Le souffle du diableLe souffle du diable 11 d’ oxygène en centre-ville qui servait de raccourci....

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Le souffle du diable

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Du même auteur

Noir septembre, Mirobole, 2015Mauvaises eaux, Mirobole, 2014Nid de guêpes, Mirobole, 2013

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Inger Wolf

Traduit du danois par Laila F. Thullesen et Christine Berlioz

L e souffle du diable

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© Inger Wolf, 2009Ouvrage initialement paru sous le titre

Sangflugen

Publié en langue française avec l ’ accord de PeopleGroupAgency, Danemark

© Mirobole, 2017, pour la traduction française

Photographie de couverture © Panagiotis Karapanagiotis © zlotysforConception graphique : Carla Richard

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Mercredi 6 mai

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C ’ est l ’ hélicoptère qui la fit se lever de la table de la cuisine pour aller augmenter le volume de la télévision. Il virevoltait au-dessus du parc du centre-ville et diffusait dans tout le pays les images d ’ un barrage et d ’ une marée de voitures de police autour de laquelle une foule de personnes s ’ était rassemblée. Anja se figea, captivée par le journaliste qui décrivait aux infor-mations du matin l ’ horrible découverte avec laquelle Århus se réveillait. On ne savait pas encore avec certitude ce qui s ’ était passé, mais d ’ après un témoin le corps avait été vilainement mal-traité. Puis le nom de la victime apparut en bas de l ’ écran. Elle sentit tout son corps se paralyser et sa main qui tenait la tasse de café se mit à trembler. En une fraction de seconde, elle se souvint de la terreur, revit les yeux vides de toutes les bêtes fixés sur elle et sentit à nouveau l ’ odeur douceâtre du cheval décapité. Alors la peur se mua en colère.

** *

Un étrange lieu. Ces mots s ’ imposaient au commissaire Daniel Trokic tandis qu ’ il foulait l ’ herbe humide de rosée. Sous ces vieux arbres gisaient des centaines d ’ âmes vouées au

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repos éternel, et tous les jours des gens passaient là, matin et soir, sans imaginer ce qui se cachait sous la terre. C ’ était  ici, dans le lierre multicolore, devant les stèles du parc de la mai-rie, que la police avait trouvé le cadavre d ’ une jeune femme. Il l ’ apercevait de loin, devant une tombe couleur sable tachée par les algues et à l ’ inscription à demi effacée. Les membres semblaient brisés en de multiples endroits et la tête reposait sur le sol d ’ une façon peu naturelle.

Trokic essuya son front couvert de sueur malgré l ’ heure matinale et ouvrit sa polaire. Il se tourna vers son adjoint, Jasper Taurup, qui se tenait près du barrage de police.

« C ’ est son cousin qui était dans l ’ équipe arrivée en premier sur les lieux ? »

Son adjoint acquiesça.«  Oui, malheureusement son équipier et lui étaient de

garde, on m ’ a appelé tout de suite après. Tu penses, il a com-plètement paniqué quand il a trouvé sa cousine, d ’ ailleurs, moi aussi ça m ’ a un peu secoué. Elle est vraiment dans un sale état. »

Le commissaire lui tapota l ’ épaule. Les techniciens étaient maintenant occupés à photographier et à mesurer la scène de crime sous tous les angles. Ils lui paraissaient étonnamment en forme. Lui avait dû prendre une douche glacée pour être à peu près réveillé. Il parcourut les derniers mètres de pelouse pour les rejoindre.

La femme avait une vingtaine d ’ années et avait été véri-tablement fracassée. En plus du cou brisé, elle présentait de violentes contusions au crâne ainsi que des fractures sur les deux jambes et un bras. Le nez était enfoncé dans le visage et ses doigts bleuis aux ongles abîmés faisaient penser à ceux d ’ une sorcière. Elle portait une robe à fleurs vert clair, un court blouson en cuir, quelques bijoux en or et une ballerine au pied gauche.

Le lieu inspirait à Trokic une profonde répulsion. Il venait rarement dans ce parc. Ce n ’ était qu ’ une petite trouée

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d ’ oxygène en centre-ville qui servait de raccourci. Mais, du fond du passé, l ’ ancien Cimetière Sud lui revint à l ’ esprit et il frissonna. Au xixe siècle s ’ était trouvé ici l ’ un des plus grands cimetières de la ville, un espace situé un peu à l ’ écart du centre-ville de l ’ époque. Aujourd ’ hui c ’ était un endroit très fréquenté, son histoire avait été oubliée et peu de gens soupçonnaient ce qu ’ il cachait.

Quelques minutes plus tard, le chef de la police scientifique s ’ approcha de Trokic, le visage rougeaud et lui aussi en nage.

«  Ah, Daniel. Tu n ’ as pas mis longtemps à ramener ta vieille carcasse du fin fond de ta banlieue ! Ça prouve que tu n ’ es pas encore en pleine décomposition.

— Qu ’ est-ce que vous avez  ? demanda Trokic, ignorant délibérément le babillage matinal du chef des techniciens.

— De toute évidence elle n ’ est pas morte ici, révéla Tønnies. Une trace dans l ’ herbe montre qu ’ on l ’ a traînée et on a aussi trouvé une empreinte de pneu à l ’ extrémité du parc. Là-bas, la terre est un peu humide et à nu. Ça nous arrange, on va pouvoir faire un moulage. Tout indique qu ’ elle a été jetée ici à la faveur de la nuit. Sacrément risqué quand même.

