Le roman du XIX-e siècle

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2006 Program postuniversitar de conversie profesională pentru cadrele didactice din mediul rural Le roman du XIX-e siècle (de Stendhal à Zola) Diana Carmen RÎNCIOG Specializarea LIMBA ŞI LITERATURA FRANCEZĂ Forma de învăţământ ID - semestrul III

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2006

Program postuniversitar de conversie profesionalăpentru cadrele didactice din mediul rural

Le roman du XIX-e siècle (de Stendhal à Zola)

Diana Carmen RÎNCIOG

Specializarea LIMBA ŞI LITERATURA FRANCEZĂ

Forma de învăţământ ID - semestrul III

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Ministerul Educaţiei şi Cercetării

Proiectul pentru Învăţământul Rural

LIMBA ŞI LITERATURA FRANCEZĂ

Le roman du XIXesiècle (de Stendhal à Zola)

Diana Carmen RÎNCIOG

2006

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© 2006 Ministerul Educaţiei şi Cercetării Proiectul pentru Învăţământul Rural Nici o parte a acestei lucrări nu poate fi reprodusă fără acordul scris al Ministerului Educaţiei şi Cercetării ISBN 10 973-0-04569-0; ISBN 13 978-973-0-04569-7.

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Table des matières

Proiectul pentru Învăţământul Rural 1

TABLE DES MATIÈRES Introduction 5 0.1 Présentation du cours 5 0.2 Structuration du cours 5 0.3 Modalités et instruments d’évaluation du cours 6 0.4 Comment serez-vous évalués? 6 0.5 Repères méthodologiques à suivre lors de l’application du

programme d’étude 6

Références bibliographiques 6 1 Unité d’apprentissage 1 7 REPÈRES HISTORIQUES ET CULTURELS DU XIXE SIÈCLE Les objectifs de l’unité d’apprentissage 1 7 1.1 Introduction dans la littérature française du XIXe siècle 8 1.2 Histoire 8 1.3 Le mouvement des idées 9 1.4 Le progrès technique 10 1.5 La bohème littéraire 11 1.6 L’interférénce des arts 11 Test d’autoévaluation 13 1.7 La presse et l’enseignement 13 Les clés du test d’autoévaluation 14 Test de contrôle 1 15 Références bibliographiques 15 2 Unité d’apprentissage 2 16 LE ROMAN ROMANTIQUE (CHATEAUBRIAND, BENJAMIN

CONSTANT)

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 2 16 2.1 Une vie sous le signe du rêve et une carrière d’exception 17 2.2 Le Génie du christianisme, chef-d’oeuvre romantique 18 2.3 Le mal du siècle ou le vague des passions; René 20 2.4 Atala ou “une statue de la virginité” 23 2.5 L’art de Chateaubriand et sa philosophie de vie 25 Test d’autoévaluation 26 2.6 Le roman personnel de Benjamin Constant: Adolphe 26 Les clés du test d’autoévaluation 28 Test de contrôle 2 29 Références bibliographiques 29 3 Unité d’apprentissage 3 30 STENDHAL ROMANCIER Les objectifs de l’unité d’apprentissage 3 30 3.1 Henri Beyle: une existence tumultueuse 31 3.2 Stendhal et le réalisme bien tempéré 32

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Table des matières

2 Proiectul pentru Învăţământul Rural

3.3 La vision du roman chez Stendhal 33 Test d’autoévaluation 35 3.4 Le récit autobiographique 35 3.5 Vie de Henry Brulard 36 3.6 Lucien Lewen 38 3.7 L’idéologie de Stendhal 38 Les clés du test d’autoévaluation 39 Test de contrôle 3 40 Références bibliographiques 40 4 Unité d’apprentissage 4 41 ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN LE ROUGE ET LE NOIR DE

STENDHAL

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 4 41 4.1 Le Rouge et le Noir, roman politique et roman de moeurs 42 4.2 Julien Sorel, Mathilde de la Mole - deux héros inoubliables 43 4.3 La structure du roman et la cohérence du sujet 45 Test d’autoévaluation 48 4.4 L’ascension et le déclin de Julien 48 Les clés du test d’autoévaluation 51 Test de contrôle 4 52 Références bibliographiques 52 5 Unité d’apprentissage 5 53 LE ROMAN HISTORIQUE (VIGNY, MÉRIMÉE, DUMAS) Les objectifs de l’unité d’apprentissage 5 53 5.1 Roman et histoire 54 5.2 L’épanouissement de la prose et l’avènement du roman 55 5.3 Le roman historique dans la littérature romantique française 56 5.4 Du roman historique au roman des réalités 58 Test d’autoévaluation 60 5.5 Alexandre Dumas 60 5.6 D’autres écrivains historiques: Hugo, Balzac 62 Les clés du test d’autoévaluation 64 Test de contrôle 5 65 Références bibliographiques 65 6 Unité d’apprentissage 6 66 HONORÉ DE BALZAC ET LA COMÉDIE HUMAINE Les objectifs de l’unité d’apprentissage 6 66 6.1 La biographie de Balzac et sa carrière impressionnante 67 6.2 Balzac et la création du roman moderne 69 6.3 Eugénie Grandet, roman exemplaire de la Comédie humaine 71 6.4 Le Lys dans la vallée, un roman balzacien particulier 72 Test d’autoévaluation 74 6.5 D’autres repères romanesques de la Comédie humaine 75 Les clés du test d’autoévaluation 77 Test de contrôle 6 77 Références bibliographiques 78

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Table des matières

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7 Unité d’apprentissage 7 79 LES INNOVATIONS DU ROMAN BALZACIEN

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 7 79 7.1 Balzac, créateur du roman français moderne 80 7.2 Les innovations du roman balzacien: le modèle narratif 81 Test d’autoévaluation 84 7.3 La Comédie humaine, originalité de la construction 85 7.4 Conclusion sur la vaste entreprise romanesque de Balzac 88 Les clés du test d’autoévaluation 89 Test de contrôle 7 90 Références bibliographiques 90 8 Unité d’apprentissage 8 91 ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN LE PÈRE GORIOT DE

BALZAC

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 8 91 8.1 Un chef-d’œuvre balzacien: Le Père Goriot 92 8.2 Quelques repères analytiques du roman Le Père Goriot 94 8.3 L’art du portrait dans Le Père Goriot 95 8.4 La communication par la correspondance dans le roman 96 Test d’autoévaluation 97 8.5 L’agonie et la mort du père Goriot 98 8.6 Le Père Goriot dans le cinéma 100 Les clés du test d’autoévaluation 101 Test de contrôle 8 102 Références bibliographiques 102 9 Unité d’apprentissage 9 103 LA DOCTRINE ET LA PRATIQUE DU ROMAN CHEZ GUSTAVE

FLAUBERT

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 9 103 9.1 La Correspondance flaubertienne, “laboratoire” de l’écrivain 104 9.2 La théorie de l’impersonnalité 105 9.3 L’artiste vu par Flaubert dans sa Correspondance et le rôle de la

critique 108

Test d’autoévaluation 110 9.4 La poétique dans la vision de Flaubert 110 Les clés du test d’autoévaluation 112 Test de contrôle 9 112 Références bibliographiques 113 10 Unité d’apprentissage 10 114 PASSIONS ET PERSONNAGES FLAUBERTIENS Les objectifs de l’unité d’apprentissage 10 114 10.1 Salammbô, passion et mystère 115 10.2 L’Éducation sentimentale 117 Test d’autoévaluation 122 10.3 Félicité, “un coeur simple” 122 Les clés du test d’autoévaluation 126

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Table des matières

4 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Test de contrôle 10 126 Références bibliographiques 127 11 Unité d’apprentissage 11 128 ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN MADAME BOVARY DE

GUSTAVE FLAUBERT

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 11 128 11.1 Madame Bovary, roman de l’éducation sentimentale 129 11.2 Emma Bovary, symbole de l’émancipation féminine 133 Test d’autoévaluation 134 11.3 Charles Bovary, un personnage mésestimé 135 11.4 Le bovarysme dans les romans de Flaubert 136 Les clés du test d’autoévaluation 137 Test de contrôle 11 138 Références bibliographiques 138 12 Unité d’apprentissage 12 139 VERS LE NATURALISME: EDMOND ET JULES DE

GONCOURT; EMILE ZOLA

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 12 139 12.1 La “gémellité littéraire” des frères Goncourt 140 12.2 Des “raconteurs du présent” 141 Test d’autoévaluation 143 12.3 Emile Zola – son activité menant vers le naturalisme 144 12.4 Zola, théoricien du naturalisme 145 12.5 Panorama général de l’œuvre zoliste 146 12.6 Quelques chefs-d’œuvre de Zola 149 12.7 D’autres romans de Zola 151 Les clés du test d’autoévaluation 152 Test de contrôle 12 153 Références bibliographiques 153 13 Unité d’apprentissage 13 154 L’ASSOMMOIR : “UNE ŒUVRE DE VÉRITÉ” Les objectifs de l’unité d’apprentissage 13 154 13.1 Une manifestation naturaliste 155 13.2 Gervaise, l’héroïne la plus fameuse de Zola 157 13.3 La destruction du couple 160 Test d’autoévaluation 162 13.4 Une tragédie naturaliste 163 Les clés du test d’autoévaluation 166 Test de contrôle 13 166 Références bibliographiques 167 BIBLIOGRAPHIE 168

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Le projet pour l’enseignement rural

Proiectul pentru Învăţământul Rural 5

INTRODUCTION Sommaire page 0.1 Présentation du cours 5 0.2 Structuration du cours 5 0.3 Modalités et instruments d’évaluation du cours 6 0.4 Comment serez-vous évalués? 6 0.5 Repères méthodologiques à suivre lors de l’application du

programme d’étude 6

Références bibliographiques 6 0.1 Présentation du cours

Le cours optionnel Le roman du XIXesiècle (de Stendhal à Zola) se propose de vous fournir des connaissances théoriques sur le roman français du XIXesiècle, aussi bien que des repères analytiques pour les principales créations romanesques de l’époque. Evidemment, vous n’avez qu’à suivre ces pistes de recherche pour approfondir la lecture de ces œuvres, ou bien pour renforcer la provision d’opinions critiques présentées dans chaque unité d’apprentissage (les références bibliographiques vous suggèrent de tels repères critiques).

0.2 Structuration du cours

Afin de faciliter l’acquisition des savoirs et savoir-faire de ce cours, on a prévu des unités distinctes d’apprentissage corrélées à des compétences spécifiques distribuées, tant que faire se peut, selon une progression didactique. Ce cours dispense: - Des savoirs théoriques concernant les types de roman et les principales

tendances au XIXesiècle; - Des compétences à utiliser ces connaissances dans le but d’expliquer la

doctrine réaliste comme contribution majeure à l’évolution du roman français au XIXe siècle;

- La distinction des éléments romantiques et réalistes dans l’évolution du discours narratif à partir des romans de Balzac jusqu’à ceux de Flaubert;

- Des modalités et instrumennts d’autoévaluation et de contrôle; - Des synthèses (idées à retenir, pour en savoir plus); - Des repères bibliographiques pour chaque unité, ainsi qu’une

bibliographie générale.

La première unité d’apprentissage de notre cours se rapporte au cadre général de l’époque du XIXe siècle, du point de vue historique, social et culturel; la note spécifique est l’abondance d’exemples et les notes à la fin de l’unité. Sept unités sont structurées de cette façon qu’elle présentent par

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Le projet pour l’enseignement rural

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une approche globale les auteurs concernés; ensuite quatre unités sont des études intégrales de quelques œuvres représentatives des auteurs inventoriés dans ce cours.

0.3 Modalités et instruments d’évaluation du cours

Le cours vous propose une série de modalités d’évaluation formative, afin de vous aider à bien comprendre et mettre en œuvre vos acquisitions dues à la lecture du cours, de la bibliographie, ainsi qu’à l’interaction avec votre tuteur et vos collègues: Tests d’autoévaluation suivis des clés de ces tests. Tests de contrôle.

0.4 Comment serez-vous évalués?

L’évaluation de vos savoirs et savoirs-faire concernera: - votre participation aux réunions tutélaires – 20% de la note, soit 2 points; - la rédaction des réponses aux tests d’autoévaluation, de contrôle, réunies

dans un dossier d’étude individuelle – 80% de la note, soit 8 points. 0.5 Repères méthodologiques à suivre lors de l’application du

programme d’étude

- Il n’y a pas de vérité absolue en pédagogie de la llittérature. Le champ d’expérimentation reste ouvert à tous les praticiens. Cependant, les savoirs dispensés par ce cours pourront vous aider à former un style personnel d’enseignement de la littérature française.

- Une lecture passive du cours, dans l’espoir de tout apprendre, serait inopérante; il vaut mieux au fil des pages annoter le cours, effectuer les tests d’autoévaluation (avant de lire les clés!) et les tests de contrôle, lire les œuvres étudiées et les repères critiques suggérés.

- Ne prenez pas les analyses littéraires comme des recettes: adaptez-les plutôt à votre public; ce faisant, vous pouvez les modifier et en créer constamment d’autres.

Références bibliographiques VALETTE, Bernard, Introducere în metodele şi tehnicile moderne de analiză literară, Cartea Românească, col. Syracuza, 1997. LARROUX, Guy, Realismul, Cartea românească, col. Syracuza, 1998.

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Repères historiques et culturels du XIXe siècle

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Unité d’apprentissage 1 Repères historiques et culturels du XIXe siècle

Sommaire page Les objectifs de l’unité d’apprentissage 1 7 1.1 Introduction dans la littérature française du XIXe siècle 8 1.2 Histoire 8 1.3 Le mouvement des idées 9 1.4 Le culte du progrès et le développement technique 10 1.5 La bohème littéraire 11 1.6 L’interférence des arts 11 Test d’autoévaluation 13 1.7 La presse et l’enseignement 13 Les clés du test d’autoévaluation 14 Test de contrôle 1 15 Références bibliographiques 15

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 1

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de: • présenter le panorama du XIXe siècle dans les différents domaines; • expliquer l’interférence des arts à cette époque;

• analyser les éléments du progrès social, technique et culturel , qui ont

des incidences sur la création artistique.

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Repères historiques et culturels du XIXe siècle

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1.1 Introduction dans la littérature française du XIXe siècle

Au cours de la littérature française, il y a eu la possiblité d’identifier tout un siècle avec un grand mouvement. Ainsi a-t-on parlé du « siècle de la Renaissance », du « siècle classique », ou bien du « siècle des lumières » pour nommer le XVIe siècle, le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle. En ce qui concerne le XIXe siècle, nous ne pouvons pas le désigner par un syntagme qui serait le sien, mais par plusieurs termes qui pourraient suggérer la complexité de ce siècle, car, en effet, le XIXe siècle se trouve au carrefour des grands phénomènes , marquant le tournant décisif vers la modernité du XXe siècle.

Ne pouvant pas l’embrasser d’un seul regard, le XIXe siècle

nous apparaît, par conséquent, comme le territoire riche dans sa diversité, séduisant par le rythme des successions, parce qu’il connaît à la fois le romantisme, le réalisme et le symbolisme : en fait, ils s’entremêlent, et l’on assiste, de l’un à l’autre, à des échanges féconds. Balzac, créateur du roman réaliste, fut aussi un romantique et un visionnaire. J. K. Huysmans est passé du réalisme le plus avancé, le naturalisme à l’idéalisme mystique.

Nous allons présenter quelques repères essentiels pour

comprendre la diversité et l’importance des événements et des tendances qui caractérisent cet agité XIXe siècle.

1.2 Histoire

Les régimes politiques qui ont marqué la période allant de 1800

à 1900 sont : le Consulat, l’Empire, la Restauration, la Monarchie de Juillet, la Seconde République, le Second Empire et la Troisième République. Malgré cette extrême instabilité politique (il y a en effet sept régimes politiques au XIXe siècle !), la France a démontré une remarquable force de redressement. Le peuple français a reconquis le gouvernement démocratique, instauré par la Révolution de 1789, quand il se révolta et dressa des barricades les 27, 28, 29 juillet 1830 (« Les Trois Glorieuses »). Les conquêtes de la révolution de 1830 furent annulées par le régime de Louis-Philippe (1830-1848). Les journées insurrectionnelles des 22, 23 et 24 février 1848 ont mis fin à la Monarchie de Juillet, remplacé par la Deuxième République (proclamée le 25 février 1848, par un gouvernement provisoire où figuraient aussi le poète Lamartine et le savant Louis Blanc).

Le 2 décembre 1852 on organisa à Paris le coup d’Etat, ayant

permis à Louis Napoléon Bonaparte (fig. 1.2), le futur Napoléon III, de se proclamer empereur. Napoléon III a gouverné la France entre 1852 et 1870. Cette période est caractérisée par une certaine stabilité, un important essor des finances, de l’industrie et du commerce, mais aussi par une politique de guerre et d’expansion coloniale qui aura des conséquences négatives pour le régime impérial.

Le XIXe siècle, une époque particulièrement féconde et diverse

Figure 1.2

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Repères historiques et culturels du XIXe siècle

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Par la suite, la France a connu la capitulation à Sédan, lors de la fin désatreuse de la guerre franco-prussienne (le 2 septembre 1870). Cela provoque la chute de l’Empire et, même si un gouvernement de la défense nationale fut créé le 4 septembre 1870, la France fut obligée de signer l’armistice du 28 janvier 1871 et le traité de Francfort, par lequel elle perdait l’Alsace et la Lorraine.

Il convient de mentionner également la Commune de Paris,

lorsque la population de la Capitale se souleva pour proclamer le 18 mars 1871 le premier gouvernement de la classe ouvrière, qui se proposait d’éliminer l’exploitation de l’homme par l’homme (il nous reste l’analyse mémorable de Karl Marx dans La Guerre civile en France en 1871-1891). Même si les événements ont continué par la Semaine Sanglante (22-28 mai), le nombre des victimes montant jusqu’à 40000, l’importance de la Commune, selon Marx, « a été son existence même et son fonctionnement. »

La Troisième République Française (1875-1939) fut celle qui

forma le gouvernement de la France moderne. Pourtant, si l’on considère le XIXe siècle comme celui des révolutions (politique et industrielle), il faut le voir aussi comme celui des paradoxes et des contrastes, avec cette caractéristique : une étonnante coïncidence entre l’évolution historique et les courants culturels.

1.3 Le mouvement des idées

Tout comme au XVIIIe siècle, de nombreux écrivains s’engagent dans la lutte politique et sociale, par leur oeuvre et leur action. L’exemple de Lamartine ou de Victor Hugo (devenus députés) est notable. En outre, Hugo, en exil, s’acharne contre Napoléon III dans les Châtiments. Zola reste un symbole de l’intellectuel impliqué dans la vie politique et sociale par sa violente protestation – J’accuse (1898) – dans l’affaire Dreyfus.

Stendhal et Chateaubriand ne cachent pas leur orientation

libérale, prévoyant la démocratie. Les socialistes montrent qu’à la liberté conquise il faut ajouter l’égalité. Parmi les précurseurs, nous devons citer les noms de Saint-Simon et de Charles Fourier . Fourier est celui qui imagina une nouvelle cellule sociale, le phalanstère, basée sur l’harmonie d’un groupe d’individus. Un autre, Pierre Proudhon, lança une formule célèbre : « La propriété c’est le vol. » Nous pouvons le considérer même l’ancêtre des syndicalistes. N’oublions pas que la France était attachée au mouvement du socialisme international (en 1847, Marx publiait le Manifeste communiste et en 1867 Le Capital); notons également que la première Internationale ouvrière était constituée à Londres, en 1864.

La Commune de Paris

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Repères historiques et culturels du XIXe siècle

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1.4 Le culte du progrès et le développement technique Le XIXe siècle est celui du grand développement capitaliste,

avec des découvertes et des applications dans tous les domaines de la science. On dirait que la France est entrée dans « le club des grands pays industrialisés ». C’est le siècle de la machine à vapeur et de la Tour Eiffel, du vaccin contre la rage, de l’invention des rayons X, du phonographe ou de l’anesthésie chirurgicale. En 1827 on construit la première ligne de chemin de fer avec traction à chevaux pour le transport du charbon ; une dizaine d’années plus tard un train fut mis à la disposition des voyageurs de Paris à Saint-Germain (1837). En 1870 la France avait 17000 km de voies ferrées.

Par ailleurs, le domaine bancaire connaît un développement extraordinaire : le crédit, la bourse et les spéculations ne font que démontrer le pouvoir énorme de l’argent (le thème est valorisé d’ailleurs magistralement dans la littérature de Balzac et de Zola).

Au-delà des réalisations économiques, le prestige de la science

est extrêmement grand au XIXe siècle. Les travaux de Louis Pasteur (fig. 1.4), de Pierre et Marie Curie de même que la philosophie positiviste d’Auguste Comte provoquent les importantes mutations intellectuelles. La mentalité des écrivains change elle aussi, en formulant des principes scientifiques. C’est le cas de Zola et de Flaubert, par exemple. L’artiste ne doit pas vivre, mais représenter la vie. Cela suppose une riche documentation, très minutieuse, chose attribuant à Flaubert l’étiquette (qu’il a toujours rejetée) d’écrivain réaliste. Pourtant, son oeuvre reste, ”une dissertation sur un morceau de réalité », ou bien « un coup médical de la vie”, parce que, dans la conception de Flaubert, l’écrivain doit toujours procéder à la façon du biologiste :

La littérature prendra de plus en plus les allures de la science ;

elle sera surtout exposante, ce qui ne veut pas dire didactique. Il faut faire des tableaux, montrer la nature, telle qu’elle est, mais des tableaux complets, peindre le dessous et le dessus. (lettre du 6 avril 1853, à Louise Colet).

Ces écrivains ont comme modèle la méthode du biologiste

Claude Bernard (1813-1878), auteur de l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865).

La France, pays fortement industrialisé

Figure 1.4

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Repères historiques et culturels du XIXe siècle

Proiectul pentru Învăţământul Rural 11

1.5 La bohème littéraire

Le XIXe siècle est aussi l’époque des artistes qui arrivent à ne vivre que de leur talent. Ce sont les cénacles, comme celui de Victor Hugo, qui réunit les écrivains, les peintres, les sculpteurs, les grandes personnalités artistiques. Les artistes proclament déjà leur révolte contre la bourgeoisie et la société en général. 1857 est l’année ou le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert et le volume de poésies Les Fleurs du Mal de Charles Baudelaire sont accusés d’avoir attenté à la morale publique. La liberté dans l’art et la liberté dans la société sont désormais indissolubles, comme c’est, par exemple, la Préface d’Hernani, un véritable manifeste de l’esthétique du drame romantique.

1.6 L’interférence des arts

Nous pouvons parler des tendances pareilles dans les arts dans le développement de chaque domaine artistique. En architecture, par exemple, il y a la construction des arcs de triomphe, des colonnades, des édifices en style néo-classique. Dans toute l’Europe, l’essor urbain, l’enrichissement des classes dirigeantes, la politique de travaux publics des souverains, multiplient les constructions. Jusque vers le milieu du siècle, l’architecture néo-classique domine. Puis le goût va au pastiche composite, qui emprunte des éléments des décors à des époques antérieures : renaissance, « romano-byzantin », gothique même. Ce goût s’étend à d’audacieuses reconstitutions du passé: l’architecte Viollet-le-Duc restaure la Cité de Carcassonne, tandis que le roi Louis II, exalté par la grandeur de la musique wagnérienne, parsème la Bavière de châteaux moyenâgeux ou louis-quatorziens. Mais des formes architecturales nouvelles apparaissent, fondées sur l’utilisation du fer et des grandes surfaces vitrées : cette formule, utilisée dès 1851 au Crystal Palace (fig. 1.6.1) de l’exposition de Londres, s’adapte bien à des édifices utilitaires, comme, à Paris, la Bibliothèque nationale de Labrouste ou les Halles de Baltard et, un peu partout en Europe, les gares de fer des grandes villes.

En peinture, il y a des oeuvres osées, telles que Les Massacres de Scio et La Liberté guidant le peuple (fig. 1.6.2) sont les deux toiles exposées par Eugène Delacroix (1798-1863) au salon de 1824 et en 1831. Une nouvelle peinture, qui s’oppose à l’académisme et s’inspire des espaces orientaux. Le paysage est valorisé par l’Ecole de Fontainebleau. Gustave Courbet est le peintre réaliste par excellence ; Edouard Manet, l’impressionniste, Alfred Sisley, le paysagiste, Auguste Renoir, étant - parmi les maîtres de l’impressionnisme, celui qui a exécuté le plus de chefs-d’œuvre d’après la figure humaine et les scènes de la vie contemporaine -, Degas (fig. 1.6.3), Toulouse-Lautrec ou Paul Cézanne commencent par s’engager dans la voie de l’impressionnisme avant de trouver leur propre voie. L’impressionnisme est une forme d’art qui consiste à rendre l’impression ressentie et laisse de côté toute description des

Liberté dans l’art : signification du double procès de l’année 1857

Figure 1.6.1

Figure 1.6.2

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Repères historiques et culturels du XIXe siècle

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détails. En art, les peintres impressionnistes, comme les réalistes, choisissent leurs sujets dans la vie moderne, poussant fort loin l’étude du plein air. Ils font de la lumière l’objet de leur peinture, écartant les couleurs sombres, pour utiliser les tons purs et la touche divisée. Peintres des aspects changeants de la nature et du mouvement, les principaux représentants de cette école sont Monet, Renoir, Sisley, Degas, Cézanne, Pissaro. Le nom même d’impressionnisme vient d’un tableau de Monet intitulé Impression, soleil levant, exposé en 1874. Eugène Delacroix, Constable, Bonington, Paul Huet, Isabey et surtout Turner sont considérés, ainsi que Boudin et Jongkind, comme les précurseurs de ces artistes longtemps méconnus, que Manet patronna. Un grand nombre de leurs oeuvres figurent aujourd’hui au musée du Jeu de paume (annexe du Louvre), dit aussi ”musée de l’impressionnisme”.

Avec Toulouse-Lautrec l’art de l’affiche devient un art véritable.

Les décors se caractérisent par des formes contournées, évoquant les lianes, les fleurs et les femmes. Cet art de la ligne courbe est démeuré le symbole de la « belle époque ».

En sculpture, Auguste Rodin (1840-1917) a été rendu célèbre

par ses oeuvres Le Baiser, Le Penseur, Andromède (v. fig 1.6.4), Les Bourgeois de Calais, l’artiste étant un visionnaire de la sculpture, un créateur dont la puissance et l’ambition dépassaient parfois les possibilités d’un art rudement enchaîné à la matière.

En musique, le public applaudissait Offenbach, mais n’appréciait

pas la Symphonie fantastique (1830) d’Hector Berlioz ou La Damnation de Faust, du même compositeur. Wagner, lui aussi, passait inaperçu, même si Baudelaire, Nerval, Banville le soutenaient en France. Le XIXe siècle est toujours celui de César Franck , Claude Debussy, et Maurice Ravel.

Le XIXe siècle faisait donc une alliance du texte, de l’image et

de la musique (n’oublions pas que c’est aussi l’époque de la création des frères Lumières – la cinématographie).

Figure 1.6.4 (Andromède)

Figure 1.6.3

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Repères historiques et culturels du XIXe siècle

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Test d’autoévaluation Vous avez parcouru la première unité d’apprentissage sur le cadre historique et culturel du XIXe siècle. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test d’autoévaluation”. 1. Quels sont les principales réalisations techniques du siècle ? 2. Mentionnez les plus importants peintres du XIXe siècle.

1.7 La presse et l’enseignement

En ce qui concerne la presse, on constate de grandes mutations dues au changement de mentalités. Une importance nouvelle de la presse caractérise le XIXe siècle, où elle devient « le quatrième pouvoir ». En 1836, dans La Presse , premier journal bon marché fondé par Emile Girardin, on inaugure à la fois l’utilisation de la publicité et des feuilletons. Le Petit Journal connaît, lui aussi, un très grand succès. En outre, les revues littéraires deviennent le cadre de développement de la critique littéraire, en tant que discipline indépendante. Il faut citer quelques titres : La Revue de Paris (1829), La revue de Deux Mondes (1829). Bref, la presse devient le moyen d’information organisé, offert à un public très large, et elle implique de plus en plus les intellectuels de l’époque (l’exemple de l’article J’accuse de Zola reste célèbre, paru dans L’Aurore du 13 janvier 1898).

L’enseignement, à son tour, devient l’expression de la liberté, y

compris par rapport à l’Eglise. L’enseignement primaire devient gratuit et obligatoire. Les Grandes Ecoles – L’Ecole Polytechnique, Le Conservatoire d’Arts et métiers – sont les « pépinières » des futurs spécialistes. Les institutions traditionnelles sont consolidées et leur prestige augmente : au Collège de France, par exemple, on trouve, parmi les professeurs, l’historien Jules Michelet, le philosophe Henri Bergson.

Essor de l’enseignement

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Repères historiques et culturels du XIXe siècle

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Le XIXe siècle s’avère une période très riche et très variée comme paysage littéraire. C’est pourquoi il est difficile d’opérer un découpage pour marquer l’appartenance de chaque écrivain à une école littéraire.

Emile Faguet crée des monographies. Gustave Lanson trouve

une correspondance entre les événements politiques et les critères littéraires. Dans son livre Histoire de la littérature française (1894), il y a quatre périodes :

- la première : Littérature de la révolution et de l’Empire ; - la deuxième : L’Epoque romantique ; - la troisième : Le Naturalisme ; - la quatrième : Fin du siècle. Albert Thibaudet adopte le critère des générations – 1789, 1820,

1850, 1885 -, préférant comme la plupart des historiens le critère « chronologique » pour délimiter des périodes littéraires :

- Romantisme (1820-1850) - Réalisme (1850-1870) - Naturalisme et Symbolisme (1870-1900) Dans Le Manuel d’Histoire littéraire de la France coordonné par

Pierre Abraham (9), les écrivains sont vus de plusieurs perspectives : Hugo avant et après l’exil, un premier Flaubert, un Flaubert réaliste, etc. Le XIXe siècle y est présenté comme une coexistence des nostalgiques du passé et des impatients de l’avenir, des classiques et des romantiques.

Les clés du est d’autoévaluation Réponses et commentaires : 1. Parmi les réalisations techniques on peut citer la machine à vapeur et la Tour Eiffel, le vaccin contre la rage, l’invention des rayons X, le phonographe ou l’anesthésie chirurgicale. En 1827 on construit la première ligne de chemin de fer avec traction à chevaux a été mis à la disposition des voyageurs de Paris à Saint-Germain (1837). En 1870 la France avait 17000 km de voies ferrées. 2. Dans la peinture du XIXe siècle on peut mentionner la contribution particulière de Delacroix (1798-1863) au salon de 1824 et en 1831. Il s’agit d’une nouvelle peinture, qui s’oppose à l’académisme et s’inspire des espaces orientaux. Le paysage est valorisé par l’Ecole de Fontainebleau. Gustave Courbet est le peintre réaliste par excellence ; Edouard Manet, l’impressionniste, Alfred Sisley, le paysagiste, Auguste Renoir, étant - parmi les maîtres de l’impressionnisme, celui qui a exécuté le plus de chefs-d’œuvre d’après la figure humaine et les scènes de la vie contemporaine -, Degas, Toulouse-Lautrec ou Paul Cézanne commencent par s’engager dans la voie de l’impressionnisme avant de trouver leur propre style .

La critique littéraire

Page 18: Le roman du XIX-e siècle

Repères historiques et culturels du XIXe siècle

Proiectul pentru Învăţământul Rural 15

Test de contrôle 1

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 1. Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Choisissez l’une des personnalités de la science

(mentionnées ou non dans cette unité d’apprentissage) et présentez-la brièvement, en soulignant sa contribution majeure à l’évolution de la science.

(18-20 lignes ; 5 points)

2. Commentez une sculpture de Rodin ou un tableau de Delacroix (à votre choix).

(18-20 lignes ; 5 points)

Références bibliographiques :

DARCOS, Xavier, AGARD, Brigitte, BOIREAU, Marie-France, XIXe

siècle, Paris, Hachette, collection “Perspectives et confrontations”, 1986, pp. 206-210.

MICHEL, A., BECKER ,C.,BURY, M., BERTHIER, P., MILLET, D., Littérature française du XIXe siècle, Paris, PUF, 1993, pp. 149-158.

Page 19: Le roman du XIX-e siècle

Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

16 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Unité d’apprentissage 2 LE ROMAN ROMANTIQUE (CHATEAUBRIAND, BENJAMIN CONSTANT) Sommaire page Les objectifs de l’unité d’apprentissage 2 16 2.1 Une vie sous le signe du rêve et une carrière d’exception 17 2.2 Le Génie du christianisme, chef-d’oeuvre romantique 18 2.3 Le mal du siècle ou le vague des passions; René 20 2.4 Atala ou “une statue de la virginité” 23 2.5 L’art de Chateaubriand et sa philosophie de vie 25 Test d’autoévaluation 26 2.6 Le roman personnel de Benjamin Constant: Adolphe 26 Les clés du test d’autoévaluation 28 Test de contrôle 2 29 Références bibliographiques 29 Les objectifs de l’unité d’apprentissage 2

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de: • définir “le mal du siècle”, la nouvelle sensibilité des romantiques;

• commenter les chefs-d’oeuvre de Chateaubriand: René et Atala;

• reconnaître les marques du style chez Chateaubriand;

• présenter les thèmes du roman personnel Adolphe;

• caractériser le personnage Adolphe de Benjamin Constant.

Page 20: Le roman du XIX-e siècle

Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Proiectul pentru Învăţământul Rural 17

2.1 Une vie sous le signe du rêve et une carrière d’exception

François René de

Chateaubriand (fig.2.1) est né le 4 septembre 1768 à Saint-Malo, par une nuit de tempête et nous pourrions dire que, pour lui, cela a été un symbole, car la vie de l’écrivain fut marquée par les orages, agitée de passions multiples. Toute son enfance et même son adolescence ont subi l’influence formative de l’ambiance qui existait au château de Combourg. Là, il écoutait avec volupté le refrain des vagues et

nous croyons que dans cette extase romantique il y avait déjà les germes du mal du siècle dont Chateaubriand est, sans conteste, le précurseur. En tout cas, pour cet écrivain, Combourg reste l’espace où il échappait à l’influence pesante de ses parents (le père étant trop sombre et taciturne, tandis que la mère était trop mélancolique), où il s’abandonnait à des promenades et à des discussions enflammées avec sa soeur Lucile (ces épisodes sont largement évoqués dans son ouvrage Mémoires d’outre-tombe):

Tout nourrissait l’amertume de mes dégoûts: Lucile était

malheureuse; ma mère ne me consolait pas; mon père me faisait éprouver les affres de la vie. Sa morosité augmentait avec l’âge; la vieillesse raidissait son âme comme son corps; il m’épiait sans cesse pour me gourmander. Lorsque je revenais de mes courses sauvages et que je l’apercevais assis sur le perron, on m’aurait plutôt tué que de me faire rentrer au château. Ce n’était néanmoins que différer mon supplice: obligé de paraître au souper, je m’asseyais tout interdit sur le coin de ma chaise, mes joues battues de la pluie, ma chevelure en désordre. Sous les regards de mon père, je demeurais immobile et la sueur couvrait mon front: la dernière lueur de la raison m’échappa. (Mémoires d’outre-tombe, 1ère partie, Livre III, 15)

C’était vraiment l’époque où l’écrivain, un jeune homme

mélancolique, avait déjà le pressentiment des misères de son destin, se sentait l’âme malade et blessée et l’idée de n’être plus lui saisissait le coeur à la façon d’une joie subite. (Mémoires d’outre-tombe).

Avec un tel état d’esprit, Chateaubriand choisit difficilement sa

carrière, en hésitant entre la prêtrise et l’armée (comme le héros stendhalien, Julien Sorel). Il devient donc officier en 1786, se trouvant à Paris pendant la Révolution; pourtant, il est plutôt dégoûté par la prise de la Bastille, tout comme par la vie sceptique et dissipée des salons parisiens. Ce qu’il désire ardemment c’est l’aventure, la connaissance des nouveaux espaces et le voyage en Amérique (avril 1791) lui donne l’occasion de s’évader dans un monde exotique. Il

Le climat et la configuration géographique de la région natale ont beaucoup influencé la sensibilité de l’écrivain.

Figure 2.1

Page 21: Le roman du XIX-e siècle

Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

18 Proiectul pentru Învăţământul Rural

valorise ensuite ces images de choix dans son livre Voyage en Amérique (1826), où il décrit le fleuve de Mississipi sans l’avoir vu en réalité (c’est une vraie performance d’avoir su utiliser d’une manière vraisemblable toutes les images sur la nature sauvage, qu’il avait sans doute contemplée, admirée).

Lorsqu’il apprend la nouvelle de l’arrestation de Louis XVI à

Varennes, Chateaubriand revient en France. C’est toujours à cette époque que l’écrivain se marie, sans avoir une vraie passion pour sa femme, Céleste Buisson de la Vigne. Ensuite, il vit l’exil à Londres, après avoir été blessé au siège de Thionville. Il aura une période de privations, travaillant aussi, dans des conditions précaires, à son premier ouvrage – Essai sur les Révolutions anciennes et modernes (Londres, 1797). Ce livre présente ses doutes et ses désillusions, nous révélant une âme où le scepticisme encyclopédique rejoint la vague inquiétude religieuse; en effet, boulversé par la mort de sa mère et puis de sa soeur, Julie, Chateaubriand se penche vers la religion, à laquelle il offre une apologie dans son oeuvre le Génie du christianisme (1802).

2.2 Le génie du christianisme, chef-d’oeuvre romantique

Publié un an après Atala, le Génie du christianisme était un ouvrage de circonstance, au meilleur sens du terme. Dans sa présentation, un critique affirmait à propos de cette création de Chateaubriand:

Il visait à justifier la religion par des arguments propres à

convaincre ses lecteurs à qui les Lumières et treizes années de révolution avaient un peu fait oublier le catéchisme et le goût de la théologie. Formés dans l’esprit du XVIIIesiècle, ce sont des âmes sensibles, plus éprises de bonheur que de sacrifices. En même temps ils aspirent souvent à retrouver et à garantir la paix sociale. Chateaubriand le comprend et s’adapte à son public. Se désintéressant à la théologie, malgré un effort tardif pour consolider un peu le Génie dans ce sens, il va plutôt enseigner une religion du sentiment, cherchant à faire retentir dans les coeurs le sens d’un Dieu mystérieux, quelque peu caché, et de la beauté de ses œuvres. Les exigences de la foi sont vues comme des chances pour l’homme dans sa vie terrestre. Elle nourrit l’imagination, console le mourant, augmente les plaisirs du riche, en y mêlant une tendresse ineffable. (Aureau, Bertrand, Chateaubriand, adpf publications, 1998, p.41)

Paru à Paris, en avril 1802, le livre marque le retour de

l’écrivain au christianisme, de même qu’une prise de conscience des Français, en général, auxquels est enfin montrée la divinité absolue de la morale chrétienne. Et l’auteur du Génie du christianisme a su également dévoiler à ses contemporains la splendeur des cérémonies chrétiennes et l’énorme bénéfice offert à l’humanité par la religion des Évangiles. Ce qui nous semble remarquable, au-delà de la beauté des idées, ce sont les admirables tableaux poétiques qui touchent la perfection littéraire. Par exemple, dans un véritable

Chteaubriand a tenté une réhabilitation du christianisme en France.

Repères biographiques qui ont influencé l’œuvre de l’écrivain

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Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Proiectul pentru Învăţământul Rural 19

poème en prose, Chateaubriand nous révèle les sons merveilleux de son orchestre d’oiseaux; on dirait même que, sous sa plume, le chant des oiseaux devient un hymne à l’Éternel. Que dire, ensuite, de la célèbre page, présentant la “nuit américaine”, où il y a une célébration de Dieu dans tous les éléments de la nature; vous pouvez remarquer les symptômes de la nouvelle sensibilité du siècle, les romantiques ayant le goût du démesuré, du mystère et de l’exotique. La poésie empreint toutes les scènes de la religion, rappelant les rites antiques chantés par Homère. Tandis que le culte de Dieu embellit la vie, la connaissance qu’apporte la religion sur le cœur humain enrichit les arts, parce qu’elle révèle la nature idéale de l’homme:

La grandeur, l’étonnante mélancolie de ce tableau ne sauraient

s’exprimer dans les langues humaines; les plus belles nuits en Europe ne peuvent en donner une idée. En vain dans nos champs cultivés l’imagination cherche à s’étendre; elle rencontre de toutes parts les habitations des hommes; mais dans ces régions sauvages l’âme se plaît à s’enfoncer dans un océan de forêts, à planer sur le gouffre des cataractes, à méditer au bord des lacs et des fleuves et, pour ainsi dire, à se trouver seule devant Dieu.

En puisant ses sources d’inspiration dans la Bible,

Chateaubriand recherche – dans un cadre naturel inédit – une nouvelle intimité de l’homme et de son Créateur. Ainsi, l’écrivain ouvre-t-il la voie du romantisme, qui cherche l’émotion poétique dans le sentiment religieux, en laissant de côté la mythologie païenne. Chateaubriand, tout comme Madame de Staël, montre que les modernes doivent réhabiliter la Bible, en cherchant plutôt les qualités du monde des humains, car les êtres sont continuellement formés par leur milieu, les circonstances historiques, les moeurs, etc.

Par conséquent, il faut juger l’homme dans son contexte, avec

la liberté et la spontanéité de l’esprit qui seront désormais typiques pour le romantisme. Habilement, l’écrivain montre que la religion chrétienne assure le progrès de la société: Ces progrès du génie philosophique sont évidemment le fruit de notre religion. Sans le renversement des faux Dieux et l’établissement du vrai culte, l’homme aurait vieilli dans une enfance interminable. Selon Chateaubriand, Platon aurait été une sorte de chrétien, et tous les peuples auraient pressenti le dogme de la chute. Chateaubriand réalise dans le Génie… même une nouvelle approche des personnages classiques (par exemple, Andromaque de Racine), en donnant une direction très moderne à la critique littéraire. Andromaque est, dans la vision de Chateaubriand, influencée par le christianisme, elle est plus sensible que l’Andromaque antique ( /…/ on y voit la nature corrigée, la nature plus belle, la nature évangélique).

Pour conclure sur l’importance extraordinaire que le Génie du

christianisme a eue dans la spiritualité du début du siècle, il faut mentionner aussi l’effort de l’écrivain de valoriser le Moyen Âge, y compris par l’hommage dû à la cathédrale gothique, merveille de

Par son œuvre, Le Génie du christianisme, l’écrivain a fait un éloge de la cathédrale gothique, merveille de l’architecture

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Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

20 Proiectul pentru Învăţământul Rural

l’architecture chrétienne où l’artiste non content de bâtir des forêts, a voulu, pour ainsi dire, en imiter les murmures./…/ Les siècles, évoqués par ces sons religieux, font sortir leurs antiques voix du sein des pierres, et soupirent dans la vaste basilique.

Même s’il y a eu des voix qui ont mis sous le signe du doute la

foi de Chateaubriand, le sens du sacré est visible dans le Génie du christianisme: l’histoire et la nature sont pour lui pleines du Dieu vivant, tandis qu’en même temps le siècle lui semblait étranger à la grandeur divine. C’est pourquoi, dans cet ouvrage, l’esprit chrétien nous apparaît comme ayant un caractère profondément mélancolique.

2.3 Le mal du siècle ou le vague des passions - René

René François de Chateaubriand a incarné pour ses contemporains la figure de l’homme de succès; on connaît, en ce sens, la célèbre phrase de Victor Hugo, qui, à l’âge de l’adolescence, rêvait d’être son égal: Je veux être Chateaubriand ou rien. En effet, l’écrivain a eu maintes fonctions dans la diplomatie: secrétaire d’ambassade à Rome (1803-1804), ambassadeur à Berlin (1821) et Londres (1822), ministre des Affaires étrangères (1822-1824).

Pourtant, en vrai esprit lucide, malgré sa mélancolie foncière, il

a su expliquer d’où venait le mal du siècle; conscient que du point de vue historique il était placé au carrefour des deux siècles, Chateaubriand a eu la tâche difficile d’inaugurer le XIXe siècle, chose qu’il réalise d’ailleurs glorieusement:

Je me suis rencontré entre deux siècles, comme au confluent

de deux fleuves, j’ai plongé dans leurs eaux troublées, m’éloignant à regret du vieux rivage où je suis né, nageant avec espérance vers une rive inconnue. (Mémoires d’outre-tombe)

C’est ainsi que nous pouvons comprendre les tendances

contradictoires qui animent son propre personnage René (présent dans l’ouvrage homonyme faisant partie du Génie du christianisme). On y reconnaît le même goût de l’inconnu et, pourtant, le même désenchantement, qui est, finalement, l’insatisfaction de l’homme moderne, sentiment perpétué jusqu’à présent. Les sentiments si divers qui harcèlent l’âme du jeune homme sont présentés magistralement dans le fameux chapitre intitulé Du vague des passions. On peut y constater l’homme du XIXe siècle quittant le XVIIIe siècle, car l’individu perd la confiance en soi-même et en l’autrui, se livrant au doute et au désespoir. Les nerfs ébranlés par les événements tragiques de la Révolution et de l’Empire, il sent l’univers se dérober sous son pas; par conséquent, pour l’homme rongé par le mal du siècle, la vie ne valait plus la peine d’être vécue (comme disait Alfred de Vigny, il s’agit de jeunes hommes venus trop tard dans un monde trop vieux).

Le mal du siècle ou ”le vague des passions”, selon l’expression de Chateaubriand

Le sentiment du désenchantement

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Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Proiectul pentru Învăţământul Rural 21

Néanmoins, personne n’a mieux ressenti, ni analysé avec plus de lucidité ce mal de la jeunesse que Chateaubriand, qui écrit dans son petit roman autobiographique, René:

Est-ce ma faute, si je trouve partout des bornes, si ce qui est

fini n’a pour moi aucune valeur! Cependant je sens que j’aime la monotonie des sentiments de la vie, et si j’avais encore la folie de croire au bonheur, je le chercherais dans l’habitude.

La phrase citée ci-dessus nous semble extraordinaire pour

éclaircir la personnalité paradoxale de l’écrivain, qu’il prête d’ailleurs entièrement à son personnage: la limite marquée trois fois par le “si conditionnel”, le dernier suggérant, à vrai dire, l’utopie; le regret de ne pas se contenter du bonheur quotidien. On y voit déjà l’image de l’Albatros baudelarien et même la fameuse inquiétude gidienne.

Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre…

René semble accablé par le spectacle grandiose de la nature; les historiens des mentalités disent que Chateaubriand voyait encore la montagne selon les images anciennes, c’est-à-dire avec peur :

Tout ce que je demande c’est qu’on ne me force pas d’admirer

les longues arêtes de rochers, les fondrières, les crévasses, les trous, les entortillements des vallées des Alpes.

Alain Corbin, dans son livre Le territoire du vide, explique

minutieusement l’évolution de l’imaginaire de la mer, et cette étude serait également intéressante pour comprendre davantage celui qui est enterré à Saint Malo, selon son voeu, sur le rocher solitaire du Grand-Bé, au bord de la mer. En effet, Chateaubriand meurt le 4 juillet 1848, à 80 ans. Il est enterré sur le rocher du Grand Bé, à Saint-Malo, l’épitaphe choisie étant “Un grand écrivain français / a voulu reposer ici / pour n’y entendre / que la mer et le vent / Passant / respecte sa dernière volonté.”

L’écrivain qui se laisse doubler par René sentait qu’il lui

manquait quelque chose pour remplir l’abîme de son existence: d’ici ses goûts inconstants, sa chimère prolongée. L’écrivain a voulu peindre la “maladie de l’âme” qui s’empare des cœurs adolescents, lorsque ceux-ci sont privés du secours de la foi; il peint un malaise existentiel qui, avant d’être celui des enfants du siècle, concerne la génération née dans les années 1770, au crépuscule des Lumières. René présente l’épuisement vital d’une aristocratie sur le déclin, qui contemple mélancoliquement une civilisation en ruine. Pourtant, plus tard, au début du deuxième tome de ses Mémoires, Chateaubriand réfléchit sur son roman, où il avait voulu, dit-il, peindre une maladie de l’âme et condamne durement son entreprise:

Au surplus, si René n’existait pas, je ne l’écrirais plus; s’il m’était

possible de le détruire, je le détruirais: il a infesté l’esprit d’une partie de la jeunesse, effet que je n’avais pu prévoir, car j’avais au contraire voulu le corriger.

La mélancolie - composante principale de la sensibilité de l’écrivain

Figure 2.3 (couverture)

Page 25: Le roman du XIX-e siècle

Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

22 Proiectul pentru Învăţământul Rural

René, au fil du temps, devient l’incarnation la plus saisissante du divorce entre le moi et une réalité décevante: son ennui de vivre émeut tous ceux qui confrontent l’infini de leur désir à une existence bornée. Même les écrivains romantiques se sont reconnus dans le personnage de Chateaubriand, ce solitaire parmi les hommes, rongé par le mal de vivre, un malentendu devenu la figure emblématique des romantiques. Par exemple, montre Pierre Glaudes, dans un bel article (“René: le mal de l’infini” in Magazine littéraire, nr. 306, juin 1998, p.49), dans une lettre de 1809, Lamartine, après une soirée mélancolique où il s’est abreuvé à cette source, avoue à l’un de ses amis qu’il n’a jamais pu lire l’ouvrage sans pleurer.

