Le scientifique et le théologien

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Lescientifiqueetlethéologienenquêted’Origine

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ThierryMagnin

Lescientifiqueetlethéologienenquêted’Origine

L’expériencedel’incomplétude

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danslaconceptiondumonde,etfinderepèresancestrauxpourles hommes ! C’est le choc de la science naissante avec lareligion. La science apparaît, comme la philosophie, dans saprogressive autonomie par rapport aux représentationsmythiques et religieuses du monde, ce qui engendrera demultiples tensions et conflits en Occident. Notons cependantque Copernic et Galilée adapteront cette révolution deconception du monde à la perspective chrétienne. Ce sontdavantageleurssuccesseursquiyverrontuneruptureprofonde.

LacondamnationdeGaliléeen1633enestlesymbole.Ellen’est pas liée à des questions purement scientifiques etthéologiques (problèmespolitiqueségalement),maiselleest latracevisiblede l’influencedessciencessur lesconceptionsdumondeet,ducoup,surlaplacedel’hommeetdeDieudanscemonde.C’est toutun systèmedepensée,dit«aristotélicien»,quiestremisencausedupointdevuedessciencesdelanatureet de la synthèse théologique édifiée à partir de la sciencearistotélicienne. C’est aussi le pouvoir politicoreligieux quis’appuyait sur cette synthèsequi est touché.Galilée, reprenantune boutade d’un ami ecclésiastique, aura beau dire quel’«EspritSaintseproposedemontrercommentonvaauciel,etnon comment va le ciel », il sera attaqué et condamné. Parmiceuxqui,ducôtédeRome,participerontàl’«affaireGalilée»,il y a pourtant des hommes religieux ouverts et très sensiblesaux sciences, comme le cardinalBellarmain.Mais le choc desremisesencauseesttropfortetengendrebiendesconfusions!

Pascal,contemporaindeGalilée,vaselaisserprofondémentinterroger par ces « nouveautés ». Devant les découvertesscientifiques sur l’Univers (l’infiniment grand) et sur l’atome(l’infiniment petit de l’époque), Pascal est pris de vertige. Iléprouve la solitude et l’angoisse de l’homme face à unmondeéclaté,démesuré,qu’ilnemaîtriseplusetqui semble l’ignorer

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totalement. Voici quelques citations de ses Pensées5 quisoulignent ce fait, citations qui ne sont pas sans lien avec lequestionnementdel’hommed’aujourd’hui.

L’hommen’estpluslamesuredetoutechose(72,Brunschvicg).

[Cecosmosdémesuré,]sphèreinfiniedontlecentreestpartout,lacirconférencenullepart(72).

L’hommenesaitàquelrangsemettre.Ilestvisiblementégaré,ettombédesonvrailieusanspouvoirleretrouver(427).

Lesilenceéterneldecesespacesinfinism’effraie(206).

En regardant tout l’univers muet, et l’homme sans lumière,abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin del’univers,sanssavoirquil’yamis,cequ’ilyestvenufaire,cequ’il deviendra enmourant, incapablede toute connaissance,j’entreeneffroi(693).

Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment,[…]sansquejesache[…]pourquoicepeudetempsquim’estdonnéàvivrem’estassignéàcepointplutôtqu’àunautredetoutel’éternitéquim’aprécédéetdetoutecellequimesuit.Jene vois que des infinités de toutes parts, qui m’enfermentcommeunatomeetcommeuneombrequinedurequ’uninstantsans retour. Tout ce que je connais est que je dois bientôtmourir,maiscequej’ignoreleplusestcettemortmêmequejenesauraiséviter(194).

Carenfinqu’est-cequel’hommedans lanature?Unnéantàl’égarddel’infini,untoutàl’égarddunéant,unmilieuentre

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rienet tout.Infinimentéloignédecomprendrelesextrêmes, lafin des choses et leur principe sont pour lui invinciblementcachés dans un secret impénétrable, également incapable devoir lenéantd’où il est tiré et l’infinioù il est englouti.Quefera-t-ildonc,sinond’apercevoirquelqueapparencedumilieudes choses, dans un désespoir éternel de connaître ni leurprincipe ni leur fin ? Toutes choses sont sorties du néant etportéesjusqu’àl’infini.Quisuivracesétonnantesdémarches?L’auteurdecesmerveilleslescomprend.Toutautrenepeutlefaire(72).

La réflexion de Pascal sur les deux infinis devient uneréflexionsur l’existencehumaine.Pour lui, lesdeux infinisnesontplus seulementdeux réalités extérieures à l’homme. Ils letraversentet représentent ladoubledimensiondusujetpensantlui-même.

Situéentre l’infinitédumondequi lehanteet lenéantd’oùilest tiré, l’hommeparticipede l’uneetde l’autre.L’infinimentgrand et l’infiniment petit apparaissent ici comme les deuxpôles extrêmes et inséparables de la conscience humaine. Ladialectique des deux infinis est vécue dans le cœur del’homme:elleestlemouvementmêmedetouteconscience6.

Retenons ici la dialectique des deux infinis, mouvementmêmede toute conscience.La conscience est comme aimantéepar l’infinité,elle tendvers l’infinité.Maiselleseheurteàseslimites, à sa finitude, et cela la renvoie sur l’autrepôled’elle-même, vers son néant. Confrontée à ce néant, elle éprouve lesentiment du vide, d’un vide infini, sans pour autant seconfondreaveclui.Enmêmetempsquelaconsciencehumaineéprouvecevidequilacreuse,elleéprouveaussiparlàmêmesa

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aussi son déchirement. Car l’homme ne parvient pas à serejoindre luimême, à se construire complètement comme sujet,dansuneprésenceeffectiveet totaleà lui-même. Il s’épuiseenvainàremplirlevideinfinidesoncœur11.

Pascal a vécu une expérience d’incomplétude, de finitude,quil’aconduitàl’acceptationdelaconditionhumainedanssagrandeur-misère, dans sa fragilité et sa capacité d’infini. Aucœurdecettetension,decedéchirement,onperçoitpourluiunchemindevéritéquipassepar l’expérienceduparadoxe,de lacontrariété,qui,loind’êtreunedéfaitedelaraisonhumaine,estdavantageuneouvertureàl’infinietauDieucachédelaBible.

Jusqu’au jour où il découvre que Dieu lui-même s’offre àlui! Pas n’importe quel Dieu. LeDieu qui se révèle à Pascal,dansunenuitdefeu,estunDieuquis’unitàl’hommeaufonddesonâme,quilaremplitd’humilité,dejoie,d’amour.CeDieuquiselaisserencontrerauplusintimedel’être,nonparpreuvesdu dehors, mais par sentiment intérieur, n’est pas un Dieuétranger à l’homme. Il n’est pas une puissance extérieure, unepuissancedelanature.C’estleDieudelapersonne.Ilserévèlecommelavéritéplénièredusujethumain.Cettevéritén’estpascelled’unobjet,d’unechose,d’uneexplicationdéfinieunefoispour toutes. C’est la vérité d’une conscience, d’une libertéappelée à une communion infinie, à une grandeur proprementdivine,dansl’expériencedelacharité.

LeDieuquis’estrévéléàPascalnefaitqu’unaveclacharitéinfiniemanifestéeparJésusChristquis’offreàtouthomme.Enrépondant à cette invitation, l’homme trouve enfin un chez-soiqui, loinde l’enfermer en lui-même, l’ouvre àune communionuniverselle dans laquelle il est accueilli et salué comme unepersonne.

Il luiestainsidonnédepouvoirnaîtreàsoi-mêmeetdese

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constituer comme sujet au sein d’un corps plein de membrespensants. En ce sens : « Pensée fait la grandeur de l’homme(346).»

Pascal illustre ainsi la puissance de conversion qu’uneauthentique quête de vérité, entre science et foi, permet. Celanous situe bien au-delà des classiques oppositions, mais entenantvraimentcomptedesdifférentsdomainesdelascienceetdelafoi,etenacceptantd’affronterlescontrariétésauxquellesl’hommeest soumis. Il est un exemple appelant pour l’hommemoderne en quête d’identité dans un monde où tout semblecacher Dieu et où, pourtant, pointe un questionnementexistentielprofondsurl’hommeetsaplacedansl’univers.

Nous ne faisons pas, bien sûr, de la conversion de BlaisePascal au Christ-Agapè le point d’arrivée inéluctable de toutquestionnementvéritabledel’homme,entrescienceetfoi!Maiscequinousintéresseiciestnonseulement l’expérienceproprede Pascal, située dans un contexte spécifique, mais surtout letrajet que son questionnement lui fait parcourir. Il sembleemblématique de celui de bon nombre de personnes qui osenttravailler lesquestionssur l’hommeetsurDieuenconsidérantlesaspectsscientifiques,philosophiquesetspirituels,sanspourautantêtreoudevenirchrétiens.

1.Psaume8.2. Trinh XUAN THUAN, Origines. La nostalgie descommencements,Paris,Fayard,2003.3. Éloi LECLERC, Rencontre d’immensités, Une lecture dePascal,Paris,DescléedeBrouwer,1993.4. Pierre MAGNARD,Pascal ou l’art de la digression, Paris,Ellipses,1997.5. Léon BRUNSCHVICG,Blaise Pascal, Opuscules et Pensées,

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Paris,Hachette,1897.6.ÉloiLECLERC,op.cit.,p.96.7.PierreMAGNARD,op.cit.,p.11.8.Cantiqued’Isaïe45,15.9.LouisLAVELLE,Del’intimitéspirituelle,Paris,Aubier,1955,p.176.10.ÉloiLECLERC,op.cit.,p.86.11.Ibid.,p.125.

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prédictible.Ilnepeutdoncexisterdedescriptionexhaustivedelaréalité,dansl’étatactueldenosconnaissances,biensûr!

Complexitécroissante,auto-organisationdelamatière,sontles mots clés pour décrire la lente émergence du vivant. Denombreuxscénariossontproposés;tousconduisentàlamêmeconstatation : il faut de multiples rencontres successives etefficaces entre molécules organiques pour arriver à former delongueschaînesdeconstituantsdescellulesvivantes.Dansleurévolution,ceschaînesonttendanceàs’enroulersurelles-mêmeset deviennent acides nucléiques (ARN et ADN), protéines oulipides.Cestroiscomposantss’assemblentencellulesetjouentleurs rôles respectifs de programmes génétiques, de lecteurs-exécutantsdecesprogrammesoudemembranesrégulatricesdeséchanges. Ces cellules possèdent alors toutes lescaractéristiques du vivant, en particulier celle de pouvoirsubsistergrâceàdeséchangesavecl’environnement,depouvoirsedupliqueretévoluer.

La vie correspond à un processus physico-chimique horsd’équilibre, dont le vieillissement manifeste l’irréversibilité.Développée depuis une cinquantaine d’années, lathermodynamiquedunon-équilibreétudielessystèmesquisontmaintenushorsd’équilibreparlescontraintesqu’exercesureuxlemilieuenvironnant(commeunecellulevivantedanslecorpshumain). L’exemple le plus connu est celui des cellules deconvectiondeBénardquiapparaissentquandonchauffeparlebasunecouchede liquideplacéedansunchampdepesanteur.Dèsqueladifférencedetempératureentrelehautetlebasdelacelluledépasseuncertainseuil,leliquidesemetenmouvementet une structure convective s’établit. Si l’onmaintient le non-équilibreencontinuantàapporterdelachaleur, lescellulesdeconvection prennent une forme géométrique bien précise(cellules hexagonales), de sorte qu’un ordre macroscopique

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intervient.Onditquedel’ordre(chimique)apparaîtauseindudésordre. De tels systèmes, qu’on appelle « dissipatifs »(d’énergie),sontfréquentsenphysique,chimieetbiologie.

Ainsi, lorsque les systèmes sont hors d’équilibre, lesmoindresfluctuations(parexempledetypethermique)peuventles entraîner à adopter des comportements radicalementnouveaux, comme l’émergence d’un ordremacrosco-pique. Demanière aléatoire, le système est amené vers des états où lamatière est ordonnée : ce sont les structures auto-organisées.Dans la thermodynamiqueclassique,ons’étaithabituéà l’idéedemortthermiqueirréversible.Pourtant,danslessystèmeshorsd’équilibre, l’irréversible se conjugue avec le devenir etl’évolution:onparled’auto-organisation.Celaaccroîtledegrédecomplexitédessystèmes,commeceluidescellulesvivantes.