— Ce devait être intentionnel, il voulait qu ’ on la trouve rapidement », conclut Trokic.

Il s ’ accroupit précautionneusement près de la victime et observa le visage détruit. Une jeune femme comme les autres, qui aurait pu être sur le chemin du travail ou de l ’ école, se dit-il. Les yeux formaient deux puits vides qui encadraient ce qui avait dû être un nez plutôt large, une délicate tache de naissance marron marquait la joue droite. Les cheveux, englués par du sang à moitié séché, avaient pris la couleur d ’ un vieux meuble en chêne. Cela devait faire un certain temps qu ’ elle était morte, pensa-t-il, les mouches bourdonnaient déjà. On  était début mai et elles étaient venues en grand nombre pour rem-plir leur mission.

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Trokic recula d ’ un pas et observa en silence ses deux collègues travailler. Le ciel était maintenant noir de nuages lourds qui ne laissaient filtrer que quelques minces rayons de soleil dessinés au scalpel. Autour de lui la ville renaissait. Une  armée de moineaux piaillait sur un ton monotone et l ’ odeur de terre humide et d ’ herbe associée à la touffeur de l ’ air se mêlait aux gaz d ’ échappement des voitures et à la ventilation d ’ un Burger King tout proche. De l ’ autre côté du parc, dans Park Allé, les bus faisaient entendre leurs premiers ronronnements, impatients de commencer une nouvelle journée de travail à sillonner la ville. La piste cyclable commençait à se remplir.

« Il y a plein de terre et de saletés sur sa robe. Ça vient d ’ ici ? »Le technicien releva la tête.« Je n ’ en sais rien. On va faire de nouveaux tests, espérons

qu ’ ils nous permettront de déterminer la provenance.— Et ses bras et ses mains ? Qu ’ est-ce qui leur est arrivé ? »

demanda Trokic.Ils examinèrent tous deux les longs doigts fins de la victime.

Les ongles, cassés et abîmés, présentaient à plusieurs endroits des traces de sang.

«  Elle s ’ est peut-être battue ou a peut-être griffé quelque chose. Les coupures sur les bras, le légiste s ’ en occupera. Au fait, qu ’ est-ce que tu as fait d ’ Agersund ? Il ne devrait pas déjà se trouver ici ?

— Il est chez lui, répondit Trokic d ’ une voix neutre. Encore malade. »

Ces derniers temps, le supérieur de Trokic avait souffert à plu-sieurs reprises d ’ un mauvais rhume. Habituellement, il courait en jurant partout sur les scènes de crime comme une tornade déchaînée. Il devait être vraiment mal en point pour qu ’ une mort suspecte échoue à le tirer de son lit.

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« Alors c ’ est toi le chef aujourd ’ hui, dit Tønnies avec bonne humeur, sans quitter des yeux la jeune femme.

— Vu comme ça, ça me va. »Ils examinaient le corps en silence, quand le médecin légiste

Torben Bach vint les saluer.« Eh bien, vous avez intérêt à faire vite, dit-il en s ’ accroupis-

sant près du cadavre.— Comment ça ? demanda Trokic.— D ’ ici une demi-heure, il va y avoir une sacrée averse et

adieu les empreintes ! »Il scruta le ciel noir.«  Nous avons de la chance que la pluie arrive seulement

maintenant et que la fille ne soit pas déjà trempée. »Ils s ’ écartèrent pour le laisser travailler. Ses doigts experts

agissaient avec calme, s ’ affairaient machinalement sur le jeune corps dans l ’ espoir de lui arracher ses dernières révéla-tions. La victime était entre de bonnes mains avec le doyen des légistes de la police.

« Elle est tombée d ’ une bonne hauteur », déclara-t-il après un instant.

Il regarda Trokic d ’ un air grave et montra du doigt les jambes ravagées.

« Tu as vu comment ses pieds sont cassés ? Ce type de frac-tures se retrouve chez les personnes qui se sont suicidées en se jetant de très haut. Ou qui ont été poussées.

— De quelle hauteur ?— Impossible à dire pour le moment. »Il se tourna vers la mairie et sa tour élevée.« Elle n ’ est pas tombée de là-haut. Le corps est trop loin.

Je  dois l ’ examiner pour me rendre compte des contusions internes. On n ’ en saura pas plus avant l ’ autopsie.

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— Mais vous pouvez peut-être estimer l ’ heure de la mort ? demanda le chef de la police scientifique Tønnies, en chassant vainement les mouches.

— Difficile de répondre avec précision. Car où était-elle avant d ’ échouer ici ? dit Bach en plissant le front. Rester plu-sieurs heures dans une pièce à 20 degrés ou être dehors dans le froid, ça fait une énorme différence. Je ne peux pas déduire grand-chose de sa température. »

Il souleva légèrement une des jambes.« En tout cas, la lividité cadavérique semble diffuse et fixée.

Je vous donnerai plus d ’ informations quand on l ’ aura rentrée et déshabillée, je pourrai mieux juger du début de la raideur. Pour l ’ instant, je dirais entre hier soir vers 20 heures et minuit. Impossible de préciser davantage. »

Trokic considéra le corps. Déjà la peau perdait sa couleur et les cheveux ensanglantés se raidissaient.

