Le Socialisme

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Le Socialistme sa définition ses tenants et aboutissants

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  • Socialisme

    Pays de l'Union europenne comptant un ou plusieurs partis so-cialistes ou sociaux-dmocrates au XXIe sicle.

    Le mot socialisme recouvre un ensemble trs divers decourants de pense et de mouvances politiques[1], dont lepoint commun est de rechercher une organisation socialeet conomique plus juste. Le but originel du socialismeest d'obtenir l'galit sociale, ou du moins une rductiondes ingalits[2]. Plus largement, le socialisme peut tredni comme une tendance politique, historiquementmarque gauche, dont le principe de base est l'aspiration un monde meilleur, fond sur une organisation socialeharmonieuse et sur la lutte contre les injustices. Selon lescontextes, le mot socialisme ou l'adjectif socialiste peuventqualier une idologie, un parti politique, un rgime po-litique ou une organisation sociale. Le mot socialisme lui-mme entre dans le langage courant partir des annes1820, dans le contexte de la rvolution industrielle et del'urbanisation qui l'accompagne : il dsigne alors un en-semble de revendications et d'ides visant amliorer lesort des ouvriers, et plus largement de la population, viale remplacement du capitalisme par une socit suppo-se plus juste. L'ide socialiste, sous de multiples formes,se dveloppe au long du XIXe sicle et donne naissancedans le monde entier des partis politiques sen rclamantsous diverses dnominations (socialiste, mais galementsocial-dmocrate, travailliste, etc.)[3].Dans la seconde moiti du XIXe sicle, le marxisme sup-plante l'approche dite du socialisme utopique , ain-si que le socialisme libertaire des anarchistes : lecourant de pense marxiste se veut porteur d'une forme

    scientique de socialisme, fond sur une analyse ducapitalisme, du dpassement de celui-ci par le biais dela lutte des classes et du passage la proprit socialedes moyens de production[4]. Dans les dernires annesdu sicle, une partie du socialisme europen soriente ce-pendant dans les faits vers le rformisme. la n dela Premire Guerre mondiale, la famille politique socia-liste connat un schisme avec la naissance du courantcommuniste, qui continue de se rclamer du socialismedont il arme revenir la tradition rvolutionnaire. Lespartis socialistes connaissent dans le monde entier desscissions au cours des annes 1920 ; ils se trouvent dslors en comptition avec des partis communistes qui serclament du socialisme rel (ou socialisme relle-ment existant [5]) appliqu par l'Union des rpubliquessocialistes sovitiques (URSS), ce dernier pays tant pro-clam patrie du socialisme [6],[7].La plupart des partis socialistes europens acclrent, no-tamment aprs la Seconde Guerre mondiale, leur vo-lution vers un rformisme loign du marxisme, tandisque les rgimes communistes aligns sur l'URSS, et quise disent eux-mmes socialistes, se multiplient dans lemonde. Le socialisme dmocratique, c'est--dire un so-cialisme converti la dmocratie librale et respectueuxdu jeu parlementaire, reprsente aujourd'hui la tendancemajoritaire des partis socialistes, qui n'envisagent plus larupture avec l'conomie de march. La notion de socia-lisme dmocratique est par ailleurs dsormais associe celle de social-dmocratie qui tend, notamment en Eu-rope, en devenir un synonyme[8]. Outre les diversitslies ses variations idologiques, le socialisme connatgalement de nombreux avatars lis aux contextes go-graphiques et culturels, comme le socialisme arabe ou lesocialisme africain.La mouvance socialiste, prise au sens large, demeure au-jourd'hui l'une des plus importantes de la vie politiquemondiale, bien que le mot socialisme continue de recou-vrir un ensemble de ralits, de pratiques politiques, et deformes de pense extrmement diverses et parfois contra-dictoires entre elles, allant des partis travaillistes aux di-verses varits de gauchisme [1], en passant par lespartis et rgimes communistes actuels. La majorit desprincipaux partis se rclamant du socialisme se runit, auniveau international, au sein de l'Internationale socialisteet, au niveau europen, au sein du Parti socialiste euro-pen. Ces organisations n'ont cependant pas le monopolede l'usage de l'appellation socialiste.

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    1 Dnitions

    Imagerie socialiste (Roumanie, 1895). Un proltaire, porteurd'un drapeau rouge orn du slogan proltaires de tous pays,unissez-vous , fait face une allgorie de la social-dmocratie,qui lui indique les principes des droits politiques et du surageuniversel. L'enfant assis leurs pieds tient des armoiries portantle titre du Capital de Marx.

    Socialisme et socialiste sont des termes qui, en raisonde leur connotation, ont t revendiqus et diuss de-puis leur cration dans de nombreux contextes, et ont ac-quis une mosaque de signications direntes, bien quedes lignes directrices communes sen dgagent. Le socia-lisme nat d'une philosophie de l'histoire occidentale, quirepose sur l'ide de progrs, c'est--dire de la transfor-mation du monde dans un sens positif[3] : dans son ac-ception la plus large, il condamne les ingalits socialeset lexploitation de lhomme par lhomme[9] et dfend leprogrs social[10]. Le Grand Larousse encyclopdique d-nit le socialisme comme une thorie visant rnoverlorganisation sociale dans un but de justice [11].Les universitaires Georges Bourgin et Pierre Rimbertle prsentent comme une forme de socit dont lesbases fondamentales sont les suivantes : proprit so-ciale des instruments de production ; gestion dmocra-tique de ces instruments ; orientation de la productionen vue de satisfaire les besoins individuels et collectifsdes hommes [12]. Sur le plan conomique, le mot socia-lisme dsigne l'origine un ensemble de doctrines fondessur la proprit collective ou proprit sociale

    des moyens de production, ou du moins la critique de laproprit prive de ceux-ci[13],[14],[15], par opposition lavision capitaliste. lie Halvy rsume le socialisme par lapossibilit de remplacer la libre initiative des individuspar l'action concerte de la collectivit dans la productionet la rpartition des richesses : ainsi dni, le socialismeest vu comme un systme de valeurs opposes celles dulibralisme. Ds le XIXe sicle, cependant, des coles depense ont tent de concilier libralisme et socialisme,en conciliant les valeurs de la solidarit avec les principesde la libert, dans le cadre d'une relation critique avec lelibralisme conomique[16].Sur le plan politique, le socialisme sarme en Europeau XIXe sicle, en mme temps que le libralisme etl'aspiration dmocratique. Si le socialisme se veut porteurd'une dmocratie universelle, socialisme et dmocratiene sont cependant pas synonymes sur les plans politique,conomique et social. En eet, de par ses contraintes par-ticulires, le socialisme se trouver en contradiction avecla dmocratie[17].

    1.1 Un concept aux signicationsmultiples

    Bertrand Russell dcrit en 1918 l'essence du socia-lisme comme tant par dnition la revendication dela proprit commune de la terre et du capital. La propri-t commune peut signier la proprit par un tat dmo-cratique, mais n'inclut pas la proprit par un quelconquetat qui ne serait pas dmocratique [18]. Karl Marx etFriedrich Engels utilisent alternativement les mots com-munisme et socialisme pour dsigner la socit sansclasses qui natra aprs la rvolution et le renversementdu capitalisme[19] : Marx ne dnit pas avec prcisionce que serait une socit socialiste post-rvolutionnaire :il se borne des formules gnrales ou abstraites, indi-quant qu'elle sera base sur la libert et le dveloppementhumain[20]. Le Manifeste du Parti communiste parle ain-si d' une association o le libre dveloppement de cha-cun est la condition du libre dveloppement de tous .mile Durkheim dnit le socialisme comme tant, surle plan conomique, essentiellement une tendance or-ganiser , et visant instaurer une forme d'organisationsociale dont l'amlioration du sort des travailleurs ne seraque l'une des consquences[21]. Selon Durkheim, le so-cialisme, qui relve d'une certaine sensibilit morale, estd'abord un idal et non le produit d'une dmarche scien-tique : pour lui, le socialisme se caractrise surtout par le rattachement de toutes les fonctions conomiques, oude certaines d'entre elles qui sont actuellement diuses,aux centres directeurs et conscients de la socit . JosephSchumpeter donne du socialisme une dnition stricte-ment conomique et assimile aux conceptions marxistes,en le dcrivant comme un systme institutionnel danslequel une autorit centrale contrle les moyens de laproduction et la production elle-mme [22]. Le socia-lisme, sous cette acception, soppose donc au libralismeconomique classique en ce qu'il ne croit pas au laissez-

  • 1.1 Un concept aux signications multiples 3

    faire et l'autorgulation du systme conomique parla seule recherche de l'intrt personnel et par la liber-t individuelle, dont la qute ne surait pas aboutir l'harmonie des intrts. Les degrs de rgulation dansl'conomie sont cependant nombreux : le collectivismeconomique est longtemps apparu comme une conditionsine qua non du socialisme, mais l'appellation de socia-liste (ou de social-dmocrate) est aujourd'hui revendiquepar des courants qui acceptent l'conomie de march etprnent un contrle de l'conomie qui n'irait pas jusqu'la collectivisation[21]. L'historien Albert Samuel dnit lesocialisme, au sens large, comme la recherche raisonneet active d'un ordre politique qui partage le pouvoir ; d'unordre conomique qui partage quitablement la produc-tion et les biens produits ; d'un ordre juridique qui protgeles pauvres, et d'une culture qui soit le fruit d'une crationcommune [22]. Le thoricien Francesco Merlino donnequant lui une dnition avant tout philosophique du so-cialisme, distinguant le socialisme des choses , c'est--dire les tentatives concrtes de mise en uvre, du socia-lisme des socialistes , c'est--dire celui des thoriciens :pour lui, l'essence du socialisme est chercher dans uneaspiration l'galit des conditions et au bien-tre pourtous. Dans cette optique, le socialisme se dnit doncmoins par le biais de telle ou telle thorie que commeune aspiration la dignit et la justice sociale[23].Sur le plan politique, le terme de socialisme dsignel'ensemble des pratiques mises en uvre par les partis etautres groupements qui sen rclament. Si le socialismene se prte pas une dnition unique, il se distinguepar un systme de valeurs dont le principe central estque les relations collectives et la justice sociale doiventl'emporter sur les actions et les intrts individuels : en cesens, il constitue une raction contre la logique libraleapparue au XVIIIe sicle, tout en constituant le produitdu contexte conomique et politique n de la rvolutionindustrielle[1]. Selon les pays et en fonction de son im-plantation au cours de l'histoire, le courant socialiste apu tre reprsent par des partis utilisant des appellationscomme social-dmocrate - le terme social-dmocratie estdevenu, dans certains pays, notamment ceux de cultureallemande ou scandinave, un synonyme de socialisme ausens d'organisation partisane - ou travailliste[21].L'expression socialisme dmocratique est utilise par op-position aux formes autoritaires de socialisme, maisl'expression a pu recouvrir des sens dirents selon lescontextes historiques[8]. L'appellation socialiste a t parailleurs employe au l des dcennies par des tendancesaussi diverses que l'anarchisme socialiste ou le socialismelibral, voire le national-socialisme (ou nazisme). Lecourant socialiste est par dnition complexe, divers etcontradictoire : la qualit de socialiste est revendiquepar des courants parfois trs opposs les uns aux autres,y compris par des mouvements qui emploient le mot socialisme en le dtournant de son sens originel, etque l'historien Gilles Candar qualie d' impostures [24].L'adjectif socialiste, bien qu'tant couramment associ de