L’histoiredel’universetdelavieprésenteunemontéedelacomplexité, commeTeilhard deChardin en avait eu l’intuition(onparlemaintenantdepyramidedelacomplexité,deseuilsdecomplexité).Celaauraitétéimpossiblesitoutsepassaitprèsdel’équilibre et sans dissipation d’énergie. Ainsi, l’ordre et ledésordre, le régulier et l’irrégulier, le prévisible et le nonprévisible, se conjuguent pour créer la complexité. Dans unestructurecomplexe,l’ordreestdûàl’existenced’interactions;ledésordrepermetderapprocherlesconstituantsdusystèmepourlesmettreeninteraction.Ducoup,danslessystèmescomplexessefaitjourunedialectiqueentreletout(l’ensembledusystème)etlesparties.Letoutestalorsplusquelasommedesparties:lacelluleestplusqu’unsimpleagrégatdemolécules.Dansletoutémergent des propriétés nouvelles dont sont dépourvus lesconstituants, les parties. Le tout est doté d’un dynamismeorganisationnel.Laviepeutsedéfiniricicommeunfaisceaudequalités émergentes (l’auto-reproduction par exemple). Ellecontient simultanément un élément d’ordre représenté, par

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exemple,parleprogrammegénétiqueetunélémentdedésordredégénératif. En ce sens, la mort est inséparable de la vie, etl’organisation du vivant est en fait une réorganisationpermanente.

Écoutonscequ’IlyaPrigogine,scientifiqueagnostique,prixNobel,ditseulementneufansaprèslefameuxlivredeJacquesMonod,LeHasardetlaNécessité:

Lasciencedesprocessusirréversiblesaréhabilitéauseindelaphysique la conception d’une nature créatrice de structuresactivesetproliférantes.[…]L’irréversibilitéestsourced’ordre,créatrice d’organisation. […] L’homme dans sa singularitén’était certainement ni appelé ni attendu par le monde. Enrevanche, si nous assimilons la vie à un problème d’auto-organisation de la matière évoluant vers les états les pluscomplexes,alors,dansdescirconstancesbiendéterminées,[…]la vie est prévisible dans l’univers, y constitue unphénomèneaussi naturel que la chute des corps. […] C’est pourquoiphysique et métaphysique se rencontrent aujourd’hui pourpenserunmondeoù leprocessus, ledevenir, seraitconstitutifdel’existencephysique9.

Certainssystèmescomplexessontdits«chaotiques».Ainsilorsqu’unsystèmepossèdeplusdedeuxvariableseninteraction,ces interactions entraînent des effets complexes dans sonévolution.C’estlecasdupendule:lorsquelesseulesvariablesde sonmouvement sont la position et la vitesse angulaire, soncomportementestsimpleetrégulier.Mais«quandonajouteunetroisièmevariable,parexempleensoulevantpériodiquementsonextrémité supérieure […], le système devient chaotique10 » etimprévisible puisqu’il ne fait alors jamais deux fois la mêmechose.

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La science classique était dominée par l’idée de certitude quiavaitunrayonnementmajeur,quasimentsynonymedepartagedelasciencedivine2.

Or, l’émergence de la physique quantique et de lathermodynamique du non-équilibre, notamment, marqual’avènement dans le champ du rationnel des notionsd’incertitude, d’incomplétude, d’indécidabilité, notions quimodifientradicalementlestatutdelaconnaissancevialaplacedusujetconnaissant. Il s’agit làd’unevéritablemutationde laratio-nalité scientifique dont il convient d’apprécier l’effet surlesmentalités.

Le rêve de prévisibilité parfaite est illustré par la fameusephrasedudémondeLaplacedéjàévoquée.C’estcerêvequelascience moderne est venue briser. En acceptant de quitter ledéterminisme laplacien et l’idée de certitude pour le chaosdéterministeetl’imprévisibilité,lesscientifiquesontouvertdespossibilitéstoutesnouvellesauprogrèsdesconnaissancesd’unmonde«endevenir».L’univers–pournous–n’estpasfait,ilestenconstruction!

Quelquechoseéchappe

Laprétentionàlacomplétudedudiscoursscientifique,quivadepairaveclarevendicationdecertitude,supposeaussil’existenced’un langage susceptible de refléter la totalité du réel. Or, ilressortdesétudesdeWittgenstein,parexemple,quelastructurelogiquedulangagenepeutêtredécriteà l’intérieurdulangagemême3. Autrement dit, ce dans quoi ou grâce à quoi onreprésente n’est pas représentable (est inexprimable). Il y a del’inexprimable au-delà du langage.Accepter ainsi qu’il y a del’indicible, n’est-ce pas ouvrir à la question du sens en

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reconnaissantenmêmetempslacontingencedel’homme?Lascienceclassique,avecsonrêvedeprévisibilitéparfaite,

affirmait savolontédeconstruireun systèmede représentationexhaustif.LestravauxdeGödelsontvenusmettreuntermeàcesprétentions.LesrésultatsdeGödelindiquentensubstancequ’ilexiste des propositions indécidables, des propositionsarithmétiquesvraies,quel’onnepeutpasdéduiredesaxiomes,et des énoncés vrais indémontrables. Il s’ensuit qu’aucunethéorie ne peut apporter par elle-même la preuve de sa propreconsistance et que l’autodescription complète est logiquementimpossible.Laconsistanceimpliquealors l’incomplétude,et lacomplétude ne peut être obtenue qu’aux dépens de laconsistance4:làaussi,quelleévolution!

La physique quantique, nous l’avons vu, est le terrainprivilégié de la mise en évidence de l’incomplétude, de ce«quelquechosequiéchappe».Lamicrophysiquerappellequel’homme n’est pas un spectateur indépendant du réel qu’ilexplore,maisqu’ilenestpartieintégrante.(Noussommes«aumonde », « en situation ».) La réalité décrite par la physiquen’estplusindépendantedesmodalitésdeladescription.Etcelanon seulement, comme on le savait déjà, parce que c’estl’homme qui bâtit les concepts et les théories,mais parce quemesurer et connaître, c’est agir sur le réel, ou plutôt interagiraveclui.Unetelleinteractionperturbenécessairementl’objetetil s’ensuit que toute mesure est entachée d’une irréductibleindétermination exprimée, dans le formalisme de lamécaniquequantique,par lesrelationsd’incertitude(d’indéterminisme)deHeisenberg. L’incertain apparaît coextensif à la connaissancequenousprenonsduréel.Ilyaunvraibutoiràlaconnaissancede l’objet quantique. Quelque chose échappe, et pourtant laconnaissance progresse aussi par l’acceptation non passive de

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cetteincomplétude.Jedisbien«acceptationnonpassive»,carlalutted’Einsteinpourtrouverdesfaillesàlathéoriequantique,à travers la recherche de variables cachées, a fait avancer laconnaissance.

Quelquechoseéchappe,quelquechosequiestdel’ordredel’Origine.Ilapparaîtquetantl’étudedulangage(Wittgenstein)que l’étudede la logique(Gödel),de lastructurede lamatière(Heisenberg)oudel’évolutionirréversible(Prigogine)débouchesur le même constat d’incomplétude, le même horizond’indécidabilité, la même impossibilité à limiter le vrai à latotalité de ce qui peut être dit, formellement démontré ouimmédiatement mesuré. Reconnaître que quelque chose estformalisable,c’estaussireconnaîtrequequelqueaspectdecettechose échappe nécessairement. Faire une théorie de laconnaissance conduit à reconnaître que quelque chose nouséchappe. Et ceci n’est pas une défaite de la raison, mais uneconditiondeprogrès,d’intelligibilité.

Aux notions classiques de causalité linéaire, de réduction,de complétude, de stabilité, font place celles de causalitéglobale,desensibilitéauxconditionsinitiales,d’irréductibilité,d’incomplétude, d’incertitude, d’instabilité, d’imprédictibilité.Etlasciencecontemporainenousinviteàprendrelamesuredela positivité de cette incomplétude, qui apparaît comme lacondition même de la connaissance. Il s’agit d’une belleouvertureàlaquestiondelasignificationetàlaplacedusujetdansl’explorationdumondeauquelilappartient!Voilàqueleprogrès au regardde la connaissance scientifique se traduit entermesdepassagedelacertitudeàl’incertitude,cequin’estpassansrenvoyerl’hommeàsacontingenceetàsafinitude.

Ce changement de vision du monde ne peut être sansconséquence, on s’en doute, sur le comportement même duscientifique!

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Mathématiquement, il existe alors seulement une fonctiond’ondeindissociablementattachéeauxdeuxparticulesàlafois.Tenir la fonctiond’onde comme représentative de la réalité dusystème nous oblige à considérer qu’après le choc les deuxparticulesrestentmystérieusement liées,neformentplusqu’unseulsystème,etcelaindépendammentdeladistanceséparantleslieux où elles seront observées. (Nous voyons là apparaître lanotiond’enchevêtrementàgrandedistance,d’imbrication.)

Cette conclusion paraissant absurde, on a cherché diversmoyens d’y échapper. En supposant par exemple que l’entitémathématique représentative du réel n’était pas la fonctiond’onde,maisuneautreentitémathématiquedénommée«matricedensité».Onaviteconstaté,cependant,qu’ontombaitsuruneautredifficulté:devenaientalorsinexplicablesdescorrélationsprévuespar lamécaniquequantiqueeteffectivementobservées.D’éminents théoriciens firent valoir que jusqu’ici toutes lesgrandes théories conçues en leur temps comme définitivess’étaient avérées périssables, que le même sort attendaitvraisemblablement notre actuellemécanique quantique, et que,sans doute, dans le cadre de la théorie de remplacement, detelles difficultés s’évanouiraient. Finalement, durant les deuxdécennies de l’aprèsguerre, l’idée la plus répandue était qu’ildevaits’agirlàd’unproblèmeplusphilosophiquequephysique,sansimplicationsexpérimentales,etdontlesphysiciensseraientbienavisésdesedétourner.

C’est alors – très précisément en 1964 – qu’eut lieu ladécouverte de Bell, laquelle balaya ces vues pessimistes etmontra que la question relevait pleinement de la science. Ils’agissait d’un test. Bell montra que si l’on croit au réalismeontologique et à la localité (influences mutuelles décroissantavecladistance),certainesinégalitésentrerésultatsdemesuresdoiventêtresatisfaites,alorsquelamécaniquequantiqueprédit

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qu’ellesserontviolées.Lesparisétaientouverts.Sesituantdanslaligned’Einstein

(réalismeet localité), JohnBell s’attendait plutôt àun résultatpositif (inégalités satisfaites), alors que, confiant en les vertusde la mécanique quantique, Bernard d’Espagnat pariait plutôtpouruneviolation.Maisc’étaitàl’expériencedetrancheretlapremière chose à obtenir était qu’elle soit faite. C’est AlainAspect et sa toute petite équipe qui, en 1982, fournirent lepremierrésultatpouvantêtretenupourdéfinitif(commeindiquéau chapitre III). Il était que la mécanique quantique, une foisencore,avaitgagné.Toutethéorieconformeàlafoisauréalismeontologique et à la localité est fausse. Autrement dit – etindépendamment de toute théorie ! –, ces expériences nousprouventquesil’onveutàtouteforceresterfidèleauréalismeontologique(qui,répétons-le,estleréalismedusenscommunetde la majorité des scientifiques), on ne le peut que dans uneversion de celui-ci s’écartant radicalement des vues intuitivesqui le rendent plausible à nos yeux, puisque, dans ce cadreconceptuel, l’enchevêtrementàdistanceounon-séparabilitéestscientifiquement prouvé. Seule réserve : cette non-séparabiliténepermetpasl’envoidesignauxplusrapidesquelalumière(cequisauve,enunsens,larelativité).Quelleévolutiondel’idéedematière et de l’idée de réalité entre physique classique etphysiqued’aujourd’hui!