« Et les coupures sur ses bras ? demanda-t-il.— Je pense que c ’ est elle qui se les est faites. Elles sont paral-

lèles et concentrées principalement sur un seul bras, répondit Torben Bach avec patience. Certaines sont plus anciennes. À vous d ’ en trouver l ’ explication. On sait qui c ’ est ?

— Son cousin était dans la voiture de patrouille appelée sur les lieux, acquiesça Trokic, malheureusement il l ’ a vue dans cet état-là.

— Ah bon, alors c ’ est lui qui a vomi près de l ’ arbre ? »Trokic hocha la tête.«  Oui, c ’ est lui. Nous savons donc déjà qu ’ elle s ’ appelle

Maja Nielsen, qu ’ elle a vingt et un ans et qu ’ elle habitait seule rue Montana. J ’ irai lui parler dès que j ’ aurai jeté un coup d ’ œil à l ’ appartement de sa cousine. Il est complètement bouleversé. L ’ autopsie est prévue pour quand ? »

Le légiste retira son masque une seconde pour gratter sa barbe qui avait beaucoup grisonné ces derniers temps. Il serait

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bientôt retraité et cette perspective ne réjouissait pas Trokic. Son probable successeur était un homme jeune, trop pressé, un petit gros qui n ’ écoutait que d ’ une oreille les hypothèses de la police. Cela n ’ allait pas être une partie de plaisir.

« Dès que possible. J ’ ai déjà du monde. Je vous téléphonerai quand je serai prêt.  » Après une pause, il ajouta  : « On nous apporte de temps en temps des os qui proviennent des lotisse-ments. Des gens qui creusent pour faire une cave par exemple. Des squelettes surgissent à la lumière et on nous les envoie pour examen. On se trouve au-dessus d ’ un ancien cimetière ici. Quand il a été désaffecté, les tombes les plus récentes ont été transférées dans les autres cimetières. Mais les vieilles tombes en déshérence, celles dont personne ne se souciait plus, ont été déversées en dehors de la ville. Puis l ’ agglomération s ’ est éten-due, les champs sont devenus ville. C ’ est pour ça que, de temps à autre, les fantômes du passé émergent, au sens propre du terme, sous les pieds des gens. »

Trokic quitta ses collègues. Il retraversa la pelouse humide de rosée pour rejoindre sa voiture, impressionné par la foule dense qui s ’ était agglutinée sur les lieux. On aurait cru une tribu de suricates, debout sur leurs pattes arrière, occupés à scruter leur territoire. Une femme élégante d ’ une cinquantaine d ’ années, foulard vert et sac de marque en cuir, yeux écarquillés, discutait avec une autre en suivant la scène avec passion. La ville était sor-tie de son sommeil et désormais l ’ attraction à l ’ entrée du parc était incontournable. À sa connaissance, c ’ était la première fois qu ’ un événement si spectaculaire se produisait en plein cœur de la ville. Trokic hocha la tête, attrapa son mobile au fond de sa poche et appela le policier de garde.

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« Il nous faut du renfort au parc. Le barrage n ’ est pas suf-fisant et on a besoin de place pour circuler. Ce n ’ est pas un zoo, bordel. »

Il monta dans sa Honda Civic et enclencha la marche arrière. Après lui avoir fait subir une chute terrible, on avait choisi de laisser cette jeune femme dans un des lieux les plus fréquentés de la ville. Qui avait pris ce risque ? Cela n ’ avait aucun sens. On frappa alors à sa vitre.

«  Commissaire Trokic  ? demanda un jeune agent en uni-forme. Je voulais vous informer que nous avons récupéré la clé de son appartement. Des collègues sont déjà rue Montana pour interdire l ’ accès. Ils vous donneront la clé.

— Parfait », approuva Trokic.La lèvre inférieure du jeune agent tremblait légèrement.« Ils disent qu ’ il y a du sang partout. »

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Trokic se gara et observa la rue Montana dans le jour nais-sant. Des cyclistes au visage inexpressif passaient rapidement, et, quelques mètres plus loin, deux ouvriers déchargeaient des meubles de cuisine d ’ une camionnette blanche. La rue, déjà richement colorée grâce aux petites maisons collées les unes aux autres, avait été récemment rénovée, ce qui l ’ avait rendue encore plus agréable et cela avait profité à tout le quartier. À deux pas des boutiques, des restaurants et du centre-ville, le quartier était de surcroît tout à fait paisible.

Il s ’ avança vers l ’ immeuble où habitait Maja Nielsen et entra dans la cour. Les premières gouttes de la pluie annon-cée commençaient à tomber. L ’ endroit lui parut sale et sinistre. Deux  agents de l ’ unité de garde installaient une bande jaune entre les bâtiments et un amas de vélos. Il les salua et récupéra la clé que le concierge leur avait donnée. Il évalua la hauteur du deuxième étage. Avait-elle pu sauter ou être poussée de là-haut puis déplacée ? Il tenta de se représenter la scène. Une chute. Un instant d ’ inattention, le corps s ’ écrase sur les pavés défoncés. Ça ne collait pas du tout. Toutes les fenêtres de l ’ étage étaient fermées et la distance était visiblement trop courte. Il  fallait tomber de bien plus haut pour présenter de telles lésions.