A son tour, le critique Sainte-Beuve, une autorité incontestable

du XIXesiècle, notait dans un cahier ce “jugement tumultueux”: J’ai lu René et j’ai frémi. Je ne sais si tout le monde a reconnu dans ce personnage quelques-uns de ses traits: pour moi, je m’y suis reconnu tout entier.

Barbey d’Aurevilly, l’un des admirateurs de René, est l’un de

ceux qui l’a le mieux compris: /…/ ce serait une erreur de penser que cette variété humaine

qui s’appelle René est une âme finie, la curiosité et l’exception d’un instant, la maladie d’une époque déterminée, dont l’humanité est guérie et qu’on ne reverra plus. Non, non! C’est autre chose. C’est tout à la fois le portrait d’un homme et un type immortel. (Magazine littéraire, op.cit, p.51)

Dans un siècle d’où le divin semble s’être absenté, on admire

cette âme ardente en quête d’un idéal inaccessible. Pour en savoir plus Il vous est proposé une comparaison entre le classicisme et

le romantisme, d’après l’étude de Gérard Gengembre (Le Romantisme, Ellipses, pp.25-26)

Le romantisme pourrait se définir comme une crise de la

conscience européenne. Si, pour simplifier, on accepte de voir dans le classicisme comme état d’esprit et rapport au monde un équilibre, ou une recherche de celui-ci, on doit souligner la place centrale qu’y occupe la raison. Sensibilité et imagination ne sont évidemment pas ignorées, mais elles sont définies comme des accidents. Le primat de la raison s’impose, et relègue les passions, la fantaisie, les pulsions dans les régions obscures d’une intériorité suspecte. Le classicisme aboutit logiquement à l’acceptation de la vie telle qu’elle est, et de la société dans son ordre, sans méconnaître leurs imperfections et leurs manques. Il prône le perfectionnement moral, la conquête de la sagesse, le cheminement de la vertu, et se nourrit des valeurs

René, incarnation de l’homme romantique

Page 26: Le roman du XIX-e siècle

Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Proiectul pentru Învăţământul Rural 23

chrétiennes. Cette dynamisation de l’être doit le mener à un bonheur dans la stabilité.

Étroitement dépendant de cette architecture morale et

spirituelle, le classicisme ne peut être que fragilisé et contesté dès lors que ses fondements et ses cadres perdent de leur solidité. La situation historique créée par la Révolution, elle-même produite en partie par le mouvement des idées amorcé et amplifié tout au long du siècle des Lumières, a des conséquences idélologiques et esthétiques considérables. La raison a montré son terrifiant et exaltant visage dans la Révolution. Si elle était déjà pensée comme insuffisante à contenir toutes les potentialités de l’âme, elle suscite maintenant une réaction contre son empire, qui n’est plus seulement aliénant mais meurtrier. On se tourne alors vers la sensibilité et l’imagination, devenues facultés intellectuelles essentielles.

D’une part, elles peuvent faire s’abîmer l’être dans un chaos sentimental, règne de l’incertitude et de la confusion. De l’autre, elles permettent l’ouverture à la nature, à l’humanité, aux racines, à l’amour, à la beauté. Le romantisme se donne alors comme la jeunesse du monde, qui rêve une nouvelle genèse. Elan, fureur, générosité, audace, goût de l’excès, des contrastes, culte des passions et des grandes causes, esprit religieux, tout cela caractérise le romantisme, au même titre que la mélancolie, le mal du siècle, la déréliction de la solitude, rançon du rapport malheureux au monde. Dans tous les cas, il s’agit de revendiquer l’originalité, y compris dans ses aspects les plus provocateurs. Dans tous les cas, il s’agit d’inventer une nouvelle façon de vivre et de penser.

2.4 Atala, “une statue de la virginité”

A ce personnage étrange qu’est René, il faut ajouter un autre

féminin – Atala - , qui donne aussi le titre d’un petit livre en prose, Atala ou les Amours de deux Sauvages dans le Désert (1801). Ce poème en prose, qui annonçait un siècle de poésie, n’a pas vraiment étonné par le sujet – une histoire d’amour dans un cadre naturel exotique –, mais par une sensibilité nouvelle, par le goût de la solitude et de l’espace illimité, par les résonances autobiographiques. En effet, l’écrivain a de nouveau mis beaucoup de lui-même dans ses héros (Atala, Chactas). On y reconnaît sa passion pour les femmes qu’il a aimées: la jeune Anglaise Charlotte Yves et Mme de Belloy, de même que Juliette Récamier, à laquelle il est lié depuis l’année 1818 jusqu’à la fin de sa vie.

Quant à Atala, l’héroïne de Chateaubriand, elle est une victime

de sa superstitieuse ignorance, car, élevée par sa mère dans la foi

Le sujet d’Atala est ancré dans la vie de l’auteur lui-même et s’inspire de sa vision sur la religion.

Page 27: Le roman du XIX-e siècle

Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

24 Proiectul pentru Învăţământul Rural

chrétienne, devient une énigme pour Chactas, avec lequel elle avait vécu une idylle dans la savane. La description exquise de la nature exotique de l’espace américain fait qu’on nomme Chateaubriand “l’Enchanteur”, et aussi le successeur de Rousseau et de Bernardin de Saint-Pierre, qui avaient ouvert la voie de l’évasion dans la nature par leurs oeuvres.

Certes, le moment culminant est marqué par la mort de la jeune

fille et, ensuite, par les funérailles d’Atala. Chateaubriand, comme dit Sainte-Beuve, s’avère ici grand poète et grand magicien, car il associe toute la nature à la douleur humaine. L’écrivain réalise dans ces pages une vraie apologie de la foi chrétienne, qui, en dernier lieu, rend supportable la réalité de la mort:

Elle paraissait enchantée par l’Ange de la mélancolie et par le

double sommeil de l’innocence et de la tombe. Je n’ai rien vu de plus céleste.

Les phrases citées ci-dessus appartiennent au personnage

Chactas, ébloui par cette statue de la Virginité endormie. Au-delà de cette image d’Atala, il y a celle de la “sylphide”, que l’imagination de l’écrivain pare de toutes les grâces (Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j’avais vues). Cela nous semble donner à Chateaubriand une nouvelle qualité: être le précurseur de Marcel Proust, qui, à son tour, cherchait dans toutes les femmes l’idéal, la Femme… D’ailleurs, Proust lui-même reconnut comme précurseur Chateaubriand, en remarquant chez lui un désir de récupérer le passé, de comparer le présent au passé, en le jugeant dans la perspective du passé. Par le miracle de la mémoire involontaire (Georges Poulet), que Chateaubriand a expérimenté avant Nerval et Proust, il y a tout un passé qui est ressuscité sous la plume de l’écrivain. Cette idée d’écrire ses Mémoires lui était venue à Rome, vers la fin de l’année 1803, mais la rédaction a été faite principalement de 1811 à 1822 (pour ce qui est des douze premiers livres), puis de 1830 à 1841:

J’entreprends l’histoire de mes idées et de mes sentiments

plutôt que l’histoire de ma vie.

L’ensemble s’apparente à la fois à l’épopée et au pamphlet, mais les Mémoires tiennent aussi un peu du récit autobiographique tel que l’avait pratiqué Jean-Jacques Rousseau. Bertrand Aureau, souligne le fait que Chateaubriand, tout en étant résolu à ne pas se confesser, il livre enfin les secrets de son inexplicable cœur, se présentant comme le véritable René, révélant l’origine des sentiments qu’il avait prêtés aux êtres imaginaires de sa création et expliquant comment peu à peu ces personnages furent tirés de ses songes. (v. Chateaubriand, adpf publications, p.63)

En assouplissant l’unité de son œuvre, le mémorialiste intègre à son récit des billets, des lettres, des articles, des extraits tirés des journaux de voyage, ce qui renforce le caractère documentaire du vaste ouvrage; des descriptions, des rêveries se trouvent ainsi mêlées

Chateaubriand anticipe le modèle féminin de Marcel Proust.

Mémoires d’Outre-Tombe, œuvre à caractère documentaire pour le XIXesiècle

Page 28: Le roman du XIX-e siècle

Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Proiectul pentru Învăţământul Rural 25

aux réflexions politiques… On a même parlé de la polyphonie du texte, les Mémoires d’outre-tombe étant un vrai témoignage de la tradition littéraire, par la grande quantité de citations et de références à la culture occidentale. Pourtant, derrière cet édifice solide surgit le thème de la fragilité du Moi, de l’éphémère de la condition humaine…

Voulant donc représenter dans sa personne l’épopée de son

temps, Chateaubriand nous apparaît aussi comme un précurseur des écrivains intéressés à l’étude des mentalités, avant Balzac, Stendhal et Flaubert.

2.5 L’art de Chateaubriand et sa philosophie de vie

Par l’art de choisir et de cacher (qu’il définissait dans le Génie…), Chateaubriand préfère à la vérité des faits une esthétique et une poétique qu’il considère supérieures.

Conçu toujours comme un vaste poème en prose, le thème

dominant semble être la poésie du souvenir et de la mort. C’est une tentative de reconcilier les deux, et l’écrivain s’abandonne au plaisir délicieux de contempler sa jeunesse, les étapes successives de son devenir jusqu’à l’âge mûr. Pourtant, il constate: Inutilement je vieillis, je rêve encore mille chimères.

On pourrait voir dans cet aveu le regret d’être resté l’éternel

insatisfait René -, mais nous préférons le comprendre comme une victoire: l’écrivain n’a pas permis au passage du temps de modifier la structure délicate de son âme, aspirant perpétuellement à l’absolu, à la beauté totale et durable. L’essentielle antinomie de son tempérament est ici présentée, car Chateaubriand est à la fois attiré et effrayé par la mort: La mort est belle, elle est notre amie: néanmoins nous ne la reconnaissons pas, parce qu’elle se présente à nous masquée et que son masque nous épouvante.

Au-delà de l’immortalité promise par la foi chrétienne,

Chateaubriand veut aussi celle acquise par la pérennité de son oeuvre, de son art. Il veut que les générations suivantes le gardent dans leur mémoire, déjà sélective. Mais François René de Chateaubriand, qui a été pour la littérature ce que Napoléon a été pour l’histoire, ne saurait pas être oublié ou minimisé.

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le roman romantique. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test d’autoévaluation”.

Vision de la mort chez Chateaubriand

Page 29: Le roman du XIX-e siècle

Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

26 Proiectul pentru Învăţământul Rural

1. Qu’est-ce que représente “le mal du siècle” dans la vision de Chateaubriand?

2. Quel est le sujet du roman Atala?

3. Montrez les composantes spécifiques de l’écriture de

Chateaubriand.

2.6 Le roman personnel de Benjamin Constant: Adolphe

Benjamin Constant de Rebecque, homme politique et écrivain français, né à Lausanne (1767-1830), a été influent dans le parti libéral sous la Restauration. Ami de Mme de Staël, il reste célèbre pour son roman psychologique Adolphe (1816), qui ne reflète d’ailleurs que partiellement sa liaison avec Mme de Staël.

Au contraire, le personnage principal, Adolphe, semble incarner

l’auteur, en tant que jeune homme intelligent, très lucide, presque cruel et souvent contradictoire, inconstant dans ses manifestations. Adolphe est en effet l’histoire (oeuvre de fiction, finalement) d’un homme qui veut aimer, mais qui est incapable d’un amour complet.

L’explication de ce comportement inégal, qui caractérise

pleinement le personnage, peut être trouvée dans la vie de l’écrivain lui-même, plus précisément à l’époque de son enfance et de son adolescence, présentées par Benjamin Constant dans un récit autobiographique inachevé, qu’il avait intitulé Ma Vie (paru dans la Revue des Deux Mondes en 1907, sous le titre Le Cahier Rouge). Ainsi pourrait-on comprendre ce qui n’est que suggéré dans les premières pages du roman Adolphe, c’est-à-dire l’influence négative subie par B. Constant de la part d’un père froid, “observateur caustique”; de là une certaine difficulté de causer sérieusement, ce qui n’empêche pas l’écrivain d’être plus tard un très bon orateur.

Les aspects négatifs décrits au début du livre sont inspirés par la vie personnelle de l’auteur.

Page 30: Le roman du XIX-e siècle

Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Proiectul pentru Învăţământul Rural 27

Adolphe est une oeuvre d’analyse psychologique, issue de l’expérience personnelle de l’écrivain, mais étoffée abondamment d’éléments de fiction. En outre, il nous apparaît comme un texte très moderne par la valeur des phrases de type maxime, destinées à fixer des conclusions, des commentaires, des conseils de l’auteur, suggérant finalement une philosophie de vie. Par exemple, Benjamin Constant, en vrai esprit romantique, avertit ses lecteurs:

Les sentiments de l’homme sont confus et mélangés; ils se

composent d’une multitude d’impressions variées qui échappent à l’observation; et la parole toujours, trop grossière et trop générale, peut bien servir à les désigner, mais ne sert jamais à les définir.

Benjamin Constant reprend une idée ancienne relative à la

parole, comme expression partielle, quelquefois mensongère, de la pensée et du sentiment. D’ailleurs, l’art de la dissimulation est remarquable chez Adolphe qui, malgré sa sincérité authentique et sa bonté naturelle, semble appartenir à la famille des héros calculés, extrêmement lucides, tels que Julien Sorel (du roman stendhalien Le Rouge et le Noir) ou le duc de Nemours (le personnage principal masculin du premier roman psychologique français, La Princesse de Clèves, écrit par Madame de La Fayette au XVIIe siècle).

En tout cas, l’histoire est simple: le désir d’Adolphe de conquérir Elléonore, la belle Polonaise, l’amante d’un comte, vient d’une ambition juvénile, que l’auteur explique:

Offerte à mes regards dans un moment où mon coeur avait

besoin d’amour, ma vanité de succès, Elléonore me parut une conquête digne de moi /…/ Le dessein de lui plaire, mettant dans ma vie un nouvel intérêt, animait mon existence d’une manière inusitée.

Ce mécanisme des stratégies utilisées par Adolphe pour obtenir

l’amour d’une femme fidèle à son amant, malgré toutes les apparences, nous surprend et renforce une fois de plus la nature paradoxale de l’homme. Elléonore nous apparaît comme un personnage émouvant, un bel orage, pour reprendre l’expression de l’écrivain, une femme de la même race avec l’héroïne d’Alexandre Dumas-fils, Marguerite Gautier, du roman La Dame aux camélias. Elléonore nous plaît, malgré son statut de femme entretenue, et par son dévouement dans l’amour, par sa sensibilité, elle gagne même le respect et l’admiration:

/…/ c’est une personne que tous les sentiments dominent et

dont l’âme, toujours active, trouve presque du repos dans le dévouement.

Le roman de Benjamin Constant est très concentré (150 pages

environ) pour un ouvrage d’analyse, mais il réussit à doubler l’histoire du couple par un tissu épais de commentaires à valeur générale. L’effet est un bijou stylistique, ayant de superbes reflets moraux.

Quelle amère lucidité il y a dans les considérations de l’auteur sur l’amour, sur la mémoire du coeur, sur la nature paradoxale de l’homme:

Phrases à valeur de maximes

Adolphe est une oeuvre d’analyse psychologique

La quête de l’amour

Page 31: Le roman du XIX-e siècle

Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

28 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Nous sommes des créations tellement mobiles que des

sentiments que nous feignons, nous finissons par les éprouver. Et l’auteur met dans les mots d’Adolphe tout le regret de ne pas

pouvoir échapper à cette duplicité – l’homme qui a une bonté naturelle dont il parvient constamment à s’éloigner à cause de l’exercice de la dissimulation.

Adolphe de B. Constant est une méditation sur le remords

d’avoir compris et accepté trop tard l’amour d’une femme qui avait tout sacrifié pour le bonheur de l’homme. C’est un roman où l’on devine la future substance narrative d’Albert Camus, chez qui la liberté n’est souvent qu’une douloureuse solitude, un isolement assumé.

Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires : 1. Le mal du siècle ( « le vague des passions », selon l’expression de Chateaubriand) signifie le goût de l’infini, de la mélancolie, le désenchantement de l’homme par rapport à son époque et à ses contemporains , bref, une insatisfaction permanente et même un désir du suicide. 2. Le sujet du roman Atala est l’amour interdit par les préjugés religieux, entre une chrétienne (Atala) et un païen (Chactas). 3. L’écriture de Chateaubriand est caractérisée par l’emploi des métaphores, des mots exotiques, des verbes suggestifs ; la personnification de la nature, la préférence pour le paysage sauvage; la forme préférée par l’écrivain c’est le poème en prose.

Page 32: Le roman du XIX-e siècle

Le Roman romantique (Chateaubriand, Benjamin Constant)

Proiectul pentru Învăţământul Rural 29

Test de contrôle 2 Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 2.

Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Choisissez une citation du roman Adolphe (présentée dans

cette unité d’apprentissage ou trouvée par vous-même dans le livre) et commentez-la.

(4 points; 15-16 lignes)

2. Cherchez un fragment décrivant la nature dans Atala ou

René et montrez le style poétique de l’écrivain, tout en détachant les épithètes, les comparaisons, les métaphores.

(4 points; 16 lignes)

3. Qu’est-ce que représente l’ouvrage Mémoires d’outre-

tombe dans la création de Chateaubriand? (2 points; 2 phrases)

Références bibliographiques : AUREAU, Bertrand, Chateaubriand, Ministère des Affaires étrangères, Direction générale des Relations culturelles, scientifiques et techniques, adpf publications, 1998, pp. 41-43; pp.62-65.

Magazine littéraire, nr. 306, juin 1998 (numéro dédié à

Chateaubriand).

GENGEMBRE, Gérard, Le romantisme, Ellipses, coll. „Thèmes & Etudes, 1995. PAPU, Edgar, Existenţa romantică. Schiţă morfologică a romantismului, Bucureşti, Ed. Minerva, 1980.

Page 33: Le roman du XIX-e siècle

Stendhal romancier

30 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Unité d’apprentissage 3 STENDHAL ROMANCIER Sommaire page Les objectifs de l’unité d’apprentissage 3 30 3.1 Henri Beyle: une existence tumultueuse 31 3.2 Stendhal et le réalisme bien tempéré 32 3.3 La vision du roman chez Stendhal 33 Test d’autoévaluation 35 3.4 Le récit autobiographique 35 3.5 Vie de Henry Brulard 36 3.6 Lucien Lewen 38 3.7 L’idéologie de Stendhal 38 Les clés du test d’autoévaluation 39 Test de contrôle 3 40 Références bibliographiques 40 Les objectifs de l’unité d’apprentissage 3

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de:

• repérer les principales particularités du roman stendhalien;

• dégager les constantes du style de l’écrivain;

• saisir les opinions critiques essentielles sur l’oeuvre stendhalienne;

• comprendre l’importance du moment Stendhal dans la littérature française.

Page 34: Le roman du XIX-e siècle

Stendhal romancier

Proiectul pentru Învăţământul Rural 31

3.1 Henri Beyle: une existence tumultueuse

Connu dans la littérature sous le nom de Stendhal (portrait, fig.3.1), Henri Beyle est né à Grenoble, le 23 janvier 1783. De son enfance solitaire et studieuse, l’écrivain ne conservera plus tard que le souvenir d’une odieuse “tyrannie”, exercée par son père (l’avocat Chérubin Beyle) et par son précepteur. Malheureusement, à cette atmosphère rigide s’ajoute la douloureuse épreuve de la perte de sa mère, lorsque l’enfant avait sept ans. Pourtant, le grand-père contribue pleinement à la formation du jeune Henri, en l’initiant à l’esprit de liberté, hérité des philosophes.

Entre 1796 et 1799, Henri Beyle suit les cours de l’École

Centrale de Grenoble, préférant l’étude des mathématiques dans le but de s’inscrire à l’École Polytechnique de Paris. Arrivé à Paris, il y renonce, et choisit la carrière militaire, dans l’armée de Napoléon, en participant à la campagne d’Italie. Cela fut une bonne occasion pour le jeune officier de découvrir avec ravissement la beauté de ce pays, la musique, la peinture, même l’amour. D’ailleurs, la vie de l’écrivain aura toujours au moins deux coordonnées: la quête perpétuelle du bonheur et de l’amour. En plus, selon lui, “la beauté est une promesse de bonheur”. Et l’Italie c’était le cadre propice à l’épanouissement de son idéal. De retour à Paris, il cherche à remplir des tâches plutôt administratives et commerciales, toujours avec l’appui de son cousin, Pierre Daru.

Stendhal partage sa vie (entre 1805 et 1814) entre des missions

à l’étranger, suivant son idole, Napoléon (Iéna, Vienne, Mouscou, Saxe), et de longs séjours à Paris. Une certaine réussite sociale ne pourra pas l’épargner des échecs sentimentaux, et en 1814 la Restauration marque un vrai déclin dans l’ascension sociale de l’écrivain. Il revient à Milan, où il vit passionnément (à cette époque, il

La quête du bonheur est le leitmotif de l’oœuvre stendhalienne

Figure 3.1

Stendhal et ses problèmes en société et dans la vie privée

Page 35: Le roman du XIX-e siècle

Stendhal romancier

32 Proiectul pentru Învăţământul Rural

a la liaison amoureuse avec Métilde Dembrowska, la femme la plus importante de sa vie). En manifestant clairement des idées libérales, il aura des problèmes avec la police et sera obligé de revenir à Paris.

Gêné par des insuffisances financières, l’écrivain ne pourra pas

exister en “homme de lettres”, qui vit de sa plume, et devra accepter en 1830 un poste de consul à Trieste, ensuite à Civita-Vecchia. Malade, il fréquente les bibliothèques italiennes, entreprend des voyages, surtout dans le Midi de la France et à Paris. Lors d’un tel voyage, il meurt à Paris, à la suite d’une attaque d’apoplexie.

3.2 Stendhal et le réalisme bien tempéré

Stendhal a imposé, par l’esprit de son œuvre, deux termes qui

ont fait fortune dans l’histoire de la littérature: le beylisme et l’égostisme. A. Caraccio, l’auteur d’une étude sur l’écrivain (Stendhal, Paris, Hatier, 1967), nous avertit qu’il ne s’agit pas d’une doctrine, mais les deux termes désignent un épicurisme, toujours prêt, malgré les déboires, à recommencer le jeu de l’existence; cet épicurisme est proclamé trop haut pour être solidement fondé. Stendhal possède un fond de stoïcisme et parfois jusqu’au goût de l’ascétisme. (p.190) Le critique nous rappelle une phrase de Stendhal, écrite à l’époque de sa jeunesse, dans sa Filosofia Nova; on peut y trouver les germes de son fameux égotisme, cette “introspection exaspérée”, toujours doublée d’une certaine mélancolie:

Quand je relis Pascal, il me semble que je me relis, et, comme

je sais quelle réputation a ce grand homme, j’ai une grande jouissance. Je crois que c’est celui de tous les écrivains à qui je ressemble le plus par l’âme.

Le goût de Stendhal se manifestait surtout pour

l’autobiographie, car il avait le perpétuel souci de s’interroger, de se juger, de se connaître. Nietzsche, qui l’idolâtra, vit en lui un précurseur, un homme à points d’interrogations, le dernier des psychologues français (Caraccio, op.cit., p.198). Pourtant, Stendhal, tout en faisant “la navette” entre l’autobiographie et le roman (devenant, chez lui, le fruit d’une autobiographie manquée), savait sortir de son Moi: se livres les plus personnels, tout en le révélant, donnent une impression d’objectivité. Il parle de lui-même, non pas sans plaisir, mais sans complaisance, comme il parlerait d’un étranger; il introduit en quelque sorte l’objectivité dans l’introspection. Stendhal, conclut l’étude de Caraccio, est en prose “un maître de la poésie de la confidence voilée, de la sensualité suggérée; c’est un incomparable révélateur de la vie authentique et mouvante des sentiments.” (p.198)

Ainsi, l’influence de Stendhal sur le roman a-t-elle été

considérable et l’on trouve même une variante russe de Julien Sorel dans le personnage Raskolnikof du livre Crime et Châtiement, de Dostoievski. D’ailleurs, la critique littéraire a affirmé sur Stendhal

Explorer son propre moi est le premier objectif de la création stendhalienne.

Page 36: Le roman du XIX-e siècle

Stendhal romancier

Proiectul pentru Învăţământul Rural 33

qu’on l’aperçoit au bout de la plupart des avenues de la littérature contemporaine; du moins, le revendique-t-on de toute part. On apprécie à présent le fait que Stendhal a su être romantique sans jamais tomber dans le narcissisme qui avait atteint sa génération. Stendhal, extrêmement logique et intelligent, avait “la tête trop solide pour connaître de tels vertiges.” (A. Caraccio, Stendhal, Paris, Hatier, 1967, p.197). Il voulait simplement se connaître, vivre des passions secrètes, totales.

Adversaire du romantisme (Chateaubriand lui semblait artificiel),

adepte du style dépouillé d’ornements, l’écrivain refuse paradoxalement de s’intégrer dans la réalité, et il devient, tour à tour, Julien, Fabrice, essayant de conquérir l’amour, concevant la passion comme une protestation contre la bassesse du monde et contre la médiocrité (la preuve la plus éclatante c’est le réquisitoire de Julien Sorel, vers la fin du roman Le Rouge et le Noir). Sous le style limpide, parfait, musical et précis, l’écrivain connaît la passion tumultueuse, héritée de Racine; laissant tout deviner, il ne jette aucun trouble ambigu dans le coeur (Caraccio, op. cit., p.191). Marcher droit à l’objet, selon l’expression du livre Henri Brulard, c’est son but essentiel; pour lui, l’idéal, c’est la sécheresse du Code civil:

J’ai fait tous mes efforts pour être sec… Je tremble de n’avoir

écrit qu’un soupir, quand je crois avoir noté une vérité. “La vérité, l’âpre vérité”, c’était son désir en tant qu’écrivain,

empruntant ces mots à Danton. Ainsi Stendhal occupe-t-il une place singulière dans la littérature française, en s’insérant dans la lignée de Montaigne et des moralistes, tout en s’imprégnant du classique Racine.

Le souci de l’écrivain était de composer une prose concise,

sobre, absolument antirhétorique, un exemple de clarté et d’économie de moyens stylistiques. Les lois auxquelles obéit son texte sont la sincérité et la vérité. Stendhal préfère, au lieu de s’impliquer dans le texte, la technique du flou et de la suggestion, c’est-à-dire laisser au lecteur le plaisir de s’imaginer certaines scènes.

3.3 La vision du roman chez Stendhal

Le roman devient par conséquent “le miroir qu’on promène le long du chemin” (la célèbre formule, empruntée à Saint-Réal, est mise en exergue au XVIIIe chapitre du roman Le Rouge et le Noir. L’essence de cette idée réside dans l’effort du créateur de ne jamais copier le réel, mais de le transposer, de le transformer en un nouvel univers.

Par conséquent, si chez Balzac on peut parler d’un miroir

concentrique, qui capte les diverses facettes de la réalité, chez Stendhal on peut parler d’un miroir qui a un double repérage: la réalité extérieure (historique et sociale); donc l’œuvre stendhalienne

Différences de vision sur le roman, entre Balzac et Stendhal

La recherche de la vérité

Page 37: Le roman du XIX-e siècle

Stendhal romancier

34 Proiectul pentru Învăţământul Rural

comporte, elle aussi, deux volets: la forme biographique (la monographie psychologique) et la forme de chronique (la fresque socio-historique). Stendhal lui-même avait admirablement suggéré cette dichotomie: le miroir du roman se reflètera tantôt dans l’azur des cieux, tantôt dans la fange des bourbiers de la route. D’ailleurs, le titre du roman Le Rouge et le Noir est, de façon significative, accompagné d’un soutitre: Chronique du XIXe siècle.

Il faut dire encore que, du point de vue narratif, on assiste à un

changement de focalisation; chez lui, le personnage est intradiégétique, celui qui voit et qui parle; en plus, le personnage a un discours tourné vers lui-même (par exemple, Julien Sorel opère une sorte de dissection, et le monologue intérieur, présenté toujours à la troisième personne du singulier, acquiert la valeur d’une autoanalyse). S’il parle quelquefois dans ses livres, l’auteur le fait en véritable “intrus critique”.

En effet, il y a deux niveaux dans la prose de Stendhal: ce qu’on

dit et ce qu’on ne dit pas. De cette façon, on pourrait parler d’une ellipse narrative (l’écrivain s’abstient de donner des détails quant à l’événement proprement-dit et offre un espace blanc, très séduisant pour l’imagination du lecteur, qui collabore à cette technique du flou et de la suggestion par le pouvoir de sa propre fantaisie , comme en répondant à l’invitation: ”do it yourself” ou “faites vous-même”.

Michel Zéraffa (Personne et personnage) considère Stendhal un

créateur de l’homme en situation ici-maintenant, l’auteur offrant une certaine perspective de la réalité, à son choix, laissant le lecteur découvrir le reste, l’ensemble, l’impliquant dans la création de l’œuvre romanesque (le procédé était utilisé aussi par Tourgueneff et par Flaubert, et représente aujourd’hui le trait spécifique de la narration moderne, antibalzacienne).

Une vraie dialectique des contraires imprègne l’œuvre

stendhalienne, fondée sur les couples antinomiques particulier /vs/ général; subjectif /vs/ objectif; passion /vs/ lucidité; clarté /vs/ ambiguïté; continuité /vs/ discontinuité; réel /vs/ imaginaire (il invente des villes, comme celle de Verrières, la localité où se passent les premiers événements du roman Le Rouge et le Noir). Ses romans semblent utiliser, avant la lettre, la technique de la cinématographie moderne, ciblant le détail, provoquant l’hallucination et la perplexité, de même que l’étonnement et l’admiration.

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur la qualité de Stendhal de romancier. Vérifiez si vous avez retenu l’essentiel et consultez ensuite la rubrique ”Les clés du test d’autoévaluation”.

L’ellipse narrative chez Stendhal : ”les espaces blancs” dans le récit, un trait spécifique de la technique romanesque de l’écrivain

Page 38: Le roman du XIX-e siècle

Stendhal romancier

Proiectul pentru Învăţământul Rural 35

1. Pourquoi Stendhal a-t-il opté pour la formule romanesque de type autobiographie?

2. Quelles sont les caractéristiques du style employé par Stendhal?

3. Donnez la définition du roman dans l’acception stendhalienne et précisez quelle est la différence par rapport à celle de Balzac.

3.4 Le récit autobiographique

Le Journal de Stendhal est en effet sa première œuvre;

commencé en Italie, en 1801, continué jusqu’en 1817 et publié seulement en 1932, le Journal est un récit libre où le narrateur fait l’exploration presque aléatoire de son moi. Il aime y analyser les instants de sa sensibilité amoureuse et culturelle, dans un exercice de type “narcissique”, qui vise la reconstruction d’un moi en quête de ses possibles aventures. Une image de soi-même apparaît clairement dans la phrase suivante, détachée du Journal:

J’étais dévoré de sensibilité, timide, fier et méconnu. Ce dernier

mot est ici sans orgueil et pour exprimer que, quand ma manière a eu le courage de se montrer, tout le monde a été étonné; on me croyait le contraire de ce que je suis. (1811)

Dans le Journal de Stendhal, on trouve beaucoup de ses

principes de vie, la plupart très sages et actuels, même aujourd’hui. Par exemple, très tôt (en 1802), l’écrivain manifeste un grand souci pour bien employer son temps, pour travailler de façon efficace, surtout le matin, lorsque l’organisme humain est en pleine forme

Le Journal stendhalien, une véritable preuve d’autoconnaissance de l’écrivain.

Page 39: Le roman du XIX-e siècle

Stendhal romancier

36 Proiectul pentru Învăţământul Rural

physique et mentale. On remarque aussi quelques grandes passions de l’écrivain: l’apprentissage des langues étrangères (l’espagnol, l’anglais), la lecture (y compris dans les bibliothèques publiques) et le théâtre (il veut même jouer, non seulement être spectateur dans la salle).

Comme dit l’auteur lui-même, l’art d’écrire un journal signifie

garder entre ses pages tout le dramatisme de la vie (le 30 mars 1804). En plus, les pensées du romancier soutiennent vivement son idéal de l’amour, vu comme la seule vérité de tout ce qui nous entoure…

Le lecteur peut y lire toutes sortes d’observations, des plus

banales aux plus subtiles: par exemple, le désir de l’écrivain de renoncer à son café quotidien (parce que cela lui provoque la nausée, l’irritation), jusqu’à la constatation qu’il aime son état de tristesse.

Quant à la définition du bonheur, elle se trouve toujours dans le

Journal (1806), et Stendhal le voit comme une somme de tous les contraires: l’espoir sans peur, l’amour sans hésitations, l’imagination qui embellirait à nos yeux ce que nous désirons et qui ne nous ferait pas regretter ce que nous perdions. C’est le bonheur impossible, celui auquel nous aspirons, tandis que le vrai bonheur, celui que nous pouvons acquérir est l’état qui nous mettait à l’abri des grandes douleurs…

3.5 Vie de Henry Brulard (1834-1836)

Créé en même temps que Lucien Leuwen et deux ans après les Souvenirs d’égotisme (1832-1833), cet ouvrage est le récit autobiographique le plus important de Stendhal. Les initiales du personnage sont les siennes. L’écrivain, sous le masque presque transparent de son héros, voudrait faire un travail de “décryptage”, d’élucidation de son moi, à partir de son enfance (tout comme Chateaubriand a fait dans ses Mémoires d’outre-tombe).

Paul Hazard suggère qu’on y trouve l’image éclatante de son

Moi. En réalité, l’écrivain avait pris la plume justement pour se connaître enfin dans sa vérité, par une revue d’ensemble de son existence.

Cette “âme ombrageuse”, qu’est Stendhal, comme dit le critique

Caraccio, choisit un autre pseudonyme pour peindre une destinée: absorbé dans sa tâche de résurrection d’un passéé individualiste, il a parfois l’impression de faire des découvertes sur un autre. (cf. A. Caraccio, Stendhal, Paris, Hatier, 1967, p.166)

Un autre commentateur de l’œuvre stendhalienne, Jean

Prévost, a décelé le rythme secret du livre: le présent y alterne avec le passé, l’impression avec les faits, l’effort méfiant avec le laisser-aller du songe.

L’écrivain en quête de soi-même

Le bonheur selon Stendhal

Page 40: Le roman du XIX-e siècle

Stendhal romancier

Proiectul pentru Învăţământul Rural 37

Sans doute, Henri Beyle est-il un vrai précurseur de Proust, car il a donné prééminence à la mémoire affective par rapport à la chronologie proprement-dite. Par exemple, le souvenir de Stendhal remonte à l’époque où il avait seulement quatre ans, mais formait déjà, instinctivement, “l’horreur pour la religion et l’amour pour la république”.

Pour en savoir plus

Stendhal a traîné à travers sa vie des instincts romantiques.

Il a eu le goût des destinées fastueuses et des passions démesurées. Il a rêvé la gloire d’un Napoléon ou les voluptés d’un Don Juan. Dans les aventures romanesques ou frénétiques de ses héros, Fabrice ou Julien Sorel, c’est sa propre histoire qu’il a mise, avec application. Dans sa vie comme dans ses romans, il a eu la haine des réalités communes.

Pourtant, il s’est fait de lui-même et de la vie une idée très

différente de celle des romantiques. Les romantiques mettent leur moi au centre du monde, mais ils veulent se mêler à l’âme du monde, exprimer dans leurs passions et leur idéal toutes les passions humaines, tout l’idéal d’une génération. Ils ne s’isolent pas; ils ne sont que la cime de la montagne. Stendhal c’est “l’égotisme”, c’est-à-dire que lui seul importe; le but de sa vie et de son art est seulement de faire son intelligence plus avisée, sa sensibilité plus fine, son goût plus exquis; le monde, la vie ne sont qu’un trésor à exploiter. Et ce culte du moi est toute la morale. Ou plutôt il n’y a pas de morale.

La vie n’est qu’une vaste expérience qu’il faut organiser pour

le plaisir de notre intelligence ou pour le plaisir tout court, mais ce plaisir doit être intelligent. Il n’est pas l’assouvissement aveugle des instincts. Le meilleur plaisir, c’est d’observer, d’analyser, de comprendre. Les chimères des poètes sont des jeux d’enfants. L’homme intelligent et le véritable artiste ne lâchent jamais la réalité. Sous les sujets d’apparence romanesque du Rouge et du Noir, de la Chartreuse de Parme, se cachent un procès criminel vrai, une chronique historique du XVIe siècle transposée au XIXe siècle. Le romancier n’a pour ainsi dire rien à ajouter à la réalité; il a seulement à expliquer ce que l’apparence des événements ne laisse pas voir, les intrigues subtiles qui élèvent les hommes ou les renversent, les mobiles cachés qui, par des chemins obscurs, tortueux mais inévitables, mènent les hommes vers l’amour, la haine, la mort. Le roman est moins une création qu’une dissection.

Daniel Mornet, Précis de littérature française, Paris,

Larousse, 1925, p.215.

Page 41: Le roman du XIX-e siècle

Stendhal romancier

38 Proiectul pentru Învăţământul Rural

3.6 Lucien Lewen

Roman inachevé (1834-1835, publié en 1927), Lucien Lewen est, selon quelques-uns, “le plus grand roman politique du XIXe

siècle” (Michel Crouzet). En tout cas, c’est un roman profondément imprégné de

l’interrogation de Stendhal sur la guerre, la politique et le pouvoir. Lucien incarne la difficile nécessité du choix politique, et témoigne en quelque sorte des problèmes eus par l’écrivain lui-même, à cause de ses idées libérales.

Tout comme Stendhal, Lucien Lewen provient d’une famille

aisée, suit pendant quelque temps les cours de l’École Polytechnique et embrasse la carrière d’officier. Tombé amoureux d’une jeune veuve, il sera vite déçu par les intrigues et s’engagera dans la politique. Le final prévu aurait été un “happy end”, mais il n’est jamais mis au terme. Le personnage féminin est ravissant par son extrême sensibilité: “rêver était son plaisir suprême”, affirme Stendhal, fasciné par cette figure idéale, ayant les mêmes goûts que lui pour la musique italienne.

Dans son livre Literatura franceză de la Villon la zilele noastre

(Cluj-Napoca, Editura Dacia, 2001, p.26), Nicoale Balotă formule l’obseravation que les textes autobiographiques d’Henri Beyle sont centrés sur l’idée de succès; en effet, l’écrivain voulait réussir dans la carrière, dans l’amour, dans la société. Peut-être réussir c’était pour lui aimer et être aimé. De ce point de vue, Lucien Lewen était “le roman de l’amour refusé, mais contrarié, autant irrésistible qu’irréalisable.” (Şerban Cioculescu)

3.7 L’idéologie de Stendhal

Stendhal admirait beaucoup les encyclopédistes du XVIIIe siècle et leurs disciples. C’est à eux qu’il doit, outre le goût de l’observation et de la précision, un certain penchant à expliquer, dans ses analyses du coeur, le moral par le physique. Il leur a pris encore ce qu’il y a de mécanique dans sa psychologie. Il avait écrit en 1822 son livre De l’amour, étude abstraite, souvent ingénieuse et profonde de différentes formes de ce sentiment. Une théorie est restée célèbre: la cristallisation. Il explique le rôle de l’imagination dans l’amour de tête par une image tirée d’une branche d’arbre qu’on jette dans une mine de sel gemme et qui cristallise en fins ornements. Il décomposait, logiquement, les passions et les déduisait les unes des autres avec une rigueur toute mathématique. Les étapes de la cristallisation de l’amour (sont valorisées pleinement dans le roman La Chartreuse de Parme; ces étapes se retrouvent dans la liaison magnifique de Fabrice del Dongo et Clélia, obligés par les circonstances d’adopter un vrai code de la communication amoureuse.

A remarquer le caractère inachevé des œuvres à caractère autobiographique

La théorie de la cristallisation des sentiments est mise en évidence dans la monographie De l’amour (1822).

Page 42: Le roman du XIX-e siècle

Stendhal romancier

Proiectul pentru Învăţământul Rural 39

Il reste un peu de cela dans ses romans. Ses personnages ont

quelque chose de raide; ils ressemblent parfois à des théorèmes. Enfin, c’est aux idéologues que Stendhal a pris la sécheresse de son style. Il n’écrit pas, au sens artistique du mot (il écrit même assez souvent et fort mal): sa phrase abstraite et sans couleur n’est que la traduction de l’idée.

A la fin de cette unité d’apprentissage, on voudrait vous inviter à

réfléchir à ces définitions de l’amour (tirées même de son ouvrage De l’amour), qui témoignent, elles aussi, de ce style concis, à valeur de maxime, si cher à Stendhal:

Il suffit d’un très petit degré d’espérance pour causer la

naissance de l’amour.

On rencontre au moment de la passion la plus violente … des moments où l’on croit tout à coup ne plus aimer.

Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires:

1. Stendhal a adopté la formule du roman qui touche à l’autobiographie parce que cela correspondait le mieux à sa nature, c’est-à-dire essayer de se connaître, d’explorer “son âme ombrageuse”, de découvrir “le moi éclatant” de sa personnalité. Ses romans Lucien Lewen, La Vie de Henry Brulard, son Journal sont des expériences destinées à comprendre le passé de l’écrivain. 2. Le style adopté par Stendhal est d’une sécheresse étonnante (comme celle du Code civil), d’une sobriété recherchée et d’une clarté impressionnante (“J’ai fais tous mes efforts pour être sec…Je tremble de n’avoir écrit qu’un soupir, quand je crois avoir noté une vérité”, avouait l’écrivain) 3. Le roman c’est un miroir que l’on promène le long d’un chemin, formule empruntée à Saint-Réal et mise en exergue en tête du chapitre XVIII du roman Le Rouge et le Noir. La grande différence par rapport à la vision balzacienne sur le roman est l’introspection pratiquée par Stendhal dans ses œuvres, qui sont, presque toutes, une prémisse de l’autoconnaissance, de l’exploration du Moi.

Page 43: Le roman du XIX-e siècle

Stendhal romancier

40 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Test de contrôle 3

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 3. Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur. Bon travail !

1. Commentez cette phrase tirée de Stendhal: 1 Le bonheur, tel qu’on le souhaite, est la représentation de tous les contraires. Pour les individus, c’est l’espoir sans la crainte; l’activité sans l’inquiétude, la gloire sans la calomnie, l’amour sans l’inconstance, l’imagination qui embellirait à nos yeux ce qu’on possède et ne ferait pas regretter ce qu’on aurait perdu. Voilà le bonheur impossible que l’on désire. Le bonheur qu’on peut acquérir est l’état dans lequel on se serait mis à l’abri de toutes les grandes peines. (le 19 mars 1806, Journal)

( 5 points; 15-18 lignes )

2. A partir de l’opinion de Stendhal, dites que représente pour

vous la lecture: Je me félicite toujours plus du hasard qui nous a portés à aimer la lecture… C’est un magasin de bonheur toujours sûr et que les hommes ne peuvent nous ravir. (lettre à sa soeur, Pauline, 1810)

( 5 points; 15-18 lignes)

Références bibliographiques: BALOTĂ, Nicolae, Literatura franceză de la Villon la zilele noastre (Cluj-Napoca, Editura Dacia, 2001, pp.23-32 (cap. “Stendhaliana”). CARACCIO, A. Stendhal, Paris, Hatier, 1967. MORNET, Daniel , Précis de littérature française, Paris, Larousse, 1925. STENDHAL, Jurnal, Bucureşti, Editura Univers, 1971.

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Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

Proiectul pentru Învăţământul Rural 41

Unité d’apprentissage 4 ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN LE ROUGE ET LE NOIR DE STENDHAL Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 4 41 4.1 Le Rouge et le Noir, roman politique et roman de moeurs 42 4.2 Julien Sorel, Mathilde de la Mole - deux héros inoubliables 43 4.3 La structure du roman et la cohérence du sujet 45

Test d’autoévaluation 48 4.4 L’ascension et le déclin de Julien 48

Les clés du test d’autoévaluation 51 Test de contrôle 4 52 Références bibliographiques 52 Les objectifs de l’unité d’apprentissage 4 Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de:

• comprendre la structure du roman, l’évolution des personnages;

• caractériser les personnages principaux; • interpréter la signification du titre;

• commenter les idées sociales et politiques présentées dans le roman.

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Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

42 Proiectul pentru Învăţământul Rural

4.1 Le Rouge et le Noir, roman politique et roman de moeurs

Le Rouge et le Noir constitue l’un des premiers grands romans de Stendhal. Rédigé entre la fin de 1828 et 1830, publié en novembre 1830 en deux volumes, à 750 exemplaires, chez le libraire Levasseur, le roman n’eut pas grand succès. Le point de départ est un fait divers paru dans La Gazette des tribunaux de décembre 1827: l’affaire Berthet.

A cette époque, Stendhal termine ses Promenades dans Rome

(1829) et rédige Vanina Vanini (publié dans les Chroniques italiennes). Il se passionne pour les âmes énergiques, possédant le courage, moral en particulier, qu’il trouve en Italie ou chez certains hommes du peuple: Berthet, Lafargue; ce dernier, jeune homme de vingt-cinq ans, est accusé d’avoir tué sa maîtresse. Ces âmes énergiques s’opposent au modèle dominant dans la France de la Restauration, marqué par l’hypocrisie, la vanité, contaminé par la morale des jésuites, de la Congrégation et le gouvernemnet des Bourbons.

Dans Le Rouge et le Noir, l’univers romanesque et la situation

historique sont intimement liés. On ne saurait comprendre les réactions des personnages si l’on ignore le contexte historique dans lequel Stendhal a placé son roman. Julien est un héros dans le siècle; il incarne une génération qui a connu, adolescente, l’épopée napolénienne et qui se retrouve, adulte sous la Restauration, dans un pays sans perspective de gloire, dans une société dominée par l’ennui et l’hypocrisie.

Stendhal avait d’abord prévu d’appeler son roman Julien, puis

s’est arrêté à ce titre: Le Rouge et le Noir, assorti d’un sous-titre: Chronique de 1830. On a proposé plusieurs interprétations du titre. Elles prennent en compte le goût de l’époque pour les oppositions de couleurs (par exemple, Dumas, Les Blancs et les Bleus) ou bien le désir de Stendhal d’intriguer son lecteur. Certains veulent y voir le symbole du bourreau (exécution finale) et du prêtre. Il vaut mieux, semble-t-il, se rapporter à l’auteur lui-même: le “rouge” signifierait que, venu plus tôt, Julien Sorel, eût été soldat, mais que, à l’époque où il vécut, il dut se faire prêtre, de là le “noir”.

Le roman est éblouissant par la finesse de son exécution. Le

personnage de Julien Sorel apparaît dans une lumière de la vérité qui est impressionnante et explique la sympathie du lecteur pour ce héros, malgré ses défauts. C’est tout d’abord la quête du bonheur qui est celle de l’écrivain lui-même; ainsi, pouvons-nous trouver un autre double de Stendhal dans la personne de ce provincial intelligent, mais révolté contre l’atmosphère de sa famille (Julien Sorel ne supporte pas les préjugés de son père rigide et autoritaire, mais borné, voulant que son métier de scieur soit nécessairement hérité par son fils). Il veut parvenir à une meilleure situation sociale, car il est conscient de sa valeur spirituelle et de son ambition. Devenu précepteur des enfants du maire de la petite ville de Verrières

Les ”âmes énergiques”, un modèle à reprendre dans les écrits de Stendhal

Figure 4.1

Page 46: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

Proiectul pentru Învăţământul Rural 43

(localité inventée par Stendhal), Julien se rend vite compte du fait que sa réussite peut s’accélerer, s’il sait bénéficier du charme qu’il produit aux femmes. En effet, la sage et soumise Mme de Rênal, l’épouse du maire de Verrières, tombe amoureuse du jeune homme, qui avait pleinement utilisé son cerveau pour la conquérir. C’est étonnant comme Julien puisse “programmer” chaque geste, en lui donnant toujours une cible précise, efficace pour son plan. Il y a, par exemple, tout un jeu des mains, auquel consent finalement Mme de Rênal:

Cette main se retire bien vite; mais Julien pensa qu’il était de

son devoir d’obtenir que l’on ne retirât pas cette main quand il la touchait. (Stendhal, Le Rouge et le Noir, EDDL, 1996, p.57)

Mme de Rênal, qui s’était fait une image délicieuse du plaisir de

serrer la main de Julien et de la porter à ses lèvres, ne put pas même lui adresser un mot. (p.93)

L’exactitude de son jugement analytique est sans doute

démentie par la naïveté du visage – c’est la première impression que forme Mme de Rênal quand elle voit le précepteur de ses enfants; le portrait physique est une admirable occasion de constater que les apparences sont trompeuses:

Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que

l’esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d’abord l’idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. (p.32)

Pourtant, quelques pages plus loin, l’auteur nous dévoile

l’extrême application de ce jeune homme, spontané dans son for intérieur, mais précis dans ses manifestations extérieures (les mots-clé pour son pragmatisme sont “exécuter”, “utile”; la nature visible est dévoilée par d’autres mots, tels que “sur-le-champ”, “bientôt”, “peur”, c’est-à-dire des mots qui démontrent son attitude spontanée, voire contradictoire):

Il eut sur-le-champ l’idée hardie de lui baiser la main. Bientôt il

eut peur de son idée; un instant après, il se dit: Il y aurait de la lâcheté à moi de ne pas exécuter une action qui peut m’être utile, et diminuer le mépris que cette belle dame a probablement pour un pauvre ouvrier à peine arraché à la scie. (p.36)

4.2 Julien Sorel, Mathilde de la Mole – deux héros mémorables

L’ambition, qui provient d’un regret de sa condition sociale héritée, est le vrai “moteur” qui pousse Julien Sorel à aspirer toujours au mieux. C’est ce qu’il va faire, après avoir quitté Verrières, pour commencer une nouvelle étape de sa vie, à Besançon, une des plus jolies villes de France, qui abonde en gens de coeur et d’esprit. (p.163) La provocation est très grande, puisque Stendhal ajoute dans la phrase suivante: Mais Julien n’était qu’un petit paysan et n’eut aucun moyen d’approcher les hommes distingués.

