Le signe et le syntagme entre phraséologie

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Le signe et le syntagme : entre phrasologie et lexico-grammaire. Une synthse du modle systmique fonctionnel de Michael Halliday et de la thorie smiotique de Charles S. Peirce.prsent en vue de

lHABILITATION A DIRIGER DES RECHERCHES en 11me section du Conseil National des Universits Soutenue le 14 novembre 2008 UNIVERSITE DE BRETAGNE OCCIDENTALE

par M. Christopher GLEDHILL Matre de confrences lUniversit Marc Bloch, Strasbourg

Conseiller scientifique : M. David BANKS Membres du Jury : M. Jean-Louis DUCHET M. Gary GERMAN M. John HUMBLEY M. Franois MANIEZ M. Michel PETIT

Sommaire

Section 1 2 Introduction Le modle systmique-fonctionnel 2.1 Langue Parole 2.2 Signe Signification 2.3 Signe Syntagme 2.4 Conclusion 3 La phrasologie 3.1 La phrasologie et les phrasologues 3.2 Les phrasmes et les expressions 3.3 Les collocations VN et le continuum phrasologique 3.4 Les collocations VN et leurs proprits formelles 3.5 Les collocations VN et la notion de porte 3.6 Les collocations VN en contexte 3.7 Conclusion 4 La lexico-grammaire 4.1 Le discours et le systme lexico-grammatical 4.2 La fonction discursive des signes grammaticaux 4.3 Les signes grammaticaux et la description stylistique 4.4 En prposition dnominative / Dans prposition discursive 4.5 Ce pronom discursif / Il pronom dnominatif 4.6 La squence : prdicateur + ajout + complment (PAC) 4.7 La squence PAC : des explications stylistiques et smantiques 4.8 La squence PAC dans le corpus 4.9 Conclusion

Page 4 15 15 20 26 34 36 36 40 47 52 56 61 70 72 73 77 83 87 91 98 103 107 116

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Perspectives de recherche 5.1 Aston University (1994-1997) 5.2 St. Andrews University (1997-2002) 5.3 Universit Marc Bloch, Strasbourg (2002- ) 5.4 La recherche dans la boule de cristal

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Index des termes et des thmes Publications Rfrences

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1. IntroductionLe prsent document, soumis en vue de lhabilitation diriger des recherches, vise prsenter une synthse de notre activit scientifique. Les premires sections de ce document exposent notre approche thorique globale, en conformit avec les recommandations de la Socit des anglicistes de lenseignement suprieur (SAES). Ce texte prcise que lobjet du document est de formuler une position thorique (2008, 2.3).1 Nous profitons donc de cette consigne pour prsenter le cadre thorique de toutes nos recherches : le modle systmique fonctionnel (SF) de Michael Halliday, ainsi quune esquisse de certains des thmes que nous avons explors dans nos divers travaux de recherche (Gledhill 1994a et 1994b et seq : une liste de ces travaux se trouve la fin de ce document). Une thorie ne se rsume pas en une srie de dfinitions ; elle est plutt un cadre de rfrence qui permet lanalyste dorganiser ses observations partir dun nombre restreint de principes de base. Que cette activit consiste concevoir des modles abstraits ou observer des donnes concrtes, lanalyste doit clairer les phnomnes dont il veut discuter de faon vrifiable et limpide. La thorisation a des avantages concrets pour la communaut et des consquences pratiques. Elle sert notamment de guide dans la vie professionnelle, pour lenseignement et la recherche, mais galement dans la vie en dehors du cadre acadmique. Elle constitue surtout le socle fondamental pour transfrer lhritage scientifique de nouvelles gnrations de chercheurs. Or la thorisation prsente un certain nombre de problmes quand il sagit des langues. Les linguistes tendent expliquer la langue comme sil sagissait dun objet physique du monde et non pas une construction de notre discours. Nous oublions constamment que notre langue est la fois notre objet de recherche et notre seul outil de recherche. Mais cet gard, nous ne croyons pas quil y ait autant de diffrences entre les sciences du mot et les sciences du monde. Les stratgies que les linguistes et les scientifiques adoptent pour pallier ce problme varient selon leurs objets de recherche. Loptique adopte par Michael Halliday et les linguistes SF est dobserver les textes aussi prs de leur contexte naturel que possible et de les dcrire aussi systmatiquement que possible. On pourrait dire, en caricaturant un peu, que cette approche est une attitude, une disposition gnrale qui prfre lexploration1

HDR Recommandations SAES / AFEA. Texte approuv par le CN 11e section 2008.

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profonde de textes authentiques lexplication profonde de phrases inventes. En effet, lobjectif avr de beaucoup de systmistes nest pas de prvoir tous les noncs possibles ou impossibles, mais de pouvoir rendre compte systmatiquement de toutes les occurrences attestes du discours. Comme le dit notre ancien collgue St. Andrews, Chris Beedham (2005), la description systmatique constitue une activit thorique aussi valable - sinon plus, selon lui - que la construction de modles abstraits. Nous dmontrerons dans ce document, comme nous lavons dailleurs montr dans toutes nos publications, que lexploration systmatique dun grand corpus de textes rvle rgulirement des phnomnes peu explors dans les grammaires et les dictionnaires, et peut mener la meilleure comprhension des problmes poss par la thorie linguistique. De mme, lobservation dexemples rels, et non pas seulement des phrases inventes, nous oblige considrer non seulement la complexit des textes, mais aussi leur contexte de production et de rception ainsi que leur rle dans le reste du systme linguistique. Nous verrons ici qu la diffrence des modles formels, qui se prsentent comme des systmes de rgles ou de principes universaux, le modle SF correspond une bote outils linguistique, une grille danalyse symtrique, un systme de critres de comparaison qui nexplique rien a priori, mais laisse plutt le travail de lexplication lexplorateur des langues. Dans la deuxime partie de ce document, nous prsentons les grandes lignes du modle SF afin de mieux situer notre propre recherche. Le lecteur qui connat le modle constatera quelques modifications que nous y avons apportes. Ces changements reprsentent parfois des tics terminologiques que nous avons attraps lors de notre enseignement du modle SF et dautres modles au cours des annes. Mais plus gnralement, nous avons surtout dvelopp un point de vue smiotique sur de nombreuses questions fondamentales, cest--dire une thorie du signe et de la dnomination . Il sagit dune approche inspire par notre ancien collgue Strasbourg Pierre Frath qui, lui, fonde sa thorie sur les travaux de Peirce (1931-1935, 1958), Wittgenstein (1957) et notre collgue Georges Kleiber (1984). Nous avons nous-mme contribu au dveloppement de cette approche, notamment dans des travaux rcents sur la dfinition et lidentification des units phrasologiques (Frath & Gledhill 2005, Gledhill & Frath 2005a et 2005b, Gledhill & Frath 2007). Alors que Pierre Frath prsente une justification philosophique de son approche dans Frath (2007), nous nous concentrons ici sur une application de cette thorie la grammaire et lanalyse de discours. Dans les troisime et quatrime parties de ce document, nous prsentons une synthse de nos travaux dans deux domaines particuliers : la phrasologie et la lexico5

grammaire . Les deux thmes constituent les versants thoriques de deux matires, la lexicologie et la grammaire, que nous enseignons depuis le dbut de notre carrire dans de nombreux contextes. La phrasologie est la spcialit de la linguistique qui se proccupe des expressions idiomatiques ; des squences de signes conventionnelles et mmorises que nous utilisons pour rfrer aux objets singuliers de notre exprience. Les phrasologues sintressent en particulier au problme du dcalage entre les sens littraux parfois opaques de ces expressions et leurs sens voulus en contexte. Nos recherches rcentes portent sur le fonctionnement de ces expressions dans les textes, et en particulier le cas intressant des collocations verbo-nominales (VN). Ces constructions correspondent parfois des expressions dnominatives plutt figes (kick the bucket, faire peur) et les constructions dnominatives (kick up a fuss, faire une enqute), des syntagmes qui fonctionnent comme des signes simples mais qui sont plus aptes varier en contexte. Ce thme nous mne discuter de la productivit discursive et nous permet dexaminer plus en profondeur la distinction gnrale entre units phrasologiques et non-phrasologiques. Dans la quatrime partie de ce document, nous examinons la lexico-grammaire , qui est, selon Halliday, la strate centrale du systme linguistique. Or si la thorie smiotique postule une grammaire du signe , elle dit peu sur la faon dont les signes sintgrent dans le discours. Dans cette section nous faisons le point sur deux phnomnes que nous avons abords dans nos travaux sur langlais : les mots grammaticaux et les constructions adverbiales (les ajouts ). Nous partons du principe que nous nous servons de signes pour dnommer le monde, et nous nous servons de groupes de signes pour structurer notre savoir. Cependant, les signes ne sont pas librement disposs en syntagmes : nous les ordonnons selon les habitudes de la communaut linguistique. Cette notion sappuie sur la collocation (Palmer 1933a, 1933b, Firth 1957), le principe selon lequel tout signe a un contexte demploi habituel, une hypothse qui a t abondamment confirme par les analystes de corpus. Dans nos travaux plus rcents (Gledhill 2005) nous avons dmontr que mme les adverbes et les ajouts syntaxiques ont des contextes demploi habituels et prvisibles, et nous proposons dans cette section quelques rflexions sur la contribution de ces constructions au systme lexicogrammatical plus gnral. De mme, dans nos premiers travaux (Gledhill 1994a, 1994b), nous avons labor une mthodologie systmatique pour identifier la lexico-grammaire dans des corpus de textes, en particulier des genres spcialiss. Nous avons examin en particulier le rle des collocations dans le dveloppement rhtorique du texte. Ici, nous faisons ltat des lieux de ces tudes la lumire de nos travaux plus rcents. 6

La cinquime et dernire partie de ce document comporte des informations sur nos projets de recherche passs et futurs. Une liste de nos travaux et une slection de nos publications sont prsentes dans le dossier qui accompagne ce document. Le lecteur y dcouvrira les diffrents thmes de notre recherche. Mais il nous semble ncessaire de faire ici quelques remarques concernant la cohrence de notre activit scientifique dans son ensemble. En effet, nous avons publi sur des thmes assez varis : la lexico-grammaire des mots grammaticaux dans les textes scientifiques anglais, la lexico-grammaire des constructions verbo-nominales en franais, la phrasologie et la lexico-grammaire de lespranto, la syntaxe des ajouts en anglais.