Le résultat dont il vient d’être question est purementexpérimental. Il vaut indépendamment de toute théorie,mécanique quantique comprise. Mais en confirmantexpérimentalement une des plus surprenantes prédictions decette dernière, il en renforce manifestement la crédibilité, enmêmetempsqu’ilcontribueàaffaiblirencoredavantagecelleduréalismeontologique.C’estpourquoid’Espagnatvoitenluiunpuissant argument supplémentaire en faveur de sa thèse, selon

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laquelle le réalisme ontologique est à écarter au profit de laconception du réel voilé. Il est à noter que cette conceptionimpliqueunélargissementdelanotionclassiquedecausalité–qui, seloncette thèse, joueévi -demmentdans lechampde laréalité empirique–, puisqu’elle supposeune causalité, appeléepar d’Espagnat « causalité élargie » commedéjà évoquéemaisici précisée, représentée par les influences (impossibles sansdoute à cerner quantitativement) exercées par le réel sur lesphénomènes.Cetteconceptionrendplausible l’idéequeleréeln’estpasimmergédansl’espace-temps;que,bienaucontraire,l’espace-temps est, comme le pensait Kant, de nature non pasnouménale mais phénoménale, que c’est une « réalité pournous».CommeleditHervéZwirn,lacausalitéélargies’exercenonpasdephénomèneàphénomène,maissurlesphénomènesàpartir du réel, répondant à la question du pourquoi del’existencedeslois.

Quellesconséquencespeutavoirunetellevisionduréel?

Bernardd’Espagnatattirenotreattentionsurlefaitquesicetteconception du réel est juste, elle présente au moins deuxconséquencesimportantes.

Lapremièreestquesivraimentc’estnotreespritqui,dufaitde sa structurepropre, découpe lesobjets au seindu fonddeschoses, il devient impossible de se représenter l’esprit commeune émanation de tels ou tels de ces objets. Si l’on veutconservercettenotiond’émanation,onpeutseulementdirequel’espritémanedufonddeschoses.Commenousallons levoir,la nuance est très loin d’être négligeable. Ainsi, Bernardd’Espagnatn’a riencontre la théoriede l’évolution,maispour

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dites«corrélées» (émisesensembleparunemêmesource,parexemple)estdit«nonséparable».Néanmoins,lalogiquedelaviequotidienneindiquequenotremondemacroscopiqueestfaitd’éléments séparables, même si des interactions entre ceséléments existent et peuvent être déterminées. La question estalors : comment concilier la continuité et la discontinuité, laséparabilité macroscopique et la non-séparabilitémicroscopique?

Parmi les différentes approches proposées pour résoudrecettequestion,celledesphysiciensBohretHeisenberg,avecleprincipe de complémentarité, constitue la plus probante à cejour. Pour eux, la complémentarité décrit un phénomène pardeux modes différents, qui doivent être exclusifs. C’estseulement en considérant ces deux modes contradictoires quel’onpeut entrer dans une compréhensionduphénomène. «Enjouant des deux images (onde-corpuscule par exemple), enpassant de l’une à l’autre et en revenant à la première, nousobtenons finalement l’impression juste sur l’étrange sorte deréalitéquisecachederrièrenosexpériencesatomiques5.»

BohretHeisenbergutilisent leconceptdecomplémentaritéàplusieursreprisespourinterpréterlathéoriequantique.Ainsi,la connaissance de la position d’une particule estcomplémentairedelaconnaissancedesaquantitédemouvement(produitde lamassepar lavitesse).Sinousconnaissons l’uneavecunehauteprécision,nousnepouvonsconnaîtrel’autreaveclamêmeprécisionélevée(principed’incertitudedeHeisenberg)etcependantnousdevonsconnaîtrelesdeuxpourdéterminerlecomportementdecetteparticule.

Nousavonsvuprécédemmentqu’uneparticulepouvaitêtreexpérimentalementétudiéesoitàl’aided’undétecteur,soitavecuninterféromètre.Autrementdit,sil’ondésireparlerd’unobjet

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quantique, dit Bohr, il convient de le faireen termes decorpuscule ou d’onde, en fonction de l’appareillage qu’onutilise, et donc de la question que l’observateur pose.Aucuneimagen’estcomplèteetilestnécessairedetenirensembledeuximagescontradictoirespourdécrirel’objetquantique.

Lefaitnouveauparrapportà laphysiqueclassiqueestquela définition même des grandeurs physiques est directementconditionnée par les procédures de mesure utilisées. « Laprocédure de mesure a une influence essentielle sur lesconditions sur lesquelles repose la définition même desquantitésphysiquesenquestion6.»

Bohr montrera ainsi que le postulat fondamental, enmécanique quantique, de l’indivisibilité du quantum d’actionnousobligeàadopterunnouveaumodededescriptiondésignécommecomplémentaire.Touteapplicationdonnéedesconceptsclassiques empêche l’usage simultané d’autres conceptsclassiques qui, dans un contexte différent, sont égalementnécessaires pour l’élucidation des phénomènes. Soulignons icifortement l’importance du mode de couplage des conditionsexpérimentalesetdel’appareilconceptuelquiestà labaseduprincipe de complémentarité deBohr.Ce dernier est destiné àpréciser la manière dont fonctionnent les concepts quiinterviennentdanslacompréhensionthéoriquedesphénomènesquantiques.Cepointestessentielpourl’analysephilosophiquedel’idéedecomplémentarité.

Cette façon de voir le réel génère bien sûr un paradoxe àl’endroit du langage classique. Ainsi en est-il des couplesonde/corpuscule,séparabilité/non-séparabilité.MaispourBohr,lesparadoxesrésultantdecettedoubledescriptionsont,sil’onpeut dire, déplacés par le fait qu’il est impossible de réalisersimultanément deux mesures dont l’une révélerait le caractère

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ondulatoire et l’autre le caractère corpusculaire d’un mêmeobjet.Quand l’une des images s’actualise, l’autre se virtualiseousepotentialise.

Soulignonsencore,cependant,quecettecomplémentariténerenvoiepasàunesimplejuxtapositiond’images,maisseréfèreaux aspects mutuellement exclusifs que représentent lesphénomènes quantiques. La particule élémentaire n’est ni uneondeniuncorpuscule,c’estune«chose»quicombinelesdeuximages.

LesracinesdelacomplémentaritéchezBohr

Dèssespremièrescommunicationsde1927,NielsBohr faisaitappel à des illustrations tiréesde la viede tous les jourspourmettreenévidencelecôtéproblématiquedeladistinctionentresujet et objet et pour faciliter l’appréhension de sa nouvellefaçondevoirquetantdephysiciensavaientdumalàaccepter.

J’espère toutefois que le concept de complémentarité estsusceptible d’élucider les difficultés actuelles, qui présententune analogie si profonde avec les difficultés d’ordre général,dans la formation des concepts humains, résultant de lanécessitédefaireunedistinctionentrelesujetetl’objet.Ilestsignificatifque […]en d’autres domaines de la connaissance,nous rencontrons des situations rappelant celle que nousconnais-sons en physique quantique. Ainsi l’intégrité desorganismesvivants,etlescaractéristiquesdelaconsciencedesindividus,autantquecellesdes cultureshumaines,présententlestraitsd’untout,quiimpliquent,pourenrendrecompte,unmode de description typiquement complémentaire. […] Nousn’avons pas affaire à des analogies, plus ou moins vagues,

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VI

Différentsniveauxderéalité?

Devant les différences considérables entre le réalisme de laphysique classique et celui de la physique quantique, certainsauteurssesontdemandésilaréalitéempirique(selonlesensded’Espagnat) ne pouvait pas être structurée en niveaux. Dansl’expression«niveauxde réalité»quenousallonsmaintenantanalyser, d’une part chezWerner Heisenberg (le premier à enparler) et d’autre part chez le physicienBasarabNicolescu, lemotréalitécorrespondà la réalitéempiriqueaccessiblepar lessciences,cellequi,dansnosexpériencesscientifiques,«résisteà nos représentations, à nos images et à nos formalisationsmathématiques ». Cette réalité (empirique) est donc différentedu réel voilé, qui est non représentable (et, du coup, nonrésistant, diraNicolescu, comme nous le verrons plus loin). Ilest cependant important de rappeler ici qu’il n’y a pas deuxréalités,l’uneempiriqueetl’autrevoilée.Maisc’estsurleplanduréalismeempiriquequejoued’abordlanotiondeniveauderéalité, avec une visée ontologique chez Nicolescu, leformalismemathématique étant inséparable de l’expérience enphysiquequantique.

LesniveauxderéalitéchezHeisenberg

C’est dansLemanuscrit de19421, admirable ouvrage écrit enune période très troublée, que Heisenberg, marqué par sontravailavecBohrnotamment,parlederégions,puisdeniveaux

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deréalité.

Laréalitédontnouspouvonsparlern’estjamaisla«réalitéensoi»,mais seulementune réalitédontnouspouvonsavoirunsavoir, voire dans bien des cas une réalité à laquelle nousavonsnous-mêmesdonnéforme2.Onnepeutjamaisparveniràunportraitexactetcompletdelaréalité3.

Pour Heisenberg, il n’y a pas de fondement ultime de laréalité qui soit accessible par la science. Comme l’écritCatherineChevalleydanssonintroductionauManuscrit:

Lechampsémantiquedumotderéalitéinclutpourluitoutcequi nous est donné dans l’expérience prise dans son sens lepluslarge,del’expériencedumondeàcelledesmodificationsdel’âmeoudessignificationsautonomesdesymboles4.

« Heisenberg affirme aussi qu’il faut en finir avec laréférenceprivilégiéeàl’extérioritédumondematérieletquelaseulemanièred’approcherlesensdelaréalitéestd’acceptersadivision en régions et niveaux. [Il] regroupe les nombreusesrégionsderéalitéentroisniveauxdistincts5.»

Ilestclairquel’agencementdesrégionsdevraitsesubstitueràladivisiongrossièredumondeenuneréalitésubjectiveetuneréalité objective et se déployer entre ces pôles du sujet et del’objet de telle sorte qu’à sa limite inférieure se tiennent lesrégions dans lesquelles nous pouvons objectiver de manièrecomplète. Ensuite devraient s’y joindre les régions danslesquelleslesétatsdechosesnepeuventpasêtrecomplètementséparésduprocessusdeconnaissanceàtraverslequelnousen

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venonsàlesposer.Enfindevraitsetenirtoutenhautleniveaude réalité dans lequel les états de chosesne sont créésqu’enconnexionavecleprocessusdeconnaissance6.

Le premier niveau correspond ainsi à celui de la physiqueclassique.Ledeuxièmeàlaphysiquequantiqueetauxsciencescognitives. Le troisième correspond à la philosophie, l’art, lapolitique,l’expériencereligieuseetl’inspiration.

Lesconcepts sontpourainsidire lespointsprivilégiésoù lesdifférentsniveauxderéalités’entrelacent7.

LesniveauxderéalitéchezNicolescuàpartirdelalogiquedeLupasco

Le physicienBasarabNicolescu8 va, à partir de la logique del’antagonismeduphilosopheetscientifiqueStéphaneLupasco9,apporter une nouvelle manière de comprendre l’idée decomplémentarité de Bohr et les contradictions entre physiqueclassique et physique quantique, via la notion de niveau deréalité. Nous suivrons donc d’abord la logique de Lupasco etverrons ensuite comment Nicolescu la traduit en termes deniveauderéalité.

Une logique de l’antagonisme de l’énergie (StéphaneLupasco)

L’objectifgénéraldeLupascoestdeproposerunenouvellelogique, notamment à partir de ce que l’expérience de lamicrophysique permet de dire et de révéler de la penséehumaine. Selon lui, Hegel et Bachelard, même s’ils ont pris

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VII

Del’idéed’hylémorphismed’Aristoteàl’idéedecomplémentarité

Ce qui nous intéresse tout particulièrement avecl’hylémorphisme,c’estl’analyseparAristotedulienentresujetetobjet,pointcentraldanslacomplémentaritéaveclecouplagedesconditionsexpérimentalesetdel’appareilconceptuel.Cetteidée ne s’applique pas à la science chez Aristote, mais à latekhnè, à la production technique dans laquelle le sujet estimpliqué. Pour lui, la tekhnè correspond aussi bien auxproductionsduforgeronqu’àcellesdupoète.Cetteimplicationdusujetn’apaslieudelamêmefaçondanslasciencedutempsd’Aristote… mais elle peut se rapprocher de celle que l’onconsidère dans la science d’aujourd’hui, comme nous l’avonsmontré dans les chapitres précédents. En ce sens-là, on peutétablir un parallèle intéressant entre l’idée d’hylémorphismed’Aristote pour la tekhnè de son temps et l’idée decomplémentaritépourlascienceduXXesiècle.