Le portrait de Julien Sorel, une prémisse du contraste entre l’ apparence extérieure et la réalité intérieure, morale du personnage

Page 47: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

44 Proiectul pentru Învăţământul Rural

La ville elle-même représente une conquête pour ce jeune paysan en quête du bonheur. C’est toujours le moment où il choisit “le rouge”, après avoir abandonné “le noir”, c’est-à-dire la carrière de prêtre. Il a de la chance, en rencontrant une jeune fille, Mathilde de la Mole, ambitieuse et fière, elle aussi, mais noble. Elle est la fille d’un marquis et a des ancêtres illustres. Malheureusement, elle réitéra l’histoire de ses ancêtres, en étant séparée de son amant et en le conduisant au tombeau, d’une manière étrange, tragique et atroce:

/…/ elle porta sur ses genoux la tête de l’homme qu’elle avait

tant aimé. /…/ elle voulut ensevelir de ses propres mains la tête de son amant. Par les soins de Mathilde, cette grotte sauvage fut ornée de marbres sculptés à grands frais en Italie. (p.502, la dernière page du roman)

Stendhal essaye d’expliquer le courage de cette femme

admirable dans sa passion: Le souvenir de Boniface de la Mole et de Marguerite de Navarre

lui donna sans doute un courage surhumain. (p.501) Mathilde de la Mole est, à vrai dire, une héroïne qui ressemble à

Antigone ou bien au personnage de la pièce de B. P. Hasdeu, Vidra. Mathilde est en effet le double féminin de Julien Sorel. Cette femme, par sa grande âme, a élevé son amant jusqu’à elle, en lui annulant le désavantage d’une naissance humble, modeste. Et même si Julien jouait sur le caractère de Mathilde avec tout le sang froid d’un pianiste habile qui touche un piano… (p.480), il reste imprévisible, paradoxal, car il avoue à lui-même avoir aimé seulement Mme de Rênal, sur laquelle il n’hésite pas pourtant de tirer un coup de pistolet, lorsque la femme du maire ose le dénoncer auprès de Mathilde.

Le fameux “réquisitoire”, que Julien Sorel dresse à la cour, est

un reproche clairement destiné à la société française, en général. Le final ressemble, par ailleurs, à celui de l’Étranger d’Albert Camus, Meursault étant un autre personnage mal compris, bizarre aux yeux des gens.

Roman d’analyse, le Rouge et le Noir parle du mariage mal

assorti du XIXe siècle, où l’ennui de la vie matrimoniale fait périr l’amour sûrement, quand l’amour a précédé le mariage. (p.157) Même l’exergue (motto) du X XIXe chapitre le prouve:

Se sacrifier à ses passions, passe; mais à des passions qu’on

n’a pas! O triste XIXe siècle! (Girodet) (p.412) Quant à la religion de Julien Sorel, même si apparemment

circonstancielle, elle nous est dévoilée dans toute sa franchise, lors de son geste meurtrier contre Mme de Rênal, qui, heureusement, ne tue pas sa victime:

La ville, symbole du succès dans le roman stendhalien

Page 48: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

Proiectul pentru Învăţământul Rural 45

Grand Dieu! Elle n’est pas morte! s’écria Julie; et il tomba à genoux, pleurant à chaudes larmes.

Dans ce moment, il était croyant. Qu’importent les hypocrisies des prêtres? peuvent-elles ôter quelque chose à la vérité et à la sublimité de l’idée de Dieu? /…/ Ainsi elle vivra! Se disait-il… Elle vivra pour me pardonner et pour m’aimer…

Excellent procédé de Stendhal de composer son personnage: à

la proximité de la mort, bien méritée d’ailleurs, il est sincère et généreux. Il connaît le besoin du pardon, de la rédemption. C’est ce qui le rend, finalement, impressionnant et complexe, voire statuaire, car il est la victime de ses propres ambitions et de ses propres passions, bien que celles-ci soient légitimes, humaines, compréhensibles. Son idéal est sanctionné par la société et par les lois de cette société, parce que le modèle proposé est celui de l’homme pragmatique, calculé, modèle auquel Julien se plie, mais qui le condamne à la fois aux yeux de ses contemporains.

Dans son essai sur le romanesque stendhalien, le critique

Michel Crouzet (Paris, PUF, 1995, p.43) affirme que le “carriérisme” de Julien s’intègre à la tradition du “romance”, c’est-à-dire au roman de formation romantique qu’écrit Stendhal, au roman du “jeune homme pauvre” et du parvenu, du révolté qui nie sa filiation et récuse les liens de paternité, comme tous les liens sociaux et moraux. L’auteur de cet essai sur Le Rouge et le Noir constate même que le romancier a adjoint inutilement, gratuitement, pourrait-on dire, s’il ne s’agissait d’une des “formes” les plus immuables et les plus fascinantes de tout le romanesque héroïque, des variations sur la naissance illégitime de Julien, qui né noble, accidentellement pris pour un roturier, déguisé au fond en un autre (Mme de Rênal le prend pour une jeune fille travestie), ne ferait que parvenir à son origine, que la confirmer par sa noblesse morale annonçant sa noblesse sociale et démontrant qu’il n’a jamais été différent de son esence héroïque; toute son étrangeté radicale, toute sa volonté d’ascension ou son sens profond de l’honneur (être digne de soi!) démontrent une noblesse d’autant plus intrinsèque qu’elle est de naissance: bâtard, fils de ses œuvres, fondateur comme Napoléon de sa dynastie, il assure sa supériorité sur les médiocres légitimes; mais il devient supérieur à tout autre avec d’autant plus de facilité qu’il l’a toujours été. Le thème du bâtard est une négation de la “légitimité” monarchique et une reconnaissance d’une légitimité aristocratique ou mieux héroïque.

4.3 La structure du roman et la cohérence du sujet

La modernité du roman réside également dans la quantité de

documents utilisés par l’auteur dans son œuvre. En effet, que de lettres dans ce récit! Citées, résumées, signées, anonymes, lettres d’affaires de diplomatie, d’amour, de dénonciation, de démission, de sollicitation, de recommandation, vraies, fausses, reçues, interceptées, lues et non ouvertes, venues de Paris, de province, lettres envoyées, portées, données, lancées; Julien découvrant que

Le personnage stendhalien confronté avec soi-même dans la perspective de la mort

Page 49: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

46 Proiectul pentru Învăţământul Rural

son intrigue avec Mathilde va être “un roman par lettres” s’inquiète de cette correspondance dans une même maison; ce sont des lettres qui influencent l’intrigue du roman: dénonciation de Valenod, lettre appelant l’abbé Pirard, puis Julien à Paris, déclaration de Mathilde, annonce de sa grossesse, lettre de Mme de Rênal. Comme l’affirme, Michel Crouzet, qui comptabilise tous ces exemples (Paris, PUF, 1995, p.46), la lettre est une arme, un moyen d’action pour tromper (ainsi la fausse lettre anonyme fabriquée par Julien et Mme de Rênal qui envoie le texte dans une autre lettre indiquant le mode d’emploi) pour provoquer (Mathilde convoquant Julien), pour perdre (c’est ce que craignent Julien et Mathilde). Pour séduire enfin, car ce “jeu des lettres”, à la manière de Laclos, est une forme de la conquête par calcul et méthode.

Ce qui frappe, dès le début, le lecteur du roman Le Rouge et le

Noir, est la construction solide, par des chapitres portant des titres annonçant le contenu et ayant en exergue des citations qui éclaircissent davantage ce contenu. Une manière très efficace pour guider la lecture, prouvant en même temps l’esprit de rigueur et d’analyse de l’auteur. Par exemple, le premier chapitre s’intitule Une petite ville et Stendhal commence son roman avec l’une des plus célèbres descriptions de localités françaises (en plus le nom de la ville est inventée, pour donner un caractère générique au récit; en effet, Stendhal aurait pu dire “à Verrières, comme dans toutes les petites villes de province de la France”). Pourtant, l’impression de vraisemblable est renforcée par l’emploi des noms réels de la géographie du pays (La petite ville de Verrières peut passer pour l’une des plus jolies de la Franche-Comté – c’est d’ailleurs la première phrase du roman, qui donne aussi le ton sobre du récit).

On décrit cette petite ville pittoresque, la nature, en insistant sur

la proximité des montagnes qui explique le développement d’une industrie spécifique (un grand nombre de scies à bois; c’est une industrie fort simple et qui procure un certain bien-être à la majeure partie des habitants plus paysans que bourgeois.)

Après avoir décrit la ville et les occupations traditionnelles,

Stendhal fait la présentation du maire de Verrières, M. de Rênal, l’incarnation même de la suffisance; un seul paragraphe pour donner à la fois le portrait physique et moral de ce type de l’autorité provinciale:

A son aspect tous les chapeaux se lèvent rapidement. Ses

cheveux sont grisonnants, et il est vêtu de gris. Il est chevalier de plusieurs ordres, et il a un grand front, un nez aquilin, et au total sa figure ne manque pas d’une certaine régularité: on trouve même, au premier aspect, qu’elle réunit à la dignité du maire de village cette sorte d’agrément qui peut encore se rencontrer avec quarante-huit ou cinquante ans. Mais bientôt le voyageur parisien est choqué d’un certain air de contentement de soi et de suffisance mêlé à je ne sais quoi de borné et de peu inventif. On sent enfin que le talent de cet homme-là se borne à se faire payer bien exactement ce qu’on lui doit, et à payer lui-même le plus tard possible quand il doit. (p.10)

Le rôle des lettres dans l’économie du roman

Le portrait de M. de Rênal, le maire de la ville de Verrières

Page 50: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

Proiectul pentru Învăţământul Rural 47

La présentation de M. de Rênal pourrait être comprise aussi

comme une anticipation du futur conflit: l’inégalité des classes sociales, les préjugés quant aux chances de succès pour une personne ayant une origine humble. (A noter aussi que le deuxième chapitre du livre a le titre Un maire.)

Le quatrième chapitre (Un père et un fils) développe justement

cet aspect des inégalités sociales et des préjugés (comme celui qui régnait dans les familles paysannes, conformément auquel un fils devait hériter le métier du père). Ainsi, est-il simple à comprendre pourquoi “la manie” de la lecture de Julien était odieuse au père Sorel. Le langage employé par le vieillard prouve d’ailleurs cette hostilité pour les occupations intellectuelles (“Descends, animal, que je te parle.”)

C’est Michel Crouzet, dans son essai, qui fait remarquer que

l’on peut classer les personnages de ce roman stendhalien selon leur intérêt pour la lecture; par conséquent, il y a des personnages qui lisent beaucoup (Julien, Mathilde), ou pas du tout (Mme de Rênal); ceux qui sont liseurs sont aussi citateurs: de véritables “carrefours” de textes, allusions, références, au théâtre surtout (par exemple, dans Julien, Tartuffe rejoint Othello, ou Iago, ou Chérubin: ses “rôles” sont des personnages de théâtre). Tout en se disant plébéien, Julien est ouvert aux livres et à l’étude, ce qui le marginalise. Héritier spirituel du XVIIIe siècle, il présente ce mélange de sensibilité et de narcissisme très particulier qui caractérise son modèle: Rousseau. Il hésite entre Tartuffe, chez qui prévalent les moyens, et Napoléon, qui sacralise la fin. C’est cette même oscillation qui l’empêche d’être un politique. D’où la contradiction de Julien: un pessimisme qui condamne une société mourante à ne pas avoir de grands hommes et, conjointement, une aspiration à être un grand homme.

Ces héros lettrés, montre Michel Crouzet, pleins de textes,

dessinent, écrivent, etc. Ces personnages stendhaliens qui aiment la lecture s’en inspirent aussi pour vivre eux-mêmes (Mathilde aime selon les romans de la passion):

Le roman comme guide social, comme éducateur sentimental,

comme oracle personnel est donc partout dans ce roman, évoqué en bien ou en mal, car Stendhal ne cesse de louer Julien et Mme de Rênal d’ignorer les romans, et donc d’apporter dans l’amour une âme vierge de toute falsification par un modèle et sa contrainte, ce qui permet à leur coeur de cheminer lentement, de découvrir l’amour, d’entrer par le délai et la distance dans un vrai roman; mais aussi l’épithète “romanesque” ne cesse d’intervenir positivement pour caractériser les héros et les séparer du vulgaire; le mot s’applique par exemple au procès final, “cette cause romanesque”, où les amants sont entourés d’un mouvement de pitié et même de tendresse collectives, et où eux-mêmes prennent conscience de l’aspect légendaire (littéraire) de leur aventure. (p.50)

Les personnages stendhaliens aiment lire, tout comme l’auteur

Page 51: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

48 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Test d’autoévaluation Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le roman

stendhalien Le Rouge et le Noir. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test d’autoévaluation”.

1. Quelles ont été les variantes du titre du roman et quelle est

la signification du titre définitif?

2. Comment s’appelle la ville où débute l’action du roman et qu’est-ce que vous savez sur cette localité?

4.4 L’ascension et le déclin de Julien

Si La Chartreuse de Parme est le plus beau livre de Stendhal, Julien Sorel est pourtant son personnage le plus connu. Au début du roman, Julien a 19 ans; il meurt à 23 ans. L’intrigue s’inspire de deux faits divers: l’affaire Berthet (jeune homme qui tue la mère des enfants dont il avait été précepteur), 1827 et l’affaire Lafarge (drame passionnel), 1829.

Il y a quelques étapes dans le devenir rapide de Julien. Tout

d’abord le travail comme précepteur chez les Rênal. C’est ici que le jeune homme manifeste les premiers symptômes de sa volonté de parvenir à un autre statut social. Par exemple, il éprouve un sentiment d’horreur pour manger avec des domestiques. Et l’auteur ajoute que son héros puisait cette répugnance dans les Confessions de Rousseau. (p.27) Bientôt, le précepteur fera les premiers pas pour obtenir la protection de la femme du maire et ensuite, pour accéder à un autre niveau, son amour. Il a l’air naïf et poli dans les dialogues avec Mme de Rênal (/…/ pardonnez mes fautes, Madame, je n’aurai jamais de mauvaise intention.- p.35), mais, en réalité, tout

Etapes du devenir social de Julien Sorel

Page 52: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

Proiectul pentru Învăţământul Rural 49

est le fruit du geste calculé. Seduire Mme de Rênal s’avère chose assez simple, car la femme du maire n’avait pas d’éducation solide, elle était seulement une riche héritière, mariée à seize ans à un bon gentilhomme, n’avait de sa vie éprouvé ni vu rien qui ressemblât le moins du monde à l’amour.

Au XVe chapitre, Stendhal note une phrase-clé pour la

compréhension du caractère de son héros, de sa lucidité (d’ailleurs, les camarades du séminaire vont surnommer Julien Martin Luther, à cause de son infernale logique qui le rendait si fier):

Son héros était encore de l’ambition; c’était de la joie de

posséder, lui pauvre être malheureux et si méprisé, une femme aussi noble et aussi belle. (p.95)

Pour ce qui la concerne, Mme de Rênal, elle tombe éperdument

amoureuse du précepteur de ses enfants, elle aurait même voulu avoir un tel mari, avec lequel elle aurait eu une vie ravissante... Ce sont des rêves de femme romantique qui voit en Julien ce qu’elle voulait y trouver (quelle âme de feu!), tout en mystifiant la réalité.

Cette idylle clandestine sera découverte par M. de Rênal par

une longue lettre anonyme qui lui apprenait dans le plus grand détail ce qui se passait chez lui. (p.121, fin du chapitre XIX) Pour Stendhal, relater tous ces événements menant à l’adultère de Mme de Rênal, est aussi une occasion de formuler des observations générales concernant l’institution du mariage au XIXesiècle:

Étrange effet du mariage, tel que l’a fait le XIXe siècle! L’ennui

de la vie matrimoniale fait périr l’amour sûrement, quand l’amour a pécédé le mariage. Et cependant, dirait un philosophe, il amène bientôt chez les gens assez riches pour ne pas travailler, l’ennui profond de toutes les jouissances tranquilles. Et ce n’est que les âmes sèches, parmi les femmes, qu’il ne prédispose pas à l’amour. (p.157)

Le scepticisme du romancier est partagé par d’autres écrivains

de l’époque, comme Balzac, Flaubert, Maupassant, chez lesquels le sujet de la femme mal mariée apparaît souvent. Eugénie Grandet de Balzac, Mme Bovary de Flaubert, Jeanne de Maupassant sont de tels exemples, parmi les plus connus.

Pourtant, Julien Sorel arrive à connaître aussi des femmes

fortes comme Mathilde de la Mole. La fille du marquis est très fière de sa condition comme de son passé, parce qu’elle a pami les ancêtres de la famille cet admirable héros, Boniface de La Mole, tué dans la place publique en 1754, à l’époque de Marguerite de Navarre (d’ailleurs, en hommage à cette histoire, le deuxième prénom de Mathilde est Marguerite). Pour comprendre le caractère de cette femme volontaire, il suffit de lire l’exergue du chapitre XI (de la deuxième partie du roman), une citation de Mérimée: J’admire sa beauté, mais je crains son esprit.

Conception sur le mariage au XIXesiècle

Page 53: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

50 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Mathilde de La Mole, fille gâtée et ennuyée par trop de privilèges, reçoit la provocation d’aimer Julien Sorel. Cette passion, même si risquée, lui produisit beaucoup de joie et d’émotions et en tout cas chassa tout l’ennui de son existence. Julien en est vraiment flatté: Mathilde lui semblait adorable, toute parole est faible pour exprimer l’excès de son admiration. (p.348)

L’ennui, comme maladie moderne de l’âme, apect qui a été prévu par les Pensées de Pascal. Le chapitre XXIX (de la seconde partie du roman stendhalien) s’intitule même L’ennui et porte en exergue cette citation: Se sacrifier à ses passions, passe; mais à des passions qu’on n’a pas! O triste XIXe siècle! (Girodet)

Dans le couple Julien Sorel - Mathilde de La Mole, il y a

beaucoup de passions, tout d’abord de la part de la femme et ensuite de l’homme qui se laisse séduire. Le mariage a lieu et le marquis l’apprend, bien sûr, d’une lettre envoyée par sa fille. Dans cette lettre, la jeune épouse et future mère explique son amour, au-delà de tous les préjugés sociaux, et exprime sa confiance en son partenaire de vie, ce qui prouve qu’elle est consciente du potentiel de Julien et de son ambition: /.../ ce jeune Sorel est le seul être qui m’amuse; /.../ Avec lui, je ne crains pas l’obscurité. (pp.428-429)

Les obstacles sont multiples pour faire durer une telle union. Le

point culminant c’est une lettre de Mme de Rênal qui dénonnce le stratagème de Julien de parvenir par les femmes, de profiter de leur richesse, de leur position dans la société. Julien va se venger en tirant deux coups de pistolets sur son ancienne amante, mais Mme de Rênal n’est pas blessée mortellement. Dévouée à son ancien amant, la femme du maire de Verrières considérait „le comble des félicités” de mourir de la main de Julien Sorel.

La scène du procès est connue comme un véritable réquisitoire

fait par le héros de Stendhal à la société de son temps. Dans son discours, le condamné explique la raison de ses actes:

Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe,

vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune.

Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m’attend: elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité. J’ai donc mérité la mort, Messieurs les jurés. Mais quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société.

Voilà mon crime, Messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne

Le réquisitoire de J. Sorel contre la société de son temps

Page 54: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

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vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés... (p. 476-477)

Le héros de Stendhal compense brillamment „l’avantage d’une

naissance illustre” par la force de son caractère et le courage de ses actes. Julien meurt à l’âge de 23 ans. Il aurait voulu avoir de nouveau la chance d’aimer Mme de Rênal. Même si celle-ci avait promis à Julien de ne pas se suicider, trois jours après la mort de son amant, elle mourut en embrassant ses enfants...

Quant à la veuve de Julien, elle eut un courage surhumain en se

souvenant de Boniface de la Mole et de Marguerite de Navarre. La dernière page du roman de Stendhal est bien sombre: elle nous présente Mathilde, portant sur les genoux la tête de l’homme qu’elle avait tant aimé. Après avoir baisé la tête du mort au front, la femme aurait voulu l’ensevelir elle-même, de ses propres mains... Après l’enterrement, par les soins de la veuve Sorel, on a fait orner la tombe de marbres sculptés à grands frais en Italie.

Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires: 1. L’auteur a voulu premièrement appeler son roman Julien,

puis il a choisi le titre que nous connaissons: Le Rouge et le Noir, accompagné d’un sous-titre: Chronique de 1830. Il y a plusieurs interprétations du titre. C’était la préférence de l’époque pour les oppositions de couleurs (par exemple, Dumas, Les Blancs et les Bleus). Certes, Stendhal a voulu capter l’attention du lecteur, car certains y voient le symbole du bourreau (exécution finale) et du prêtre. Mais la meilleure interprétation peut-être appartient à Stendhal lui-même: le “rouge” signifierait que, venu plus tôt, Julien Sorel, eût été soldat, mais que, à l’époque où il vécut, il dut se faire prêtre; de là le “noir”.

2. La ville s’appelle Verrières et c’est une localitée inventée

par Stendhal (lisez la dernière phrase du roman pour voir l’explication de l’auteur lui-même). Le récit commence justement par la description de Verrières, petite ville de province, tout à fait symbolique.

Le courage du héros stendhalien

Page 55: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Rouge et le Noir de Stendhal

52 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Test de contrôle 5

Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 5.

Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Commentez la citation suivante, mise en exergue par Stendhal au chapitre XXII (première partie du roman), prenant comme point de repère le personnage Julien Sorel:

La parole a été donnée à l’homme pour cacher sa pensée. (5 points; 15 lignes environ)

2. Caractérisez le personnage féminin préféré du roman Le Rouge et le Noir, tout en justifiant votre choix.

(5 points; 18 lignes environ)

Références bibliographiques:

CARACCIO, A. Stendhal, Paris, Hatier, 1967.

CROUZET, Michel, Le Rouge et le Noir. Essai sur le romanesque stendhalien, Paris, PUF, coll. „Littératures modernes”, 1997.

VIANU, Tudor, Ideile lui Stendhal, Bucureşti, Editura de Stat pentru Literatură şi Artă, 1959.

Page 56: Le roman du XIX-e siècle

Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

Proiectul pentru Învăţământul Rural 53

Unité d’apprentissage 5 LE ROMAN HISTORIQUE (VIGNY, MÉRIMÉE, DUMAS) Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 5 53 5.1 Roman et histoire 54 5.2 L’épanouissement de la prose et l’avènement du roman 55 5.3 Le roman historique dans la littérature romantique française 56 5.4 Du roman historique au roman des réalités 58 Test d’autoévaluation 60 5.5 Alexandre Dumas 60 5.6 D’autres écrivains historiques: Hugo, Balzac 62 Les clés du test d’autoévaluation 64 Test de contrôle 5 65 Références bibliographiques 65 Les objectifs de l’unité d’apprentissage 5 Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de:

• présenter les principales coordonnées du roman historique (définition, rapport entre la littérature et l’Histoire);

• désigner les représentants du roman historique français au XIXe siècle;

Page 57: Le roman du XIX-e siècle

Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

54 Proiectul pentru Învăţământul Rural

5.1 Roman et histoire Étant considéré fiction, le roman s’oppose à l’histoire, qui a

comme substance la vérité. Pourtant, d’habitude le roman raconte une histoire. La confusion des termes n’existe pas en anglais, où l’on distingue history (histoire vraie) de story (histoire inventée), montre le critique Pierre-Louis Rey, l’auteur d’une étude sur le roman (v. le chapitre “Histoire du passé, du présent, de l’avenir” de son livre Le roman, Paris, Hachette, 1992, p.11). Un romancier soucieux de se documenter est plus crédible qu’un historien falsificateur. Certaines pages de Quatre-vingt-treize de Victor Hugo ont été citées telles quelles dans une très sérieuse histoire de la Vendée, et L’Éducation sentimentale de Flaubert fournit encore un matériau de choix aux historiens de la Révolution de 1848, précise P.-L. Rey dans son étude, au début du chapitre déjà indiqué.

Le roman a été influencé au XIXesiècle par une conception

individualiste de l’Histoire (le mot écrit avec majuscule se rapporte à la discipline qui étudie dans son évolution le passé de l’humanité, pour trouver des causes et des conséquences à l’enchaînement des faits et en tirer éventuellement des lois), avant que des ambitions scientifiques ne favorisent, vers la fin du siècle, le récit des aventures de familles ou de générations.

Les frères Goncourt donnent cette définition: L’histoire est un

roman qui a été, le roman est de l’histoire, qui aurait pu être. A son tour, Mme de Staël, dans son Essai sur les fictions

(1795), distinguait plus nettement encore les deux domaines. Écartant les romans qui, singeant l’Histoire, plaisent au public par une simple accumulation de faits, elle jugeait qu’au meilleur sens du terme, le roman est le “genre qui tient plutôt au développement des mouvements intérieurs de l’âme qu’aux événements qu’on y raconte”, et d’une formule plus audacieuse que celle des Goncourt, elle concluait: Tout est si vraisemblable dans de tels romans, qu’on se persuade aisément que tout peut arriver ainsi; ce n’est pas l’histoire du passé, mais on dirait souvent que c’est celle de l’avenir.

Cette dimension temporelle inattendue proposée au roman

n’est évidemment qu’une image permettant d’illustrer la capacité du “genre” à développer le champ du possible. S’il a pour vertu de maîtriser une continuelle ambiguïté entre le vrai et le faux, le roman crédibilise l’invention et jette le doute sur ce qui est historique.

Il convient aussi de distinguer le “roman historique” de l’histoire

romancée”, ajoute P.-L. Rey (op.cit, p.18). Garantissant au lecteur que les choses auraient pu se passer ainsi, il lui permet de mieux comprendre les causes et les conséquences de ce qui s’est réellement passé. Ainsi le roman historique est-il plus vrai que l’Histoire.

Mme de Staël, Essai sur les fictions

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Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

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5.2 L’épanouissement de la prose et l’avènement du roman

La révolution opérée dans la presse, favorisant le nombre des publications périodiques (journaux et revues), présente un avantage pour les écrivains, en permettant un essor considérable du roman et du récit court.

Grâce au conte et à la nouvelle, les auteurs peuvent acquérir à

la fois des revenus fixes et une réputation étendue à un plus grand cercle de lecteurs. Aussi les plus grands prosateurs du temps, Balzac, Stendhal, Sand, Gautier, Mérimée, ont-ils donné régulièrement à des revues ou à des journaux articles, nouvelles ou chroniques. Dans le même temps, ces nouvelles nécessités éditoriales contribuent à multiplier les variations autour du récit court, aussi bien sur le plan formel que sur celui du contenu, philosophique, anecdotique, historique ou fantastique. Ce dernier domaine rencontre toujours davantage les faveurs du public, même s’il tend à se métamorphoser pour rendre douteuse les frontières entre rêve et réalité.

C’est évidemment le roman qui retiendra essentiellement notre

attention: il prend, à l’époque romantique, le statut d’un genre majeur et se distingue par une diversité de sous-genres.

Toutes sortes de romans éclosent dans ces années 1830-1848:

romans d’intrigue sentimentale, romans gais à la Paul de Kock, romans noirs, romans-feuilletons, romans de mœurs, romans intimes et romans historiques. Cette dernière catégorie joue un rôle déterminant dans la naissance du roman moderne.

Pour en savoir plus Le roman, en pleine expansion pendant la Restauration

(1814-1830; retour des Bourbons; monarchie constitutionnelle; la charte accordée par Louis XVIII; régime de la bourgeoisie riche; révolution de 1830, provoquée par la violation de la charte, de Charles X, porta au trône le troisième roi de la monarchie constitutionnelle, Louis-Philippe), était la lecture de prédilection d’un nombreux public avide de littérature, attiré vers la culture par les transformations sociales survenues après la révolution de 1789.

En raison de la liberté que lui conférait l’absence d’une

poétique officielle, d’un statut poétique institutionnalisé en un genre codifié par un ensemble de normes et de règles, le roman se développait dans des formes conventionnelles, utilisant des situations stéréotypées et des clichés, à travers lesquels commençaient cependant à se glisser timidement des images prises de la vie quotidienne, avec ses passions et ses intérêts.

Variétés du roman

Page 59: Le roman du XIX-e siècle

Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

56 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Dans les années ’20, la scène littéraire était occupée par les

“romans d’intrigue sentimentale”, écrits surtout par des femmes, Mme Cottin, Mme de Krüdener, Mme de Souza ou Mme de Staël, par le roman noir de Ducray-Duminil (inspiré des roman anglais D’Ann Radcliffe), par le roman gai de Pigault-Lebrun, formes romanesques conventionnelles que Sainte-Beuve allait nommer en 1839 “littérature industrielle”.

5.3 Le roman historique dans la littérature romantique française

Les auteurs romantiques ont senti le besoin d’expliquer le présent par le passé. Cela est dû en partie au traumatisme subi par la société française à la suite de la révolution et de l’empire. Dans ses Réflexions sur la vérité dans l’art (1827), qui allait servir de préface à Cinq-Mars (1826), Vigny (fig. 5.3) souligne combien nous sommes dans un temps où l’on veut connaître et où l’on cherche “la source de tous les fleuves”. Dépassant le “Vrai du fait”, le roman peut atteindre la “Vérité de l’art”, c’est-à-dire aller au-delà de l’anecdote pour donner une idée de l’Histoire. Cinq-Mars place sur le devant de la scène des héros historiques (Cinq-Mars, Richelieu, mais aussi Molière, Corneille, Descartes). Racontant l’histoire d’un noble qui tente vaienement de défendre les droits de sa caste contre les prétentions du pouvoir monarchique, il éclaire le lecteur de la restauration sur la décadence qui mènera au déastre qu’on connaît. “Réactionnaire” par son sujet, cinq-mars l’est également, selon Lukacs, par le choix de ses personnages, montre P.-L. Rey (op.cit., p.20). Vigny lui-même affirmait:

Je crus aussi ne pas devoir imiter ces étrangers [Scott], qui,

dans leurs tableaux, montrent à peine à l’horizon les hommes dominants de leur histoire; je plaçais les nôtres sur le devant de la scène, je les fis principaux acteurs de cette tragédie.

Ainsi cette “Vérité de l’Histoire” trouve-t-elle, suivant une

conception aristocratique, son incarnation dans les protagonistes plutôt que dans le “cœur”. A W. Scott, Vigny s’apparente pourtant pour une autre raison: les événements racontés dans Cinq-Mars s’enchaînent de manière dramatique avant de se dénouer en “tragédie”.

Figure 5.3

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Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

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Idées à retenir: Le numéro spécial de La Nouvelle Revue française d’octobre

1972 consacré au roman historique s’ouvre sur un article de Claude Mettra, “Le romancier hors les murs”. L’idée principale est que l’Histoire, en développant ses ambitions scientifiques, elle laisse pourtant plus qu’au siècle précédent un champ neuf au roman.

L’histoire a longtemps été considérée comme l’ensemble des

événements qui étaient véritablement arrivés, des faits qui s’étaient réellement accomplis. Autour de ces faits et de ces événements, la fiction romanesque pouvait tisser sa trame rigoureuse, restituer l’architecture cohérente des effets et des causes. Aujourd’hui, le matériel historique est si riche, si divers dans son interprétation que le romancier, face à un choix qui est livré à une forme de liberté qui paraît autoriser tous les délires. Mais comment choisir entre ce qui est dit et ce qui n’est pas dit, entre le monde objectif de l’événement et le monde du songe, du cauchemar, du dialogue avec les dieux? Entre ces émergences et les strates cachées de la géologie humaine?

Ce triple éclatement de l’histoire, de l’homme et de la réalité ne peut-il restituer le romancier, qu’il regarde le passé, le présent ou le futur, à sa propre subjectivité? Telle est la question que pose aujourd’hui la confrontation de la littérature ou de l’histoire. Les romanciers ont-ils quelque substantielle nourriture à puiser dans l’immense science historique contemporaine? Les historiens peuvent-ils trouver dans l’expression romanesque quelques-unes de ces intuitions majeures qui jalonnent l’interprétation du passé. La réponse, Goethe l’a murmurée. L’histoire, comme narration, est le territoire majeur de la province pédagogique. Les Grecs l’inventèrent, en même temps que la tragédie, au moment où ils commencèrent à avoir quelque doute sur l’essentiel: elle a pour tâche de donner conscience aux hommes d’une nécessité dont ils arrivent parfois de douter. Durant des siècles, la chronique historique, récit pur ou narration colorée de quelques sollicitations religieuses ou éthiques, n’a cessé de placer notre espèce devant le poids d’un passé qui donnait un visage au présent.

Au XIXe siècle, chronique et recherches historiques ont commencé à chercher leurs voies propres. Étrange dialogue entre l’imagination et le réel, où l’historien est souvent plus imaginatif que le romancier! Si aujourd’hui, les chemins de

l’histoire et les chemins du roman paraissent si éloignés les uns des autres, c’est que l’histoire, en se constituant, comme science, en ambitionnant, comme on l’entend souvent aujourd’hui, de devenir la synthèse des sciences de l’homme, s’est mutilée des privilèges de la narration. C’est par là que cette histoire offre au roman un champ d’une dimension nouvelle: le romancier récupère à son seul profit les enchantements et les exaltations qui ont donné aux grands ancêtres, à Tacite, à Suétone, à Michelet, leur grâce singulière.

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Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

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5.4 Du roman historique au roman des réalités

La période romantique est caractérisée par la floraison du roman: c’est le grand genre avec le drame. Toutefois, il faut se garder de faire rentrer dans le romantisme tous les romans qui ont paru à cette date. La plus grande partie, et la meilleure, est en dehors du romantisme proprement-dit. Nous retrouvons ailleurs Stendhal, Balzac, Mérimée (fig. 5.4), Sainte-Beuve et même George Sand qui, quoique touchés par le romantisme, doivent leur originalité à de tout autres qualités. Le roman proprement romantique se distingue, comme le drame, par sa marque historique. Ici, l’influence de Walter Scott fut prépondérante. De là procèdent la Chronique de Charles IX de Mérimée (1829), et surtout le Cinq-Mars de Vigny (1826), le vrai type du roman historique, où la couleur est fausse (Cinq-Mars a des tirades lyriques), où la psychologie est conventionnelle (comme le caractère de Richelieu), où le dessin mélodramatique des caractères s’accuse fortement. Malgré quelques épisodes brillants et quelques scènes pathétiques, le livre est ennuyeux. Pourtant, il faut mettre tout à fait à part, dans les œuvres en prose de Vigny, Stello, et surtout le poignant recueil de nouvelles intitulé Servitude et grandeur militaires (1835), car, avec ses poésies, c’est son chef-d’œuvre.

Genre protéiforme, sans règles fixes, le roman se présente

comme le plus propice à la représentation de la vie: la liberté dans l’art, revendiquée par l’époque, y trouve son compte. Il permet à l’individu d’extérioriser et de dramatiser le conflit latent qui l’oppose à une société en mutation, où le pouvoir de l’argent modifie les relations sociales, et où l’homme part, dans un apprentissage souvent douloureux, à la conquête d’une position dans le monde et à travers elle, de lui-même.

C’est le roman historique qui va permettre l’éclosion d’un

nouveau roman. Il faut mentionner d’emblée l’influence décisive de Walter Scott (1771-1832) qui connaît le sommet de sa popularité en 1820. En marge des polémiques centrées autour des divergences entre classicisme et romantisme, le romancier écossais apportait une grande nouveauté. Il ressuscitait le passé, avec son atmosphère et ses mœurs propres, ayant l’idée d’incarner dans des types les personnages représentatifs d’une époque, il donnait de celle-ci une image vivante. Le premier, il présente, avec un art du détail sans précédent, dans de longues scènes d’exposition, l’époque choisie en donnant des renseignements sur l’état de la société. Il construit ensuite une intrigue au mécanisme solide, évitant de juxtaposer simplement les épisodes. De plus, les dialogues participent au déroulement de l’action, rivalisant avec le théâtre. Victor Hugo écrit en 1824 que les “romans épiques de Scott” constituent une “transition de la littérature actuelle aux grandes épopées que notre ère poétique nous promet et nous donnera”.

L’influence de Walter Scott

Figure 5.4 (Prosper Mérimée)

Page 62: Le roman du XIX-e siècle

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La Chronique du règne de Charles IX (1829) de Prosper Mérimée présente une série de scènes de mœurs relatant des petits faits de la vie quotidienne. Si l’auteur fait preuve d’un remarquable sens du détail, il n’échappe pas au danger de pointillisme qui empêche ses tableaux de s’organiser en une fresque. Ce roman historique est inspiré des sanglantes guerres de religion du XVIe siècle. Étape importante dans l’évolution du roman historique, Chronique du règne de Charles IX dénonce les horreurs commises au nom de la religion et présente un tableau saisissant de la fameuse nuit de la Saint-Barthélemy. Mérimée y prend violamment à partie les deux piliers de la féodalité: la monarchie et l’église catholique. Charles IX apparaît comme un assassin qui se sert de tueurs à gages pour exterminer l’amiral Coligny, chef des protestants.

Autant que les romans précédents, Chronique du règne de

Charles IX est organisé autour d’une date, celle de la Saint-Barthélemy (Mérimée l’avait d’abord intitulée: 1572, chronique du temps de Charles IX). Un dialogue entre l’auteur et le lecteur, au chapitre VIII de l’œuvre, nous prévient qu’il ne faut pas s’attendre à l’entrée en scène de grands personnages: si l’auteur avait le “talent d’écrire une Histoire de France”, il ne ferait pas de “contes”. Pourtant, Mérimée écrit une chronique, c’est-à-dire un récit de faits avérés, enregistrés dans leur simple succession; l’écrivain compense son manque de talent d’historien par une ingénieuse mise en scène des événements, par la réalisation d’une “couleur locale”, suggérant l’atmosphère de l’époque décrite. De même, voulant créer l’illusion du réel et inscrire sa fiction dans un contexte d’actualité, Georges Duhamel appellera-t-il une fresque romanesque Chronique des Pasquier (1933-1945).

“Le tableau des horreurs commises par les catholiques au cours

de la nuit de la Saint-Barthélemy est d’un réalisme saisissant. Le roman dont le caractère actuel en 1829 n’échappait à personne excelle surtout par la description des scènes de masses. Le dynamisme de l’action, l’absence de toute effusion lyrique, le style simple et concis démontrent que dans la création mériméenne le romantisme commence à céder le pas au réalisme.” (I. Brăescu, Cours de littérature française. Dix-neuvième siècle, Bucureşti, Ed. Didactică şi Pedagogică, 1967)

Comme dans La Jacquerie (pièce de théâtre, publiée en 1828,

elle est inspirée de la plus grande révolte paysanne du Moyen-Âge français, et présente un vaste tableau de la lutte des classes sous le régime féodal), les éléments romantiques s’ajoutent aux éléments réalistes.

Chronique du règne de Charles IX

Page 63: Le roman du XIX-e siècle

Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

60 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le roman historique. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test d’autoévaluation”.

1. Quelle serait la grande différence entre un ouvrage

d’histoire et un roman historique?

2. Quelle a été la contribution de Mérimée au sujet du roman

historique?

5.5 Alexandre Dumas

Cet auteur fécond admire Walter Scott autant que Shakespeare.

Très vite, il souhaite mêler, pour un large public, la petite histoire à l’Histoire et cherche à combiner la vivacité du trait avec le pittoresque du tableau. Les journaux se disputent ses romans qui paraissent en feuilleton, notamment la fameuse trilogie dont chacun, aujourd’hui encore, connaît les titres: Les Trois Mousquetaires, Vingt ans après, Le Vicomte de Bragelonne (de 1844 à 1848), ainsi que Le Comte de Monte-Cristo (1844-1845), Vingt Ans après (1845) et La Dame de Monsoreau (1846). Il acquiert ainsi une fortune colossale, rapidement dépensée par un train de vie de grand seigneur (il devra même s’enfuir à Bruxelles pour échapper à ses créanciers).

Son œuvre abondante est celle d’un écrivain passionné qui

mêle de façon tout à fait originale l’histoire au roman populaire, avec un sens de la théâtralité, un goût du décor et de la scène qui confèrent une vie intense à ses personnages. Sans prétendre à la reconstitution historique, ses romans dramatisent la vie, en impliquant des individus fictifs dans le déroulement des grands événements historiques. Ils se lisent bien, rapidement, remplis sont d’entrain et de vivacité, et assez souvent d’humour.

L’histoire mêlée au roman populaire

Page 64: Le roman du XIX-e siècle

Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

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Malgré son caractère conventionnel et facile, cette littérature “industrielle”, dont le plus fameux représentant fut Alexandre Dumas, avait préparé le public pour la rencontre avec la grande littérature, avec Balzac, Stendhal, Flaubert et Zola. Comme l’affirmait Angela Ion (Histoire de la littérature française, Ed. Didactică şi Pedagogică, Bucureşti, 1982, vol.2, p.71), “genre sans règles, sans poétique officielle, le roman pouvait, beaucoup mieux que le théâtre, profiter de cette liberté pour exprimer les conflits réels de la société contemporaine, faire entrer triomphalement en littérature une nouvelle catégorie de sujets et de personnages”.

La création du roman dans sa forme moderne s’est trouvée

pleinement accomplie par Balzac, Stendhal et Flaubert, qui ont inauguré une forme romanesque tenant largement compte de l’homme “marquent la naissance du roman moderne et font d’un genre naguère voué au divertissement ou à la pure analyse psychologique le moyen d’expression le plus complet de notre débat avec le monde.” (Max Milner, Le romantisme I, 1820-1843, cité par A. Ion, ibid.)

En revenant au roman de succès de Dumas, Les Trois

Mousquetaires retracent les aventures d’un jeune Gascon, d’Artagnan, monté à Paris pour y chercher fortune. Il y rencontre ceux qui deviendront ses amis, Athos, Porthos et Aramis, trois mousquetaires au service du roi. Le roman narre l’affrontement entre Richelieu, servi par l’espionne Milady de Winter, et la reine Anne d’Autriche, défendue par les mousquetaires. D’Artagnan sauve l’honneur de la reine qui a un amant, le duc de Buckingham, finalement assassiné sur l’odre de Milady. Cette dernière sera châtiée et d’Artagnan, réconcilié avec le cardinal, sera nommé lieutenant des mousquetaires.

Le récit est mené à un rythme effrené, accumulant les duels, les

scènes d’auberge, les cavalcades, les épisodes à la Cour. Le lecteur se laisse entraîner par cette intrigue galopante, subit la séduction des personnages, héros au grand cœur, amoureux de la vie et volontaires. L’ensemble est emporté par un courant optimiste d’où s’échappe une gaieté contagieuse.

Dans Le Comte de Monte-Cristo, un jeune capitaine de

vaisseau, Edmond Dantès, est accusé de trahison et incarcéré au château d’If où il reste quinze ans. Échappé, il revient , tout-puissant et fabuleusement riche, sous le nom de comte de Monte-Cristo. Il peut alors aider ses amis et surtout tirer vengeance de ses ennemis qui ont acquis à ses dépens une position avantageuse dans la hiérarchie sociale. Ce roman dresse un tableau satirique des classes dirigeantes qui détiennent la justice, les finances et la politique. Le héros apparaît comme un justicier qui répare les erreurs, distribueant les récompenses et les châtiments suivant les mérites. On voit ainsi comment le roman-feuilleton peut séduire un large public, en encourageant des penchants naturels à la critique des puissants malhonnêtes.

Le Comte de Monte-Cristo

Page 65: Le roman du XIX-e siècle

Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

62 Proiectul pentru Învăţământul Rural

5.6 D’autres écrivains historiques: Hugo, Balzac

C’est Balzac qui parvient le mieux à opérer le glissement entre roman historique et roman contemporain. Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800, devenu plus tard Les Chouans, nous entraîne dans une actualité plus récente, celle de Bretagne restée monarchique soulevée contre le gouvernement révolutionnaire. Les Chouans (1829) posent la première pierre de la Comédie humaine. On peut juger peu sérieuse cette histoire d’une espionne, demi-noble, à la solde de la République, dont la mission est de séduire le chef de la Chouannerie et qui cède pour finir à l’amour. Les héros fictifs du roman n’y côtoient pas de personnages historiques. Le roman, intitulé d’abord Le Chouan, comme on a déjà vu, ne se situe pas au hasard en 1799; dans la longue lutte des Bleus et des Blancs, Balzac a choisi le moment où l’arrivée au pouvoir de Bonaparte brouille les cartes, permettant à des aventures individuelles de prendre le pas sur les idéologies. Après la mort des héros idéalisés qui s’éteignent avec le XVIIIe siècle, Les Chouans se terminent par l’évocation des héros prosaïques de l’intrigue (Francine, marche-à-terre). Eux ont survécu. Le lien est établi entre hier et aujourd’hui: la Comédie humaine, mise en “scènes” de la société contemporaine, peut s’écrire.

Derrière le marquis de Montauran se groupent des partisans de

l’Ancien Régime. Mlle de Verneuil, une aventurière, est chargée par Fouché de séduire le marquis et de livrer à la police. L’amour vient entraver les projets de l’espionne: les héros connaissent une mort tragique.

Le milieu social comme les caractères décrits sont proches de

l’époque où Balzac écrit, ce qui indique un nouveau parti pris historique d’observation, sur laquelle se greffe l’imagination créatrice. Balzac s’est documenté et jouit d’une importante information livresque, mais il s’est également rendu sur place, à Fougères, pour s’imprégner de l’atmosphère du pays. Une grande figure, le commandant Hulot, incarne le libéralisme, tandis que les paysans sont présentés comme des fétichistes fanatiques et les gentilhommes comme de piètres défenseurs du trône et de l’autel. Balzac baigne dans son roman dans une atmosphère tragique, mêlant ainsi Walter Scott et Racine, dotant son récit des dernières flammes du romanesque héroïque. Par son évocation des origines sanglantes du monde moderne, l’Histoire elle-même apparaît comme une tragédie à surmonter. Le temps des grands romans est venu.

Notre-Dame de Paris (1831), de Victor Hugo (fig. 5.6.1), réussit

à restituer le Paris du XVe siècle, avec un sens des masses sans égal. Mais l’intrigue privée reste très mélodramatique.

Dans la Note pour l’édition définitive de ce roman, qui a eu un

immense succès populaire, V. Hugo écrivait:

Notre-Dame de Paris

Figure 5.6.1

Figure 5.6.2

Page 66: Le roman du XIX-e siècle

Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

Proiectul pentru Învăţământul Rural 63

Un roman naît, d’une façon en quelque sorte nécessaire, avec tous ses chapitres; un drame naît avec toutes ses scènes./…/ Rien d’arbitraire dans le nombre de parties dont se compose ce tout, ce mystérieux microcosme que vous appelez drame ou roman. La greffe ou la soudure prennent mal sur des œuvres de cette nature, qui doivent jaillir d’un seul jet et rester telles quelles.

Notre-Dame de Paris (1831) se situe en 1482, ayant pour

décors la cour des Miracles, la cathédrale (fig. 5.6.2), le Paris médiéval. La fatalité pèse sur tout le roman, puisque autour de la jeune bohémienne Esméralda évoluent un capitaine prétentieux et niais, Phœbus, un archidiacre diabolique, Claude Frollo et un sonneur de cloches, Quasimodo: leur destin sera tragique puisqu’ils meurent, ainsi qu’Esmeralda.

Pendant les six premiers livres, Hugo présente le Paris de Louis

XI, insiste sur la lutte engagée par l’imprimerie contre l’architecture (“Ceci tuera cela”), sur l’amorce d’une crise monarchique (on ne voit pratiquement pas Louis XI, qui est malade), et sur le tableau de Paris et de sa cathédrale. Les deux suivants sont consacrés au nœud de l’intrigue, les trois derniers au dénouement. D’où une impression de foisonnement dans cette entreprise de résurrection historique qui, par son caractère visionnaire, dépasse le cadre d’une simple reconstitution. D’ailleurs, même si Hugo avait reproché à Scott d’avoir préféré le règne de Louis XI à d’autres plus glorieux, c’est sous ce même règne qu’il situe l’intrigue de son propre roman. C’est que, sous Louis XI, s’est affirmée en France la monarchie absolue et, après 1830 surtout, Hugo va s’élever contre elle pour défendre non l’aristocratie, comme Vigny, mais le Peuple. Quant à la cathédrale, elle est le symbole de l’Histoire en train de s’écrire. Comme dit P.-L. Rey, d’un type de roman historique qui éclairait le passé, on passe à une œuvre qui révèle le sens de l’Histoire en donnant elle-même l’image. (op.cit., p.21)

S’il est vrai que l’atmosphère médiévale est rendue avec un

fourmillement de détails qui ressuscitent le passé, le roman historique se double d’un roman poétique (par les descriptions de Paris en clair-obscur) et d’un roman d’idées: il s’agit de défendre les proscrits du genre humain. Quasimodo représente le symbole de cette humanité marginale, puisque à son extrême laideur correspond une extrême grandeur d’âme. Citons à cet égard un extrait du chapitre VIII du livre VI, où le sonneur de cloches enlève Esmeralda, condamnée à mort, pour lui offrir l’asile de la cathédrale:

Alors les femmes riaient et pleuraient, la foule trépignait

d’enthousiasme, car à ce moment-là Quasimodo avait vraiment sa beauté. Il était beau, lui, cet orphelin, cet enfant trouvé, ce rebut, il se sentait auguste et fort, il regardait en face cette société dont il était banni, et dans laquelle il intervenait si puissamment, cette justice humaine, à laquelle il avait arraché sa proie, tous ces tigres forcés de mâcher à vide, ces sbires, ces juges, ces bourreaux, toute cette force du roi qu’il venait de briser, lui infime, avec la force de Dieu.