Ces thmes touchent la linguistique gnrale et thorique (la lexico-grammaire du franais, la phrasologie de lespranto), la linguistique applique (lanalyse de corpus et les langues de spcialit). Nos travaux sont certes clectiques. Cependant, lobservateur se rendra compte que la plupart ont deux points en commun : (i) une mthodologie constante : la linguistique de corpus, et (ii) la perspective sous-jacente du modle systmique fonctionnel. Nous devrions faire quelques commentaires globaux sur ces deux aspects avant daborder des questions thoriques proprement dites dans le reste de ce document. Dabord, la linguistique de corpus occupe aujourdhui une place centrale dans tous les domaines qui relvent de la linguistique descriptive : la lexicographie, la terminologie, le traitement automatique des langues, lanalyse synchronique et diachronique des langues, etc. Le domaine dapplication de la linguistique de corpus et sa mthodologie nont donc plus besoin dintroduction2, mme si, comme nous le verrons plus loin, il est certainement ncessaire de revenir sur les hypothses dfendues par certains linguistes de corpus. Par contre, la thorie systmique fonctionnelle est certainement moins connue dans les pays francophones et mrite, nos yeux, plus dattention. Nous rsumerons la thorie SF dans la prochaine section. Il suffit de signaler ici que lapproche de Halliday se distingue des continuateurs fonctionnalistes de Saussure (Hjelmslev 1928, Jakobson 1929, Martinet 1960), et sinscrit plutt dans la tradition autonome de l cole de Londres (Malinowski 1923, Firth 1957, Quirk, Greenbaum, Leech & Svartvik 1985). Le modle SF appartient nanmoins la famille des thories fonctionnalistes dans la mesure o il soppose aux formalistes (Chomsky 1957, Jackendoff 1972, Langacker 1987, Sag & Wasow 1999, etc.).2

Dformation professionnelle oblige, nous ne pouvons nous empcher de fournir tout de mme une definition : lexploitation systmatique darchives de textes lectroniques par des outils de traitement de donnes linguistiques .

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Beaucoup de linguistes ont ainsi t attirs par le modle SF, au moins dans les premires annes, par le simple fait quil proposait un cadre de rfrence non-transformationnel (Hudson 1976). Mais dans lespace francophone au moins, Halliday nest gnralement connu que pour ses travaux sur la cohsion et la prosodie. Les dtails du modle systmique, et en particulier la notion de lexico-grammaire , ne sont pas gnralement reconnus. A part quelques thses et mmoires, on trouve lheure actuelle seulement un ouvrage sur la langue franaise en anglais (Caffarel 2006), ainsi quun manuel sur la langue anglaise en franais (Banks 2005a). Labsence relative de lapproche SF en France provient en partie du fait que des modles concurrents dominent le discours acadmique et lespace institutionnel des programmes universitaires, au moins dans le domaine angliciste. A lheure actuelle cette place est occupe par les diverses thories nonciatives (notamment Adamczewski 1982, Culioli 1990, 1999). Le modle SF est donc plus rpandu en dehors de France, mme si la situation nest pas tout fait comparable. En Amrique du nord et en Grande-Bretagne, des modles formels inspirs par Chomsky (1957) dominent la thorie syntaxique, et le terme syntaxe est devenu pour beaucoup de linguistes un synonyme pour la thorie grammaticale en gnral. Ces modles sont gnralement enseigns dans les dpartements de linguistique traditionnels, qui deviennent accessoirement (en est-ce la cause ?) de plus en plus rares. Mais lapproche SF trouve tout de mme une trs grande audience dans ces pays, surtout dans des contextes o il ne sagit pas uniquement de linguistique thorique, notamment les dpartements danglais et des langues trangres appliques, ainsi que dautres contextes interdisciplinaires. Le modle SF est aussi trs bien implant dans les anciens pays du Commonwealth, en particulier en Australie, o Halliday a enseign depuis 1976 jusqu sa retraite. En dehors des pays strictement anglophones, le modle est enseign dans les pays o langlais est devenu ou est en passe de devenir une langue seconde, ou une langue vhiculaire dans lenseignement suprieur : nous pensons lInde ou aux Pays-Bas. Enfin, on note avec ironie quune consquence du rayonnement de la langue anglaise a t llaboration de grammaires systmiques dans des langues autres que langlais, notamment en chinois (Zhou 1987, Hu, Zhu & Delu 1989, Hu 2000, Halliday 2006, Li 2007), espagnol (Lirola 2007), japonais (Teruya 2007, Yamaguchi 2007), nerlandais (Degand 2001) et les langues scandinaves (Andersen et al. 2001, Holmberg & Karlsson 2006). O se situe le modle de Halliday sur le plan disciplinaire ? Nous nhsitons pas associer le modle SF au domaine de la linguistique applique . Mais si beaucoup de nos 8

collgues conoivent l application en termes d apprentissage des langues , nous pensons plutt la linguistique interdisciplinaire. En effet, cause dune certaine prfrence pour la linguistique descriptive, les tenants de lapproche SF ont gnralement les mmes proccupations que les chercheurs en anglistique traditionnelle : les relations entre culture et langue, discours et interprtation textuelle, stylistique, prosodie et mtrique, sans parler des thmes majeurs de la sociolinguistique, la traduction et lenseignement des langues. Ces thmes ont tous fait lobjet de publications dans la littrature SF, comme en tmoigne la liste suivante (qui ne prtend pas lexhaustivit) : lacquisition et lapprentissage des langues (Halliday, McIntosh & Strevens 1964, Halliday 1973, Stubbs 1986, Melrose 1991, Ellis 1994, Unsworth 2000, Halliday 2003, Kress 2003, Rose 2006), lanalyse de corpus et la linguistique informatique (Fawcett & Tucker 1990, Matthiessen & Bateman 1991, Patten 1988, Stubbs 1996, Teich 1999, Thompson & Hunston 2006), lanalyse de discours et les langues de spcialits (Halliday & Hasan 1976, 1989, Halliday 1978, Stubbs 1983, Myers 1990, Simpson 1993, 1995, Fairclough 1995, Eggins & Slade 1997, Martin & Veel 1998, Huisman 2000, Martin & Rose 2003, Banks 2004a, 2005b, 2006, Bloor & Bloor 2007), lanalyse de textes littraires (Halliday 1971, Widdowson 1975, Fowler 1977, Carter 1985, Butler 1985, 1989, Ventola 1991, Kennedy 1992, Kies 1992, Simpson 1993, Norgaard 2006), la grammaire descriptive et la thorie grammaticale (Halliday 1961, 1970a, 1970b, 1991, 1993, Berry 1975, 1977, Hudson 1971, 1976, Fawcett 1980, 2008, Butler 1985, 2003, Tucker 1992, Harder 1996, Thompson 2002, Simon-Vandenbergen et al. 2003, Eggins 2004, Bloor & Bloor 2004, Halliday & Matthiessen 2004, Morley 2004.), la phonologie et la prosodie (Firth 1957, Halliday 1967, 1970b, Palmer 1970, Brazil 1985, Tench 1996), la sociolinguistique et la politique linguistique (Fairclough 1989, Cullins 2000, Kress et al. 2007), la thorie smiotique et lanalyse de textes non-verbaux ou multimodaux (Halliday & Hasan 1989, OHalloran 2004, Baldry & Thibault 2005, Kress & Leeuwen 2006), la traduction (Catford 1965, Hatim & Mason 1990, Baker 1992, Steiner & Yallop 2001, Teich 2003, Steiner 2004, Calzada Prez 2007).

Certains thmes ont t primordiaux dans le dveloppement historique de la thorie ; notamment les tudes sur lintonation en anglais et sur la sociolinguistique. Dautres thmes sont devenus plus centraux depuis quelques annes ; en particulier lanalyse smiotique de textes multimodaux . Mais comme nous lavons indiqu au dpart, ces travaux expriment le plus souvent une attitude ou certaine disposition par rapport aux diffrents phnomnes tudis, plutt quune thorie ou mme une terminologie homogne.

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Nous avons voqu plus haut labsence relative du modle SF en France. Cette tendance ne sexplique pas simplement par une prfrence naturelle de la part des francophones pour un produit du terroir made in France : il sagit plutt dun problme conceptuel. Le modle SF se veut fonctionnel. Mais le fonctionnalisme en France a t fond par Andr Martinet (1960), et les fonctionnalistes franais ne se sentent gure obligs de faire rfrence la variante systmique (cf. cet gard lintroduction dans Walter & Feuillard 2007). La plupart des linguistes systmiques , comme nous, se considrent la fois comme des grammairiens et des analystes de discours. Mais ce terrain est aussi depuis longtemps occup par les linguistes franais. Guillaume (1939-58), Benveniste (1966), Adamczewski (1982), Maingueneau (1987), et Culioli (1990, 1999) ont tabli limportance du sujet parlant, de lnonciation et du discours dans la thorie linguistique. Par consquent, si les linguistes francophones mentionnent lcole de Londres, il est le plus souvent question de leurs travaux sur la phonologie ou la collocation (Firth 1957), la cohsion textuelle (Halliday & Hasan 1976), ou la grammaire descriptive de langlais (Quirk & Greenbaum 1973, Quirk, Greenbaum, Leech & Svartvik 1985). Il arrive aussi que lon cite ces linguistes pour les critiquer ; un compliment que leurs homologues anglophones ne sont pas toujours capables de retourner. Nous nous contenterons de citer deux commentaires de ce type, le premier dans le domaine de la lexicologie : Les reprsentants du contextualisme britannique autour de John Rupert Firth qui ont propos lanalyse des collocations lexicales pour tablir ainsi un niveau danalyse du lexique indpendant des niveaux de la grammaire et de la smantique, se sont concentrs sur laspect statistique et purement formel de la collocation. Lexclusion du facteur smantique peut expliquer lchec de cette approche. (Staib 1996 : 177) On peut pardonner la posture rhtorique, mais Staib sgare quant son interprtation de la thorie de Firth. Comme la not Lyons (1966), selon le principe polysystmique de Firth (et repris par Halliday 1966) tous les systmes expressifs, y compris le lexique, la grammaire, la phonologie et la collocation , contribuent la signification, mme si leurs modes de signification sont fort diffrents. En critiquant laspect purement statistique de la collocation (ce qui est aussi un malentendu, comme nous le verrons plus loin), Staib sous-entend ici que lapproche de Firth nest pas assez thorique . Il sagit dun reproche que lon entend souvent lgard des contextualistes britanniques (Williams 2003). Notre deuxime srie de citations formule cette critique de faon plus explicite :