    nos jours des partis modrs, continue ainsi d'tre utili-se par des mouvements d'extrme gauche : au Royaume-Uni, par exemple, la qualit de socialiste est revendiqueaussi bien par un parti de centre gauche comme le Partitravailliste[25] que par un parti trotskiste comme le Partisocialiste des travailleurs. Le socialisme apparat gale-ment, dans certains cas, dans le vocabulaire de mouve-ments d'extrme droite ou de dictatures militaires. En cequi concerne les rgimes politiques, l'application d'unepolitique socialiste a t et est toujours revendique aus-si bien par des gouvernements librement lus et respec-tant les rgles de la dmocratie parlementaire, que par despays classs comme dictatoriaux, voire totalitaires.Au sein de la famille de pense socialiste elle-mme, lemot socialisme prend des sens multiples. Dans une op-tique radicale, voire rvolutionnaire, le socialisme ne peuttre que l'abolition complte du capitalisme et son rem-placement par une socit socialiste. Dans son acceptionmarxiste, puis lniniste, le socialisme correspond uneforme de socit mise en place via la lutte des classes etcaractrise par une dictature du proltariat, tape queMarx conoit comme une phase transitoire de dictaturervolutionnaire destine mettre bas le pouvoir de labourgeoisie fond sur le capitalisme. Sur le plan cono-mique, la dictature du proltariat se traduit par la sup-pression de la proprit prive des moyens de production.Cette phase, dite infrieure , correspondrait celle del'instauration d'un socialisme d'tat, soit en l'occurrenced'un collectivisme conomique, via un processus dit desocialisation des biens[26]. Aprs cette phase de socia-lisme et de dictature du proltariat, considre par Lninecomme tant celle o le pouvoir d'tat subsiste sous laforme d'un tat proltarien [27], la socit passe ensuite la phase, dite suprieure , du communisme intgral,soit celui de la socit sans classes et du dprissementde l'tat, appel disparatre tout fait (cette disparitiontant conue comme un processus naturel, en opposition la conception anarchiste qui prconise la n de l'tatcomme eet d'une dcision volontaire). La socit fonc-tionne alors selon l'adage de chacun selon ses moyens, chacun selon ses besoins [26]. Dans l'optique de la tho-rie marxiste, la socit communiste, dont l'avnement estconsidr comme inluctable, constitue donc le dernierstade de l'volution d'une socit socialiste, o l'hommedevient un homme social , soit un homme total li-br de l'alination[28]. Dans le vocabulaire communiste,le mot socialisme est utilis pour dsigner la ralit eec-tive de l'tat et de la socit en URSS, puis aprs 1945dans les autres rgimes communistes. Selon le discoursociel pratiqu en Union sovitique - puis dans les r-gimes dits de dmocratie populaire - le stade du so-cialisme est considr comme atteint au moment de la dis-parition de l'conomie capitaliste et des couches socialesqui en sont la base. La question du socialisme devient dslors celle de son dication , c'est--dire du renforce-ment du secteur collectif de l'conomie[29]. Les rgimespolitiques couramment appels communistes se sont pr-sents en consquence comme appliquant un socialisme

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    rel , ou tant parvenus au stade du socialisme dve-lopp , leur modle tant l'URSS, proclame patrie dusocialisme [7]. Les dirents rgimes communistes ontpu ainsi, divers stades de leur histoire, proclamer quele stade du socialisme - ou de la socit socialiste d-veloppe , objectif considr comme plus raliste quecelui du communisme intgral - tait atteint (en accom-pagnant souvent cette annonce d'un changement de nomociel ou d'une modication de la constitution), ce dis-cours tant destin lgitimer le maintien des partis com-munistes au pouvoir[30].La revendication commune de la liation socialiste, aus-si bien par les socialistes de tendance sociale-dmocrateque par les communistes, a par ailleurs encourag au XXesicle les confusions, et permis aux adversaires des mou-vements socialistes de pratiquer des amalgames entre lerformisme socialiste et le communisme rvolutionnaireet autoritaire[31].

    1.2 Variations dans le temps

    Les sens prts au mot socialisme ont vari dans l'histoireet varient encore selon les contextes culturels et poli-tiques. En 1831, le mot socialiste tend dsigner unedoctrine morale forte connotation religieuse, qui voiten l'homme un tre social, pour progressivement sacco-ler avec socialisme : la n des annes 1830, le motdsigne de manire courante une doctrine qui vise r-soudre la question sociale due la pauprisation massivede la classe ouvrire[7]. compter de la seconde moitidu XIXe sicle et des progrs de l'inuence du marxisme,le socialisme se dnit essentiellement par l'aspiration une socit galitaire, qui rsulterait de l'organisation dela production et de la substitution de la proprit sociale la proprit individuelle ou capitaliste : dans cette op-tique, une socit nouvelle, cense reprsenter le rgne dela dmocratie vritable, pourra alors tre ralise[3].Jadis associ des positions radicales, le terme socia-lisme est aujourd'hui utilis en Europe, dans son ac-ception la plus courante, pour dsigner une famille po-litique de gauche modre[8]. A contrario, dans certainspays comme les tats-Unis, le mot conserve une tonalitplus nettement oriente gauche[32].Dans les textes de Marx et d'Engels, le terme de so-cialisme est utilis pour dsigner l'ensemble des doc-trines critiquant la socit capitaliste. Dans les critspostrieurs au Manifeste du Parti communiste, le motest surtout employ pour qualier les courants, ido-logies et mouvements politiques de la classe ouvrire,soit le mouvement ouvrier. Engels utilise le mot socia-lisme pour dsigner, de manire plus prcise, la prisede conscience par la classe ouvrire des oppositions declasses et des tares du capitalisme. Ce n'est qu' par-tir de l'poque de l'Internationale ouvrire que le motest employ pour signier l'organisation sociale fondesur l'appropriation collective des moyens de production,

    sous une forme tatique et/ou cooprative. Lnine et lesbolcheviks reprennent cette acception pour l'identieravec ce que Marx appelle la phase infrieure de la so-cit communiste : dans cette optique, le socialisme de-vient l'organisation sociale de transition entre le capita-lisme et le communisme. Ds lors qu'un tat ouvrier est cr, le socialisme, dans l'optique de Lnine, sidenti-e l'existence mme de cet tat[29].La tendance lniniste du socialisme - comme parailleurs celle, bien moins rpandue, se rclamant duluxemburgisme - est couramment dsigne, aprs laRvolution d'Octobre et plus prcisment partir de1918, sous le nom de communisme, tout en continuant se rclamer du socialisme. La tendance politique gnra-lement dsigne, dans les dmocraties occidentales, sousle nom de socialisme - au sens de socialisme non commu-niste - volue progressivement aprs la Seconde Guerremondiale vers des positions de centre gauche : le socia-lisme est ds lors peru comme une tendance politiquerformiste tendant corriger les ingalits inhrentes aulibralisme conomique, sans sopposer radicalement auprincipe de l'conomie de march. Le terme de social-dmocratie, utilis comme appellation par une partie desmouvements socialistes, en vient dsigner des posi-tions rformistes et modres, caractrises par l'usage ducompromis et non plus par la logique rvolutionnaire. Lesocialisme est peru, dans cette optique, comme une cor-rection des injustices, notamment par le biais de systmesde protection sociale : la social-dmocratie d'Europe duNord se distingue ds les annes 1930 par des rformesen faveur de l'tat-providence. Dans la seconde partie duXXe sicle, les partis socialistes tendent dans leur majori-t sloigner des conceptions marxistes et sintgrer la socit librale-capitaliste, non pour la renverser ou laremplacer mais pour la rformer de l'intrieur[33],[34]. Di-vers courants socialistes, non communistes, ont conservun discours plus radical : ces courants se sont notammentexprims dans l'entre-deux-guerres dans une organisationcomme le Bureau international pour l'unit socialiste r-volutionnaire ou aprs-guerre dans la tendance du socia-lisme autogestionnaire.Le socialisme dmocratique, hritier de la traditionrformiste, constitue dsormais la tendance majoritairedes partis socialistes dans les pays dvelopps, o elle estdevenue la forme de socialisme la plus couramment asso-cie l'adjectif socialiste, tant parfois utilis comme unsynonyme de social-dmocratie[8]. En 1999, Lionel Jos-pin, alors Premier ministre de la France, publie un textedans lequel il dnit le socialisme moderne - qu'il d-signe, en sen revendiquant, du nom de social-dmocratie- comme reprsentant, non plus un systme mais unefaon de rguler la socit et de mettre l'conomie demarch au service des hommes , soit une inspiration,une faon d'agir, une rfrence constante des valeursdmocratiques et sociales . Il considre que si le socia-lisme accepte l'conomie de march car c'est la faon laplus ecace, condition qu'elle soit rgule d'allouer les

  • 2.1 Origines 5

    ressources, de stimuler l'initiative, de rcompenser le tra-vail , en revanche il se doit de refuser la socit de mar-ch car le march en lui-mme ne produit pas de valeursni de sens : jugeant que la question de l'appropriation col-lective des moyens de production ne dnit plus en soi lesocialisme, il plaide pour un rformisme moderne sednissant non par ses modes d'action mais par le main-tien de valeurs de justice, libert, matrise collectivede notre destine, panouissement de l'individu sans n-gation des ralits collectives, volont de progrs . Lasocial-dmocratie doit tre, aux yeux de Jospin, une fa-on de rguler la socit et de mettre l'conomie de mar-ch au service des hommes [35].

    2 Histoire

    2.1 Origines

    Illustration d'Utopia, de Thomas More, par Holbein.

    L'ide d'une organisation harmonieuse de la socit re-monte la haute Antiquit, bien avant l'apparition du mot socialisme lui-mme. Des anctres lointains et in-directs du socialisme bien que l'emploi du mot soittrs anachronique comme du communisme dansson sens premier de socit sans proprit prive setrouvent sur plusieurs continents : en Grce chez Platon,qui imagine dans La Rpublique et Les Lois des modesidaux d'organisation de la cit (Platon ne prne pas