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Quand il pénétra dans le petit appartement, une terrible odeur de renfermé le prit à la gorge. En dépit de l ’ heure, l ’ entrée était plongée dans l ’ obscurité et il dut chercher un interrupteur à tâtons avant de pouvoir s ’ y orienter. Il se trouvait dans un étroit couloir parqueté, meublé d ’ un petit secrétaire en teck avec des fleurs fanées dans un vase en verre et d ’ un portemanteau. Une affiche présentant une exposition au musée ARoS était accrochée au mur.

Le couloir débouchait sur une pièce assombrie par les stores baissés. Au premier regard, tout paraissait normal, plafond en stuc, meubles vernis, étagères et bibelots. Puis ses yeux s ’ accou-tumèrent à la pénombre et il se figea. Sur plusieurs mètres carrés, un mur était maculé de sang. Un sang plus vraiment rouge mais presque noir. Certains endroits comportaient plu-sieurs couches, d ’ autres de simples traînées superficielles. On ne distinguait aucun motif, aucun symbole, aucun dessin, comme si l ’ occupante s ’ était tenue à une extrémité du canapé gris et avait essuyé le sang sur le mur au cours d ’ une crise de folie. Le canapé en avait également reçu. Le revêtement présentait à un bout des taches dispersées et plusieurs des coussins verdâtres étaient souillés.

Le regard de Trokic glissa vers une petite table basse et son malaise augmenta. Elle était recouverte de petits morceaux de papier et de post-it. En s ’ approchant, il put y lire des indica-tions d ’ heures et de lieux classées par ordre chronologique et rédigées d ’ une écriture féminine. Il y en avait une bonne cen-taine  :  «  23/4 11 h 45 cuisine  », «  23/4 14 h 22 bain  », «  23/4 22 h 40 téléphone  ». Ces informations s ’ étalaient sur les deux dernières semaines et semblaient avoir été écrites avec des stylos différents. Parfois la mine avait troué le papier. C ’ était comme si la jeune femme avait tenu le registre exact de toutes ses acti-vités. La chronologie paraissait avoir une grande importance là-dedans. Une petite clé était scotchée à un bout de la table.

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Il l ’ observa, tenté de la décoller pour mieux l ’ examiner – mais ce serait l ’ affaire des techniciens.

Il parcourut la pièce des yeux, cherchant à faire abstraction de la folie qui s ’ y était déchaînée. Sur la table reposaient deux tasses avec des sachets de thé à la menthe. Le mur opposé était tapissé d ’ un joli papier à fleurs vertes et une étagère présentait une série de CD dont Ella Fitzgerald, Jerry Lewis, Billie Holiday et Anita Ekberg. Sur le sol s ’ entassaient des partitions et deux journaux. Une deuxième étagère contenait des livres de cuisine, des ouvrages sur l ’ histoire du rock et du jazz, d ’ autres partitions, des biographies de musiciens et d ’ acteurs, trois livres sur la signification des rêves, un sur les animaux de légende et un dictionnaire de psychologie. Une musicienne ouverte au monde extérieur.

Dans la cuisine, il ouvrit le réfrigérateur. Un litre de lait demi-écrémé bio, du beurre, deux tomates et du pâté de foie moisi lui faisaient face. Au fond, du vernis à ongles et un masque de beauté maison concombre-avocat complètement pourri. Il referma le réfrigérateur, déplaça un torchon flétri sur la table et se dirigea vers la salle de bains. Elle était bien plus en désordre. La tablette était entièrement recouverte de flacons vides dont le contenu s ’ était renversé partout autour. Maquillage, crèmes, limes à ongles, bijoux, parfums, chouchous, barrettes et produits dentaires. Il se remémora l ’ aspect de la victime, les vêtements souillés et la chevelure hirsute, pour la mettre en parallèle avec tous ces accessoires de beauté. Un bail qu ’ elle ne les avait pas utilisés.

Il jeta un coup d ’ œil par la fenêtre de la salle de séjour. La pluie incessante constellait les vitres de gouttes. En bas, dans la cour, les deux agents discutaient avec un type coiffé d ’ une casquette bleue. Plus loin, de la musique électronique s ’ échappait d ’ un appartement. Trokic se concentra sur les fenêtres. Plutôt petites, elles étaient fermées par un crochet intérieur. Tout indiquait que

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la victime n ’ était pas morte ici. Et, malheureusement, la ville comptait un grand nombre de bâtiments élevés.

Son inspection était terminée, plus rien ne le retenait. Il fallait maintenant livrer l ’ appartement aux techniciens de la police scientifique qui le fouilleraient et emporteraient toutes les choses intéressantes que lui n ’ avait pas l ’ autorisation de toucher. Leur travail  : récupérer les échantillons de sang, les empreintes digitales, mettre en lieu sûr les morceaux de papier et les post-it, ramasser tous les documents personnels, l ’ ordinateur et le moindre élément susceptible de fournir des indications. Tout un ensemble de matériel transportable qui donnerait des informations utiles. D ’ autres collègues se chargeraient d ’ interroger les voisins pour essayer de reconstituer le fil des allées et venues de Maja.

Un dernier regard vers la salle de séjour le fit frissonner. La jeune femme qui avait habité ici s ’ était murée dans la peur et cette peur l ’ avait tuée.

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Les parents de Maja Nielsen habitaient une grande villa blanche à Sabro, en banlieue. Dès le seuil, le commissaire Daniel Trokic et son adjoint Jasper Taurup perçurent l ’ ambiance glaciale et comprirent que leur seule présence agressait les parents de la victime.