Après avoir donné quelques exemples simples et concretspour illustrer l’hylémorphisme, nous verrons comment celui-ciopère chez le grand philosophe grec, dans les domaines de lalogique et de la philosophie première. Cela nous conduira enparticulier à mettre en évidence la notion de devenir chezAristote. À partir de ce voyage dans la philosophie grecque,nous revisiterons l’idée de complémentarité à la lumière del’apportd’Aristote,largementignoréparBohretlesphysiciensdu XXe siècle. Nous établirons alors les similitudes et lesdifférences fondamentales entre hylémorphisme et

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complémentarité,soulignantparlàl’importancedelanotiondeniveauxderéalitéintroduiteenphysiquequantique.

Enfin, avec ces différents apports, nous résumerons lespoints essentiels de l’idée de complémentarité et nousdonneronsunmoded’emploi de cettemanièredepenser.Ceciconstitueranotrepropreapportàl’idéedecomplémentarité.

Aristote dans le débat entre Héraclite etParménide

DéjàdansledeuxièmelivredesaPhysique1,puisdansle livrealphadesaMétaphysique,Aristotefaitlebilandelarecherchephilosophiquedesesprédécesseursgrecsconcernantleprincipefondamental du constitutif de notre univers. Notre universsublunaire est en opposition à l’univers du soleil et des astresqui,lui,estdenaturedifférente:ilestquasidivin.Aristotefutainsi très marqué par la radicalité de l’opposition entre lesvisionsdumondedesesprédécesseurs,enparticulierHéracliteetParménide.Ilremarquaquelesuns,del’écoleionienne(avecHéraclite),fixant leurregardsur lechangementdansledevenirde notre univers, pensaient que « tout est changement ».D’autres,commel’écoled’Élée(avecParménideetZénon,sondisciple), étaient au contraire frappés par la permanence del’univers dans son unité. Ils déclaraient que « tout estsubstance»,notreuniversvraiment immobile, les changementsn’étant qu’apparents. Avec eux, il faut citer Anaximandre,Anaximène, son disciple (il y a une intelligence universelle),Démocrite (l’atome,principematériel de tout) etPythagore (lenombre,mesuredetoutechose).

Devant ces oppositions radicales, Aristote eut l’intuition,faceauxargumentsvalablesdesunsetdesautres,qu’iln’yavait

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pas à choisir entre les deux, mais qu’on pouvait les accepterensemble.Notreuniverssublunaireneserait-ilpastoutàlafoischangementetnon-changement?

Aristote se sépara de Platon, qui voulait concilier lesopposants enmettant la substance des chosesmatérielles danslesIdéesdivinesetlechangementdansleurmatérialitéconcrètequi ne serait que l’ombre de leurs Idées. Ainsi, PlatonenvisageaitunesortedeparticipationdesIdéesdanslamatière,mêmechez l’hommeoù l’esprit, après avoir contemplédans lemonde du divin les Idées de toutes sortes, serait devenuprisonnierducorpsmatériel.

Aristotetentadefairelapartdevéritédechacun.C’estdansce contexte qu’il proposa ce qu’on appellera l’« idéed’hylémorphisme»,quivamaintenantnousintéresser.

L’idée d’hylémorphisme à partir d’exemplesconcrets

PuisqueAristotelui-mêmeaproposél’idéed’hylémorphismeenpartant d’exemples concrets de réalisation d’objets par desartisans,ilsemblebondefairedemêmepourintroduireicicetteidée.Notreméthoded’approchedel’hylémorphismeneseveutpasseulementpédagogique.Nousverronsplusloinl’importancede partir du concret pour éviter de trahir l’idéed’hylémorphisme. Trois exemples, introduits par nous-même,illustreront notre propos : la fabrication d’un lit par lemenuisier,d’unpotdeglaiseparlepotieretd’unestatueparlesculpteur.

Lafabricationd’unlit

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temps joyeux et non joyeux si ce n’est pas sous le mêmerapport ;unmarin,parexemple, joyeuxderetrouversaviesursonbateauetenmêmetempstriste(nonjoyeux)dequittersonfoyer, sa femmeet ses enfants. Il n’yapas contradictionentrecesdeuxétatsd’âme,carcen’estpassouslemêmerapportqu’ilesttristeetnontriste(contradiction)d’unepart,etqu’ilestenpuissanceetenacted’êtretristeetnontristed’autrepart.

Or, aujourd’hui, on ne donne plus habituellement à lacontradiction lamême signification. Au lieu de considérer lestermes contradictoires (joyeux/non joyeux, par exemple) dansleurattribution,ensemble,àunseuletmêmesujet(cemarin),onles relie seulement l’un à l’autre pour dire que « joyeux n’estpasnonjoyeux»,etonenconclutqu’ilyalàuneimpossibilité,parce que cette affirmation va contre le principe de non-contradiction.Onvoittoutel’ambiguïtédutermecontradiction.Iln’aplus lamêmesignificationquechezAristote.Cedernierdistinguecontradictiondanslejugementvraidel’impossibilitéd’affirmeretdenierd’unmêmesujetunmêmeattribut,enmêmetempsetsouslemêmerapport,etcontradictionentrelestermesd’attribution qui sont entre eux contradictoires. On exclut icil’aspect réel du jugement concret pour ne retenir que lesattributsentreeux.

Nous savonsqu’historiquementondistingue troispremiersprincipes inséparables : le principe d’identité « A est A », leprincipe de non-contradiction « A n’est pas non-A » et leprincipe du tiers exclu, impossibilité de trouver un troisièmetermeentreAetnon-A.Notons iciquecedernierprincipeestvrai sous le rapport des attributs entre eux. Mais en ce quiconcerne l’objet qu’on analyse, le tiers inclus est possible.Quandonparledelogiquedutiersinclus,ontélescopeattributsetobjet.Iln’yapasdetiersinclusentrelesattributs,maisdansl’application des attributs à l’objet. (Distinction entre objet et

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sujet : le marin sera considéré comme objet de connaissancequand on décrit « de l’extérieur » ce qu’il vit et comme sujetquandonpartdesonvécu,del’intérieur.)

Leprincipefondamentald’Aristoteestbiendel’ordredelaphilosophiepremière,puisque,toutenuniversalisantlesréalitésselon leur être concret (existentiel), ce principe s’y réfèreimmédiatement. Le philosophe (métaphysicien) considère doncl’êtreconcretnoncommeconcret,maisentantqu’être.C’estcequ’onappellel’«abstractionmétaphysique».Enrevanche,ceuxqui considèrent d’abord entre eux les termes d’attribution(joyeux et non joyeux) pour dire qu’il est impossible de lesaffirmer ensemble d’un troisième, ne se situent pas dans ledomaine de la philosophie première, mais dans celui de lalogique. Sous cet aspect, ils font une abstraction au deuxièmedegré. En effet, partant du principe fondamental – qu’ils nepeuvent pas ne pas implicitement affirmer, sous peine d’êtretaxésdefolie–,ilsexcluenttouteconsidérationdel’attributionàunobjetpours’entenirauxseulstermesdecetteattribution.Danslaproposition«AestAetAn’estpasnon-A»,leverbeestneseréfèrequ’àunedécisiondel’esprit,décisionqu’onappelle«logique»,alorsquelorsqu’onditque«cemarinestenmêmetempsjoyeuxetnonjoyeux»,leverbeestseréfèreàuneréalitévécueconcrètementparcemarin.

Pour Aristote, répétons-le, ce point de vue est celui de laphilosophie première (dite « métaphysique », « ontique »),tandis que l’autre point de vue est celui de l’être logique, quin’impliquepasderéférenceimmédiateauréelconcret.Cetêtrelogiqueestlefruitd’uneabstractionparlaquellel’hommecréepour ainsi dire une sorte de réalité au niveau des concepts.Joyeux n’est plus l’état psychique du marin tel qu’il le vitconcrètement, existentiellement ; il est devenu un conceptdépouilléde toute autre considération, définissantdans le réel

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cequesignifiel’étatpsychiquedejoyeuxetdenonjoyeux,dit«contraire»(ou«contradictoire»).Ilestévidentquesi,surleplan réalistede laphilosophie, il estpossibled’affirmerqu’enmême temps un marin peut être joyeux et non joyeux, enrevanche,surleplandelalogique,ilestimpossiblededirequejoyeuxestcompatibleavecnonjoyeux.Ondiradoncréellement,existentiellement, qu’il y a compatibilité vraiment affirméedesdeux sentiments chez le marin, tout en les distinguant ici,logiquement, l’un de l’autre, au point de les voir entre euxincompatibles, c’est-à-dire exprimés en termes contradictoires.Bref, ilyacontradictionseulementpour la raison,nonpasauplanvécudupsychiquedel’homme.Riendestupidefolie,maisjugementvraiparcequeconformeàlaréalité:ilestvraiquecemarinesttoutàlafoisjoyeuxetnonjoyeux.

Ilyalàunpointtrèsimportantpourlestenantsdel’idéedecomplémentarité.Nouslereprendronsplusloin.

LaquestiondudevenirpourAristote

Aristote estime qu’à travers toutes les représentations que lesGrecsontdonnéespouraborder laquestiondudevenir, ilsonteuunsentimentconvergentde l’interventiondedéterminationscontraires7.Lacontrariétéapparaîtinséparabledelasuccessiond’états que comporte le devenir. Simultanément, lesGrecs ontentrevul’interventiond’unsubstratsupportantenquelquesorteledevenir.

L’apport leplusoriginald’Aristotedanscedomaineestdeconsidérer que cette contrariété n’est pas simplement l’effetd’une sorte de formation spontanée des notions que nousimpose l’expérience du devenir,mais qu’elle est la trace de lastructure même du jugement, qui veut être correctementdescriptifdudevenir.Explicitonsunpeu :quand l’intelligence

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analysée.Pourleproblèmedelaparticuleélémentaire,cettedeuxième

étape correspond au travail de Bohr et de Heisenbergintroduisantle«et…et».

3. Accepter les aspects antagonistes au niveau 0 après lesavoir vraiment vérifiés, sans vouloir à tout prix résoudre lacontradictionàceniveau.Accepterl’existencedeceniveau0.

C’estl’attitudedeBohretdeHeisenbergfaceauxtenantsdel’aspectondulatoired’unepartetcorpusculaired’autrepart.Entermes courants, c’est accepter la contradiction, la polarité desantagonismes,ladifférenceetl’irréductibilitéauniveau0.

4.Rechercherl’unitédesantagonismesvérifiéset,parlà,unnouveau niveau de réalité (niveau 1) pour lequel ce qui étaitantagoniste au niveau 0 devient unifié. Pour cela, entrer dansunelogiquedutiersinclusetdéfinirceniveau1.

C’est la position de Basarab Nicolescu pour la particuleélémentaire.

Lepassagede la troisièmeà laquatrièmeétapemarque,dupointdevue idéologique,unenettedifférenceavec lapositionmarxiste.Ilyanonseulementacceptationdescontradictions,duconflitlogiqueauniveau0,mais,àpartirdelà,unedynamiquede recherche d’unité qui préserve la différence. C’est cettedynamiquequiestlemoteurdelaméthode.C’estlechangementdelogique–dutiersexcluautiersinclus,dubinaireauternaire–quiestl’attitudedebasedelarecherched’unitéetduniveau1.

5. Vérifier qu’on n’a pas résolu artificiellement lacontradiction (l’antagonisme) et accepter qu’il y ait plusieursniveauxderéalité,decompréhensionetd’expérience.Accepteraussi que l’homme en recherche puisse vivre les différentsniveauxtoutaulongdesarecherche.Nepasvouloiràtoutprixsortir trop vite de la contradiction, mais plutôt chercher le

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niveau d’unité dans la différence en maintenant l’aspectd’irréductibilité,pourcontinuerlarecherchesansavoirpeurdenepasépuisercomplètementl’analyse.

C’est, làencore, lapositiondeBasarabNicolescupour lesparticules élémentaires, avec l’explicitation des paradoxes liésauniveau0deréalitéetàlastructuredel’espace-temps.

Dans la complémentarité, il n’y a pas de recherche desynthèse à proprement parler, mais recherche d’unité descontradictoires, unité quimaintient fortement la dialectique del’antagonisme à l’endroit de la raison. (Le tiers inclus estildéfinitivementinaccessible?)

6. Décrire alors la richesse de la situation en passant duniveau0auniveau1.Voirquelledynamiquedecompréhensionetd’expérienceémergeainsi!