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[la discussion des modaux chez Quirk et al. 1985)] ne dpasse gure le recensement de leurs sens [lapproche nonciative dAdamczewski], en revanche ne se satisfait pas de cet tiquetage. [] (Lapaire et Rotg 1998 : 33). Selon [Quirk et al. 1985], N sen tient une simple nomination (the zero article indicates simply the category of the objects referred to), tandis que SOME + N indicates reference to a specifiable (though indefinite) quantity [ ] Nous laissons le lecteur juger de la force de cette argumentation. Nous estimons, pour notre part, quelle gagnerait prendre en compte la question si essentielle du choix entre diverses stratgies oprationnelles. Mais il lui faudrait alors sinscrire dans une grammaire des marquages psychiques, ce qui constituerait assurment un bouleversement radical de perspective. (Lapaire & Rotg 1998 : 162). Ces remarques sont assez reprsentatives des reproches formuls lencontre du descriptivisme dans de nombreux textes qui vhiculent la thorie des oprations nonciatives (TOE) en France. Mais il est intressant de noter que Lapaire & Rotg ne contredisent pas les observations de Quirk et al. Au contraire, les auteurs se servent systmatiquement des descriptions de la Comprehensive Grammar pour btir leurs propres interprtations. Leurs reproches, rpts tout le long de leur ouvrage, concernent plutt le manque dadquation terminologique de la grammaire descriptive par rapport la grammaire des marquages psychiques . On peut cependant dbattre le bien-fond de ces critiques, surtout dans un contexte o ce manuel occupe une place centrale dans la formation des futurs professeurs danglais en France. Nous nous garderons dentrer dans un dbat sur la didactique. Mais dans le reste de ce document, nous tcherons de dmontrer que la mthode empirique des linguistes comme Quirk et al. nest pas dpourvue dintrt thorique, ne mrite pas le mpris quon lui rserve dans certains milieux, et ne bnficie pas ncessairement dune modlisation supplmentaire de la part de certains thoriciens. Dans quelle mesure le modle systmique fonctionnel se distingue-t-il alors des autres thories ? Banks (2004b) a soulign quil existe de nombreuses similitudes entre le modle SF et les thories de lnonciation. Mais il note toutefois que certaines explications proposes par les nonciativistes quivalent essentiellement de la mtaphysique : The findings of the Thories de lnonciation are essentially about the workings of the human mind, in other words about non-observable phenomena. (Banks 2004b : 399) Cette remarque sapplique en effet lensemble des approches cognitivistes . Les cognitivistes comme les nonciativistes considrent que le sens dun message est une notion abstraite qui est par la suite actualise par une srie doprations chez

lnonciateur. La production de la parole et la communication correspondraient donc la 11

reprsentation dun concept formul dans un code mental, le mentalais , en une langue naturelle. Depuis Saussure, nous savons que la forme dune expression est insparable de son contenu, do lintrt de la part des structuralistes pour les signes . Mais les nonciativistes et les cognitivistes rfutent la notion de signe ; pour eux, les expressions linguistiques sont seulement des traces permettant dobserver indirectement les stratgies oprationnelles de la cognition. Or pour le linguiste fonctionnaliste, ce genre dobservation nest pas envisageable, comme le dit Firth : As we know so little about mind and as our study is essentially social, I shall cease to respect the duality of mind and body, thought and word, and be satisfied with the whole man, thinking and acting as a whole, in association with his fellows. (Firth 1968a : 170). En effet, le linguiste SF prfre discuter, devant un exemple attest, des ressources linguistiques dployes des fins communicatives plutt que dimaginer des notions prlinguistiques et des oprations sous-jacentes pour transformer ces notions en langue naturelle. Nous nous permettons de citer une critique que nous avons rcemment formule avec Pierre Frath lencontre de toute opration ou calcul dans la cration du discours : Le code linguistique nest [pour le cognitiviste] quune sorte de programme gnr par le cerveau, qui produit ensuite les noncs. La comprhension mutuelle est assure par le caractre logique du programme, la logique tant universelle. En consquence, selon ce point de vue, aucun savoir linguistique nest jamais acquis. Tout nonc est ternellement recalcul grce au code, comme le ferait un ordinateur. Cest ce point de vue qui est la base des linguistiques cognitivistes telles celles de Jackendoff, Langacker ou Fauconnier, qui produisent des thories o la langue est explique par autre chose, par des caractristiques attribues arbitrairement au cerveau, et dont on ne sait rien. La lexico-grammaire est une pine dans le pied de cette conception de la langue, puisquelle admet implicitement lexistence de blocs tout faits, dont lassemblage na pas dautre cause que lusage, cest--dire notre habitude de les utiliser ainsi. (Frath & Gledhill 2005 : 14) Lapproche fonctionnaliste, telle que nous la concevons en tout cas, naccepte pas quil existe une frontire nette entre la cognition dun ct et le systme linguistique de lautre. Ce nest pas que nous ne croyons pas la ralit des processus cognitifs comme la vision et la perception dimages, le calcul et lestimation de quantits, ou la comparaison et la reconnaissance de perspectives alternatives. Mais lorsquil sagit de concevoir ces notions, cest--dire de les comprendre ou les communiquer, il est ncessaire de les formuler en langue naturelle. Cette perspective a trouv son expression, juste titre, dans l expressionnisme telle quil a t formul par lhistorien de lart R.G. Collingwood : 12

Until a man has expressed his emotion, he does not yet know what emotion it is. The act of expressing it is therefore an exploration of his own emotions. There is certainly here a directed process: an effort, that is, directed upon a certain end; but the end is not something foreseen and preconceived, to which appropriate means can be thought out in the light of our knowledge of its special character. Expression is an activity of which there can be no technique. (Collingwood 1938 : 111) Mais nous nous attarderons sur ces arguments plus loin. Pour linstant, il suffit de signaler que le prsent document de synthse nous fournit loccasion de reconsidrer nos travaux la lumire de la thorie systmique et de la thorie des signes. Puisque ce programme est assez vaste, nous passerons sur les dtails mthodologiques propres la linguistique de corpus. Nous ne prsenterons ni tables de donnes exhaustives, ni moyens techniques employs pour analyser tel ou tel corpus. Nous estimons que nous avons dj assez dfendu, par exemple dans Gledhill (1996a et 2000a), la dmarche empirique de la lexicomtrie et de lanalyse des collocations labore par les pionniers dans ce domaine (Sinclair 1966, Muller 1968, inter alia). Nous nous bornerons donc dans ce document prsenter une brve justification de la mthode statistico-textuelle que nous avons adopte dans notre thse et nos ouvrages subsquents. Le lecteur aura compris que nous privilgions la partie thorique de notre travail. Mais nous tenons aussi signaler que nous navanons pas ici une nime thorie du langage. Nous proposons simplement une nouvelle interprtation du modle de Halliday. Dans la mesure du possible nous voudrions dmontrer lenvergure de ce modle et son ventuelle utilit nos collgues francophones. Mais nous avons aussi un objectif plus personnel. En prenant notre compte les propos de R.G. Collingwood, nous voudrions rendre notre propre interprtation de la thorie plus claire. Dans les sciences humaines il nexiste pas de meilleur test de la validit de la recherche que la reproduction textuelle ou, pour dtourner une autre mtaphore darwinienne, la descendance avec reformulation. Un paradigme scientifique ne survit que sil alimente dautres recherches, et sil est lui-mme adapt de nouveaux contextes. Il nous incombe donc de renouveler et de reformuler notre propre perspective sur la linguistique, ainsi que celles des autres linguistes, comme nous le faisons dailleurs lors de chaque publication, voire mme chaque cours assur luniversit. Cest ainsi que nous concevons donc notre rle denseignant-chercheur. Nous ne nous voyons pas en formateur dans une discipline o tout est dj tabli, et dans laquelle nous aurions un savoir pr-digr transmettre une nouvelle gnration de formateurs. Nous agissons plutt en reformulateur . La reformulation est une paraphrase adapte un 13

nouveau contexte ; le dveloppement dun thme au sein dun texte, mais aussi au-del de ce texte dans un discours donn. La reformulation est un acte de rfrence intra- et intertextuelle, le moyen dont nous re-comprenons et re-construisons notre domaine en lexpliquant textuellement ou en discutant avec nos tudiants et nos collgues. En relisant les ouvrages et les articles inclus dans le dossier qui accompagne ce document, nous nous sommes rendu compte que la reformulation est un terme-cl dans nos travaux. La reformulation figure en particulier dans le titre de notre thse (Gledhill 1996a), et elle est reste un thme rcurrent dans nos crits et mme nos cours de langue. Dans les termes de Halliday, la reformulation correspond la fois un procd exprientiel une re-conceptualisation du savoir scientifique, interpersonnel un acte de communication au sein de la communaut discursive, et textuel un lien cohsif qui rfre au co-texte et au contexte dont le texte dpend pour son interprtation. La reformulation constitue donc une fonction centrale de tout discours, crit ou parl, scientifique ou littraire. Dans le texte scientifique, le premier genre que nous avons tudi, la reformulation permet au chercheur de se situer par rapport sa tradition scientifique, dadopter une vision rtrospective de sa discipline, et de recadrer sa conception de la discipline de faon prospective pour une nouvelle gnration de chercheurs. Le prsent document reprsente ainsi pour nous loccasion de reformuler notre recherche et de la conduire vers une ouverture sur de nouveaux champs de recherche (SAES /AFEA : 2.3.2).

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2. Le modle systmique fonctionnelNous prsentons dans cette section notre interprtation du modle systmique fonctionnel (SF). Une faon convenable de rsumer la thorie SF est de comparer sa terminologie celle que Saussure a lgue la tradition linguistique. Nous organisons donc notre discussion autour de trois sries de termes : Langue - Parole, Signe - Signification, Signe - Syntagme.