Quasimodo – le symbole du héros marginal

Le Paris de Louis XI

Page 67: Le roman du XIX-e siècle

Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

64 Proiectul pentru Învăţământul Rural

On voit bien ici comment le personnage “paria” trancende sa condition, grâce en particulier à l’alliance du grotesque et du sublime, qui le montre comme dépositaire dérisoire mais sacré de la justice divine. Ce roman, par sa richesse stylistique, sa syntaxe oratoire, son mélange des tons et des sujets, acquiert une grandeur épique.

Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires: 1. Étant considéré fiction, le roman s’oppose à l’histoire, qui a

comme substance la vérité. En anglais, où l’on distingue history (histoire vraie) de story (histoire inventée), il n’y a pas de confusion entre les termes, même si le roman raconte une histoire d’habitude.

Au XIXe siècle, les auteurs romantiques ont senti le besoin d’expliquer le présent par le passé, à cause de l’influence subie par la société française à la suite de la révolution et de l’empire. Dans ses Réflexions sur la vérité dans l’art (1827), qui allait servir de préface à Cinq-Mars (1826), Vigny souligne combien nous sommes dans un temps où l’on veut connaître et où l’on cherche “la source de tous les fleuves”. Dépassant le “Vrai du fait”, le roman peut atteindre la “Vérité de l’art”, c’est-à-dire aller au-delà de l’anecdote pour donner une idée de l’Histoire (le mot avec majuscule désignant la discipline scientifique).

2. Mérimée écrit La Chronique du règne de Charles IX

(1829), roman historique, inspiré des sanglantes guerres de religion du XVIe siècle. Étape importante dans l’évolution du roman historique, Chronique du règne de Charles IX dénonce les horreurs commises au nom de la religion et peint un tableau suggestif de la fameuse nuit de la Saint-Barthélemy. Mérimée y critique la société féodale en visant surtout la monarchie et l’église catholique. Charles IX apparaît comme un assassin qui se sert de tueurs à gages pour exterminer l’amiral Coligny, chef des protestants. Le roman de Mérimée a au centre l’événement de la Sainte-Barthélemy, dont l’auteur présente une chronique, c’est-à-dire un récit de faits avérés, enregistrés dans leur simple succession; l’écrivain compense son manque de talent d’historien par une ingénieuse mise en scène des événements, par la réalisation d’un pittoresque local. Dans cette œuvre, Prosper Mérimée démontre vivement le passage du romantisme au réalisme.

Page 68: Le roman du XIX-e siècle

Le roman historique (Vigny, Mérimée, Dumas)

Proiectul pentru Învăţământul Rural 65

Test de contrôle 5 Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 5.

Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Choisissez un roman d’Alexandre Dumas et présentez-le brièvement. Faites ressortir le talent de l’écrivain de décrire l’atmosphère de l’époque où se passe l’action.

(15-18 lignes ; 5 points)

2. Quel est votre personnage péféré/détesté des romans historiques lus? Justifiez votre choix.

(15-18 lignes; 5 points) Références bibliographiques: ION, Angela, Histoire de la littérature française, vol.2, Bucureşti, Ed. Didactică şi Pedagogică, 1982.

REY, Pierre-Louis, Le Roman, Paris, Hachette Supérieur, 1992; pp.11-23. MICHEL, A., BECKER ,C.,BURY, M., BERTHIER, P., MILLET, D., Littérature française du XIXe siècle, PUF, 1993, pp. 66-68; pp.135-138.

Page 69: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

66 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Unité d’apprentissage 6 HONORÉ DE BALZAC ET LA COMÉDIE HUMAINE Sommaire page Les objectifs de l’unité d’apprentissage 6 66 6.1 La biographie de Balzac et sa carrière impressionnante 67 6.2 Balzac et la création du roman moderne 69 6.3 Eugénie Grandet, roman exemplaire de la Comédie humaine 71 6.4 Le Lys dans la vallée, un roman balzacien particulier 72 Test d’autoévaluation 74 6.5 D’autres repères romanesques dans la Comédie humaine 75 Les clés du test d’autoévaluation 77 Test de contrôle 6 77 Références bibliographiques 78 Les objectifs de l’unité d’apprentissage 6

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de:

• faire une présentation générale de l’œuvre balzacienne;

• saisir les aspects les plus importants de la carrière de Balzac; • expliquer les traits du roman moderne chez Balzac;

• caractériser certains personnages-type.

Page 70: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

Proiectul pentru Învăţământul Rural 67

6.1 La biographie de Balzac, prémisse d’une carrière impressionnante

André Maurois soutenait que Balzac n’est pas seulement l’un des meilleurs romanciers du XIXe siècle, mais le plus grand. L’originalité essentielle de l’écrivain, affirmait encore le critique, est d’avoir créé non des romans isolés, mais l’histoire d’une société dont les personnages - médecins, avoués, juges, hommes d’État, marchands, usuriers, femmes du monde, courtisanes – apparaissent de volume en volume et donnent au monde balzacien sa solidité. Un autre historien de la littérature, Gaëtan Picon (Balzac et la création romanesque), considérait que devant Balzac, on ne songe guère qu’à Shakespeare…

Il faudrait fixer quelques repères biographiques afin de mieux

comprendre les dimensions de la carrière de Balzac, l’une des plus impressionnantes, sans doute, de son époque et même de toutes les époques. Né à Tours, en 1799, d’une famille de la petite bourgeoisie enrichie, Honoré de Balzac s’est attribué plus tard la particule de noblesse, son vrai nom étant celui de “Balssa”. Sa mère, Laure, était issue d’une riche famille parisienne, et avait connu l’atmosphère du quartier de Marais. Son père, Bernard-François, fut une personne énergique, autodidacte, qui réalisa une carrière administrative brillante (il fut le secrétaire particulier du Ministre de la Marine, directeur des vivres et des approvisionnements de l’armée, et même adjoint au maire de Tours). Apparemment, Balzac doit son esprit actif, entreprenant, plein de vitalité à son propre père.

Honoré fait des études au collège de Vendôme, s’inscrit à la

Faculté de Droit et suit les cours à la Sorbonne. En même temps, il commence une pratique juridique, et entre comme clerc auprès de l’avoué (un officier ministériel qui devait préparer les actes). Cette étape de sa vie (l’apprentissage du métier de notaire, les études de droit) explique l’intérêt de Balzac pour le personnage de l’avocat, souvent présent dans son œuvre.

Au-delà de ces préoccupations juridiques, Balzac affirme déjà

son goût pour la philosophie et aussi une vocation littéraire. Pour confirmer cette dernière, sa famille lui propose un délai d’un an et l’installe dans une mansarde. L’expérience du début littéraire s’avère plutôt douloureuse: une tragédie en cinq actes, en vers alexandrins – Cromwell (1821) – qui est un échec. Pire que cela, l’académicien auquel le jeune Balzac fait lire sa pièce a un verdict brutal pour son père: Votre fils peut faire n’importe quoi, sauf de la littérature…

Après l’échec de sa tragédie, Balzac se tourne vers le roman,

publiant sous différents pseudonymes une série d’ouvrages où il essaie de se plier au goût du temps: romans d’aventures.

En 1821, il rencontre l’une des deux femmes importantes de sa

vie: Mme de Berny, beaucoup plus âgée que lui, mais une vraie confidente, initiatrice du jeune romancier. Balzac avait besoin de cette tendresse féminine qui lui avait tant fait défaut auprès de sa

La famille de l’écrivain

La vie privée

Page 71: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

68 Proiectul pentru Învăţământul Rural

mère; c’est pourquoi il écrivait à Laure “Ma pauvre maman…” En effet, cette femme l’encourage vivement à s’intéresser aux mœurs et au goût de l’ancien régime. C’est toujors elle qui le pousse vers les affaires, mais cette initiative aboutit finalement à un désastre financier. Honoré de Balzac, associé tout d’abord à un libraire, ensuite propriétaire d’une imprimerie (rue Visconti) a de grands projets: il veut publier, par exemple, l’œuvre complète de Molière.

Pourtant, la “grande expérience” des affaires sera pour Balzac

un échec total: il reste endetté toute sa vie (près de cent mille francs de dettes sera un lourd souci pour l’écrivain). De cette tentative échouée, l’écrivain va garder tout de même une passion des chiffres, qui bénéficient d’un lieu spécial dans ses romans.

En 1830, Balzac est introduit par la duchesse d’Abrantès dans

les salons à la mode, il entre également dans le cercle du grand patron de prese Émile de Girardin, collabore à de nombreuses publications, et se livre à toutes les exubérances de la vie mondaine, à toutes les griseries du succès. C’est à cette époque (le 7 novembre 1832) que Balzac reçoit la première lettre anonyme de la part d’une admiratrice qui entrait dans la vie du romancier et allait être l’Étrangère (Madame Hanska), une comtesse polonaise, mariée, qui l’admire et qu’il rencontre pour la première fois en Suisse, en 1833. C’est la deuxième femme qui a traversé sa vie, une femme mystérieuse (Balzac n’a jamais su sa date de naissance, par exemple), qui lui écrivait seulement quatre lettres par an. En 1841, son mari meurt et la correspondance Balzac-Hanska s’amplifie (il y avait plusieurs volumes). L’écrivain fait plusieurs voyages en Europe pour l’accompagner. En 1850, Balzac épouse Mme de Hanska, mais quelques mois après, l’écrivain, épuisé par le travail et sa maladie de cœur, meurt à Paris, à l’âge de 51 ans. Malheureusement, la correspondance témoignant du grand amour du romancier et de l’Étrangère n’existe plus (les lettres de Balzac pour Mme Hanska ont été brûlées par son fils, et celles de Mme Hanska pour l’écrivain ont été détruites par une ménagère). Citons un fragment d’une de ces lettres de l’écrivain pour la femme qu’il a tant aimée, Mme Hanska:

Dis-toi que tu es aimée comme aucune femme ne l’est. Vois,

par tous les ravages que tu fais dans ma pauvre maison, dans ma tête, dans mon cœur, à quel point tu y es tout, la fleur et le fruit, la force et la faiblesse, le plaisir et la douleur... la richesse, le bonheur, l’espérance, toutes les belles et bonnes choses humaines, même la religion.Je n’ose pas te dire que tu es autant que Dieu car je crois que tu es plus encore.

Madame Eve Hanska, l’Etrangère, la femme de sa vie

Page 72: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

Proiectul pentru Învăţământul Rural 69

Pour en savoir plus Avant de pouvoir vivre tel qu’il rêvait, Balzac s’enfermait,

attaché à sa table de travail: couché vers six heures ou sept heures du soir, il se faisait réveiller à une heure du matin et travaillait jusqu’à huit heures. Le silence de la nuit était propice à la création qui naissait sous la plume de corbeau, à la lumière des six bougies du candélabre et sous la stimulation du café fort. Balzac, en robe de bure, serrée à la taille par une cordelière comme un habit de moine, se reposait une heure et demie et recommençait à travailler jusqu’à quatre heures de l’après-midi. Alors il prenait un bain, recevait ou sortait et après dîner se recouchait.

Lorsqu’il ne travaillait pas, il sortait pour “observer les

mœurs du faubourg, ses habitants et leurs caractères.” Il se mêlait à eux, tâchait à pénétrer leur vie. “Chez moi, l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âme sans négliger le corps; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs qu’elle allait sur-le-champ au-delà; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerçait, en me permettant de me substituer à lui comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles.”

6.2 Balzac et la création du roman moderne

Honoré de Balzac incarne le type de l’écrivain doué, énergique, débordant d’une vitalité issue du commun, qui explique d’ailleurs la densité de son œuvre.

Balzac a révolutionné la nature et la structure du roman

français. Il propose une nouvelle substance romanesque, en modifiant à la fois le discours narratif. Les préfaces de ses romans sont, elles aussi, rédigées d’une telle manière que l’écrivain parle en son nom, s’adresse à un destinataire, à un public, ces textes témoignant d’un vrai caractère explicatif, justificatif, persuasif, didactique. Les deux préfaces - Introduction aux Études philosophiques (1834) et Introduction aux Études de mœurs (toutes les deux signées par Félix Davin), de même que les préfaces des romans Le Père Goriot, Le Cabinet des antiques sont un type de métadiscours incorporé.

Honoré de Balzac y expose ses théories romanesques,

influencées, sans doute, par la naissance au XIXe siècle de la sociologie, car l’écrivain s’efforce d’expliquer l’homme en fonction de son milieu social. La Comédie humaine n’est qu’un effort gigantesque de trouver une relation entre l’humanité et l’animalité,

L’homme dans la vision de Balzac

Une nouvelle substance romanesque

Page 73: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

70 Proiectul pentru Învăţământul Rural

parce que, selon Balzac, l’homme est le seul animal qui soit diversifié en fonction du milieu.

C’est ainsi qu’apparaît, chez Balzac, une nouvelle catégorie de

sujets, appartenant à la vie quotidienne. La Comédie humaine réalise d’ailleurs un vaste panorama de toutes les espèces sociales. En outre, Balzac est le premier écrivain à grouper ses personnages en séries paradigmatiques, à démontrer que les mœurs sont plus importantes que l’histoire des grandes personnalités. De ce point de vue, Balzac est un historien des mentalités avant la lettre, car il s’intéresse déjà au devenir des masses, à leur psychologie. Balzac était conscient de la nouveauté de sa perspective, parce qu’il reprochait à Walter Scott de ne pas avoir donné une synthèse des mœurs; en effet, Balzac était fasciné par cette tentative de reconstituer l’inconscient collectif, tout comme il était fasciné par la paléontologie, qui faisait reconstituer l’animal à partir d’une dent…

Selon Balzac, la littérature doit représenter la réalité sociale, elle

est comme un miroir où la réalité veut se réfléchir. Ce miroir est conçu de manière concentrique. En plus, il y a toujours une transitivité du texte, car la littérature ne doit pas copier la réalité, mais la transfigurer. Ainsi le roman devient-il une image plus véridique et plus profonde que la réalité elle-même.

L’ensemble de l’œuvre balzacienne présente l’unité des

phénomènes qui sont issus d’une causalité universelle. Balzac fait lui-même la division de sa création romanesque, en séquences distinctes, qu’il nomme “scènes”: de la vie privée, de province, parisienne, politique, militaire et de la campagne.

Il y a dans l’organisation de cette matière romanesque une

volonté de connaître le monde en profondeur, mais aussi en totalité. Pourtant, pour ce qui est des personnages, Balzac garde la conviction que les hommes heureux n’ont pas d’histoire…

Conformément à l’ambition affirmée dans l’Avant-propos de

1842 à la Comédie humaine, l’écrivain sera le secrétaire de la société française, l’historien, donc une sorte de conteur des drames de la vie intime, l’archéologie du mobilier social, l’enregistreur du bien et du mal. L’auteur voit le roman comme un genre mineur qu’il faut revitaliser et ennoblir. Quant à l’histoire, elle ne lui semble que constituée de “sèches et rebutantes nomenclatures de faits” et se résume pratiquement à la “chronologie, histoire des sots”. Une véritable histoire des mœurs fait défaut: c’est cette lacune que Balzac va combler, avant Zola:

Le hasard est le plus grand romancier du monde: pour être

fécond, il n’y a qu’à l’étudier. /…/ En dressant l’inventaire des vices et des vertus, en rassemblant les principaux faits des passions, en peignant les caractères, en choisissant les événements principaux de la société, en composant des types par la réunion des traits de plusieurs caractères homogènes, peut-être pouvais-je arriver à écrire

L’écrivain, secrétaire de la société française

La littérature comme représentation de la réalité sociale

Page 74: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

Proiectul pentru Învăţământul Rural 71

l’histoire oubliée par tant d’historiens, celle des mœurs. (Avant-propos de La Comédie humaine)

Dans cette perspective, la Comédie humaine poursuit une autre

grande idée, née de la “comparaison entre l’Humanité et l’Animalité”, entre la société et la nature, entre les espèces sociales et les espèces zoologiques: on peut faire la distinction entre “un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif” aussi bien qu’entre “le loup, le lion, l’âne, le corbeau”. Cette “optique d’entomologiste” conditionne les innombrables pages que Balzac consacre à décrire, car les objets et le paraître représentent la pensée et la nature de chaque individu. L’écrivain “dresse l’inventaire”.

En une trentaine d’années, Balzac a produit une œuvre de taille

impressionnante. Ce gigantisme est à la mesure de son créateur, bourreau de travail, homme d’appétits, d’énergie, de passion, qui rédigeait parfois jusqu’à vingt heures par jour, en se maintenant en éveil par des “torrents de café”.

La Comédie humaine, qui rassemble la quasi-totalité de la

production balzacienne, est immense. Elle embrasse une période historique qui va, pour l’essentiel, de 1789 à 1850, mais peut digresser dans un passé plus lointain, au XVIesiècle, voire au XIVesiècle (Les Proscrits). Les lieux évoqués sont aussi fort divers: la Suisse, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie; et si Paris sert de point de convergence, les personnages provinciaux apparaissent aussi: Charente, Bourgogne, Champagne, vallée de la Loire, Corse ou Alsace.

6.3 Eugénie Grandet, roman exemplaire de la Comédie humaine

Le roman Eugénie Grandet (1833) a longtemps passé pour le chef-d’œuvre de Balzac. Ce sont les critiques contemporains de Balzac, qui, à l’imitation de Sainte-Beuve, ont professé une admiration sans réserve devant ce petit roman parfait, auquel ils se référaient avec nostalgie chaque fois que paraissait une nouvelle œuvre de Balzac.

Cette prédilection qui semblait ignorer la valeur de l’ensemble

de son œuvre, a irrité Balzac, tout comme le succès éclatant de Madame Bovary avait engendré un désintérêt pour le reste de la création flaubertienne et l’amertume de l’auteur lui-même.

Dans ce roman balzacien il existe au moins deux personnages

extraordinaires: Félix Grandet, le génie de la spéculation et Eugénie Grandet, la fille naïve et amoureuse, fidèle et honnête. Il faut y ajouter, bien sûr, le type de la domestique “monstrueuse” Nanon, qui a un dévouement aveugle pour son maître, tout comme c’est aussi le cas de Félicité, le personnage de la nouvelle flaubertienne Un cœur simple (du volume Trois Contes).

Le thème du temps

Les dimensions impressionnantes de l’œuvre balzacienne

Page 75: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

72 Proiectul pentru Învăţământul Rural

En réalité, le vrai thème du roman Eugénie Grandet est le temps, qui s’écoule sans apporter le bonheur. La monomanie (la passion de l’argent) n’atteint pas seulement le vieux tonnelier, mais aussi sa fille, qui renonce à jamais à l’espoir d’être acceptée par son cousin parisien, Charles.

De plus, Eugénie Grandet est le roman de l’attente perpétuelle

(sauf quelques épisodes: l’arrivée de Charles, qui bouscule le calme de la vie de province, son départ, la mort de Mme Grandet). Même la mort du père Grandet n’est qu’une ondulation, presque imperceptible, dans le déroulement du roman. Le décor ne change point, seulement les visages des gens qui vieillissent et leurs illusions aussi. Eugénie reprend involontairement l’aspect vestimentaire de sa pauvre mère (qui portait tout le temps la même robe grise), ensuite le regard de son père et même sa voix. Elle acquiert aussi, à son insu, les tics verbaux de Félix Grandet (par exemple, nous verrons cela).

Le vrai héritage est celui du malheur, car, malgré son cortège de

bienfaits, malgré la grandeur de son âme, Eugénie, faite pour être magnifiquement épouse et mère, n’a ni mari, ni enfants, ni famille. Seule, ses espoirs brisés, Eugénie constate que l’unique amour dont elle bénéficie véritablement est celui de Nanon.

Dans sa postface, rédigée en octobre 1833, Balzac définissait

lui-même son personnage: Parmi les femmes, Eugénie Grandet sera peut-être un type,

celui des dévouements jetés à travers les orages du monde et qui s’y engloutissent comme une noble statue enlevée à la Grèce et qui pendant le transport, tombe à la mer où elle demeurera toujours ignorée.

6.4 Le Lys dans la vallée, un roman balzacien particulier

Il importe de prendre en considération un autre repère significatif de la création balzacienne. Il s’agit d’un roman singulier parmi tous les autres, un roman d’apprentissage, une vraie “éducation sentimentale”. L’élément autobiographique y est richement présent: dans le décor de la belle Touraine et de la vallée de la la Loire se développe, petit à petit, une grande passion; ébloui par le charme inouï d’Henriette de Mortsauf qu’il rencontre à un bal, Félix de Vandenesse s’éprend éperdument de celle-ci. C’est en effet, comme dans le roman personnel de Benjamin Constant, Adolphe, la transfiguration d’un amour de l’écrivain – celui de Balzac pour Mme de Berny.

Le Lys dans la vallée reprend le thème de l’amour absolu, de la

passion folle et interdite: Il est dans la nature des effets dont les signifiances sont sans bornes, et qui s’élèvent à la hauteur des plus grandes conceptions morales.

Le thème de l’amour absolu

Définition du personnage-clé

Page 76: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

Proiectul pentru Învăţământul Rural 73

C’est l’idéal de Balzac de créer l’image d’une femme merveilleuse, belle et vertueuse, sensible et profonde. Selon Mme de Mortsauf, l’amour véritable est éternel, infini, toujours semblable à lui-même; il est égal est pur, sans démonstrations violentes; il se voit en cheveux blancs, toujours jeune de cœur.

En plus, dans ce roman, l’écrivain a voulu démontrer la valeur

du paysage dans la littérature. La nature, par son charme exquis, peut donner le cadre propice pour une passion très grande. Il y a, avant la lettre, l’ébauche de la correspondance, comme principe fondamental de l’œuvre baudelairienne. Au-delà de cette histoire de la femme mal mariée, qui connaît enfin son grand amour, Balzac veut faire un éloge à son pays natal:

Ne me demandez plus pourquoi j’aime la Touraine; je ne l’aime

ni comme on aime son berceau, ni comme on aime une oisis dans le désert, je l’aime comme un artiste aime l’art; / …/ sans la Touraine, peut-être ne vivrais-je plus.

Malheureusement, l’amour né de la beauté du paysage ne dure

plus au-delà de ses frontières. À Paris, Félix Vandenesse cède à une Anglaise (lady Dudley), pour la raison de renforcer sa carrière. Mme de Mortsauf ne peut pas supporter la trahison. Elle s’éteint par chagrin. Sans son partenaire, le paysage de la vallée lui est funeste. Ce lys éphémère meurt discrètement, comme une victime innocente et résignée…

Idées à retenir: Etudiez le commentaire de Théophile Gautier (fig. 6.4) sur Le

Lys dans la vallée: Le Lys dans la vallée tient, parmi l’œuvre de Balzac, toute

proportion gardée, la place du Cantique des Cantiques dans la Bible; c’est la montagne des aromates du Liban transplantée au sein de la Touraine, et la magnificence des poésies orientales prodiguée pour un amour obscur. L’auteur a fait à son lys une lumineuse atmosphère avec les souffles tremblants de la brise, les rougeurs pudiques de l’aurore et les brumes bleuâtres de l’encens; il a trouvé pour le peindre de ces tons blancs comme en ont les anges de Swedenborg. Cette histoire psychologique, dont les événements consistent en un serrement de main furtif, une inflexion de voix plus ou moins attendrie, un battement de cœur aussitôt étouffé, demandait, pour être fixée sous la forme du roman, l’immense puissance de cristallisation que possédait Balzac; lui seul a pu en faire un livre.

La Presse, 20 juin 1853 (v. Darcos, DARCOS, Xavier, AGARD,Brigitte, BOIREAU, Marie-France, Le XIXe siècle en littérature, Paris, Hachette, 1986, pp. 229).

Figure 6.4

Page 77: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

74 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Swedenborg, mystique et visionnaire suédois (1688-1772) qui imposa la doctrine de la communication des esprits. Balzac était un grand admirateur de ce “théosophe”.

Test d’autoévaluation Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur la

Comédie humaine de Balzac. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test d’autoévaluation”.

1. Qu’est-ce que vous savez sur le début de la carrière de

Balzac ?

2. Quel type de femme incarne Eugénie Grandet ?

3. Par quoi le roman Le Lys dans la vallée est-il distinct dans l’œuvre balzacienne ?

Page 78: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

Proiectul pentru Învăţământul Rural 75

6.5 D’autres repères romanesques dans la Comédie humaine

Un autre personnage qui se remarque par son extrême délicatesse est Ursule Mirouët, qui donne aussi le titre du roman, paru en 1841. Cette œuvre présente un drame juridique, mais par rapport à Eugénie Grandet, qui subit la même épreuve, Ursule est la “sœur” heureuse de celle-ci. Le docteur Minoret avait laissé à sa petite nièce, Ursule, sa fortune. Le testament est volé par son neveu (Levrault Minoret), qui persécute la vraie héritière. Pour la sauver, son protecteur, l’oncle décédé, fait son apparition... Le livre est pour Balzac l’occasion de traiter le surnaturel, qui le fascinait (c’est un sujet qui a fasciné aussi Victor Hugo, surtout après la mort de sa fille aînée, Léopoldine); de l’autre côté, il y a le thème de la religion catholique bénéfique.

Cette conception de Balzac est également visible dans les

romans Le Médecin de campagne (1833) et Le Curé de village (1839) et apparaît clairement formulé dans le fameux Avant-Propos (1842): l’église catholique est une force politique, destinée à soutenir la monarchie et à assurer la cohérence, la stabilité et la hiérarchie du corps social. La religion, écrit Balzac dans le roman La Duchesse de Langeais (1834-1835) est la liaison des principes conservateurs qui permet aux richards de vivre tranquillement. La religion, croit le romancier, est intimement liée à la propriété. Seuls les principes de la religion catholique peuvent guérir les maladies qui dévorent le corps social. (Le Curé de village)

Ainsi s’explique-t-elle, cette conversion du docteur Minoret, ses

apparitions après la mort. En tout cas, Ursule Mirouët est la seule œuvre de la division Études de moeurs, où le surnaturel intervienne en action. Balzac, lui, n’a pas été un mystique; il voulait tout simplement rendre la connaissance du monde moins opaque.

Quant au roman La Cousine Bette, il est encore une preuve

d’amour pour Mme Hanska, à laquelle Balzac écrivait: Il y a dans la Cousine Bette bien des lignes dictées par toi. Les reconnaîtras-tu? Oui, ton cœur battra; tu te diras: ceci a été écrit pour moi. Je suis ce qu’il démontre être la rareté féminine; le dévouement, la pitié, la vertu et le plaisir! Aie bien de l’orgueil, car je pense tout cela de toi, et, sans toi, je ne l’aurais pas inventé.

En effet, l’amour est le grand thème de ce roman et tous les

personnages de La Cousine Bette sont plus ou moins des victimes de l’amour. Lisbeth Fischer, la cousine Bette, reste le type de la vieille fille aigrie et envieuse que rongent intérieurement ses rancœurs et ses jalousies: La jalousie formait la base de ce caractère plein d’excentricités. Sa victime est sa belle et aimable cousine Adeline qui a épousé le baron Hulot d’Ervy. L’étrange Lisbeth est cependant capable d’un dévouement aussi féroce qu’étouffant: l’objet de cette passion, le comte Wenceslas Steinbock, qu’elle a sauvé de la solitude et du désespoir de l’exil, va lui échapper par son mariage avec la fille de Hulot et c’est sur cette

Le surnaturel, source d’inspiration romanesque

La cousine Bette, type de la vieille fille

Page 79: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

76 Proiectul pentru Învăţământul Rural

dernière que va se concentrer la haine de la vieille fille; instrument de malheur et de débauche, elle va jeter Steinbock et Hulot dans les bras de Valérie Marneffe, une authentique et avide courtisane.

Ce personnage de Valérie Marneffe est la seule création

purement sensuelle de l’œuvre: assez remarquable qu’elle surgisse de la plume de Balzac en ce moment de sa vie où la séparation d’avec Eve Hanska tourne à l’obsession physique. Gaëtan Picon (Balzac par lui-même) interprète cette figure féminine comme l’incarnation d’un “fantôme de ces nuits solitaires après lesquels, écrit-il à Eve, il se trouve “investi d’une énorme puissance magnétique”. Etude de la jalousie donc, mais aussi roman de la vie française, La Cousine Bette propose un personnage significatif par cette force démoniaque que l’auteur discerne dans le fond obscur du cœur de l’homme.

Il reste à mentionner le personnage de Louis Lambert (1832) et

du roman La Recherche de l’absolu (1834) pour parler de l’être passionnel, dont l’intelligence touche parfois le génie. À vrai dire, Louis Lambert, tout comme l’antiquaire Balthazar Claës du récit La Peau de chagrin (1831), veut découvrir une substance commune à toutes les créations, modifiées par une force unique.

“Vouloir” et “pouvoir” sont les deux espérances et les deux

malédictions de la condition humaine. Pour échapper à ce dilemme, le génie doit s’inscrire sur la voie ascétique du “savoir”. Balzac croyait que chaque homme possède une énergie vitale, qui se consume par sa vie, par son activité. L’excès de passion, de pensée, d’action fait diminuer proportionnellement cette énergie vitale. C’est effectivement le sens de la peau de chagrin, qui était, dans la vision de l’auteur, la plaque tournante entre les Études de mœurs et les Études philosophiques. C’est le mythe de la recherche perpétuelle et de la découverte de l’Absolu. C’est l’idéal même de Balzac qui voulait pousser, le plus possible, les limites de la connaissance. D’ailleurs, tout le problème est là, affirme Albert Béguin: il faut forcer la muraille du possible, la rendre transparente.

Dans cet effort gigantesque, Honoré de Balzac a épuisé vite sa

peau de chagrin, en réalisant une littérature à composer une bibliothèque entière (en 20 ans, il a publié 90 romans et nouvelles, 30 contes, 5 pièces de théâtre). En effet, on ne peut être lecteur passionné sans retrouver au moins une trace de Balzac…

L’écrivain avait lui-même un culte de la lecture. En caractérisant

le personnage de Louis Lambert, la lecture est présentée comme une espèce de faim que rien ne peut assouvir, c’est pourquoi on dévore des livres de tout genre, œuvres religieuses, d’histoire, de philosophie et de physique. Louis Lambert éprouvait d’incroyables délices en lisant des dictionnaires, à défaut d’autres ouvrages, comme un écolier qui trouve du plaisir à chercher le sens probable d’un substantif inconnu.

”vouloir”, ”pouvoir”, ”savoir”, les verbes-clé balzaciens

Page 80: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

Proiectul pentru Învăţământul Rural 77

Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires: 1. Le début de la carrière de Balzac est plutôt une prémisse

de l’échec, si l’on pense au verdict de l’académicien qui a affirmé devant le père du futur écrivain que son fils pouvait faire n’importe quoi, sauf de la littérature (le texte présenté à ce spécialiste, en 1821, était une pièce de théâtre, Cromwell, en cinq actes, en alexandrins).

2. Eugénie Grandet incarne le type de la fille naïve, modeste,

sincère, soumise à son père; elle est également le symbole de la femme mal mariée, de la femme frustrée, qui ne connaît point la vraie passion et se sacrifie, en obéissant aux préjugés et aux contraintes bourgeoises.

3. Le roman Le Lys dans la vallée est le seul récit poétique

de la Comédie humaine, ayant de forts accents autobiographiques (le personnage féminin, Mme de Mortsauf, est inspiré par Mme de Berny, l’une des femmes qui ont influencé profondément la vie de l’écrivain); en même temps, le roman est un éloge à la région natale de l’auteur, la Touraine, et Balzac y donne la mesure de son talent en présentant les vertus de la nature.

Test de contrôle 6 Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 6.

Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Commentez ce propos de Mme de Mortsauf, l’héroïne du roman Le Lys dans la vallée:

Croyez-le, le véritable amour est éternel, infini, toujours semblable à lui-même; il est égal et pur, sans démonstrations violentes; il se voit en cheveux blancs, toujours jeune du cœur. (15 - 18 lignes; 5 points)

Page 81: Le roman du XIX-e siècle

Honoré de Balzac et la Comédie humaine

78 Proiectul pentru Învăţământul Rural

2. Commentez l’appréciation de Baudelaire sur Balzac et son

œuvre: Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il

était animé lui-même. Toutes ses fictions sont aussi profondément colorées que les rêves.

(15 - 18 lignes; 5 points)

Références bibliographiques: ION, Angela, Histoire de la littérature française, XIXe siècle, Balzac, 3e édition, TUB, 1975, pp.129-134.. Magazine littéraire, Balzac, numéro 373 – février 1999. DARCOS, Xavier, AGARD, Brigitte, BOIREAU, Marie-France, Le XIXe siècle en littérature, Paris, Hachette, collection “Perspectives et confrontations”, 1986, pp. 206-210.

Page 82: Le roman du XIX-e siècle

Les innovations du roman balzacien

Proiectul pentru Învăţământul Rural 79

Unité d’apprentissage 7 LES INNOVATIONS DU ROMAN BALZACIEN Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 7 79 7.1 Balzac, créateur du roman français moderne 80 7.2 Les innovations du roman balzacien: le modèle narratif 81

Test d’autoévaluation 84 7.3 La Comédie humaine, originalité de la construction 85 7.4 Conclusion sur la vaste entreprise romanesque de Balzac 88

Les clés du test d’autoévaluation 89 Test de contrôle 7 90 Références bibliographiques 90

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 7 Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de:

• repérer les éléments du roman balzacien; • présenter les principales innovations dans les romans balzaciens;

• faire ressortir l’originalité de la Comédie humaine;

• mettre en évidence la conception de Balzac sur le narrateur, le

personnage et son milieu.

Page 83: Le roman du XIX-e siècle

Les innovations du roman balzacien

80 Proiectul pentru Învăţământul Rural

7.1 Balzac, créateur du roman français moderne

A l’occasion de la célébration du bicentenaire Balzac (fig. 7.1),

le critique Pierre-Marc de Biasi invitait tout le monde à se réjouir de l’”inoxydable jeunese” de cet écrivain, qui a dominé le XIXe siècle par la force de son œuvre – monument énorme, constamment revisité. Nous sommes donc invités à connaître un autre Balzac, celui des frontières et des marges, l’écrivain des œuvres dispersées, les zones d’ombre de la Comédie humaine, le Balzac des écrivains d’aujourd’hui, un Balzac à venir, à l’état naissant. (Magazine littéraire, numéro 373, février 1999, p.18)

Afin de bien comprendre la “jeunesse” de Balzac, il faut mettre

en évidence l’importance de l’écrivain pour le développement de la prose moderne, les qualités exceptionnelles de son ensemble romanesque, phénomène sans aucune analogie jusqu’à son apparition.

La plupart des commentateurs de la Comédie humaine

considèrent le phénomène Balzac le “grand carrefour” de l’histoire du roman français, “un terme de référence obligatoire” pour ceux qui veulent donner une définition du roman, ou bien étudier l’évolution du genre romanesque.

Balzac est l’un des plus grands romanciers du XIXe siècle, tout

comme Stendhal ou Flaubert. André Maurois observait que Stendhal a plus de style et plus d’étincelante poésie, sans doute, mais Stendhal ne projette en ses personnages que son monde intérieur. Balzac, lui, a créé tout un monde, qui est à la fois celui de son temps et celui de tous les temps. Flaubert a engendré quelques types durables: Madame Bovary, Homais, Frédéric Moreau, Madame Arnoux, Bouvard et Pécuchet, mais Balzac, en vrai “concurrent de l’état civil”, a peint deux mille hommes et femmes qui sont devenus, pour les balzaciens, plus vivants que les vivants.

Tout d’abord, celle-ci semble la qualité maîtresse de Balzac,

être un “Prométhée moderne”, créateur d’une vraie cathédrale, la Comédie humaine, édifice comprenant presque cent romans et nouvelles (auxquels s’ajoutent les Contes drolatiques et les pièces de théâtre). Le lecteur qui voudrait aboutir à la compréhension de cette vaste œuvre devrait la parcourir entièrement et aussi lire attentivement les préfaces de chaque roman, de même que l’Avant-propos de 1842, où Balzac explique son but:

La société française allait être l’historien, je ne devais être que

le secrétaire. En effet, le discours préfaciel est très important chez Balzac,

comme l’a été aussi pour Victor Hugo, car le texte des préfaces représente une vraie méditation de l’écrivain à l’égard de sa création; d’un côté, il se propose de présenter une théorie, une poétique du roman, et, de l’autre côté, il essaie de créer un nouveau type de

Balzac, ”Prométhée moderne”, créateur d’une vraie ”cathédrale”, La Comédie humaine

Figure 7.1

Page 84: Le roman du XIX-e siècle

Les innovations du roman balzacien

Proiectul pentru Învăţământul Rural 81

lecteur, qui arrive à collaborer avec l’auteur, qui soit un interlocuteur averti de celui-ci.

Par conséquent, Honoré de Balzac offre à un lecteur, infatigable

comme lui, le vaste panorama de l’histoire contemporaine, observant et analysant la société où il vivait; ainsi, Balzac rompt-il avec le roman traditionnel qui préférait les sujets du passé ou bien l’histoire des personnalités (il ne faut pas oublier qu’à l’époque de l’écrivain le mythe de Napoléon était encore vivant).

Quant à Balzac, il préfère les réalités sociales quotidiennes, l’histoire des gens qui mènent leur existence quasi-anonyme à Paris ou en province. Il s’intéresse surtout aux mœurs, chose qui assure au roman une place honorable dans la littérature, selon les affirmations de Félix Davin, le signataire de l’Introduction aux Études philosophiques.

Honoré de Balzac écrit dans la préface de son livre Illusions

perdues que “chaque roman n’est qu’un chapitre de la société”, pour conclure dans son Avant-propos:

L’immensité d’un plan qui embrasse à la fois l’histoire et la

critique de la société, l’analyse de ses maux et la discussion de ses principes, m’autorise, je crois, à donner à mon ouvrage le titre sous lequel il paraît aujourd’hui: La Comédie humaine. Est-ce ambitieux? N’est-ce que juste? C’est ce que, l’ouvrage terminé, le public décidera.

C’est avec Balzac que le roman devient “total”, “absolu”, pour

reprendre quelques-unes des épithètes imposées par la critique. 7.2 Les innovations du roman balzacien: le modèle narratif

Honoré de Balzac propose un modèle narratif spécifique, qui offre un rythme progressif à l’écoulement romanesque. Il y avait une tutelle du dramatique sur le narratif jusqu’à Balzac (Aristote lui-même montrait le caractère mimétique de la littérature dramatique). Quant à la littérature épique, elle introduit un intermédiaire qui est le narrateur (c’est lui qui fait l’exposition des causes, la relation des effets). Chez Balzac, on constate aussi une accélération de la vitesse narrative.

Par conséquent, Charles Baudelaire avait pleinement raison

quand il considérait que l’auteur de la Comédie humaine était un “visionnaire”: J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire et visionnaire passionné.

Réalisme, mais réalisme “truqué”. En plus, l’imagination de

Balzac était celle d’un romantique. Il a vécu vraiment avec ce monde enfanté par son cerveau comme il aurait vécu dans un monde réel. Ses contemporains s’amusaient à répéter qu’il ne distinguait plus

L’importance du discours préfaciel

Chaque roman est un ”chapitre” de la société

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Les innovations du roman balzacien

82 Proiectul pentru Învăţământul Rural

bien entre ses amis vivants et les créatures de sa pensée. Il a vu très souvent ces créatures avec une sorte de lyrisme. Capable des peintures les plus strictement fidèles, les plus proches de la vie médiocre, il tend sans cesse vers des symboles. Ses personnages semblent des forces de la destinée. La Comédie humaine se transpose parfois en une sorte de métaphysique de la vie. En tout cas, Balzac a eu, comme Hugo, la suprême ambition de la totalité. Ecrite dans des conditions d’une rapidité exceptionnelle, son œuvre acquiert les marques d’un style dense, avec des “grâces éléphantesques” (Julien Gracq) et témoigne des rêves et des frustrations de l’auteur lui-même.

En effet, Balzac croyait que le roman peut tout décrire et le

romancier peut toucher à tous les domaines de la connaissance, aussi bien les arts que les mœurs, l’histoire, les sciences, la philosophie. Cette chose fascinait effectivement Balzac, qui s’était intéressé, dès le début de sa carrière, à la philosophie, à la biologie (d’où le parallèle “espèce biologique” – “espèce sociale”), à la sociologie, à l’histoire. D’ailleurs, le concept de milieu apparaît pour la première fois chez Balzac, avec son sens sociologique, écrit Érich Auerbach et représente la première grande innovation que l’auteur de la Comédie humaine a introduite dans le roman.

Le concept de milieu dans l’acception balzacienne indique un

rapport de détermination, suggéré par la description détaillée des quartiers, des maisons, de même que de tous les objets significatifs pour renvoyer à l’appartenance du personnage à une catégorie ou une classe sociale.

Le détail focalisé, la passion de la description constitue une

autre innovation de Balzac-romancier. Sans son aptitude à décrire les objets avec une acuité qui les transperce, aurions-nous ses visions? (Lucette Finas, “Il a osé le style” in Magazine littéraire, op. cit., p.151). Michel Butor observe, lui aussi, que les descriptions sont “de vrais voyages dans le monde des objets et des personnages balzaciens”. Comme en se servant d’une caméra, l’écrivain nous découvre un univers et lorsqu’il décrit l’ameublement d’un salon, il veut nous raconter l’histoire de la famille qui l’occupe. Dans son étude Philosophie de l’ameublement, Michel Butor remarque la prédilection de Balzac pour les objets détériorés. (Répertoire, II, Paris, Éditions de Minuit, 1964, p.47, cité par A. Ion, Balzac, TUB, 1975, p. 105)

Rappelons-nous, par exemple, la fameuse description de la

pension de Madame Vauquer, présentée dans le roman Le Père Goriot (1835). Là règne la misère sans poésie, une misère économe, concentrée et râpée, qui trouve un correspondant direct dans le caractère de Mme Vauquer. Chaque objet évoque un cadre d’où manque toute harmonie, tout respect pour la propreté concrète ou abstraite (morale). Les mêmes observations sont valables pour le cas de père Grandet et de sa maison.

Le rôle de la description chez Balzac – un ”voyage à travers des objets”

Page 86: Le roman du XIX-e siècle

Les innovations du roman balzacien

Proiectul pentru Învăţământul Rural 83

Mais la description est souvent “la mémoire du texte”, surmontant le niveau traditionnel de l’ornemental. Balzac demande au lecteur: Vous vous rappelez la rue…? C’est un moyen qui se subordonne à la fonction narrative, une manière de faire appel au savoir du lecteur (déjà acquis), ou bien d’enrichir continuellement ce savoir du lecteur.

On se pose le problème qui voit et qui parle dans les romans de

Balzac. Il y a le type de l‘auteur omniscient, situé au-dehors du texte, la fonction du narrateur extra-diégétique étant donc triple: fonction narrative proprement-dite, fonction communicative (l’écrivain s’adresse fréquemment au lecteur) et idéologique (le romancier transmet un savoir encyclopédique – c’est la fonction digressive de l’auteur). Quelquefois, la description s’interrompt pour des digressions réflexives, comme si Balzac veut tout dire, sur n’importe quel sujet. Quand il coupe le fil du récit c’est toujours avec l’intention d’enrichir l’univers épistémique de son lecteur. C’est – pour faire une comparaison suggestive – comme un père dévoué à son fils ou un maître à son disciple: il fait tout pour lui apprendre la connaissance du monde.

Par ailleurs, nous pouvons remarquer une ample exposition des

causes. Le principal procédé utilisé est l’analespse, c’est-à-dire le retour en arrière à la recherche des causes, car, pour connaître le présent on doit connaître le passé. L’analepse est nettement séparée du reste du texte, par des séquences du type: voici comment, voici pourquoi, telle était l’histoire du père Goriot. En outre, chez Balzac, c’est une analepse complète, par rapport à d’autres écrivains (comme Proust, par exemple), où l’analepse n’est que partielle.

Le modèle narratif balzacien serait le suivant: l’incipit (le début

du texte) répondant à trois questions: qui? quand? où? ; cet incipit a la valeur d’un hors-texte socio-historique, qui présente de l’extérieur vers l’intérieur la ville, la rue, la maison, les personnages (le procédé a fait fortune et on le rencontre dans la littérature roumaine chez George Călinescu, dans le roman Enigma Otiliei). Nous pouvons remarquer également une ample exposition des causes (par l’analepse déjà mentionnée), le moment de la crise (c’est-à-dire l’affrontement dramatique des personnages, occasion pour l’écrivain de créer de vrais “lieux cybernétiques”, où s’accumulent et se transmettent les informations – un souper, le foyer d’un théâtre, etc.)

Pourtant, on ne saurait parler d’une introspection des

personnages balzaciens, ceux-ci n’étant pas tentés à explorer leur moi. A la différence des héros stendhaliens, leur caractérisation est faite plutôt par un autre personnage ou, plus souvent, par Balzac lui-même. Félicien Marceau, un des critiques de l’œuvre du romancier, souligne que les personnages balzaciens sont rarement seuls, leurs réflexions sont issues plutôt de la conversation (et non de la méditation), c’est-à-dire les examens de conscience se font publiquement. Cette réalité fait du héros balzacien un anti-héros romantique.

Balzac, l’auteur omniscient, infatigable guide du lecteur

Page 87: Le roman du XIX-e siècle

Les innovations du roman balzacien

84 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Le dernier moment-clé dans le roman de Balzac c’est le dénouement, très rapide, un vrai coup de foudre, dû au fatalisme du sort. Balzac accélère le roman vers la fin, dans une vraie condensation de la chaîne événementielle – un bref récit pour raconter la fin de l’histoire, par rapport à l’incipit, qui était extrêmement lent. En effet, le roman balzacien, dans son déroulement, donne l’image d’un fleuve qui brise les ponts au final…

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur la Comédie humaine de Balzac. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test d’autoévaluation”.

1. Quelle est l’importance des préfaces des romans

balzaciens?

2. Quel est le rôle de la description dans les romans de Balzac?

3. Énumérez les éléments du déroulement dans le roman balzacien.

Page 88: Le roman du XIX-e siècle

Les innovations du roman balzacien

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7.3 La Comédie humaine, originalité de la construction

Le public a salué depuis longtemps la réussite de cette épopée du genre romanesque, retraçant l’histoire de la vie parisienne et provinciale depuis la Révolution jusqu’à la fin de la Monarchie de Juillet. Son souci est triple: décrire, émouvoir, expliquer. Cela ne peut se faire que dans la dimension de l’imaginaire. Balzac crée un roman total, capable de plaire au poète, au philosophe, aux masses. L’intuition de l’écrivain dépasse l’observation pour figurer, transfigurer et synthétiser le réel. Les romanciers inventent le vrai par analogie, écrit Balzac dans la préface de La Peau de chagrin (1831).

Ce qui nous impressionne d’emblée chez Honoré de Balzac est

le pouvoir de synthétiser sa grande fresque en trois parties: les Études de mœurs, les Études philosophiques et les Études analytiques. Cette subdivision répond à une intention précise, à un plan mûrement élaboré par l’écrivain. Les Études de mœurs doivent décrire tous les effets sociaux (lettre à Mme Hanska, 1834), montrer l’histoire sociale dans toutes les parties. Puis, les Études philosophiques doivent expliquer la nature des sentiments à leur naissance: après les effets viendront les causes. (ibid.) Enfin, après les effets et les causes viennent les principes annoncés dans les Études analytiques.

Les Études de mœurs sont les plus nombreuses et se

subdivisent en six livres: Scènes de la vie privée, de la vie de province, de la vie parisienne, de la vie politique, de la vie militaire et de la vie à la campagne. Les thèmes favoris de ces livres sont le mariage, la paternité, l’argent, la presse, la vie de Paris, surtout l’expérience de ces jeunes gens de province qui arrivent dans la Capitale, animés par l’espoir de s’affirmer, de s’enrichir, de connaître le succès. Les cas de Rastignac ou de Lucien de Rubempré sont illustratifs en ce sens.

À cette occasion, on doit souligner l’idée que la grande

innovation de Balzac en ce qui concerne les personnages est le retour de ceux-ci. La reprise des personnages (comme Rastignac, Rubempré, Vautrin) assure au système romanesque créé par Balzac une solide cohésion interne et le procédé représente aussi un principe d’économie, étant appliqué pour la première fois dans Le Père Goriot. D’après Charles Lecour, l’auteur d’une généalogie des personnages balzaciens (Les Personnages dans la Comédie humaine, Paris, Librairie philosophique, Vrin, 1966, pp.8-9, cité par A. Ion op.cit., p.122), la Comédie humaine compte 2209 personnages, dont 515 apparaissent plusieurs fois, parmi lesquels certains se retrouvent dans une trentaine d’œuvres (Bianchon, Rastignac). Il y a seulement une quinzaine d’œuvres dont les personnages ne se retrouvent plus ailleurs. Parmi les personnages les plus rencontrés, il y a deux hommes qui reviendront dans 20 volumes: Jacques Collin, dit Vautrin, et Eugène de Rastignac; dans tous les deux types, l’auteur a mis beaucoup de lui-même.