    l'galit sociale - sa cit idale de La Rpublique tantau contraire strictement hirarchise - mais l'harmonie.Au sein de l'lite sociale envisage par Platon rgne-rait une communaut absolue de biens matriels)[36] ; enAsie dans certains courants de pense du confucianismeet de l'islam qui envisagent une socit reposant sur unmode d'organisation fraternel ; enn, dans la doctrinechrtienne, qui prne le partage des biens matriels[37].On retrouve des revendications fortement galitaristesdans les hrsies chrtiennes, comme dans la mouvancemillnariste[38]. Le courant de pense utopiste, qui se d-veloppe partir de la Renaissance, tend lui aussi versl'ide d'une socit harmonieuse, qui surmonterait les in-galits sociales en supprimant notamment la propritprive. Thomas More, dans son livre Utopia (1516), crele modle du genre : un narrateur visite un pays mer-veilleux o rgnent la fraternit et l'galit et le fait d-couvrir au lecteur[39]. La littrature utopique, dans la-quelle la satire et la critique sociales sont prsentes parle biais de la ction, connat une longue postrit, dontLa Cit du Soleil du moine Tommaso Campanella est l'undes exemples les plus connus[40]. Les utopies peuvent va-rier dans leur contenu, mais toutes se caractrisent parl'harmonie, l'quilibre et les mcanismes de rgulation.Dans presque toutes, la tendance dominante est l'galitsociale, accomplie par la disparition de la proprit pri-ve, celle-ci tant considre comme la cause du malheurdes hommes[41]. Signe de cette liation philosophique,de nombreuses associations socialistes ou socialisantes duXIXe sicle se nomment Utopie ou Utopia[42].La critique sociale continue de se dvelopper dans la pen-se occidentale, le corollaire de l'utopie tant la protes-tation morale et sociale contre le monde tel qu'il est, etcontre son principe ingalitaire[43]. Cette cole de pen-se atteint un apoge au XVIIIe sicle l'poque desLumires : Jean-Jacques Rousseau, dans son Discours surl'origine et les fondements de l'ingalit parmi les hommes,tienne-Gabriel Morelly dans Code de la nature, ou Levritable esprit de ses lois de tout temps nglig ou mcon-nu, traitent des questions de la proprit et de l'galit[44].Morelly, plus radical que Rousseau, prne une organisa-tion la fois galitaire et autoritaire de la socit, o lemariage et le travail seraient obligatoires. Parmi les autresauteurs franais des Lumires, le cur Meslier dnonceavec vigueur l'injustice de son temps, dont il voit la causedans l'institution de la proprit prive ; le moine DomDeschamps condamne galement la proprit prive etprne un univers la fois galitaire et uniforme. Si Mo-relly a eu de l'inuence de son vivant, Dom Deschamps etle cur Meslier ont laiss des crits essentiellement post-humes : ces auteurs font gure de prcurseurs d'un socia-lisme la fois philantropique et raisonneur, plutt quervolutionnaire et scientique [45].Le mot socialisme apparat dans la langue franaise lamme poque, sans rentrer pour autant immdiatementdans le langage commun. tymologiquement, le termedrive du mot latin socius, nom commun signiant com-

  • 6 2 HISTOIRE

    pagnon, camarade, associ, alli, confdr et adjectif si-gniant joint, uni, associ, alli, mis en commun, parta-g.[46]. Le mot socius drive du verbe sequi : suivre. Sapremire utilisation remonte l'abb Sieys qui dans lesannes 1780 voque un trait du socialisme devantparler du but que se propose lhomme en socit et desmoyens quil a dy parvenir . Dans cette utilisation ph-mre, le mot signie alors science de la socit [47]. En1795, Gracchus Babeuf utilise le mot socitaire pourdsigner une personne membre de la collectivit sociale ;Charles Fourier reprend ce terme au sens d'associ de la nation industrieuse [7]. En 1803, on retrouve le mot socialisme sous la plume d'un auteur italien, Giaco-mo Giuliani, qui sa paternit a parfois t attribue[24] :dans le sens que lui accorde Giuliani, le terme dsignela dfense de la proprit prive, facteur d'ordre dansla socit humaine, tandis que l' antisocialisme estl'individualisme rvolutionnaire qui dissout les rapportssociaux[48]. Ce n'est qu'aprs 1820 que le mot socialisme apparat rellement dans diverses langues, entrantprogressivement dans le langage courant et prenant sa si-gnication contemporaine[49] : en 1822[50], l'expression socialiste apparat dans un courrier qu'Edward Co-oper, un partisan de Robert Owen, envoie ce dernier.Le mot socialisme , au sens de doctrine visant r-soudre la question sociale, est dnitivement entr dansle langage courant la n des annes 1830[7].Le socialisme, en tant qu'engagement militant, trouveune partie de ses racines dans la rvolution franaise,qui introduit dans l'ordre des faits la coupure historiqueet rend possible le passage de l'utopie l'action, pourconstruire un monde nouveau, supposment harmonieuxet fraternel. La rvolution franaise devient un paradigmedont sinspirent par la suite les rvolutions suivantes. KarlMarx crit par la suite que le socialisme allemand a pourlui la force de la thorie, et le socialisme franais la tra-dition rvolutionnaire. L'historien Michel Winock estimeque c'est grce la rvolution que le socialisme devientpensable . Michel Winock distingue galement trois ap-ports dcisifs de la rvolution franaise la rexion so-cialiste, sur le plan des ides comme sur celui de la pra-tique : pour ce qui est de l'exercice du pouvoir, avec legouvernement rvolutionnaire sous la Convention mon-tagnarde et les mesures d'exception du Comit de salutpublic que sont la Terreur et l'instauration d'une dictature provisoire en raisons des circonstances ; pour ce quiest de l'usage du contre-pouvoir avec la pression po-pulaire exerce par les sans-culottes et l'attachementde ceux-ci la dmocratie directe, bien que leur ido-logie se rsume une forme d' galitarisme de petitspropritaires . Enn, une technique de prise de pouvoirest amene, fut-ce au niveau thorique, par Gracchus Ba-beuf lors de la conjuration des gaux en 1796 : Ba-beuf cone la direction de l'insurrection un tat-majorsecret, soit une minorit rvolutionnaire, sa conceptionannonant celles de Blanqui et de Lnine. Les conceptionsgalitaristes de Babeuf annoncent galement, de maniredirecte, l'idologie communiste[51].

    2.2 Avant 1848Articles connexes : Saint-simonisme, Chartisme etSocialisme utopique.

    Durant les premires dcennies du XIXe sicle, larvolution industrielle entreprend de bouleverser l'Europeoccidentale, modiant paysages, modes de vie et cultures.La transformation progressive des conomies et des so-cits entrane le dveloppement en milieu urbain d'uneclasse ouvrire, vivant dans des conditions souvent dif-ciles. L'cole de pense socialiste se dveloppe en r-ponse cette situation, d'abord par la recherche de nou-veaux modes d'organisation sociale destins rsoudre lesproblmes de l'poque[52]. Le mouvement socialiste natdurant la premire moiti du sicle. Dans les annes 1820et 1830e mot socialisme rentre progressivement dansle vocabulaire politique courant, dans diverses langues. l'origine, cependant, le mouvement socialiste est distinctdu mouvement ouvrier : si une doctrine socialiste, ou plu-tt un ensemble de doctrines, merge par le biais d'unemultitude d'crits d'auteurs se reconnaissant comme so-cialistes, le mouvement ouvrier lui-mme ne peut trequali de socialiste que dans la mesure o il reprend son compte les objectifs, ou certains objectifs, des doc-trines socialistes. Il existe par ailleurs des mouvementsouvriers sans nalit socialiste, comme des mouvementssocialistes sans ouvriers. Ce n'est que dans la deuximemoiti du sicle que le courant de pense socialiste seconstitue progressivement en partis politiques et en mou-vements internationaux[53]. Cette premire poque du so-cialisme correspond ce qui est par la suite dsign parles marxistes du nom de socialisme utopique, par oppo-sition au socialisme scientique qu'eux-mmes estimentreprsenter. Certains socialistes prfrent par ailleurs sedsigner comme communistes , le terme dsignant uneopposition la proprit prive. La plupart du temps, lessocialistes accompagnent les mouvements dmocratiquesqui rclament l'instauration du surage universel, commele chartisme au Royaume-Uni ou les rpublicains enFrance sous la Restauration et la Monarchie de Juillet[54].Trois pays europens jouent un rle fondamental dansl'apparition de la mouvance socialiste : la France contri-bue l'mergence du socialisme par le biais de sa tradi-tion rvolutionnaire ; le Royaume-Uni, par la puissance deson mouvement industriel, aux profondes consquencessociales, contribue la naissance du mouvement ouvrieren tant que force organise ; l'Allemagne, qui n'est pasencore l'poque un tat uni, apporte au mouvementun cadre philosophique, grce aux travaux de nombreuxpenseurs de langue germanique[55].

    2.2.1 Le socialisme au Royaume-Uni

    Les ides socialistes se dveloppent au Royaume-Unialors que le pays connat, en avance sur le reste del'Europe, une forte industrialisation ainsi que le dvelop-

  • 2.2 Avant 1848 7

    Robert Owen.

    pement d'un capitalisme trs dynamique : l'idologie ac-compagne les transformations de l'conomie britanniqueau lieu de les prcder. Robert Owen, chef d'entrepriseaux ides humanistes et thoricien politique, fait par-tie des auteurs qui rchissent sur les bouleversementsdes rapports de production et des relations de travail.Le socialisme ambitionne de proposer, face aux aspects inhumains du capitalisme, un idal de libert etde communaut harmonieuse : les thoriciens socialistesqui se font connatre l'poque au Royaume-Uni nesont pas des intellectuels mais, dans leur majorit, desmembres de la classe dirigeante, qui souhaitent amlio-rer le sort du peuple et se rclament souvent d'exemplesissus du pass national, comme les niveleurs. Les uvresd'auteurs britanniques de la n du XVIIIe sicle, commeWilliam Godwin, William Ogilvie ou Thomas Paine,ainsi que les ides du jacobinisme, contribuent nour-rir le courant[56]. En 1812, Thomas Spence fonde avecquelques-uns de ses partisans une socit philanthropiquequi apparat comme la premire, et modeste, organisa-tion socialiste britannique. Les disciples de Spence,qui meurt en 1814, se situent dans la ligne du jacobi-nisme, mi-chemin entre l'action lgale et les rves desoulvement[57].Avec Robert Owen, le socialisme britannique gagne ennotorit et en inuence : ce sont d'ailleurs des disciplesd'Owen qui, en 1822, introduisent le mot socialism dansla langue anglaise[49]. Auteur trs prolique, bnciantde son vivant d'une renomme sans commune mesureavec celle des autres thoriciens socialistes de l'poque,Owen prconise, pour rsoudre les problmes ns del'individualisme capitaliste, une nouvelle organisation de

    Meeting du mouvement chartiste en 1848.

    la socit via la constitution de communauts - des vil-lages de coopration de 500 2000 personnes, formsde groupes galitaires d'ouvriers et de cultivateurs orga-nisant leur auto-susance sur le modle coopratif. Dansles annes 1820, Owen, dont la dmarche et le langage sefont volontiers messianistes, fonde plusieurs communau-ts de ce type, dont la plus clbre est celle de New Har-mony, aux tats-Unis. L'chec de ces projets n'empchepas leur inspirateur de bncier d'une grande renom-me : entre les annes 1820 et 1840, l' ownisme compte de nombreux disciples, tant chez les intellectuelsque chez les ouvriers[58]. Dirents philosophes et co-nomistes britanniques, comme John N. Gray, WilliamThompson ou Thomas Hodgskin, se livrent la mmepoque une critique de l'conomie capitaliste[59].Le Royaume-Uni se distingue galement, dans le contextede son industrialisation avance, par le dveloppementd'un mouvement ouvrier, qui ds la n du XVIIIe sicleconstitue une bauche du syndicalisme. partir de 1829,le syndicalisme se dveloppe rapidement en Grande-Bretagne, la faveur d'une pointe de prosprit. la mme poque, le mouvement ouvrier britanniquerencontre le socialisme avec l'adoption de l'idologieoweniste, qui se traduit notamment par la constitutiond'entreprises coopratives selon les principes d'Owen.Robert Owen lui-mme joue un rle important dansl'closion d'un syndicalisme de masse au Royaume-Uni.Le chartisme, entre 1836 et 1848, rencontre un trsfort cho parmi les travailleurs britanniques, en m-lant au cours de son histoire rformisme et tentationsradicales[60].C'est galement au Royaume-Uni que se dveloppe uncourant de pense libral qui aspire concilier le libra-lisme avec les ides socialistes : John Stuart Mill, intressdans les annes 1830 par le saint-simonisme, sloigne dulibralisme conomique classique pour prner une soci-t dans laquelle le progrs conomique ne serait pas unen en soi et qui viserait la justice sociale via une quitablerpartition des richesses et du travail, ainsi qu'une orga-nisation autogestionnaire des travailleurs qui prendraienteux-mmes en charge leur destin dans des coopratives.