On les fit entrer dans une vaste salle de séjour blanche et lumineuse, haute de plafond et aux meubles design. Un beau bouquet de narcisses ornait une table en verre. Tout était par-fait. Mais trop immaculé. Stérile, un bloc opératoire décoré. Le couple était aisé, ils avaient dirigé une usine de conserves.

Trokic et Taurup s ’ installèrent sur un étroit canapé en cuir beige puis sortirent leurs carnets. Aucun des deux ne se sentait vraiment à la hauteur de la situation. Être face à des personnes en détresse, à leurs regards emplis de douleur… Mais  c ’ était une mission incontournable dans l ’ élucidation de toute mort suspecte.

Les deux parents réagissaient différemment. Assise sur le jumeau du canapé beige, la mère de Maja, Helle Nielsen, pleu-rait en silence, un torrent de larmes glacées inondant son visage. C ’ était une femme mince d ’ environ quarante-cinq  ans, des cheveux blonds courts et emmêlés autour d ’ un visage blême. Les  policiers attendirent respectueusement que ses larmes s ’ arrêtent. Visiblement le malheur, plus tôt dans la matinée, avait

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terrassé Helle Nielsen en peignoir, et l ’ étoffe bleu clair révé-lait sa chemise de nuit crème qui se confondait avec le canapé. Le père de Maja, Bo Nielsen, vêtu d ’ un costume noir, marchait de long en large. Il était livide, lui aussi, et seules ses mains cris-pées contredisaient son visage inexpressif. Un peu plus loin, un chiot labrador à la mine perturbée tournicotait gauchement, la queue entre les jambes.

Il était bien trop tôt pour les interroger. Il ne s ’ était écoulé que quatre heures depuis qu e Helle et Bo avaient appris la nou-velle qui avait fracassé leur monde. Mais les policiers étaient là, assis avec eux, et il fallait s ’ y mettre. Après un silence intermi-nable, Trokic se lança avec précaution :

« Je sais que vous vivez une épreuve épouvantable, et je suis sincèrement désolé pour Maja, mais nous devons obtenir des renseignements à son sujet le plus vite possible pour découvrir ce qui s ’ est passé.

— D ’ accord, dit le père en caressant son crâne chauve. Son cousin est venu nous l ’ annoncer ce matin et il nous a pré-venus de votre visite. Dépêchons-nous d ’ en finir et laissez-nous tranquilles après.

— Je dois avouer que nous sommes dans une impasse pour l ’ instant, poursuivit Trokic. Quoi qu ’ il en soit, nous ne pouvons pas totalement exclure l ’ hypothèse du suicide.

— Impossible  ! Maja n ’ aurait jamais fait ça  ! s ’ exclama le père en les défiant du regard. Je n ’ arrive pas à imaginer qui peut l ’ avoir tuée, sûrement un psychopathe qui aura croisé sa route. Avez-vous contacté les établissements psychiatriques et contrôlé tous les sales criminels qui infestent cette ville ? »

Ce vocabulaire fort était prononcé d ’ un ton neutre. Quand allait-il s ’ effondrer ? Le ferait-il d ’ ailleurs ? Au loin le tic-tac d ’ une horloge résonnait, lent et monotone, comme un métronome égrenant le temps.

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«  L ’ enquête ne fait que commencer  », expliqua Trokic, tout en parcourant du regard l ’ ensemble Bang & Olufsen, la lampe Poul Henningsen posée sur la table en verre et les nom-breuses figurines en porcelaine. Maja Nielsen avait grandi dans un milieu très aisé. Y avait-elle été heureuse ? N ’ y avait-il que les murs blancs qui se cachaient derrière la porte close de cette pièce ? Près de lui, son collègue clignait les yeux de fatigue.

«  Bien entendu, nous vous informerons des avancées de l ’ enquête, reprit Taurup.

— Quand avez-vous vu Maja pour la dernière fois  ? demanda Trokic.

— Il y a six semaines environ, répondit Bo Nielsen. Elle est venue ici pour mon anniversaire. Malgré tout, elle n ’ oubliait jamais les dates importantes. »

Trokic tiqua au « malgré tout ». Ainsi, Maja n ’ inondait pas ses parents de visites. La mère prit la parole, la voix étranglée par le chagrin.

« Nous ne la voyions plus si souvent depuis son départ, dit-elle. Elle a toujours été un peu renfermée et cela a empiré avec l ’ âge. Je suppose qu ’ elle nous en voulait de ne pas nous être assez occupés d ’ elle quand elle était petite. Nous nous sommes séparés de la conserverie il y a peu, et nous nous étions énormé-ment investis dedans. Pendant une partie de son enfance, nous avons travaillé comme des fous pour lancer une succursale en Suède, et comme elle était fille unique, elle se retrouvait souvent seule. Elle avait quand même sa grand-mère, ma sœur et son cousin tout près. »

Après une légère hésitation, elle poursuivit :« Elle s ’ est peut-être sentie délaissée, mais nous n ’ en avons

jamais parlé. » Elle regardait la table fixement. Trokic nota quelques mots

sur son carnet avant de demander :

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« Vous dites que vous ne savez pas grand-chose sur sa vie ces derniers temps, mais sur ses petits amis, ses flirts ?