La structure de la Comédie humaine

La grande innovation : le retour des personnages

Page 89: Le roman du XIX-e siècle

Les innovations du roman balzacien

86 Proiectul pentru Învăţământul Rural

La récurrence des personnages dans la Comédie humaine c’est un principe unificateur de l’œuvre et crée l’illusion d’un univers à part, en soi, qui devient familier au lecteur et prend une consistance plus forte que le monde réel. De ces personnages qui reviennent constamment, Balzac crée des types qui, selon lui, résument les traits caractéristiques de tous ceux qui se ressemblent plus ou moins (v. la préface au roman Une ténébreuse affaire). Le type pour Balzac est la dialectique du général et du particulier – comme tous les jeunes gens…, comme toutes les villes de province, comme toutes les rues de Paris – ce sont des formules fréquemment utilisées par Balzac pour souligner le caractère typique des gens, des choses, des milieux. Ainsi, le roman balzacien représente-t-il l’unité dans la diversité.

Les types les plus fréquents dans les romans de Balzac formes

des séries paradigmatiques: les banquiers (Nucingen, Keller), les commerçants (Goriot, Grandet, Birotteau, Popinot), les juges, les notaires, les avoués (Cruchot, Derville), les aristocrates de l’ancien régime (Mortsauf), duchesses et marquises (Antoinette de Langeais, Diane de Maufrigneuse), les journalistes (Émile Blondet, Raoul Nathan), dandys (Eugène de Rastignac, Lucien de Rubempré). Ainsi, le vaste monde balzacien a-t-il comme prémisse la véritable symbiose entre le personnage et le décor où il vit. Le même décor, les mêmes passions (l’argent et la chair, pour les hommes); Vautrin avait cette opinion et le reste était, pour lui, de l’hypocrisie. D’ailleurs, sauf la ville de Tours, Balzac ne connaissait pas bien les villes qui, selon lui, se ressemblent.

La Comédie humaine devient finalement un monde qui est

l’exacte métaphore, dans sa consistance et son expansion, de la réalité sociale et historique. Dans une lettre à Mme de Hanska, Balzac s’exclamait: Mes romans sont les Mille et Une Nuits de l’Occident!

Deux idoles fascinent la plupart des personnages: l’argent et

Paris. L’argent – ce dieu moderne – , dont l’importance dans la destinée des personnages balzaciens est soulignée par Hippolyte Taine, est le “moteur” des actions de maints personnages. Certains d’entre eux développent même une monomanie quant à la possession de l’argent, comme il arrive à Félix Grandet.

Le prototype de l’ambitieux, Vautrin, donne une leçon d’arivisme, restée célèbre, au plus jeune Rastignac, en faisant la liaison entre l’argent et Paris. Sa conclusion est visible dans la phrase: L’honnêteté ne sert à rien. /…/ À Paris, l’honnête homme est celui qui se tait et refuse de partager.

Paris est le mythe moderne, exploité pour la première fois par

Balzac et ensuite par Zola. Balzac montre donc le premier la métamorphose de cette ville en métroplole, en insistant sur l’archéologie moderne, sur le décor urbain, sur les nouvelles classes de la bougeoisie et du prolétariat. Il observe – comme Zola plus tard (v. Au bonheur des Dames) – la création des grands magasins, des banques, des sociétés par actions.

La typologie des personnages balzaciens

L’argent et Paris, deux thèmes fondamentaux

Paris, ville mythique dans les romans de Balzac

Page 90: Le roman du XIX-e siècle

Les innovations du roman balzacien

Proiectul pentru Învăţământul Rural 87

Bref, Paris est un enfer qu’on aime, selon la formule que Balzac donne dans le roman Modeste Mignon, un immense mouvement d’hommes, d’intérêts et d’affaires. Parmi les critiques balzaciens, Roger Caillois est le premier à avoir analysé la présence de Paris comme mythe moderne (v. Le Mythe et l’homme, Paris, Gallimard, 1938). Les mots-clé sont “Babylone moderne”, “labyrinthe”, “gouffre”, “monstre”, “prison”. Paris est l’espace où tout bouge, où se côtoient les différences sociales les plus criantes, où convergent tous les aventuriers, cette ville sert de champ clos à tous les grouillements, à toutes les intrigues, à toutes les manipulations. Ou bien, comme dit un extrait d’une chronique parue dans Le diable à Paris (1845), à Paris, là est la liberté de l’intelligence, là est la vie: une vie étrange et féconde, une vie communicative, une vie chaude, une vie de lézard et une vie de soleil, une vie artiste et une vie amusante, une vie à contrastes.

La ville mythique, Paris, est le champ d’action, où toutes les

expériences sont possibles (tout comme dans l’Éducation sentimentale de Gustave Flaubert). Balzac fait même une théorie des rues parisiennes, auxquelles il associe des qualités humaines; ainsi trouve-t-il des rues nobles, simplement honnêtes, assassines, des rues toujours propres ou toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles, etc, comme le démontre un fragment tiré du livre Splendeurs et Misères des courtisanes:

Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s’exercent des

industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de contrastes.

Pour en savoir plus Le caractère limité de l’expérience balzacienne correspond à

ce qu’a de limité la France d’alors qui compte et qui fonctionne: la province retardaire, mais travaillée d’énergies et regardant vers la capitale; Paris, tombeau de pureté et d’illusions, Babylone plus que redoutable et productive concentration urbaine. Le Paris de Balzac est assez le Paris de Vigny: chaudière intellectuelle et morale plus que cité laborieuse et fumante. Balzac connaissait bien les statistiques de Charles Dupin qui déjà, dans ses Forces productrices et commerciales de la France (1827-1828), signalait l’existence d’une France développée du Nord et d’une France stationnaire du Midi: c’est de celle-ci que monteront les Rastignac, tandis que de Paris et des centres de civilisation partiront vers les provinces sommeillantes idées neuves, spéculations, commis voyageurs et envoyés politiques. La dialectique Paris-province n’est ni une invention ni un gauchissement du roman balzacien.

Source: Pierre Barberis, Balzac: une mythologie réaliste,

Larousse, 1971, in Darcos, op. cit., p.215.

Une théorie des rues parisiennes

Page 91: Le roman du XIX-e siècle

Les innovations du roman balzacien

88 Proiectul pentru Învăţământul Rural

À Paris, la vie est un combat mené comme dans un champ de

bataille, surtout dans le domaine de la presse. Les journalistes incarnés par les personnages balzaciens (Lousteau, Blondet, Nathan, Lucien de Rubempré) sont tous cyniques, sans scrupules. Le journalisme est un enfer, un creuset des mensonges, des envies et des trahisons. Le journal, reconnaît un personnage (Claude Vignon), est une boutique où l’on vend au public des paroles de la couleur dont il les veut. Les journaux sont de “mauvais lieux de la pensée”, dont Balzac lui-même, par sa propre expérience, avait connu la force maléfique de corruption et de chantage.

7.4 Conclusions sur la vaste entreprise romanesque de Balzac

Le roman balzacien devient un document sociologique,

représentant la physionomie de l’époque contemporaine à l’écrivain. Autrefois, le roman balzacien acquiert des reflets autobiographiques, comme c’est le cas du Lys dans la Vallée (1835), où l’écrivain revoit non seulement la Touraine natale, mais aussi son histoire d’amour avec Mme de Berny. C’est un roman personnel, comme Adolphe de Benjamin Constant.

Dans les Études philosophiques nous avons l’occasion de voir la théorie de Balzac sur la vie de l’homme. La pensée étant une énergie vitale, elle use l’homme dans la mesure où elle s’use en s’exercçant. C’est la morale de La Peau de chagrin: les héros sont consumés par la flamme de la passion ou du génie. Ils ont le choix entre une vie longue, mais morne, ou une vie intense, mais brève. L’art exige un total dévouement, une authentique passion, du travail constant, beaucoup de sacrifices. Le mythe de la peau de chagrin, rétréci par chaque désir exprimé et accompli, a été vécu par Balzac lui-même. Le romancier avait pressenti le dénouement de sa propre existence. Dans la Correspondance, nous pouvons lire la phrase:

J’ai peur d’avoir mangé beaucoup sur mon capital. Ce sera

curieux de voir mourir jeune l’auteur de la Peau de chagrin. (1834) Le 20 août 1850, aux funérailles de Balzac, Victor Hugo

présentait l’hommage du grand poète du siècle au plus grand romancier:

Tous ses livres ne forment qu’un livre, livre vivant, lumineux,

profond, où l’on voit aller et venir et marcher et se mouvoir /…/ toute notre civilisation contemporaine; livre merveilleux, que le poète a intitulé comédie et qu’il aurait pu intituler histoire, qui prend toutes les formes et tous les styles. /…/ livre, qui est l’observation et qui est l’imagination, qui prodigue le vrai, l’intime, le bourgeois, le trivial, le matériel. /…/ Balzac va droit au but. Il saisit corps à corps la société moderne. Il arrache à tous quelque chose, aux uns l’illusion, aux autres l’espérance, à ceux-ci un cri, à ceux-là un masque. Il fouille le vice, dissèque la passion. Il creuse et sonde l’homme, l’âme, le cœur, les entrailles, le cerveau, l’abîme que chacun a en soi /…/

Signification de la ”peau de chagrin”

Discours de V. Hugo aux funérailles de Balzac

Page 92: Le roman du XIX-e siècle

Les innovations du roman balzacien

Proiectul pentru Învăţământul Rural 89

Sa vie a été courte mais pleine, plus remplie d’œuvres que de jours.

Les grands hommes font leur propre piédestal, l’avenir se

charge de la statue, ajoute un critique du XXe siècle. Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires: 1. Le discours préfaciel est très important chez Balzac, car le

texte des préfaces représente une vraie méditation de l’écrivain sur sa création, sur une poétique du roman; le romancier se propose aussi de créer un nouveau type de lecteur, qui arrive à collaborer avec l’auteur, en étant un interlocuteur averti de celui-ci.

2. La description balzacienne est souvent “la mémoire du

texte”, surmontant le niveau traditionnel de l’ornemental. Balzac demande au lecteur: Vous vous rappelez la rue…? C’est un moyen qui se subordonne à la fonction narrative, une manière de faire appel au savoir du lecteur (déjà acquis), ou bien d’enrichir continuellement ce savoir du lecteur. Balzac manifeste une prédilection pour décrire des objets détériorés (v. la fameuse pension Vauquer du roman Père Goriot), afin de prouver le caractère détestable des personnages. Un critique (Michel Butor) parlait même de la description de Balzac comme d’un voyage à travers les objets et les personnages. La description est amplement utilisée aussi au début du roman (l’incipit) pour présenter, toujours de l’extérieur vers l’intérieur, la ville, la maison, le personnage (méthode reprise chez nous par G. Călinescu, dans Enigma Otiliei).

3. Les moments du roman balzacien sont: l’incipit

(extrêmement lent), l’exposition des causes (très ample, elle aussi), la crise (où l’auteur crée de vrais “lieux cybernétiques”) et le dénouement (très rapide).

Page 93: Le roman du XIX-e siècle

Les innovations du roman balzacien

90 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Test de contrôle 7 Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 7.

Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Commentez ce jugement critique: La Comédie humaine est témoignage et musée vivant d’un siècle. (Albert Thibaudet)

(18 - 20 lignes; 6 points)

2. Montrez pourquoi le roman de Balzac est considéré un

“roman total”.

(12-15 lignes; 4 points)

Références bibliographiques: ION, Angela, Histoire de la littérature française, XIXe siècle, Balzac, 3e édition, TUB, 1975, pp.57-83. ION, Angela, Balzac sau Romanul absolut, in Balzac, Comedia umană, I, ediţie critică de Angela Ion, Bucureşti, Editura Univers, 1981. Magazine littéraire - Balzac, numéro 373 – février 1999. MAUROIS, André, Prométhée ou la vie de Balzac, Paris, Hachette, 1965.

Page 94: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

Proiectul pentru Învăţământul Rural 91

Unité d’apprentissage 8 ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN LE PÈRE GORIOT DE BALZAC Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 8 918.1 Un chef-d’œuvre balzacien: Le Père Goriot 928.2 Quelques repères analytiques du roman Le Père Goriot 948.3 L’art du portrait dans Le Père Goriot 958.4 La communication par la correspondance dans le roman 96

Test d’autoévaluation 978.5 L’agonie et la mort du père Goriot 988.6 Le Père Goriot sur le grand écran 100

Les clés du test d’autoévaluation 101 Test de contrôle 8 102 Références bibliographiques 102

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 8

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de:

• caractériser les personnages principaux des romans de Balzac; • commenter les idées de Balzac sur la société parisienne;

• repérer les éléments du style, l’art du portrait; le rôle de la description;

Page 95: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

92 Proiectul pentru Învăţământul Rural

8.1 Un chef-d’œuvre balzacien: Le Père Goriot

Après son premier grand succès remporté avec Eugénie Grandet, Balzac (fig. 8.1) voulait un autre roman qui le dépasse. Commencé dans son château de Saché en 1834, vers la fin de l’année, cette nouvelle œuvre est celle où le romancier met en pratique son innovation: le retour des personnages.

Le Père Goriot (1835) se situe à Paris, vers la fin de 1819.

L’action se déroule dans la pension de Mme Vauquer où se rencontrent trois personnages: Eugène de Rastignac, étudiant en droit, décidé à réussir dans la société parisienne, Vautrin, colosse jovial mais énigmatique, et Goriot, ancien vermicellier qui paraît miné par un chagrin secret (il se sacrifie pour des filles ingrates).

À dater de cette œuvre, Balzac a l’idée du “retour” des

personnages qui “reparaîtront” dans d’autres romans pour doter l’ensemble des œuvres d’une unité organique. Ce roman peut donc à bien des égards apparaître comme la clef de voûte de son édifice, lieu de carrefour des destins. Symboliquement, le père Goriot déclare: Quand j’ai été père, j’ai compris Dieu. C’est aussi le cas de Balzac, véritable Dieu dans sa création, exaltant une mystique de la paternité dont Vautrin constitue un double inversé, parodique et satanique. C’est pourtant à lui, ancien forçat évadé vivant en marge des lois, que Balzac délègue le soin de décrire la loi de l’univers social, en contradiction monstrueuse avec l’ordre naturel:

Une rapide fortune est le problème que se proposent de

résoudre en ce moment cinquante mille jeunes gens qui se trouvent dans votre position. Vous êtes une unité de ce nombre-là. Jugez des efforts que vous avez à faire et de l’acharnement du combat. Il faut vous manger les uns les autres comme des araignées dans un pot, attendu qu’il n’y a pas cinquante mille bonnes places. Savez-vous comment on fait le chemin ici? Par l’éclat du génie ou par l’adresse de la corruption. Il faut entrer dans cette masse d’hommes comme un boulet de canon, ou s’y glisser comme une peste. L’honnêteté ne sert à rien./…/ À Paris, l’honnête homme est celui qui se tait, et refuse de partager. (p.125)

“Cette machiavélique leçon d’arrivisme montre tout le cynisme

du personnage, mais elle renvoie à une conviction de Balzac: la vie est un champ de bataille parce que l’homme, en rompant l’unité primitive, a engendré sur la terre le désordre, la violence et la dégradation. Il exprime par la bouche de Vautrin une loi sociale qui se vérifie sous les yeux des contemporains. On note dans le même temps son admiration pour l’énergie, pour l’homme de génie, pour l’exercice de la volonté d’un seul au mépris de la médiocrité de la foule.” (A. Michel, C. Becker, M. Bury, P. Berthier, D. Millet, Littérature française du XIXe siècle, PUF, 1993, p.153)

Vautrin et sa leçon d’arrivisme

Les personnages de la pension Vauquer

Page 96: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

Proiectul pentru Învăţământul Rural 93

Le personnage de Rastignac est, dans ce roman, en plein

devenir. Il incarne les illusions et les espoirs du jeune homme venu de province à Paris pour réussir, par la force de son talent, de son ambition. C’est tout ce qu’il possède: jeunesse, beauté, désir de l’épanouissement. Dans la sordide pension Vauquer – où il habite – il connaît la misère. Tout d’abord, il connaît Vautrin qui lui apprend qu’à Paris l’honnêteté ne sert à rien (v. la citation ci-dessus). Ensuite, c’est le père Goriot qui, après un passé de bourgeois enrichi, est arrivé à un cruel présent de la pauvreté, où la seule passion qui puisse l’animer c’est l’amour pour ses deux filles: Delphine (Mme de Nucingen) et Nasie (Mme de Restaud).

Pourtant, les filles ne l’aiment pas du tout, elles manquent

même à l’enterrement de leur père, qui les avait vainement appelées dans son agonie, sur son lit de mort… À son chevet, tout comme à sa tombe, il n’y a que les deux étudiants de la pension: Rastignac et Bianchon. Ce sont eux d’ailleurs qui vont payer, de leurs modestes revenus, les frais de l’enterrement.

En effet, la scène finale du roman est célèbre et a une valeur

symbolique: Rastignac est resté seul dans le cimetière Père-Lachaise, après que le cercueuil du père Goriot fut couvert de quelques pelletées de terre; le jeune homme regardant Paris tortueusement couché le long des deux rives de la Seine, où commençaient à briller les lumières. Ses yeux s’attachèrent presque avidement entre la colonne de la place Vendôme et le dôme des Invalides, là où vivait ce beau monde dans lequel il aurait voulu pénétrer. Il lança sur cette ruche bourdonnante un regard qui semblait par avance en pomper le miel, et dit ces mots grandioses: “A nous deux maintenant!” Et pour premier acte de défi qu’il portait à

Figure 8.1

La passion unique du père Goriot

Page 97: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

94 Proiectul pentru Învăţământul Rural

la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen. (dernière phrase du roman)

Rastignac fera vraiment l’apprentissage de la réussite fondée

par le compromis. Depuis lors, cette histoire a bénéficié d’un grand nombre de lecteurs; elle a été même reprise par les maîtres de l’écran (il y a, en effet, plusieurs films dont le premier, italien, date de 1919, ou bien une adaptation pour la télévision, réalisée en 1970).

Certes, il y a eu des critiques qui ont reproché à Balzac d’avoir

“exagéré” les caractères de ses personnages. Par conséquent, au-delà de la figure de ce “Christ de la paternité” qu’est le père Goriot (il faut ajouter même que certains l’ont rapproché du roi Lear de Shakespeare), reste la “chasse à la vérité” que Balzac lui-même nous propose, en nous invitant d’apprendre la suite de l’histoire de Rastignac:

Paris est un véritable océan. Jetez-y la sonde, vous n’en

connaîtrez jamais la profondeur. Parcourez-le, décrivez-le! quelque son que vous mettiez à le parcourir, à le décrire; quelque nombreux et intéressés que soient les explorateurs de cette mer, il s’y rencontrera toujours un lieu vierge, un autre inconnu, des fleurs, des perles, des monstres, quelque chose d’inouï, oublié par les plongeurs littéraires. La Maison Vauquer est une de ces monstruosités curieuses.

8.2 Quelques repères analytiques du roman Le Père Goriot

“All is true”: Balzac affirme que Le Père Goriot n’est ni une fiction ni un roman, mais un drame réel, autrement qui met en scène des passions, des intérêts, des conflits comme il s’en cache partout et au fond de tous les cœurs. L’action se passe en 1819 à Paris et dure jusqu’à l’enterrement du père Goriot en février 1820 au Père-Lachaise. Quartiers de Paris, rapports sociaux, intrigues amoureuses, problème d’argent, étudiants, jeunes femmes, bandits et police: le roman entre dans la réalité.

Le titre du roman joue sur une ambiguïté. On dit “le père Goriot”

comme on dit “le père Grandet”. C’est l’appellation campagnarde de l’homme âgé, du bonhomme. Les pensionnaires de la maison Vauquer désignent ainsi celui dont ils se moquent si volontiers (le patronyme du héros fera d’ailleurs l’objet de plaisanteries, et aussi d’une ironie de l’auteur, qui l’affectera d’un compère-loriot, maladie oculaire des vieillards, bien normale chez un père aveuglé d’amour!).

Ce roman balzacien héroïse – si l’on peut dire - le thème de la

paternité, déjà traité dans Ferragus. Récit d’une passion, dans le sens profane (car Goriot éprouve plus qu’un amour paternel) et dans un sens quasi religieux (il est le “Christ de la paternité”), le roman ne se réduit pourtant pas à cette dimension. Le titre ne laisse deviner ni l’initiation sociale de Rastignac ni le rôle de Vautrin.

Paris, prémisse de la provocation

Le titre du roman

Page 98: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

Proiectul pentru Învăţământul Rural 95

Roman d’apprentissage, Le Père Goriot fait passer Rastignac par trois étapes initiatiques: Mme de Beauséant, sa cousine, lui apprend le grand monde. Vautrin, le bandit, lui dévoile la dureté des rapports sociaux et la loi de l’intérêt. La mort de Goriot lui prouve le danger des passions exacerbées. Lançant des hauteurs du Père-Lachaise son fameux “À nous deux, maintenant!”, Rastignac commence sa carrière, que La Comédie humaine exploitera ( il y apparaît plus de vingt fois).

Commençant son roman par un coup de force, la longue

description de la pension Vauquer, Balzac tisse les liens entre les personnages et utilise la technique du mystère et du dévoilement progressif: qui sont les visiteuses du père Goriot? Qui est Vautrin?… Le lecteur enquête avec Rastignac. À partir de la pension, le jeune homme se lance à la conquête de Paris grâce aux femmes, allant du faubourg Saint-Germain, quartier aristocratique, à la Chaussée d’Antin, quartier des banquiers.

8.3 L’art du portrait dans Le Père Goriot

Le premier portrait qui apparaît dans l’économie du roman est celui de Mme Vauquer, âgée d’environ cinquante ans, ressemblant à toutes les femmes qui ont eu des malheurs. Elle a l’œil vitreux, l’air innocent d’une entremetteuse qui va se gendarmer pour se faire payer plus cher /…/ Néanmoins, elle est bonne femme au fond, disent les pensionnaires, qui la croient sans fortune en l’entendant geindre et tousser comme eux. (p.18) Balzac lui-même souligne les syntagmes qui comprennent, chacune, le mot “femme”, suggérant le type de Mme Vauquer.

Un autre portrait de femme, un autre type humain, très fréquent

dans les romans balzaciens, est celui de Mlle Michonneau, une vieille demoiselle, aux yeux fatigués, ayant un corps comme un squelette, tant les formes qu’il cachait étaient anguleuses. Quel acide avait dépouillé cette créature de ses formes féminines? (p.21) Le romancier exprime par cette interrogation rhétorique l’étonnement devant l’injustice de la nature qui fait coexister les femmes de succès et les femmes les plus infortunées.

Quant aux personnages masculins, avant de nous présenter le

héros père Goriot, Balzac nous décrit Rastignac, le jeune étudiant venu à Paris pour réussir dans la carrière, et Vautrain, le “monstre humain” qui corrompt qui que ce soit. Si le portrait de Rastignac a quelque chose d’exotique et d’élégant (Eugène de Rastignac avait un visage tout méridional, le teint blanc, des cheveux noirs, des yeux bleus. Sa tournure, ses manières, sa pose habituelle dénonçaient le fils d’une famille noble, où l’éducation première n’avait comporté que des traditions de bon goût.), celui de Vautrin est situé au pôle opposé, désignant un être vulgaire, voire répugnant:

Voilà un fameux gaillard! Il avait les épaules larges, le buste

bien développé, les muscles apparents, des mains épaisses, carrées et fortement marquées aux phalanges par des bouquets de poils

Roman d’apprentissage

Rastignac, personnage-symbole dans l’œuvre balzacienne

Page 99: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

96 Proiectul pentru Învăţământul Rural

touffus et d’un roux ardent. Sa figure, rayée par des rides prématurées, offrait des signes de dureté que démentaient ses manières souples et liantes. Sa voix de basse-taille, en harmonie avec sa grosse gaieté, ne déplaisait point. (p.25)

Enfin, l’auteur fait le portrait du père Goriot, insistant sur le côté

moral, après avoir présenté les vêtements, les habitudes de ce vieillard de soixante-neuf ans environ. Ainsi pouvons-nous apprendre que le père Goriot était un “sournois”, un “taciturne”, un “avare”. Ce personnage bizarre, qui faisait horreur aux uns et pitié aux autres, était un ancien vermicellier (fabriquant de pâtes) se trouvant à l’époque dans la “sèche misère”, après avoir été spolié par ces deux filles, son unique faiblesse, les seules à le rendre vulnérable. Par conséquent, la question la plus douloureuse était pour le père Goriot, dépourvu constamment de la présence de ses deux filles adorées, la suivante: “Eh bien! elles ne viennent donc plus vous voir, vos filles?” Cela mettant en doute sa paternité, et le père Goriot tressaillait comme si on l’eût piqué avec un fer; il répondait d’une voix émue qu’elles viennent quelquefois…

Quant à ses deux filles, l’une d’entre elles, la comtesse

Anastasie de Restaud, était grande et bien faite, passant pour avoir l’une des plus jolies tailles de Paris /…/ elle avait les formes pleines et rondes, sans qu’elle pût être accusée de trop d’embonpoint. (p.46) Cette femme sera visée par “l’aventureux Méridional”, qui va essayer de se lier avec elle “pendant une contredanse et une valse”, tout en faisant appel à un stratagème (il se dit cousin de Mme de Beauséant).

8.4 La communication par la correspondance dans le roman Comme dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, dans le roman

balzacien Le Père Goriot il y a beaucoup de lettres qui tissent la relation entre les personnages. Cette manifestation de l’intertextualité est visible aussi dans des romans inspirés par la méthode de Balzac, par exemple Enigma Otiliei de George Călinescu.

Nous pouvons savoir quelle était l’atmosphère dans la famille de

Rastignac à travers une lettre signée par Laure, l’une des deux sœurs d’Eugène. Ainsi a-t-on l’occasion de voir que l’amour et la tendresse règnent dans la maison du jeune homme parti pour réussir à Paris. Citons un fragment illustratif de cette épistole, chaleureuse par le dévouement et l’enthousiasme du ton:

Dis donc Eugène, si tu voulais, nous pourrions nous passer de

mouchoirs, et nous te ferions des chemises. Réponds-moi vite à ce sujet. S’il te fallait promptement de belles chemises bien cousues, nous serions obligées de nous y mettre tout de suite; et s’il y avait à Paris des façons que nous ne connussions pas, tu nous enverrais un

Portrait du père Goriot

Le rôle des lettres dans le roman

Page 100: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

Proiectul pentru Învăţământul Rural 97

modèle, surtout pour les poignets. Adieu, adieu! Je t’embrasse au front du côté gauche, sur la tempe qui m’appartient exclusivement. Je laisse l’autre feuillet pour Agathe, qui m’a promis de ne rien lire de ce que je te dis. Mais, pour en être plus sûre, je resterai près d’elle pendant qu’elle t’écrira. Ta sœur qui t’aime, Laure de Rastignac. (p.112)

Dans l’épistole de la mère d’Eugène Rastignac nous

découvrons les vraies dimensions du sacrifice que la famille fait pour le jeune homme voulant vivre l’”aventure parisienne”; le ton reste l’expression du dévouement, mais il y a aussi des accents d’inquiétude, même si les reproches semblents inexistants:

Mon cher enfant, je t’envoie ce que tu m’as demandé. Fais un

bon emploi de cet argent, je ne pourrais, quand il s’agirait de te sauver la vie, trouver une seconde fois une somme considérable sans que ton père en fût instruit, ce qui troublerait l’harmonie de notre ménage. Pour nous la procurer, nous serions obligés de donner des garanties sur notre terre. Il m’est impossible de juger le mérite de projets que je ne connais pas; mais de quelle nature sont-ils donc pour te faire craindre de me les confier? Cette explication ne demandait pas des volumes, il ne nous faut qu’un mot à nous autres mères, et ce mot m’aurait évité les angoisses de l’incertitude. (p.108-109)

Test d’autoévaluation Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le roman

Le Père Goriot de Balzac. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test d’autoévaluation”.

1. Où habitent le père Goriot et Rastignac et comment est

décrit cet espace?

2. Quelle leçon apprend Vautrin à Rastignac quant à la ville de Paris?

Page 101: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

98 Proiectul pentru Învăţământul Rural

3. Évoquez la scène finale du roman et précisez sa signification.

8.5 L’agonie et la mort du père Goriot

Le personnage du père Goriot est un vrai “Christ de la paternité”, dont l’auteur lui-même affirme qu’il est “sublime”, par les feux de sa passion paternelle. Étant toujours à l’attente de ses deux filles, le vieillard berce ses chères illusions, tandis que tous les autres notent l’ingratitude de ses filles et ont la plus vive compassion pour le pauvre père…

En effet, le père Goriot – qui a tout sacrifié pour le bien-être de

ses enfants – est seul même avant de mourir, car ses filles sont trop occupées ou fatiguées pour lui rendre visite. Au chevet du père moribond arrive trop tard seule Mme de Restaud, l’une des deux filles, regrettant vainement son indifférence. Pourtant, ses remords ne sont plus entendus par le père Goriot agonisant… Balzac crée une forte opposition entre le grabat du père et le luxe du bal où participe l’autre fille, Mme de Bauséant, celui qui perçoit l’antinomie étant Rastignac lui-même.

D’ailleurs, Eugène de Rastignac essaie de provoquer une

dernière rencontre du père et des filles, mais il n’a point de succès. C’est donc à lui et à son ami, Bianchon, que revient la tâche de chercher un médecin, ensuite un prêtre et, finalement, de s’occuper de l’enterrement. Cela sur leurs propres frais, car les familles des deux filles ne participent, ni même financièrement, au modeste enterrement.

L’agonie du père Goriot est atroce; il se croit victime de sa

pauvreté, car, s’il était encore riche, ses filles ne l’auraient pas quitté: - Ah! Si j’étais riche, si j’avais gardé ma fortune, si je ne la leur

avais pas donnée, elles seraient là, elles me lècheraient les joues de leurs baisers! /…/ L’argent donne tout, même des filles. Oh! mon argent, où est-il? Si j’avais des trésors à laisser, elles me panseraient, elles me soigneraient; je les entendrais, je les verrais. /… / Un père doit être toujours riche, il doit tenir ses enfants en bride comme des chevaux sournois.

Le discours du père Goriot ets le comble de la douleur

paternelle, du désespoir de voir la trahison de ses filles qui l’ont spolié et puis abandonné; pourtant, son désir de les revoir pour une

L’effort de Rastignac de reconcilier le père et les deux filles

Page 102: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

Proiectul pentru Învăţământul Rural 99

dernière fois est l’expression dramatique du manque d’espoir. Le mots du vieillard acquièrent le ton général, comme un signal d’alarme pour punir toutes les filles avares et ingrates qui négligent leurs parents:

Mes filles, mes filles, Anastasie, Delphine! je veux les voir.

Envoyez-les chercher par la gendarmerie, de force! la justice est pour moi, tout est pour moi, la nature, le code civil. Je proteste. La patrie périra si les pères sont foulés aux pieds. Cela est clair. La société, le monde roulent sur la paternité, tout croule si les enfants n’aiment pas leurs pères. (p.295)

Les dernières pages du roman sont une lamentation prolongée

de ce “Christ de la paternité”. Les accents de douleur arrivent au sommet, le pauvre vieillard passe du reproche à la supplication:

Tout est de ma faute, je les ai habituées à me fouler aux pieds

/…/ j’ai fait la bêtise d’abdiquer mes droits. Je me serais avili pour elles! Je veux mes filles! Je les ai faites! elles sont à moi! (pp. 296-297)

L’agonie du mourant est impressionnante. Le père Goriot essaie

même d’imaginer des scénarios pour entamer des affaires avec l’espoir de pouvoir de nouveau offrir de l’argent à ses deux filles. Il ferait n’importe quoi pour les avoir auprès de lui, il trouve toutes sortes d’explications pour leur absence:

Comprenez-vous que je vais mourir sans les voir, mes filles?

Avoir soif toujours, et ne jamais boire, voilà comment j’ai vécu depuis dix ans… Mes deux gendres ont tué mes filles. Oui, je n’ai plus eu de filles après qu’elles ont été mariées. Pères, dites aux Chambres de faire une loi sur le mariage! Enfin, ne mariez pas vos filles si vous les aimez. Le gendre est un scélérat qui gâte tout chez une fille, il souille tout. Plus de mariage! (p.299)

La mort de ce pauvre père est traitée avec indifférence par les

membres de la pension Vauquer, hormis les deux étudiants, Rastignac et Bianchon. Quand Bianchon leur annonce la nouvelle de la mort du père Goriot, la réplique de Mme Vauquer est cynique: Allons, messieurs, à table, la soupe va se refroidir. (p.310) Le commentaire de Balzac souligne l’idée de l’indifférence quant aux semblables:

Un des privilèges de la bonne ville de Paris, c’est qu’on peut y

naître, y vivre, y mourir sans que personne fasse attention à vous. (ibid.)

Par conséquent, le père Goriot est enterré le plus modestement

possible, car c’était la mort des pauvres, qui n’a ni faste, ni suivants, ni amis, ni parents. (p.312) Le service funèbre vite expédié (il a duré seulement vingt minutes), est décrit dans la dernière page du roman, dont la phrase finale promet une revanche de la part de Rastignac, accablé par cette histoire triste qui l’a dégoûté et a éveillé

Lamentation du père Goriot, ce ”Christ de la paternité”

La mort et l’enterrement du père Goriot

Page 103: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

100 Proiectul pentru Învăţământul Rural

son ambition à la fois. Il se propose donc de ne plus souffrir, de ne sentir plus le désespoir de ne pas pouvoir payer quoi que ce soit (il n’a même pas quelques sous pour les donner comme pourboire aux fossoyeurs dans le cimetière). Rastignac se trouve beaucoup plus fort après cette cruelle expérience et se sent préparé pour affronter la société parisienne (le mot “société” apparaît écrit avec lettre majuscule, pour suggérer cette hantise, cette exacerbation dans l’esprit du jeune homme qui veut y réussir à tout prix).

8.6 La Comédie humaine sur le grand écran “Si Balzac vivait aujourd’hui, il serait notre plus grand

scénariste”, dit le cinéaste Louis Daquin, interviewé en 1965. C’est sans doute l’aspect populaire du roman balzacien qui en fait un véritable filon pour le cinéma. Dès ses débuts, celui-ci trouve dans la Comédie humaine des scénarios comportant tous les ingrédients du succès. Au prix d’un certain nombre d’aménagements, il est vrai. Sous l’Occupation, par exemple, on voit en effet fleurir non moins de sept films tirés de cette œuvre, qui permettent de parler d’une mode Balzac. De 1941 à 1944, La Duchesse de Langeais de Jacques de Baroncelli, La fausse maîtresse d’André Cayatte, Le Colonel Chabert de René Le Hénaff, Vautrin de Pierre Billon, Un seul amour, d’après La Grande Bretèche, de Pierre Blanchard, La Rabouilleuse de Fernard Rivers, Le Père Goriot de Robert Vernay (une très récente variante a été filmée aussi à Bucarest et a dans le rôle titulaire le fameux Charles Aznavour).

Depuis les années 60-70, le cinéma et la télévision font leur miel

de La Comédie humaine. On se souvient des grandes adaptations télévisées par Maurice Cazeneuve d’Illusions perdues et de Splendeurs et misères des courtisanes, ou de La Cousine Bette, d’Yves-André Hubert et Jean-Louis Bory.

Plus épique que dramatique, La Comédie humaine impose une

structure temporelle, un rythme, des personnages. Balzac a voulu créer un genre total capable d’arracher le lecteur à lui-même, une forme idéale qui réussisse à enfermer le lecteur dans le volume de la fiction en exprimant l’essence de la vie au lieu de la copier platement.; cette conception totalisante de l’art relève d’un projet prométhéen. Rien n’a semblé impossible à Balzac: il a donc pensé atteindre ce résultat par des moyens techniques, c’est-à-dire en utilisant les ressources des autres genres littéraires. Il a donc mis au point une méthode symphonique, qui fait collaborer tous les genres – histoire, drame, mélodrame, épopée, opéra – dans une composition unique prétendant rendre toute la réalité, mais aussi ce qui est caché derrière les apparences. Cette méthode repose sur les péripéties et les émotions, mais aussi sur la technique épique des contrastes et sur ce que Hitchcock apellera le suspense.

Variantes cinématographiques

Page 104: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

Proiectul pentru Învăţământul Rural 101

Passionné par la lanterne magique, le panorama, le kaléidoscope et toutes les autres fantasmagories en vogue à son époque, Balzac cherche à introduire dans le roman l’illusion d’un spectacle animé. C’est pourquoi cet univers très visuel est organisé en fonction d’une multitude de points de vue mobiles, attribués à des observateurs plus ou moins impliqués dans l’intrigue. Ainsi la réalité s’ordonne-t-elle en séquences et en plans dont il règle soigneusement l’éclairage, le cadrage, le graphisme et les couleurs, de manière à souligner leur signification dramatique et leur valeur esthétique. Il s’entend aussi à briser le déroulement linéaire du récit par des flash-back et des ellipses qui fragmentent le temps du roman en une véritable mosaïque.

L’illusion de réel produite par le roman balzacien est donc le

résultat d’une série de manipulations qui transforment profondément la réalité référentielle. Par l’importance accordée au regard, par la valeur esthétique et symbolique des images qu’il compose, par sa façon de boulverser l’ordre chronologique, Balzac annonce l’écriture cinématographique et doit être placé aux sources du septième art. (cf. Anne-Marie Baron,”Balzac cinéaste”, éd. Méridiens-Klincksieck, 1990, in Magazine littéraire, nr. 373, février 1999, p.33).

Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires: 1. Rastignac et le père Goriot habitent à Paris, dans la

pension de Mme Vauquer, un espace de la misère, où sont logées des personnes très pauvres, telles que le père Goriot, ancien vermicellier ruiné, ou bien Rastignac, jeune étudiant, venu dans la capitale pour y faire une carrière.

2. La leçon que Vautrin apprend à Rastignac est que, dans la

capitale, l’honnêteté ne sert à rien; à Paris, l’honnête homme est celui qui se tait et refuse de partager.

3. La dernière scène du roman se passe dans le cimetière

Père Lachaise (juste après l’enterrement du père Goriot) et représente une sorte de défi que Rastignac dresse à la société parisienne; ses mots restent mémorables, car il prend la ville de Paris pour un vrai adversaire: “À nous deux, maintenant!

L’illusion du réel, la vertu qui rend moderne l’œuvre balzacienne

Page 105: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Le Père Goriot de Balzac

102 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Test de contrôle 8 Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 8.

Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Montrez pourquoi le père Goriot est nommé “le Christ de la paternité”.

(12-15 lignes; 4 points)

2. Un personnage inoubliable dans le roman Le Père Goriot

est Vautrin. Commentez le propos suivant: ”Ce n’est plus un homme mais le type de toute une nation dégénérée, d’un peuple sauvage et logique, brutal et souple /…/ L’archange déchu”.

(18 –20 lignes; 6 points)

Références bibliographiques: BALZAC, Honoré de, Le Père Goriot, Paris, Bookking International, 1993. ION, Angela, Histoire de la littérature française, XIXe siècle, Balzac, 3e édition, TUB, 1975.

MICHEL, A., BECKER ,C.,BURY, M., BERTHIER, P., MILLET, D., Littérature française du XIXe siècle, PUF, 1993, pp. 149-158.

Magazine littéraire - Balzac, numéro 373 – février 1999.

Page 106: Le roman du XIX-e siècle

La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

Proiectul pentru Învăţământul Rural 103

Unité d’apprentissage 9 LA DOCTRINE ET LA PRATIQUE DU ROMAN CHEZ GUSTAVE FLAUBERT Sommaire page Les objectifs de l’unité d’apprentissage 9 103 9.1 La Correspondance flaubertienne, “laboratoire” de l’écrivain 104 9.2 La théorie de l’impersonnalité 105 9.3 L’artiste vu par Flaubert dans sa Correspondance et le rôle de la critique 108 Test d’autoévaluation 110 9.4 La poétique dans la vision de Flaubert 110 Les clés du test d’autoévaluation 112 Test de contrôle 9 112 Références bibliographiques 113 Les objectifs de l’unité d’apprentissage 9

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de:

• repérer les principes fondamentaux de l’esthétique flaubertienne, à

travers sa Correspondance (la théorie de l’impersonnalité); • mettre en évidence la nouveauté de la vision de Flaubert sur l’artiste,

sur le rôle de la critique;

• recenser les figures de style préférées par l’écrivain.

Page 107: Le roman du XIX-e siècle

La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

104 Proiectul pentru Învăţământul Rural

9.1 La Correspondance flaubertienne, “laboratoire” de l’écrivain

Gustave Flaubert (1821-1880) a mené plutôt une vie d’ascète, vivant isolément dans sa résidence de Croisset, après avoir subi des crises nerveuses (une attaque épileptique). Né dans la famille d’un chirurgien de Rouen, le jeune Gustave a vécu à l’époque de son enfance dans l’atmosphère de l’hôpital, ce qui va donner à son œuvre plus tard „un coup médical de la vie”. Célibataire convaincu, l’écrivain a eu auprès de soi les plus importantes femmes de son existence: sa mère et sa nièce, Caroline, la fille de sa sœur, morte après avoir accouché de cet enfant. Vivant en ermite, Flaubert va se sentir lié au monde par ses séjours parisiens, mais surtout par sa correspondance.

Loin d’accompagner tout simplement son œuvre, la

Correspondance de Gustave Flaubert (fig.9.1) devient, à travers le temps, “l’œuvre de l’œuvre”, le “miroir multiple” de toute sa création, selon les appréciations de Raymonde Debray Genette et Jacques Neefs, les auteurs d’un recueil d’études, consacré à ce problème. (Avant-propos de Raymonde Debray Genette et Jacques Neefs au recueil de textes L’œuvre de l’œuvre (Études sur la correspondance de Flaubert), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1993, p.7)

Jean Bruneau, auquel nous sommes redevables pour la

dernière édition de la Correspondance flaubertienne dans la Pléiade, édition en cours d’achèvement, montre que celle-ci a été une leçon comprise bien différemment par ceux qui l’ont lue. (Préface du premier tome de la Correspondance, p.XXX) Miguel de Unamuno écrivait, lui aussi, dans le même esprit: Lisez la correspondance de Flaubert, et vous verrez l’homme dont la religion était celle du désespoir. André Gide, au contraire, observe Jean Bruneau, y voyait un encouragement: J’ai tant aimé Flaubert!…/…/ Sa Correspondance a durant plus de cinq ans, à mon chevet, remplacé

Figure 9.1

L’importance de la Correspondance

Page 108: Le roman du XIX-e siècle

La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

Proiectul pentru Învăţământul Rural 105

la Bible : C’était mon réservoir d’énergie: Elle proposait à ma ferveur une sorte de sainteté nouvelle.

À partir de ces deux opinions contraires, Bruneau conclut sur la

survie des lettres de Flaubert, en suggérant également une certaine influence de Montaigne. D’ailleurs, l’auteur des Essais était pour l’ermite de Croisset un vrai maître: dans une lettre à Louise Colet, Flaubert avoue qu’à l’âge de 18 ans ce livre a été, pour une année entière, son unique lecture. Cet ouvrage serein lui aurait inspiré le plaisir indicible de dialoguer avec ses amis; en outre, Flaubert y trouvait les mêmes goûts, les mêmes opinions, les mêmes manies, mais aussi les mêmes manières de vivre. (Lettre à Louise Colet, Croisset, 28 octobre 1853; p.460/2e tome)

Bref, les Essais de Montaigne lui ont offert un premier modèle,

auquel s’ajoutait le désir de se connaître davantage, de chasser la solitude qui l’écrasait quelquefois. En effet, Flaubert écrivait une lettre comme on allume sa lampe de nuit quand on a peur : la correspondance était pour lui le pont qui le liait du monde de ses semblables.

En tout cas, soit qu’il écrive une lettre pour chercher l’amitié, le

dialogue, la consolation, soit qu’il veuille accéder simplement à la communion d’idées avec ses confrères (chose qui lui arrive assez rarement, pourtant), Flaubert aurait été consterné de voir les critiques considérer sa correspondance une œuvre d’art (comme le sont les Essais de Montaigne), et même son chef-d’oeuvre. Il est vrai que la postérité exalte la sincérité témoignée par Flaubert dans ses lettres, où le libre emploi de la première personne du singulier est la prémisse d’une véritable (auto)connaissance de son usager.

La vérité est à mi-chemin, peut-être, car les chefs-d’œuvre de

Flaubert sont ses romans, mais ses lettres, si perspicaces, si vivantes, si émouvantes dans leur ton si naturel et si varié, forment un piédestal aux statues des héros qu’il a créés. (préface de Jean Bruneau, premier tome de la Correspondance, p.XXX)

9.2 La théorie de l’impersonnalité

Ce qui me semble beau, ce que je voudrais faire, c’est un livre

sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-même par la force interne de son style, comme la terre sans être soutenue se tient en l’air, un livre qui n’aurait presque pas de sujet ou du moins le sujet serait presque invisible, si cela se peut. Les oeuvres les plus belles sont celles où il y a le moins de matière; plus l’expression se rapproche de la pensée, plus c’est beau. Je crois que l’avenir de l’Art est dans ces voies. (Lettre à Louise Colet, Croisset, 16 janvier 1852; p.31/2e tome)

Dans la phrase ci-dessus, on peut percer déjà l’idéal

mallarméen du Livre Absolu, c’est-à-dire indépendant, sans sujet, un livre issu du plaisir gratuit d’écrire, car le style c’est la vie! c’est le

La Correspondance aux yeux de l’écrivain

Le principe esthétique : première priorité

Page 109: Le roman du XIX-e siècle

La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

106 Proiectul pentru Învăţământul Rural

sang même de la pensée! (Lettre à L. Colet, septembre 1853; p.427, 2e tome). Flaubert met l’accent sur les “affres du style”, parce que, selon lui, le talent d’écrire ne consiste après tout que dans le choix des mots. C’est pareil à la musique: ce qu’il y a de plus beau et de plus rare c’est la pureté du son. La suggestion musicale du style “rappelle” déjà l’art poétique de Verlaine, où l’on instaure la primauté des harmonies sonores. Plus une idée est belle, plus une phrase est sonore. (Lettre à Mademoiselle Leroyer de Chantepie, Croisset, 12 décembre 1857; p.785/2e tome) En affirmant cela, Flaubert se situe également dans le sillage de Paul Valéry, qui disait que les belles œuvres sont filles de leur forme, qui naît avec elle.

Aussi, dans la conception flaubertienne, l’art devient-il une

chance de s’évader de la grisaille quotidienne, une prémisse du bonheur exquis, celui des idées. Selon lui, l’Art est au-dessus de toute doctrine: il ne doit pas conclure, mais faire rêver, il ne doit pas être un déversoir à passion. La Poésie, dit Flaubert, ne signifie pas “l’écume du coeur”: Cela n’est ni sérieux, ni bien./…/ Il faut faire s’aimer les arbres et tressaillir les granits. On peut mettre un immense amour dans l’histoire d’un brin d’herbe. (Lettre à L. Colet, Croisset, 22 avril 1854; p.557/2e tome)

En outre, le créateur apparaît à Gustave Flaubert comme Dieu

dans la création, invisible et tout-puissant: qu’on le sente partout, mais qu’on ne le voie pas. (Lettre à Melle Leroyer de Chantepie, Paris, 18 mars 1857; p.691/2e tome) Cette idée réitère le mythe du Maître Manole, c’est-à-dire la croyance que le créateur s’efface nécessairement pour que l’œuvre brille en toute sa splendeur, pour qu’elle ait un caractère illimité symboliquement.

À cette disparition obligatoire, selon sa propre conviction,

Flaubert arrive difficilement, car il est conscient de sa dualité: Il y a quelque chose de faux dans ma personne et dans ma vocation. Je suis né lyrique, et je n’écris pas de vers.( Lettre à L. Colet, Croisset, 25 octobre 1853; p.457/2e tome)

C’est pourquoi le romancier est déçu lorsqu’il relit ses écrits de

jeunesse, car il sent y avoir trop mis de lui-même, et à l’âge mûr il déteste toute implication dans le tissu de l’œuvre. Il veut sacrifier, en écrivant, l’éternelle personnalité déclamatoire. Se tenir à l’écart, si possible, pour laisser le cerveau s’emparer de l’âme: voilà le rêve de Flaubert, qui se montre conscient, en maintes occasions à travers sa correspondance, que le manque d’ordre est la pire des choses qui puissent arriver à l’écrivain. C’est la ficelle qui fait le collier, et non les perles, croyait le romancier. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle il n’appréciat pas Lamartine: il le méprisait pour son “lyrisme poitrinaire”.