L’idée d’hylémorphisme d’Aristote a permis d’affiner laméthodedecomplémentaritédeBohretd’enpréciserlesétapes.Nous verrons plus loin comment l’expérience des théologiensmystiquesapporteaussid’autresélémentsàcetteméthode,pourl’appliquerauchamppropredelathéologie.Ilnousfaudraainsisouligner les conditions requises pour utiliser une méthodeappliquéeensciencesàd’autresdomaines,commelathéologie,sans confusion de ces domaines et en tenant compte descontraintespropresàchacun.

1.II,3-7.2.Laphysique,I,9,192,a6.3.Ibid.4.Laphysique,III,1,infine.5.Ibid.6. ARISTOTE, Physique et métaphysique, textes choisis ettraduits par Sonia et Maurice Dayan, Paris, PUF, coll. « Les

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grandstextes»,1966,p.12-13.7.Laphysique,I,5,188a19sv.8.DominiqueDUBARLE,Revuedes sciencesphilosophiquesetthéologiques,1952,p.6.9.Voir aussi les travauxde thèse deChristopherKAISER,TheLogic of Complementarity in Science and in Theology,Édimbourg,universitéd’Édimbourg,1974.

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s’absorberdanscequiluifaitface,maisàdemeurerdanssonêtrepropre,às’ytenir,àagirici-bas.[…]Poserl’êtrecommeextériorité,c’estapercevoirl’infinicommeleDésirdel’infini,et,parlà,comprendrequelaproductiondel’infiniappelle laséparation, laproductionde l’arbitraireabsoludumoioudel’origine14.

D’après l’auteur, l’aventure qu’ouvre la séparation estabsolumentnouvelleparrapportàlabéatitudedel’Unetàsafameuselibertéquiconsisteànierouàabsorber l’Autrepourne rien rencontrer. […]À l’idée de totalité où la philosophieontologique réunit, ou comprend, véritablement lemultiple, ils’agit de substituer l’idée d’une séparation résistante à lasynthèse.Celapréservelarésistancedesêtresàlatotalisationd’une multiplicité sans total qu’ils constituent, del’impossibilité de leur conciliation dans le Même. […]L’extériorité de l’être ne signifie pas, en effet, que lamultiplicité soit sans rapport. Seulement le rapport qui reliecettemultipliciténecomblepasl’abîmedelaséparation,il laconfirme15.

Voicilafameusetensioninitialeentrel’identiqueetl’autre,avec le thème important chez Levinas du face-à-face et duvisage.Ilestclairqu’ils’agitsurtoutdel’«autrehomme»,plusque de l’« autre chose ». Mais les deux ne doivent pas êtreséparés.

Àlapenséemétaphysiqueoùunfinial’idéedel’infini–oùseproduisentlaséparationradicaleet,simultanément,lerapportavecl’autre–,nousavonsréservéletermed’intentionnalité,deconsciencede.[…]Elleestattentionàlaparoleouaccueilduvisage,hospitalitéetnonpasthématisation16.

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Laprésencede l’extérioritédans le langagequicommence,pour Levinas, par la présence du visage, ne se produit pascommeaffirmationdontlesensresteraitsansdéveloppement.

Larelationaveclevisageseproduitcommebonté.L’extérioritéde l’être, c’est la moralité même. La liberté, événement deséparationdansl’arbitraire,quiconstituelemoi,maintientenmême temps la relation avec l’extériorité qui résistemoralementà touteappropriation et à toute totalisationdansl’être17.

Du reste, si la liberté seposaitendehorsdecette relation,toutrapport,auseindelamultiplicité,n’opéreraitquelasaisied’unêtreparunautreouleurparticipationcommuneàlaraison,oùaucunêtrene regarde levisagede l’autre,maisoù tous lesêtressenient.

Que ce soit dans la pensée scientifique ou dans l’objet de lascience, que ce soit enfin dans l’histoire comprise commemanifestationdelaraisonetoùlaviolenceserévèleelle-mêmecommeraison,laphilosophieseprésentecommeréalisationdel’être, c’est-à-dire comme sa libération par la suppression delamultiplicité.Laconnaissanceseraitlasuppressiondel’Autrepar la saisie,par lapriseoupar lavisionqui saisitavant lasaisie.Danscetouvrage,lamétaphysiqueaunsenstoutàfaitdifférent.Sisonmouvementmènevers le transcendantcommetel, la transcendance ne signifie pas appropriation de ce quiest,maissonrespect.Lavéritécommerespectdel’être,voilàlesensdelavéritémétaphysique18.

Cethèmedel’extériorité,s’ildébordelargementlecadredelacomplémentarité,n’endemeurepasmoinscentralpournotre

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sujet.L’histoiredudéveloppementdel’idéedecomplémentariténous a du reste permis de souligner à plusieurs reprisesl’importancede laproblématiquedéveloppéeparLevinasetdelatensioninitialedontilparle,commeouvertureactiveàl’autre.L’articulation entre l’unicité du sujet et lamultiplicité du réeldans lequel agit ce sujet, qui est au cœur de l’idée decomplémentarité, est bien fondée sur cette tension premièreentrel’identiqueetl’autre.Ainsi,penserladifférenceàpartirdelacomplémentarité,enpassantd’unepenséeidentitairedualeàune pensée vraiment complémentaire, est comme uneexplicitationconcrètedecettetensionpremière,fondatrice.

Nousavonsmisenévidence,avecLevinas,WeiletLadrière,des fondements de la complémentarité qui s’écar-tent d’unevision purement dualiste pour chercher des chemins d’unitéd’antagonismes. La complémentarité apparaît ainsi comme uneillustration,parmid’autres,delaproblématiqueduMêmeetdel’Autre.Cequiestparticulièrement intéressant,c’estquenotredémarche, qui avait comme point de départ une réflexion surl’évolution des idées en science aujourd’hui, nous conduit enfait sur le terrain de la philosophie morale (éthique de laconnaissance) via la méta -physique (trois plans à biendistinguer). Nous soulignons par cette démarche comment laphilosophie morale peut constituer un pont pour un dialoguefécondentrescientifiques,philosophes,chercheursdesenset–nousallonslevoir–théologiens.

Richesses des attitudes communes à ceux qui seconfrontentaumystèreduconnaître

Lapremière « valeur » sous-jacente à la démarche scientifiqueest celle qui conduit le chercheur à être un explorateur et non

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LepapeBenoîtXVIarécemmentreprisl’intérêtpourhieretaujourd’huidel’approchedeDenysl’Aréopagite:

Denys l’Aréopagite exerça une grande influence sur toute lathéologiemédiévale,surtoutelathéologiemystiquedel’Orientcomme de l’Occident, ayant été pour ainsi dire redécouvertauXIIIe siècle, en particulier par saint Bonaventure, le grandthéologienfranciscainquitrouvadanscettethéologiemystiquel’instrumentconceptueld’interprétationdel’héritagesisimpleetsiprofonddesaintsFrançois:avecDenys,lePoverellonousditfinalementquel’amourvoitmieuxquelaraison.[…]Danscettepauvreté et cettehumilité se fait uneexpériencedeDieuquiestplushautequecellequi s’obtientpar laréflexion :enelle,noustouchonsvraimentaucœurdeDieu.SeprésenteencoredenosjoursunenouvelleactualitédeDenysl’Aréopagite : ilapparaît commeungrandmédiateurdans ledialogue moderne entre le christianisme et les théologiesmystiques de l’Asie dont la caractéristique commune résidedanslaconvictionquel’onnepeutriendiredeDieu;delui,onnepeutparlerquesousdesformesnégatives;deDieu,onnepeutparlerqu’avecdesnégations,etcen’estqu’enentrantdanscetteexpériencedunonqu’onlerejoint.Onreconnaîtlàquelquevoisinageentre lapenséede l’Aréopagiteetcelledesreligions asiatiques : il peut être aujourd’hui un médiateur,commeillefutjadisentrel’espritgrecetl’Évangile26.

Lavoied’éminence

Avec Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, une nouvelle étapeserafranchie,danslesouffledel’apophatismedeDenys.C’estcequiestébauchédanslepassagesuivant,extraitdelaSommecontrelesGentils:

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Dansl’étudedelasubstancedivine,ilfautsurtoutrecouriràlavoie négative. Car la substance divine dépasse par sonimmensité toute forme que notre intellect atteint : nous nepouvonsdoncpasl’appréhenderenconnaissantcequ’elleest,etnousnepouvonsainsilasaisirenconnaissantcequ’elleest.Maisnousenavonsunecertaineconnaissanceenconnaissantcequ’ellen’estpas27.

PourThomasd’Aquin,onpeutdirequeDieuestsage,maisenayantconsciencequecettesagessedeDieurestemystérieusepour nous qui avons de la sagesse une définition limitée.Thomas d’Aquin, au XIIIe siècle, cherchera alors à faire unesynthèseentrelavoienégativeetlavoieaffirmative.Ilproposerala«voied’éminence»(viaeminentiae),quipousselesattributsque nous donnons à Dieu au-delà de ce que nous pouvonsconcevoir : Dieu est cela et n’est pas cela… Il est au-delà decela!

C’estcetteméthodequ’appliquelejésuiteFrançoisVarillonpourprésenterDieudanssonlivreL’humilitédeDieu28.

La toile de fond à partir de laquelle l’auteur parle del’humilitédeDieu(quiestpourluilesecretleplusprofonddesonmystère)est,làaussi,laquestiondusens.L’auteurpartduconstat évident que l’expérience immédiate est à la foisexpérience de sens et de non-sens : « Sens et non-sens sontmêlés comme le froment et l’ivraie de la parabole. […]L’existencen’estpasabsurde,elleestcontradictoire.»Àpartirdececonstat,l’auteurposelaquestiondel’absolu,«sourcedetoutsensetfondementdontlaprésencesefaitjustementsentir,en creux, dans la conjonction des sens, qui restent tousparticuliers, et de la contingence, qui est immédiatement non-sens.End’autrestermes,confesserlacontingenceetreconnaître

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l’absolu sont un seul etmême acte indivisible de raison et deliberté.»

«JenepuisrienaffirmerdeDieupurementetsimplement.Lanégationdoitaussitôttraverserl’affirmationdepartenpart:Dieu est humble, Dieu n’est pas humble. Plus radicalement :Dieu est, Dieu n’est pas. » Et l’auteur de montrer que lanégationde l’affirmation«Dieuesthumble»estunesortedemort que l’homme inflige au concept pour que, ressuscitantautrequ’iln’était,ildisedeDieuquelquechosedevrai.

Varillonparledemystèrepascaldel’intelligence:

Riensansmort : l’intelligencen’échappepasàcette loide lavie.Maislanégationquitraversel’affirmationnel’abolitpas.[…] Dieu est humble, Dieu n’est pas humble ; Dieu estéminemmenthumble.Cemodeéminentnepeutêtredéterminé:ilnouséchappe(p.55).

C’est donc à l’endroit du concept qu’il est important pourVarillon d’utiliser des formulations contradictoires quand onveutparlerdeDieu,Celuiqu’aucunconceptnepeutreprésenter.

Dieu révèle ce qu’il est par ce qu’il fait. Son dessein surl’homme,réaliséenJésusChrist,dévoilesonêtreintime.Onnepeutdisjoindreen lui l’acteet l’être.Si l’Incarnationestacted’humilité,c’estqueDieuestêtred’humilité.«Quim’avuavule Père », dit Jésus. Le voyant laver avec humilité des piedsd’hommes, je « vois » donc, s’il dit vrai, Dieu mêmeéternellement,mystérieusementServiteuravechumilitéauplusprofond de sa gloire. L’humiliation du Christ n’est pas unavatarexceptionnelde lagloire.Ellemanifestedans le tempsquel’humilitéestaucœurdelagloire(p.74).

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reçoitenluietlagoûtedudedans.Sontémoignage,eneffet,nevientpasdudehorsmaisdel’expériencemêmequ’ilafaitedesa saveur.Àqui recherche l’éternelle Sagesse, il ne suffit pasd’apprendrecequ’onpeutlired’elle.Ilfautquel’entendement,ayantdécouvertoùellesetrouve,lafassevraimentsienne3.