— Elle sortait avec un agent immobilier, mais elle ne nous l ’ a jamais présenté. Il s ’ appelle Martin Isaksen. Son agence s ’ appelle Agence Mansion, je crois. »

Trokic inscrivit le nom.« Son appartement est dans un triste état, continua-t-il, on a

retrouvé du sang sur tout un mur. Votre fille comporte de mul-tiples blessures aux bras et le légiste a eu l ’ air de penser qu ’ elle se les était infligées elle-même. C ’ est quelque chose que vous aviez déjà remarqué ?

— Bien sûr que non, ce n ’ était pas du tout le genre de Maja », répliqua Bo Nielsen d ’ un ton sec.

Trokic l ’ observa. Il décelait une lueur dans son regard. Un vacillement ? De la culpabilité ?

« Pas du tout », confirma Helle Nielsen.Le chiot fit pipi sur le parquet, une petite mare dorée, qu ’ il

flaira, l ’ air penaud. La mère de Maja alla chercher un rouleau de papier et essuya la flaque. Le temps parut se figer un instant.

« Elle a toujours son ancienne chambre ici ? » demanda Trokic.La mère secoua la tête.« Non, nous l ’ avons transformée en chambre d ’ amis il y a

deux ou trois ans.— D ’ accord. Y a-t-il autre chose dont vous souhaiteriez me

parler  ? dit-il. Des personnes qui pourraient avoir un rapport avec sa mort ? Des événements qui vous auraient contrariés ? Un changement de comportement ? »

Ils secouèrent tous deux la tête.«  Étiez-vous au courant d ’ un conflit qu ’ elle aurait eu

avec quelqu ’ un ?— Aucun, dit le père. Tout allait bien, à l ’ université comme

au travail, on avait l ’ intention de lui acheter un appartement, elle ne nous a jamais causé le moindre problème.

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— J ’ aimerais que vous me fassiez la liste de ses connais-sances, à commencer par ses amis et tous ses petits copains. »

Trokic leur donna sa carte.« Envoyez-moi un email ou téléphonez-moi. »Il jeta un coup d ’ œil discret à son mobile. Un SMS de son

adjointe Lisa Kornelius l ’ informait que le légiste Torben Bach allait commencer l ’ autopsie à l ’ Institut médico-légal.

« L ’ autopsie de Maja va bientôt débuter. Si vous souhaitez la voir après, nous pouvons prendre des dispositions avec les pompes funèbres.

— Oui, nous voulons la voir, dit la mère, et elle recommença à pleurer en silence.

— Nous pouvons aussi vous procurer une assistance psycho-logique, au besoin. »

Bo Nielsen secoua la tête.« Non, nous nous débrouillerons tout seuls.— D ’ accord, dit Trokic, nullement surpris. Nous vous télé-

phonerons quand l ’ autopsie sera terminée. »

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Trokic avait lu quelque part que l ’ être humain dispose d ’ environ vingt millions de cellules olfactives. Mais, tandis qu ’ il roulait vers la morgue de Skejby, les essuie-glaces fonctionnant à toute vitesse, il aurait préféré ne pas en avoir du tout. La cir-culation était très dense. Énervé, il lança The Kill de 30 Seconds to Mars et tambourina sur le volant au rythme de la batterie. Il avait remisé dans la boîte à gants la plupart de ses CD de hard rock au profit d ’ un rock un peu plus soft. Un peu seulement. Il repensait à la maison des Nielsen, froide et dépersonnalisée. Il s ’ imagina à la place de Maja. Quel effet cela faisait-il de vivre dans ce décor immaculé ? Après en être parti, lui-même y serait sans doute retourné le moins possible.

Il se gara devant les bâtiments rouges de l ’ Institut médico-légal et attendit la fin du morceau pour sortir de la voiture. Puis il courut jusqu ’ à l ’ entrée sous la pluie battante. Depuis le transfert des locaux dans l ’ hôpital de Skelby, il fallait bien reconnaître que les conditions s ’ étaient nettement améliorées. Les odeurs nauséabondes avaient été réduites au minimum grâce à un système d ’ aspiration très efficace qui éloignait les émanations provenant des cinq cents cadavres traités chaque année dans cette première auberge de la mort. Le résultat était remarquable et l ’ institut semblait même moins repoussant. Pourtant, il ne

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pouvait s ’ empêcher de penser que l ’ odeur s ’ était insinuée dans toutes les petites niches oubliées : dans ce brancard qui le dou-blait ou dans des prélèvements déplacés d ’ un local à un autre.

La jeune femme gisait déjà sur la table métallique. Il était si près qu ’ il pouvait distinguer les moindres détails. Les épais sourcils sombres, ce qui restait d ’ un nez plutôt large, les petites oreilles. Les yeux étaient désormais fermés, et même si les traits d ’ un mort ne révèlent jamais rien des circonstances de son décès, il pressentit pourtant que quelque chose d ’ épouvantable était associé à ce jeune corps. Il se remémora les innombrables indications d ’ heures et de dates retrouvées dans son appar-tement. Qu ’ est-ce que cela signifiait  ? Les dernières pensées d ’ une jeune femme dérangée ?

Trokic bénéficiait ce jour-là de la compagnie de Jan, un tech-nicien chargé de prendre les photos. On aurait presque pu croire à une sympathique réunion entre amis. Le légiste Torben Bach ôta à la victime sa robe à fleurs sale qui empestait. Il la déposa dans un sac en papier qu ’ il tendit à Trokic. Le commissaire le remettrait ensuite à la police scientifique.