Flaubert insiste donc pour qu’on écrive froidement, comme les

scientifiques (il était convaincu que la littérature de l’avenir prendra les allures de la science): Soyons des miroirs grossissants de la vérité externe. La difficulté est de trouver la note juste et cela

La mission de l’art

L’auteur dans sa création

Ecrire comme un scientifique

Page 110: Le roman du XIX-e siècle

La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

Proiectul pentru Învăţământul Rural 107

s’obtient par une condensation excessive de l’idée /…/ (Lettre à Ernest Feydeau, Croisset, fin novembre 1857; p.782/2e tome)

Certes, l’ordre des idées représente pour l’auteur de Madame

Bovary une inquiétude premanente; nous connaissons le fait qu’il avait l’habitude de dresser le plan d’un livre jusqu’au moindre détail, en esquissant même une phrase! Il faut savoir éviter les répétitions, car il s’agit de varier la sauce continuellement et avec les mêmes ingrédients. (Lettre à Ernest Feydeau, Croisset, fin novembre 1857; p.782/2e tome)

Dans une communication de George Pistorius sur la structure

des comparaisons dans Madame Bovary il y a la statistique suivante: dans les 322 pages du roman (dans l’édition Garnier) se trouvent 318 comparaisons, ce qui donne presque exactement une moyenne d’une comparaison pour une page. (G. Pistorius, ”La structure des comparaisons dans Madame Bovary” in Cahiers de l’Association internationale des études françaises, mai 1971, numéro 23, Paris, Les Belles Lettrres; p.228)

L’auteur insiste sur le fait que dans Madame Bovary Flaubert

crée un univers qui est conçu d’analogies. Le penchant à découvrir des réciprocités, des relations des objets et des sentiments atteint chez le romancier les proportions d’une véritable passion. Mais, en même temps, “le démon de l’analogie” le pousse à renouveler constamment la structure de l’image. En effet, Gustave Flaubert utilise un grand nombre de moyens stylistiques et parcourt une série étendue de structures stylistiques. Chez lui, les deux objets de la comparaison se rapprochent ou s’opposent; ils se ressemblent, mais jamais en tout. Il y a toujours dans la manière dont Flaubert construit son image quelque chose qui les empêche de se fondre en un seul tout. Par conséquent, on constate dans le roman de Flaubert une distinction entre la comparaison et la métaphore.

Dans ce roman, la comparaison qui montre une tendance à

l’allongement, se justifie souvent en dehors de l’objet qu’elle doit éclairer. Sa structure déborde et dévie l’idée de l’auteur, et la forme naît avant le fond. George Pistorius évoque aussi la théorie de Brunetière signalant que la comparaison flaubertienne, dans la mesure où elle est la transposition directe du sentiment à la sensation des personnages, devient en quelque sorte “un instrument d’expérimentation psychologique” (Ibid., p.242) À tout cela, l’auteur de la communication sur la structure des comparaisons dans Madame Bovary, ajoute son point de vue, c’est-à-dire que la comparaison flaubertienne est avant tout "un instrument complexe et élaboré d’expérimentation stylistique”.

Nous ajoutons aussi que cette sobriété du style, ce

dépouillement volontaire, dans les conditions d’une absence complète de l’auteur, rapproche Flaubert de Stendhal et on remarque chez tous les deux un dédoublement de la conscience créatrice, un effort de lutter contre leurs modèles fascinants. Le texte se réalise désormais par l’écriture elle-même, il possède ses propres lois.

Le rôle des comparaisons

Flaubert, comme Stendhal, est l’adepte du style dépouillé d’ornements

Page 111: Le roman du XIX-e siècle

La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

108 Proiectul pentru Învăţământul Rural

9.3 L’artiste vu par Flaubert dans sa Correspondance et le rôle de la

critique

Le miracle de la création est incommensurable, indicible, et son mystère remonte à la Genèse elle-même. Ce processus ineffable fascinait tellement Flaubert, qu’il jugeait vraiment maladroite l’inclusion de toute opinion personnelle de l’écrivain: Je trouve même qu’un romancier n’a pas le droit d’exprimer son opinion sur quoi que ce soit. Est-ce que le bon Dieu l’a jamais dite, son opinion? (Lettre à George Sand, Croisset, 5 décembre 1866; p.575/3e tome)

La tâche de l’artiste devient d’autant plus difficile que son esprit

est comme une argile intérieure: il repousse du dedans la forme et la façonne selon lui. Par ailleurs, Flaubert semble conscient de la vulnérabilité de l’artiste, et il sait bien que c’est par le sacrifice assumé qu’il va accomplir sa destinée. Vers le crépuscule de sa création, l’ermite de Croisset offre par son œuvre inachevée Bouvard et Pécuchet l’image de l’écrivain heureux. En se rapportant à cette image, Claudine Gothot-Mersch finit son étude sur la Correspondance flaubertienne par cette phrase:

Et pour la première fois de sa vie, le 3 septembre 1879, huit

mois avant sa mort, ayant relu trois chapitres de Bouvard, il se déclare complètement satisfait: <<C’est très bien, très raide, très fort, et pas du tout ennuyeux.>> (Claudine Gothot-Mersch, “La Correspondance de Flaubert: une méthode au fil du temps”, in L’œuvre de l’œuvre (Études sur la correspondance de Flaubert), op. cit., p.57)

Si les lettres de Flaubert à Louise Colet composent un “manuel

du style”, elles désignent également, avec celles destinées à George Sand, Baudelaire, Taine, Sainte-Beuve, une “critique épistolaire”. Gustave Flaubert n’a jamais écrit de critique, mais il a eu l’intention de le faire, vers la fin de sa vie, comme il affirme une fois dans une lettre à G. Sand: Quand je serai vieux, je ferai de la critique; ça me soulagera. – Car souvent j’étouffe d’opinions rentrées. (Lettre à G. Sand, Croisset, 5 juillet 1868; p.771/3e tome)

En principe, la critique, telle qu’elle était faite par la plupart de

ses contemporains, lui répugne, parce que les „opinions rentrées” l’étouffent. À coup sûr, le mépris que Flaubert porte à la critique de son époque est quasi-constant, à travers sa correspondance. À l’exception de Sainte-Beuve, qu’il croyait attaché à la „bande” (c’est-à-dire aux esprits estimés par l’ermite de Croisset), les autres critiques étaient des “malins” et des “gaillards” jugeant de tout, sans comprendre rien de ce que l’écrivain a voulu faire, ignorant complètement le goût et le talent de celui-ci. Une „fébrile médiocrité” des critiques journalistes semble pousser ceux-ci à reprocher toujours à un écrivain de n’avoir pas fait blanc quand il a fait noir, et a voulu faire noir. (Claude Mouchard, “Flaubert critique”, in L’Oeuvre de l’oeuvre, op. cit., p.106)

La tâche de l’artiste

Le rôle de la critique

La réflexion sur le travail de l’écrivain

Page 112: Le roman du XIX-e siècle

La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

Proiectul pentru Învăţământul Rural 109

Cette incapacité des critiques de distinguer clairement à la

„conception” (comme dirait Goethe), est à la base du scepticisme foncier de Flaubert, observe Claude Mouchard: Le critique est la voix douteuse, mais inévitable de l’extériorité.(ibid.,p.90) Les critiques contemporains à Flaubert manquent, selon celui-ci, d’une éthique intrinsèque, d’un instinct nécessaire, que seuls les écrivains de talent puissent posséder – d’où la critique d’écrivain à écrivain, entre „voisins”, comme dit le romancier. Ne pas ressembler au voisin, tout est là. (Lettre à Charles de La Rounat, Paris, février-mars 1857; p.688/2e tome)

C’est pourquoi l’auteur de Bouvard et Pécuchet - cette

encyclopédie critique en farce - considérait la critique le dernier échelon de la littérature, comme forme, presque toujours, et comme valeur morale, incontestablement. (Lettre à L. Colet, Croisset, 28 juin 1853; p.368/2e tome)

Et la rage de Gustave Flaubert s’avère énorme, quand il voit les

soi-disant critiques mettre sur le même rang un chef-d’oeuvre et une turpitude. On exalte les petits et on rabaisse les grands. Rien n’est plus bête ni plus immoral. (Lettre à G. Sand, le 2 février 1869, citée par Claude Mouchard, op..cit., p.144)

Comment voir les cimes azurées des oeuvres à faire, si la

contemplation des „grandes choses” est une démarche vouée à l’échec? Les „grandes choses”, dans la vision de Gustave Flaubert, sont les œuvres qui incarnent la Beauté, l’Idéal, l’Art en soi. Un livre éclairé par la lumière qu’il fournit lui-même. Et celle rayonnant des romans flaubertiens est toujours une autre, étrange et éblouissante…

La quête de la Beauté est pour l’écrivain d’autant plus

douloureuse qu’il se découvre animé par les idéaux contradictoires, parmi lesquels celui du style qui le fait „haleter sans trêve.” Et les poètes, les artistes, toute la race humaine seraient bien malheureux, si l’Idéal, cette absurdité, cette impossibilité était trouvée, comme affirmait Baudelaire au Salon de 1846 (De l’idéal et du monde). Telle était aussi la conception de Flaubert, voire son credo de toute sa vie.

Essayant d’expliquer les mécanismes secrets de la création,

Gustave Flaubert avait l’intention de „dire”, dans la préface du R[onsard] /…/ l’histoire du sentiment poétique en France /…/ (Lettre à L. Colet, Croisset, 27 mars 1853, p.285/2e tome). Il voulait tout d’abord faire voir pourquoi la critique esthétique est restée si en retard de la critique historique et scientifique /…/ (Lettre à L. Colet, 7 septembre 1853; p.427/2e tome). Il était sûr qu’il n’y avait point de base. Conformément aux principes de Flaubert, chaque œuvre à faire a sa poétique en soi, qu’il faut trouver.

Chaque œuvre est accompagnée de sa poétique, et pour

trouver la quintessence de chacune, une critique toute neuve devient absolument nécessaire, direction qui l’effraie et vers laquelle il se dirige, pourtant.

L’Idéal de la Beauté

Page 113: Le roman du XIX-e siècle

La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

110 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur la doctrine et la pratique du roman chez Flaubert. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant la rubrique ”Les clés du test d’autoévaluation”.

1. Qu’est-ce que signifie la théorie de l’impersonnalité de Flaubert?

2. Quel est le rôle de l’art, selon Flaubert?

3. Quelle était la conception de Flaubert sur la critique?

9.4 La poétique dans la vision de Flaubert

Dans une lettre, adressée à Louise Colet, Gustave Flaubert avoue, encore une fois, l’émerveillement qu’il ressent envers le simple mot, étant pleinement convaincu de l’existence du Beau dans le détail plus souvent que dans l’ensemble. Il aimait par-dessus tout les œuvres qui sentent la sueur, celles où l’on voit les muscles à travers le linge et qui marchent pieds nus, ce qui est plus difficile que de porter des bottes.

Tout comme Paul Valéry, Flaubert croyait que le vrai écrivain

est celui qui ne trouve pas facilement ses mots. Alors, il les cherche et, en les cherchant, il trouve quelque chose de meilleur. Ainsi, fait-il voir ce que les autres n’ont pas vu; Valéry modifie même l’axiome cartésien, en disant qu’il y a une partie de l’homme qui ne se sent vivante que pendant la création: j’invente, donc j’existe.

Mais l’invention n’est qu’une manière de voir, et Flaubert insiste

sur l’idée qu’un livre a été pour lui une manière spéciale de vivre, un moyen de se mettre dans un certain milieu.( Lettre à Madame Jules Sandeau, Croisset, 7 août 1859; p.34/3e tome)

L’écrivain et sa besogne

Page 114: Le roman du XIX-e siècle

La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

Proiectul pentru Învăţământul Rural 111

En anticipant la conception de Jean Moréas, l’auteur de Madame Bovary croit que le monde n’existe que pour servir de prétexte à son œuvre, ou bien comme Mallarmé, Flaubert suggère que le monde attend le vers, le mot-métaphore, pour aboutir à un livre. Le monde devient finalement poésie, se poétise.

Chez Gustave Flaubert, la poétique devient explicite dans la

Correspondance, assurément. Selon Mircea Martin, la conscience poétique n’est pas autre chose que l’effort toujours renouvelé du poète d’entrevoir, provoquer et conserver sa propre vocation. (Cf. M. Martin, “Lucian Blaga: Entre la poétique explicite et la poétique implicite” in Cahiers roumains d’études littéraires, 2/1982, Bucureşti, Univers, p.47)

Cette vérité s’applique aussi à Flaubert, mais l’écrivain connaît

des inquiétudes supplémentaires: il est né lyrique et préfère quand même la prose! L’auteur de Madame Bovary s’assume les difficultés (tout comme le sujet et le style du roman évoqué ci-dessus), et semble conscient de ses performances:

Quelle chienne de chose que la prose! Ça n’est jamais fini; il y a

toujours à refaire. Je crois pourtant qu’on peut lui donner la consistance du vers. Une bonne phrase de prose doit être comme un bon vers, inchangeable, aussi rythmé, aussi sonore. Voilà du moins mon ambition (il y a une chose dont je suis sûr, c’est que personne n’a jamais eu en tête un type de prose plus parfait que moi; mais quant à l’exécution, que de faiblesses, que de faiblesses mon Dieu!) (Lettre à L. Colet, Croisset, 22 juillet 1852; p.135-136/2e tome)

En effet, le but de la création est d’éblouir le créateur lui-même;

écrire signifie par-dessus tout se connaître. Flaubert s’avère très exigeant avec lui-même et presque toujours mécontent de son travail, qu’il trouve fragmentaire, incomplet. La voie de l’avenir serait dans ces mots:

Il faudrait tout connaître pour écrire. Tous tant que nous

sommes, écrivassiers, nous avons une ignorance monstrueuse, et pourtant comme tout cela fournirait des idées, des comparaisons! La moelle nous manque généralement! Les livres d’où ont découlé les littératures entières, comme Homère, Rabelais, sont des encyclopédies de leur époque. Ils savaient tout, ces bonnes gens-là; et nous, nous ne savons rien. Il y a dans la poétique de Ronsard un curieux précepte: il recommande au poète de s’instruire dans les arts et les métiers, forgerons, orfèvres, serruriers, etc., pour y puiser des métaphores. C’est là ce qui vous fait, en effet, une langue riche et variée. Il faut que les phrases s’agitent dans un livre comme les feuilles dans une forêt, toutes dissemblables en leur ressemblance. (Lettre à L. Colet, Croisset, 7 avril 1854; p.544-545/2e tome).

Quant à l’option de Flaubert pour la prose, elle est issue de son

intuition du nouveau: en effet, l’écrivain croyait que le vers est la forme par excellence des littératures anciennes. Toutes les

L’avènement de l’art, selon Flaubert

Page 115: Le roman du XIX-e siècle

La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

112 Proiectul pentru Învăţământul Rural

combinaisons prosodiques étant faites, la prose est née d’hier dans sa vision.

Paul Valéry a vu la poésie comme la danse et la prose comme

la marche quotidienne; s’il définit la poésie comme une hésitation prolongée entre le son et le sens, Flaubert avait dit, avant lui, que le roman est une longue hésitation entre la forme et le contenu. Mais tous les deux, même si séparés par le temps, ont insisté sur l’élaboration consciente, voire scientifique, du texte, sur l’effort lucide et soutenu, jusqu’au point où celui-ci devient une fête de l’Intellect, pour reprendre le fameux syntagme de Valéry.

Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires: 1. La théorie de l’impersonnalité signifie la manière d’écrire

de Flaubert où l’écrivain ne doit jamais donner son opinion, mais tout au contraire “faire et se taire” (être comme Dieu: invisible, mais tout puissant).

2. Le rôle de l’art est pareil a celui de la religion,: rien ne

compte plus que l’exercice de la littérature; le principe de l’esthétique est prioritaire: plus une phrase est belle, plus elle est vraie.

3. Flaubert n’appréciait pas la critique; pour lui, ce travail

était un mal nécesaire, mais si elle est faite par des professonnels, la critique peut engendrer la mode dans la littérature.

Test de contrôle 9 Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 9.

Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

Conception de Paul Valéry sur la poésie/prose

Page 116: Le roman du XIX-e siècle

La doctrine et la pratique du roman chez Gustave Flaubert

Proiectul pentru Învăţământul Rural 113

1. Montrez quelle est la théorie de l’impersonnalité dans l’art chez Gustave Flaubert. (12-15 lignes; 4 points)

2. Décrivez brièvement le „style nécessaire” selon Flaubert

(les figures de style qu’il préférait). (8-10 lignes; 3 points)

3. Mettez en évidence le point de vue de l’écrivain sur le rôle

de la critique. (8-10 lignes; 3 points)

Références bibliographiques:

BALOTĂ, Nicolae, Literatura franceză de la Villon la zilele noastră, Cluj-Napoca, Editura Dacia, 2001.

Cahiers de l’Association internationale des études françaises, mai 1971, numéro 23 (volume publié avec le concours du C.N.R.S., de la Direction des Arts et Lettres et de l’U.N.E.S.C.O., à l’occasion du XXIIe Congrès de l’Association, le 24 juillet 1970); Paris, Société d’édition “Les Belles Lettres”, 1971. DEBRAY-GENETTE, Raymonde, NEEFS, Jacques, L’œuvre de l’œuvre (Études sur la correspondance de Flaubert), Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 1993. FLAUBERT, Gustave, Correspondance, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 4 vol., 1973-1998. THIBAUDET, Albert, Gustave Flaubert, Paris, Gallimard, coll, „Tel”, 1992; (chap. „Le style de Flaubert”), pp.221-286.

Page 117: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

114 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Unité d’apprentissage 10 PASSIONS ET PERSONNAGES FLAUBERTIENS Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 10 114 10.1 Salammbô, passion et mystère 115 10.2 L’Éducation sentimentale 117

Test d’autoévaluation 122 10.3 Les héros anonymes: Félicité, Bouvard et Pécuchet 122

Les clés du test d’autoévaluation 126 Test de contrôle 10 126 Références bibliographiques 127

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 10

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de:

• caractériser certains personnages des romans flaubertiens; • commenter le côté passionnel dans la construction de ces personnages;

• mettre en évidence les caractéristiques du style flaubertien.

Dans cette unité d’apprentissage nous proposons une mise en

évidence de certains des personnages les plus fameux de Flaubert, dont le trait dominant c’est la passion pour une idée, pour un mode de vie, pour une personne, etc.

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Passions et personnages flaubertiens

Proiectul pentru Învăţământul Rural 115

10.1 Salammbô, passion et mystère De tous les romans de Flaubert (sauf La Tentation de Saint

Antoine, qui est plutôt un livre-confession qu’un roman proprement-dit), c’est Salammbô qui semble le plus étrange. En effet, sa bizarrerie vient de la tentative de l’écrivain de faire surgir dans les pages de son roman tout un monde disparu, dont on ne conserve que des traces mystérieuses et le souvenir d’une légendaire grandeur.

Conçu comme une réaction au prosaïsme d’Yonville et à

l’enfermement de Madame Bovary, Salammbô, sujet oriental, n’exempte pas son auteur du dur labeur de l’écriture.

La nécessité de la documentation sur place apparaît à l’écrivain

plus impérieuse que jamais, vu le spécifique de Carthage, qui figure, selon Albert Thibaudet, dans l’Antiquité classique comme “un bloc isolé”, par sa civilisation, une cité singulière, disparue sans aucune trace dans le courant commun de la culture.

Flaubert entreprend un voyage aux ruines de Carthage, sur le

conseil de Théophile Gautier, qui connaissait son souci du détail, son culte de la vérité. Les notes de ce voyage sont extrêmement brèves, conçues quelquefois comme de simples et minutieux relevés topographiques, mais permettent d’ajuster la géographie romanesque à la géographie réelle, de mieux comprendre les sensations et la psychologie des héros carthaginois.

Le roman Salammbô est une provocation pour l’auteur lui-

même. Dégoûté par la vie moderne, il a la folie de ressusciter Carthage. En plus, chaque fois, un nouveau livre est pour Gustave Flaubert “une manière spéciale de vivre”.

Le livre est aussi un expériment dédié à Sainte-Beuve, auquel

Flaubert envoie en décembre 1862 une lettre pour expliquer que toutes les descriptions servent à ses personnages, que rien n’y est gratuit. Le romancier indique également des documents historiques pour anihiler les reproches du critique, quant aux pages de Salammbô qui présentaient les supplices des Mercenaires. Une phrase tirée de cette lettre (décembre 1862), conçue comme une réaction au troisième article de Sainte-Beuve au sujet de ce roman flaubertien, nous a semblé bien significative:

Je crois même avoir été moins dur pour l’humanité dans

Salammbô que dans Madame Bovary. La curiosité, l’amour qui m’a poussé vers des religions et des peuples disparus, a quelque chose de moral en soi, et de sympathique, il me semble !?

À vrai dire, le roman Salammbô est tout à fait spécial. En vain

les critiques se sont-ils efforcés d’y trouver les ingrédients usuels d’un roman historique à la Walter Scott. Mais le roman n’est pas, cela non plus, une féerie, une fantaisie! La cruauté des Carthaginois

La genèse de Salammbô

Carthage, fondée en 814 av. J.-C. par des Phéniciens dans une presq’île près de laquelle se trouve aujourd’hui Tunis. Elle fut détruite à la fin de la troisième guerre punique par Scipion Émilien (147 av. J.-C.). Devenue colonie romaine, elle fut la véritable capitale de l’Afrique romaine et de l’Afrique chrétienne.

Hendreich – dans son ouvrage Carthago, seu Carth. Respublica, 1664 – avait réuni des textes pour prouver que les Carthaginois avaient la coutume de mutiler les cadavres de leurs ennemis.

Page 119: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

116 Proiectul pentru Învăţământul Rural

n’est point une invention de Flaubert, qui savait la réalité aprés avoir fouillé les documents.

Salammbô a reçu, elle aussi, une éducation spéciale de type

mystique. Elle connaît, par exemple, le pouvoir effectif des mots qui sont utilisés dans les malédictions, tout comme le fait qu’une malédiction peut se tourner contre la personne qui l’a formulée. Elle sait également que, selon la croyance de son peuple, la naissance d’une fille est un signe de guignon:

Hamilcar s’arrêta, en apercevant Salammbô. Elle lui était

survenue après la mort de plusieurs enfants mâles. D’ailleurs, la naissance des filles passait pour une calamité dans les religions du Soleil.

Mais l’aspect le plus impressionnant de la croyance

carthaginoise est lié à l’image du serpent. Dans le chapitre X, intitulé Le Serpent, nous recevons des explications concernant le mythe attribué à cet animal ancestral:

/…/ et le serpent était pour les Carthaginois un fétiche à la fois

national et particulier. On le croyait fils du limon de la terre, puisqu’il émerge de ses profondeurs et n’a pas besoin de pieds pour la parcourir; sa démarche rappelait les ondulations des fleuves, sa température les antiques ténèbres visqueuses pleines de fécondité /…/

Salammbô est une troublante histoire des passions mystiques,

des mystères de la femme. Flaubert a répondu aux reproches qu’on lui avait faits sur l’invraisemblance de son personnage que c’est vraiment impossible qu’on le contredise, car personne de ses contemporains n’a pu connaître directement les femmes de Carthage!

Apparemment invulnérable, Salammbô est charmée par Mathô,

le chef des Mercenaires, l’homme qui a éveillé en elle une féminité à laquelle elle avait renoncé d’emblée, pour des raisons religieuses. Malheureusement, Hamilcar promet sa fille à Narr’Havas, le roi des Numides, en récompense de ses services, rendus pendant la lutte avec les Barbares. Les “fiançailles indissolubles” dont Hamilcar unit Salammbô et Narr’Havas avaient un rituel précis: on mit entre les mains de Salammbô une lance qu’elle offrit à Narr’Havas; on attacha leurs puces l’un contre l’autre avec une lanière de boeuf, puis on leur versa du blé sur la tête /…/

Le roman Salammbô paraît écrit sous le signe du sacrifice

humain. La plupart des tableaux descriptifs ont pour sujet le meurtre, la torture. Pendant la lutte avec les Barbares, les Carthaginois avaient besoin de tendons pris au cou des taureaux ou bien aux jarrets des cerfs. Mais parce qu’il n’existait dans Carthage ni cerfs ni taureaux, Hamilcar demanda aux Anciens les cheveux de leurs femmes; toutes les sacrifières. L’une des pages les plus touchantes quant au sacrifice humain est celle où Mathô, celui que Salammbô a

La signification du serpent pour les Carthaginois

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Passions et personnages flaubertiens

Proiectul pentru Învăţământul Rural 117

aimé secrètement, est tué d’une manière bestiale. C’est le comble de la cruauté manifestée par les gens envers l’un de leurs semblables:

Il n’avait plus, sauf les yeux, d’apparence humaine; c’était une

longue forme complètement rouge; ses liens rompus pendaient le long de ses cuisses, mais on ne les distinguait pas des tendons de ses poignets tout dénudés; sa bouche restait grande ouverte; de ses orbites sortaient deux flammes qui avaient l’air de monter jusqu’à ses cheveux; - et le misérable marchait toujours!

La fin du roman est polyphonique, comme si toute la nature

participait à la tragédie. Ce fut un seul cri, les édifices tremblèrent, Carthage entière semblait convulsée dans le spasme d’une joie titanique. Les dernières lignes du roman nous laissent l’image de Salammbô morte, comme dans les tragédies antiques.

10.2 L’Éducation sentimentale

Ce roman flaubertien a aussi un sous-titre: “Histoire d’un jeune

homme”. Sans être véritablement un “bildungsroman”, L’Éducation sentimentale est plutôt une œuvre statique. L’action manque, l’auteur préférant nous présenter le périple des pensées de Frédéric Moreau, son héros.

D’ailleurs, l’histoire de ce jeune homme est un peu la sienne, car

Flaubert - à l’époque de sa jeunesse – a eu presque les mêmes goûts et aspirations que Frédéric. C’est pourquoi la parole de l’écrivain est souvent ambiguë, selon Michel Raimond (“Le réalisme subjectif dans L’Éducation sentimentale” in Travail de Flaubert, Paris, Seuil, 1983, p.91). En général, observe le critique, Flaubert renvoie à une réalité qui est suggérée sans être dite. L’ambiguïté, la suggestion font de l’auteur de L’Éducation sentimentale un proustien incontestable:

De même que le narrateur du Temps perdu apercevra, à tel

moment, du trottoir, la fenêtre allumée d’Albertine, de même Frédéric contemple les fenêtres qu’il suppose être celles de Mme Arnoux. Vue du dehors, la fenêtre close est le signe d’une intimité à laquelle on n’a point part.

Cette technique du regard, surtout par les yeux du personnage

central, avait déjà été exploitée dans Madame Bovary. Michel Raimond attire l’attention sur l’abondance du vocabulaire de la perception, de l’apparition et de la disparition; le roman commence même par une telle “apparition”, lorsque Madame Arnoux est présentée au lecteur par les yeux de Frédéric. Ainsi, le roman devient-il “découverte”, plus qu’”invention”. Celui qui lit les premières pages de L’Éducation sentimentale contemple un défilé d’images, le réel prend volontiers les allures du rêve (le mot “rêve” est parmi les plus fréquemment utilisés), en se prolongeant dans un rêve. Le monologue intérieur, sous la forme du style indirect sont les moyens les plus utilisés de suggérer la vie intérieure des personnages.

L’Education sentimentale, le roman d’une génération

Page 121: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

118 Proiectul pentru Învăţământul Rural

L’Éducation sentimentale est une tentative peu dissimulée de

faire l’histoire d’une génération (chose avouée par Gustave Flaubert dans sa Correspondance). Frédéric Moreau n’est qu’un représentant de cette génération.

Dans le roman, il existe une cinquantaine de personnages, qui

ont chacun un nom. La plupart d’entre eux n’ont point d’existence au-delà de ce nom, mais le fait qu’ils figurent dans le roman suggère l’appartenance à une génération. Une vingtaine de ces personnages ont une identité plus précise, même très précise: les Arnoux, les Dambreuse, les Roque, puis les célibataires – Deslauriers, Martinon, Cissy, Sénécal, Hussonnet, Dussardier, Pellerin et Rosanette. Jean Borie, celui qui fait ces observations statistiques (Frédéric et les amis des hommes, Paris, Grasset, 1995, p.168), conclut: sociologiquement, l’échantillon représentatif est complet; presque toutes les classes de la société figurent dans ce groupe, et certainement toutes les politiques importantes.

Cissy représente la noblesse terrienne, probablement

légitimiste; Dambreuse est le type représentatif pour l’aristocratie financière orléaniste; Arnoux est un petit “entrepreneur” républicain modéré; Sénécal est le socialiste dogmatique; Dussardier – républicain, mais non socialiste. Le père Roque, Madame Moreau mère représentent la province bourgeoise. Arnoux, par exemple, n’est pas seulement le mari de la femme que Frédéric aimera au long du livre, mais le centre d’une société à laquelle Frédéric appartiendra. Flaubert organise ses personnages dans de vrais centres de sociabilité.

De la sorte, les opinions des personnages dévoilent des

conceptions différentes sur la même réalité. Le peuple est “souverain” pour ceux comme Hussonnet, “sublime” pour Frédéric. La même divergence se manifeste dans la conception sur les femmes. D’ailleurs, la situation de la femme est posée, interprétée en maintes reprises. S’il s’agit de la femme-objet de l’amour, Frédéric préfère l’étrangère, la mystérieuse. Arnoux, au contraire, ne désire que les femmes qu’il connaît et dont il sait d’avance tout. Au cas de Frédéric Moreau, il y a aussi question d’une autre expérience: par Madame Arnoux il veut connaître l’amour, par Rosanette – le plaisir, par Madame Dambreuse – le prestige social et par Mademoiselle Roque - la virginité. Certaines de ses expériences sont restées purement théoriques (la première et la quatrième).

Frédéric nous apparaît comme un héros préparé toujours à la

découverte, qui a seulement deux passions stables et partagées: son amour pour Marie Arnoux et son amitié pour Deslauriers. Il ne domine jamais les femmes, mais se laisse plutôt dominer, en s’abandonnant à elles. Il est, de ce point de vue, “insuffisant” et inférieur à Emma Bovary, parce qu’il incarne l’image exemplaire du “petit-bourgeois”, mi-victime, mi-exploiteur, égoïste, précautionneux, frustré et imaginatif.

Frédéric Moreau, personnage amoureux de la découverte et de l’expériment

Page 122: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

Proiectul pentru Învăţământul Rural 119

Pourtant, comme Emma, Frédéric est sublime par son désir (qui est toujours plus large que la jouissance). À la différence d’Emma Bovary, Marie Arnoux est la femme qui n’est pas vaniteuse, prétentieuse, qui n’a pas de désirs voluptueux. Elle est juste le contraire de Madame Bovary, et la réaction de Frédéric en est la preuve: Ah! Quelles maximes bourgeoises vous avez! Cette réplique de Frédéric vient après la conclusion de Madame Arnoux que le bonheur est impossible, s’il suppose des mensonges, des inquiétudes et des remords.

Néanmoins, Frédéric Moreau espère, dès le début, connaître

pleinement Mme Arnoux (savoir des détails sur sa demeure, sa vie, son passé). Elle ressemble, selon Frédéric, aux femmes des livres romantiques, de sorte qu’il n’aurait voulu rien ajouter, rien retrancher à sa personne. De ce point de vue, Frédéric Moreau de L’Éducation sentimentale est un personnage moderne, c’est-à-dire il fait la première expérience de la passion, sans rattacher celle-ci à un objet réel. Il avait connu l’amour, comme les jeunes hommes et les jeunes femmes d’aujourd’hui, dans les livres, chose qui explique le désir de le connaître ensuite par la voie de l’imagination.

Ces passions sont vagues, leur pouvoir est illimité, vu l’objet

imaginaire. Chateaubriand avait prévu le développement de cette mentalité livresque, et il faut dire qu’une telle orientation féminise en quelque sorte la société; en effet, cette mentalité caractérise surtout les femmes, qui ont une propension plus évidente pour le rêve. Flaubert comprend d’autant mieux cette mentalité qu’il admire Chateaubriand, pour le fait d’avoir inauguré une nouvelle sensibilité. La mélancolie, l’ennui parcourent le XIXe siècle, surtout durant les premières décennies. Comme Flaubert, Frédéric Moreau n’est pas intéressé aux divers mouvements sociaux de son époque. L’image de sa passion, incarnée par Mme Arnoux, le séduit à jamais:

Qu’est-ce que j’ai à faire dans le monde? Les autres s’évertuent

pour la richesse, la célébrité, le pouvoir! Moi, je n’ai pas d’état, vous êtes mon occupation exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées. Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans l’air du ciel!

À l’opposé on trouve la mentalité des femmes comme

Rosanette, qui croient qu’elles sont nées exclusivement pour l’amour ou pour élever des enfants, pour tenir un ménage. D’ailleurs, en présentant la vie de Rosanette (Flaubert pousse son personnage à la confession), l’auteur de L’Éducation sentimentale évoque la mentalité de la jeune fille désenchantée qui devient fille de jouissance. Après avoir voulu travailler dans un magasin, puis comme actrice, Rosanette est devenue l’amante de beaucoup d’hommes qui, tour à tour, ont détruit son espoir au bonheur. Malheureusement, Rosanette ne garde point l’amour de Frédéric; elle n’aura ni même la joie de la maternité, parce que son enfant, fruit de la relation avec Frédéric, meurt en bas âge.

Sensibilité du personnage Frédéric Moreau, incarnant l’homme romantique

La psychologie féminine

Page 123: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

120 Proiectul pentru Învăţământul Rural

L’Éducation sentimentale a suscité des discussions contradictoires, des interprétations très différentes, dès la signification du titre. Flaubert lui-même donne une variante en sous-titre (Histoire d’un jeune homme), après avoir abandonné une autre, vraiment suggestive, selon nous: Les Fruits secs.

Par rapport à Madame Bovary, qui refuse la réalité décevante,

Frédéric Moreau se “réforme”. Cette réforme n’est que temporaire, elle peut difficilement passer pour une bonne nouvelle, car, même si Frédéric remplace l’”objet” de son désir (Madame Arnoux) par un substitut (Rosanette), cela s’avère plus qu’une grande leçon pratique, mais “une affreuse mortification “ pour l’esprit. C’est la raison pour laquelle Flaubert était aussi indulgent avec Frédéric qu’il était implacable avec Madame Bovary. Nous comprenons ainsi pourquoi la vie de Frédéric se termine par une vieillesse presque apaisée, alors que celle de Madame Bovary se termine avec le martyre:

C’est que Madame Bovary vivait pleinement le désir et ses

mortelles illusions, tandis que Frédéric est destiné à en conduire le deuil: le deuil est le devoir des survivants. C’est là, me semble-t-il, le sens du mot éducation dans le titre: une éducation par le deuil, le chant funèbre du désir détruit. (Jean Borie, Frédéric ou les amis des hommes, Paris, Grasset, 1995, p.58)

Le type de Frédéric Moreau, le double masculin d’Emma

Bovary, est encore plus fréquent dans la vie. Il gâche sa vie, mais pas totalement; il sauve des débris de ses rêves l’espoir d’une existence paisible et aisée. D’ailleurs, dans le septième chapitre (troisième partie), Flaubert présente télégraphiquement le bilan de la vie de chaque personnage important. La plupart de ceux-ci ont accepté des compromis pour se faire une situation. Quant à Frédéric, il arrive à vivre en petit bourgeois. Ce dernier chapitre du livre “exhume” un peu la jeunesse de chaque personnage, en communiquant au lecteur un fort sentiment de nostalgie.

On pourrait parler d’un “romantisme politique”, d’une maladie

commune à ceux qui rêvent l’amour, à tous les sentimentaux. Flaubert lui-même encourageait une lecture de son roman en fonction d’un “mal du siècle” global. La “maladie” de Frédéric Moreau est celle de toute la société française. Le “vague des passions” (dont parlait Chateaubriand au début du XIXe siècle) s’est aiguisé, en devenant inséparable du “vague des politiques”. L’enfant du siècle est tout le siècle.

Le mot d’ordre dans L’Éducation sentimentale est le verbe

“sentir”. Cela signifie d’ailleurs exister, le sentiment contient l’affection, le désir, la rêverie, tout ce qui s’oppose à “faire”. Selon Michel Crouzet, le sentiment c’est le meilleur et le pire, c’est la croyance de “l’Éden de l’idéal” et du vrai; mais c’est aussi la bêtise, l’adhésion fanatique “aux pseudo-idées généreuses”. L’Éducation sentimentale est le roman de l’illusion collective dissipée, petit à petit,

Frédéric Moreau, le double de Madame Bovary

Fruits secs

Page 124: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

Proiectul pentru Învăţământul Rural 121

par la réalité des événements politiques. Idéalisme amoureux et politique dans une dialectique de l’agonie.

Ce qui séduit le lecteur de L’Éducation sentimentale, c’est

l’incessant rapprochement de l’Idéal. Rosanette est le symbole de l’utopie de la République (ce n’est pas par hasard que le même jour où éclate la Révolution Rosanette devient la maîtresse de Frédéric). En plus, la République correspond à l’effacement de Madame Arnoux, c’est-à-dire tout comme Madame Arnoux, la République a seulement des ennemis. Faute d’idéal, la République succombe.

En dernière analyse, tout est sentiment. Selon Flaubert, le

comble de la civilisation serait de n’avoir besoin d’aucun bon sentiment. L’Éducation sentimentale est le roman où tout le monde trahit tout le monde, et où toutes les consciences (sauf celle de Mme Arnoux et encore) se révèlent tortueuses et prêtes à toutes les hypocrisies, où les mauvais sentiments et les ressentiments sont universels, comme la mauvaise foi. (Michel Crouzet, “Passion et politique dans l’Éducation sentimentale” in Flaubert, la femme, la ville, à l’occasion de la Journée d’études, organisée par l’Institut de français de l’Université de Paris X, 1982, p.62)

Le sujet du roman:l’Idéal

Page 125: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

122 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur l’œuvre de

Gustave Flaubert. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant la rubrique “Les clés du test d’autoévaluation”.

1. Où se passe l’action du roman Salammbô et pourquoi l’auteur a-t-il choisi cet espace ?

2. Quels sont les personnages principaux du roman Salammbô et quelle est leur histoire commune ?

3. Après avoir relu les dernières pages de Salammbô, racontez la fin du roman.

10.3 Les héros anonymes: Félicité, Bouvard et Pécuchet

Au sujet des Trois Contes, nos commentaires seront axés sur le premier texte, Un coeur simple. En effet, cette nouvelle de Flaubert n’est que l’histoire d’une âme avide d’attachement, qui aboutit à un fétichisme (le perroquet Loulou sera, dans l’imagination de Félicité, l’incarnation du Saint Esprit). En même temps, ce récit, qui aurait satisfait entièrement le goût de George Sand (morte en 1876, une année avant la parution du recueil, qui lui était d’ailleurs dédié), fait naître en nous l’émotion, la tendresse. Un cœur simple suscite non seulement la pitié du lecteur, mais aussi sa compréhension pour toute vie humaine anonyme et malheureuse, pour l’isolement auquel sont condamnés les infortunés du sort.

Ce texte d’une cinquantaine de pages met en relief les

sensibilités modernes qui étaient en germes dans le pourissement du romantisme, le sentiment de l’absurde, le surréalisme, le réquisitoire contre la civilisation: en somme, les grandes avenues littéraires du XIXe siècle.

Trois Contes – un hommage à George Sand

Page 126: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

Proiectul pentru Învăţământul Rural 123

Dès les premières pages, Flaubert nous présente tout d’abord le

scénario des travaux domestiques de Félicité, et, dans un paragraphe seulement, il nous offre le portrait de cette femme. Extrêmement économe, Félicité nous rappelle la grande Nanon, la servante de Félix Grandet, le héros balzacien bien connu. Se levant tôt, vivant en robot, elle nous évoque la vie des domestiques, en général, de même que leur approchement de la religion. Une existence d’horloge, où les “aiguilles” sont les maîtres de la maison et Dieu. Le petit train-train de la vie est résumé au cas de Félicité dans le paragraphe ci-dessous:

Elle se levait dès l’aube, pour ne pas manquer la messe, et

travaillait jusqu’au soir, sans interruption; puis, le dîner étant fini, la vaisselle en ordre et la porte bien close, elle enfouissait la bûche sous les cendres et s’endormait devant l’âtre, son rosaire à la main. Personne, dans les marchandages, ne montrait plus d’entêtement. Quant à la propreté, le poli de ses casseroles faisait le désespoir des autres servantes. Économe, elle mangeait avec lenteur, et recueillait du doigt sur la table les miettes de son pain, - un pain de douze livres, cuit exprès pour elle, et qui durait vingt jours. (Trois Contes, Paris, Librairie Générale Française, 1983, p.5)

Félicité, comme Nanon (du roman balzacien Eugénie Grandet),

est une servante exemplaire, fidèle et passionnée de son travail quotidien; elle ne connaît la fatigue ou l’ennui, elle ne veut qu’économiser l’argent de son maître, même au détriment, sinon surtout en défaveur de son confort personnel. En effet, elle adore sa maîtresse, Mme Aubin, et notamment ses enfants; c’est pourquoi la mort de Virginie, la fille de Mme Aubin, la boulverse à jamais.

Modeste d’aspect, Félicité est le tableau vivant du manque

d’aspiration. Son unique orgueil est de bien remplir ses tâches quotidiennes et de se trouver en bonne relation avec Dieu. Nous nous rappelons aussi une autre figure de servante, peinte magistralement par Flaubert dans l’épisode des Comices agricoles de Madame Bovary. Il s’agit de Catherine-Élisabeth-Nicaise-Leroux, une humble servante qui, ayant la surprise de recevoir un prix, elle va l’offrir au curé du village, pour qu’il lui dise des messes, attitude choquante et ridicule aux yeux de l’assistance bourgeoise dont elle est entourée, pendant la cérémonie. Leur portrait est à peu près pareil. L’auteur insiste sur la modestie des vêtements, sur l’aspect des mains qui ont tant peiné durant la vie, et notamment sur la timidité et le mutisme de la femme-domestique, qui, habituée plutôt à fréquenter le bétail, parle très peu. C’est ainsi que finit le premier chapitre de la nouvelle Un coeur simple:

En toute saison elle portait un mouchoir d’indienne fixé dans le

dos par une épingle, un bonnet lui cachant les cheveux, des bas gris, un jupon rouge, et par-dessus sa camisole un tablier à bavette, comme les infirmières d’hôpital.

Son visage était maigre et sa voix aiguë. À vingt-cinq ans, on lui en donnait quarante. Dès la cinquantaine elle ne marqua plus

Le type de la domestique fidèle

Portrait de Félicité

Une existence rangée

Page 127: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

124 Proiectul pentru Învăţământul Rural

aucun âge; - et, toujours silencieuse, la taille droite et les gestes mesurés, semblait une femme en bois, fonctionnant d’une manière automatique.

On se croirait devant la statue de la domestique, tellement ce

portrait est suggestif et complet, de sorte qu’on pourrait le prendre pour une effigie. Félicité est le prototype par excellence de la servante. Si la topographie “épouse” les moeurs, cela est parfaitement visible dans Un coeur simple. Flaubert explique clairement l’organisation de la maison, la destination de chaque pièce. Au premier étage, il y avait d’abord la chambre de “Madame”, très grande, élégante, contenant le portrait de “Monsieur”. Cette chambre communiquait avec une autre, plus exiguë, où l’on voyait deux couchettes d’enfants. Puis venait le salon, ensuite le corridor qui menait à un cabinet d’études. Une lucarne au second étage éclairait la chambre de Félicité, ayant vue sur les prairies. Nous retrouvons ces détails topographiques témoignant des mœurs de l’époque dans L’Histoire de la vie privée (le quatrième volume, consacré au XIXe siècle), dans le chapitre intitulé “Manières d’habiter (Intérieurs bourgeois)”, rédigé par Michelle Perrot (Paris, Seuil, 1985, p.310).

Félicité est toujours au service de la famille qui l’a embauchée,

comme un objet indispensable, que l’on n’oublie pas, où qu’on aille. Elle participe à tous les événements, comme si elle faisait partie du décor, toujours en marge, toujours insignifiante, mais nécessaire. Son histoire personnelle est plutôt une somme de déceptions (amour brisé, désenchantement, oubli), s’identifiant à celle de la maison où elle sert depuis sa jeunesse. Le deuil de Madame Aubin est également le sien. La bonté de son coeur se développe continuellement, les autres sentiments restant à un état de stagnation.

Pour une autre couche sociale, à Félicité correspond en quelque

sorte Eugénie Grandet, car toutes les deux sont des femmes obéissantes, dévouées, qui renoncent à leur bonheur personnel pour se consacrer à celui des semblables. Le rythme de vie de l’héroïne flaubertienne devient imperturbable: Puis des années s’écoulèrent, toutes pareilles et sans autres épisodes que le retour des grandes fêtes: Pâques, l’Assomption, la Toussaint. ( p.35)

La vie de Félicité s’écoule, comme celle de l’auteur lui-même, au-delà des événements sonores de l’époque. Cette femme, sans famille, sans fortune, sans éducation a un coeur simple. L’unique variation est enregistrée au niveau du coeur: avec le passage du temps, la bonté de ce coeur simple se développe. C’est ce qui rend riche Félicité, qui n’est heureuse que par la signification de son prénom. Personne ne peut oublier ce personnage étrange, si naïf et dévoué, qui aime un perroquet, comme une mère son enfant, une jeune femme adore son amant ou une religieuse respecte Dieu. Le perroquet, même empaillé, ne quitte jamais la chambre de Félicité. Il

Félicité ressemble aux héroïnes balzaciennes

Page 128: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

Proiectul pentru Învăţământul Rural 125

sera la dernière image avec laquelle cette femme partira au monde de l’au-delà.

C’est Gustave Flaubert qui le dit: pour de pareilles âmes, le

surnaturel est tout simple; c’est pourquoi le perroquet apparaît à Félicité mourante comme le Saint Esprit lui ouvrant les portes du ciel:

Une vapeur d’azur monta dans la chambre de Félicité. Elle

avança les narines, en la humant avec une sensualité mystique; puis ferma les paupières. Ses lèvres souriaient. Les mouvements de son coeur se ralentirent un à un, plus vagues chaque fois, plus doux, comme une fontaine s’épuise, comme un écho disparaît; et quand elle exhala son dernier souffle, elle crut voir, dans les cieux entrouverts, un perroquet gigantesque, planant au-dessus de sa tête. ( p.54)

Un coeur simple met une équivalence entre les êtres et les

objets, suggère une sorte de déshumanisation des gens. Les écrivains du XIXe siècle n’auront plus qu’à suivre la direction indiquée, le phénomène d’humanisation des objets s’étant, depuis les Trois Contes, considérablement amplifié… Le fragment cité ci-dessus est aussi le dernier paragraphe de la nouvelle et démontre l’économie de moyens stylistiques – descriptions, comparaisons, verbes suggestifs, richesse nominale. Félicité mourante nous touche autant que l’héroïne de Chateaubriand, Atala.

En outre, elle communique toute la tendresse des femmes que

Flaubert a aimées: sa mère, sa soeur, sa nièce, George Sand, Louise Colet. C’est aussi une précieuse leçon de morale en faveur du respect de la simplicité, de l’humiliation et de la vie pénible. Souvent, ces anonymes gaspillent des trésors de bonté, d’affection, sans rien attendre en échange, ignorant toute récompense, pleinement méritée d’ailleurs.

En ce qui concerne les héros anonymes, décrits dans un

registre ironique, il convient de préciser, vers le final de cette incursion dans le monde des personnages flaubertiens, que ce sont les protagonistes de la dernière œuvre de l’écrivain, Bouvard et Pécuchet (livre inachevé, publié de façon posthume). Sont-ils de simples instruments de la Bêtise, des gens qui font le but de leur vie du stockage des idées de tout le monde? Les deux “bonhommes” sont des natures complémentaires. Bouvard, l’air enfantin, l’aspect aimable, frappe Pécuchet, dont l’air sérieux séduit également l’autre. Tous les deux, anciens employés parisiens, se décident de profiter de leur retraite et de connaître ensemble les plaisirs de la vie à la campagne. Une fois y établis, ils seront tentés par tous les domaines du savoir humain, à partir de l’agriculture jusqu’à la métaphysique (politique, littérature, histoire, religion, science, éducation). Leur utopie les apparente à Don Quichotte, car les deux héros entreprennent une encyclopédie inutile, qui ne fait que copier les idées reçues. En réalité, cette encyclopédie critique en farce est une occasion pour Flaubert de réaliser un réquisitoire contre l’esprit borné de l’homme, qui croit pouvoir mettre fin à quoi que ce soit, qui

Le fétiche de Félicité est le perroquet Loulou

Humanisation des objets

Page 129: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

126 Proiectul pentru Învăţământul Rural

veut tirer des conclusions à tout prix. Or, selon l’auteur de Bouvard et Pécuchet, le savoir universel est comme une roue qui tourne: qui peut se vanter d’en compter les rayons? En tout cas, ce dernier livre de Flaubert, symboliquement inachevé, prouve l’intérêt particulier de l’écrivain pour les clichés, les lieux communs.

Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires: 1. Le roman Salammbô se passe à Carthage, l’auteur ayant

même visité les ruines de l’ancienne province antique, pour se documenter sur le vif. Il voulait “vivre à une autre époque” en écrivant ce roman.

2. Les deux personnages principaux sont Salammbô, femme

mystérieuse, fille du roi carthaginois Hamilcar, et Mathô, le barbare, un mercenaire qui lutte contre les gens de Carthage. Malgré leur différence de statut et de position sociale, Salammbô et Mathô connaissent une troublante histoire d’amour, au-delà de tous les préjugés, de toutes les contraintes.

3. La fin du roman est tragique, épouvantable même par la

description des tortures supportées par Mathô, avant de mourir. Cet épisode du récit est le comble de la cruauté décrite dans la littérature, d’autant plus qu’on y oppose la joie des Carthaginois voyant leur victime être tuée bestialement. Salammbô, elle, meurt comme une héroïne des tragédies antiques.

Test de contrôle 10 Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 10.

Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

Page 130: Le roman du XIX-e siècle

Passions et personnages flaubertiens

Proiectul pentru Învăţământul Rural 127

1. Faites une courte présentation des personnages Mme Arnoux et Rosanette, comme deux hypostases contrastées de la femme.

