romantique est souvent utilis par les historiens de la littrature ou de l'art pour identifier quelque qualit particulire. Pourtant, toutes les tentatives de dfinition univoque ont chou, car ce terme recouvre de multiples expressions d'une poque aux ralisations trs varies. D'aprs la thse de Christopher Hussey selon laquelle le romantisme apparat quand un art se dtourne de la raison au profit de l'imagination..., le mouvement romantique apparat comme un veil de la sensation... Ainsi, l'interrgne pittoresque entre l'art classique et l'art romantique fut ncessaire pour rendre l'imagination capable de constituer l'habitude de sentir travers le regard (27). Dans ce sens, on peut dire que la peinture romantique drive d'une redfinition du pittoresque labore par Richard Payne Knight (1750-1824) en 1805. Il soutenait que le terme devait envelopper l'ide du mlange et de la fusion des objets entre eux dans une atmosphre de lgret

  • Illustration non autorise la diffusion

    Le sublime et le pittoresque 13

    dans toute son tendue (29), le contour des chemines et des fourneaux semble suspendu en l'air, en silhouette sur la lumire chauffe blanc du mtal en fusion. Une mince volute de fume bruntre s'lve travers le bleu ple des nuages bas, et le jaune orang clatant du lever de soleil. Les btiments d'usine eux-mmes sont des taches sombres au-dessus des eaux mortes d'un rservoir de fourneau qui reflte faiblement la lumire du fourneau et celle du soleil. A droite, on distingue des personnages qui vont vers la fabrique, et les deux groupes d'arbres de chaque ct sont un cho affaibli de la tradition thtrale baroque. Dans ces deux dessins, Cotman parvient, sans qu'on y trouve vraiment la trace de l'artifice de Loutherbourg, voquer l'motion suscite par la scne. Finalement, Joseph M. W. Turner (1775-1851) (30) fit une peinture d'un four chaux Coalbrookdale. Le contraste entre le dessin de Turner et celui de Loutherbourg est frappant. Les deux dessins sont violemment clairs ; tous deux montrent le fleuve et une route

    29 -S. D.Kits on, op. cit., p. 41. 30 Sur Turner, voir J. Lindsay, J. M. W. Turner - a Critical Biography , Londres, Cory, Adams & MacKay, 1966.

    avec des hommes et des chevaux. Mais dans le dessin de Loutherbourg tout est en mouvement : le cheval l'effort, l'homme qui le mne, et la fume qui tournoie sont pris dans le motif en spirale de sa composition. Dans la peinture de Turner rgne au contraire une paix profonde. C'est la nuit ; clairs par la lumire des fours, les chevaux sont au repos. Les fours eux-mmes sont dissimuls par un remblai sombre en plan moyen, mais leur prsence est trahie par le rougeoiement qui se reflte sur le feuillage des arbres derrire eux.

    Mais la reprsentation de la rvolution industrielle comme une alliance bnfique du pass et du prsent, de contemplation idyllique et de russite industrielle, trouve peut- tre sa meilleure illustration dans une aquarelle de Newcastle on Tyne par Turner (ill. 12) qui se trouve maintenant au British Museum (legs Turner). L'attitude de Turner par rapport aux paysages industriels dans des images de ce genre est dfinie dans un passage du journal de Ford Madox Brown (5 juillet 1856) ; il crivait propos de sa visite au site de la ferme de Cromwell Saint- Y ves : Le fleuve, avec le vieux pont pittoresque... se combine avec l'glise et une grande chemine d'usine, pour former une scne pareille celles que Turner a souvent peintes, pour sa propre

    satisfaction et celle des autres, en mlant l'ancienne et la nouvelle Angleterre (3 1). A cet gard, l'attitude de Turner comme celle des impressionnistes franais, qui partageaient cette vision, tait oppose la conception de l'art qui prvalait dans l'Angleterre victorienne. M. Camille Pissarro, qui a de trs ardents admirateurs, crivait P. G. Hamerton dans le Portfolio en 1891, m'est pourtant trs tranger... Il me semble qu'il admet des lignes et des masses qu'un got plus strict altrerait ou viterait, et qu'il inclut des objets qu'un artiste plus scrupuleux rejetterait... et qu'il prsente si peu d'objections l'intrusion d'objets hideux que, dans une des ses peintures, le clocher d'une cathdrale dans le lointain est presque oblitr par une haute chemine d'o sort de la fume, alors que d'autres chemines sont proches de la cathdrale, comme dans une photographie. Par ce souci de prcision inutile, M. Pissarro perd un des grands avantages de la peinture (32).

    31 -F. Madox Hueffer, Ford Madox Brown, 1896, pp, 127-128. 3 2 Cit par J . Rewald, Camille Pissarro. Letters to his Son, Londres, Kegan Paul, 1944, p. 151.

    12. Joseph M. W. Turner, Newcastle on Tyne, 1823.

    InformationsAutres contributions de Monsieur Francis D. Klingender

    Pagination2345678910111213

    IllustrationsPaul Sandby, Carreau de mine, 1786 (?)Peter le Cave, Fonderie de Goscote, sdLe pont mtallique de Coasbrookdale, vers 1779Georges Robertson, Vue du pont mtallique de Coalbrookdale, 1788George Robertson, Vue d'une fonderie Broseley, 1788L'aqueduc de Barton, 1794Julius Caesar Ibbetson, Les mines de cuivre du mont Parys sur l'le d'Anglesea, vers 1780-1790Tonkin de Penzance, Vue de la mine de Bottalack en Cornouailles, 1822Carreau de mine, vers 1820Usines mtallurgiques, Coalbrookdale, 1805, d'aprs de LoutherbourgJoohn Sell Cotman, Les fourneaux de Bedlam, 1802.Joseph Turner, Newcasxtle on Tyne, 1823

    PlanImages de l'industrie