2.1 Langue - Parole

Comme beaucoup de thories linguistiques contemporaines, le modle SF rejette lopposition structuraliste entre langue et parole . Chez Saussure, cette dichotomie avait dfini lobjet mme de la linguistique, la langue tant le seul objet digne de notre attention. Les diverses mtaphores que Saussure utilisait pour fonder cette opposition, comme les rgles du jeu dchecs - une partie dchecs, la symphonie - une performance musicale, suggrent lquilibre cristallin et prdtermin de la langue par rapport la contingence organique et imprvisible de la parole. Mais ces analogies ont cependant cr de nombreux problmes dinterprtation. Quelle est la langue dans laquelle les rgles sont rdiges ? Serait-ce un code algbrique comme celui du calcul logique, ou lquivalent dune langue prive, inaccessible notre interprtation (Wittgenstein 1957) ? De mme, quand un compositeur rdige une symphonie, nest-il pas oblig de simaginer sa performance en mme temps quil crit sa partition ? Dailleurs, o rside la musique communique par la symphonie ; dans la notation du compositeur, dans limagination de lauditoire, ou dans les vibrations de lair ? Dans la perspective que nous adoptons ici, la musique est une fonction de tous ces lments, tout comme la langue est une fonction des livres de grammaire, de la pense humaine, et de larticulation des signes et des sons de la parole. Certains linguistes no-structuralistes (Tobin 1995, Beedham 2005) conviennent que lopposition langue-parole est problmatique, mais ils affirment toutefois que le linguiste ne devrait avoir quun objet vritable : la langue en tant que systme abstrait. Cette conception de la linguistique a deux corollaires qui ont retenti dans les thories linguistiques subsquentes : i) la langue est indpendante de la manire dont on lexcute (Saussure 15

1916 : 36), et ii) la langue incarne lorganisation de notre pense en signes (Beedham 2005). La position des linguistes fonctionnalistes ainsi que les tenants du modle SF est claire sur le premier point : la langue dpend bel et bien de la faon dont on lexcute . Mais la particularit de lapproche SF, notre avis, est de considrer que cette relation va toujours de la parole vers la langue. A la diffrence de beaucoup de linguistes, Halliday prend le texte comme son point de dpart : nul besoin donc, pour lui, disoler la langue de la parole. Mais Halliday ne rejette pas la distinction langue-parole, il en rejette seulement l opposition . Il sagit dune nuance introduite par les fonctionnalistes (Martinet 1960). Or la langue est en effet distincte de la parole comment pourrait-il en tre autrement, sagissant de deux termes distincts du systme lexical franais ? Seulement, cette distinction quivaut une diffrence de perspective : Saussure problematized the nature of linguistic fact; but he confused the issue [] by setting up langue and parole as if they had been two distinct classes of phenomena. But they are not. There is only one set of phenomena here, not two; langue (the linguistic system) differs from parole (the linguistic instance) only in the position taken by the observer. Langue is parole seen from a distance, and hence on the way to being theorized about. (Halliday 1996 : 29) La solution de Halliday est, comme nous le verrons plusieurs reprises, dinsister sur un gradient entre deux ples et non pas une opposition exclusive. Le terme quil utilise pour ce continuum est linstanciation, la relation entre le systme (notre cadre de rfrence linguistique, notre connaissance des signes et leurs contextes demplois habituels,) et loccurrence (le choix particulier dun signe par contraste avec dautres signes). La distinction pertinente nest donc plus langue-parole, mais systme-occurrence, et la mtaphore opratoire nest plus celle des rgles et de lapplication des rgles, mais plutt du climat (le systme observ) par rapport au temps (loccurrence observe) : Instantiation is a cline, with [] a complementarity of perspective. I have often drawn the analogy with the climate and the weather : when people ask, as they do, about global warming, is this a blip in the climate, or is it a long-term weather pattern?, what they are asking is: from which standpoint should I observe it: the system end, or the instance end? We see the same problem arising if we raise the question of functional variation in the grammar : is this a cluster of similar instances (a text type, like a pattern of semiotic weather), or a special alignment of the system (a register, like localized semiotic climate)? (Halliday 1996 : 29) En effet, si les rgles du jeu dchecs ne risquent pas dtre modifies par le droulement des diffrentes parties du jeu, la relation entre le climat et le temps est tout autre : le climat 16

reprsente notre interprtation, notre modlisation du temps partir dune srie dobservations. Or le climat na rien de causal ; il est plutt constitu par le temps. Cette relation constitutive nous permet de concevoir comment les usages varis du discours peuvent se stabiliser la longue pour devenir des signes simples dans le systme. Prenons un exemple du dialecte londonien de langlais : au cours du dix-neuvime sicle, dinnombrables occurrences dune syntagme discursif, la question What cheer ?, se sont fossilises en un seul terme au niveau du systme lexical, la salutation Wotcha ! Ce genre de lexicalisation seffectue mme dans une langue invente : en espranto, la question Kiel vi fartas ? (comment tu vas ?) est devenue une salutation informelle Kiel vi ! (comment tu!). Naturellement, sans une communaut pour crer cette parole, la langue serait reste ltat du projet publi par Zamenhof en 1887 : cest dire une grammaire de 16 rgles et un vocabulaire de 947 mots (Gledhill 1998a, 2000c). Il est important de souligner que la relation constitutive entre langue et parole sapplique aussi ltat actuel de la langue : il sagit de ce que Martinet (1960) appelait la synchronie dynamique . Mais cette position nest pas partage par tous les linguistes. Saussure avait postul une division du travail stricte entre synchronie et diachronie pour deux raisons : (i) il insistait linstar des comparatistes no-grammairiens sur la rgularit du systme dans ltat synchronique de la langue, et (ii) il voulait promouvoir lautonomie de la linguistique par rapport aux autres sciences humaines. Mais Halliday affirme que ces contraintes disciplinaires ne sont plus pertinentes : One of the recurrent motifs of structuralism was the warning against transferring evolutionary concepts onto language [] But the concepts are now understood and applied rather differently; and evolution like other fundamental issues, such as the origins of language, or the relation between language and culture can be readmitted into the agenda. (Halliday 1991 : 58) Comme Halliday, certains analystes de discours et certains tenants de la thorie des oprations nonciatives sintressent par dfinition la parole. Mais pour eux, il sagit toujours du passage de la langue vers la parole et non linverse. Ainsi Guillaume (1939-58) emploie le terme actualisation pour voquer lapplication en discours dun systme virtuel . De mme lorsque Culioli (1900, 1999) parle de l instanciation , il rfre une opration par laquelle une substance notionnelle (un lexme, un signifi) est transforme en forme linguistique (un signifiant, une lexie, Pottier 1987). Dans les deux cas, le systme virtuel est toujours indpendant de la manire dont on lexcute .

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Lapproche des nonciativistes est comparable celle des gnrativistes, des cognitivistes et mme certains linguistes SF (Fawcett 1980), qui postulent une distinction nette entre le systme linguistique et la cognition. Ainsi selon Pinker, notre cerveau possde des modules cognitifs qui sont indpendants du langage : Conceptual semantics the language of thought must be distinct from language itself, or we would have nothing to go on when we debate what words mean. (Pinker 2007 : 4). La mtaphore du langage de la pense est pour le moins paradoxale, mais nous ne poursuivrons pas cet argument ici. Il suffit de dire ici que, du point de vue du linguiste fonctionnaliste, la smantique, cest--dire la cognition chez Pinker, est ncessairement une fonction, une qualit du systme linguistique et non pas un module autonome du cerveau. Ce point a galement t soulev par Martinet : Les ides que les hommes se font du monde dans lequel ils vivent sont, dans une large mesure, dpendantes des structures linguistiques quils utilisent pour communiquer leur exprience. On ne voit pas qu linverse, les catgories linguistiques puissent tre directement influences par les croyances, les idologies ou les modes, toutes sources dinnovations lexicales, mais qui se couleront dans les moules prtablis des classes de monmes et des schmas syntaxiques pr-existants. Ce nest pas la pense qui a cr le langage, mais le langage qui, n des besoins communicatifs les plus divers, a permis lhomme daccder la pense. (Martinet 1985 : 229). Halliday et les fonctionnalistes rejoignent donc Saussure sur le point essentiel que la langue est un instrument de culture qui incarne notre pense en signes . Dans le modle SF, cette ide est reprsente par la distinction entre systme et texte ou contexte : When we want to explain how language is organized, and how its organization relates to the function it fulfils in human life, we often find it difficult to make things clear; and this is because we are trying to maintain two perspectives at once. One perspective is that of language as system; the other perspective is that of language as text. (Halliday & Matthiessen 2004 : 26) Mais la conception du texte chez Halliday est trs large ; elle stend non seulement au cotexte immdiat du signe mais aussi son contexte extralinguistique (le contexte de situation de Malinowski 1923 et Firth 1957). Le terme que nous utilisons pour lemploi dun signe dans un co-texte ou contexte particulier est la ralisation, cest--dire la relation entre une forme (une structure linguistique rcurrente ou prconstruite ), et sa fonction (un rle communicatif rgulier ou prvisible ). Par exemple, les formes Wotcha !, Greetings !, How 18

are you doing ? How do you do ? etc. ralisent, dans des contextes appropris, des fonctions communicatives prcises : des salutations . Ces exemples illustrent, par ailleurs, les diffrents modes de fonctionnement de linstanciation et de la ralisation. Du point de vue de linstanciation, le choix dune occurrence comme How are you doing ? par contraste avec How do you do ? instancie , ou rfre un terme du systme grammatical anglais, en loccurrence le progressif. De mme, les signes simples Wotcha ! ou Greetings ! instancient des termes diffrents du systme lexical. Par contre, du point de vue de la ralisation, toutes ces formes, que ce soit des signes ou des syntagmes, ralisent , ou expriment, une fonction communicative prcise, par exemple une salutation informelle ou formelle. On peut voir que, dans les deux cas, la rfrence au systme et la rfrence au contexte sont deux perspectives du mme acte de langage (Austin 1962, Searle 1969) : The system of available options is the grammar of the language, and the speaker, or writer, selects within this system: not in vacuo but within the context of speech situations. Speech acts thus involve the creative and repetitive exercise of options in social and personal situations and settings. (Halliday 1970a : 142) En somme, les gradients de linstanciation et de la ralisation constituent une distinction fondamentale du modle SF. Les deux relations, la premire systmique et la deuxime fonctionnelle sont ainsi reprsentes dans le nom du modle. Mais le lecteur pourrait objecter que ces termes correspondent grosso modo ce quon appelle la smantique et la pragmatique. Il sagit l dun dbat pineux que nous ne pouvons pas poursuivre ici. Il suffit de reconnatre simplement que linstanciation et la ralisation constituent deux dimensions analytiques complmentaires du mme phnomne : la signification . Mais nous verrons aussi dans la prochaine section que nous pouvons rendre compte de la signification dans les termes dune troisime dimension, plus gnrale, la rfrence . Enfin, pour linstant, nous pouvons rsumer les deux axes essentiels du modle SF de la faon suivante :Tableau 1 : Instanciation et ralisation. Instanciation Type de contexte ou Genre Type de systme ou Registre

Culture Ralisation Systme

Contexte Signe

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Cette reprsentation souligne limportance des gradients horizontaux culture-contexte et systme-signe, tout en tablissant un parallle entre la relation verticale la plus gnrique de notre modle systme-culture et la plus spcifique signe-contexte. Le tableau (1) nous permet galement de situer certains phnomnes mi-chemin de ces continuums. Ainsi, nous pouvons conceptualiser le genre textuel comme une catgorie ou un type de contexte qui possde une dnomination culturelle conventionnelle (la salutation, la profession de foi, larticle de recherche, etc.), alors que le registre est un type de systme , une configuration particulire du systme linguistique (le discours oral, le discours politique, le discours scientifique, etc.). Dans nos premiers travaux (Gledhill 1994b, 1995a) ainsi que notre thse (Gledhill 1996b) nous avons explor ces notions dans le cas des articles de recherche scientifique. Nous retournons ces thmes dans les sections ultrieures de ce document.