Laraisondiscursivenesuffitpasàatteindre l’absolu ;ellenepeutêtreadéquateàlavéritécar«l’intelligenceestàlavéritécequelepolygoneestaucercle:plusgrandseralenombredesanglesdupolygoneinscrit,plusilserasemblableaucercle,maisjamais on ne le fait égal au cercle, même lorsqu’on auramultiplié les angles à l’infini, s’il ne se résout pas en identitéavec le cercle4 ». Nos savoirs sont limités et les véritésincorruptibles ne peuvent se laisser « réduire » par les savoirshumains. Un langage et un être finis ne peuvent atteindrel’Infini, même si celui-ci est l’objet d’une intense recherchephilosophique et théologique.D’où la nécessité, pourNicolasdeCues, d’aller au-delà de la raison discursive, sans la nier :pour cela, il propose d’entrer dans l’expérience de la docteignorancevialacoïncidencedesopposés.

Lacoïncidencedesopposés

Le principe de la coïncidence des opposés a d’abord, pourNicolasdeCues,unesignificationmystique.Ilestcequipermetàlapenséedesedépasser,depasserdel’activitérationnelleàlavisionde l’intelligence,de l’intellect (en incluant lapremière),pour rejoindre lavérité enDieu. Il conduit au-delàde laportedes contradictions que la raison repère ; c’est là qu’on peut«voirDieu»,enlienavecunegrâcedivineparlaquellelanaturehumainepeuts’uniràlanaturedivine.Lesavoirsurleslimites

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des voies d’accès à la connaissance est aussi décisif que lareconnaissanceprécisedespassagesentrediscoursaffirmatifsetdiscours négatifs. Et la raison a conscience qu’elle ne perçoitquelestracesdel’Intelligencesurlesabledesamémoire.Elleperçoit qu’il existe un pouvoir-faire qu’elle ne peut décrirequ’en le figeant. C’est une porte d’entrée dans la docteignorance.

Nicolas de Cues rappelle qu’avec la raison discursivecoexiste en l’homme l’intelligence intuitive qui est comme la«finepointedelaraison».C’estcettedernièrequipeut,danslarecherchemystique,lafoietlacontemplation,maisaussidevantl’ignorance où se trouve plongée la raison devant Dieu,percevoir l’Infini, Dieu, l’Un. En lui les opposés coïn -cidentcar, pour le Cusain comme pour Denys, l’essence de Dieu« transcende toute affirmation et toute négation5 ». C’est parl’apprentissage positif de l’incommensurabilité de notreignorancequenousarrivonslemieuxàlaconnaissance.

OnnotecependantunedifférenceimportantechezdeCues.Il n’en reste pas seulement à l’opposition affirmation-négationquisembleirréductiblepournotreraison.Ilproposederegardercetteoppositionpourl’Infini,làoùl’oppositionlaisseplaceàlacoïncidence.Ilsignifieainsiqu’«àsonniveauleplusélevé,lediscours [surDieu] obéit à une logiquedifférente de celle quirégit le discours habituel, lequel est fondé sur le principe denon-contradiction».CetteapprocheestdétailléeauchapitreIVdelaDocteignorance.

«Sansnierlavaliditéduprincipedenon-contradictiondansledomaineoùlarationalitéhumaineestnormalementappeléeàs’exercer, Nicolas de Cues en conteste l’applicabilité à lathéologie6»:

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Toutcequenousconcevonsque[Dieu]est,iln’estpasplusvraid’affirmerqu’illesoit,plutôtquedelenier;toutcequenousconcevonsqu’iln’estpas,iln’estpasplusvraidenierqu’illesoit,plutôtquedel’affirmer7.

Il semble bien que Nicolas de Cues propose ici que leprincipe de non-contradiction qui s’exerce au niveau de laraison discursive ne joue plus pour parler de Dieu. Pour lui,l’affirmation d’une propriété de Dieu est aussi vraie que sanégation. Le contraire d’une vérité peut être alors une autrevérité,lesdeuxcoïncidentenDieu.Cequisemblecontraireauprincipedenon-contradiction,nousyreviendronsplusloin.

NicolasdeCuesvaillustrercesproposparlareprisedecequelaspiritualitéchrétiennetraditionnelleditdelagrandeurdeDieu,Dieucommeunmaximumabsoluetindépassable.

Le maximum absolu, étant tout ce qu’il peut être, estentièrementenacte;et,commeilnepeutêtreplusgrand,parlamême raison il ne saurait être nonplus petit, puisqu’il esttout cequ’il peut être.Or leminimumest cequi nepeut êtrepluspetit.Puisquelemaximumrépondaussiàcettedéfinition,ilestclairquemaximumetminimumcoïncident8.

PourleCusain,ilestvraidedirequeDieuest«àlafois»maximumetminimum.Cettecoïncidencedesopposésestlelieude la docte ignorance qui va permettre d’accueillir l’indicible.PourNicolasdeCues,maximumetminimum,leplusgrandetleplus petit, le beaucoup et le peu, le haut et le bas coïncidentdansl’Infini.

Nicolas de Cues est conscient que « le principe decoïncidence des opposés est en rupture avec nos habitudes depenser9 ».C’est pour celaqu’il introduit unedistinction (sans

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confondpasaveclui,puisqu’iln’appartientpasaucréé.VoilàcequipermetàNicolasdeCuesd’éviterlaconfusionentreDieuetlacréature,toutensoulignantlarelationquilesunitetquenousdétailleronsplusloinavec,notamment,l’idéedefiliation.

Reste laquestion : comment exprimer l’Unen lien avec laTrinitéchrétienne?En fait, lenon-autre seprésentecomme lepoint leplusélaboré,selonNicolasdeCues,pourexprimersafoi dans le Dieu à la fois un et trine. L’« unitrinité » estparfaitement exprimée par la formule suivante, qu’il faut lireavec clairvoyance : « Le non-autre est non-autre que le non-autre.»Etlecommentateur,PaulWilpert,peutdireainsi:

Le fondement de tout l’être qui, nécessairement ne peut êtredéterminéparaucunautreetqui,pourcetteraison,doitêtreladéfinition de soi-même, se révèle dans ce nom même commetrine ; sa définition est la triple répétitiondunom [« le non-autre est non-autre que le non-autre »], et elle n’indique passeulementquecette essence sedéterminepar soi, sansbesoind’unquelconqueautrepoursadétermination,ellerévèleaussisatrinitéenuneindivisibleunité35.

OncomprendalorspourquoiNicolasdeCuespourraparlerde Dieu non seulement à travers la coïncidence des opposés,maisaussicommel’«oppositionsansoppositiondesopposés».Cela grâce au passage par les deux visions de l’un duParménide:lenon-autreestl’Unpurquiestsansopposition,àladifférencedel’un-qui-est(qui,lui,comportedesoppositionsdesavoirs,liéesàlapluralitéetàladifférence).

Dèslors,lenon-autresetrouvedansl’autrecommel’Unsetrouve dans l’être. La puissance de Dieu dans les créaturessignifie la relation et non l’identification du Créateur avec lecréé.Lenon-autre est enquelque sorte en retrait : il constitue

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l’autre dans le mouvement même où il se retire. Satranscendanceestretrait36.

En fait, la Trinité créatrice est l’un des fondements sanslequel on ne peut comprendre la démarche de Nicolas deCues37.LeDieuunettrineestfondementdelavéritableunité:« Du fait que l’unité absolue est nécessairement triune, […]l’universnesauraitêtreunsans laTrinitéd’où ildescend38.»Le raisonnement du non-autre se situe largement sur le terrainintellectuel, mais il ne faut pas oublier le mystique, qui estsensibleàl’aspectdecommunionentrelestroispersonnes,avecunliendirectentreCréationetsalut.LeDieucommunionjetteunelumièresurlaCréation,commenouslereprendronsdansledernierchapitredulivre.

Pour Nicolas de Cues, la fécondité créatrice de Dieu estattribuéeàlacommuniondesTrois.Leurunion,quiest l’unitéabsolue,estcréatriceetcréative.Etlastructuremêmedumondedoitcequ’elleestàceluiquiestunettrine.Leschosesaniméesetinaniméesentrentdanslamouvancedel’unitétrinitaire.Elless’unissentendevenantcequ’ellessont39.L’universneseraitpasunisanslaTrinité:«LacréaturecommenceàêtreparcelaqueDieuestPère,elleseperfectionneparcelaqueDieuestFils,etelleseconformeàl’ordreuniverseldeschosesparcelaqueDieuestEspritSaint40.»Onnoteralestrois«parcela»,soulignantquel’originedeschosesestdondeCeluiquiestunettrois.

Nicolas de Cues se situe, comme Bonaventure, dans laperspective que Dieu est présent jusqu’aux profondeurs de lamatièreetqu’Ilcréeen«formantdesressemblances», toutenétant transcendant. (Pas de panthéisme ici, même s’il y acompénétration de Dieu et de l’univers, le Créateur restantdistinct du monde et créant de l’intérieur de luimême, dudedans, les ressemblances de la créature avec son Créateur

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restant lointaines.) Et du coup, l’univers devient une voied’accès à la connaissance de laTrinité créatrice : «Toutes lesforcescrééesportentl’imagedelaforceproductricedelaTrinitécréatrice41.»C’estunemanièred’interpréterlaphrasedesActesdes Apôtres : « C’est en [Dieu] que nous avons la vie, lemouvementetl’être»(Ac17,28).

Dans la création, l’événement christique est capital, selonNicolasdeCues,pourréunirlesopposés,homme-Dieu,commenousallonsmaintenantlesouligner.

Lienentre l’intellectet leLogosetouvertureà lafiliation

C’est peut-être dans le livre La filiation de Dieu42 quel’importance qu’accorde Nicolas de Cues à l’intellect comme«semencedivineenl’homme»peutêtremesurée,dansunlienspécialentrel’intellectetleLogos,VerbedeDieufaitchair.

Moi, pour le dire sommairement, j’estime que la filiation deDieun’estpasàpenserautrementqueladivinisation,quelesGrecs nomment théosis. Or toi-même tu sais que la théosisrésulte de la toute dernière perfection, qui est nommée« connaissance de Dieu et du Ve rbe », ou bien « visionintuitive»43.

Pour Nicolas de Cues, c’est par l’usage de l’intellect quel’homme peut tendre vers Dieu, comme nous l’avons déjàlargementillustrédanslespagesprécédentes.

Voici quelle est la suradmirable participation à la puissance

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entre Dieu et l’homme à travers l’histoire concrète de JésusChrist,c’est-à-direavecl’Incarnationcommeunétat,plutôtquecommeunévénement.

Le but de cette analyse va être de regarder le lien entrel’humanité et la divinité du Christ par le biais de lacomplémentarité,méthodedérivéedessciencesphysiques,maisaussi retravaillée à la lueur de l’hylémorphisme d’Aristote et,nousyviendrons,àlalumièredelacoïncidencedesopposésdeNicolas de Cues. Pour cela, nous allons nous appuyer sur letexte fondamental du concile de Chalcédoine sur les deuxnaturesduChrist.

L’enseignementduconciledeChalcédoine(451)

LeconciledeChalcédoine,en451,aprécisélesaffirmationssur la divinité et l’humanité du Christ. Il a souligné l’unitépersonnellede Jésus.En lui, unenaturehumaine est unie à lapersonne divine (hypostase) du Fils. (On parlera d’unionhypostatique.) Jésusn’estpasdoublenidivisé : c’est l’uniquepersonneduFilsqui«participe»àlanaturedivineduPèreetqui, dans l’Incarnation, partage notre nature humaine.Voici laconclusionduConcile:

SuivantdonclesSaintsPères,nousenseignonstousd’uneseulevoixunseuletmêmeFils,notreSeigneurJésusChrist,lemêmeparfaitendivinité,lemêmeparfaitenhumanité,lemêmeDieuvraiment et homme vraiment, d’une âme raisonnable et d’uncorps,consubstantielauPèreselonladivinité,consubstantielànousselonl’humanité,semblableànousentouthorslepéché,engendréduPèreavantlessièclesquantàsadivinité,maisauxderniers jours, pour nous et pour notre salut, de Marie, laVierge,laMèredeDieu,quantàsonhumanitéunseuletmême

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Christ, Fils, Seigneur, Fils Unique, que nous reconnais-sonsêtre en deux natures, sans confusion, sans changement, sansdivision, sans séparation, la différence des natures n’étantnullement supprimée par l’union, mais au contraire lespropriétés de chacune des deux natures restant sauves et serencontrantenuneseulepersonneetuneseulehypostase,nonpas partagée ou divisée en deux personnes, mais un seul etmêmeFils, FilsUnique,Dieu,Ve rbe, Seigneur, Jésus Christ,comme autrefois les prophètes l’ont dit de lui, comme leSeigneurJésusChristlui-mêmenousenainstruits,etcommelesymboledesPèresnousl’atransmis2.