« Ça fait un bout de temps qu ’ elle ne s ’ est pas lavée. Et ses habits sont dans un piteux état », commenta Bach.

Les mouvements du légiste étaient empreints d ’ une grande dignité, par respect envers l ’ être humain qu ’ elle avait été. Trokic  lui avait demandé un jour ce qui, à son avis, se passait après la mort, et Bach avait répondu : rien du tout. Pour lui, la vie était un cycle et l ’ extinction de l ’ organisme faisait partie de la nature. Le policier préférait cette hypothèse, plus belle et plus plausible que celle de vacances éternelles auprès d ’ un vieillard barbu.

« Fracture de la boîte crânienne. Hématome sous-dural, sans doute causé par un coup ou un choc. L ’ os frontal est explosé,

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certains petits fragments enfoncés dans le cerveau. Même chose pour l ’ os nasal. On dirait que sa tête a heurté un objet conton-dant au cours de la chute. Fracture des os du tarse, fracture du bassin avec luxation, fracture de la colonne vertébrale par écra-sement, nuque brisée. »

Trokic supportait mal le spectacle de toutes ces lésions. Pourtant, il en avait vu des corps traumatisés, des étranglés, des poignardés – même, un jour, une femme au visage explosé par un fusil à canon scié. Une année plus tôt, il avait assisté à la pire autopsie de sa carrière, celle d ’ un garçonnet de huit ans retrouvé étranglé dans la rivière Giber près de Marslet. Cette expérience l ’ avait longtemps hanté. L ’ autopsie avait été insupportable, mais au moins le garçon était intact. Là, il avait vraiment du mal avec tous ces os brisés, éclatés, qui pointaient d ’ une manière plus qu ’ inhabituelle.

« De quelle hauteur est-elle tombée ? demanda-t-il.— A priori, si on veut être absolument sûr de mourir, il faut

monter jusqu ’ au quatrième étage, plaisanta Torben Bach. On en réchappe rarement. En revanche, si par malchance elle a heurté quelque chose en tombant, ce qui est visiblement le cas, elle a peut-être chuté de moins haut. Selon moi, elle s ’ est d ’ abord écrasée sur une surface accidentée, ce qui a fait porter toute la charge sur les jambes, puis sa tête a percuté à l ’ oblique quelque chose de dur. »

Il souleva un à un les doigts de la victime et recueillit un échantillon sous un ongle.

« Il semblerait qu ’ il y ait un peu de terre. Sûrement la même que sur les vêtements. Les ongles sont écorchés, comme si elle avait griffé une surface à plusieurs reprises. Elle a peut-être cherché à s ’ accrocher au rebord d ’ un balcon ou autre avant de tomber. »

Le technicien s ’ approcha silencieusement pour photographier la victime. Son visage était impassible, il aurait aussi bien pu

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prendre des photos pour un magazine de décoration : quand Jan se trouvait sans le chef de la police scientifique, Kurt Tønnies, il se montrait bizarrement taciturne, comme si la rupture de leur synergie faisait obstacle à son épanouissement.

«  Au fait, Christiane est dans la maison pour un petit moment, enfin, en médecine légale, annonça Bach sur le ton de la conversation, aussi naturellement que s ’ il n ’ était pas en train de disséquer une jeune femme à peine plus jeune que sa propre fille. Elle a presque fini ses études et se spécialise dans les empoisonnements. Elle risque de rester ici puisqu ’ elle veut faire sa thèse dans mon département. »

Bach soupira, énervé.« Je dois avouer que j ’ ai essayé de l ’ en dissuader, mais c ’ est

une vraie tête de mule. Ce n ’ est pas qu ’ elle n ’ en soit pas capable, elle a les neurones pour… mais c ’ est plus…

— Oui, je comprends. Ce n ’ est pas le NCIS ici, dit Trokic d ’ un ton neutre, tentant de dissimuler sa désapprobation.

— Non, justement. Elle a bien sûr déjà assisté à une autopsie au cours de ses études de médecine, mais c ’ est une fille sensible et elle n ’ a pas été confrontée aux cas vraiment moches. »

Trokic approuva poliment. Il n ’ avait pas très envie de parler de la fille de Bach qui, adolescente, lui avait envoyé des mil-liers de lettres d ’ amour enflammées. Il redirigea prudemment la conversation sur la victime pendant que Bach procédait à des tests sanguins.

« Et pour les coupures sur ses bras ? reprit-il.— Comme je l ’ avais dit, elles n ’ ont pas toutes été faites au

même moment. Certaines sont anciennes et d ’ autres remontent à une semaine, une semaine et demie. Elles sont vilaines mais pas si profondes que ça.

— Vous êtes sûr qu ’ aucune n ’ a été faite après sa mort ? »Bach lui lança un regard malicieux.« Les morts ne saignent pas, Daniel.

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— Non, c ’ est vrai. Il s ’ agit d ’ une tentative de suicide ? »Bach secoua la tête.« Non. Elle n ’ a pas touché l ’ artère. Cela ressemble davan-

tage à de l ’ automutilation, certaines jeunes filles font ça, parfois. Les coupures sont toujours parallèles et siègent principalement sur le bras opposé à celui qui a servi. Comme vous pouvez le remarquer, la plupart se trouvent sur son bras droit.