2.2 Signe - Signification

Selon lapproche smiologique de Saussure, le signe est constitu par le signifiant (lexpression) et le signifi (le contenu). Mais pour Halliday et les fonctionnalistes, il nexiste pas de relation troite entre signifiant et signifi. Plutt, les linguistes SF supposent que la signification dpend des diffrents sous-systmes de notre langue, appels strates . Puisque ces strates oprent selon des logiques diffrentes, une forme linguistique ne possde pas de valeur smantique dfini, mais ralise plutt un faisceau complexe de fonctions, ou mtafonctions . Les mtafonctions reprsentent les diffrentes perspectives que nous pouvons adopter propos dun objet de notre exprience. Or cette conception de la signification pourrait donner limpression quelle est toujours kalidoscopique et contingente, et que tout dpend du contexte . Une faon de rsoudre ce problme est dexaminer la rfrence du point de vue de Charles S. Peirce, une conception smiotique de la signification que nous avons adopte dans nos recherches rcentes (Frath & Gledhill 2005, Gledhill & Frath 2005). Nous verrons la fin de cette section que certains signes et syntagmes rfrent aux objets stables de notre exprience de faon prvisible, ce sont des expressions dnominatives , alors que dautres syntagmes rfrent des sens plus transitoires : des constructions discursives .

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Dans le modle SF, il est axiomatique que la signification ne se rsume pas en une relation isomorphique entre signifiant et signifi, mais quelle se manifeste plusieurs niveaux, selon le principe polysystmique de Firth : Meaning [] is to be regarded as a complex of contextual relations, and phonetics, grammar, lexicography, and semantics each handles its own components of the complex in its appropriate context. (Firth 1968a : 19). Ainsi, selon la perspective de Firth, tous les systmes de la langue contribuent la signification, mais selon des logiques diffrentes. Mais Halliday et ses prcurseurs fonctionnalistes (Hjelmslev 1928, Martinet 1960) concdent que certains systmes de communication, notamment les protolangues de nos anctres ou de nos jeunes enfants, peuvent tmoigner dune isomorphie simple entre signifiant et signifi. Mais prenant son compte le principe de la double articulation (Martinet 1960), Halliday suppose que la langue des humains modernes est articule en plusieurs systmes spcialiss, ou strates . Chaque strate exprime une relation diffrente entre les signes du systme linguistique et lenvironnement physique ou psychologique : ainsi, la phontique (sounding) reprsente linterface entre notre corps et le systme des sons ; la phonologie (composing) organise les sons de la parole en formes significatives ; la lexico-grammaire (wording) organise la substance de notre exprience en formes significatives ; et enfin, la smantique (meaning) constitue linterface entre nos perceptions, notre exprience et le systme communicatif. Nous pouvons rsumer cette srie de relations ainsi :Tableau 2 : La stratification. Contexte Contenu Substance (Interface) Smantique Forme Forme (Organisation) (Organisation) Lexico-Grammaire Phonologie Signe Expression Substance (Interface) Phontique

Il ne faut pas infrer de cette reprsentation, comme le font certains cognitivistes, que le modle SF confie la fonction de la signification un module particulier du systme linguistique. Le sens nest pas une essence qui serait cre, par exemple, par le module smantique, et puis ensuite traduite au long de la chane des strates linguistiques pour tre enfin transmise un interlocuteur, muni du mme systme de transmission. Puisque nous adoptons une thorie sociale de la langue, il faut chercher le sens et la signification ailleurs. Nous avons dj observ que la signification dpend de deux facteurs : (i) elle est 21

systmique , dans la mesure o elle dpend des contrastes au sein du systme (que nous partageons et changeons dans une communaut linguistique), et (ii) elle est fonctionnelle , dans le sens o elle dpend du contexte (un signe ne signifie rien hors contexte). Cependant le problme du fonctionnalisme, soulev par Firth (1957) mais souvent aussi utilis contre lui par ses critiques, rside dans les diffrentes relations que peuvent entretenir signes et contexte, formes et fonctions. La contribution particulire de Halliday a t de systmatiser ces relations et de souligner la faon dont elles structurent et imprgnent le systme linguistique tous les niveaux de lanalyse. On peut voir cette symtrie luvre dans lIntroduction to Systemic Functional Grammar ( IFG : Halliday 1985 et Halliday & Matthiessen 2004) : on y propose un cadre danalyse entier pour lensemble des phnomnes linguistiques de langlais, allant du syntagme simple au texte entier. Ce systme est organis autour de trois modes de signification ou mtafonctions : i) la mtafonction interpersonnelle exprime lattitude de lnonciateur propos du message, et entretient des rapports sociaux entre lnonciateur et ses co-nonciateurs. Cette fonction est associe au systme modal au rang de la proposition, et au systme de l change au niveau du texte.

ii) la mtafonction exprientielle exprime le contenu du message, cest--dire le point de vue du locuteur sur son exprience. Cette fonction est associe au systme transitif au rang de la proposition, et au systme logique au niveau du texte.

iii) la mtafonction textuelle tablit la structure du message, et entretient la nature cohsive du texte. Cette fonction est associe au systme thmatique au rang de la proposition, et au systme cohsif au niveau du texte. La thorie des mtafonctions reprsente une tentative de la part de Halliday, suivant Bhler (1934), de catgoriser toutes nos habitudes linguistiques. Les mtafonctions correspondent en effet aux seules diffrences de perspective que nous pouvons adopter vis--vis dun objet, que ce soit un objet du monde, un mot, une relation, ou une notion encore plus abstraite. Le chiffre des trois mtafonctions peut tre considr comme un minimum : il y aura toujours une relation entre lobjet et lobservateur (la mtafonction interpersonnelle), entre lobjet et les autres objets reconnus par lobservateur (la mtafonction exprientielle), et enfin une relation entre lobservateur et lobservation, lacte dobserver (la mtafonction textuelle). Ces 22

relations rappellent les objets de premire intention de Guillaume dOccam (Adams 1987) ; les proprits optimales des termes et les oprations minimales de lesprit dont nous avons besoin pour former des gnralisations productives. Les mtafonctions ne sont donc pas des correspondances occasionnelles que nous trouvons entre une forme linguistique avec un contexte nbuleux, ou des interprtations facultatives : elles reprsentent des perspectives que nous appliquons intuitivement et sans exception tous les objets de notre exprience. Il sensuit quune forme linguistique ne ralise jamais une seule fonction, mais plusieurs la fois. On peut illustrer cette notion en examinant les diffrentes mtafonctions que lon peut associer aux actes de langage que nous appelons des salutations : (i) en nonant une salutation, nous tablissons un rapport avec linterlocuteur et, selon la forme choisie, le ton de linteraction (How do you do ?, How are you doing ?), (ii) nous posons une question conventionnelle sur la sant de linterlocuteur, ou nous signalons directement lobjectif de notre nonc (Greetings ! Salutations !), et (iii) nous ouvrons le dbut dun dialogue potentiel. Or pour nous, limportance des mtafonctions devient surtout tangible lorsque nous examinons la structure syntaxique, comme nous le verrons lors de notre discussion des collocations verbo-nominales, plus loin (section 3). Jusquici nous avons conu le signe comme une occurrence , le choix contrastif dun signe, ou une forme , une structure linguistique reconnue. Il nous reste maintenant expliquer ce que nous voulons dire par signe et comment le signe signifie . Nous basons notre interprtation du signe sur la thorie smiotique de Charles S. Peirce (19311935, 1958), telle quelle a t dveloppe en particulier par notre collgue et collaborateur Pierre Frath (2007). Peirce propose une typologie trs complexe des signes. Mais dans sa conception la plus simple, le signe nest pas une unit abstraite compose dun signifi et dun signifiant, mais plutt une forme linguistique stable par laquelle nous ralisons un acte de rfrence. Par contraste avec les autres relations que nous avons voques ici (linstanciation et la ralisation), la rfrence3 exprime une corrlation simple entre un signe (un acte de rfrence) et son objet (un rfrent, un objet de notre exprience, le propos de notre discours, la forme que nous observons dans un contexte, la fonction que nous attribuons habituellement une forme, etc.). A la diffrence donc du signe structuraliste, le signe de Peirce ne comporte

Cette conception du terme nest pas tout fait celle du modle SF. Pour Halliday la rfrence dnote gnralement une stratgie cohesive dans un texte (Halliday & Matthiessen 2004 : 550n). Les approches de Halliday et de Peirce ne sont pas incompatibles, mais il faut convenir que le signe et la rfrence noccupent pas une place centrale dans le modle SF.