Le texte de Chalcédoine comporte trois parties, que nousexaminerons successivement à partir de l’analyse de BernardMorel3.

LesdeuxnaturesduChrist

L’identité du Christ comporte la diversité, puisqu’ondistingueenlui ladivinitéet l’humanité ;mais ladiversitédesdeuxnaturesn’estpascomplète,puisqu’ilyaunseuletmêmeChrist. L’identité s’affronte à la diversité ; il n’y a pas desynthèse, la contradiction demeure. Il faut affirmer à la foisl’identitéetladiversité.

Letextelaisseentendrequeladiversitéestdansl’unité,ouquel’unitésurmonteladiversité;d’autresécritssuggèrentquelapersonneduFilsdeDieuassumelanaturehumaine,desorteque le Christ a une réelle unité personnelle. Toutes cesexplications ne résolvent pas la contradiction fondamentale ;ellesconstituentplutôtlesamorcesd’unedialectiqueexplicativeoù la théologie ne parviendra jamais à triompher de sonignorance.Lemystèresubsistedanscettecontradiction.

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Lerapportdesdeuxnatures

LetextedeChalcédoinecontinueenprécisantlerapportdesdeuxnatures:aprèsl’affirmationdel’identitéduChristdansladiversitédesnatures, ilemploiequatreadverbesrestéscélèbresdansl’histoiredelathéologie,quiontétéreprisàpeuprèsdanslesmêmestermesautroisièmeconciledeConstantinople(680-681)pourdéfinirlesdeuxvolontés,puislesdeuxopérationsduChrist. Ces adverbes, groupés deux à deux, excluentcontradictoirement l’homogénéité des deux natures aussi bienqueleurhétérogénéitéou,sil’onpréfère,affirmentunecertainehétérogénéité opposée à une certaine homogénéité. Les motsmêmes (en particulier incon-fuse et indivise) sont ceux de ladialectique de la contradiction. L’affirmation d’une certaineidentité implique sa négation, de même pour la diversité, etréciproquement.

Ladialectiquedesdeuxnatures

Le texte indique que l’union (l’unité) des deux natures nesupprime pas leur différence et que chacune conserve sescaractères propres. Il ajoute que cette différence concourt àl’unité(personnelleet)hypostatiqueduChrist.Ilyaunpassagedeladiversitéàl’identité,sansquel’identitésoitabsolueniladiversité abrogée, qui est l’ébauche incontestable d’unmouvementdialectique.Leverbeconcouririmpliqueundevenir,fût-ilseulementdanslapenséelogique.

Il s’agit en l’occurrence de la dernière articulation d’unraisonnement qui,maintenant constamment l’unité et l’identitéduChrist,partenaffirmantunedualitédenaturespouraboutiràlanégationd’unedualitédepersonnes.

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lesdeuxpôlesouderechercheruncompromisouunesynthèsegommant le mystère, la tradition chrétienne nous invite àrechercher l’unité des contradictoires pour découvrir quelquechosedusecretdeJésus,duvisagedeDieu,toutensachantquenous n’aurons jamais fini de le découvrir. Voilà pourquoi laméthode de complémentarité apparaît intéressante, elle quipermet d’avancer sans résoudre à tout prix la contradictionapparentepourl’hommeenrecherche.

DequelvisagedeJésuslacomplémentaritépermet-ellederendrecompte?

Ilestclairque,danscecontexte,lacomplémentarité,utiliséecomme une grille d’analyse d’un passage de l’Évangile, nouspermetdemettreenrelieflevisagedeJésus,FilsdeDieu.Quel’on considère la deuxième personne de la Trinité, et l’onretrouveleFilsquisereçoitduPèredansl’unitédel’Esprit,detouteéternité.Quel’onregardemaintenantJésusdeNazareth,etl’on constate encore qu’il vit une relation unique à son Père,qu’ilreçoittoutdeLui,samissionenparticulier,etquetoutesavie est service du Père. Lui, de condition divine, semanifestecomme un homme en toute chose, excepté le péché, nousdévoilantqueDieuestPère,FilsetEsprit,caràtoutmomentilse reçoit du Père dans l’Esprit. Si Jésus de Nazareth ignorel’heure du Père alors qu’il est Fils deDieu, ce n’est pasbienqu’ilsoitFils,maisparcequ’ilestFilsserecevantduPère.Sonignorance ne s’oppose pas à sa réalité de Fils dans cetteperspective, elle lui est liée à ce nouveau niveau decompréhension.LeFilsestalorsceluiquiàlafoisreçoittoutduPèreetn’enfaitpasmoinspreuved’unesouverainetéétonnante.Sans résoudre artificiellement la contradiction vrai Dieu-vraihommequidemeure,larecherchedel’unitédescontradictoires

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met ici en relief la personne du Fils, ainsi qu’un aspect de lalibertéetdel’autonomieaveclaquelleleFilssereçoitduPère.CettesoumissionauPèreestcelledel’amourtotalementlibreetgratuitquiunitlePèreetleFilsdansl’Esprit.Lacontemplationde l’humanité de Jésus conduit à découvrir le Fils, le Père etl’Esprit, tout en acceptant la contradiction et le mystère duChrist.

Retenons aussi que Jésus invite d’abord à croire, à agir, àentrer dans la dynamique de l’amour qui est Dieu, et passeulement à savoir. La pensée complémentaire proposée rendbien compte du mouvement de recherche de l’homme croyantqui découvre le Fils et, par là, le Père, sans avoir terminé sarechercheetensachantqu’iln’épuiserajamaislemystère,celuiduDieuAmourTrinité.Biensûr,c’estlapersonneduChristetnonpaslacomplémentaritéquifaitentrerdanscemouvementderecherche.Lacomplémentaritén’estqu’un«outil».Ellepeutaideràstructurerunerechercheenprenantencomptelaraisonde l’homme, touten indiquantquecette raisonn’épuisepas laréalitéqu’elletented’analyseretquel’intellectpeut,àpartirdela raison, la dépasser par l’intuition de l’infini. Oui, lacomplémentarité est bien adaptée devant la découverte dumystère qui, pour reprendre l’expression de saint Augustin,«n’estpascequ’onnepeutpascomprendre,maiscequ’onn’ajamais finidecomprendre».Ellepermet l’audacede l’analyseavecbeaucoupd’humilité.

Enfin, souvenons-nous de l’apport d’Aristote avecl’hylémorphisme.Aristote s’intéresse à l’être, à la philosophiepremière,aufaitquedesattributscontradictoires(antagonistes)puissentêtrevécus simultanémentparunêtre. Ici, c’est lecas.Cequinousintéresseavanttout,c’estJésus,etnonpasd’abordla contradiction entre les attributs. C’est pour rendre compted’unaspectdeceluiquivitdeuxattri-butsantagonistesquela

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méthode de complémentarité est particulièrement pertinente.Elleconduit,elleaussi,laraisonàregarderJésusetnonpaslacontradictionensoi.

Unedynamiquederecherche

Les notions d’actualisation et de potentialisationdéveloppéesdanslaméthodedecomplémentaritésonttrèsutilespour lecroyant.Ainsi, lorsquecelui-cis’intéresseà l’humanitéduChrist(actualisationduChrist-homme),ilnepeutlefairepleinementqu’enayantconscienceque ladimensiondivineduChristestpotentialiséedanssarechercheetsondiscours.IlenvaréciproquementdemêmelorsqueleChrist-Dieuestactualisédans le discours du croyant : le Christ-homme est alorspotentialisé.End’autrestermes,lecroyantaffirmequenousnepouvonsparlerdel’humanitéduChristqu’enayantenmémoiresadivinité.Enretour,nousnepouvonsparlerdeladivinitéduChristqu’enayantenmémoiresonhumanité.

Il ne s’agit pas de rechercher une synthèse, avecunChristqui ne serait ni vraiment hommeni vraimentDieu. Il ne s’agitpasnonplusd’envisagersuccessivementlesdeuxpôles,commes’ils étaient indépendants. Il s’agit de préserver ces pôles sansles relativiser et de maintenir leur unité sans fusion. Lacomplémentarité ici appliquée sous-tend par la raison unedynamique de recherche très productive qui aide à rendrecompte du mystère sans en faire le tour, comme nousl’exprimions auparavant. Cette dynamique de recherche netouche pas la seule formulation du dogme central duchristianisme. Elle rend compte également d’un chemind’expérience.UrsvonBalthasarl’exprimetrèsbien:

C’estdanslatension,quivajusqu’àlacontradiction,entrela

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l’intelligence, mystère qui la dépasse. Continuons notreinvestigation à l’aide de la notion de niveaux de réalitégénéralisés,ententantdel’appliqueràlathéologie.

Comme nous l’avons vu, la connexion entre deux niveauxcontigusde réalité est assuréepar la logiquedu tiers inclus etpeutêtrereprésentéegraphiquementàpartird’unebasetriangle.

Reprenons maintenant le texte du Quicumque qui, nousl’avons souligné,nepeutêtre luenutilisant la logiquebinaireclassique. Comme Bertrand de Margerie le note dans sonouvragesurlaTrinité4, l’histoiredecedogmerelateclairementun processus dialectique continu de recherche de non-contradiction. Le symbole Quicumque est une magnifiqueillustrationdecetterecherche5.

Le texte marque une parfaite cohérence logique si l’onintroduit les correspondances suivantes sur le plan du langage(figure 1) : auPère correspond la boucle fermée joignant tousles états non-A (potentialisation) ; au Fils cor -res pond laboucleferméejoignanttouslesétatsA(actualisation);auSaint-Esprit correspond la boucle fermée joignant tous les états T.DieucorrespondaupointX.

On peut se demander à quoi correspondent les différentsniveaux de réalité introduits dans notre schéma.On comprendque le niveau NR0 corresponde à l’actualisation (Jésus deNazareth) et à la potentialisation (le Père). Mais qu’en est-ilpour les autres niveaux? Soyons bien clair: il n’y a pas derecherche d’autres niveaux d’actualisation du Fils. Mais lesniveaux introduits ici correspondent à notre mode decompréhension du réel par unité d’antagonismes. Or, commenousl’avonsmontré,unniveauA/non-AintroduitunniveauT,qui lui-même génère une nouvelle contradictionA/non-A dansnotreespritlogiqueetnonpasdansleréel.Voilàpourquoinous

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préféronsparlerexplicitementdeniveauxdecompréhensiondelaréalité:richesseetlimited’uneprésentationschématiquedelaTrinité!L’avantagecependantestdebienindiquerquelaréalitéquenous analysons ne peut jamais se laisser totalement saisir.C’estbien là l’unedes caractéristiquesdumystère, au sensdesaintAugustin.

DanslesymboleQuicumque,lemotincreatuscorrespondàla partie droite de la figure 1, pour laquelle aucun niveau deréalité n’est présent. Lemot immensus correspond au fait quelestroisenveloppestopologiquestraversentàlafoislesrégionsdu créé et de l’incréé, reprenant tout ce qui était, est et seraconçu par la raison de l’homme.Lemotaeternus se réfère aufaitque,strictementparlant,letempsestdéfiniseulementdanslapartiegauchedelafigure,pourlaquellelatotalitédesniveauxderéalitéestprésente.

Cependant, iln’yapas trois,maisseulementun increatus,immensusetaeternus:lestroisbouclesferméessejoignentenunseulpointX(correspondantàDieu).«Ettamennontresdii,sedunusDeus»…

LaTrinitéreprésentéesurlafigure1n’estcertainementpas

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unequaternitécachée,endépitdelareprésentationdupointX,qui correspond à Dieu. Ce point de jonction appartient à ladéfinition topologiquedes troisboucles ferméeset, cependant,ne peut pas être conçu commeune entité indépendante (sur leplanmathématique,logiqueousymbolique).

Lemotcreatus,commenousl’avonsdéjàdit,seréfèreàlapartie gauchede la figure (pour laquelle les niveauxde réalitésont présents), tandis que le mot genitus renvoie à sa partiedroite. Toutefois, dans un processus dialectique, le terme nongenitus prend tout son sensà travers le croisementde tous lesétats de potentialisation non-A, tandis que le mot genitus leprendaussi à travers le lienentre tous les étatsd’actualisationA. Enfin, le mot procedens décrit rigoureusement le rôle desétatsTquiestceluiduliendecommunionetd’amourentre lePèreetleFils,enaccordavecl’interprétationdesaintAugustin.Le rôle de l’état T est aussi en accord avec ce qui est dit àproposdu troisièmeenJean14,16et14,26(lesouffleetautreparaclet).