  • 8 2 HISTOIRE

    Les ides de Mill trouvent ensuite une continuation dansle courant dit du social-libralisme, qui reprend le conceptde socialisme libral et constitue la premire cole depense librale souvrir aux ides socialistes[61].

    2.2.2 Le socialisme en France

    Article connexe : Histoire du socialisme en France.En France, l'industrialisation seectue plus lentement

    Saint-Simon.

    qu'au Royaume-Uni. Le nombre des ouvriers saccrot,mais la classe ouvrire franaise n'a rien d'homogne.Faute de rel mouvement ouvrier organis, la France estavant tout, sous la Restauration, un lieu d' incubationidologique : de nombreux intellectuels se livrent unecritique du libralisme conomique par le biais de pen-ses utopique trs varies[62].Le comte Claude Henri de Saint-Simon dveloppedans les annes 1820 une doctrine matrialiste prnantd'atteindre l'ge d'or par le progrs conomique, lequelserait assur par un gouvernement de la bourgeoisie quiaurait pour but l'amlioration du sort de la classe la pluspauvre[63]. Le socialisme prn par Saint-Simon est unsocialisme caractre technocratique , o le savoir estdtenu par une lite sociale laquelle les autres soci-taires ne sauraient prtendre, mme si l'ignorance de cesderniers est destine reculer avec le temps[64]. Aprsla mort de Saint-Simon en 1825, sa doctrine, baptisesaint-simonisme, est perptue par ses disciples, dont cer-tains voluent vers une logique sectaire. Parmi les per-sonnalits les plus marquantes issues du saint-simonisme,

    Charles Fourier.

    on note Saint-Amand Bazard, Barthlemy Prosper En-fantin et Olinde Rodrigues : les saint-simoniens r-chissent notamment au problme des crises conomiques,causes selon eux par l'appropriation prive des capi-taux, qui engendre non seulement l' exploitation del'homme par l'homme , mais aussi l' anarchie cono-mique [65]. C'est galement un saint-simonien, PierreLeroux, qui rintroduit en 1831 le mot socialisme dansla langue franaise, cette fois dans son sens moderne[66] ;Leroux sen attribue d'ailleurs la paternit[67]. En mars1834, il emploie le nologisme dans un texte intitu-l De l'individualisme et du socialisme, publi dans laRevue encyclopdique. Pierre Leroux, dont la pense estd'inspiration avant tout religieuse, dnit le mot commeun nologisme ncessaire , forg par opposition auconcept d'individualisme[68]. Pour lui, le socialisme, di-rectement rattach la Rvolution franaise, est la doc-trine qui ne sacriera aucun des termes de la formuleLibert, galit, Fraternit [69],[70].Charles Fourier se livre pour sa part une critique vi-rulente de la civilisation , qu'il qualie d' anarchieindustrielle : ses yeux, le morcellement de la propri-t et le parasitisme commercial mnent au dsordreet une socit qui ne peut tre maintenue que par laforce. Fourier prconise le passage au stade de l' indus-trie socitaire, vridique et attrayante , par l'associationdes producteurs et la rorganisation de la socit selonun principe communautaire. Dans le projet de Fourier,les hommes formeront, au sein de Phalanstres, des com-munauts sans distinction de race et de sexe, o le tra-vail sera rparti selon une logique d'harmonie et de plai-sir. L'uvre de Fourier, trs personnelle voire singulire,

  • 2.2 Avant 1848 9

    dire sur plusieurs points des autres coles de pensesocialistes. En eet, Fourier ne prconise pas l'galit to-tale au sein des Phalanstres o subsisterait une forme dehirarchie, et ne formule pas d'ide trs claire sur la no-tion de proprit ; sil dplore la misre des ouvriers, ilne raisonne pas en termes d'antagonisme des classes so-ciales, dont il prconise au contraire la solidarit. Par-mi ses contributions l'cole de pense socialiste, onnote des rexions sur l'galit des sexes, la ncessit devaincre l'antagonisme entre les villes et les campagnes, etcelui entre travail manuel et travail intellectuel[71]. Hostile la Rvolution franaise, Fourier condamne toute formede violence et conoit le politique comme dconnectde la ralit sociale. Il se distingue galement par sesconceptions en matire d'rotisme, et prne cet gardau sein des Phalanstres l'assouvissement de tous les d-sirs, y compris les plus originaux[72]. Si la pense de Fou-rier a moins d'inuence que celle de Saint-Simon, elledonne lieu, entre 1832 et 1848, diverses tentatives devie communautaire, plusieurs tant menes par son dis-ciple Victor Considerant[73].

    Le thoricien anarchiste Pierre-Joseph Proudhon (dtail du por-trait par Gustave Courbet), l'un des pres du socialisme libertaire.

    Entre 1830 et 1848, la prise de conscience de la duretde la condition ouvrire entrane un foisonnement de doc-trines socialistes. Celles-ci sont imprgnes aussi bien destraditions rpublicaines et dmocratiques que des idauxde charit, religieuse ou non. Le socialisme franais ac-compagne le courant rpublicaniste, mais ne se confondpas avec lui et sinscrit au contraire dans une tendanceplus globale d'aspiration des rformes sociales, au droitau travail et au surage universel[74]. tienne Cabet, es-sayiste chrtien, apparat comme le chef de la principalecole de pense communiste en France, la commu-naut des biens matriels tant ses yeux la seule appli-cation possible de l'enseignement de Jsus-Christ : dansson livre Voyage en Icarie, il dcrit, dans la ligne deMore et de Campanella, une socit idale, fonde surl'galit et l'absence de proprit prive. la n desannes 1840, Cabet et ses disciples passent de la thorie la pratique en se lanant, aux tats-Unis, dans l'aventurede diverses communauts icariennes . D'autres tho-riciens comme Richard Lahautire, Thodore Dzamy,Jean-Jacques Pillot ou Albert Laponneraye, qui se dis-tinguent du communisme chrtien de Cabet par une lia-tion plus marque envers les traditions rvolutionnaires etla pense de Babeuf, prnent galement la communautdes biens matriels. Lahautire anime en 1840 Bellevilleun banquet communiste qui contribue populari-ser le terme en France[75]. Les hritages intellectuels deSaint-Simon et de Fourier inuencent la plupart des tho-riciens socialistes franais, dont Victor Considerant, quisemploie synthtiser la doctrine de Fourier, Pierre Le-roux qui, inuenc tout la fois par Saint-Simon et Fou-rier, dveloppe une critique sociale mle d'utopisme etde mysticisme, ou l'conomiste Constantin Pecqueur, dis-sident du saint-simonisme dont la pense simprgne parla suite de proudhonisme et de christianisme. Lamennaisassocie des ides socialistes un paternalisme vang-lique et la vision messianique d'une socit rgnre.Philippe Buchez, autre reprsentant du courant du socia-lisme chrtien, envisage de rsoudre le problme de lamisre des travailleurs par l'association ouvrire : fonda-teur avec Bazard de la charbonnerie franaise, il entendfaire une synthse entre le socialisme, le christianisme etla Rvolution franaise, qu'il considre comme dcoulantdirectement des principes chrtiens. Louis Blanc, jour-naliste et crivain trs actif, sinspire des penses socia-listes qui l'ont prcd pour envisager des solutions lamisre ouvrire. Dans son livre Organisation du travail(1839), il prne une rorganisation du monde du travailau sein d' ateliers sociaux annonant les principes del'autogestion, ainsi que l'volution progressive de la so-cit vers l'galitarisme : dans sa conception, les aspira-tions sociales ne peuvent tre satisfaites que par le biaisd'une intervention rationnelle de l'tat, qui seule garan-tirait le passage une socit plus fraternelle[76],[77]. Lesocialisme de Buchez ou de Blanc sinscrit en partie dansla ligne de Saint-Simon en ces auteurs admettent la r-volution industrielle, mais condition qu'elle sopre sousle contrle de l'tat et au service du peuple[78].

  • 10 2 HISTOIRE

    Saint-simonien dans sa jeunesse, Auguste Blanqui appa-rat pour sa part comme un hritier spirituel de Ba-beuf, non seulement pour sa vision de la socit mais ga-lement pour sa conception du coup d'tat rvolutionnaire.Son programme est explicite et prvoit l'application d'unedictature du proltariat, o le peuple serait arm au seind'une milice nationale[79]. Blanqui - qui donne son nom aucourant politique du blanquisme - envisage une socit orgnerait une stricte galit des conditions, par l'abolitionde l'hritage, et o les biens seraient rpartis en fonctiondes besoins de chacun[80]. Une fois la rvolution ralise,il sagirait ensuite de raliser progressivement une socitcommuniste en luttant contre l' ignorance et contre lesreligions. Le socialisme insurrectionnel de Blanqui estavant tout une aaire d'avant-garde rvolutionnaire et desocits secrtes. Participant divers mouvements, Blan-qui fonde en 1837 avec Armand Barbs et Martin Ber-nard la Socit des saisons, qui tente en mai 1839 une in-surrection Paris. Le soulvement choue et ses meneurssont arrts : Blanqui paie son militantisme de multiplesemprisonnements et de longues annes de prison, qui luivalent le surnom de l'enferm [79].Pierre-Joseph Proudhon, essayiste prolique, simposeprogressivement comme l'une des personnalits lesplus marquantes du socialisme franais de l'poque[81].Anarchiste, partisan de la ralisation d'un socialismepar le bas [82], Proudhon apparat comme l'un des prin-cipaux tenants du socialisme libertaire [83]. Dans sonouvrage Qu'est-ce que la proprit ?, il contribue popula-riser l'adage la proprit, c'est le vol : pour lui commepour d'autres, la proprit est le fondement de l'injusticesociale. Proudhon n'en accepte pas pour autant la pro-prit tatique et soppose toute forme de collectivismecentralis. S'il construit de manire dductive un discourscritique, Proudhon n'avance cependant pas, avant 1848,de solutions positives[81]. Hostile la plupart des autrescoles socialistes, il soppose notamment au socialismegouvernemental de Louis Blanc et se distingue des fou-riristes et des saint-simoniens par son refus virulent del'endoctrinement et de l'autorit[84].La diusion de ces thories va bien au-del des cerclesrestreints d'idologues et d'utopistes. Des circuits alter-natifs permettent de toucher certaines franges des classespopulaires. tienne Cabet parvient ainsi publier secrte-ment ses brochures avec l'appoint d'ouvriers typographeslyonnais. Ceux-ci ne jouent d'ailleurs pas un rle pas-sif : en septembre 1842 ils refusent de publier un de sestextes, jug trop critique envers Thodore Dzamy[85].Paralllement, des bibliothques ocieuses se constituentspontanment dans plusieurs villes industrielles, en dpitde la rpression gouvernementale. Elles constituent lafois des lieux de lecture et de runion o des idologuesviennent exposer leurs vues auprs d'un public issu de laclasse moyenne et de la classe ouvrire[86]. Certains ou-vriers emportent et lisent des brochures sur leur lieu detravail. Cette lecture est loin d'tre rvrencieuse ; elledonne lieu une apprciation critique qui contribue

    l'enrichissement des changes thoriques[87].