(15 -18 lignes; 5 points)

2. A partir du titre, Un cœur simple, montrez quel a été le

destin de Félicité. (15 - 18 lignes; 5 points)

Références bibliographiques: BORIE, Jean, Frédéric et les amis des hommes, Paris, Grasset, 1995

ION, Angela, Histoire de la littérature française, vol.2, Bucureşti, Ed.

Didactică şi Pedagogică, 1982.

NDIAYE, Emilia, Trois Contes, Paris, Bertrand-Lacoste, coll.

“Parcours

de lecture”, 1992.

THIBAUDET, Albert, Gustave Flaubert, Paris, Gallimard, coll. „Tel”,

1992.

Page 131: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

128 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Unité d’apprentissage 11 ÉTUDE LITTÉRAIRE: LE ROMAN MADAME BOVARY DE GUSTAVE FLAUBERT Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 11 128

11.1 Madame Bovary, roman de l’éducation sentimentale 129 11.2 Emma Bovary, symbole de l’émancipation féminine 133

Test d’autoévaluation 134 11.3 Charles Bovary, un personnage mésestimé 135 11.4 Le bovarysme dans les romans de Flaubert 136

Les clés du test d’autoévaluation 137 Test de contrôle 11 138 Références bibliographiques 138

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 11

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de: • mettre en évidence le thème du roman, la signification du titre; • caractériser le pes personnages principaux; • analyser la description des mœurs provinciales dans un roman de

Flaubert; • repérer des éléments de style.

Page 132: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

Proiectul pentru Învăţământul Rural 129

11.1 Madame Bovary, roman de l’éducation sentimentale

Ce roman aurait mérité peut-être comme titre celui de L’Éducation sentimentale, plus que le roman qui le porte réellement. Dès les premières pages du livre, nous avons l’occasion de constater que la différence essentielle, insurmontable, qui existe entre les deux futurs époux – Charles Bovary et Emma Rouault – est due à l’éducation. Au cas de Charles, il y a eu les tendances maternelles à l’encontre d’un certain idéal viril de l’enfance que formait son père, qui voulait élever son fils durement, à la spartiate, pour lui faire une bonne constitution. C’est pourquoi il l’envoyait se coucher sans feu, lui apprenait à boire de grands coups de rhum et à insulter les processions. Mais naturellement paisible, le petit répondait mal à ses efforts. Sa mère le traînait toujours après elle; elle lui découpait des cartons, lui racontait des histoires, s’entretenait avec lui dans des monologues sans fin, pleins de gaietés mélancoliques et de chatteries babillardes. Dans l’isolement de sa vie, elle reporta sur cette tête d’enfant toutes ses vanités éparses, brisées. (G. Flaubert, Madame Bovary, Paris, Hachette, collection “Grandes œuvres”,1986, pp.10-11)

Confronté à ces influences nettement opposées, Charles sera la

victime des frustrations héritées de ses parents: un élève travailleur, mais irrémédiablement médiocre (sa carrière de médecin avait été choisie par sa mère, qui ne s’était pas intéressée à la vraie vocation de son fils), et plus tard un homme timide, trop obéissant pour laisser se manifester sa personnalité. Charles Bovary, se dévoilant véritablement seulement vers la fin du roman, nous semble être la première victime du bovarysme: en effet, il souffre du désenchantement de sa mère, elle aussi une victime de son mariage mal assorti et des conceptions bourgeoises de la société, auxquelles elle avait d’ailleurs adhéré (avoir un fils médecin, c’est un but à suivre pour être respecté par la communauté).

Quant à Emma, elle avait reçu, comme on dit, “une belle

éducation” (Flaubert souligne lui-même cette expression dans le texte, comme il le fait chaque fois quand il s’agit d’une idée à la mode, donc d’une idée toute faite). Cela signifie que Mademoiselle Rouault avait été élevée au couvent, chez les Ursulines, où l’on lui a enseigné la danse, la géographie, le dessin, la tapisserie et le piano.

Ainsi, pour Emma, orpheline de sa mère et ayant un père vieux,

rustique, le couvent devient-il plutôt l’espace de la liberté, nourrissant son imagination enflammée des lectures romantiques, qu’elle faisait en cachette, défiant les règles monastiques. Ces lectures “interdites” vont préparer justement les prémisses de sa nature rebelle et ensuite de sa future insatisfaction existentielle. Un exemple bien illustratif, en ce sens, est celui de ses noces avec le médecin Charles Bovary. Même si enchantée au début d’avoir éveillé des sentiments d’amour à un homme mûr, qui la traite respectueusement, la jeune Emma est vite déçue par la réalité. Rien ne ressemble à ses modèles livresques. Et sa déception est d’autant plus grande quand il s’agit du

Les tendances qui expliquent le comportement de Charles Bovary

Lectures “interdites” d’Emma

Charles, victime de ses frustrations

Page 133: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

130 Proiectul pentru Învăţământul Rural

moment magique de la vie de toute femme: le mariage. Flaubert consacre beaucoup de références à cet épisode, mais chaque fois c’est par les yeux d’Emma que nous apprenons les détails:

Emma eût, au contraire, désiré se marier à minuit, aux

flambeaux; mais le père Rouault ne comprit rien à cette idée. Il y eut une noce, où vinrent quarante-trois personnes, où l’on resta seize heures à table, qui recommença le lendemain et quelque peu les jours suivants. (p.27)

À l’idéal romantique de la mariée s’oppose brutalement la réalité

d’une noce populaire, parfaitement banale, où le gaspillage ne vise pas le décor, mais le rituel licencieux. En effet, même si elle avait supplié son père, Emma ne fut pas épargnée des plaisanteries “en usage”. En plus, un autre incident ronge tout espoir de la jeune femme, qui passe vite à l’état d’épouse, en son cas, de deuxième épouse. Il s’agit du bouquet de fleurs d’oranger, noué par des rubans de satin blanc. C’était un bouquet de mariée, mais celui “de l’autre”:

Elle le regarda. Charles, s’en aperçut, il le prit, et l’alla porter au

grenier, tandis qu’assise dans un fauteuil /…/, Emma songeait à son bouquet de mariage, qui était emballé dans un carton, et se demandait, en rêvant, ce qu’on en ferait, si par hasard elle venait à mourir. (p.35)

En général, si Emma essaie de penser, de juger d’une réalité

quelconque, elle le fait “en rêvant”, et cela l’empêche d’être objective. Elle reste toujours la prisonnière de l’univers idéatique, qu’elle s’est créé, et dont elle sera finalement la victime. Cette mentalité livresque (la plupart des idées d’Emma proviennent de ses lectures) est d’ailleurs sa manière de vivre:

Et Emma cherchait à savoir ce que l’on entendait au juste dans

la vie par les mots de félicité, de passion et d’ivresse, qui lui avaient paru si beaux dans les livres. ( p.36)

Emma Bovary ne réussit plus à séparer la réalité de la rêverie –

elle ne peut ni accepter son existence banale, ni se contenter de l’évasion procurée par la lecture. Et son effort de concilier les deux tendances s’avère inutile, dangereux. Sans faire lui-même des considérations explicites, l’écrivain met une phrase significative dans la bouche d’un personnage de second rang: Madame Bovary mère, qui s’adresse à son fils:

Sais-tu ce qu’il faudrait à ta femme? /…/ Ce serait des

occupations forcées, des ouvrages manuels! Si elle était comme tant d’autres, contrainte à gagner son pain, elle n’aurait pas ces vapeurs-là, qui lui viennent d’un tas d’idées qu’elle se fourre dans la tête /…/ (p.118)

À la réplique de Charles que sa femme est pourtant occupée, sa

mère reprend avec plus de rage, et sa réponse est certainement une

Le bouquet de mariage

Mentalité féminine

Page 134: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

Proiectul pentru Învăţământul Rural 131

autre “idée reçue”, caractéristique pour la mentalité des femmes de sa génération, qui vivaient en province:

Ah! Elle s’occupe! À quoi donc? À lire des romans, de mauvais

livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu’un qui n’a pas de religion finit toujours par tourner mal. (p.118)

À vrai dire, Emma Bovary sera avant Bouvard et Pécuchet, le

personnage-expérimentateur: elle est tentée par tout, elle veut être au courant de toutes les nouveautés, les essayer, mais elle finit toujours par abandonner chaque “occupation”. Elle s’achète un prie-Dieu gothique, sans jamais être une religieuse; elle dépense en un mois quatorze francs pour des citrons à se nettoyer les ongles, elle se fit faire à Rouen une robe de cachemire bleu, acheta chez Lheureux la plus belle de ses écharpes pour se nouer avec elle la taille par-dessus sa robe de chambre; elle voulut apprendre l’italien et pour cela elle fit un autre gaspillage: elle acheta des dictionnaires, une grammaire, une provision de papier blanc. Aucune préoccupation constante ou sérieuse, ni même celle de mère; d’ailleurs, ce sont les historiens des mentalités qui nous disent que c’était la coutume à l’époque de mettre le bébé en nourrice, donc Emma n’est pas du tout une exception de ce point de vue. Le comble, chez elle, c’est le caprice perpétuel, la fantaisie gratuite, stérile – et cela est visible de l’extérieur (coiffure, vêtements, gestes, paroles) jusqu’à l’intérieur (rêves, cauchemars, pensées, correspondance). Emma Bovary a l’enthousiasme creux de tous les romantiques, pouvant être considérée une réplique féminine de René de Chateaubriand, ou bien une variante féminine très complexe du “dandy”:

N’importe! Elle n’était pas heureuse, ne l’avait jamais été. D’où

venait donc cette insuffisance de la vie, cette pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait?… (p.252)

Sous une forme toujours indirecte, Flaubert explique le fait que

son héroïne est tout le temps à l’attente d’un être fort et beau, d’une nature pleine à la fois d’exaltation et de raffinements, un cœur de poète, sous une forme d’ange, lyre aux cordes d’airain, sonnant vers le ciel des épithalames élégiaques. Mais où trouver cet être, comment influencer le hasard? Alors, Emma est, chaque fois qu’elle commet l’adultère, la proie des circonstances: Rodolphe et beau et fort, mais n’a aucune sensibilité. Léon est beau et sensible, mais ne fait que copier la mode, et puis il n’est pas fort, il a peur de la société, des bruits, des conséquences que sa relation avec Emma puisse avoir sur l’évolution de sa carrière. En tout cas, l’exaltation d’Emma, son insistance (quelquefois artificielle, surtout à la fin de sa relation avec Léon) ennuie irrémédiablement ses deux amants. La joie d’Emma de ressembler aux héroïnes adultères des livres est l’expression de son espoir d’avoir enfin touché à son idéal, à la Passion unique, démesurée; de s’être enfin détachée de la “grisaille” de la vie quotidienne:

Goût du luxe chez Emma Bovary

Idéal masculin de l’héroïne

Page 135: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

132 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Elle se répétait: <<J’ai un amant! un amant!>> se délectant à

cette idée comme à celle d’une autre puberté qui lui serait survenue. Elle aimait donc posséder enfin ces joies de l’amour, cette fièvre du bonheur, dont elle avait désepéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire; une immensité bleuâtre l’entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l’existence ordinaire n’apparaissait qu’au loin, tout en bas, dans l’ombre, entre les intervalles de ces hauteurs. (p.150)

Est-ce qu’elle est vraiment à critiquer, à insulter, cette Emma,

naïve comme un enfant, exubérante et sincère, ayant le désir que l’accomplissement du désir soit égal à son attente? Est-elle vraiment coupable? Le jugement de Flaubert, ayant l’apparence d’un hymne, semble plutôt la comprendre, la protéger, voire l’admirer. Toutes les manifestations frivoles de ses aspirations ont une prémisse authentiquement noble: le désir de connaître l’amour, véritable effervescence de la rêverie.

Ce que la femme déteste surtout chez son mari est sa

suffisance, son contentement des banalités de la vie quotidienne. Elle était exaspérée, en effet, que Charles n’avait pas l’air de se douter de son supplice. Pour elle tout était perfectible. C’est pourquoi elle s’irritait d’un plat mal servi, ou d’une porte entrebâillée, gémissait du velours qu’elle n’avait pas, du bonheur qui lui manquait, de ses rêves trop hauts, de sa maison trop étroite.(p.102)

La phrase ci-dessus ne témoigne plus d’une mentalité féminine

(la bourgeoisie rêvant d’une vie aristocratique), mais d’une condition humaine que les philosophes ont nommée “bovarysme”. D’ailleurs, le bovarysme n’est pas une nouveauté du XIXe siècle, et d’autant moins du livre de Flaubert, mais cette insatisfaction devient exacerbée chez le personnage flaubertien.

D’une certaine façon, tous les personnages de Gustave Flaubert

sont atteints du bovarysme, comme leur créateur l’est, lui aussi: Saint Antoine, Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet, Salammbô. On pendule aussi entre la province et Paris, l’une ne pouvant exclure l’autre. Pour Emma Bovary, Paris est une obsession, un repère permanent, sa Mecque. Tout ce qui s’y rapporte est susceptible de l’intéresser au plus haut degré - journaux, spectacles, mode, lectures:

Elle s’abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe

des salons. Elle dévorait,, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premières représentations, de courses et de soirées, s’intéressait au début d’une chanteuse, à l’ouverture d’un magasin. Elle savait les modes nouvelles, l’adresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou d’Opéra. Elle étudia, dans Eugène Sue, des descriptions d’ameublements; elle lut Balzac et George Sand, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles. (p.57)

Emma Bovary – vraiment coupable ?

Les personnages flaubertiens sont souvent atteints du bovarysme

Page 136: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

Proiectul pentru Învăţământul Rural 133

11.2 Emma Bovary, symbole de l’émancipation féminine

Emma devient aussi un symbole de l’émancipation féminine; Flaubert n’utilise guère par hasard, en cascade, le pronom “elle”, au lieu du nom propre. Madame Bovary n’est qu’une représentante du large public féminin qui s’intéressait aux romans populaires, à la mode, etc. Comme Emma, il y avait tant de femmes mal mariées. La vie anodine de province a donné beaucoup de victimes, dont Madame Bovary n’est qu’un symbole, rendu fameux par les moyens de la littérature. Cette mentalité de “vivre ailleurs” était aussi celle de Flaubert et de toute sa génération, passionnée du voyage. De la même sorte, Emma avait envie de faire des voyages ou de retourner vivre à son couvent. Elle souhaitait à la fois mourir et habiter Paris. (p.58)

La plaque tournante de la vie d’Emma est le bal de la

Vaubyessard: la femme de Charles Bovary ne sera jamais comme elle avait été avant de participer à cet événement. Pour la femme du médecin, le bal sera toujours le terme suprême de toute comparaison, elle l’idéalise et ne peut jamais y échapper:

Son voyage à la Vaubyessard avait fait un trou dans sa vie, à la

manière de ces grandes crevasses qu’un orage, en une seule nuit, creuse quelquefois dans les montagnes. Elle se résigna pourtant; elle serra pieusement dans la commode sa belle toilette et jusqu’à ses souliers de satins, dont la semelle s’était jaunie à la cire glissante du parquet. Son cœur était comme eux: au frottement de la richesse, il s’était placé dessus quelque chose qui ne s’effacerait pas. (p.55)

Comme dans un conte de fées, en réitérant le péché d’Ève, elle

a touché à la pomme dorée du rêve, et depuis lors, Emma sent sa vie froide comme un grenier dont la lucarne est au nord et l’ennui, araignée silencieuse, filer sa toile dans l’ombre à tous les coins de son cœur. (p.45)

La comparaison nous semble très suggestive (elle l’est en

général chez Flaubert, comme on l’a déjà montré dans les unités d’apprentissages antérieures) pour ce que devient l’existence d’Emma Bovary – un espace aride, où échoue tous les espoirs de l’héroïne. Exaspérée par l’ennui, Emma essaie de le peupler de ses fantasmes, du souvenir de son amant (Léon), elle se sert continuellement des mensonges, pour envelopper ses aspirations secrètes, ses pensées coupables. Charles, son mari, la croit heureuse, comme le montrent les apparences, et cela exaspère davantage Emma, qui ne peut lui pardonner ce calme si bien assis, cette pesanteur sereine. Tout ce qui est calme ou banal est rejeté par Emma. Elle affirme, dans une discussion avec Léon, qu’elle déteste les héros communs et les sentiments tempérés, comme il y en a dans la nature. (p.78)

Le bal de la Vaubyessard – une vraie «césure» dans la vie d’Emma Bovary

L’Idéal de “vivre ailleurs”

Page 137: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

134 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Pourtant, Emma est entourée chaque jour de ces “héros communs”, qu’il s’agisse de son époux Charles ou du pharmacien Homais. Le premier incarne parfaitement la médiocrité. Sa seule phrase profonde est, selon les critiques, celle où il explique toute la tragédie de sa vie par “la faute à la fatalité”; ceux-ci sont d’ailleurs ses derniers mots et nous restons avec l’impression d’une certaine ambiguïté quant à l’intelligence de ce médecin de province: est-il vraiment stupide, ou bien il dissimule tout le temps par timidité? Est-ce son attitude bêtise ou sagesse?

Test d’autoévaluation

Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le chef-d’œuvre flaubertien Madame Bovary. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant “Les clés du test d’autoévaluation”.

1. Quelle est la différence entre le mariage espéré par Emma et celui qu’elle a finalement?

2. Quel type de femme incarne l’héroïne de Flaubert? 3. Définissez le “bovarysme” .

L’entourage médiocre d’Emma

Page 138: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

Proiectul pentru Învăţământul Rural 135

11.3 Charles Bovary, un personnage mésestimé? Par rapport aux autres personnages, Charles Bovary est

toujours content de son petit bonheur; les seuls moments de désarroi sont provoqués par l’insuccès de l’opération d’Hippolyte et par les ennuis de santé de sa femme, dont la cause reste secrète seulement pour lui, car le lecteur du roman sait que l’état d’extrême faiblesse d’Emma est dû à la trahison de Rodolphe, son premier amant.

Gérard Gengembre, l’auteur d’une intéressante étude sur

Madame Bovary (Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, PUF, 1990, p.93), parle de Charles en le nommant un personnage mésestimé, conséquence d’une tradition critique encore prédominante, où le médecin apparaît comme la représentation même de la médiocrité, tant il est falot, maladroit, anesthésié par l’amour aveugle qu’il porte à Emma. Gérard Gengembre observe que Charles ouvre un roman que la mort d’Emma ne clôt nullement. Ce petit paysan à l’éducation sauvage, épris de la nature, va prendre vie avec Emma, par Emma. Le critique nous rappelle que dans le manuscrit de Flaubert, Charles disposait de plusieurs monologues, mais il les perd pour faire d’Emma le personnage principal.

Pourtant, Charles Bovary sera le personnage des émotions

authentiques, mal exprimées (G. Gengembre, op.cit., p.94), jusqu’à l’effroi devant la mort de la bien-aimée. Il est celui dont la parole n’intéresse personne, sauf Léon qui, par ce stratagème, réussit à rester auprès d’Emma. En effet, ce “gros garçon”, ce “lourdaud” qui est le médecin aime authentiquement Emma. En dépit de son épaisseur, Charles est “sensible” et “prévenant”: il accède à la grandeur tragique par sa mort d’amour. (G.Gengembre, op.cit., p. 96)

Si Charles est l’inacarnation de la médiocrité inoffensive,

Homais, le pharmacien, est l’incarnation de la médiocrité aggressive. Homais est le “vainqueur”, le personnage le plus balzacien de tout le roman. Étudiant déjà, il dînait avec ses professeurs. Bourgeois dans ses idôlatries, ses craintes (celle de l’autorité), ses désirs, ses lectures non hiérarchisées, Homais, homo, l’homme serait l’incarnation de la bêtise humaine: si Emma et Charles disposent d’un fond que l’on devine, Homais est tout entier dans son discours, ses attitudes, sa complaisance satisfaite. Le commentaire des suggestions étymologiques des noms propres vise également les deux amants d’Emma Bovary: Léon, ce faux lion superbe et généreux et Rodolphe, ce faux nom de prince. Selon G. Gengembre, Léon Dupuis est la platitude petite bourgeoise, inacarnée et nommée; Rodolphe, celui qui parle d’or, Boulanger, pain quotidien d’amour dans la huchette. (p.100)

Mais, chose significative, tous les deux amants seront absents à

la mort d’Emma. Ils abandonnent la femme dans la terrible solitude de la mort, qu’ils ont préparée par leur insuffisance et par leur méchanceté. En se suicidant, Emma sort de la scène de cette société médiocre, où son “rôle” a semblé extravagant, anormal. Elle

Le pharmacien Homais, sommet de la médiocrité bourgeoise

Charles Bovary, un personnage à revaloriser

Page 139: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

136 Proiectul pentru Învăţământul Rural

est une autre Lucia de Lamermoor (“l’amère mort”, c’est le jeu de mot proposé par Gengembre).

Madame Bovary, ce roman de la répétition stérile – échec de la

relation avec Rodolphe, ensuite avec Léon, pour ne plus rappeler l’échec du mariage avec Charles – poursuit une structure récurrente: ennui, attente, espoir, évasion, confusion, retour à l’ennui et désir du néant. Cette œuvre de Gustave Flaubert est un véritable roman du labyrinthe, dont la seule issue semble être la mort.

11.4 Le bovarysme dans les romans de Flaubert

Certes, le roman de Flaubert est la meilleure représentation littéraire de toute une philosophie qu’on a baptisée “bovarysme”. Chez Emma, le principe de suggestion qui gouverne sa vie est l’enthousiasme, le désir de connaître la réalité avant de la vivre réellement. Emma connaît l’image des sentiments et des sensations avant de les vivre effectivement. Et comme ce qu’elle vit ne correspond aucunement à ce qu’elle imagine, Emma sera toujours désenchantée. C’est le type du bovarysme sentimental (dont les représentants sont Madame Bovary et Frédéric Moreau), auquel s’ajoute le bovarysme scientifique (Homais, Bouvard et Pécuchet).

Tous les personnages atteints par le bovarysme ont une

personnalité “de prêt”, c’est-à-dire prêtée à leur imagination livresque. Par exemple, au cas d’Emma Bovary, ce n’était pas obligatoire, montre Jules de Gaultier dans son étude sur le bovarysme (Bovarismul, Iaşi, Institutul European, 1993, p.19) que l’éducation au couvent et le romantisme aient une influence sur cette jeune fille, telle que nous la connaissons. Une autre à sa place aurait refusé une influence pareille. Emma ne tient pas compte de ses vrais instincts imaginaires, mais s’attribue d’autres instincts imaginaires. Gaultier explique cette attitude bovaryque par une haine du réel, qui est tellement forte chez le personnage flaubertien, qu’elle pourrait le déterminer à répudier son propre rêve, au cas où celui-ci prendrait la forme de la réalité elle-même (situation idéale, impossible).

C’est comme l’héroïne d’un poème de Baudelaire, à laquelle on

prédit qu’elle aimera…la place où elle n’arrivera jamais, le bien-aimé qu’elle ne connaîtra jamais (Les Bienfaisances de la lune). De cette haine du réel est issu le désir et le pouvoir d’Emma de se croire une autre qu’elle est effectivement. Elle exile les sentiments qu’elle peut éprouver, en les remplaçant par d’autres, fictifs. Cette femme ne peut jamais aimer Charles, car elle a une idée anticipée sur l’amour de son mari.

Emma Bovary refuse toute réalité, restant une idéaliste au sens

purement philosophique. Le seul personnage du roman qui lui ressemble est Léon, par son opinion sophistiquée sur l’amour. Cette ressemblance est due à certaines lectures communes; ils ont aussi une mentalité pareille, ce qui les attire l’un vers l’autre.

Roman des tentatives échouées

Emma et Léon, personnages qui ont des goûts communs

Nuances du bovarysme

Caractéristiques du personnage bovaryque

Page 140: Le roman du XIX-e siècle

Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

Proiectul pentru Învăţământul Rural 137

Gaultier se pose le problème suivant: en supposant que Madame Bovary, au lieu d’être la fille de père Rouault, fermier en Aubrays, eût été la fille d’un millionnaire ou d’un aristocrate, elle aurait voulu peut-être mener la vie simple d’une femme provinciale, à l’abri du luxe fatiguant, des plaisirs artificiels, de la vanité, etc.

Quand Emma perd le pouvoir de couvrir le réel, en plaçant le

réel entre le regard et le réel, elle nie la réalité insatisfaisante par son suicide. Le bovarysme d’Emma est de type métaphysique. Elle n’est jamais ridicule, car, à la différence d’Homais ou de Bouvard et Pécuchet, elle ne se limite pas au décor, elle modifie le plus profond de son être. Madame Bovary reste sublime par ses extases, qui essaient de trouer la grisaille de sa vie de chaque jour. Pour elle, l’inconnu et le rêve jouissent de tous les prestiges.

D’ailleurs, au-delà d’un personnage fameux, reste la réalité du

XIXe siècle, c’est-à-dire la femme qui est essentiellement une personne nerveuse:

/…/ cette catégorie du tempérament est la façon qu’a le regard

masculin et particulièrement médical d’appréhender la différence féminine. L’Eros d’Emma s’incarne dans un dérèglement de tous les sens. Il a partie liée à Thanatos, car la jouissance suprême se retourne en souffrance. (G. Gengembre, op.cit., p.88)

Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires: 1. Emma rêve d’un mariage romantique, à la lumière des

flambeaux, tandis que le mariage qu’elle vit en réalité est banal, connoté d’éléments vulgaires.

2. Emma Bovary incarne le type de la femme rêveuse,

mécontente de la vie bourgeoise, des milieux étroits et étouffants qu’offre la vie en province. Elle est en même temps la victime de ses fantasmes livresques, de ses illusions nourries d’un tempérament mélancolique.

3. Le “bovarysme” n’est pas une nouveauté apportée par le

roman de Flaubert, mais l’état d’esprit de l’individu désirant toujours avoir ce qu’il ne possède pas, sa capacité de se concevoir autre qu’il est.

Le bovarysme métaphysique d’Emma

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Étude littéraire: le roman Madame Bovary de Gustave Flaubert

138 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Test de contrôle 11 Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 11.

Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Commentez cette affirmation du maître Sénard, le défenseur de Flaubert, dans le célèbre procès où l’écrivain était accusé d’avoir offensé la morale du public par son roman Madame Bovary:

Il y serait question de l’excitation à la vertu par les horreurs du vice.

(18 -20 lignes environ; 5 points)

2. Choisissez un personnage du roman Madame Bovary et caractérisez-le, tout en justifiant votre choix.

Suggestion: si vous choisissez le personnage du

pharmacien, partez de l’affirmation du critique G. Gengembre, conformément à laquelle Homais est le plus “balzacien” de tout le roman, avec son complice Lheureux.

(18 - 20 lignes environ; 5 points)

Références bibliographiques: GAULTIER, Jules, Bovarismul, Iaşi, Institutul European, 1993. GENGEMBRE, Gérard, Gustave Flaubert, Madame Bovary, Paris, PUF, 1990. NADEAU, Maurice, Gustave Flaubert, écrivain, Paris, Les Lettres Nouvelles, 1990.

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Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Proiectul pentru Învăţământul Rural 139

Unité d’apprentissage 12 VERS LE NATURALISME: EDMOND ET JULES DE GONCOURT; EMILE ZOLA Sommaire page

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 12 139 12.1 La “gémellité littéraire” des frères Goncourt 140 12.2 Des “raconteurs du présent” 141 Test d’autoévaluation 143 12.3 Emile Zola – son activité menant vers le naturalisme 144 12.4 Zola, théoricien du naturalisme 145 12.5 Panorama général de l’œuvre zoliste 146 12.6 Quelques chefs-d’œuvre de Zola 149 12.7 D’autres romans de Zola 151 Les clés du test d’autoévaluation 152 Test de contrôle 12 153 Références bibliographiques 153

Les objectifs de l’unité d’apprentissage 12

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les test qui y sont proposés, vous serez capables de: • comprendre la vision du roman moderne chez les frères Goncourt; • comprendre la valeur documentaire du Journal des Goncourt;

• mettre en évidence la méthode des écrivains naturalistes; • donner un aperçu général de l’œuvre de Zola.

Page 143: Le roman du XIX-e siècle

Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

140 Proiectul pentru Învăţământul Rural

12.1 La “gémellité” littéraire des frères Goncourt Leur cas est unique dans la littérature française: Edmond de

Goncourt (1822-1896) et Jules de Goncourt (1830-1870) ont eu une vie presque identique, une existence commune, partageant les mêmes habitudes, les mêmes idées, les mêmes aspirations. Leur père étant mort en 1834 et leur mère en 1848, Edmond démissionne de son emploi au ministère des Finances pour s’occuper de son frère. Leur fortune leur permettant de vivre sans rien faire, dès que Jules a obtenu le baccalauréat, les Goncourt partent en voyage d’abord en Italie, puis en Algérie. Ils rêvent de se consacrer à la peinture, ils frèquentent des cénacles littéraires et mondains, tout comme les dîners Magny. A partir de 1862, ce sont des fidèles du salon réputé de la princesse Mathilde, cousine de Napoléon III. En 1868, ils achètent une maison, boulevard de Montmorency, à Auteuil. Leur “grenier” devient vite célèbre.

Ils choisissent la littérature après certaines hésitations. On peut

distinguer trois étapes dans leur production. Tout d’abord, ils collaborent à divers journaux auxquels ils donnent comptes rendus de pièces ou de livres, anecdotes, historiettes sur les mœurs contemporaines, croquis de types. Ils en réunissent un certain nombre sous le titre Une voiture de masques (1855).

Deuxièmement, les frères Goncourt sont très tôt attirés par l’art;

fervents collectionneurs, ils publient des travaux d’érudition essentiellement consacrés au XVIIIe siècle, époque qui les fascine par les aspects sensuels et spirituels. Ils possèdent une belle collection d’objets et d’estampes japonaises qu’ils ont contribué à faire aimer en France. Dans ces études, ils s’attachent à restituer la vie quotidienne avec ses menus détails, en insérant des documents dans leur forme originelle, en multipliant les citations.

Troisièmement, ce travail les prépare à devenir des “raconteurs

du présent”. C’est ainsi qu’ils définissent les romanciers, par opposition aux historiens, “raconteurs du passé”. A partir de 1860, ils se tournent vers le roman.

Notre chemin en littérature est assez bizarre. Nous avons passé

par l’histoire pour arriver au roman. Cela n’est guère d’usage. Et pourtant, nous avons agi très logiquement. Sur quoi écrit-on l’histoire ? Sur les documents. Et les documents du roman, qu’est-ce, sinon la vie?

C’est ainsi qu’en mai 1860, les Goncourt résument leur carrière.

Après une dizaine de livres d’histoire, ils viennent de donner leur premier roman, Les Hommes de lettres (repris plus tard sous le titre Charles Demailly). Cette satire violente des mœurs littéraires de l’époque n’a rien perdu de son actualité.

Éléments biographiques

Attraction pour l’art

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Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Proiectul pentru Învăţământul Rural 141

Les Goncourt dénoncent sans ménagement les coteries et les clans formés par les écrivains et les journalistes. Leurs allusions sont transparentes. Le Journal fournit d’ailleurs les clefs des principaux personnages derrière lesquels se cachent Flaubert, Gautier, Banville (fig. 12.1), etc. D’ailleurs, c’est le Journal - qu’ils tiennent dès 1857 – qui fait leur notoriété. Edmond, qui l’a poursuivi après la disparition de son frère, en publie une version expurgée à partir de 1887 (9 volumes). Il n’autorise la publication de l’intégralité que vingt ans après sa mort. Ces Mémoires de la vie littéraire (tel est son sous-titre) constituent une mine de renseignements sur l’époque, mais plus encore sur ses auteurs. Quant à l’Académie (qui porte leur nom) et au prix littéraire (qu’elle décerne chaque année), ils ont été fondé selon la volonté d’Edmond, en 1903.

12.2 Des “raconteurs du présent”

Aux yeux des Goncourt, la faiblesse de la plupart des livres de

leur temps était d’imaginer la vie a travers d’autres livres, au lieu de l’observer sans prévention et à l’œil nu.

Le rôle des frères Goncourt (fig. 12.2) dans l’évolution du roman

moderne est important. Ils ont résumé leurs idées directrices dans la préface de Germinie Lacerteux:

Il nous faut demander pardon au public de lui donner ce livre et

l’avertir de ce qu’il y trouvera. Le public aime les romans faux: ce roman est un roman vrai. Il aime les livres qui font semblant d’aller dans le monde: ce

livre vient de la rue. Il aime les petites œuvres polissonnes, les mémoires de filles,

les confessions d’alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se retrousse dans une image aux devantures des libraires: ce qu’il va lire est sévère et pur. Qu’il ne s’attende pas à la photographie décolletée du plaisir; l’étude qui suit est la clinique de l’Amour.

Le public aime encore les lectures anodines et consolantes, les aventures qui finissent bien, les imaginations qui ne dérangent ni sa digestion ni sa sérénité: ce livre, avec sa triste et violente distraction, est fait pour contrarier ses habitudes et nuire à son hygiène.

Pourquoi donc l’avons-nous écrit? Est-ce simplement pour choquer le public et scandaliser ses goûts?

Non. Vivant au XIXe siècle, dans un temps de suffrage universel, de

démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu’on appelle “les bassses classes” n’avait pas droit au roman.; si ce monde sous un monde, le peuple, devait rester sous le coup de l’interdit littéraire et des dédains d’auteurs, qui ont fait jusqu’ici le silence sur l’âme et le cœur qu’il peut avoir. Nous nous sommes demandé s’il y avait encore pour l’écrivain et pour le lecteur, en ces années d’égalité où nous sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal embouchés, des catastrophes d’une terreur trop peu noble. /…/

Préface du roman Germinie Lacerteux

Figure 12.1 Théodore de Banville (1823-

Page 145: Le roman du XIX-e siècle

Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

142 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Aujourd’hui que le roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être la grande forme sérieuse, passionnée, vivante de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la recherche psychologique, l’Histoire morale contemporaine; aujourd’hui que le roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises. Et qu’il cherche l’Art et la Vérité; qu’il montre des misères bonnes à ne pas laisser oublier aux heureux de Paris; qu’il fasse voir, aux gens du monde ce que les dames de charité ont le courage de voir, ce que les reines d’autrefois faisaient toucher de l’œil à leurs enfants dans les hospices: la souffrance humaine, présente et toute vive, qui apprend la charité; que le roman ait cette religion que le siècle passé appelait de ce vaste et large nom: Humanité; il lui suffit de cette conscience: son droit est là. (octobre 1864)

Par conséquent, la vision romanesque des frères Goncourt a

comme fondement l’idée que le romancier ne doit pas raconter des histoires polissonnes, divertissantes ou consolantes, mais analyser le monde contemporain, être une sorte de radiographie de la société, conception qui prépare la voie des naturalistes. Aucun sujet, même pas les “basses classes” , considérées jusque-là trop triviales, ne doit être étranger à l’auteur de romans.

Dans leur livre, Charles Demailly, les frères Goncourt présentent

le milieu de la petite presse parisienne, qu’ils connaissaient bien; un autre roman, Sœur Philomène, peint l’atmosphère de l’hôpital avec ses salles communes; ensuite, Renée Mauperin est une bourgeoise, Germinie Lacerteux une servante, Mme Gervaisais une bourgeoise qui va vivre à Rome où elle meurt poitrinaire, la fille Elisa est une prostituée criminelle, condamnée à la prison à perpétuité, le roman évoque l’univers carcéral; enfin, Manette Salomon se déroule dans le monde des ateliers de peinture, etc.

Les œuvres des Goncourt se situent, on le voit, dans des

milieux variés. Leur grand mérite, aux yeux de Zola, est d’avoir “fait entrer le peuple dans le roman”. Pourtant, il faut nuancer les affirmations de la préface de Germinie Lacerteux. Edmond explique dans son Journal (3 décembre 1871) pourquoi son frère et lui ont choisi de peindre ces milieux:

Parce que c’est dans le bas qu’au milieu de l’effacement d’une

civilisation se conserve le caractère des choses, des personnes, de la langue, de tout. /…/ Pourquoi encore? Peut-être parce que je suis un littérateur bien né, et que le peuple, la canaille, si vous voulez, a pour moi l’attrait de populations inconnues, et non découvertes, quelque chose de l’exotique que les voyageurs vont chercher avec mille souffrances dans les pays lointains.

Les Goncourt, esthètes à la recherche des sensations

nouvelles, épicées, sont attirés par le laid, le répugnant, le pathologique, la dégénérescence.

Les romans, selon les Goncourt, analysent le monde contemporain

Figure 12.2

Page 146: Le roman du XIX-e siècle

Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Proiectul pentru Învăţământul Rural 143

Depuis Madame Bovary et après les œuvres d’Alexandre Dumas- fils ou du très prolifique Hector Malot, le roman utilise de plus en plus les découvertes et les méthodes de la médecine. On veut “disséquer le cadavre humain”. Ce vocabulaire correspond à une conception du roman-vérité, qui prétend ne plus s’en tenir à la surface, mais “fouiller en pleine chair”. L’influence du grand savant Claude Bernard (Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, 1865) a été capitale pour l’époque de la deuxième moitié du XIXesiècle et les écrits des Goncourt s’encadrent dans cette tendance.

Les romans des Goncourt témoignent de cet attrait de plus en

plus grand pour la physiologie qui caractérisera le roman à venir et le Naturalisme. Leurs œuvres sont des “études de cas”, de véritables “fiches cliniques”, comme les romans de Mme Hortensia Papadat-Bengescu, dans la littérature roumaine. Ils décrivent avec précision les symptômes, suivent l’évolution de la maladie, étape par étape, jusqu’à sa fin. Ils utilisent des traités spécialisés, ils ont passé dix heures dans le service de Velpeau, salle Sainte-Thérèse, à l’hôpital de la Charité avant d’écrire Sœur Philomène.

Test d’autoévaluation Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur les débuts

du naturalisme chez les frères Goncourt. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant “Les clés du test d’autoévaluation”.

1. Comment arrivent les frères Goncourt à écrire des romans?

2. Quelles sont les idées principales sur le roman que les

Goncourt exposent dans la préface de Germinie Lacerteux?

Influence de Claude Bernard

Page 147: Le roman du XIX-e siècle

Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

144 Proiectul pentru Învăţământul Rural

12.3 Emile Zola – son activité tournée vers le naturalisme

Celui qui impose le courant du naturalisme c’est, sans doute, Emile Zola. Il naît à Paris, le 2 avril 1840, mais passe son enfance à Aix-en-Provence, où son père ingénieur italien, doit réaliser l’adduction d’eau potable (le canal porte son nom). Pourtant, dès l’âge de sept ans, Emile Zola reste orphelin, car son père meurt prématurément. Malgré les difficultés financières, le jeune Emile fait des études assez bonnes, d’abord au lycée d’Aix (où il a pour camarade le futur peintre Paul Cézanne, ensuite au lycée Saint Louis de Paris, où il réussit à obtenir une bourse, sans passer pourtant le baccalauréat (1859).

Véritable esprit romantique, il se réfugie dans la bohème, mais

il devra gagner sa vie et de ce point de vue ses débuts sont modestes: tout d’abord, employé aux Dock de Paris, puis de 1862 à 1866, il dirige le service de publicité de la Librairie Hachette. C’est toujours pour lui l’époque des premières rencontres littéraires, mais aussi de l’approfondissement de sa culture classique (il lit Ronsard, Rabelais, Montaigne, les moralistes, les dramaturges, Dante, Cervantès et Shakespeare). Il s’engage aussi dans le journalisme, s’occupant parfois de véritables “campagnes de presse”: critiques littéraires, dramatiques, mais aussi des critiques ciblant l’actualité. Il mettra, par exemple, son talent de polémiste au service de Manet et de tous les peintres qui contestent le conformisme bourgeois, qu’ils soient réalistes (Courbet, Millet), paysagistes (Corot, Daubigny), “actualistes” (Renoir, Monet, Degas, Sisley, les futurs impressionnistes)

En 1867 paraît Thérèse Raquin, œuvre qui remportera un vif

succès, malgré les grandes protestations concernant le sujet traité -examination d’un “cas clinique”, comme le roman Logodnicul (1935) de Hortensia Papadat-Bengescu.

En outre, Zola s’affirme avec une étonnante énergie dans les

attaques et les critiques adressées à l’Empire en dénonçant le luxe et en se révoltant devant la misère du peuple, la pauvreté du prolétariat.

Pourtant, Zola, se montre méfiant à l’égard de la politique, ce

terrain sur lequel les inutiles, les impuissants, les vaincus se donnent rendez-vous pour monter à l’assaut du succès.

Après le succès de l’Assommoir (1877), le journaliste est

“abandonné” en faveur de l’écrivain. Zola se retire dans sa maison de Médan (1878), inaugurant les fameuses Soirées de Médan, qui donnent aussi le titre du premier recueil naturaliste (1880), considéré, avec le Roman expérimental (1880) et le Naturalisme au théâtre (1881), les vrais manifestes du nouveau mouvement littéraire, le naturalisme.

Les débuts de Zola

Page 148: Le roman du XIX-e siècle

Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Proiectul pentru Învăţământul Rural 145

Le naturalisme a été, certes, favorisé par le roman et non par le drame, en dépit des efforts de Zola, dont quelques œuvres (Thérèse Raquin, L’Assommoir, Nana) ont été mises en scène sans succès.

12.4 Zola, théoricien du naturalisme

Le naturalisme est un mouvement littéraire caractérisant la

deuxième moitié du XIXesiècle; il est illustré par quelques textes de Zola, considérés des manifestes: Le Roman expérimental (1880), Le naturalisme au théâtre (1881), Les romanciers naturalistes (1881), Les soirées de Médan (1880), le dernier étant en fait un volume collectif, contenant six nouvelles, dont une de Zola: L’attaque du moulin (auteur: E. Zola), Boule de Suif (auteur: Guy de Maupassant), Sac au dos (auteur: J. K. Huysmans), La Saignée (auteur: Henry Céard), L’affaire du grand sept (auteur: Léon Hennique), Après la bataille (auteur: Paul Alexis).

Ce volume exprimait – en les illustrant à la fois – les théories

naturalistes: premièrement, le rôle de l’hérédité; deuxièmement, la subordination de la psychologie à la physiologie; troisièmement, l’observation exacte de la vie humaine, y compris, ou peut-être surtout, dans ses aspects répugnants, tels que la maladie; quatrièmement, la documentation précise et minutieuse faisait que certains romans de Zola ressemblent à des “fiches cliniques” , le travail de l’écrivain étant pareil à celui d’un scientifique ou d’un journaliste.

Henri Mittérand, l’auteur d’une étude sur le naturalisme (Zola et

le naturalisme, Paris, PUF, 1986), affirme qu’il y a deux époques et deux modes différents dans le naturalisme de Zola (p.19). Chose certaine, c’est que l’écrivain a été influencé par l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale de Claude Bernard, ouvrage qui avait aussi séduit Gustave Flaubert, sans que l’auteur de Madame Bovary accepte jamais l’étiquette d’écrivain “naturaliste”.

Quant à Zola, il a été également influencé par la doctrine du

déterminisme d’Hippolyte Taine et par le positivisme d’Auguste Comte. En 1880, Zola écrivait: Le roman n’a plus de cadre, il a envahi et dépossédé tous les autres genres. Comme la science il est maître du monde… La nature est son domaine. C’est une perspective insolite, sans doute, très ambitieuse et généreuse en même temps. Pour le théoricien du naturalisme, l’art était un coin de nature vu à travers un tempérament. Le roman naturaliste devenait, par conséquent, une expérience véritable que le romancier fait sur l’homme, en s’aidant de l’observation. Le naturalisme est l’art de l’écrivain qui s’intéresse notamment au vrai, en ne privilégiant plus le beau, l’agréable, mais l’âpre vérité.

Le vrai est dans la nature: il faut uniquement l’observer pour le

décrire et, finalement, le comprendre. En ce qui concerne l’origine du nom du mouvement, c’est Zola qui explique parfaitement: “…je n’ai

Textes-manifestes du naturalisme

L’origine du naturalisme

Page 149: Le roman du XIX-e siècle

Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

146 Proiectul pentru Învăţământul Rural

rien inventé, pas même le mot naturalisme qui se trouve dans Montaigne, avec le sens que nous lui donnons aujourd’hui. Sainte-Beuve avait déjà remarqué l’intérêt pour la méthode des “anatomistes” et des physiologistes” dans le climat intellectuel de l’époque, dès la parution de Madame Bovary.

Les définitions sont multiples, même celles de Zola. Par

exemple, citons une parmi d’autres: Veut-on savoir ce que c’est le naturalisme? Dans l’histoire, c’est l’étude raisonnée des faits et des personnages, la recherche des sources, la résurrection des sociétés et de leurs milieux dans la critique, c’est l’analyse du tempérament de l’écrivain, la reconstruction de l’époque où il a vécu, la vie remplaçant la rhétorique; dans les lettres, dans le roman surtout, c’est la continuelle compilation des documents humains, c’est l’humanité vue et peinte, résumée en des créations réelles et éternelles. (Le Bien public, 30 octobre 1876, repris dans le Naturalisme au théâtre)

”Nature”, “observation”, “document’, “enquête”, “réalité”,

“analyse”, “logique”, “déterminisme”, tels sont les mots par lesquels Zola explicite le plus souvent le naturalisme. Le vrai ne se constate pas, il s’acquiert et se conquiert par une méthode. On le découvre, par une démarche analogue à celle de l’homme de science; puis on l’expose, sans considération des dogmes ni des rhétoriques. D’une certaine manière, le discours naturaliste de Zola renoue bien avec l’héritage de l’esprit des Lumières, qui au XVIIIe siècle avait déjà emprunté les objectifs et le langage de la rationalité scientifique pour revendiquer la liberté du jugement et la liberté de la création. (H. Mittérand, op. cit., p.26)

12.5 Panorama général de l’œuvre zoliste

Dans une lettre de 1864, Zola affirmait son credo en ce qui concerne l’œuvre d’art: Toute œuvre d’art est comme une fenêtre ouverte sur la création; il y a, enchâssé dans l’embrasure de la fenêtre, une sorte d’écran transparent /…/ Nous voyons la création dans une œuvre, à travers un homme, à travers un tempérament, une personnalité.

Après avoir passé par l’étape du romantisme, Zola s’inscrit

définitivement dans le sillon du réalisme vigoureux, du type balzacien ou stendhalien (d’ailleurs, Balzac était l’un de ses modèles), en ajoutant la nuance psychologique du type flaubertien, pour se développer selon les principes du naturalisme théorique.

Ainsi, même dans le volume Contes à Ninon (1864), où l’auteur,

de même que Daudet ou A. France, aime raconter ses souvenirs d’enfance (surtout ceux qui se rapportent à son ancien camarade, Ninon, ou bien à l’autre, le grand Michu), Zola préfigure-t-il ses qualités d’écrivain-héraut du peuple, du romancier qui se sert de son art pour plaider la cause du prolétariat.Citons, par exemple, le texte, tellement émouvant, intitulé Le Chômage, où tous les personnages –

Contes à Ninon

Le credo de Zola

Page 150: Le roman du XIX-e siècle

Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Proiectul pentru Învăţământul Rural 147

mère, petite-fille de sept ans et père – souffrent de faim et se demandent, par la voix de l’enfant, pourquoi. Une force extraordinaire se dégage de la figure honnête et lumineuse du forgeron (du texte homonyme), qui inspire à Zola le plaisir du travail, la joie de vivre et la force de la passion.

Mais c’est avec Thérèse Raquin (1867) que Zola donne son

premier roman illustrant le mouvement littéraire dont il fut chef de file. Thérèse Raquin paraît chez Lacroix en décembre 1867, accueilli dans le Figaro du 23 janvier 1868 par la violente lettre de Ferragus qui traitait le livre de “littérature putride”. Le romancier avait envoyé son livre à Sainte-Beuve qui répondit longuement: Votre œuvre est remarquable, consciencieuse et, à certains égards même, elle peut faire époque dans l’histoire contemporaine… Sous la plume de l’illustre critique, ces lignes apportaient à Zola un grand encouragement.

Le titre du livre reprend le nom du personnage principal, chose

assez rare chez l’écrivain, qui préfère les noms communs à valeur symbolique, quand il veut intituler ses œuvres (v. L’Assommoir, La Bête humaine, etc.) C’est l’exergue qui annonce le sujet du roman et, en même temps, la thèse: Le vice et la vertu sont des produits comme le sucre et le vitriol.

Thérèse Raquin a une sonorité spéciale, de même que le nom

de jeune fille de Thérèse: Degans (on y reconnaît les quatre lettres qui forment le mot “sang”). Il y a dans la construction du roman la rigueur d’une tragédie (Laurent et Thérèse rappellent le couple Macbeth) et l’apogée du roman réaliste, car aucun détail, voire atroce, n’échappe à l’œil de Zola. Esquisse, Thérèse Raquin ne l’est pas au sens péjoratif du terme: Zola ébauche beaucoup des thèmes à venir, ramassés, c’est vrai, dans un espace restreint.

La Fortune des Rougon (1871) c’est le roman inaugural de la

série de vingt volumes, où Zola présente l’histoire des deux familles ennemies dans une petite ville de province (de la région de Var), de même que le cadre historique (le coup d’Etat de décembre 1851, l’action se déroulant du 7 au 11 décembre 1851). D’ailleurs, les événements historiques (révolution de 1848 et coup d’Etat de décembre 1851) accentuent la haine qui déchire les deux clans: les Rougon sont les partisans de Louis-Napoléon; l’autre famille (Sylvie Macquart surtout) est républicaine. En tout cas, chaque personnage possédait, dès le début, son état civil avec noms et dates, son signalement physiologique, sans oublier l’indication des tares de la famille des et influences du père et de la mère.