— Elle était donc gauchère.— Sans doute, à vous de le vérifier. Autre chose, les coupures

sont accompagnées de marques d ’ essais, des tentatives ratées en somme. C ’ est très douloureux, il faut du courage pour couper profondément.

— On ne peut pas laisser un autre le faire à sa place  ? demanda Trokic.

— Non, cela aurait une tout autre allure. »Bach observa la jeune femme.« Il y a quand même un hic, annonça-t-il.— C ’ est-à-dire ?— Comme vous voyez, elle a aussi une coupure à l ’ arrière du

bras gauche. Si elle est gauchère, comme nous l ’ avons supposé, elle n ’ a pas pu se la faire toute seule. C ’ est bizarre. »

Trokic se remémora l ’ appartement. N ’ y avait-il pas une tasse sur la table, dont l ’ anse était tournée vers la droite ? La victime avait-elle eu de la visite peu avant sa mort ?

« Si elle voulait vraiment mettre fin à ses jours, pourquoi ne pas avoir eu le courage d ’ aller jusqu ’ au bout en se sectionnant l ’ artère ? remarqua-t-il. Ça aurait été la solution la plus simple. Là, elle a été obligée de se mettre en quête d ’ un bâtiment plus haut que son appartement pour être sûre d ’ en finir. Bizarre.

— Je ne sais pas, Daniel. L ’ artère saigne abondamment, elle n ’ avait peut-être pas envie de voir autant de sang. Ni qu ’ on la trouve dans cet état. Elle a sans doute préféré se défenestrer. »

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Le légiste reprit son travail, énonçant ses conclusions à voix basse dans son dictaphone. Trokic contemplait les restes de la jeune femme sur la table métallique. Toute son identité semblait avoir disparu sous la lame du couteau. D ’ elle ne subsistaient que chair, sang, os et tissus. S ’ était-elle suicidée ? Ou l ’ avait-on poussée d ’ un bâtiment puis éloignée de la scène du crime ? Les  automutilations et le meurtre étaient-ils compatibles, avaient-ils un lien ?

L ’ autopsie touchait à sa fin, Trokic ressentit le besoin impé-rieux d ’ une cigarette et d ’ un café. À ses côtés, Jan avait rangé son appareil photo et regardait la scène d ’ un air absent, les bras croisés.

« Quand pensez-vous me faire parvenir le rapport d ’ autop-sie ? demanda Trokic à Bach.

— Je vous enverrai des conclusions provisoires dans la journée.

— Alors, en route », lança Trokic à Jan.

Adossée au mur, la jeune femme, une cigarette éteinte dans une main et des papiers dans l ’ autre, illuminait le couloir de sa présence.

« Je vais être à l ’ institut pendant un moment, annonça-t-elle. Je fais mon master au-dessus, en médecine légale.

— Oui, ton père m ’ a prévenu », répondit Trokic froidement.D ’ adolescente négligée, la fille de Torben Bach s ’ était muée

en jeune femme néo-hippie : jupe noire courte, chemise sombre ouverte sur un T-shirt rose, collier ras-du-cou en cuir noir orné d ’ une lourde pierre et sandales noires à hauts talons. Pas un gramme de maquillage. Dix ans auparavant, à son arrivée à la police criminelle, les lettres désespérément naïves de Christiane avaient été – et c ’ était un euphémisme – pesantes. Furieux contre sa fille, Torben Bach avait vécu la situation de manière

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douloureuse. Quel âge avait-elle maintenant  ? Vingt-six  ? vingt-sept  ans  ? À première vue, toute adoration à son égard avait désormais disparu de son regard, froid, lucide et maîtrisé. Elle l ’ observait comme s ’ il était un animal étrange jailli de son repaire. Près de lui, Jan trépignait d ’ impatience.

«  Je viens récupérer des prélèvements à analyser pour cette affaire, continua-t-elle. Ne sois pas surpris si je te téléphone. »

Elle risqua un petit sourire. Comme pour expliquer qu ’ elle n ’ y pouvait rien. Trokic ne savait pas trop comment réagir.

«  Quand aurons-nous les résultats des prélèvements  ?  » demanda-t-il après un long silence. Il n ’ avait aucune envie qu ’ elle suive les traces de son père. À Århus, il était quasi impossible d ’ éviter quelqu ’ un de la médecine légale. Et pour ne rien arranger, la jeune femme était précédée d ’ une réputation plutôt sulfureuse : elle avait eu de nombreux amants, elle était également connue pour ses soirées arrosées dans des cafés punks où elle dansait sur les tables en bottes à talons, ou encore pour ses bains de mer hebdomadaires devant un cercle considérable d ’ admirateurs. La part de vérité dans tout cela, Trokic avait bien du mal à l ’ estimer.

Torben était-il au courant des exploits de sa fille et des exa-gérations qui les accompagnaient ? La rumeur amplifie toujours. Parfois elle n ’ est que pur mensonge. Quoique. Christiane avait les yeux rivés sur lui, semblant se demander ce qu ’ il avait en tête. Puis elle secoua sa courte chevelure noire ébouriffée, fronça les sourcils et lança sans sourire, d ’ un ton neutre :

« Les résultats  ? Pourquoi pas demain  ? Parions là-dessus. Je m ’ en occupe avec un biotechnicien. » Elle lui tendit sa carte. «  Le numéro de mon poste est là, en haut, au cas où tu aies des questions. »

Et elle disparut sans même lui dire au revoir.

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