    2.2.3 Le socialisme en Allemagne

    Le manuscrit original du Manifeste du Parti communiste.

    Au dbut du XIXe sicle, dans les tats de langue al-lemande membres de la Confdration germanique durant la priode dite du vormrz la classe ouvrireest principalement employe dans l'artisanat et non dansl'industrie. Si la pense utopique sest diuse en Al-lemagne comme dans le reste de l'Europe, la mou-vance socialiste se dveloppe par la suite essentiellementdans les milieux intellectuels, par le biais de contactsavec l'tranger. Les thmes de la lutte des classes et del'amlioration du sort des ouvriers se retrouvent dans lesuvres des crivains exils Ludwig Brne et HeinrichHeine - ce dernier tant inuenc par le saint-simonisme -qui contribuent indirectement diuser en Allemagne lesides associes au socialisme. Les thories de Fourier etde Babeuf trouvent des disciples allemands. Georg Bch-ner, via ses contacts en France avec la Socit des droitsde l'homme, sinitie l'idologie babouviste. Franz Xavervon Baader, philosophe mystique, contribue sensibiliserl'opinion catholique au sort des proltaires. Lorenz vonStein publie en 1842 l'ouvrage Le Socialisme et le commu-nisme dans la France contemporaine, qui permet au lecto-rat de langue allemande de se familiariser en profondeuravec les ides franaises[88].

  • 2.3 Le socialisme et les rvolutions de 1848 11

    Les premiers embryons de groupes socialistes alle-mands se constituent dans le milieu des associationsde compagnons vivant l'tranger, dont certains ontt inuencs par le mouvement Jeune-Allemagne,d'inspiration mazzinienne. Des exils politiques, encontact troit avec les coles de pense franaises, fondenten 1834 une socit secrte inspire du carbonarisme, laLigue des bannis. En 1836, ce groupe laisse la place une nouvelle organisation clandestine, la Ligue des justes,dont Wilhelm Weitling est le principal idologue. Necomptant que quelques centaines de membres, la Liguea nanmoins des ramications dans plusieurs pays[89]. Lesocialisme de la Ligue est empreint de nombreux l-ments chrtiens qui rvlent son caractre transitoire :en 1841, Weitling interprte ainsi la communion commel'acte communiste par excellence, le partage du repastant conu comme la mtaphore du partage des biens[90].Ce socialisme christianisant est rapidement dpass pardes idologies plus radicales. Ds 1842, Engels soulignele caractre paradoxal de ce communisme qui, pour se l-gitimer, se croit obliger de se rfrer la Bible[91]. L'undes membres de la Ligue, Karl Schapper, rorganise lasection londonienne du mouvement et anime la Socitcommuniste de formation ouvrire (Kommunisticher Ar-beiterbildungsverein), qui constitue une foyer actif de mi-litantisme socialiste. Il nit par condamner la directionde Weitling : Nous sommes comme des soldats par-qus dans des baraques. Dans le systme de Weitling, iln'y a pas de libert [92]. Tout au long des annes 1840,la Ligue se scularise et incorpore des catgories et desconcepts nouveaux labors par des milieux intellectuelsathes : au milieu de la dcennie, la tendance weitlin-giste tend dcliner, alors que le dbat dominant parmiles migrs politiques allemands devient principalementcelui entre croyants et athes[89].La pense socialiste allemande prsente pour spcici-t de dcouler pour partie d'un dbat philosophique. la n des annes 1830, un dsaccord profond mergeentre les disciples de Hegel. L'enjeu est initialement tho-logique : menant jusqu' leur terme les prsupposs dela Phnomnologie de l'esprit, les Jeunes hgliens re-mettent en cause la notion chrtienne de personne[93].Pour David Strauss et Ludwig Feuerbach, le soi n'a pasvritablement d'existence en tant que tel : ce n'est qu'uneconstruction sociale. Cette posture philosophique pos-sde d'emble une connotation politique[94]. En tant quedterminant, la socit ne saurait rester ge. l'instarde la conscience humaine, elle est appele voluer, se rformer jusqu' parvenir un degr d'organisationtoujours plus juste, dmocratique et rationnel. Contrai-rement ce que pensent les hgliens de droite, la socitprussienne ne reprsente pas la n de l'histoire. Elle neconstitue que l'tape d'un processus de libralisation tou-jours en cours[95]. partir des annes 1840, cette gauche hglienne se ra-dicalise : la promotion d'une libralisation graduelle neparvient pas simposer face un tat prussien rtif

    tout changement[95]. Moses Hess, futur thoricien dusionisme, soucieux de transformer la philosophie de He-gel en philosophie de l'action, dveloppe une pense so-cialiste prconisant l'instauration d'une socit sans pro-prit prive, qui serait une nouvelle Jrusalem . Latendance de Hess que Marx surnomme par la suite,de manire ironique, le socialisme vrai se rpanden Allemagne vers 1844, en particulier dans les provincesoccidentales, tmoignant de l'intrt des milieux intellec-tuels pour les questions sociales. Mais la littrature issuede ce courant est trop abstraite et inactuelle pour avoir uneinuence politique directe[96]. En 1843, Karl Marx dcided'oprer une liaison entre l'hglianisme de gauche et sonpropre engagement socialiste[94].En fvrier 1847, Karl Marx et Friedrich Engels adhrent la Ligue des justes. On assiste de fait la runion des deuxprincipales sources de la pense socialiste allemande :celle, intellectuelle, des hgliens de gauche et celle, ins-titutionnelle, des associations de compagnonnage[97]. Enconsquence, la Ligue des justes change d'appellation etdevient la Ligue des communistes. La premire devise dela Ligue, Tous les hommes sont frres , est remplacepar Proltaires de tous les pays, unissez-vous ! . Marxet Engels parviennent imposer leurs conceptions rvo-lutionnaires face aux doctrines utopistes : ils sont chargsd'crire la profession de foi de l'organisation, le Manifestedu Parti communiste, aprs qu'un premier projet de Hessa t refus. Ayant rfut le socialisme ractionnaire ,le socialisme bourgeois de Proudhon, comme le so-cialisme vrai de Hess, Marx et Engels exposent leurconception de la lutte des classes, les communistes de-vant constituer l' avant-garde des partis ouvriers etsoutenir le proltariat dans sa lutte contre la classe domi-nante, qu'il sagisse, selon les pays, de la bourgeoisie ou dela noblesse. La classe ouvrire laquelle Marx sadressen'est cependant encore qu'en gestation en Allemagne et laLigue des communistes, si elle dispose de sections dansdivers pays, ne compte que peu de membres (environ500). Le Manifeste du Parti communiste, sil est promis une longue postrit, n'a pas d'inuence immdiate aumoment de sa parution[98].

    2.3 Le socialisme et les rvolutions de 1848

    Article connexe : Printemps des peuples.L'ensemble des situations rvolutionnaires que connat

    le continent europen en 1848-1849 donne aux mou-vements socialistes l'occasion de participer un bou-leversement politique et de se faire connatre du plusgrand nombre. En France et en Allemagne notamment,le socialisme apparat alors comme un nouveau ve-nu sur la scne politique[99]. Il cesse de reprsen-ter l'aile gauche du mouvement libral et dmocratiquepour simposer comme une idologie autonome, dispo-sant de ses valeurs politiques propres[100]. cette poque,le terme social-dmocrate apparat pour dsigner ceuxqui ajoutent, la revendication de la dmocratie poli-

  • 12 2 HISTOIRE

    Louis Blanc.

    Auguste Blanqui.

    tique - soit l'instauration du surage universel - la reven-dication sociale , soit l'amlioration de la conditionouvrire[101].Au moment de la rvolution de fvrier 1848 en France,les autorits de la nouvelle Rpublique franaise toutjuste proclame rpondent une ptition ouvrire de-mandant le droit au travail en crant la Commission dugouvernement pour les Travailleurs, dite Commission du

    La Nouvelle Gazette Rhnane de Karl Marx.

    Luxembourg, charge de prendre des mesures pour am-liorer la condition ouvrire : Louis Blanc en est le pr-sident et l'ouvrier Alexandre Martin, dit Albert , levice-prsident. La Commission comprend des reprsen-tants des ouvriers et du patronat et tente, avec plus oumoins de succs, d'arbitrer les conits entre patrons etouvriers. Le 27 fvrier, le chantier des ateliers natio-naux inspir du projet d' ateliers sociaux de LouisBlanc est lanc an de fournir du travail aux ou-vriers. Un projet de loi reprenant les ides exprimespar Blanc dans Organisation du travail, est rdig pourrglementer l'conomie du pays en fonction des aspira-tions socialistes du moment. Les doctrines socialistes serpandent en France par l'intermdiaire des clubs poli-tiques - o sexpriment les thoriciens comme Blanqui,Dzamy, Toussenel, Barbs, Raspail ou Cabet - et desjournaux - Raspail, Lamennais et Proudhon dirigent cha-cun leur propre publication. L'lection de l'Assembleconstituante, en avril, marque un premier recul des socia-listes : Philippe Buchez en prend la prsidence et LouisBlanc est lu dput, mais la liste du Luxembourg est crase Paris et les socialistes obtiennent nettementmoins de dputs que les rpublicains modrs et les or-lanistes, et autant que les lgitimistes. Louis Blanc etAlbert abandonnent la Commission du Luxembourg etla Commission excutive repousse le projet de Blanc decrer un ministre du Progrs et du Travail. Lors des lec-tions partielles de juin, Pierre Leroux et Pierre-Joseph

  • 2.4 Diusion des ides et naissance des partis politiques 13

    Proudhon deviennent dputs. Le socialisme franais, quise distingue encore mal du dmocratisme radical, reculeencore aprs le dsastre des ateliers nationaux : maladroi-tement conus d'aprs une traduction grossire des idesde Louis Blanc, les ateliers sont un chec, l'aggravationdu chmage provoquant en leur sein un aux des ou-vriers dsuvrs[102]. La fermeture des ateliers entraneune insurrection, connue sous le nom des journes deJuin : les violences, tout en discrditant les thories deLouis Blanc[103], brisent les liens qui staient nous entrel'ide rpublicaine et le socialisme. En juillet, le projet derforme nancire et sociale de Proudhon n'obtient quedeux voix l'assemble. Lors de l'lection prsidentiellede dcembre 1848, le dmocrate-socialiste Ledru-Rollin et le socialiste Raspail sont largement devancs parBonaparte et Cavaignac, Raspail n'obtenant pour sa partque 0,51 % des surages. Le socialisme franais, dontl'idologie se brouille de plus en plus, est mis en netteminorit par le Parti de l'Ordre lors des lections lgisla-tives de 1849. Le coup d'tat de 1851 ralis par Louis-Napolon Bonaparte rduit ensuite au silence l'essentielde la gnration des socialistes franais de 1848. La plu-part, comme Lamennais, Leroux, Blanc, Buchez, Cabet,Considerant ou Pecqueur, cessent toute activit poli-tique ; certains choisissent l'exil. Blanqui - malgr son em-prisonnement puis son exil sous le Second Empire - etProudhon continuent au contraire crire et parviennent maintenir, voire consolider leur inuence[102].En Allemagne, la rvolution de mars 1848 est accom-pagne de violentes grves, qui marquent le dbut d'unmouvement ouvrier organis. L'crivain Stephan Born,militant de la Ligue des communistes, contribue la co-ordination des associations ouvrires et parvient viterleur basculement dans l'anarchie. Il amne la naissanced'un Comit central des travailleurs berlinois puis,en septembre de de la Arbeiterverbrderung ( Fraterni-t ouvrire ) qui devient rapidement l'organisation ou-vrire la plus importante d'Europe continentale. Marx,qui se trouve alors en France, envisage long termel'engagement du monde ouvrier dans la lutte rvolu-tionnaire contre la bourgeoisie, et entend y prparer leproltariat. Se rendant Mayence, il publie les Dix-septrevendications du Parti communiste , tentative d'adapterles principes du Manifeste la ralit du moment. Trou-vant le mouvement ouvrier peu consistant politiquement,il dcide ensuite de la mise en sommeil de la Ligue descommunistes : tabli Cologne, il prend le parti de pri-vilgier l'action par voie de presse pour rassembler lesforces progressistes et cre dans ce but la Nouvelle Ga-zette Rhnane. Dans ce journal, Marx dveloppe un pro-gramme de rvolution europenne et met ses espoirs dansune guerre avec la Russie pour dlivrer les nations su-jettes. Il tente galement de faire de l'association ou-vrire de Cologne le fer de lance du mouvement rvo-lutionnaire ; sa pense se diuse en dehors de la provincerhnane et plusieurs associations de travailleurs adoptentl'idologie du Manifeste. Des journalistes diusent, demanire plus ou moins prcise, l'idologie de la Ligue.