La représentation ici proposée à partir de l’utilisation desconceptsdelatopologierendcomptedemanièresaisissantedela logique du Quicumque. Pour conclure, reprenons lamagnifique formule de Bertrand de Margerie concernant laTrinité:«Lemystèreinsondablenecontreditenrienlesrèglesde la logique humaine6. »Le langage trinitaire doit rester, pardéfinition,inachevéetincompletpourtoujours.Néanmoins,saprogressiveexplicitationestpossible.«Enfait,toute l’histoiredudogmede laTrinité témoignede l’importantetfructueuxconflitentre les logiquesdutiersexcluetdutiersinclus7.»

La complémentarité fournit un modèle possible dereprésentation des relations interpersonnelles de la Trinité, ce

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entreDieuetl’humanité.

Figure1:Représentationdel’Alliancebibliqueentrel’hommeetDieuentermesdeniveauxderéalité.

La création, nous l’avons dit, est à la fois séparée de sonCréateur (l’un des sens du mot création en hébreu est«séparation»)et,enmêmetemps,enrelationd’existenceetdecommunion avec Dieu, à travers l’Alliance. Ainsi, l’Allianceinclutàlafoislaséparation(l’altérité)etlarelation(l’unitéetlacommunion), comme indiqué par la figure ci-dessus. Dansl’Alliance, ilyadoncuneforteunitéd’antagonismes(aveclesseptcaractéristiquesdelacomplémentarité)quipermetàlafoisunelibertédechoixpourl’hommeetledond’amourgratuitdeDieupourl’humanité.

Quand l’altérité s’actualise, l’unité se potentialise, etréciproquement. Apparaît ainsi une dynamique foi-raisoncontradictoirepourrendrecomptedel’Alliance.L’expériencedelafoi(aveclaréponsedel’homme)intègrecettedynamique,quiouvrealorsàunecompréhensionpositiveetfortedel’Allianceen termes d’unité des antagonismes, jamais définitivementrésolue par l’homme. Sur la figure 1, la foi correspond au

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passage du niveau 1 au niveau 2 grâce au don de Dieu(symboliséparlaflèchede2vers1).

L’expérience contradictoire du disciple :s’abandonneràDieu-devenirsoi

L’expériencedudiscipleduChristestcelledesarencontreetdeson histoire avec un Dieu à la fois extérieur à lui et qu’ildécouvrepourtantaussià l’intérieurde lui.Unélémentcapitalde l’expérience de s’abandonner à Dieu-devenir soi est lareconnaissancedeDieucommeàlafoisextérieuretintérieuràl’homme.

ReprenonslessixétapesdelaméthodedecomplémentaritépourprésenterdemanièredynamiquelasituationdudiscipleduChristquiexpérimentecesdeuxaspects.

Premièreétape:s’abandonneràquelqu’un,fût-ilDieu,estsouventperçucommeencontradictioncomplèteavecdevenirsoiou grandir dans son autonomie. Justement, devenir soi estsynonyme de s’affranchir de toute dépen-dance par rapport àl’extérieur,auxautres.

Demême,sileDieuauquellafoichrétiennemeproposedem’abandonner est à la fois extérieur et intérieur à moi,j’éprouve, là aussi, une contradiction évidente, qui pourraitmême, de prime abord, empiéter fortement sur ma liberté dechoisir ou non de le suivre, de m’abandonner à lui. En effet,Dieu est le tout autre. Il est créateur, législateur et jugesouverain de l’univers. Par là, il est extérieur à l’univers et àl’homme. D’un autre côté, la foi chrétienne annonce un Dieuplus intime àmoi-même quemoi-même. Parfaite contradictiondelaprésentationduDieudeJésusChrist,commenousl’avonsdéjàsouligné.

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Deuxième étape : si le Dieu auquel on me propose dem’abandonnerestleDieudeJésusChrist,ilfautbiendirequece sont uniquement les deuxmodes extérieur et intérieur prisensemblequipermettentunedescriptionexacteducontenudelatradition chrétienne. De même, la tradition chrétienne –l’histoiredessaintsenparticulier–,nousditfortementquelesApôtres et les saints de tous les temps n’ont pu devenir eux-mêmesetréaliserleurmissionqu’ens’abandonnantchaquejourdavantageàDieu,àsaProvidence,àsonEsprit.L’unnevapassansl’autre.

Devenir soi ne va pas sans s’abandonner à Dieu (etréciproquement), de même pour les qualificatifs extérieur etintérieuràl’égardduDieudeJésusChrist.Supposonsquel’onn’envisageque leDieu extérieur.Alors, l’histoirenousmontreque l’homme aura tendance à le présenter comme uneexplication du monde, celle justement que lui-même ne peutdonner, par la science par exemple. Ou bien l’homme fera duDieuextérieurunesortedefondementd’unemorale,ungarantdesespoirsparrapportàladifficileréalitédelamort.CeDieu-là régit le destin dumonde du dehors.Onpeut l’atteindre pardes raisonnements, par des concepts, parfois difficiles àlégitimer du reste. On peut l’atteindre aussi par l’effort, ladiscipline,unesagesse,enessayantdemonterversluiparnotrepropre volonté. Il faut bien reconnaître ici qu’on est loin duDieu de la tradition chrétienne ! Pour nous en rapprocher, ilnousfautbientenirlecoupleextérieur-intérieur.

Troisièmeétape:ilfautbienacceptercepremierniveaudecompréhension qui nous fait voir et expérimenter peutêtre lacontradiction. Ce qui est extérieur ne peut pas être en mêmetempsintérieur.Acceptercepremierniveaudecompréhensionetd’expérience,c’estoser regarder lacontradictionspécifiqueduDieu de Jésus Christ. Passer trop vite sur cette contradiction

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dedans et qui, par intuition et saisissement, se laisse conduirevers l’Infini sansquecevoyage intérieurn’aitde fin !CommepourPascal,maisparuneautrevoie,c’estl’Infiniquiselaissecontemplerparlefini,quisaisitethabitelefini,lequelaccueillesa situation de finitude sans que cela ne soit aucunement unedéfaite de la raison. Là aussi se dit la relation, une relationd’amourprofondémentlibreetlibérante.

Uneremarque:desdifférencesàprendreencompteentrescienceetthéologie

Nousavonsdéjànotéqu’ilnes’agissaitpas,dansleprésenttravail,decomparerdirectementlesperspectivesdelascienceetde la théologie aujourd’hui, mais davantage de percevoir lesposturesderechercheduscientifiqued’unepart,duthéologiend’autrepart,chacundansleurdomainespécifique.

Toutes les visions de sens basées sur la reconnaissance del’unité des antagonismes (ou qui conduisent à cettereconnaissance) trouvent leur origine dans une pratiquepremière,quiestcelled’unearticulationentrelesujetetleréelauquelappartientcesujet(articulationentrel’unicitédusujetetlamultiplicitéduréeldans lequelagit lesujet).Ainsienest-ilde laméthodedecomplémentaritéquenousavons,demanièreoriginale,utiliséeenthéologie.

L’utilisation de la complémentarité s’enracine dans unepratique et se réfère au vécu de l’intelligence d’un sujetconfrontéàlacomplexitéetàlamultiplicitéduréel.Cependant,cetteutilisationestconditionnéepar lescontraintespropresdechaquediscipline.Ilexisteainsideslimitesauxanalogiesentrecomplémentarité en science et complémentarité en théologie.L’unedesquestionsimportantesencesensestcelledelaportéeontologiquedesconceptsdanslesdeuxdomaines.

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Ainsi, la formulation du concept de complémentarité parlede « modes d’interprétation différents et exclusifs » dans ladeuxièmeétapedelaméthodequenousavonsdéveloppée.Peut-ongarder cettemême formulation en science et en théologie ?Onnepeutpasdireque lesconcepts«vraihomme»et«vraiDieu », utilisés par la tradition chrétienne pour Jésus Christ,soient simplement des modes d’interprétation différents etexclusifs. Pour la foi chrétienne, ces concepts ont une portéedirectementontologique.

D’autre part, nous avons aussi noté la question del’articulationentreledonnéetlaconceptualisationenscienceetenthéologie.Dansladémarchedefoi, lesensestdonnéet,enmêmetemps,ils’agitd’unchemindeconversion,aucœurmêmede l’histoire personnelle et sociétale de ceux qui cherchentDieu. Dans cette démarche, la théologie inter-vient comme«l’effortexplicitedel’hommecroyantàl’égarddelarévélationdeDieudansl’histoire,parlaParole,letravailscientifiquementconduit en Église pour la pénétrer comme connaissance, et ledéveloppementparréflexiondeconnaissancesainsiacquises».Se pose donc la question des modes de représentation enthéologie,commedanstoutescience.

Ilyabienenthéologie,defaçonanalogueàlascience,unearticulationentreledonnéetl’élaborationconceptuelle.Maislemode d’articulation est totalement spécifique à chaquediscipline.En théologie, ledonné s’offreà l’esprit à travers latradition,laconsciencehistorique,laréceptivitédel’esprit lui-même et la lumière de la foi vécue en Église. L’élaborationconceptuelle tire parti des formes conceptuelles disponiblesdans la culture, mais les soumet à un processus detransformation destiné à les approprier aux modalitésspécifiques de manifestation du donné. Il nous a donc fallurevenirsurlalumièredelafoi,surcequel’onpourraitappeler

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aussi l’« intuition de la foi » ou les conditions de l’acte decroire,pourbiencomprendrecommentlacomplémentaritépeutjouerenthéologie.

Lathéologieapophatiquedansledialogueentrescienceetfoichrétienne

Tenant comptedes similitudesetdifférencesdepostureduscientifique et du théologien apophatique, notre travailmontrecombien la théologie apophatique est aujourd’hui plus quejamaisessentiellepourledialogueentrefoietculture,entrefoichrétienne et sciences dures notamment. Elle metparticulièrement en lumière l’inadéquation de nos modes dereprésentations pour parler de Dieu, l’Inconnaissable,l’Indicible,cequinesauraitquerassurerlescientifiquebienaufaitaujourd’huideslimitesdetoutlangagepourdécrireleréel.Elle évite ce que redoutent bien des chercheurs, à savoir unanthropomorphisme marqué pour parler de ce qui échappejustementànosreprésentations.Elleaccepteenfindetravaillersur la contradiction et les contrariétés que rencontre toutchercheurdansquelquedisciplinequecesoit.

Elleestainsichemind’ouvertureetd’accueildumystèreduconnaître, du dedans de la condition humaine, chemin derecherchejamaisfinietquinesedrapepasdansdescertitudesdéfinitives.Cettepostureestsansdouteplushumbleetsouventdécapante, mais ô combien ouverte sur le réel et la conditionhumaine!Ellepeutencouragerlescientifiquedansledialoguecar elle rejoint sa posture de chercheur. Elle doit aussi luipermettre de comprendre que la théologie est un domainedifférent de celui des sciences dures, qu’elle s’appuie sur laRévélation tout en ayant une composante scientifique au sensdes sciences humaines, avec son langage et ses méthodes

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Table

Préface

Introduction

I.L’homme,entrescienceetfoichrétienne

LequestionnementdeBlaisePascal

II.Véritéetréalitéensciences

III.Quelquechoseéchappe

Quelquechosedel’ordredel’Origine

IV.Leréelvoilé

ConversationavecBernardd’Espagnat

V.Lacontradictioncommeunsigned’incomplétude.Illustrationavecl’idéedecomplémentaritéchezBohr

VI.Différentsniveauxderéalité?

VII.Del’idéed’hylémorphismed’Aristoteàl’idéedecomplémentarité

VIII.Incomplétudeetsensdumystèrepourlescientifiqueetlethéologien

IX.LacoïncidencedesopposéschezNicolasdeCues

X.Lacomplémentaritéenthéologie

Illustrationpourlemystèredel’Incarnation

XI.LaTrinitéentermesdecomplémentarité

Dieu,Père,FilsetEsprit

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XII.L’AllianceentreDieuetl’humanitéetl’expériencecontradictoiredudisciple:s’abandonneràDieu-devenirsoi

Conclusion.Quandl’expériencedel’incomplétudeouvreàlarecherchedufonddeschoses

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CompositionetmiseenpagesréaliséesparCompo66–Perpignan

444/2011

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