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pas de signifi ; le sens du signe est plutt ailleurs, out there, cest--dire dans le monde, ou plutt dans notre exprience individuelle et collective du monde. Le sens dpend alors de nos actions et de notre commun accord. Ainsi, lorsque nous nonons un signe comme Wotcha !, nous utilisons le signe pour rfrer un objet plutt complexe de notre exprience, une salutation familire londonienne, et nous nous accordons en mme temps de rfrer cet objet lors que chaque emploi du signe dans un contexte appropri. Pour Frath, il est important dtablir la relation trs simple de la rfrence avant daborder des notions plus complexes. Cest seulement partir de la relation entre un signe et un objet que nous pouvons identifier les autres types de signes linguistiques (occurrences, formes, lments, termes, etc.), ainsi que les diffrents objets que nous associons ces signes (occurrence > systme, forme > fonction, lment > unit, terme > paradigme, etc.). Mais selon Frath (suivant Kleiber 1984 ainsi que la tradition nominaliste), le premier type de signe que nous devons reconnatre est avant tout une dnomination. Voici comment il explique cette notion : Lorsque lenfant demande son pre ce que sont ces points qui brillent dans le ciel la nuit (une dsignation, phmre, construite, transparente), il apprend quil sagit dtoiles (une dnomination publique, stable, prconstruite, opaque). Dsormais, il est prt recevoir dautres signes dveloppant tel ou tel aspect des toiles : quelles sont trs lointaines, quil y en a dans dautres galaxies, que le soleil est une toile, quil arrive quelles explosent, etc. Sans la dnomination, les signes interprtants ne seraient pas relis entre eux par un lien stable et ne pourraient donc permettre laccumulation du savoir. (Frath 2007 : 88). La dnomination est donc le signe linguistique par excellence ; un acte de rfrence fondamental qui est au cur de notre systme linguistique. La dnomination appelle un objet, sans que nous ayons au dpart dautres connaissances sur sa nature. Par la suite, et laide dautres signes (les signes interprtants ), lobjet dnomm peut tre dfini, discut, ngoci, reformul, ou mme rebaptis. Pour Frath, les signes interprtants incluent non seulement des descriptions ou des dfinitions encyclopdiques propos de lobjet, le discours du signe , mais aussi des connaissances sur lemploi habituel du signe en contexte, la grammaire du signe . Selon Kleiber (1984) et Frath (2007), le terme dnomination prsente plusieurs particularits par rapport aux autres types de signification, en particulier la dsignation (la description, la dmonstration, le fait de montrer un objet du doigt ) et la dnotation (la dfinition des traits essentiels dun objet). La premire spcificit concerne la prsupposition

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dune catgorie indfinie ou globale 4. Ainsi, lorsque les locuteurs dnomment un objet, ils supposent que lobjet existe sans quils aient besoin de comprendre un sens dfini. Inversement, les locuteurs supposent que lexistence dun objet de leur exprience possde un nom (par ex. nous savons que tel ou tel oiseau sur notre balcon a un nom despce, mme si nous ne le connaissons pas personnellement). La deuxime particularit concerne les jeux de langage que nous pouvons jouer avec les signes ou les objets qui se ressemblent (Wittgenstein 1957). Ainsi, lorsque la communaut linguistique saccorde dnommer un objet, elle convient que ce signe rfre de faon stable dautres objets qui lui ressemblent ou qui on voudrait associer des connaissances nouvelles. Par exemple, depuis lantiquit les Grecs associent leur nom pour la richesse, plutos au dieu des Enfers, Pluton. De mme, depuis 1836 les gologues appellent une masse de magma profond pluton, parce quelle ressemble, au moins dans leur imaginaire, la matire des Enfers. Dans les deux cas, il sagit du transfert mtaphorique dune dnomination de nouveaux objets de lexprience. Or depuis quelques annes les astronomes dbattent pour dcider si lobjet cleste dnomm Pluton devrait passer de la catgorie de plante celle, moins auguste, de plantode ou celle, plus quivoque, de plutode . Ce dernier terme est selon lUnion astronomique internationale une nouvelle catgorie de corps clestes similaires Pluton 5. Le travail du terminologue consiste donc non seulement rpertorier les signes dnominatifs ; il implique aussi ltude des syntagmes discursifs qui servent dfinir ces termes et les structurer dans la forme de taxonomies conceptuelles plus ou moins spcifiques chaque domaine (Picht & Draskau 1985, Humbley 2001). En tout tat de cause, pour la plupart dentre nous, qui ne saurions ni dfinir Pluton ni la trouver dans le ciel, la dnomination et lobjet auquel nous rfrons restent, pour linstant, inchangs. La dnomination reprsente donc deux choses la fois. Dune part une dnomination est un signe, une forme linguistique stable et reconnue par la communaut linguistique : un signe simple comme un mot et un terme technique. Dautre part, la dnomination est un acte de rfrence, une occurrence qui cre dans lesprit du locuteur une catgorie propos de laquelle on peut ensuite crer des discours. Dans nos travaux rcents, nous avons dmontr (Gledhill 2007, Gledhill & Frath 2007, Frath & Gledhill 2005) que la dnomination est une notion essentielle dans la dfinition et lidentification des expressions idiomatiques par contraste avec les autres constructions du discours. Nous verrons dans le

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Cette ide est apparent la suppositio de Guillaume dOckam (Adams 1987). Selon le site de lIAU (http://www.iau.org/) les astronomes ont opt pour plutode en aot 2006.

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reste de ce document que cette distinction est indispensable pour de nombreux aspects de notre recherche, comme nous le verrons dans la section suivante. Il convient donc dtablir ici une distinction globale entre (i) les syntagmes dnominatifs, des squences de signes qui ont une forme prconstruite , et qui rfrent un sens global de faon prvisible comme kick the bucket, un drle doiseau, et (ii) les syntagmes discursifs, des squences de signes qui ont une forme plus provisoire ou variable, et dont le sens est productif , cest--dire dtermin par un contexte plus contingent et complexe : kick the carbon habit, un oiseau perch sur un roseau le long du fleuve accueille laube de son chant. Les expressions idiomatiques correspondent donc des syntagmes prconstruits et prvisibles qui ont t promus en signes, des units du lexique. En revanche, pour rendre compte de lensemble du systme communicatif, il faut aussi examiner les signes interprtants , cest--dire les constructions du discours. Nous verrons dans les sections suivantes que cet aspect de la thorie des signes constitue un terrain complexe et encore relativement inexplor.

2.3 Signe - Syntagme

Un des problmes fondamentaux de la thorie structuraliste a t de dterminer comment les signes interagissent pour former des syntagmes, et comment ces structures contribuent la signification. Dans la discussion suivante, nous verrons que les syntagmes ne sont pas bricols partir de signes indpendants : plutt nous btissons nos changes et nos textes partir des schmas linguistiques que nous connaissons dj. Cette notion implique que la langue ou le systme nest pas un paradigme abstrait de relations entre les signes et leurs sens, mais plutt un corpus organique ; une archive mmorielle de signes, de citations et de souvenirs, qui sert non seulement de cadre de rfrence, mais aussi de ressource qui peut tre sans cesse reformule. Mais si tout dpend de notre mmoire textuelle, comment interprter les discours cratifs qui ne correspondent pas nos attentes ? A notre avis, ce problme ne se pose pas, si lon accepte que les constructions du discours sont beaucoup plus prvisibles quon ne le pense habituellement. Par exemple, nous avons remarqu, dans des tudes sur Irvine Welsh lauteur de Trainspotting (Gledhill & Frath 2005a, 2007), que mme un crivain trs cratif ne compose jamais dnoncs absolument nouveaux ; plutt, il reformule des fragments du discours dj existants. Nous verrons dans la section 4 de ce document que mme les discours trs tendus prsentent des repres reconnaissables, dans la forme de 26

schmas discursifs tout fait rcurrents et rguliers. Or cette notion na rien doriginal. Elle correspond la collocation , le principe, postul par Firth (1957), selon lequel notre interprtation dun signe dpend de ses contextes demploi habituels. En effet, si chaque signe possde une grammaire locale prvisible (Hunston & Francis 2000), la tche du linguiste est considrablement simplifie. Au lieu de se proccuper des combinaisons infinies du discours, lanalyste peut examiner la lexico-grammaire prototypique des quelques signes qui lui semblent tre significatifs. Dans la version classique du structuralisme, la signification dpend uniquement de la disposition des signes dans le systme. Le principe organisateur du systme est le rapport associatif ou le paradigme ; une hirarchie dans laquelle les signes ou les termes sont dfinis la fois par la place quils occupent et par les relations taxonomiques quils entretiennent avec les autres termes du systme. Mais cette notion nexplique pas comment les signes interagissent dans les syntagmes, ni comment les combinaisons de signes en syntagmes contribuent la signification. La difficult vient en partie du fait que les syntagmes, selon Saussure, ont le mme statut que des signes simples : Dans la rgle nous ne parlons pas par signes isols, mais par groupes de signes, par masses organises qui sont elles-mmes des signes. (Saussure 1916 : 177) De mme, il est difficile de rendre compte de la combinaison des signes en syntagmes, car la composition semble relever fois de la langue et de la parole : il faut reconnatre que dans le domaine du syntagme il ny a pas de limite tranche entre le fait de langue, marque de lusage collectif, et le fait de parole, qui dpend de la libert individuelle. Dans une foule de cas, il est difficile de classer une combinaison dunits, parce que lun et lautre facteurs ont concouru la produire, et dans des proportions quil est impossible de dterminer. (Saussure 1916 : 173.) Le modle SF propose plusieurs solutions cette impasse. Il sagit en particulier de rexaminer les thmes suivants : (i) la relation entre signe et syntagme, et (ii) le fait que les syntagmes ne sont pas des combinaisons libres de signes, mais obissent plutt au principe de la collocation. Le premier problme pos par Saussure concerne la relation entre signes et syntagmes. Nous avons vu que lapproche structuraliste suppose, en gros, que le syntagme est une masse de signes, les uns entasss sur les autres. Comme beaucoup dautres approches, le modle SF rejette cette position, reconnaissant non seulement plusieurs types de relation entre le signe et le syntagme, mais postulant aussi plusieurs types de signes, ainsi que plusieurs 27

types de syntagmes. Ainsi, le modle SF classique propose trois types de signes ou catgories (unit, lment, item), et quatre types de relations que nous pouvons tablir entre les signes (composition, compltion, corrlation, ralisation).6 Nous verrons dans les sections suivantes que la collocation constitue un cinquime type de relation ; un principe de slection mutuelle qui sous-tend toutes les catgories et les relations du systme lexico-grammatical. Pour linstant, nous pouvons illustrer ces notions dans le tableau suivant (3). Il sagit dun exemple authentique (tir du BNC) dune collocation verbo-nominale que nous avons tudie dans nos travaux rcents (Gledhill 2007, 2008 et paratre b, c) :

Tableau 3 : Les catgories de signes et leurs relations. Catgories Units Elments Units Elments Units Elments Units Elments Items Relations Proposition Thme Mode Sujet Participant Agent Gp Nominal NoyauYou

Rhme Reste Oprateur Prdicateur Procs Comportement Gp Verbal Gp Verbal Complexe Noyau Noyau Extensionare making fun

Complment Participant Affect Gp Prpositionnel Noyau Compltifof us,

Ajout Circonstant Modal Gp Adverbial Noyausurely

On peut voir demble que, selon la grammaire SF, les units correspondent des perspectives diffrentes du syntagme, alors que les lments et les items correspondent deux conceptions diffrentes du signe. Ainsi, sur le plan horizontal, les units sont composes dun ou de plusieurs lments . Par contre, sur le plan vertical un item , un signe physique, ralise toutes les fonctions que lon peut lui attribuer sur le plan vertical. Mais on peut remarquer deux diffrences essentielles entre cette analyse et les arbres de la grammaire gnrative. Dune part, chaque niveau de lanalyse correspond un mode de signification indpendant. Dautre part, chaque lment chaque niveau de lanalyse exprime une fonction, qui est dtermine par la structure , la place relative de llment dans le contexte des autres lments. Chaque lment ralise donc une fonction diffrente (thme, sujet, agent, noyau, etc.) selon le niveau de lanalyse (thmatique, modal, transitif, lexical, etc.). Sur le mme plan horizontal, lorsque plusieurs lments partagent la mme fonction, on dit quils sont corrls (laccord de personne entre you et are, laccord daspect entre are et ing, la rection entre of et us). Sur le plan vertical, les units et les lments peuvent tre complts par une autre unit ou un autre lment. Cette relation correspond dans laLa notion de corrlation est celle de Tesnire (1959). Les termes originaux en anglais sont: unit, element, item et composition, filling, conflation, exponence (Halliday 1961, 1970a, Fawcett 1980, Butler 1985).6