    Marx est nalement frapp par un arrt d'expulsion le19 mai 1849 et son journal doit cesser de paratre. La d-faite des mouvements rvolutionnaires en Allemagne auprintemps 1849 entrane l'exil des dmocrates, parmi les-quels les socialistes allemands : Engels, aprs avoir parti-cip au soulvement dans la Bade et le Palatinat, parvient fuir en Suisse. Marx, rfugi Londres, croit d'abord une nouvelle ambe rvolutionnaire provoque par unecrise conomique, puis se rsout en 1850, sur la base deses propres tudes, ne plus esprer court terme de crisemajeure ni de victoire du socialisme. La Ligue des com-munistes se reconstitue avec dicult en Allemagne etcontinue de toucher des milieux intellectuels par la dif-fusion de pamphlets clandestins, mais elle se dissout lan 1852 aprs l'arrestation de plusieurs de ses membres.Marx, toujours en exil, met un terme ses activits rvo-lutionnaires pour se consacrer ses travaux d'conomiepolitique. En Allemagne, les ides de 1848 continuentd'tre diuse au sein des associations de travailleurs :en 1854, le Bundestag de la Confdration germaniquenit par intimer aux gouvernements de tous les tats alle-mands de dissoudre les organisations ouvrires. Les idessocialistes, bien que rduites la clandestinit, continuentnanmoins d'tre diuses au sein des milieux ouvriersallemands[104].

    2.4 Diusion des ides et naissance despartis politiques

    2.4.1 Recomposition du courant aprs 1848

    Le dclin, puis l'chec, des mouvements rvolution-naires de 1848 aboutissent un rapprochement entrel'opposition dmocratique modre et les institutionsmonarchiques et autocratiques. Certains dmocratesseraient en eet de la radicalisation des associa-tions ouvrires ; inversement, les autorits conservatricesconstatent que l'exercice d'une rpression continue n'a pasempch la rsurgence du spectre rvolutionnaire plusd'un demi-sicle aprs la Rvolution franaise. Ce rap-prochement contribue exclure les socialistes du jeu po-litique pendant plus d'une dcennie : les associationssyndicales et socialistes en viennent subir dix quinzeannes diciles [105]. Cette exclusion a d'importantesconsquences sur le long terme. Dnitivement mis l'cart de la gauche rpublicaine, les socialismes euro-pens se rorganisent sur des bases autonomes. ErnestLabrousse souligne ainsi qu'aprs une priode 1815-1851 consacre aux spculations idologiques, la priode1851-1870 est marque par la constitution de structurespolitiques et sociales labores[106].Parmi les socialistes franais encore actifs, Blanqui ap-profondit son socialisme sur le plan doctrinal, mais conti-nue de le concevoir comme la rsultante d'une rvolutionqui serait mene par une minorit dcide. Oppos cetteconception d'un socialisme tatique , Proudhon dve-loppe une pense complexe, qui lui vaut plus tard d'tre

  • 14 2 HISTOIRE

    Le journal Le Peuple, publi par Pierre-Joseph Proudhon en1848 et 1849.

    prsent par Pierre Kropotkine comme l'un des presde l'anarchisme . Pour le second Proudhon d'aprs1848, la solution pour rejeter la fois les gouvernementsbourgeois et le communisme tatique se trouve dans cequ'il appelle l' anarchie positive , ou mutuellisme, c'est--dire non pas une justice redistributive exerce d'en haut,mais une justice commutative , fonde sur des rapportscontractuels entre chacun et tous. Le mutuellisme appa-rat alors comme une revanche de la socit sur l'tat.Proudhon se veut rvolutionnaire, mais hostile au jacobi-nisme et au terrorisme : il conoit la rvolution comme de-vant tre exerce non pas par une avant-garde rvolution-naire mais par en bas , soit par la constitution d'un par-tenariat volontaire entre producteurs et consommateurs,selon le principe de l'change rciproque de produits.Proudhon prconise la cration de compagnies ouvrires,autogres et associes en fdrations nationales, quisoustrairont les citoyens l'exploitation ; le fdralismepolitique permettra de concrtiser le mutuellisme cono-mique en rduisant au minimum le rle de l'tat et enpermettant au proltariat, constitu en mouvement part,d'chapper au contrle de la bourgeoisie. Si Proudhonconsidre la proprit comme injuste, il ne prne pas pourautant l'expropriation gnrale - sopposant sur ce pointaux communistes de l'poque - et respecte la posses-sion individuelle , la proprit devant cependant tre su-bordonne au nouveau systme conomique : l'uvre deProudhon n'explique cependant pas comment l'hrditpeut se concilier avec l'galit[84],[107],[108]. L'inuencede Proudhon est vaste : ses ides nourrissent plus tardles thories anarchistes et socialistes de Bakounine ou deHerzen, le syndicalisme rvolutionnaire de Fernand Pel-loutier, l'action des bourses du travail, et sont mme parla suite rcupres par une partie de l'extrme droite[109].Le philosophe franais Franois Huet tente pour sa partde promouvoir une forme franaise de socialisme li-bral qui concilierait socialisme, libralisme et chris-tianisme. Le socialisme chrtien de Huet, expos notam-ment dans son ouvrage Le Rgne social du christianisme(1852), soppose tant au socialisme anarchiste individua-liste qu'au communisme qui nie l'individualit et prneune socit fonde la fois sur les liberts conomiqueset sur une solidarit assure par l'tat, qui garantiraitl'galit des chances en abolissant les ingalits de classevia un partage des richesses. Professeur l'Universit deGand, Huet joue un rle dans la diusion du socialismeen Belgique : certains de ses tudiants fondent une soci-

    t consacre sa pense, qui compte parmi ses membresmile de Laveleye, futur thoricien important du socia-lisme belge[110].

    Alexandre Herzen, l'un des pres fondateurs du socialisme russe.

    Au Royaume-Uni, le mouvement socialiste chrtien, ani-m par des personnalits comme Frederick DenisonMaurice, John Malcolm Ludlow ou Charles Kingsley,soppose la fois au chartisme, qu'il juge dmagogique, etau systme capitaliste. Le socialisme chrtien, qui prneune rforme spirituelle et sociale de la socit et del'conomie, est principalement actif entre 1848 et 1854avant d'voluer principalement vers l'activit de diversesfondations ducatives et coopratives[111].Les anciens militants chartistes britanniques se durcissentidologiquement et se rapprochent plus nettement du so-cialisme. George Julian Harney rpand dans ses articleset son action militante un socialisme inspir directementde Marx, avec qui il nit cependant par se brouiller, luireprochant son dogmatisme et son intolrance. ErnestCharles Jones, autre militant issu du chartisme, garde pluslongtemps la faveur de Marx et semploie, sans grandsuccs, diuser l'internationalisme rvolutionnaire dansle monde ouvrier britannique. James Bronterre O'Brienprche pour sa part un socialisme modr et rformiste,purg de ses excs rvolutionnaires et qui annonce le so-cialisme constitutionnel de type travailliste. Les thmesd'un socialisme dmocratique acquirent une audiencedans la classe ouvrire britannique grce notamment leur diusion dans le Reynolds Weekly Newspaper, jour-nal fort tirage publi par George William McArthurReynolds. Entre 1850 et 1875, un important mouvement

  • 2.4 Diusion des ides et naissance des partis politiques 15

    syndical se dveloppe par ailleurs au Royaume-Uni, avecun intrt marqu pour l'internationalisme. Le syndica-lisme britannique, qui se fdre partir de 1868 au seindu Trades Union Congress, se montre cependant peuenclin aux luttes idologiques et rvolutionnaires, vo-luant au contraire vers un rformisme partisan de la paixsociale[112].En Italie, le socialisme se diuse progressivement et neprend rellement corps en tant que force politique orga-nise qu' partir de 1872. Mais bien avant cette date, lescoles de pense socialistes acquirent de l'inuence dansl'Italie du risorgimento, trs inuence par la vie intellec-tuelle franaise : si Giuseppe Mazzini lui-mme n'est passocialiste, bien que des lments de sa pense sociale d-rivent en grande partie de Saint-Simon et de Fourier, sonaction a une grande inuence sur le socialisme italien, quinait parmi les dissidents du mazzinisme. Le rvolution-naire Carlo Pisacane ou le philosophe Giuseppe Ferrari,inuenc par Proudhon, comptent des titres trs diversparmi les premires gures du socialisme italien[113].Dans la Russie impriale - qui se distingue des autresmonarchies europennes par un absolutisme particulire-ment peu rceptif aux volutions dmocratiques et dontla classe ouvrire ne bncie, dans la seconde moiti dusicle, d'aucune des avances sociales que connaissent lesproltariats des autres pays - le socialisme apparat es-sentiellement au sein de cercles d'intellectuels. Dans lesannes 1830, Alexandre Herzen et Nikola Ogarev in-troduisent en Russie les ides socialistes, qui trouventdicilement des moyens d'expression sous un rgimeautocratique. Jusqu'en 1905, le mouvement socialisterusse est presque toujours clandestin et anim en grandepartie par des exils politiques. Herzen, rfugi Londresdans les annes 1850, diuse clandestinement en Russieles revues L'toile polaire puis, avec Ogarev, La Cloche.Dans ses publications, il attaque l'absolutisme tsaristeet prne un socialisme paysan, dans la perspective d'uncommunisme essentiellement libral[114].En Allemagne, le mouvement socialiste rapparat autournant des annes 1860 aprs avoir t condam-n par les autorits conservatrices une dcennie declandestinit[115]. Il bncie indirectement des luttes po-litiques pour l'unit de la nation allemande et, surtout,de la faiblesse du mouvement libral et dmocratique.Des reprsentants modrs du mouvement ouvrier alle-mand comme Johann Jacoby ou Friedrich Lange, ne par-viennent pas faire la jonction avec le groupe parlemen-taire national-libral ; ce dernier se rallie en eet pro-gressivement aux institutions de la monarchie prussienne.L'espace politique, rest libre, est rapidement occup parplusieurs socialismes concurrents[115].