Ce premier roman annonce déjà “le maître qui vient” observait

Théophile Gautier (Zola avait 28 ans à l’époque). Le titre est bien significatif: le terme “fortune” a le mérite d’être ambigu, suggérant le hasard, ce véritable moteur de la tragédie (sens étymologique de “fortune”), qui se transforme en destin. Le titre était, pourtant, au début, Les Origines (une passion de la généalogie s’observe déjà). Quant au patronyme de Rougon (à l’origine Richaud, ensuite

Le premier volume de la série Les Rougon-Macquart

Thérèse Raquin

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Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

148 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Goiraud) renvoie à la sensation d’âpreté morale et à la couleur rouge également (les occurences du mot “sang” sont, elles aussi, importantes; en plus, la connotation du rouge les renforce). Le double thème du roman (amour et insurection) relève d’un procédé familier à Zola, qui mêle une intrigue politique (ou sociale) à une autre, poétique.

L’incipit attire aussi notre intérêt par la description du cimetière;

c’est la connotation de la mort, mais aussi de la généalogie, qui caractérise tout le cycle romanesque. Le personnage Sylvère est héroïque et humain à la fois, dans son combat sur le champ de l’Histoire, tandis que la lutte pour l’amour de Miette (ce couple d’enfants, lui -17 ans, elle - 13 ans rappelle celui de Daphnis et Chloé, les deux héros de la symphonie pastorale antique). En plus, il faut signaler la fréquence de la couleur jaune: un salon est jaune, le ciel a des reflets jaunes et sous une telle lumière va mourir Sylvère. Le jaune, symbolisant l’or, le rouge – le sang, mais tous ensemble vont engendrer la mort.

La Curée (traduit en roumain Goana după aur), le roman qui

paraît en 1871, est une occasion pour Zola d’étudier les fortunes rapides, nées du coup d’Etat (thème balzacien). Le titre du deuxième volume est en étroite liaison logique avec celui du premier volume (la fortune engendrant la curée), mais il a provoqué des protestations de la part des lecteurs. Le phénomène de la spéculation explique l’argent facile et l’appétit qui l’accompagne, dans une machine infernale. Le roman est une fresque de la société parisienne sous le Second Empire. Le luxe de la cour est décrit à la manière balzacienne.

Le Ventre de Paris (1871), paru en feuilleton dans l’Etat et en

volume chez Charpentier, présente la construction des Halles, cette œuvre audacieuse, n’étant qu’une révélation timide du XXe siècle. Zola, fiché par la police après la publication de La Curée, sera aussi mal accueilli par la critique (Barbey d’Aurevilly affirmait même: Aujourd’hui, on nous donne de la charcuterie, demain ce sera de la vidange.) le ventre, comme le souligne le critique littéraire Jean Borie, constitue l’une des images organiques les plus importantes chez Zola, un véritable nœud gordien de significations, réunissant les valeurs de la nourriture, de la fécondité, le sommeil digestif ou prénatal et de l’excrément.

Pourtant, pour Zola, ce roman fut l’occasion de développer ses

idées relatives à l’influence du milieu non seulement sur les individus, mais sur les groupes humains.

“La curée” signifie littéralement une ruée vers des biens, des places qu’on se dispute après la chute d’un homme, d’un système politique, etc.

Le Ventre de Paris

Page 152: Le roman du XIX-e siècle

Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Proiectul pentru Învăţământul Rural 149

12.6 Quelques chefs-d’œuvre de Zola

Le roman qui est un document sur l’époque des premiers rêves en métal, réussite du commerce, s’intitule de façon symbolique Au Bonheur des Dames (1883, traduit en roumain La fericirea femeilor), où il s’agit de l’époque de l’ouverture des grands magasins parisiens (Le Bon Marché, en 1852, La Belle Jardinière, en 1856, Le Printemps, en 1865, la Samaritaine, en 1869). Ce “poème de l’activité moderne” parle du “haut commerce” qui fait concurrence aux boutiques traditionnelles. Octave Mouret est le héros de cette machine qui fonctionne sur le principe de la lutte des appétits, de la satisfaction perpétuelle du flux des dames, irrésistiblement attirées par l’inhumain “bazar idéal”. Une femme pure, vertueuse, se détache de toute l’armée d’administrateurs, chefs de rayons, vendeurs, caissiers, qui luttent, chacun pour son propre intérêt: c’est Denise, la fille sage et pauvre, devenue la femme du patron, comme une récompense de sa vertu et de son honnêteté. Ce roman présente une époque effervescente, où la technique du décor et de la publicité ne cessent de gagner du terrain.

L’Assommoir (1877), l’un des plus connus romans de la série

des Rougon-Macquart, rend Emile Zola célèbre. C’est l’histoire de Gervaise Macquart, de Coupeau et d’Auguste Lantier. L’action se passe entre 1850 et 1868 et présente le destin d’une ouvrière, Gervaise. En vrai romancier naturaliste, Zola peint le tableau de la misère des classes prolétaires. La brosse du “peintre” est couverte du noir du pessimisme. Le “boom” industriel repousse les couches ouvrières vers la périphérie, mais les loyers de ces bâtiments modestes dépassent de loin les possibilités des ouvriers, contraints à mener une vie malheureuse, s’abandonnant au vice, à l’alcoolisme. Ainsi, l’alambic devient-il le symbole monstrueux de la débâcle, de la mort. La misère s’hérite et Nana, la fille de Gervaise, sera la belle gaspilleuse de son corps. La fréquence du mot “trou” nous semble significative, comme image de la vie triste de ces gens, vivant à la périphérie de la ville et de la société, les “assommés” de la vie.

La faim, la fatigue, la misère y règnent et s’emparent d’eux – le

roman est un tableau de l’effet de l’alcoolisme dans les masses laborieuses, les plus vulnérables, car ces individus n’ont aucune volonté et aucun espoir. Ils sont des “possédés”, dans le sens des personnages de Dostoïevski. Ils ne s’y oposent plus, parce qu’il n’y a pas de libre-arbitre pour eux. Le personnage de Gervaise – la femme jolie, mais boiteuse – est douloureux et sympathique à la fois, car elle est courageuse, même si très faible dans sa nature.

L’œuvre a provoqué un immense scandale de presse: Zola était

l’écrivain pupulacier, la canaille, le socialiste; on l’accusait même de pornographie sociale. Pourtant, 38 éditions du roman s’épuisèrent aussitôt. Victor Hugo lui-même critiquait la sincérité de Zola, la vérité nue de son œuvre:

Le symbole de l’alambic

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Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

150 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Oui, elles existent, ces plaies, elles saignent, elles purulent; ce n’est pas une raison suffisante pour les donner en spectacle. Il faut pénétrer dans ces horreurs mais pour les adoucir, les guérir. Non, Monsieur Zola, vous n’avez pas le droit de nudité sur le malheur, concluait Hugo, très sûr de l’efficacité de son propre roman, Les Misérables.

La réplique de Zola a été: J’ai mis à nu les plaies d’en haut, je

n’irai certes pas cacher les plaies d’en bas. Selon lui, les classes de la périphérie sociale devraient avoir leur roman, tel qu’il est, sans maquillage. C’est cela, pour Zola, corriger, aider, faire quelque chose pour eux. Le vocabulaire y est employé magistralement (les termes d’argot, par exemple, donnent le coloris lexical du texte). Roman sur le banal quotidien, L’Assommoir c’est un livre atroce dans sa vérité.

Nana (1880) est le roman qui continue le drame de l’Assommoir,

en montrant l’autre facette du vice: la prostitution. Ainsi, “Nana” (diminutif enfantin d’Anna, prénom de la fille de Gervaise), devient-elle la victime de son vice; d’ailleurs, le drame est plus profond, car Nana vivra la déchéance qu’elle voit dans sa famille. Le plaisir coupable, issu de la misère, mène à l’aliénation (v. aussi le déclin du personnage flaubertien Emma Bovary).

Germinal (1885) c’est peut-être le roman de Zola le plus lu, le

plus connu. Issu des observations prises sur le vif, il est “l’épopée de la mine”, un choeur tragique qui “chante” la vie misérable des mineurs travaillant dans des conditions inhumaines. La grève est leur forme de protestation. Les masses furieuses veulent détruire la technique pour obtenir la nourriture. La police intervient pour “calmer “ la révolte, en fait pour la réprimer cruellement. Vaincus, les mineurs doivent reprendre leur travail pour ne pas mourir de faim. C’est par instinct qu’ils se sont révoltés, c’est par le même instinct qu’ils se soumettent au pouvoir. Ce roman est une épopée pessimiste de l’animalité humaine, comme affirme un critique littéraire, Jules Lemaître.

“On a souvent reproché à Zola l’absence de psychologie de ses personnages. Elle est due à deux raisons: d’une part, sa conception de l’hérédité l’incite plus à rechercher des règles de comportement que des analyses individuelles; d’autre part, le milieu et le mouvement général de la société dépossèdent partiellement l’individu de sa propre histoire. Néanmoins, au moment où Zola situe ses romans, les masses ne sont pas encore réellement organisées et structurées, mais plutôt animées soit par des instincts élémentaires soit par le rythme quotidien du trivial”. (cf. X. Darcos, B. Agard, M.-F. Boireau, Le XIXe siècle en littérature, Paris, Hachette, 1986, p.444)

Critique de Victor Hugo pour le style de Zola de présenter la réalité toute nue

Germinal, épopée de la mine

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Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Proiectul pentru Învăţământul Rural 151

12.7 D’autres romans de Zola

La Bête Humaine (1890) a eu au cœur de l’histoire le second fils de Gervaise et de Lantier, Jacques, mécanicien et conducteur de locomotive. C’est un roman à double volets: social et psychologique: l’inconscient y joue un rôle de choix (dans les plans de Zola c’était même le titre du roman), ensuite préférant celui de “bête”, pour désigner les pulsions ancestrales de l’homme, mais aussi la technique menaçante, personnifiée. L’incipit (le début du texte) prend pour décor la gare, qui peut être associée à la description du cimetière du premier roman de la série: la gare – passage vers la fin, symbole du voyage. La lecture de ce roman est terrifiante; l’obsession du crime vous hante, l’odeur du sang, l’effrayant besoin de tuer qu’éprouve Jacques Lantier, justifie avec une intense puissance d’évocation le titre de l’ouvrage.

L’Oeuvre (1886) – le titre exprime l’absolu: œuvre idéale, a la

conquête de laquelle Claude Lantier, nouvel Icare, se brûlera les ailes. Dans ses carnets, Zola avait noté l’objet de son roman: Je raconterai ma vie intime de production, ce perpétuel accouchement si douloureux. C’est le roman multiforme du regard, une sorte de bilan romanesque de la part d’un écrivain “engagé”. Selon lui, autant d’observateurs, autant d’œuvres.

Pot-Bouille (1882) – l’action s’étale sur deux ans (1862-1863).

Le titre, en forme de bégaiement disyllabique, renvoie à la “tambouille” (tocană); l’ordinaire du ménage, une cuisine peu raffinée; par extension métaphorique – la marmite où mijotent toutes les pourritures de la famille et tous les relâchements de la morale. Le roman s’inspire de l’Éducation sentimentale et adopte le procédé flaubertien du retour des petits épisodes. C’est l’histoire d’Octave Mouret et de son mariage d’intérêt commercial avec la veuve Mme Hédouin.

La Joie de Vivre (1884) est un livre sur la mort, écrit sous

l’influence de Schopenhauer, à une époque où Zola traversait, après le décès de sa mère, des moments de détresse. Le romancier veut y peindre la souffrance, sous toutes ses formes, et le drame de l’existence humaine. Le titre, à l’opposé, invite à la sagesse, à l’acceptation sereine de notre condition d’êtres mortels.

Le Rêve (1887) a pour héroïne Angélique qui aura une vie

courte (s’identifiant avec la durée du roman). C’est un personnage pur, nourri de légendes, ignorant son corps et révant d’un prince charmant. Une béatitude mystique baigne ce roman de la fantaisie, de la fiction et du rêve d’un monde sans rupture. La sexualité s’oppose au rêve. L’extase y règne et l’ambiguïté aussi. Le désir atteint son paroxysme et mène à la destruction de l’héroïne. Enfant adopté, la fille rêve d’une famille à elle. Si simple que paraisse le sujet du Rêve, ce roman n’en coûta pas moins beaucoup de peine à son auteur. Au surplus, le reproche qu’on lui faisait de ne pas tenir compte de l’au-delà avait été assez sensible à l’écrivain pour qu’il s’attachât à écrire Le Rêve. Pourtant, un écrivain comme Jean

Significations du “pot-bouille”

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Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

152 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Cocteau a apprécié: J’estime que Zola est un grand poète, un grand lyrique inconnu.

La conclusion de Zola, exprimée dans son œuvre, serait que la

vraie vie n’est pas celle de l’élite, artificielle, mais la vie du peuple, “immense et sincère”; l’art sera la peinture de la vie populaire. Le romancier sera un reporter du quotidien, il s’intéressera au banal, à l’individu quelconque, d’où l’intérêt des historiens des mentalités pour cette littérature. Les conventions sont rejetées, il faut peindre tout et ne rien cacher.

Ce naturalisme documentaire, populaire, pessimiste et

sarcastique, a vu son influence se prolonger chez Maupassant et Huysmans. Zola a résumé son époque dans ses livres; il a touché à toutes les questions vitales de son temps, qui sont celles d’un grand moment de l’Histoire, et c’est considérable. La Révolution sociale a enfin trouvé son poète, comme avait affirmé l’homme politique français, Jean Jaurès. Il n’a aimé, cherché, servi que la vérité, comme disait un autre (Francis de Pressense). En effet, Zola aimait la vérité. Comme il écrivait dans ses notes d’exil: c’est l’amour de la vérité qui le conduisit à l’amour de la justice.

Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires: 1. Les frères Goncourt collaborent à divers journaux auxquels

ils donnent comptes rendus de pièces ou de livres, anecdotes, historiettes sur les mœurs contemporaines, etc. Ils en réunissent un certain nombre sous le titre Une voiture de masques (1855). Ensuite, après une dizaine de livres d’histoire, ils viennent de donner leur premier roman, Les Hommes de lettres (repris plus tard sous le titre Charles Demailly).

2. Dans cette préface, les deux écrivains affirment la

nécessité de la vérité du roman moderne, c’est-à-dire ne plus ménager la sensibilité du public qui attend toujours des histoires heureuses, réconfortantes, sereines. Par conséquent, on propose pour le roman de présenter la vie du peuple des “classes basses”; bref, décrire les souffrances de la vie, cela fait partie de la nouvelle vision romanesque.

La peinture de la vie populaire

Page 156: Le roman du XIX-e siècle

Vers le naturalisme: Edmond et Jules de Goncourt; Emile Zola

Proiectul pentru Învăţământul Rural 153

Test de contrôle 12 Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 12.

Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail!

1. Commentez ce jugement de Zola (qui était à l’époque un jeune critique enthousiaste) sur le roman des frères Goncourt Germinie Lacerteux:

Vous affirmez les droits que nous avons voulu donner au

roman: le droit à la vérité moderne, au poignant des choses qui nous touchent, nous font vibrer les nerfs et saigner le cœur… Notre faute, que voulez-vous, est d’écrire avec nos entrailles et d’être de notre temps! Alors, pères d’une nouvelle école, les frères Goncourt? Rien n’est aussi évident et le malentendu commence…

(18 – 20 lignes; 5 points)

2. Zola écrit en marge de son manuscrit de L’Argent: L’argent est devenu pour beaucoup la dignité de la vie, il rend

libre, il est l’hygiène, la propreté, la santé, presque l’intelligence.

Quelles réflexions ces propos vous inspirent-ils? Donnez

votre opinion dans un commentaire. (18 - 20 lignes ; 5 points)

Références bibliographiques:

DARCOS, Xavier, AGARD, Brigitte, BOIREAU, Marie-France, Le XIXe siècle en littérature, Paris, Hachette, collection “Perspectives et confrontations”, 1986.

DESQUESSES, G., CLIFFORD, F., L’Agenda d’Emile Zola 2003, Saint-Malo, GD Editions, 2002. MITTÉRAND, Henri, Zola et le naturalisme, Paris, PUF, 1986. Magazine littéraire. Les Frères Goncourt, le journal d’un demi-siècle, numéro 269 – septembre 1989; pp. 57-62.

Page 157: Le roman du XIX-e siècle

L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

154 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Unité d’apprentissage 13 L’ASSOMMOIR : “UNE ŒUVRE DE VÉRITÉ” Sommaire page Les objectifs de l’unité d’apprentissage 13 154 13.1 L’Assommoir, une manifestation naturaliste 155 13.2 Gervaise, l’héroïne la plus fameuse de Zola 157 13.3 La destruction du couple 160 Test d’autoévaluation 162 13.4 Une tragédie naturaliste 163 Les clés du test d’autoévaluation 166 Test de contrôle 13 166 Références bibliographiques 167 Les objectifs de l’unité d’apprentissage 13

Quand vous aurez parcouru cette unité d’apprentissage et effectué les tests qui y sont proposés, vous serez capables de:

• mettre en évidence les éléments du roman naturaliste, à partir d’un chef-d’œuvre,

L’Assommoir; • caractériser l’héroïne la plus fameuse de Zola, la blanchisseuse Gervaise; • remarquer des observations sociales sur la vie parisienne pendant la deuxième

moitié du XIXe siècle; • recenser des composantes du style de Zola (“la langue verte”).

Page 158: Le roman du XIX-e siècle

L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

Proiectul pentru Învăţământul Rural 155

13.1 L’Assommoir, une manifestation naturaliste

Après avoir fait paraître en feuilleton, en 1876, L’Assommoir de sa série des Rougon-Macquart, Zola a dû défendre son œuvre attaquée avec “une brutalité sans exemple”, comme il écrit lui-même dans la préface qui précède la publication en volume en 1877. Par conséquent, cette préface devient un véritable manifeste dans lequel le romancier revendique la cohérence de son projet littéraire:

L’Assommoir est venu à son heure, je l’ai écrit, comme j’écrirai

les autres, sans me déranger une seconde de ma ligne droite. C’est ce qui fait ma force. J’ai un but auquel je vais./…/ Mes personnages ne sont pas mauvais, ils ne sont qu’ignorants et gâtés par le milieu de rude besogne et de misère où ils vivent.

Ce but c’est d’écrire l’histoire naturelle et sociale d’une famille

sous le second Empire, qui doit illustrer sa théorie naturaliste: Les naturalistes reprennent l’étude de la nature aux sources

mêmes, remplaçant l’homme métaphysique par l’homme physiologique, et ne le séparant plus du milieu qui le détermine.

Cette définition donnée en 1881 par Zola est déjà présente dans

la préface de L’Assommoir. Pour Zola, les individus sont déterminés par le milieu dans lequel ils vivent: ainsi la déchéance progressive de Gervaise, l’héroïne du roman, s’explique par le milieu de rude besogne et de misère où elle vit à Paris. En effet, ce n’est pas la femme qui est mauvaise: c’est son environnement qui la détruit. A ce milieu s’ajoute l’hérédité qui condamne les personnages à reproduire les tares de leurs ancêtres. Gervaise est la fille d’Antoine Macquart, le demi-frère de Pierre Rougon dont l’ascension sociale est racontée dans le premier roman de la série, La Fortune des Rougon. Son père est un bâtard (fils d’Adélaïde Fouque et de son amant Macquart), qui illustre le processus de déchéance de la race. Il a hérité de la tendance à l’ivrognerie de son père et du manque de dignité. A son tour, Gervaise est la victime de l’ivrognerie et de la paresse.

Par son personnage Gervaise, Zola voulait décrire avec

réalisme le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l’oubli progresssif des sentiments humains. En même temps, l’écrivain était convaincu de la passibilité de l’amélioration de la société, par la peinture du mal. Cette vie quotidienne de Gervaise, partagée entre son mari, Coupeau, et son premier amant, Lantier, est racontée justement pour provoquer une prise de conscience qui doit se propager des lecteurs aux législateurs, car seulement les derniers ont le pouvoir, les moyens d’agir sur les phénomènes sociaux:

Préface de l’Assommoir

Gervaise, personnage-symbole

Page 159: Le roman du XIX-e siècle

L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

156 Proiectul pentru Învăţământul Rural

Nous devons nous contenter de chercher le déterminisme des phénomènes sociaux, en laissant aux législateurs, aux hommes d’application, le soin de diriger tôt ou tard ces phénomènes, de façon à développer les bons et à réduire les mauvais, au point de vue de l’utilité humaine. (Le Roman expérimental)

Par conséquent, il faut donner au roman une forme qui soit la

plus conforme à la vérité du milieu présenté. Plus que l’histoire racontée, c’est la langue utilisée par Zola qui a choqué: On s’est fâché contre les mots (préface). En effet, le romancier a introduit dans son récit de nombreux termes empruntés au Dictionnaire de la langue verte d’Alfred Delvau, dans lequel il a puisé de façon systématique. Zola a entrepris donc un travail de grammairien qui présente aussi un intérêt historique et social:

Mon crime est d’avoir eu la curiosité littéraire de ramasser et de

couler dans un moule très travaillé la langue du peuple. Par conséquent, l’écrivain revendique son statut d’homme

d’étude et d’art qui se documente abondamment avant d’écrire le moindre texte, comme le montrent les dossiers préparatoires des Rougon-Macquart. (c’est seulement Flaubert qui démontre un pareil souci de la documentation préalable, dans son cas cette préoccupation étant poussée à l’extrême: 1500 volumes pour écrire un seul roman). Cela justifie son unique ambition: laisser une œuvre aussi large et aussi vivante que possible. La popularité de ses romans, notamment L’Assommoir, prouve que sa réussite est totale.

En effet, l’Assommoir a soulevé un mouvement énorme de

curiosité; les lecteurs n’ont pu rester indifférents, l’enthousiasme et l’indignation ne manquaient pas de leurs opinions. De toutes parts, les protestations se sont levées, les démocrates prétendant voir dans ce roman une arme contre la république. Traité de pornographe, Zola a connu un succès de librairie qui l’a vraiment étonné. Une édition illustrée a été vendue par fascicules, contenant de beaux dessins d’André Gill, notamment les figures des principaux personnages, étant arrivée à faire connaître l’œuvre dans les milieux ouvriers. Le roman a été goûté surtout par la bourgeoisie qui s’est réjouie de la déchéance de Coupeau et de Gervaise ainsi que des tableaux de débauche et d’ivrognerie. Le succès de vente a suscité l’intérêt des lecteurs de cette manière, qu’on avait commencé à s’intéresser aux premières œuvres de Zola.

Ambition de l’écrivain

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L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

Proiectul pentru Învăţământul Rural 157

13.2 Gervaise, l’héroïne la plus fameuse de Zola Dès le premier chapitre de son roman, Zola (fig.13.2) présente

son héroïne, Gervaise Macquart, dans une situation de crise: la jeune femme de vingt-deux ans, grande, un peu mince, avec des traits fins, déjà tirés par les rudesses de la vie, originaire de Plassans, près de Marseille, vient d’être abandonnée par son amant, Auguste Lantier, un garçon de vingt-six ans, petit, très brun, d’une jolie figure, avec de fines moustaches; les deux jeunes gens sont arrivés à Paris une année auparavant, afin de s’établir: Il devait m’établir blanchisseuse et travailler de son état de chapelier.

Pourtant, Lantier n’est qu’un ambitieux, un dépensier, un

homme qui s’intéresse seulement à son propre divertissement. Aussi l’abandonne-t-il avec ses deux enfants, Claude et Etienne, âgés respectivement de 8 et 4 ans.

Dans le roman de Zola un lieu prédestiné, un espace

symbolique c’est l’assommoir, où se donnent rendez-vous Gervaise et Coupeau, l’ouvrier zingueur:

L’Assommoir du père Colombe se trouvait au coin de la rue des

Poissonniers et du boulevard de Rochechouart. L’enseigne portait, en longues lettrres bleues, le seul mot: Distillation, d’un bout à l’autre. Il y avait à la porte, dans deux moitiés de futaille, des lauriers-roses poussiéreux. Le comptoir énorme, avec ses liles de verre, sa fontaine et ses mesures d’étain, s’allongeait à gauche en entrant; et la vaste salle, tout autour, était ornée de gros tonneaux peints en jaune clair, miroitant de vernis, dont les cercles et les cannelles de cuivre luisaient. Plus haut, sur des étagères, des bouteilles de liqueurs, des bocaux de fruits, toutes sortes de fioles en bon ordre, cachaient les murs, reflétaient dans la glace, derrière le comptoir, leurs taches vives, vert pomme, or pâle, laque tendre. Mais la

L’assommoir: 1.instrument qui sert à assommer; 2. cabaret où les consommateurs s’assomment d’alcool

Figure 13.2

Page 161: Le roman du XIX-e siècle

L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

158 Proiectul pentru Învăţământul Rural

curiosité de la maison était au fond, de l’autre côté d’une barrière de chêne, dans une cour vitrée, l’appareil à distiller que les consommateurs voyaient fonctionner, des alambics aux longs cols, des serpentins descendant sous terre, une cuisine du diable devant laquelle venaient rêver les ouvriers soûlards.

Le cabaret où se rencontrent Gervaise et Coupeau est un lieu

prémonitoire, un espace pour oublier les soucis de la vie quotidienne; en plus, l’assommoir a un certain charme donné par les couleurs, par l’atmosphère (en le présentant, l’écrivain est un vrai peintre impressionniste, utilisant des jeux d’ombres et de lumières). C’est l’espace de la séduction dangereuse, qui suggère la beauté de l’enfer. Jacques Dubois, dans son étude L’Assommoir de Zola (Paris, Larousse, 1973, p. 57) montre que le mot “assommoir” est un terme ancien d’argot, pour désigner un cabaret où les consommateurs s’assomment d’alcool (à l’époque de Zola le terme était déjà remplacé par “bistrot’). Zola lui a refait la jeunesse, en chargeant le terme d’une série de connotations, que J. Dubois énumère: l’enseigne du père Colombe, le bistrot, l’alcool, l’ivresse, le mal, le milieu néfaste.

La rencontre de Gervaise et Coupeau est racontée par le

romancier avec luxe de détails, y compris d’ordre chronologique (le lecteur apprend par conséquent que Lantier avait abandonné Gervaise depuis trois semaines, c’est-à-dire au mois de mai 1850).

Après un premier chapitre consacré au départ de Lantier, le

deuxième chapitre s’ouvre sur un nouveau couple, constitué par Gervaise et Coupeau. En tout cas, l’invitation de Coupeau dans le cabaret a ce but, assez explicite, comme le laisse voir la question posée avec insistance: Alors, non? Vous dites non?

Coupeau, lui, il avait été déjà présenté dans le chapitre

précédent (C’était un ouvrier zingueur qui occupait, tout en haut de l’hôtel, un cabinet de dix francs.) Il avait même une relation d’amitié avec Lantier, et puis de compassion pour la femme qui attendait en vain son mari. Coupeau a toutes les dates pour nous plaire: il est humain, il est propre (ses vêtements le prouvent); sans avoir la jolie figure de Lantier, il ne manque pas de charme (il a la mâchoire inférieure saillante, le nez légèrement écrasé; il avait de beaux yeux marron). Son charme vient surtout des sentiments qu’on puisse lire sur son visage: bonté et gaieté (il a la face d’un chien joyeux et bon enfant). Il a donc le visage riant, avec des dents blanches et une grosse chevelure frisée. C’est un brave et simple garçon de vingt-six ans, tandis que Gervaise, à ses vingt-deux ans, se sent déjà vieille pour le fait d’être mère d’un enfant de huit ans. Pourtant, elle ne reste insensible au charme et à la bonté de Coupeau…

Lorsque Gervaise est invitée par Coupeau au cabaret, la femme

est contente d’avoir trouvé du travail et de pouvoir offrir une vie normale à ses enfants. Elle est fière de son métier, elle porte avec dignité le grand panier carré de blanchisseuse (d’ailleurs, la femme

Le cabaret, espace de l’oubli

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L’Assommoir: ”une œuvre de vérité”

Proiectul pentru Învăţământul Rural 159

avait pratiqué ce métier dès qu’elle avait dix ans et qu’elle vivait à Plassans).

Gervaise est une femme qui a beaucoup souffert, qui a connu

les rudesses de la vie; elle se sent vieillir de manière précoce, elle ne cherche plus à plaire aux hommes (Vous savez, les hommes maintenant, ça ne fait plus mon affaire). La volonté de Gervaise n’est pas tellement forte, comme elle le prétend, car Coupeau la force d’entrer dans le cabaret pour boire un pot. Même si cruellement déçue par l’abandon de Lantier, Gervaise trouve un certain plaisir d’être dans la compagnie du sympathique Coupeau qui lui fait la cour. C’est pourquoi elle cède à la tentation d’accepter l’invitation du jeune homme, en dépit du fait qu’elle a l’expérience malheureuse du cabaret comme espace du vice, de la perdition… Zola insiste, par les touches de couleurs (l’éclat doré, or pâle, laque tendre, lettres bleues de l’enseigne, les tonneaux peints en jaune clair) dans la peinture séduisante du cabaret. En outre, la salle est vaste, pour attirer un grand nombre de clients. L’ordre des étagères procurent l’illusion d’être bien servis, mais en réalité, on y vient pour oublier le petit train-train de la vie, pour s’oublier même…

En effet, le cabaret est un espace dangereux, où existe une

machinerie infernale: l’alambic, l’appareil à distiller qui se trouve au fond, comme un animal féroce: il est séparé de la salle par une barrière de chêne, il est dans une cour vitrée et les clients l’observent comme une bête curieuse. L’alambic a effectivement des formes animales: de longs cols, des serpentins. Il est comme un reptile qui pénètre sous terre en faisant un bruit infernal (une cuisine du diable). A cette vision diabolique s’ajoutent les odeurs d’alcool qui se mêlent à la fumée des cigarettes (une odeur liquoreuse, une fumée d’alcool): cet espace si séduisant devient nauséabond et la beauté se transforme en laideur. Le parquet luit d’humidité des crachats des fumeurs et les rayons lumineux du soleil sont épaissis de poussières volantes imprégnées d’alcool. Les références à l’alambic ne sont pas nombreuses dans le roman, Zola en fait pourtant “un monstre de l’Apocalypse” (cf. Ion Brăescu, Le Naturalisme français, Emile Zola, p.92), un personnage fantastique dont l’ombre plane constamment sur l’existence des habitants du quartier.

Zola déclare que l’ivrognerie dévore le peuple, que la question

du logement est capitale et les puanteurs de la rue, les chambres étroites où dorment pêle-mêle les pères et les filles, les frères et les sœurs, ce sont les grandes causes de la dépravation des faubourgs. Il considère que le travail écrasant qui rapproche l’homme de la brute, le salaire insuffisant qui décourage, remplissent les cabarets et les maisons de tolérance.

Cet endroit est maléfique. Une petite fille de presque douze

ans, qui demande quatre sous de goutte dans une tasse, rappelle à Gervaise son propre passé: l’ivrognerie de sa mère et d’elle-même… A son tour, Coupeau a le mauvais exemple de son père, terrassé par la boisson. Par conséquent, la femme et l’homme semblent conscients des effets désastreux de l’alcool (Oh! c’est vilain de boire!

Les effets de l’alcool

La description du cabaret

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dit-elle à demi-voix ; Coupeau, lui aussi, ne comprenait pas qu’on pût avaler de pleins verres d’eau-de-vie.) Pourtant, tous les deux sont des êtres faibles et ont, en plus, le risque de l’hérédité, donc ils cèdent finalement à la tentation de l’alcool. C’est surtout Gervaise qui est effrayée par le pouvoir de l’alambic (C’est bête, ça me fait froid, cette machine… la boisson me fait froid…)

La femme est prédestinée au destin malheureux, même si elle

rêve d’une société meilleure, d’une vie honnête, tranquille, digne. Le réalisme de Zola, dans une perspective naturaliste, devient ainsi symbolique, car l’auteur laisse voir derrière le soleil les ténèbres, au jour même du mariage de Gervaise avec Coupeau.

13.3 La destruction du couple

En effet, quatre ans plus tard, le déclin de Coupeau est

provoqué par la présence dans la rue de sa fille, Nana; cela marque aussi la chute du couple: bien que Gervaise puisse accomplir son rêve de devenir patronne d’une petite blanchisserie, rue de la Goutte-d’Or, grâce à l’argent prêté par un voisin amoureux d’elle, le forgeron Goujet, Coupeau s’enferme dans la paresse et l’ivrognerie, vices acceptés par sa femme qui, elle aussi, commence à prendre de mauvaises habitudes.

Les personnages connaissent des changements importants

dans leur psychologie, transformations analysées minutieusement par l’écrivain, mais visibles aussi par les gestes, les mots, le comportement des héros de Zola. Il y a par conséquent une double focalisation. La complexité du personnage de Gervaise vient, par exemple, de son statut ambigu: elle est en effet partagée entre trois hommes: Coupeau, Lantier et Goujet. La femme est harcelée par les sentiments purs, incarnés par Goujet, et la dégradation causée par son attraction physique pour Lantier. C’est d’ailleurs son hérédité qui lutte en elle: d’un côté la sensibilité de sa mère, Joséphine Gavaudan, de l’autre la brutalité de son père, Antoine Macquart.

Un personnage avec lequel Gervaise connaît une rude

confrontation c’est Virginie. Celle-ci est la sœur d’Adèle (avec qui Lantier était parti), et c’est avec elle que Gervaise s’était violemment battue au lavoir pour répondre à ses insultes, comme on le montre dans le premier chapitre. Le combat s’est terminé par la victoire de Gervaise et la honte de Virginie, à laquelle Gervaise arrache les vêtements jusqu’à lui dévoiler la nudité. Lorsque Virginie revient – quelque temps après – Gervaise s’avère prudente, même si cette femme lui apprend la disponibilité de son ancien amant (Lantier s’était en fait séparé de sa sœur). La nouvelle inquiète Gervaise et démontre la perfidie de Virginie, qui commence ainsi la vengeance.

Gervaise est hantée par le souvenir de son ancien amant,

Lantier, des jours passés ensemble à Plassans, des gestes de l’homme encore amoureux d’elle. Elle sent sa présence sous la peau et ne peut se défaire d’un malaise qui boulverse tout son être. Le

La rivale de Gervaise: Virginie

Le personnage vulnerable

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retour possible de Lantier provoque chez elle un sentiment de panique incontrôlable. Gervaise commence à avoir même des hallucinations auditives: elle croit entendre le pas de Lantier derrière elle et son corps est pris de tremblements soudains. Le lecteur connaît son trouble psychique grâce à l’emploi du style indirect libre qui traduit sa folie obsessionnelle: Bien sûr, il devait l’espionner; il tomberait sur elle un après-midi. Gervaise devient, petit a petit, la victime de son propre passé qui surgit violemment dans sa mémoire. D’ailleurs, la femme est incapable de soumettre les sentiments à la raison.

En épousant Coupeau, Gervaise avait cru trouver un homme

qui lui permettrait de mener une vie tranquille, tout en travaillant honnêtement, car, dit-elle l’honnêteté est la moitié du bonheur. C’est pourquoi elle a voulu avoir sa propre blanchisserie pour s’assurer des revenus suffisants. Malheureusement, ce n’est pas Coupeau l’élément d’équilibre qu’elle cherche et c’est pourquoi Gervaise apprécie la protection du forgeron Goujet (qui l’aide, avec de l’argent, pour avoir sa propre boutique). En plus, cet homme lui offre une nouvelle forme d’amour, étroitement liée à l’amitié, des sentiments purs, tout à fait inconnus à Gervaise auparavant. En effet, Goujet est pour cette femme une lumnière dans l’obscurité, un appui sûr, un refuge.

Goujet a une belle barbe jaune, d’où le surnom de Gueule-

d’Or: Il faisait de la clarté autour de lui, il devenait beau, tout-puissant comme un bon Dieu. Ce colosse de vingt-trois ans, d’un force herculéenne, malgré son allure si robuste, a une douceur féminine (sa chambre ressemble à celle d’une fille, et il reste pour sa mère un grand enfant). Il a pour Gervaise un amour honnête et chaste, ce comportement étant la preuve que, chez lui, la raison s’empare des pulsions sentimentales (ainsi a-t-il voulu s’écarter du “modèle” d’un père très violent).

En ce qui concerne Gervaise, elle voit en Goujet un espoir de

salut, l’homme qui lui a appris la sincérité et l’innocence des sentiments, en lui donnant la paix de l’âme. Elle n’a pas le sentiment de trahir son mari en recherchant sa présence; il est par ailleurs devenu un second père pour son fils Etienne puisqu’il l’a pris avec lui en apprentissage. Gervaise vit une vraie idylle, qui lui laisse l’esprit et la chair tranquilles. Mais ce bonheur est éphémère: la femme est victime de son passé, ressenti brutalement par le retour de Lantier auquel elle va céder de nouveau, en trompant et en blessant son mari Goujet. A cela s’ajoutent les dettes accumulées par le ménage où seule la femme travaille. En dépit de la prière de Goujet de partir ensemble, Gervaise sombre dans le vice, préférant à la lumière pure de Goujet, qui transforme le métal en or, la lumière impure de l’Assommoir dont l’alcool transforme la vie en mort.

Goujet, le grand espoir de Gervaise

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Test d’autoévaluation Vous avez parcouru une unité d’apprentissage sur le chef-

d’œuvre de Zola, l’Assommoir. Vérifiez si vous avez retenu certains détails significatifs, en consultant “Les clés du test d’autoévaluation”.

1. Quelles sont les raisons du grand intérêt manifesté par le

public à l’égard de ce roman de Zola?

2. Comment est montré le cabaret du père Colombe dans

l’œuvre de Zola et quelles sont les significations symboliques de cet endroit?

3. Quels sont les hommes qui “traversent” le destin de Gervaise et comment se rapporte l’héroïne à chacun d’entre eux?

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13.4 Une tragédie naturaliste

Les derniers chapitres du roman sont comme les ultimes étapes du calvaire de Gervaise: elle porte son hérédité comme une croix et elle boit la honte jusqu’à la lie. Ruinée, elle doit laisser sa boutique à sa rivale, Virginie, devenue la maîtresse de Lantier. Comme Coupeau, elle se réfugie à l’Assommoir du père Colombe où l’alcool fait oublier les soucis (la faim, la honte, le désepoir) Comme sa fille Nana, elle arrive à se prostituer pour survivre:

Ah! Oui, Gervaise avait fini sa journée! Elle était plus éreintée

que tout ce peuple de travailleurs, dont le passage venait de la secouer. Elle pouvait se coucher là et crever, car le travail ne voulait plus d’elle, et elle avait assez peiné dans son existence, pour dire: “A qui le tour? Moi, j’en ai ma claque!” Tout le monde mangeait, à cette heure. C’était bien la fin, le soleil avait soufflé sa chandelle, la nuit serait longue. Mon Dieu! s’étendre à son aise et ne plus se relever, penser qu’on a remisé ses outils pour toujours et qu’on fera la vache éternellement! Voilà qui est bon, après s’être esquintée pendant vingt ans! Et Gervaise, dans les crampes qui lui tordaient l’estomac, pensait malgré elle aux jours de fête, aux gueletons et aux rigolades de sa vie.

En cherchant de l’argent pour se nourrir, Gervaise se rapelle

ses jours heureux passés à Paris, tout en faisant une longue marche nocturne pour trouver des clients. À vrai dire, il y a eu une époque où elle s’était sentie reine, mais le déclin de Gervaise est à la fois grotesque et tragique. Au milieu de la foule, la femme sent qu’elle est abandonnée: contrairement aux travailleurs par lesquels elle se fait secouer, elle n’a plus de travail (le travail ne voulait plus d’elle). Elle se sent inutile, rejetée:

Elle, après toutes sortes d’histoires, ne trouvait plus seulement

un torchon à laver dans le quartier; même une vieille dame dont elle faisait le ménage, venait de la flanquer dehors, en l’accusant de boire ses liqueurs.

La femme est désespérée, mais aussi cruellement fatiguée: elle

sent venir sa fin, après avoir tant peiné dans sa vie (après s’être esquintée pendant vingt ans elle a le droit de remiser ses outils – “remiser ses outils” signifie ranger ses outils en fin de journée, mais c’est aussi abandonner pour toujours ses moyens d’existence). Gervaise ne veut que se coucher là et crever… Zola y emploie le style indirect libre, tout comme beaucoup d’images sensibles annonçant la mort (C’était bien la fin, le soleil avait soufflé sa chandelle, la nuit serait longue).

Ce tableau rappelle un texte des Fleurs du Mal de Baudelaire,

La Mort des pauvres; tous les deux écrivains éprouvent un sentiment de profonde compassion pour le peuple:

C’est la Mort qui console, hélas! et qui fait vivre; C’est le but de la vie, et c’est le seul espoir

Le déclin de l’héroïne

Le désespoir de Gervaise

Le femme est victime de son passé

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Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre, Et nous donne le cœur de marcher jusqu’au soir.

L’Assommoir est le premier roman sur le peuple, une histoire vraie, qui sent l’odeur du peuple. Le but de l’écrivain avait été clairement exprimé dans la préface: J’ai voulu peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Pour peindre le peuple, Zola s’était, comme d’habitude, solidement documenté. Il bénéficiait surtout de l’expérience qu’il avait eue des milieux pauvres pendant ses années de jeunesse, quand il habitait des mansardes de la rue Saint-Jacques ou de la rue Saint-Victor.

Le destin malheureux de Gervaise est une excellente prémisse

pour le romancier qui dénonce les conditions misères des ouvriers, ce qui les rendent insensibles, indifférents aux problèmes des autres (Gervaise se heurte à cette apathie quand elle traverse la foule d’ouvriers rentrant du boulot: ce sont des gens qui veulent seulement manger et dormir). Gervaise est un personnage tragique, puisqu’elle a cherché désepérément à échapper à son destin. Malgré son handicap physique (une jambe boiteuse), elle a été considérée la blanchisseuse la plus belle du lavoir. Même si pauvre et abondonnée par son premier amant, Lantier, Gervaise réussit à avoir sa propre blanchisserie, à devenir indépendante.

Pourtant, comme une héroïne de tragédie, elle est punie pour

son ambition, pour son orgueil. Gervaise a voulu échapper à la fatalité de son hérédité et de son milieu, mais elle en est vaincue. Son entourage n’a pu supporter ses ambitions et Gervaise a dû connaître la jalousie des autres, surtout celle de Virginie. D’où le refuge dans l’alcool comme ultime salut; les seules lumières qui la guident sont celles de l’Assommoir, allumé comme une cathédrale pour une grand-messe (chap. XII). Sa seule religion est la boisson et le prêtre est le père Colombe… En évoquant les ravages provoqués par l’alcoolisme, Zola a voulu mettre les ouvriers en garde contre le fléau, conseillant en même temps la société de fermer les cabarets et d’ouvrir les écoles, parce que l’ivrognerie dévore le peuple. C’était une interprétation idéaliste de la société, car, pour détruire la misère et l’alcoolisme, il faut changer les bases du système social. Or, l’Assommoir veut suggérer que les ouvriers sont les artisans de leur propre misère. Croyant servir les ouvriers, Zola leur a ainsi rendu un mauvais service, la bourgeoisie interprétant en outre les personnages abrutis de ce roman comme étant le type même de l’ouvrier. Les héros de Zola ont d’ailleurs des conceptions petites bourgeoises, rêvant à devenir patrons d’ateliers; en réalité, la vraie classe ouvrière, sa condition réelle, est visible dans le roman Germinal, œuvre parue huit ans après l’Assommoir.

Comme l’affirme Jean Fréville (Zola, semeur d’orages, Editions

sociales, Paris, 1952, p.104), dans l’Assommoir la question ouvrière était envisagée du point de vue naturaliste et le travail vu du dehors. La description exacte des différents métiers ne compensait pas l’absence d’éclairage intérieur. Dans Germinal, le travail commande

La morale du roman L’Assommoir

Le destin des familles ouvrières

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chaque pensée, chaque acte du mineur, détermine sa psychologie, son comportement, ses réflexes, ses aspirations. Dans l’Assommoir, la déchéance de l’ouvrier provenait de causes individuelles et morales. Dans Germinal, la misère du prolétariat découle inéluctablement du régime économique et social. Dans l’Assommoir, l’ouvrier pouvait prospérer, devenir heureux par le travail; dans Germinal, le travail ne fait que l’assujettir davantage.

Gervaise illustre la thèse de la fatalité, de la prédestination à

laquelle croyaient les naturalistes. Cette femme est déjà condamnée par ses origines, par la malédiction qui pèse sur sa famille (la faute d’un ancêtre de la famille, tante Dide). La même chose se distingue au cas de Nana qui arrive à être la reine du trottoir, après avoir régné dans les milieux mondains. Dans ses romans, Zola suit la chaîne des fatalités, qui ne s’achèvera qu’avec le dernier volume, Le Docteur Pascal.

Le roman de Zola se déroule dans l’espace limité du quartier de

la Goutte-d’Or, au nord de Paris, où habitent de petits artisans et des ouvriers travaillant dans des ateliers. En plus, le nom du quartier est symbolique pour le pouvoir de l’alcool, qui démontre pleinement son influence nuisible dans l’existence des personnages. Ce quartier constituait un faubourg en 1850, au moment où débute le roman. Il ne sera rattaché à Paris qu’en 1860, et les transformations liées aux grands travaux du préfet Haussmann entraînent l’expulsion des familles pauvres: Sous le luxe montant de Paris, la misère crevait et salissait ce chantier d’une ville nouvelle, si hâtivement bâtie.

Zola déclare que l’ivrognerie dévore le peuple, que la question

du logement est capitale et les puanteurs de la rue, les chambres étroites où dorment pêle-mêle les pères et les filles, les frères et les sœurs, ce sont les grandes causes de la dépravation des faubourgs. Il considère que le travail écrasant qui rapproche l’homme de la brute, le salaire insuffisant qui décourage, remplissent les cabarets et les maisons de tolérance.

En guise de conclusion, il convient de présenter de nouveau le

point de vue du théoricien Zola, en fournissant un extrait de l’ouvrage Les Romanciers naturalistes (1881):

Le romancier naturaliste affecte de disparaître complètement

derrière l’action qu’il raconte. Il est le metteur en scène caché du drame. Jamais il ne se montre au bout d’une phrase. On ne l’entend ni rire ni pleurer avec ses personnages, pas plus qu’il ne se permet de juger leurs actes. C’est même cet apparent désintéressement qui est le trait le plus distinctif. On chercherait en vain une conclusion, une moralité, une leçon quelconque tirée des faits. /…/ L’auteur n’est pas un moraliste, mais un anatomiste qui se contente de dire ce qu’il trouve dans le cadavre humain. Les lecteurs concluront, s’ils le veulent, chercheront la vraie moralité, tâcheront de tirer une leçon du livre.

La thèse de la fatalité du destin

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Les clés du test d’autoévaluation Réponses et commentaires: 1. Le grand intérêt manifesté par le public en ce qui concerne

le roman l’Assommoir est dû à la langue utilisée (“verte”, populaire, même vulgaire, argotique); ensuite les milieux ouvriers présentés ont suscité la curiosité des lecteurs et surtout des bourgeois, qui ont vraiment goûté la débauche de Gervaise, l’histoire de son déclin.

2. Le cabaret du père Colombe a une signification spéciale;

c’est le siège du vice, de la drogue attrayante, qui fait oublier les soucis quotidiens. C’est un mirage pour les pauvres comme Gervaise, Coupeau, etc. Le cabaret est présenté par le romancier dans des lumières et des ombres pleines d’éclat et de mystère.

3. Les hommes qui marquent la vie de Gervaise sont tout

d’abord Lantier (son premier amant, avec lequel elle a deux enfants); ensuite c’est Coupeau, son mari (qui l’aide jusqu’à un moment donné, avant de tomber, lui aussi, dans le piège de l’alcool) et Goujet, un brave homme, qui lui apporte le soulagement, mais sera trahi à cause de la faiblesse de la femme pour son premier amant, Lantier.

Test de contrôle 13 Ce test est administré à l’issue de l’unité d’apprentissage 13..

Pour réaliser ce test, il vous est conseillé de relire l’unité et de faire des annotations. Ne manquez pas de transmettre ce test à votre tuteur. A cet effet, il convient de marquer votre nom, votre prénom et votre adresse personnelle sur la première page de votre copie. N’oubliez pas d’inscrire aussi le numéro du test. Vous êtes supposés le recevoir, après correction, avec les commentaires de votre tuteur.

Bon travail !

1. Commentez cette phrase de V. Hugo envoyée à Zola: Je vous lis, mon éloquent et cher confrère, et je vous relirai;

le triomphe, c’est d’être relu. (12-15 lignes; 4 points)

2. Présentez votre propre jugement sur l’attitude de Gervaise

et sa fin tragique. (18-20 lignes; 6 points)

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Références bibliographiques: BRĂESCU, Ion, Le naturalisme français. Emile Zola, Bucureşti, 1976. DESQUESSES, G., CLIFFORD, F., L’Agenda d’Emile Zola 2003, Saint-Malo, GD Editions, 2002. Danielle LE GALL, Les romans de Zola et de Maupassant (textes commentés), Paris, Presses Universitaires de France, 1999, pp. 1-55.

Page 171: Le roman du XIX-e siècle

Bibliographie

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