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thorie syntaxique la rcursivit . Mais dans la grammaire SF, il sagit dune relation fonctionnelle que lon observe entre rangs . Par exemple, dans (3) le groupe verbal complexe est complt par un groupe verbal make plus un groupe nominal fun ; il sagit dune mtaphore grammaticale fossilise qui suggre, tacitement, que le procs comportemental exprim par le prdicat entier (une moquerie ) est le produit dune activit matrielle (une fabrication ). Le lecteur peut infrer de ce que nous venons de dire que le modle SF propose une description profonde du syntagme, plutt quune explication drivationnelle ou gnrative. En effet, si nous identifions plusieurs niveaux danalyse, nous ne supposons en aucune manire que ces modes de signification sont lis de faon causale. Ce qui est infrieur ou suprieur dans cette analyse dpend de la perspective de lobservateur et du phnomne observ. Ainsi, les niveaux infrieurs de lanalyse en (3) adoptent le point de vue de lobjet observ (la mtafonction exprientielle : la structure vnementielle et la distribution des participants et du procs), alors que les niveaux suprieurs prennent le point de vue de lobservation (la mtafonction textuelle : la structure thmatique et informative), ou de lobservateur (la mtafonction interpersonnelle : la modalit et laffirmation). Or ces remarques concernent la faon dont les formes linguistiques ralisent plusieurs fonctions communicatives la fois. Mais dans un contexte donn, le locuteur ne compose pas ces informations sparment ; plutt il les instancie synthtiquement en un seul choix. Nous pouvons maintenant aborder le deuxime problme pos par la thorie structuraliste : lide quil existe des combinaisons libres de signes. Nous avons affirm dans lintroduction de cette section que la composition des signes en syntagmes nest pas libre , et que la signification des syntagmes nest pas le rsultat de laddition quasiarithmtique des signes dont ils sont composs. Plutt, nous avons lhabitude demployer les signes dans les mmes contextes syntagmatiques (les syntagmes sont des squences de signes plus ou moins prconstruites ), et nous interprtons les signes selon ce que nous attendons de leurs contextes demploi habituels (les syntagmes ont des emplois plus ou moins prvisibles ). Ainsi, selon Firth : Words must not be treated as if they had isolate meaning and occurred and could be used in free distribution. (Firth 1968b : 18). Le terme utilis par Firth pour rfrer cette notion est la collocation, le contexte demploi habituel dun signe. Pour illustrer cette notion, nous pouvons considrer le cas de rabid. Dans le BNC, ce signe a deux contextes demplois habituels : (1) rabid + bat, dog, ferret, mongrel, 29

pitbull (donc, des animaux malades ou enrags), et (2) rabid + antisemites, extremists, rightwing fanatics, tabloids, thatcherism (en somme, des extrmistes de droite). Ces deux emplois correspondent aux deux acceptions de ce signe dans le dictionnaire. Or lide fondamentale de Firth est quun signe comme rabid est compris non pas parce quil a deux sens diffrents, mais parce quil a deux contextes demplois habituels. Le sens de rabid pour langlophone nest jamais dtermin par un sens essentiel ou une dnotation , hors contexte ; plutt, nous rencontrons les contextes demploi de ce signe pendant notre apprentissage de la langue, et nous nous habituons ses deux contextes diffrents. Peu importe, pour nous, si la dnomination rabid rfre la maladie des animaux en mme temps que la frnsie des humains : lorigine et la direction de la mtaphore nest pas dterminante pour notre comprhension du signe dans un contexte donn. Nous pouvons maintenant expliquer la relation entre signes et syntagmes dans les termes de la collocation, et notamment par rapport la notion du contexte habituel du signe. Revenons lexemple de rabid : les locuteurs anglophones sattendent ce que ce signe apparaisse dans lun ou lautre de ses contextes habituels, mais en mme temps ils sattendent ce que le signe contribue de faon cohrente au syntagme, au texte ou au contexte dans lequel on la utilis. Nous en venons donc lide centrale de la collocation selon Firth : les contextes demplois habituels du signe contribuent constamment et concurremment sa signification. En effet, nous pouvons considrer quun signe entre dans trois diffrents types de relation contextuelle : (i) la relation cohsive entre le signe et les signes qui ne font pas partie de son contexte habituel, (ii) la relation syntagmatique entre le signe et les signes qui font partie de son contexte habituel, et (iii) la relation smiotique entre le signe et son contexte de situation habituel. Ces trois perspectives correspondent trois faons diffrentes de concevoir le contexte demploi du signe. Nous avons propos dans Gledhill (2000a) que ces trois perspectives correspondent en effet aux trois types de collocations qui sont gnralement reconnus par les linguistes : cooccurrence, construction, et expression. Une cooccurrence est une relation cohsive entre un signe et les autres signes du contexte, quils fassent ou non partie de son contexte demploi habituel. Par exemple, parmi toutes les cooccurrences qui apparaissent frquemment autour du signe rabid, nous trouvons les exemples suivants : dog, ferret, pitbull, right-wing fanatics, tabloids, thatcherism, mais aussi : a, from, mainly, most, powerful, probably. Or les cooccurrences rcurrentes dun signe contribuent sa signification, son contexte demploi habituel , alors que les cooccurrences 30

occasionnelles contribuent une signification plus contingente ou discursive . Le fait que des signes lexicaux comme ferret contribuent la signification contextuelle de rabid nest pas tonnant, mais nous verrons dans les sections ultrieures de ce document (4.2) que mme les signes grammaticaux comme a ou from ont un rle jouer, notamment en tant que pivots stables dans des schmas lexico-grammaticaux tendus. Enfin, cette perspective correspond ce que nous avons appel la dfinition statistico-textuelle de la collocation souvent adopte par les analystes de corpus (Gledhill 2000a). Une construction correspond la relation syntagmatique entre un signe et les autres signes qui font partie de son contexte habituel. Par exemple, rabid dog et rabid tabloids sont des syntagmes nominaux, composs dun modifieur rabid, et dun noyau dog ou tabloids. Comme nous lavons indiqu plus haut, certains syntagmes correspondent des constructions discursives : ce sont des schmas lexico-grammaticaux provisoires, des syntagmes qui permettent laddition de nouveaux lments pour rfrer des sens complexes de faon productive, par ex. : rabid rabbit, rabid tabloids, etc. Lavantage de ce degr de flexibilit est que nous interprtons ces nouveaux lments la lumire des catgories que nous avons lhabitude dobserver dans les mmes contextes : rabid rabbit < rabid dog, rabid tabloids < rabid extremists. Nous avons not dans Gledhill (2000a) que cette conception de la collocation correspond la perspective syntactico-smantique souvent adopte par les lexicologues et les grammairiens. Enfin, une expression correspond la relation smiotique entre le signe et son contexte de situation habituel. Les expressions se distinguent des cooccurrences et des constructions par le fait que les signes dont elles sont composes ne rfrent pas indpendamment du syntagme entier : selon la terminologie que nous avons introduite dans la dernire section, ce sont des dnominations . Nous considrons que les salutations comme How do you do, Wotcha, All right etc. constituent des exemples prototypiques des expressions, parce que ce sont des signes complexes qui rfrent directement un objet du discours conventionnel, des actes de langage performatifs. Or certains syntagmes, par exemple Hows it cooking ?, cumulent les fonctions des constructions et des expressions : nous verrons des exemples de ces constructions dnominatives dans la prochaine section. Enfin, puisque les expressions et les constructions dnominatives ont des fonctions smantiques assez spcialises, ces syntagmes sont gnralement plus autonomes et plus identifiables hors contexte que les constructions discursives. Nous examinerons cette

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perspective rhtorico-discursive de la collocation dans la prochaine section de ce document (Gledhill 2000a). Il convient ce point de notre prsentation de rappeler que chez Firth la collocation nest pas une catgorie dunits que lanalyste peut sparer des autres phnomnes linguistiques. Plutt, la collocation reprsente un type de signification qui dpend non pas du signe individuel mais de la relation mutuelle entre le signe et ses partenaires habituels. Il emploi deux termes pour rfrer ce principe, lattraction mutuelle et lentendement mutuel : The collocation of a word or a piece is not to be regarded as mere juxtaposition, it is an order of mutual expectancy. The words are mutually expectant and mutually prehended. (Firth 1957, 181). En dautres termes, pour Firth, la signification nest pas le rsultat de larrangement des signes en syntagmes, mais plutt le sens que nous accordons, de faon tout fait conventionnelle, cet arrangement de signes. De mme, la collocation ne reprsente pas simplement une prfrence formelle : il sagit plutt du moyen par lequel nous arrivons interprter la relation entre un signe et son contexte. Or comme nous lavons indiqu plus haut, il existe au moins trois types de relations que lon peut observer entre le signe et son contexte demploi habituel : (i) cooccurrence , une infrence ou un lien cohsif que nous pouvons tablir entre deux signes, (ii) construction , une infrence base sur le cotexte syntagmatique habituel du signe, et (iii) expression , une infrence base sur la relation conventionnelle entre le signe et son contexte de situation. Il sensuit de ce que nous venons de dire que les trois types de collocation prsents ici (cooccurrence, construction, expression) ne correspondent pas une typologie formelle, mais plutt aux trois moyens par lesquels nous apprhendons les signes et leurs contextes habituels. Nous pouvons dmontrer cette ide en comparant lexemple que nous avons dj mentionn rabid dog avec des exemples plus insolites comme rabid rabbit ou rabid tabloids. Du point de vue de la cooccurrence , le signe dog(s) est la cooccurrence la plus frquente de rabid de la langue anglaise (nous trouvons 25 exemples de rabid + dog(s) sur 71 occurrences de rabid dans le BNC). Il nest donc pas facile de concevoir les autres collocations de rabid sans les associer dog(s). De mme, du point de vue de la construction , nous interprtons les syntagmes rabid rabbit et rabid tabloids dans les termes des deux schmas habituels que nous connaissons dj (les deux constructions animaux enrags et extrmistes de droite ). Mme lorsque nous rencontrons ces signes nouveaux dans des contextes plus complexes, 32