    2.4.2 Partis politiques et Internationales socialistes

    Naissance de la social-dmocratie et PremireInternationale Articles connexes : Association

    internationale des travailleurs, Marxisme, Histoirede l'anarchisme, Socialisme libertaire, Commune deParis (1871), Social-dmocratie, Histoire de la social-dmocratie allemande et Socialisme scientique.

    Ferdinand Lassalle, fondateur de la social-dmocratie alle-mande.

    Le lassallisme En 1863, Ferdinand Lassalle fonde lepremier parti socialiste allemand, l'Association gnraledes travailleurs allemands (Allgemeiner Deutscher Arbei-terverein, abrg en ADAV)[116]. Avocat brillant, Las-salle se fait connatre en publiant plusieurs pamphlets po-litiques qui font grand bruit l'poque. Son socialismese veut clectique et combine en particulier la lutte desclasses et la lutte pour l'unit nationale. L'instaurationd'un tat allemand unique lui parat en eet un prre-quis indispensable l'dication d'une socit manci-pe. L'tat serait alors garant d'une conomie socialise,gre par de multiples coopratives dcentralise o letravailleur percevrait l'intgralit de la valeur de sa pro-duction. Lassalle prne un socialisme d'tat, l'tat tantpour lui non un instrument de la domination de classe,mais un outil de justice sociale[117]. Ces conceptions tho-riques ont d'importantes consquences pratiques. Pourl'ADAV, le renversement de la socit bourgeoise ne d-pend pas d'une rvolution violente mais d'une successionde rformes graduelles. Loin de se couper du jeu poli-tique institutionnel, le parti tente de l'utiliser. Lassalleprne ainsi un rapprochement avec Bismarck. Le chan-celier accueille assez favorablement ces initiatives : se-lon lui, Lassalle est une remarquable personnalit po-

  • 16 2 HISTOIRE

    litique [dote] de convictions royalistes et nationalistesindniables [118]. Les conceptions de Lassalle, qui en-visage de passer au socialisme en favorisant les coopra-tives de production ouvrire grce l'aide de l'tat, sontpar ailleurs vivement critiques par Marx et Engels, quiconsidrent que la socialisation des moyens de productionne saurait tre l'uvre que d'un tat proltarien, soit duproltariat lui-mme[119].En 1864, Lassalle meurt prmaturment, la suite d'unduel li une aaire sentimentale. Mme si elle demeureune force politique importante, l'ADAV ne parvient pas se remettre de la disparition de son chef[118]. D'autressocialistes allemands comme Wilhelm Liebknecht, dis-ciple de Marx ayant rapidement rompu avec Lassalle,ou August Bebel, reprochent par ailleurs l'ADAV dediviser les forces dmocratiques en Allemagne en sap-puyant exclusivement sur les ouvriers : en septembre 1865est cr le Parti populaire allemand (Deutsche Volks-partei) qui milite pour le surage universel mais segarde d'aliner l'lectorat bourgeois et limite son pro-gramme de rformes conomiques aux coopratives deproduction[120].

    Karl Marx en 1861.

    La Premire Internationale : entre Marx, Proudhonet Bakounine la mme poque nat l'Association in-ternationale des travailleurs (AIT, surnomme a poste-riori Premire Internationale), cre Londres le 28septembre 1864, au cours d'un meeting runissant desdlgus d'associations ouvrires franaises et des repr-sentants des trade-unions britanniques. Karl Marx, invi-t en dernire minute, est prsent la tribune mais sansprendre la parole. L'AIT apparat initialement commele simple rsultat d'une convergence d'intrts des syn-

    Friedrich Engels en 1856.

    L'anarchiste russe Mikhal Bakounine, adversaire de Marx ausein de l'Internationale.

    dicalistes franais et britanniques qui souhaitent sunirpour rpondre la conjoncture sociale et politique : soncomit central provisoire runit des Britanniques et desFranais, mais aussi des migrs allemands, italiens etsuisses. Sur le plan idologique, les partisans de Marxy ctoient des libraux, des proudhoniens, des ancienschartistes, des trade-unionistes et des socialistes de toutes

  • 2.4 Diusion des ides et naissance des partis politiques 17

    obdiences. Marx joue cependant un rle dcisif au seindu sous-comit charg d'laborer les statuts provisoireset la dclaration de principe : son futur adversaire, lesuisse James Guillaume, lui reprochera de prendre uneimportance dmesure et de dtourner l'AIT son protidologique. L'Internationale dveloppe bientt son im-plantation dans divers autres pays europens, comme laBelgique ou l'Espagne. la n des annes 1860, desgrves clatent en France : le gouvernement imprial enattribue indument la paternit l'AIT et fait rprimerles mouvements par l'arme, tandis que des militants so-cialistes sont arrts. Malgr la rpression, ces mouve-ments contribuent faire auer les membres ouvriers.L'Internationale connat son apoge au tournant de la d-cennie 1870[121] ; elle est cependant parcourue de conitsqui opposent Marx aux disciples de Proudhon (ce derniertant mort en janvier 1865) et, par la suite, l'anarchisterusse Mikhal Bakounine, qui rejoint l'AIT en 1868.Marx prconise l'organisation politique du proltariat dechaque pays sous la forme d'un parti-classe , qui favo-riserait par ses luttes la prise du pouvoir des travailleurs ;ces derniers appliqueraient alors une dictature du prolta-riat provisoire avant d'en arriver la socit sans classes.Les proudhoniens, au contraire, suivent une ligne rso-lument anti-tatique et refusent la lutte politique, voyantl'avenir dans le mutuellisme et les coopratives. Les dis-ciples de Proudhon sont mis en nette minorit ds 1867et l'inuence du proudhonisme tend ensuite dcliner ausein de la nouvelle gnration de militants[122].La pense marxiste gagne en inuence dans la mouvancesocialiste : Karl Marx construit une uvre philosophiquefonde sur une analyse vise scientique des ralitshistoriques, sociales et conomiques et sur une vision del'histoire dont la lutte des classes serait le moteur. En1867, il publie le livre premier du Capital, qui n'a pas im-mdiatement de retentissement particulier bien que l'AITrecommande sa lecture, mais qui inuence profondment moyen terme la pense socialiste en fournissant unesomme de l'analyse critique du capitalisme. Les livresdeux et trois sont complts et publis par Engels aprsla mort de Marx, Karl Kautsky se chargeant par la suitede mettre en forme d'autres bauches de ce dernier[123].Par opposition au courant de pense dit du socialismeutopique (ou socialisme critico-utopique ) de Saint-Simon, Fourier, ou Proudhon, le socialisme de Marx estdsign par ses disciples, dont Engels lui-mme, du nomde socialisme scientique [124],[125]. Dans l'optique dusocialisme scientique, qui sappuie sur le matrialismehistorique, l'histoire est dclare objet d'une scienceexacte, soumise des lois de transformation issues de lancessit pour les humains de produire la vie par le travailet l'change[7].Au Royaume-Uni, qui en fut le premier pilier, l'AIT estun chec ds 1867-1868 : les trade-unionistes n'acceptentpas les conceptions de Marx quant au remplacement dela lutte conomique par une lutte politique dans le cadred'un parti. Le syndicalisme britannique adopte une orien-

    tation trs nettement rformiste et sloigne de l'AIT[126]. la mme poque, dans plusieurs autres pays euro-pens, l'Internationale se dveloppe, notamment dans lesillage de l'enthousiasme rvolutionnaire n de l'pisodede la Commune de Paris. Si la Commune uvre detendances politiques disparates ne constitue pro-prement parler une rvolution socialiste, on trouve enson sein des membres de l'AIT comme Eugne Varlin,Charles Longuet (futur gendre de Marx) ou Benot Ma-lon. Les socialistes de la Commune comptent parmi euxdes blanquistes, des proudhoniens, ainsi que des mar-xistes, ceux-ci tant nettement minoritaires et ne jouantpas un rle essentiel. La rvolution parisienne de 1871,puis son crasement lors de la semaine sanglante, consti-tuent pour le socialisme franais des faits dterminants :le mouvement ouvrier franais et le socialisme se trouventunis par l'exprience de la lutte ; plusieurs personnali-ts marquantes du socialisme franais, comme douardVaillant, Jean Allemane ou Jules Guesde, participent la Commune, cette exprience contribuant forger leurengagement politique ultrieur. La rcupration de la m-moire de la Commune donne cependant lieu, dans les d-cennies qui suivent, des interprtations parfois conic-tuelles de l'vnement[127],[128].L'pisode de la Commune de Paris a en outre ungrand retentissement dans toute l'Europe : en donnantle sentiment que la rvolution sociale est possible, ilinue sur les contextes politiques de divers pays. EnBelgique, les organisations ouvrires spanouissent. EnItalie, l'achvement du processus d'unication du pays, ledclin du mazzinisme aprs notamment que Mazzi-ni ait condamn la Commune de Paris le soutien deGiuseppe Garibaldi pour qui le socialisme est le soleilde l'avenir , contribuent faire natre de nombreusessections italiennes de l'AIT. En Espagne, la question dela succession au trne, la reprise du conit carliste puisla proclamation de la Rpublique en 1873 favorisentl'engagement rvolutionnaire. En Hongrie et en Russie,les mouvements d'inspiration socialiste, jusque-l surtoutlimits au milieu des migrs politiques, se dveloppentaprs la Commune : les ides de l'AIT contribuent di-rectement former les Narodniki ( populistes ) russes,inuencs par les ides de Herzen[129].Malgr ces progrs de l'idal socialiste, l'Internationaledemeure profondment divise entre d'une partBakounine et ses disciples, libertaires et tenants d'unsocialisme anti-autoritaire et d'autre part les centra-lisateurs mens par Marx. Bakounine fait par ailleursune recrue de choix en ralliant lui James Guillaume.Au congrs de Ble en 1869, les partisans de Marxsont mis en minorit. Si les deux factions semblent serconcilier temporairement dans leurs jugements sur laCommune de Paris, le conit reprend ds la confrenceinternationale de Londres en septembre 1871 : Marx faitvoter une rsolution stipulant que la conqute du pouvoirpolitique doit tre le premier devoir de la classe ouvrire.L'anne suivante, lors du congrs de La Haye, Bakounine

  • 18 2 HISTOIRE

    et Guillaume sont exclus par la majorit des partici-pants. Le sige du Conseil gnral est transfr horsd'Europe, New York, ce qui quivaut une liquidationdguise de l'Association internationale des travailleurs.L'Internationale stiole aux tats-Unis et, en juillet1876, la confrence de Philadelphie prononce la disso-lution du Conseil gnral. De leur ct, Bakounine etGuillaume rorganisent ds 1872 les anti-autoritaires mais l'Internationale dissidente, qui fonctionne sur labase de l'autonomie fdrale et prne la grve gnralecomme moyen d'mancipation du proltariat, ne runitque de petites minorits et cesse rapidement d'exister.Bakounine lui-mme sen loigne ds 1874 et meurt deuxans plus tard. Plusieurs communards en exil, commeBenot Malon et Jules Guesde, l'abandonnent leur tour.L'Internationale anti-autoritaire tient son dernier congrsen 1877 et sa fdration jurassienne tient le sien en1880[126],[130].

    August Bebel en 1863.

    De la n de l'Internationale l'essor de la social-dmocratie allemande Les divisions, puis la n, del'Internationale ne portent pas de coup d'arrt aux progrsdes ides socialistes : la n des annes 1860, AugustBebel et Wilhelm Liebknecht cherchent construire un grand parti ouvrier rvolutionnaire dont la Fdra-tion des Associations ouvrires allemandes constituerait

    le noyau ; ils semploient constituer des cooprativessyndicales internationalistes, indpendantes du Parti po-pulaire mais orientes dans l'esprit de l'Internationale. Enaot 1869, lors du congrs de la Fdration Eisenach,le Parti social-dmocrate des travailleurs (Sozialdemokra-tische Arbeiterpartei, SDAP, galement traduit par Partitravailliste social-dmocrate) est cr[131].Lors de la guerre de 1870, Bebel et Liebknecht, suivis parles dputs lassalliens, sopposent au vote des crdits mi-litaires, ce qui leur vaut d'tre arrts par le gouvernementde Bismarck et inculps de haute trahison. La Communede Paris suscite l'enthousiasme des socialistes allemands,tant que les lassalliens que chez les eisenachiens . Lecontexte de l'unit allemande rend plus pressants les ap-pels l'unication des familles socialistes allemandes, querclament notamment les syndicalistes internationalisteslors de leur congrs de 1872[132],[133]. S'il ne connat pasencore l'unit sur le plan politique, le socialisme se dif-fuse dans les milieux intellectuels : le terme de socia-lisme de la chaire dsigne ainsi les travaux de direntsuniversitaires allemands, comme Gustav von Schmollerou Adolph Wagner, qui semploient relier conomie etmorale pour faire de l'conomie politique un instrumentde rorganisation sociale[134].En 1874, l'Empire allemand est dans un contexte co-nomique dicile, aprs des annes de prosprit, ce quientraine des manifestations ouvrires et un progrs lec-toral des socialistes ; en juin 1874, la justice allemandeobtient l'interdiction provisoire de l'ADAV et de la sec-tion berlinoise du SDAP. Dans ce contexte, des ngo-ciations en vue de la fusion des mouvements souvrenten fvrier 1875 Gotha et aboutissent un texte decompromis d'inspiration marxiste mais faisant une largeplace aux ides lassalliennes. Le congrs de Gotha d-bouche, le 27 mai 1875, sur l'adoption d'un nouveau pro-gramme pour le SDAP, tandis que l'ADAV disparait d-nitivement. Marx et Engels se montrent mcontents dece programme, qui leur parat opportuniste et antiscien-tique, mais ne rompent pas pour autant avec le partisocial-dmocrate. Marx rdige cette occasion le texteCritique du programme de Gotha, connu uniquement l'poque de quelques initis, dans lequel il dnonce lesides lassalliennes et ane la notion de dictature rvolu-tionnaire du proltariat. En 1878, la suite de deux ten-tatives d'attentats anarchistes contre l'Empereur qu'il at-tribue aux sociaux-dmocrates, Bismarck fait voter uneloi d'exception contre les socialistes, dont les organisa-tions sont interdites. Des personnalits socialistes peuventnanmoins continuer se faire lire dputs au Reichstag,de manire individuelle[135].Le dpart de Bismarck, en 1890, est rapidement sui-vi de l'abrogation de la lgislation antisocialiste : lessyndicats se dveloppent et le parti allemand, qui prenden 1890 son nom dnitif de Parti social-dmocrated'Allemagne (Sozialdemokratische Partei Deutschlands,SPD), gagne de nombreux dputs. Le SPD apparatbientt comme le modle des autres partis europens,

  • 2.4 Diusion des ides et naissance des partis politiques 19

    grce l'alliance troite entre parti et syndicats : les diri-geants syndicaux sont ainsi souvent des lus du parti. Au-tour du double noyau parti-syndicats se constitue un r-seau d'organisations parallles - coopratives de consom-mation, socits d'ducation... - qui constituent bientt un contre-socit ouvrire dans l'Empire allemand. Lesprogrs lectoraux du SPD sont dsormais constants : en1912, il compte plus d'un million d'adhrents et devientle premier parti du Reichstag, avec 35 % des surages et110 dputs[132],[133].

    Dveloppement des partis socialistes europens etnaissance de la Deuxime Internationale

    Une partie des dlgus lors du congrs de l'Internationale ou-vrire en 1904. Figurent notamment sur la photo Victor Adler,Rosa Luxemburg et Karl Kautsky.

    Naissance des partis ouvriers dans l'Europe entireDans le reste de l'Europe, le dernier quart du XIXe sicleest accompagn d'un essor dcisif des organisation ou-vrires : le mouvement socialiste est dsormais principa-lement organis sous forme de partis politiques[136] ; entreles annes 1870 et 1890, de nombreux partis socialistesapparaissent dans l'ensemble des pays europens[137]. LeParti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), fond en 1879,n'est au dpart qu'un modeste groupe madrilne mais sestructure vritablement partir de 1888 ; cette mme an-ne, Pablo Iglesias Posse, fondateur du PSOE, cre ga-lement l'Union gnrale des travailleurs, syndicat alli duparti et qui constitue dans les faits la force la plus im-portante. Le mouvement socialiste espagnol se dveloppedans un contexte politique tendu, marqu par une forteprsence anarcho-syndicaliste et rvolutionnaire[138].Aux Pays-Bas, la Ligue sociale-dmocrate nat en1881[139] ; elle connat une scission quand une minorit,qui souhaite crer un parti social-dmocrate sur le modleallemand, soppose la majorit anti-tatiste conduite parFerdinand Domela Nieuwenhuis et fonde le Parti social-dmocrate des ouvriers[140]. Le Parti ouvrier belge, appa-ru en 1885, compte parmi ses fondateurs Louis Bertrandet Csar De Paepe[141].En Autriche-Hongrie, le congrs d'unication du Partiouvrier social-dmocrate autrichien (Sozialdemokra-tische Arbeiterpartei, SDAP) se tient en dcembre 1888 ;

    le parti est domin jusqu'en 1918 par la personnalitde son fondateur Victor Adler. Aux premires lectionsau surage universel en 1907, le parti ralise une per-ce immdiate. L'imprgnation marxiste de la social-dmocratie autrichienne se traduit par la naissance d'uncourant de pense pragmatique et d'une grande vitali-t intellectuelle, baptis du nom d'austromarxisme, ausein duquel les travaux d'Otto Bauer se caractrisent parune rhabilitation de l'ide de Nation[142]. Toujours enAutriche-Hongrie, le Parti social-dmocrate de Hongrieest cr en 1890 avec le soutien du parti autrichien, maisdoit bientt aronter plusieurs autres partis socialistesconcurrents[143].En Suisse, la prsence durant le XIXe sicle de nombreuxexils politiques allemands, notamment aprs les rvolu-tions de 1848, favorise la diusion des ides socialisteset du syndicalisme, donnant naissance la n du sicleau Parti socialiste suisse (en allemand : Sozialdemokra-tische Partei der Schweiz, en italien, Partito Socialista Sviz-zero)[144]. En 1889 est fond, sur l'entente de 69 associa-tions ouvrires, le Parti social-dmocrate sudois des tra-vailleurs, qui met rapidement l'accent sur la primaut del'action parlementaire et la conqute du surage univer-sel, qui ne peut tre obtenu que par une alliance avec lespartis bourgeois de gauche. Ds le premier congrs duparti sudois, la perspective de la rvolution violente estcarte et, si la rfrence marxiste n'est initialement pasabsente, elle demeure lettre morte[145],[146]. Le Parti tra-vailliste norvgien est fond en 1887[147]. Le Parti social-dmocrate du Danemark est fond ds 1871 comme sec-tion de l'Internationale, mais ne ralise de perce lecto-rale qu' partir de 1883 : en 1898, les socialistes danoisreoivent l'appui de diverses organisations syndicales[148].Filippo Turati compte en 1892 parmi les fondateurs duParti des travailleurs italiens, qui devient l'anne suivantele Parti socialiste des travailleurs italiens, avant d'tre re-form en 1895 sous le nom de Parti socialiste italien :dans ses toutes premires annes, le parti italien attiredans ses rangs les faisceaux siciliens, qui mettent alors laSicile dans un tat quasi-insurrectionnel[149]. Le Parti so-cialiste polonais (PPS), qui milite pour l'indpendance dela Pologne par rapport l'Empire russe, apparat en 1892 ;il doit aronter ds l'anne suivante la concurrence d'unautre parti socialiste, la Social-Dmocratie du Royaumede Pologne (SDKP), fonde par Rosa Luxemburg et LeoJogiches. Contrairement au PPS, la SDKP est oppose l'indpendance de la Pologne, considrant que la classeouvrire n'a pas tre divise par le nationalisme[150].

    Les divisions du socialisme franais En France, du-rant les premires dcennies de la Troisime Rpu-blique, la mouvance socialiste demeure trs divise etle reste plus longtemps qu'en Allemagne. l'extrme-gauche de la tendance rpublicaniste, le socialisme exerceun attrait qui conduit ce que ce courant soit bapti-s radical-socialiste . Le terme de radical-socialismeapparat en 1881, lorsqu'il est utilis par le comit de

  • 20 2 HISTOIRE

    Statue de Jean Jaurs Carmaux.

    soutien de Georges Clemenceau. Des mouvements appa-raissent comme l'Alliance socialiste rpublicaine dirigepar Stephen Pichon, un proche de Clemenceau, qui am-bitionne ainsi de se rapprocher des militants socialistesparisiens tout en se situant dans une ligne nettement anti-marxiste et plutt dans la tradition blanquiste. La greene prend cependant pas et dans les dcennies suivantes,malgr leur utilisation de l'adjectif socialiste, les radicaux-socialistes demeurent, sur le plan partisan, une famille po-litique distincte des socialistes proprement dits[151]. En1901, les courants du radicalisme donnent naissance auParti rpublicain, radical et radical-socialiste[151]. Les ra-dicaux se distinguent notamment des socialistes par leurattachement la proprit prive : le Parti radical, silprne dans son programme ociel, adopt en 1907, ladisparition du salariat et la lutte contre la fodalitcapitaliste , fait de la dfense de la proprit indivi-duelle l'un des piliers de son idologie. Le radicalismeexalte avant tout les travailleurs indpendants, attirant unlectorat au sein de la paysannerie propritaire ou desclasses moyennes[152]. Dans le paysage politique franais,le radical-socialisme est avant tout identi la dfensede la Rpublique, de la lacit, et des petits contre les grands . Le Parti radical, dont l'lectorat est avant toutprovincial voire rural, est avant tout le parti des petitesgens , compris comme l'ensemble des petit-bourgeois etdes proltaires : il prne non pas la lutte, mais la col-laboration des classes[153]. Des radicaux continuent parla suite de se revendiquer explicitement du socialisme, l'image d'Alfred Naquet qui, dans son ouvrage Socia-lisme collectiviste et socialisme libral (1890), thorise un

    socialisme libral alternatif celui prconis par lemarxisme, qu'il estime liberticide[154],[146]. Les radicauxfranais sont par ailleurs rapidement associs au dcalageentre leur discours trs orient gauche et leur gestionmodre des aaires publiques, qui ne se traduit que parde modestes progrs sociaux[155].Dans les annes 1880-1890, les socialistes franais, dontle poids politique est tout d'abord assez faible, se r-partissent entre dirents groupes, syndicats et cerclesderrire des personnalits