comme ladies get rabies by being bitten by babies, nous pouvons les comprendre parce que le discours comporte des schmas qui nous permettent de crer une infrence cohrente. Enfin, du point de vue de l expression , le syntagme rabid dog ne rfre pas toujours aux chiens enrags, mais peut rfrer aux personnes, un emploi mtonymique assez conventionnel. Il sagit dun emploi dont nous trouvons quelques exemples sur Internet : theyll all tell you that I fight and fight for my people like a rabid dog, Nancy Grace is a vapid, rabid dog! Im a rabid dog and Im on the make and Ive been kicked too many times for the chances that I take. Dans ces exemples, rabid dog constitue une expression dnominative, un syntagme prconstruit qui rfre de faon prvisible (au moins, pour les locuteurs qui connaissent cette expression) un objet discursif conventionnel : une comparaison rituelle qui apparat plus ironique quinjurieuse. Enfin, nous pouvons aussi considrer lexemple plus discursif : rabid tabloid. Les connotations canines de rabid ont bien sr une influence sur la signification de ce syntagme. Et sans doute Firth aurait-il ajout une remarque sur la proximit phonique de rabid et tabloid (une des prononciations de rabid tablit une assonance avec la premire syllabe de tabloid). Mais on peut aussi reconnatre que rabid tabloid appartient un discours convenu. Pour langlophone, le signe rabid est un terme cod pour condamner non seulement le comportement mais aussi les convictions politiques de certains groupes de personnes, comme on peut le voir dans sa dfinition dans le dictionnaire Collins COBUILD : You can use rabid to describe someone who has very strong and unreasonable beliefs about a subject, especially in politics. (Sinclair et al. 1995, 88, 1351). Cette dfinition dmontre comment nous pouvons infrer plus ou moins directement une relation cohsive entre rabid et tabloids. La relation na pas besoin dtre manifeste par la cooccurrence frquente de ces deux items, ni dans les mmes constructions : elle est plutt lie lensemble de nos connaissances sur un phnomne social complexe quil serait difficile de dfinir, mais que nous pouvons simplement nommer un objet de notre exprience politique . Cette conception discursive de la collocation mrite plus de recherches, et nous aborderons la question des syntagmes discursifs dans les sections ultrieures de ce document.

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2.4 Conclusion

Dans cette section, nous avons prsent les grandes lignes de la thorie SF dans les termes que les linguistes ont hrits du structuralisme. Nous tenons maintenant rsumer notre position gnrale dans nos propres termes : (i) Une langue, un systme linguistique, est constitue par lusage ou le discours. Le systme linguistique est un corpus doccurrences, un ensemble dobservations sur les signes et leurs contextes demploi habituels dans le discours. Le systme nest pas un module cognitif ou un paradigme abstrait, cest une ressource mmorielle, susceptible dtre reformule. Puisque le systme est constitu par lusage, nous devons toujours concevoir la relation entre systme et discours dans le sens discours > systme. (ii) Un signe linguistique est une occurrence, un acte de langage dfini qui rfre un objet indfini de notre exprience. Mais un signe linguistique est aussi une forme, un nom pour une catgorie propos de laquelle nous formons des habitudes discursives et autour de laquelle nous construisons nos connaissances du monde. (iii) Le discours est constitu par des vagues de syntagmes : des signes qui sagrgent en squences prconstruites et qui expriment des sens prvisibles. Notre interprtation des signes et du discours dpend de la collocation, le principe selon lequel la signification dun signe est dtermine par son contexte demploi habituel, cest--dire la relation habituelle entre le signe et les autres signes du texte, le signe et son syntagme, et le signe et la situation extra-linguistique. Le premier objectif de cette section a t de prsenter un aperu gnral du modle SF. Mais chemin faisant, nous avons incorpor dans cette discussion plusieurs ides que nous avons labores au cours des annes, notamment sur la fonction discursive de la collocation, qui date de nos premiers travaux (Gledhill 1996a et 2000a), ainsi que la rfrence smiotique, dveloppe dans nos travaux plus rcents (Frath & Gledhill 2005, Gledhill & Frath 2005). Nous osons croire que cette synthse thorique pose les jalons dune description systmatique de la langue. Or nous convenons qu la diffrence des linguistes qui sinspirent de la logique, du cognitivisme ou dautres approches qui favorisent la modlisation formelle, nous ne prenons pas comme notre point de dpart lexplication mais plutt la description. Pour nous, et sans doute aussi dautres linguistes, lexplication linguistique doit surtout se nourrir des observations bases sur la description profonde . Mais nous avons voulu prsenter dans cette section non pas une analyse dtaille dun micro-phnomne linguistique, mais plutt une grille danalyse symtrique et suffisamment gnrale pour analyser bon nombre de phnomnes linguistiques de faon systmatique. Pourtant, si certains critiquent Halliday pour 34

la complexit et le nombre de termes utiliss dans son modle, il nous semble au contraire que les termes que nous avons dfinis ici constituent un bagage analytique tout fait lger et minimal, par rapport aux autres systmes que nous avons rencontrs dans le pass : occurrence, systme, forme, fonction, instanciation, ralisation, contexte, co-texte, texte, genre, registre, strate, lexico-grammaire, mtafonction, catgorie, relation, collocation. Lorsquon ajoute les notions lexicologiques et smiotiques dont nous avons discut ici et dans nos divers travaux (cooccurrence, construction, corpus, dnomination, discours, expression, signe, rfrence, objet), on obtient un paradigme analytique puissant et polyvalent. Nous aurons loccasion de dmontrer ce principe dans les sections suivantes.

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3. La PhrasologieDans la section prcdente, nous avons prsent une interprtation personnelle de la thorie systmique fonctionnelle. Lobjectif du reste de ce document est de prsenter une synthse de nos recherches menes dans le cadre de cette thorie, notamment en ce qui concerne nos deux domaines de prdilection : la phrasologie et la lexico-grammaire. Dans la section 4 nous examinons deux phnomnes discursifs en particulier : le rle des signes grammaticaux dans les textes et les schmas lexico-grammaticaux, et le fonctionnement syntaxique des ajouts en anglais. Il sagit de deux thmes rcurrents de notre recherche. Par contre, dans la prsente section nous nous concentrons sur des thmes plus rcents de notre recherche : les expressions idiomatiques et les collocations verbo-nominales (VN). Avant daborder le problme spcifique des collocations VN, il faut situer ce phnomne dans le contexte plus large de la phrasologie. Nous verrons au cours de cette section que ces collocations posent un certain nombre de problmes pour la notion traditionnelle de lunit phrasologique.

3.1 La phrasologie et les phrasologues

La phrasologie traditionnelle se proccupe de la dfinition et de la classification des expressions idiomatiques, ainsi que du problme de la motivation : le degr de difficult avec laquelle lobservateur arrive associer la source dune expression (sa signification mtaphorique ou potentielle, hors contexte) la cible (sa signification actuelle, en contexte). Par exemple, les comparaisons strotypes sont des expressions plutt motives ou transparentes, mme si la source de la comparaison est opaque ou arbitraire : as drunk as a lord, dronken als Lot, rondo como una cuba, ebria kiel porko, sol comme un Polonais.7 De mme, les citations proverbiales sont aussi assez motives, et la source de lanalogie est aussi arbitraire : kill two birds with one stone, ving twee vliegen in een klap,

Littralement en nrlandais : sol comme Lot, espagnol : sol comme un tonneau, et espranto : sol comme un porc. Nous avons choisi ces langues parce quelles sont nos langues de travail lorsquil sagit de questions de linguistique comparative.

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matar dos pjaros de un tiro, trafi du muojn per unu bato, faire dune pierre deux coups.8 Ces exemples montrent la diffrence principale entre les expressions mtaphoriques et les expressions idiomatiques proprement dites : les expressions idiomatiques prsentent une rupture irrcuprable entre la source et la cible conventionnelle de lexpression, ce qui rsulte en un schma analogique compltement arbitraire : to kick the bucket, het hoekje omgaan, estirar la pata, fali tomben, casser sa pipe.9 Le problme de la phrasologie traditionnelle se rsume donc en une srie de dbats sur larbitraire du signe et la conventionnalit de la rfrence. Le terme unit phrasologique a ses origines dans les travaux en franais sur la smiologie et la stylistique (Bral 1897, Lindberg 1898, Bally 1909, Sechehaye 1921, Frei 1929). La phrasologie en tant que discipline sest ensuite dveloppe en Europe centrale et orientale, en particulier dans des tudes anthropologiques sur la fonction symbolique des phrasmes (Vinogradov 1947, Amosova 1963). Les linguistes ont par la suite examin la place du phrasme dans le lexique et le dictionnaire (Coseriu 1966, Kunin 1970, Hausmann 1985, Bjoint & Thoiron 1992, Palm 1995, Cowie 1998a et 1998b, Gonzalez-Rey 2002), la typologie des phrasmes et le problme des proverbes (Greimas 1960, Kleiber 1989 et 2002, Glser 1988b, Brdosi, 1999, Schapira 1999), la notion du figement et la place des expressions idiomatiques dans le systme grammatical (Weinreich 1969, Makkai 1972, M. Gross 1982, 1988, Ruwet 1983, Fillmore, Kay & OConnor 1988, Baranov & Dobrovolskii 1996, G. Gross 1996, Mejri 1997), le rle des expressions dans les textes, les langues de spcialit et les varits non-standards (Glser 1988a, Humbley 1993, Grciano 1997, Howarth 1996, Cowie 1998a, Ruiz 1998), et les aspects cognitifs et psychologiques de ce que lon appelle, dans ce sous-domaine, les squences formulaques (Swinney & Cutler 1979, Gibbs 1980, Gibbs & Nayak 1989, Read & Nation 2004, Underwood, Schmitt & Galpin 2004). La position des linguistes systmiques dans ce domaine se distingue nettement de la tradition phrasologique. Pour les linguistes SF (par ex. Tucker 1998, Hunston & Francis 2000, Hoey 2005), et pour nous en particulier, le terme rfre une notion beaucoup plus vaste que ltude des units phrasologiques. Dans notre conception du terme, la phrasologie est le discours habituel dun registre particulier : [phraseology is] the

Littralement, en nrlandais : attraper deux mouches en un coup, en espagnol : tuer deux oiseaux dun coup, et en espranto : frapper deux souris en un coup. 9 Littralement, en nrlandais : aller autour de langle, en espagnol stirer la jambe, et en espranto tomber dans sa tombe.

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